La vertu et l'honnêteté, en exigeant des jeunes personnes qu'elles se tiennent en garde contre l'attrait dangereux des passions, n'imposent pas des obligations moins fortes aux parents: ils doivent tempérer la sévérité, quand il s'agit de punir les faiblesses de ces malheureuses victimes d'un âge incapable de réfléchir, et privé de la grande leçon de l'expérience. L'autorité paternelle est, dit-on, sur la terre une image de la puissance divine: et n'est-ce pas approcher de l'être suprême, autant que notre nature imparfaite est susceptible d'y atteindre, que de ne point mettre de bornes au pardon et à la bienfaisance? C'est le châtiment qu'il faut limiter. D'ailleurs les remontrances touchantes d'un père ou d'une mère, produiront plus d'impression sur le cœur d'un enfant que les menaces et les traitements rigoureux; cette dernière façon de les conduire les jette dans le désespoir, et d'une faute qui pourrait quelquefois se réparer, les précipite dans une suite nécessaire de démarches humiliantes et condamnables. Anne Bell est un exemple frappant que les chefs de famille doivent avoir sans cesse devant les yeux; elle allioit aux avantages de la naissance, la perspective d'une fortune considérable, et les agréments les plus séduisants; tout respirait en elle ce charme au-dessus de la beauté même, cette sensibilité qui est bien plus la source de nos chagrins que de nos plaisirs, funeste presque toujours à quiconque la possède, et délicieuse pour ceux qui en sont les objets. Bell avait un cœur impatient d'aimer; c'est un de nos premiers besoins; toutes les grâces de l'esprit se joignaient à celles du sentiment et de la figure; elle était regardée comme un modèle de perfection. La mort, dès le berceau, lui avait enlevé une mère dont elle était idolâtrée; cette perte ne contribua pas peu à ses infortunes: l'amour maternel plus soigneux, plus tendre que celui d'un père, sait associer la douceur et l'indulgence à l'austérité du pouvoir. Mylord Daramby élevait lui-même sa fille; elle lui était chère: mais il ne lui parlait jamais qu'avec ce ton absolu qui effraie la jeunesse, et qui la révolte bien plus qu'il ne la corrige; Bell était saisie d'une crainte continuelle. Mylord ajoutait à son caractère dur, une hauteur insupportable; il se croyait descendu des anciens souverains de l'île; il n'y avait qu'un des plus éminents pairs de l'Angleterre qui pût se présenter pour épouser sa fille, et il ne doutait pas que Bell ne fût sensible que lorsqu'il l'aurait ordonné: étrange prévention des parents qui pensent que le cœur s'ouvre ou se ferme à leur volonté! Prétendent-ils imposer des lois qui soient exécutées aveuglément? Qu'ils écartent avec soin les moindres occasions où l'âme peut être avertie de sa sensibilité, et qu'ils mettent une barrière éternelle entre la nature et le despotisme d'une éducation barbare, qui souvent ne donne que de faux principes, et un faux bonheur. Un député de la petite ville d'Aylsham venait faire sa cour à mylord Daramby; quelquefois il y menait son fils, et lorsque le jeune Syndham n'accompagnait point son père, miss Bell s'apercevait de son absence; elle tombait dans la rêverie, n'ouvrait la bouche que pour demander des nouvelles du jeune homme; son image la suivait jusques dans le sommeil. Cependant elle ne s'était pas encore interrogée sur la nature de ses sentiments; tout ce qu'elle ne pouvait se dissimuler, c'est qu'elle aimait à voir le fils de Syndham, et qu'elle éprouvait des impressions de tristesse, quand elle ne le voyait pas. Il avait reçu de la nature les premiers dons, ceux qui se rendent les maîtres de l'âme, une taille avantageuse, des traits nobles et intéressants, des yeux où se mêlaient la vivacité et la langueur, la timidité si touchante du sentiment qui vaut mieux que tout le faste de l'esprit; cette espèce de magie enfin qui émeut, qui attache, et qu'on ne saurait exprimer, était répandue dans toute sa personne: il ne lui manquait que l'éclat imaginaire de l'extraction, et celui de la richesse qui a aussi peu de réalité, quand on sait apprécier les illusions humaines. C'était, il est vrai, deux désavantages bien marqués aux yeux de Daramby: mais Bell avait une autre façon de voir; elle ne consultait que son cœur, et les regards de l'amour s'arrêtent peu à la noblesse et à la fortune; Syndham était le plus aimable des hommes: voilà tout ce qui frappait la fille du lord. Comment son père aurait-il pu soupçonner qu'elle eût seulement remarqué Syndham? Il n'imaginait pas que l'âme d'une fille de qualité fût susceptible de la moindre émotion en faveur du fils d'un roturier: comme si la nature avait établi ces chimériques distinctions, et que tous les hommes n'eussent pas les mêmes droits d'éprouver la sensibilité et de l'exciter! Bell, de jour en jour, se laissait plus dominer par ce penchant sur lequel sa curiosité ne cherchait point à s'éclairer; chaque fois qu'elle revoyait Syndham, elle goûtait plus de plaisir, et sa mélancolie augmentait, lorsqu'elle était privée de sa présence. Qu'on a eu raison de nous représenter l'amour un bandeau sur les yeux! Il s'en impose lui-même; c'est un feu qui se déclare, lorsqu'il est devenu un incendie, et alors il n'est guère possible de l'éteindre. Ce qui hâta la perte de la fille du lord, c'est que Syndham partageait ses sentiments; le respect n'avait pu empêcher qu'il ne fût épris d'une ardeur aussi vive; il ne voyait Bell qu'avec un frémissement qu'il avait de la peine à cacher. Rencontroit-il un de ses regards attaché sur les siens, il se troublait. La jeune lady vint un jour à lui toucher la main: Syndham tomba en défaillance à ses pieds, sans qu'on pût deviner la cause d'un mal si subit. Il ne tarda point à succomber au chagrin qui le dévorait; cette malheureuse passion qu'il s'efforçait de vaincre, et qui prenait toujours plus d'empire sur son âme, le conduisit aux portes du tombeau; son père qui n'avait point d'autre enfant, le tenait expirant dans ses bras, et l'inondait de ses larmes. Mon fils, lui disait-il avec tendresse, ouvre-moi ton cœur; ta maladie part d'un principe que je ne puis découvrir! Depuis plus de six mois, tu es consumé d'une mélancolie dont tu t'obstines à me taire le sujet; plusieurs fois j'ai surpris des pleurs prêts à t'échapper; verse-les dans mon sein, mon cher enfant; parle: toute ma fortune est à toi; si tu veux, je te céderai mon commerce, et je ne me réserverai que le plaisir d'être ton bienfaiteur et ton ami. Ah! Mon père, répondait le jeune homme, en pleurant dans le sein du vieillard, meurt-on du désir d'avoir du bien? Mon père, je ne vous demande que la continuation de cet amour, que je voudrais mériter, mais mon cœur... il se tait à ce mot, et ses larmes redoublent; son père le presse en vain de s'expliquer. Il lui arrive de prononcer le nom de mylord Daramby: à ce nom, le malade se relève du sein de la mort, regarde languissamment l'auteur de ses jours qui lui fait de nouvelles instances, et retombe en poussant un profond soupir. Il persista toujours à garder son secret: cependant il revint en quelque sorte malgré lui à la vie; peut-être fut-il ranimé par l'espérance d'être aimé un jour; l'amour n'existe guère sans l'espoir, et cette dernière illusion est de toutes nos erreurs, celle qui nous flatte davantage. Il serait difficile d'exprimer la situation de Bell durant la maladie de Syndham; c'est alors que ce sentiment qui l'agitait, prit le caractère de la passion la plus marquée: elle aurait voulu voler auprès du jeune homme, lui prodiguer tous ses soins; elle craignait que ceux d'un père ne fussent pas assez attentifs, assez vigilants: il n'y a que les soins de l'amour qui puissent nous rassurer sur l'état d'un objet qui nous est cher. Combien elle éprouvait un secret dépit d'être retenue par la bienséance, et par les entraves de son rang! Qu'elle eût préféré à toutes les grandeurs, le plaisir d'être l'égale, la sœur de Syndham! Elle aurait servi son amant, car il l'était déjà, quoiqu'elle ne lui en eût pas donné encore le nom. Et quelle volupté délicate on goûte à servir ce qu'on aime! C'est le seul abbaissement dont l'orgueil même s'applaudisse. Il y avait cependant des instants où Bell souhaitait triompher de sa faiblesse, écouter la raison, son devoir, céder enfin à la voix d'un préjugé auquel il est nécessaire de se soumettre: il est vrai que ce souhait était bien faible; elle n'empruntait de force et d'appui que d'elle-même, et tout la trahissait. Quelquefois elle s'abusait au point de se faire accroire qu'elle était conduite par la pitié seule, lorsqu'elle s'empressait de demander des nouvelles de Syndham. Avec quelle joie, quel ravissement elle apprit qu'il était rendu à la vie, et qu'elle le reverrait! De semblables transports devaient bien lui dessiler les yeux sur cet amour violent qu'elle voulait se déguiser sous les traits de la compassion. Syndham, à peine convalescent, traîna ses pas vers le parc du château du lord Daramby; il chérissait tout ce qui pouvait le rapprocher de Bell; il cherchait l'endroit où elle se promenait le plus souvent; il semblait reconnaître l'empreinte de ses traces; il se rappelait que là elle avait cueilli des fleurs, qu'ici elle s'était arrêtée pour considérer une perspective où il revenait sans cesse; plus loin il l'avait vu se reposer aux bords d'un canal, où il retrouvait encore son image; tous ces légers détails si indifférents, si morts pour la plupart des hommes, sont autant de circonstances intéressantes et délicieuses dont se remplissent les cœurs qui savent aimer; voilà l'enchantement des premiers beaux jours d'une passion véritable! Syndham avait choisi l'allée la plus écartée. Il n'appartient qu'à l'amour de goûter le charme de la solitude; c'est alors que nous éprouvons une heureuse langueur, préférable aux secousses violentes des plaisirs de la société. Touchante mélancolie d'un cœur amoureux! Quelle est la joie qui fasse sentir vos douceurs? Syndham s'y livrait tout entier; son âme qui avait été enchaînée jusqu'à ce moment, brûlait de s'épancher; il s'était assis sur un banc de gazon, la tête penchée sur les deux mains, et arrosant la terre de ses larmes. Quoi!Se disait-il, je succombe à une passion que je devrais étouffer, qu'il est ridicule et insensé d'entretenir, à laquelle même je ne saurais me livrer sans crime! J'expire de l'excès de ma tendresse! Et quel en est l'objet? Une personne du premier rang, la fille de mylord Daramby. Quelle est mon extravagance? Que puis-je espérer? Bell, Bell, que vous régnez sur mon cœur! Je sacrifierais ma vie, oui, ma vie même, pour qu'il me fût permis de vous apprendre combien cette ardeur est vive et respectueuse; et qui pourrait vous aimer autant que je vous aime, avoir mes transports, éprouver ce charme, ce trouble délicieux dont me pénètre un seul de vos regards? Faut-il être un lord pour vous adorer? Ah! Que ne suis-je un souverain! Quel plaisir je goûterais à vous élever sur mon trône, à vous le céder, à mourir d'amour à vos pieds! Vous seriez la maîtresse absolue de mon âme... où vais-je m'égarer? Je ne suis que le fils d'un simple particulier; je ne suis rien: Bell est tout... non, miss, non, je ne manquerai point au respect que je vous dois; je saurai me taire... je saurai mourir; que mes yeux du moins, avant que de se fermer pour jamais, puissent se fixer un instant, un seul instant sur les vôtres!... Syndham, s'écrie Bell, que le hasard avait conduite en ce lieu, et qui avait entendu son amant! Elle ne peut que prononcer ce mot; elle fait quelques pas pour se retirer, et tombe comme accablée sous les divers mouvements qui bouleversaient son âme. Syndham se précipite à ses pieds.-Adorable miss, vous sauriez mon secret?... Oui, je vous aime, oui, je vous idolâtre; je sens trop, charmante lady, que je suis le plus audacieux, le plus coupable des hommes, que je suis un objet indigne de vos regards: mais je sens encore davantage que vous m'avez enflammé d'une ardeur qu'il m'est impossible de maîtriser. Daignez du moins lever sur moi ces yeux, ces yeux où j'ai puisé cet amour qui fait tout mon crime. Auriez-vous assez peu de générosité pour ne me point pardonner? Non, ne me pardonnez point; courez apprendre à mylord le comble de la témérité. Qui! Moi! Brûler pour vous, et vous le déclarer! Vous parler de ma tendresse!... Miss, je mérite la punition la plus rigoureuse... la mort... vous me plaindrez... je vous plaindrai, interrompit Bell, avec cette douce langueur, le ravissement de l'amour, et en fixant ses yeux enchanteurs sur son amant; Syndham... Syndham... que nous serons malheureux! Bell n'est plus maîtresse d'elle-même; l'orgueil du rang, la raison, la bienséance, la vertu, sont sacrifiés à la tendresse, elle fait à son tour l'aveu de sa passion; ils se répètent cent fois qu'ils s'aimeront éternellement, que rien ne sera capable d'altérer un sentiment si vif et si pur; ils se livrent à cette ivresse inexprimable que l'innocence rend encore plus touchante; leurs cœurs s'entendent, se répondent, s'épanchent l'un dans l'autre: le crime n'a point encore corrompu leurs plaisirs. De retour dans son appartement, Bell commence à ouvrir les yeux sur l'imprudence de sa démarche; elle envisage sa faute dans toute son étendue. Malheureuse! S'écrie-t-elle, où m'a portée l'égarement honteux d'une passion condamnable? C'est la fille de mylord Daramby qui ose aimer un homme qui ne peut jamais être son époux! Je ne m'arrête point à ce sentiment insensé; je le fais éclater! Je révéle ma faiblesse, ma honte, à celui qui en est l'objet! Et que dira mon père, ma famille, Londres entier? Qu'ai-je à dire moi-même, si je veux écouter un seul moment la raison, l'honneur?... L'honneur! Et peut-il me défendre d'être sensible aux charmes réunis des grâces et de la vertu? Est-il possible de ne pas aimer Syndham? Quel respect accompagne sa tendresse! Qu'elle est pure! Livrés aux douceurs d'un attachement qui sera exempt de remords, nous nous bornerons au seul plaisir de nous aimer, de vivre l'un pour l'autre; je ne me marierai jamais; mon père ne voudra pas être mon tyran, et je saurai concilier mon devoir et ma tendresse, en ne me permettant rien qui soit indigne de mon rang et de l'honnêteté: les sentiments ne ont-ils pas le vrai bonheur? Je verrai Syndham, je lui parlerai; si je ne puis lui parler, le voir, je saurai qu'il m'aime, je le chérirai dans le fond de mon cœur... je serai la plus heureuse des femmes. C'est ainsi qu'on s'en impose sur les premiers transports des passions; on s'imagine en pouvoir fixer les degrés, et à l'instant que l'on calcule avec soi-même, on est déjà entraîné vers le précipice, et il n'est plus en notre pouvoir de retourner sur nos pas. Bell et Syndham se retrouvaient souvent dans ce parc, au même endroit où ils s'étaient avoué leur amour; ce lieu leur était devenu cher; l'aspect de la campagne, l'ombre des bois solitaires ajoûtent encore aux molles impressions de la tendresse; il semble que dans cette situation, l'âme soit plus disposée à s'abandonner à l'espèce de charme qui l'égare. Les deux amants ne connurent d'abord d'autre félicité que celle qui naît de l'épanchement réciproque, et de la vivacité des sentiments. Syndham goûtait le bonheur suprême, lorsqu'il pouvait tenir dans ses mains, et couvrir de ses baisers, des fleurs qu'avait cueillies Bell, ou qui avaient paré son sein; et que Bell, à son tour trouvait d'éclat et de charmes dans celles que Syndham lui avait présentées! Avec quelle volupté ils en respiraient le parfum, ils les pressaient contre leur cœur! Plaisirs innocents, plaisirs délicieux, vous êtes inconnus à ces âmes émoussées par l'abus de la société; des sens endurcis, ou usés, et qui ont besoin des mouvements convulsifs de l'art, pour être avertis de leur existence, sont incapables d'éprouver ces émotions délicates, ces frémissements heureux de la nature. Il serait presque impossible à l'humanité de se contenter de cette tendresse pure qui ne saurait guère attacher que des intelligences supérieures à la nôtre. Bell et Syndham en sont un malheureux exemple; leurs désirs, en perdant de leur délicatesse, devinrent plus hardis, plus impétueux; leurs sensations plus vives les conduisirent à un emportement coupable; l'innocence, l'un des plus beaux présents du ciel, leur fut retirée; ils cédèrent à la séduction de l'âge, à l'attrait des lieux et des circonstances; Bell enfin oubliant sa famille, son père, l'honneur, la religion, se laissa entraîner par une suite de faiblesses criminelles, et la fille du lord Daramby tomba dans les bras de Syndham. Il était juste que la punition suivit de près la faute. Quelle terrible leçon pour les jeunes personnes qui hésitent à s'armer de sévérité contre les plus faibles mouvements de l'amour! On aurait peine à se représenter l'excès du désespoir de Bell, lorsqu'elle se fut aperçue de sa triste situation. Il n'était plus en son pouvoir de réparer ni de cacher son affreux égarement: il allait se manifester. Elle était frappée d'une terreur continuelle; elle avait perdu pour toujours ce repos qui ne peut être arraché aux plus malheureux des hommes, quand ils n'ont rien à se reprocher. Elle se figurait sans cesse son père l'immolant à son honneur outragé; le bruit que cette nouvelle exciterait dans Londres retentissait à son oreille; elle se voyait la plus infortunée et la plus coupable des femmes. Plusieurs fois, elle voulut se percer le sein: le fer lui échappait; elle ressentait déjà les puissantes impressions de l'amour maternel, et elle ne pouvait d'ailleurs se résoudre à prendre un parti qui l'aurait séparée de Syndham; c'étaient les seuls motifs qui la retenaient à la vie. Syndham ignorait l'état funeste où se trouvait la jeune lady; enfin, au milieu des larmes, des sanglots, dans toutes les horreurs de la mort, elle lui apprend qu'elle va devenir mère. Quel coup pour Syndham! Un abîme immense s'était ouvert sous ses pas, et l'avait englouti. Il demeure égaré de douleur; il ne reprend la raison que pour courir à une épée qui s'offrait à ses mains; il allait s'en frapper. Syndham, lui dit Bell, en volant à lui, et lui arrachant l'épée, que faites-vous? N'est-ce pas assez que j'expire de mille morts? Et vous voulez, répond-t-il, avec une sombre fureur, que je vive un instant, un seul instant, après avoir causé la perte de votre honneur, exposé votre vie à l'emportement d'un père furieux? Ah! Bell, c'est moi qui vous assassine, l'amant le plus tendre, l'homme qui sait le mieux aimer, qui sent tout ce qu'il vous doit, à qui vous avez tout sacrifié! Et voilà le prix de tant d'amour! Un ruisseau de pleurs s'échappe de ses yeux; il tombe presque sans connaissance aux pieds de la fille du lord Daramby; il ne revient au jour que pour s'abandonner au désespoir.Cher Syndham, lui dit-elle, votre douleur augmente mes maux; ne craignez point de reproche de ma part; c'est moi qui suis la seule coupable. Il est vrai: j'ai oublié mon rang, mon père, l'honnêteté, le ciel, pour ne songer qu'à vous aimer: eh bien! Que votre amour me tienne lieu de tout; qu'il me console, qu'il me dédommage, s'il se peut, de tout ce que j'ai à souffrir; un mot, un sentiment de Syndham me récompenseront de tant de peines. Croyez que vous me serez toujours plus cher... Syndham, je vous le dispute pour la sensibilité.Nous parlons de mourir! Eh! Ne devons-nous pas nous efforcer de vivre pour la conservation du triste fruit de notre tendresse? Ah! Mon ami, j'ai déjà le cœur d'une mère. Ne désespérons point de fléchir mylord; j'irai me jeter à ses genoux, je les embrasserai, je les arroserai de mes pleurs: il aura pitié de ma situation; son aveu consacrera des nœuds qu'avait formés la nature: il permettra que je vous donne le nom de mon époux; l'innocente créature que je porte dans mon sein, lui fera déjà entendre sa voix; mon père pourrait-il n'y pas être sensible? En faveur de notre enfant, n'en doutons point, il me pardonnera. Bell était bien éloignée d'avoir la fermeté qu'elle voulait inspirer à son mari; elle n'eut jamais la force de révéler sa faute à son père; elle ne pouvait que verser des larmes, et mourir de chagrin. Le lord Daramby lui en demandait souvent la cause: elle était prête à lui tout apprendre, et à tomber à ses pieds; elle le regardait: la parole expirait sur ses lèvres, et elle demeurait immobile. Rentrée dans son appartement, elle accusait sa timidité, et se promettait de tenter de nouveaux efforts: mais à l'aspect de mylord, Bell éprouvait toujours les mêmes craintes. Elles lui parurent bien plus fondées, lorsque Daramby, au récit d'une aventure à peu-près semblable, s'écria qu'à la place du père, il aurait, sans balancer, poignardé sa fille. Ce peu de mots furent un arrêt décisif pour la malheureuse Bell; elle se redisait cent fois: il faut donc renoncer à l'espoir, à tout, à tout! Il faut que mon crime éclate, que mon déshonneur se manifeste, que ma mémoire soit flétrie d'un opprobre ineffaçable! Et comment soutenir la colère paternelle, mes remords, ma douleur? Créature infortunée, qui me devras l'existence, mériterai-je le nom de ta bienfaitrice, de ta mère? Les lois, l'opinion plus cruelle sans doute, se sont déjà élevées contre toi; elles t'ont déjà punie de ma faute, avant que tu aies vu le jour; eh! Quelles preuves te resteront de ma tendresse? Une tache que rien ne sera capable de laver; la nécessité de rougir, d'être frappée d'une proscription éternelle, quand peut-être tu n'auras à te reprocher que d'avoir puisé la vie dans mon sein. Tu seras forcée de me désavouer; je ne pourrai m'honorer du nom de mère! Je ne goûterai que furtivement le plaisir de te voir, de t'embrasser! Ce ne sera qu'en tremblant que j'attacherai sur tes lèvres innocentes des baisers mêlés de larmes! Il ne me sera jamais permis de t'appeler mon enfant, mon cher enfant! Je serai obligée de te refuser mes caresses, de t'éloigner de mes bras, de mes yeux, de te méconnaître!... Ah! Malheureuse, voilà donc où conduit l'amour! Bell retombait sans cesse dans ces réflexions accablantes; sa grossesse avançait. L'image d'un avenir effrayant s'aggrandissoit tous les jours davantage à ses regards: l'orage allait éclater. Syndham en quelque sorte n'existait plus; son visage offrait les traits du sombre désespoir; il n'avait pas la force de parler; il ne pouvait que prendre quelquefois la main de sa triste amante, l'approcher de sa bouche, et l'arroser de ces larmes brûlantes qui partent d'un cœur désolé. Une des femmes qui étaient attachées au service de la fille du lord, et qu'on nommait Cécile, s'aperçoit du trouble de sa maîtresse; elle trouve le moyen de s'insinuer adroitement dans sa confiance; elle emploie les soins, les prières; elle redouble de zèle; enfin elle parvient à lui arracher son secret. Le malheur ne peut guère se défendre du défaut de l'indiscrétion: il aime à s'épancher; ce fut sans doute un malheureux, qui le premier, rechercha la société, et sentit le besoin de découvrir ce qui se passait dans son cœur. Bell, au milieu des pleurs et des sanglots, apprend à Cécile toute l'horreur de son état. L'habile confidente cherche à la rassurer:-miss, ne vous livrez pas à des craintes dont il est possible de détruire la cause:-quoi, Cécile, tu pourrais...-vous aimez votre réputation, l'honneur?-Et qu'y a-t-il de plus cher?-Demain vos alarmes se dissiperont:-qu'entends-je, ma chère Cécile?... Mais comment fléchir mon père?-Je vous le répète: tranquilisez-vous; demain... vous aurez lieu d'être contente de moi.-Ah! Ma chère et unique amie, je ne pourrai te marquer assez ma reconnaissance... et Syndham? Cécile est appelée par un domestique;Bell ne la laisse pas sortir sans l'embrasser plusieurs fois avec transport; Cécile a disparu. Bell saisit l'occasion de voir son amant; elle court à lui:-Syndham, mon cher Syndham, abandonnons-nous à la joie; oublions tous nos chagrins; demain nous serons heureux... nous pourrons nous aimer... Syndham interrompt Bell; moins crédule, ou plus pénétré de son malheur, il fait des questions auxquelles la fille du lord ne saurait répondre qu'en se rejetant sur la promesse de Cécile; elle n'en doute point: ils touchent au moment de leur félicité. Que le cœur humain s'ouvre avec transport aux moindres rayons d'espérance! Comment ne serions-nous pas trompés? Nous nous précipitons au-devant de l'erreur; et peut-être est-ce le premier et le seul de nos plaisirs. Bell passa la nuit dans une agitation inexprimable; le jour parut à peine, que ses yeux cherchaient déjà Cécile; enfin elle arrive, ferme avec discrétion la porte sur elle, et va au lit de sa maîtresse:-je viens remplir mon engagement; vous êtes donc bien décidée à tout faire?-Oh! À tout, pourvu...-pourvu que votre honneur soit conservé, et à l'abri de tout soupçon. Ne pensez-vous pas, miss, qu'il n'y a point de sacrifices auxquels on ne doive se résoudre, pour sauver cet honneur, qui, dans une personne de votre rang sur-tout, est préférable à la vie?-Sans contredit, ma chère Cécile, et peut-on avoir d'autres sentiments?-Eh bien, miss, par le service que je vais vous rendre, vous ensevelissez votre faute dans un oubli profond; il n'y aura que moi seule dans le monde qui en serai instruite, et je vous promets un silence éternel; livrez-vous donc à mes soins; croyez-en mon attachement, je n'ose dire ma tendresse. Cécile en prononçant ces dernières paroles, tire un papier de sa poche, le développe, et le présentant à sa maîtresse:-prenez cette poudre... que voulez-vous, interrompt Bell avec un mouvement d'effroi?-Prévenir des effets terribles, vous empêcher... vous devez m'entendre. Bell comme frappée de la foudre, se rejette dans son lit, en poussant un cri:-je donnerais la mort à mon enfant! J'ajoûterois un attentat à ma faiblesse! N'ai-je pas assez offensé le ciel? Ah malheureuse! Est-ce là votre bienfait? Laissez-moi... laissez-moi mourir. L'infortunée fille du lord Daramby, éblouie des illusions de l'espérance la plus séduisante, était retombée dans toute la profondeur de l'abîme dont elle s'était cru retirée. Quoi!Repart Cécile, vous pourriez un instant, mettre en balance votre réputation, l'enchaînement affreux de disgrâces, où vous plongera la fureur d'un père justement irrité, l'éclat scandaleux que cet événement va produire dans la contrée, à Londres, et une vaine tendresse pour un objet qui vous est inconnu!...-Que je ne connais pas, barbare! Tu ne sens point ce que c'est que d'être mère!... Non, je ne commettrai point un crime aussi abominable! Je serais en horreur au ciel, à la nature, à Syndham, à moi-même...-miss, le temps presse; songez, que pour conserver un être qui n'a encore nulle idée de la vie, vous allez faire une perte qui ne pourra jamais se réparer; soyez remplie de cette image: l'honneur est tout pour notre sexe; n'est-il même qu'altéré: aucune vertu, nuls agréments, la beauté, l'esprit, l'opulence, le rang, rien ne dédommage de la honte attachée à une seule faiblesse. Mettez-vous donc devant les yeux le sort qui vous attend. Ce n'est pas la mort que vous recevrez de la main de votre père: vous éprouverez un châtiment plus terrible: il vous fera languir dans des souffrances qui n'auront point de fin; à chaque instant, votre ignominie s'élèvera contre vous. Ne pensez pas qu'il vous laisse votre enfant: il le fera disparaître pour l'immoler à son indignation, ou cette misérable créature sera réservée à traîner loin de vos regards une existence dégradée, et soumise aux suites horribles de l'obscurité et de la misère. Je ne vous parle pas de Syndham...-de Syndham... ah! Dis-moi...-La vengeance de mylord va s'allumer à cette nouvelle, et votre amant, n'en doutez point, sera la première victime...-tu penses que Syndham... j'aurais à trembler pour ses jours?-Soyez assurée que c'est fait de sa vie...-Cécile... Syndham... il me serait enlevé! Cécile croit avoir saisi le moment de lui présenter encore le fatal papier; Bell le prenait d'une main tremblante; tout à coup elle le jette avec emportement:-je ne me souillerai point d'un pareil forfait... il n'est pas possible... tous mes sens révoltés... eh! Ne suis-je point assez coupable? Syndham... il ne le voudrait pas, il ne le voudrait pas. Commettre un homicide! Ôter la vie au fruit de notre tendresse! Outrager à ce point les lois, la religion, la nature, la nature qui crie dans le fond de mon cœur, qui se soulève, qui repousse cette abominable ressource! Fouler aux pieds les sentiments, le caractère de mère... cruelle, ne me parlez plus de consolation, d'espoir; ah! Fallait-il ainsi me tromper? Ce jour même Syndham voit Bell qui veut lui apprendre ses nouveaux malheurs: mais Cécile l'avait prévenue. Cette femme était allée trouver le jeune homme, lui avait peint sous des couleurs effrayantes, la situation de sa maîtresse, et en même temps la prompte exécution du moyen qu'elle lui offrait pour changer son sort. Syndham était rempli de probité et de vertu; il recule d'horreur à la proposition: mais que ne peut l'amour! À quelles affreuses extrémités il nous emporte! Allarmé en faveur d'une infortunée, que Cécile faisait voir exposée à toutes les violences du ressentiment paternel, Syndham avait eu la faiblesse de paraître incertain; du moins il s'était ainsi montré aux regards de Cécile. S'il ne s'agissait que de mes jours, disait-il à Bell, d'une voix entrecoupée, je serais incapable de les racheter par la moindre apparence de crime... c'est pour les vôtres, maîtresse adorable, que je suis saisi d'une juste frayeur; je ne sais... votre repos, votre honneur... votre vie... que devons-nous faire?-Ce que je ferai Syndham: mon honneur... est d'être sensible, de ne manquer ni au ciel, ni à l'humanité... de vous aimer; et comment pourrais-je... je sens, je sens ce malheureux enfant... Syndham, il s'agite dans mon sein; il semble solliciter notre pitié, lever ses mains vers nous, détourner... cher enfant, non, ta mère ne sera point ton bourreau... Syndham, nous ne sommes déjà que trop criminels!... Embrassons un parti, que du moins dieu pourra nous pardonner, si nous ne trouvons pas grâce aux yeux des hommes: contractons un mariage secret; lions-nous par des nœuds que la mort seule puisse rompre; je vous immolerai les bienséances, les devoirs, tout: j'abandonnerai la maison paternelle; je fuirai des reproches trop légitimes. Syndham... mais la nature... Syndham ne peut que se jeter aux pieds de Bell, les arroser de ses larmes, admirer sa fermeté, l'excès de sa tendresse, et lui jurer un amour qui ne finira qu'avec sa vie. Il faut que cette passion ait un empire bien absolu! Les sacrifices qu'on lui fait augmentent sa tyrannie, et il semble qu'elle nous devienne plus chère, à proportion des chagrins et des tourments qu'elle nous cause. Bell a donc conçu le dessein de quitter son père. Quelques jours avant que ce projet s'exécute, Cécile tombe malade; la jeune lady va la voir. Miss, lui dit Cécile, cette maladie, me conduira au tombeau: j'ai bien lieu de le craindre; je suis portée à croire que le ciel me punit de l'horrible conseil que j'ai osé vous donner. J'en ressens toute l'énormité, et je vous en demande sincèrement pardon, ainsi qu'à Dieu, que j'ai trop offensé, en vous suggérant une action aussi détestable. Ma chère maîtresse, n'écoutez jamais de semblables avis; vous avez commis, il est vrai, une faute très-grave: mais en cédant à ma proposition, vous vous seriez souillée d'un crime, que peut-être le remords ne saurait expier. Bell console cette malheureuse, pleure avec elle, veut cependant éloigner des craintes, qui n'étaient que trop fondées: Cécile en effet mourut. Bell ne tarda pas à former l'engagement médité; et après bien des combats, des irrésolutions, des déchirements de cœur entre l'amour qu'elle devait à ses parents, et celui qui l'emportait vers Syndham, elle s'arrache des lieux qui l'avaient vu naître, et se retire auprès de l'oncle de son mari. La mort venait d'enlever le père de Syndham, ruiné par des banqueroutes. Le jeune-homme devenu, pour ainsi dire, le fils d'adoption de son parent, ne sentit pourtant que trop, qu'il n'avait plus de père, et qu'il n'appartient qu'à la nature seule de donner ce nom, et d'en soutenir les droits. Cet oncle inhumain, dominé par l'avarice, par ce VIL intérêt, la rouille attachée à l'âme du marchand, redoutait la vengeance du lord; il craignait les éclats de l'autorité, les dépenses qu'entraînerait un procès; ce dernier objet le décida: il se hâta donc de chasser de sa présence son neveu et sa femme, qui restèrent livrés à toute l'amertume de leur cruelle destinée. La fuite de Bell avait affligé autant qu'étonné mylord Daramby; sa hauteur et sa sévérité ne l'empêchaient pas d'avoir des entrailles de père. La nature est vainement contrariée; elle perd rarement de sa force, sur-tout dans le cœur paternel: c'est-là qu'elle se plaît à consacrer son empire, et à imprimer le sceau de son caractère ineffaçable. Toutes les perquisitions de Daramby furent inutiles; il soupçonnait un lord de sa société d'avoir enlevé sa fille: il court chez lui, transporté de fureur. Le lord se justifia; l'infortuné père ne savait à quelle cause attribuer cet événement; il était inconsolable. On vient annoncer à Daramby la visite d'un pasteur qu'on nommait Simpson, connu par sa véritable piété, et dont les jours étaient remplis d'actions vertueuses et sans faste. Le vieillard entre, et prie mylord d'ordonner que ses domestiques se retirent: Daramby les renvoie, et fait asseoir cet homme respectable: sa physionomie annonçait une âme sensible et bienfaisante. Mylord, dit Simpson de ce ton pénétré, l'accent du cœur, vous savez que notre ministère est d'être l'interprète de la douleur et de l'infortune: je viens apporter leurs larmes à vos pieds. Je pourrais m'appuyer du pouvoir sacré de la religion: ce n'est que l'humanité dont, en ce moment, j'ose faire valoir les droits auprès de votre grâce; oui, c'est l'humanité même qui vous intercède par ma bouche; mylord... dieu pardonne, et sa bonté est peut-être encore au-dessus de sa grandeur. Votre fille...-Ma fille... eh bien! Ma fille...-voudrait, mylord, embrasser vos genoux; elle est accablée de son désespoir; oui, mylord, elle donnerait sa vie pour obtenir le pardon de sa faute... le pardon de sa faute, interrompt Daramby! Et quelle offense... la plus grande, reprend le ministre; lady Bell ne prétend pas s'excuser; elle n'hésite point à s'avouer criminelle: aussi n'est-ce point votre tendresse qu'elle ose solliciter; elle n'adresse ses larmes, ses gémissements, qu'à la pitié; elle ne vous conjure de lui accorder que cette compassion qu'on ne refuserait pas à la dernière et à la plus coupable des créatures... mylord, la rejetteriez-vous? Daramby était ému:-et quelle est donc cette faute?... Monsieur, je suis père, ajoute-t-il d'une voix adoucie. Vous lui pardonneriez, répond Simpson avec vivacité?Pouvez-vous en douter, s'écrie Daramby, comme emporté par un retour subit de tendresse?-Paraissez, madame; (Bell entre suivie de son époux, et se précipite aux genoux de son père. ) Mylord, continue Simpson, voici votre fille expirante de chagrin et de repentir; elle a osé se marier sans votre aveu. Et à qui, demande le lord agité de divers mouvements? À qui? Vous voyez son mari, poursuit le pasteur, en montrant Syndham. Oui, mylord, oui, mon père, dit Bell en versant un torrent de larmes, j'ai fait une faute, une faute affreuse! Ah! J'en suis trop punie! J'ai cherché à la réparer. Syndham est vertueux; il vous respecte; nous vous serons toujours soumis, toujours attachés par les liens de la reconnaissance, de l'amour le plus tendre... nous sommes vos enfants; accordez-nous notre pardon. Le lord qui était resté jusqu'alors assis, et livré à un orage de sentiments qui se combattaient, se lève avec impétuosité.-Ce misérable est ton mari!Je croyais qu'un lord... malheureux, sortez, sortez de ma présence... et toi, je t'accable de ma malédiction.-Ah! Mon père, arrêtez. Daramby tire son épée, et veut en percer Syndham qui était prosterné à ses pieds; il lui fait même une blessure au bras; le sang coule;Syndham, en découvrant son estomac, ne dit que ces mots: ce n'est point assez, mylord: c'est-là que vous devez frapper; je mœurs content, si lady Bell peut à ce prix reprendre ses droits sur votre cœur; rendez-lui votre tendresse, et percez-moi de mille coups; n'accusez, ne punissez qu'un malheureux... dont l'amour a fait tout le crime. Bell s'était jetée entre son père et son mari. Mon père, criait-elle, toute pâle, toute échevelée, et se traînant aux genoux de Daramby, c'est moi, c'est moi qu'il faut immoler à votre fureur; je suis la seule coupable; j'ai seule mérité la mort; je n'implore qu'une grâce: attendez pour déchirer mon sein, que j'aie donné le jour à une innocente créature... qui vous aimera, mon père; elle aura ma sensibilité, elle n'aura point mes remords. Le lord était retombé sur sa chaise; il se réveille de son accablement:-je te revois encore! Hâte toi de quitter ces lieux que tu deshonores, fuis... je serais ton bourreau; va partager avec ton VIL complice le prix de ton crime; oui, je te voue à ma malédiction, à ma malédiction éternelle... ôtez-vous de mes yeux, scélérats, ou je vous fais arracher de ce château. Simpson veut parler: Daramby le repousse, en lui imposant silence. Bell effrayée fait quelques pas avec précipitation, et se retourne en s'écriant d'une voix étouffée par les sanglots: votre malediction, mon père! Ton père, répond le lord, toujours plus enflammé de colère! Tu n'en as plus, et n'espère pas le retrouver jamais. Tous trois se retirent, frappés d'une égale consternation, Bell entraînée par le ministre, évanouie, prête à mourir, et Syndham de l'autre côté, la soutenant dans ses bras, et lui-même accablé sous le poids de sa douleur. Simpson, comme nous l'avons déjà annoncé, était du petit nombre de ces hommes dignes d'approcher des autels, et qui professent les vertus dont ils sont les organes. C'était auprès de lui que s'étaient réfugiés Bell et Syndham, dans l'espoir de ramener par sa médiation l'esprit de mylord; il les avait lui-même conduits jusqu'à l'appartement de ce seigneur; ils étaient convenus d'entrer, lorsque le pasteur élèverait la voix. Cet homme si estimable avait cru toucher au moment heureux d'attendrir Daramby; peut-être Bell eût obtenu sa grâce; l'amour paternel aurait triomphé: mais la fierté du lord blessée à l'aspect d'un gendre tel que Syndham, en détruisant ce retour de tendresse, lui avait rendu toute sa fureur. Bell craignait pour son mari. Simpson ne se contente pas de les plaindre: il leur donne les secours qui étaient en sa disposition; il y ajoute des lettres pour une de ses parentes, qui habitait une petite ville à quarante mille de Norwich; ils embrassent leur bienfaiteur. Mes amis, mes enfants, leur dit-il en les serrant dans ses bras, vous êtes tous deux coupables; vous, (en s'adressant à Bell) pour avoir ouvert votre cœur à une passion que vous deviez étouffer dans sa naissance. Il est des conventions établies sur la terre, auxquelles la religion même nous ordonne de nous soumettre; elle a remis aux parents un pouvoir sacré sur leurs enfants, dont ces derniers ne sauraient s'affranchir sans offenser le ciel et la nature. Indépendamment de leur autorité, nos parents ne méritent-ils pas toute notre reconnaissance par les soins extrêmes qu'ils ont pris de nos jeunes années? Ils sont plus éclairés que nous sur nos propres intérêts; l'expérience suffirait pour leur donner le droit de nous aider de leurs conseils; nous devons leur abandonner sans réserve la conduite de notre esprit et de notre cœur; ils sont nos premiers chefs, des guides sages que l'être suprême semble avoir nommés lui-même pour appuyer notre faiblesse, et pour marcher continuellement à nos côtés. Nous blessons donc les lois, la raison, l'amitié; nous trahissons la confiance; nous manquons à l'humanité, à Dieu, quand il nous échappe la moindre démarche, la moindre action, le moindre sentiment que n'aient point avoué nos parents; et y a-t-il dans notre vie quelque chose de plus important que le mariage? Que dis-je? Toute notre existence n'est-elle pas attachée à ce lien solennel? À quelles épreuves cruelles la mésalliance n'expose-t-elle pas? Et vous, Syndham, comment avez-vous pu porter vos regards jusqu'à la fille de mylord Daramby? N'était-ce pas à vous à combattre un penchant qui ne vous présentait que des suites affreuses, que le crime? C'en est un, il ne faut pas vous le dissimuler, que d'avoir osé aimer lady Bell, lui inspirer du retour, l'égarer au point de commettre une faute qui l'a forcée de contracter un engagement contraire aux usages reçus, à la sagesse des lois; vous lui avez attiré la colère paternelle, les reproches de la société, ses malheurs... vous pleurez, mes amis! Mon dessein n'est pas d'augmenter vos peines. La vérité, liée nécessairement à mon ministère, m'a contraint à vous remettre vos fautes devant les yeux. Vous en êtes repentants, je le vois; il ne s'agit plus aujourd'hui que de supporter mutuellement le fardeau que vous vous êtes imposé. Le ministre vous a parlé de vos erreurs: l'ami, mes chers enfants, verse avec vous des larmes; les vôtres ont coulé jusque dans mon cœur; vous avez réparé, autant qu'il était en votre pouvoir, une faiblesse qui serait devenue une liaison criminelle et impardonnable, si la religion ne l'eût pas revêtue de ce quelle a de plus auguste. Fermez l'oreille aux propos corrupteurs du monde, qui vous dira que ce mariage a mis le sceau à vos égarements. Vous vous êtes réconciliés avec la nature, avec le ciel. Le fruit de votre tendresse aurait eu à vous reprocher sa naissance: vous l'avez consacrée: c'est alors qu'elle devient un présent pour lui, que vous vous êtes montrés vraiment ses père et mère; c'est alors qu'il vous a obligation de la vie; élevez-le dans des principes dont il ne puisse jamais s'écarter; instruits par vos fautes, par les chagrins qui les suivent, vous en veillerez mieux à son éducation. Au reste, comptez sur les soins de l'âme la plus sensible; je reverrai mylord; je tenterai tous les moyens de l'adoucir; je m'exposerai à tout son ressentiment; il vous rendra sa tendresse; il vous r'ouvrira son cœur; votre enfant deviendra le sien; croyez-moi: la colère d'un père ne saurait durer. Que je vous embrasse encore; quelque destinée qui vous attende, souvenez-vous qu'on ne peut être réellement malheureux, lorsqu'on a pour soi la vertu et la religion. Ce sont-là les dignes consolateurs, les véritables amis. Adieu; puissé-je vous revoir bien-tôt rentrés en grâce avec mylord! Et il n'est pas possible de ne point l'espérer; Dieu pardonne: comment les hommes ne pardonneraient-ils point? Le respectable ministre ne saurait se détacher des deux époux; ils se quittent enfin. Ce couple uni autant par le malheur que par la tendresse, prend des routes détournées, et poursuivis par la frayeur, accablés de fatigues excessives, ils arrivent chez maitresse Sara. Simpson reçoit l'ordre de retourner au château. À peine est-il à la porte de l'appartement, que le lord s'écrie: entrez, VIL séducteur, entrez; je sais comment on punit les gens de votre sorte, et vous devez vous attendre à ma colère, si vous ne me donnez des nouvelles de cette fille indigne de mon nom, et du scélérat qui l'a perdue; où sont-ils? Alors l'âme sublime et courageuse de Simpson se déploie dans toute sa grandeur:-Mylord, je ne suis point un séducteur; je suis le consolateur et l'appui des malheureux; lady Bell n'a reclamé mes sentiments de religion et d'humanité, qu'après s'être unie à Syndham. Je n'ignore point ce que les enfants doivent à leurs parents; soyez-en persuadé: si j'avais vu votre fille dans les commencements de sa passion, vous ne devez pas douter que je n'eusse tout employé pour la détourner de l'abîme où elle s'est précipitée; j'aurais fait parler les conseils de la raison, l'autorité du ciel, dont le pouvoir, je l'ai dit à elle-même, semble résider dans ceux qui nous ont donné la vie. Mais nécessitée à commettre une faute pour en réparer une plus grande, liée par des nœuds sacrés, la femme en un mot de Syndham, lady Bell avait besoin qu'on lui tendît un bras secourable; c'est ce que j'ai fait, mylord. Je ne dois penser ni agir comme le monde; la religion a d'autres principes, et peut-être est-elle plus sensible encore que la nature. J'ai rempli mon devoir, mon penchant; voilà ce que m'inspirait la compassion, ce que Dieu lui-même m'ordonnait; c'est lui qui me défend de livrer à votre fureur ces tristes victimes. Oui, sans doute, mylord, je connais leur retraite: mais... vous ne la saurez point.-Je ne la saurai pas! Et imagines-tu que je n'aie pas le pouvoir de te rendre plus docile à mes volontés?Vous ne m'arracherez pas mon secret, continue Simpson avec une noble audace; décidez de mon sort.-Je saurai du moins te punir... mes domestiques... frappez, poursuit tranquillement Simpson; que mes cheveux blancs ne vous arrêtent pas; croyez-vous que je n'aie point appris à mourir? Mais je ne trahirai jamais deux infortunés, auxquels vous auriez dû r'ouvrir votre sein. Craignez que la nature ne parle un jour dans votre cœur, et qu'il ne soit plus temps de céder à ses cris. Mylord... on ne porte point le nom de père impunément, et vous aurez tôt ou tard des repentirs... fasse le ciel qu'ils ne soient pas inutiles! Daramby plus furieux, fait chasser honteusement ce vieillard, qui ne se laissa point abbattre par toutes les mortifications que le lord lui fit essuyer; sa conduite soutenue prouva que la vraie piété est encore supérieure au courage humain, et sa fermeté fut inébranlable. Mistriss Sara avait une dévotion bien différente de celle de son parent. Cette femme se regardait comme un modèle des perfections chrétiennes; elle n'avait point eu de faiblesse, parce que son cœur plutôt formé pour haïr que pour aimer, goûtait une sorte de plaisir à se refuser à toute espèce de sensibilité. Son mari, victime de ses aigreurs et de son orgueil, l'avait laissée veuve avec un enfant qu'elle accablait de mauvais traitements. Attachée scrupuleusement au rite de la religion, elle en négligeait l'esprit et les maximes, et elle eût préféré de se faire voir à l'église, assise à la première place, au mérite de porter des secours à quelque malheureux. C'était sur sa réputation que Simpson l'avait jugée; en effet elle jouissait de la considération la plus flatteuse, parce que le faste et la grimace sont de sûrs moyens pour en imposer aux hommes: la vertu est trop simple pour être admirée, et il est rare que l'éclat ne soit pas le masque de la fausseté et du vice. Le ministre informait Sara du sujet qui avait forcé Bell et Syndham d'abandonner le séjour de leur naissance; elle leur fit accueil, sans leur épargner des remontrances assaisonnées de toute l'amertume du zèle intolérant; elle déclama beaucoup contre les mariages clandestins, et à chaque instant, elle se plaisait à mortifier ces deux infortunés.Cependant toute la bile de sa dévotion cruelle ne s'épancha que lorsqu'elle se fut aperçue que l'argent commençait à leur manquer; alors sa vertu se montra dans toute sa barbarie; elle ne pouvait plus vivre avec de pareilles gens que Dieu semblait avoir rejetés dès ce monde; elle les accabla de duretés plus humiliantes que les outrages mêmes, et les contraignit de sortir de sa maison. Bell approchait du terme où son enfant allait voir le jour; elle n'envisageait qu'une carrière immense de douleur qui s'ouvrait devant ses pas; leur misère était au comble. Quelle image pour Syndham! S'il eût été la seule victime du malheur qui les persécutait, il aurait pu supporter plus constamment ses revers: mais il voyait se détruire sous ses yeux une femme qu'il adorait, qui aurait dû connaître à peine de nom, l'infortune et le besoin, et que sa tendresse pour lui avait réduite à ces extrémités affreuses, qui grâces, à notre peu de philosophie et d'humanité, entraînent presque toujours après elles, l'opprobre, et ce mépris bien plus difficile à soutenir que l'adversité la plus horrible. Il n'est point de fermeté qui résiste à de telles épreuves. Syndham ne pouvait regarder sa femme, sans que son cœur fût percé de mille traits; il avait employé toutes les ressources qui se concilient avec l'honnêteté, pour se tirer de ce gouffre de maux, et la fortune s'était obstinée à trahir ses plus faibles espérances. Il ne voulait plus recourir aux bontés de Sympson, qui lui-même avait de la peine à subsister. Syndham enfin arrive un soir dans sa misérable retraite, transporté de joie; il court dans les bras de son épouse:-ma chère Bell... ma chère Bell... le ciel se lasse de nous punir: du moins ce ne sera pas la faim qui terminera tes jours; je pourrai conserver ta vie; pour moi, je ne chercherais guère à supporter la mienne, si celle de tout ce que j'aime n'y était attachée. Bell veut savoir par quel événement leur indigence est soulagée: elle ne reçoit de son mari que des réponses vagues et peu satisfaisantes; il s'obstine à cacher les moyens qui ont adouci leur situation. Syndham se levait à la pointe du jour, et ne revenait qu'à la nuit fermée; sa femme mangeait seule. Elle eut un matin la curiosité de le suivre; elle le voit entrer dans un champ, et labourer la terre, attelé à une charrue, à côté d'un de ces animaux employés à l'agriculture: elle s'arrête, immobile d'étonnement, ne sait si elle doit ajouter foi à ses yeux. Vous n'avez pas besoin d'emprunter d'autre secours, disait Syndham à un vieillard, qui paraissait être le maître de la ferme; je me sens assez de force pour me charger seul de votre ouvrage, et vous tenir lieu de plusieurs journaliers; comptez sur mon courage. Monsieur, poursuivait-il en pleurant, j'aime, j'aime une femme adorable que j'ai plongée dans la misère, et je ne vous demande que ce qui est nécessaire à sa subsistance; du pain et de l'eau me suffiront pour soutenir mes tristes jours; pourvu que je ne voie point souffrir ma femme, je serai content, et je bénirai le ciel... ah! Mon ami, s'écrie Bell, en se jetant au cou de son mari, mon ami, qu'ai-je vu? Et c'est à ce prix que je respire! Elle tombe en pleurant dans le sein de Syndham; il se plaint de ce qu'elle est venue lui arracher son secret; il confond ses larmes avec celles de son épouse; ensuite se tournant vers le fermier:-Eh bien! Monsieur, n'ai-je pas raison de m'efforcer de vous rendre mes travaux agréables? Hélas! J'ai causé tous ses malheurs; monsieur... elle n'était pas faite pour partager ma peine et mes humiliations! Cher époux, reprend Bell, en se relevant des bras de son mari, et s'y rejetant avec plus de tendresse, je suis faite pour vous aimer...Syndham, tu me tiens lieu de tout; ne parlons point de fortune, de rang, de grandeur; oublions des songes qui se sont évanouis... je ne veux et je ne dois m'occuper que de toi, que de cet enfant malheureux, à qui bientôt je donnerai la vie; puisse-t-elle lui être moins funeste qu'à nous! Mais, Syndham, je ne saurais me résoudre à jouir d'une existence qui te coûte un pareil sacrifice; j'aime mieux cent fois mourir.-Est-ce que tu ne connais pas l'amour, femme divine? Va, l'on est capable de tout, lorsqu'on sait aimer. Conserve-moi ton cœur, et il n'y a point de fatigues et de travaux que je ne sois en état de supporter. Le fermier était pénétré d'un spectacle si attendrissant. Mes enfants, leur dit-il, vous me touchez! Que vous me faites sentir les chagrins qui suivent le peu de fortune, et que j'aurais de plaisir à vous soulager! Tout ce qui est en mon pouvoir, c'est d'empêcher que Syndham ne se livre trop au travail; il me sera cher comme mon propre fils. Bell lui témoigne sa reconnaissance avec cette vivacité qui exprime le sentiment, et qui en fait partager les transports. Tom, c'était le nom du fermier, les invite à dîner. Cet homme respectable rappelait ces premiers beaux jours de la nature, où la vieillesse honorée de tout ce qui l'environnait, et parée de ses cheveux blancs, comptait encore plus de vertus et d'actions bienfaisantes que d'années, et semblait mériter les hommages réservés à la divinité; un feu doux éclatait dans les yeux du bon fermier; sur son front chauve, respiraient la douceur, et cette majesté qui semble attachée à l'âge écoulé dans la pratique de mœurs irréprochables. Bell et Syndham lui racontèrent ingénument leurs fautes et leurs désastres. Tom répondit à leur franchise; il leur ouvrit ses bras, et les serra contre sa poitrine avec cette effusion qui n'est connue que de ces âmes pures que n'ont point gâtées le commerce des villes, et la fréquentation des méchants. Le lord Daramby cherchait à oublier la perte de sa fille, et à tromper une douleur sourde qui le consumait; son cœur privé des douceurs de l'amour paternel, s'était livré avec fureur à tous les prestiges de l'ambition; il s'était élevé aux premières places, et vivait avec une sœur qui l'entretenait dans cette triste ivresse de la grandeur et des dignités. Elle prenait soin sur-tout d'écarter de son souvenir, ce qui pouvait lui rappeler la malheureuse Bell; jamais le nom de cette infortunée n'entrait dans ses entretiens. Cette parente inhumaine devait hériter de Daramby: c'en était assez pour irriter sa haine opiniâtre contre les efforts d'une tendresse, que rarement on parvient à étouffer. Ce sentiment revenait sans cesse faire éprouver à mylord combien les fougues de l'ambition sont au-dessous des mouvements délicieux de la nature. Quel rang en effet, quel titre approche de celui de père, et que de plaisir attaché à prononcer seulement ce nom, et à le répéter dans le fond de son cœur! Cette qualité si chère aurait dû adoucir le sort cruel de Syndham. Bell avait mis au monde un fils, qui resserrait encore les nœuds de leur malheureux amour: il croissait dans leur sein; on aurait dit que cet enfant eût voulu consoler ses parents, et les dédommager des rigueurs de la fortune. Quelquefois Syndham le soulevait en lui prodiguant des baisers mouillés de pleurs:-Cher enfant, quel présent t'ai-je fait en te donnant la vie? Quel sera ton héritage? Ah! Malheureux! Tu me serres de tes bras caressants... je ne suis pas ton père: je suis ton assassin. À ces mots, ses pleurs redoublaient. Quoi! Lui disait son épouse, mon cher Syndham, le plus tendre des époux ne serait pas le meilleur des pères! Notre enfant nous pardonnera notre misérable état; il apprendra de nous à souffrir, à aimer; le malheur rend sensible, et la sensibilité n'est-elle pas la source des vertus?Syndham, si tous les hommes aimaient, il n'y aurait plus de crime, ni d'injustice sur la terre. Notre fils mêlera ses larmes aux nôtres: eh! Mon ami, n'est-ce pas lui qui est la cause de nos infortunes? Tom s'attachait à rendre la situation de ce couple malheureux moins désagréable. Bell souvent s'offrait à aider son mari; arrête, lui disait-il, en la repoussant avec tendresse, c'est à Syndham à déchirer le sein de la terre, à l'inonder de ses sueurs, de ses larmes: mais que lady Daramby... non, la fortune ne nous réduira point à cette humiliation. Je serais humiliée, répondait Bell, si je cessais de t'aimer; ne sommes-nous pas la même âme? Pourquoi ne partagerais-je pas tes soins? Ces fatigues me sont légères, je suis près de toi. Elle lui apportait ses repas qu'elle apprêtait elle-même; leur enfant était assis au milieu d'eux; quel doux spectacle pour les yeux d'un père et d'une mère! Quelle source de consolation! Ils le regardaient avec volupté, le baisaient tendrement. Bell s'écriait: lady Daramby n'aurait peut-être pas connu ces innocentes satisfactions, si délicieuses pour un cœur sensible! Syndham, ne regrettons point les richesses, l'éclat des rangs: je ne regrette que mon père; ah! Pourquoi ne nous a-t-il pas pardonné? Mais je prends plaisir à te le répéter: dans cet instant où je suis à tes côtés, où je peux te dire librement que je t'aime, que mon amour revivra dans ton fils, je suis la plus heureuse des femmes. Ce sont mes mains qui t'ont préparé ces simples aliments; nous ne sommes point entourés de méchants, ni de faux amis; nous vivons dans le sein l'un de l'autre; hors de notre retraite, qu'est-ce que l'univers pour nous? Et ne trouvons-nous pas tous les plaisirs dans notre amour? Notre cher enfant est le gage de cet amour si éprouvé; il sera notre ami; Syndham, il aura pour toi la tendresse de sa mère. En effet, cette femme si rare et si estimable, semblait avoir fait part à son fils de cette ingénieuse délicatesse, dont si peu d'âmes sont susceptibles. À peine pouvait-il essayer ses premiers pas, il courait au-devant de son père; il lui souriait, lui tendait ses mains caressantes, s'efforçait d'essuyer la sueur de son front, lorsqu'il rentrait dans sa chaumière, et le couvrait de ces baisers si touchants, dont le sentiment paternel peut lui seul apprécier les douceurs. Syndham et Bell paraissaient avoir retrouvé un père dans le bon fermier; ils jouissaient de cette tranquillité vertueuse, de cette paix de l'âme, le partage de l'honorable pauvreté; ils eussent préféré leur cabane au palais le plus somptueux: l'innocence et le pur amour l'habitaient. Ces deux époux, oubliés de la terre, n'y voyaient qu'eux et le bienfaisant Tom; en un mot, ils ne se souvenaient plus de leur état passé, et ne s'occupaient que de leur situation présente. Mais ce bonheur si simple, si peu connu, si peu envié, allait avoir son terme; cette espèce de planche qui les aidait à disputer contre le naufrage, devait encore leur être arrachée. Il faut être bien pénétré de la vérité d'une religion consolante, pour ne pas croire qu'il existe des êtres qui sont formés exprès pour épuiser l'acharnement du malheur; la fortune serait-elle un mauvais génie, auquel le dieu qui nous gouverne aurait, pour le punir, abandonné ce triste univers? Tom vint à céder aux infirmités de la vieillesse; il tomba dans une sorte d'anéantissement qui différait peu de la mort. Son fils que l'on nommait Richard, se mit à la tête de la ferme: alors ce que Syndham et Bell appelaient leurs beaux jours, s'évanouit; leur sort changea; ils ne furent plus que de misérables journaliers livrés à toute la barbarie d'un maître insolent, qui regarde comme autant de vils animaux, les hommes qui lui sont subordonnés. Syndham succombait sous la fatigue; Bell élevée dans le sein de la délicatesse, s'obstinait à vouloir soulager son mari. Ce malheureux père, pour ranimer ses forces, avait imaginé d'asseoir quelquefois son fils au bout d'un sillon; c'était-là que s'attachaient ses regards, son âme entière: il envisageait sans cesse son enfant, ainsi que son épouse, comme les objets et la récompense de ses peines: de temps en temps il s'arrachait à son travail pour aller embrasser sa femme, et cette créature si intéressante, qui paraissait déjà sentir l'infortune de ses parents; et il revenait avec plus de courage reprendre une tâche immodérée. Quel spectacle! Il fallait que Richard eût un cœur de fer pour n'en être pas ému. Bell, un jour, courut se jeter à ses pieds. Abandonnée à la plus vive douleur, monsieur, lui dit-elle dans l'abondance des pleurs et des sanglots, je vous conjure au nom de l'humanité, au nom de dieu même, de mettre quelque adoucissement aux travaux excessifs que vous exigez de mon mari. Hélas! Je n'ai que deux faibles mains; je ne puis lui prêter qu'un vain secours, et j'ai peu de force; je ne suis qu'une femme; je n'avais pas été élevée, ajoute-t-elle en versant un torrent de larmes, pour remplir des fonctions aussi pénibles!Que voulez-vous dire, répond avec dureté l'insensible Richard? Vous n'avez pas été élevée pour travailler! Croyez-vous que je vous donnerai mon argent pour ne rien faire? Chacun doit s'acquitter de sa dette: la vôtre est la culture de mes terres; votre époux est jeune: à son âge, on s'accoutume à la peine; avec ce qu'il me coûte, j'aurais une paire de bœufs qui me rendraient plus de service.-Mais, monsieur, si j'allais le perdre!-Eh bien!... S'il meurt, je trouverai d'autres domestiques. Ah! Tom, s'écrie Bell en se retirant, Tom, est-ce-là votre fils? Elle va porter son désespoir chez ce respectable vieillard, qui languissant dans un lit, n'attendait que la mort: il revient en quelque sorte à la vie, pour être touché de la situation de ces infortunés; ses derniers soupirs sont pour reprocher à son fils son inhumanité:-Richard, avez-vous oublié mes leçons et mes exemples? Pouvez-vous maltraiter à ce point des hommes, des malheureux, mon fils, qui devraient être nos maîtres? Ils m'ont confié leur naissance, leur rang: ils méritent votre compassion, vos égards, des respects.-Des respects, mon père! Je leur ai promis leur salaire, à condition qu'ils me seraient utiles; tout homme est né pour travailler... avec cette noble pitié, voyez quelle est votre fin: vous mourez pauvre...-Richard, je mœurs sans remords, et plein de confiance dans la bonté de dieu. Fasse sa miséricorde qu'il t'attendrisse et te pardonne ces injures à l'humanité! Qui l'outrage, outrage le ciel, et tôt ou tard il se venge... mon fils, le premier des crimes à ses yeux, est cette barbarie dont vous vous aplaudissez... ah! Cruel, c'est vous qui me faites mourir! Tom expira un moment après, les yeux levés vers ce dieu, qui, tôt ou tard récompense la vertu et punit le crime. Le féroce Richard se fut bientôt acquitté des devoirs funéraires; et il se livra sans pudeur à tout l'endurcissement de son cœur inhumain. Syndham et sa femme ne laissaient pas écouler de jour sans donner des regrets et des larmes à la mémoire de leur bienfaiteur. Sa perte ne fit qu'augmenter leurs souffrances, ainsi que la cruauté de leur nouveau fermier. Syndham affaissé sous la fatigue, se redisait en vain: allons, c'est pour ma femme, c'est pour mon fils que je travaille; que cette image ne sorte pas de mon âme; efforçons-nous; l'amour ne vient-il pas à bout de tout? L'amour ne put commander plus long-temps à la nature; jusqu'alors elle avait pour ainsi dire, permis des miracles; Bell trouve Syndham à moitié couché dans un fossé, la tête sur ses genoux, et dans l'accablement. Ma chère femme, lui dit-il d'une voix défaillante, c'en est fait: j'ai tenté l'impossible pour reculer le moment de ma destruction; je sens qu'il approche. Tu sais combien tu m'es chère, ainsi que cet enfant qui va me survivre! Tu es donc assurée que j'ai tenté des efforts inouïs pour supporter le poids des travaux dont l'impitoyable Richard me surcharge: mais... je n'y puis plus résister; Bell, je n'y puis plus résister. À ce mot, Bell pousse un cri, et se jette dans les bras de Syndham; il continue: mon unique amie, tu n'embrasses plus qu'un corps... qui sera bientôt glacé; hélas! Avec quelle cruelle pensée j'expire! Qui prendra soin de tes jours, de ceux de notre fils? Que vas-tu devenir? Ô mon dieu, j'ai donc commis bien des crimes, puisque vous me punissez avec cette rigueur! Il s'arrête à cet endroit, et il reprend: tâche, ma digne amie, de surmonter ta douleur pour m'entendre; aussi-tôt que tu m'auras fermé les yeux... ma chère femme, il faut supporter ce coup, écris à mylord; cours avec cet enfant réclamer à ses genoux la tendresse paternelle. Bell, je suis père... n'en doute point: mylord s'attendrira, il te pardonnera: la cause de son indignation ne subsistera plus, je serai dans le tombeau; parle-lui de mon éternel chagrin de l'avoir offensé, d'avoir écouté mon amour, de t'avoir entraînée dans un précipice, où tu ne devais jamais tomber; parle-lui de mon repentir; dis-lui que je serais mort moins malheureux, si j'eusse pu réparer ma faute... hélas! C'est moi, femme adorable, qui t'ai fait connaître la peine, l'humiliation, les opprobres, tous les affronts qui suivent l'adversité! Daigneras-tu pardonner à ma mémoire?... C'est l'amour qui m'a rendu si coupable!Syndham, s'écrie son épouse, je te perdrais! Syndham, tu me serais enlevé! Ah! C'est à moi de mourir. Eh! Que fais-je sur la terre? De quelle utilité te suis-je? Mon existence t'est peu nécessaire: son entretien consume le triste produit de tes sueurs; laisse-moi expirer; tu vivras, tu me retrouveras dans cet enfant; et si son père lui est ravi, quel secours doit-il attendre? Où sont nos amis?...-Bell... je ne vois plus que la mort.-Ah! Cher époux, chasse loin de toi cette horrible image; peut-être que le ciel sera touché de nos malheurs... il me donnera des forces, j'en suis sûre: Syndham, je partagerai... je supporterai le fardeau qui t'accable... Syndham, nous mourrons ensemble!-Et notre enfant?... Il est inutile de me rappeler à la vie; ma chère femme, le ciel est aussi contre nous! Il a compté mes jours, et voici le dernier où je te verrai, où je te pourrai dire, que si nos sentiments nous survivent, je ne cesserai jamais de t'adorer. Non, Bell, l'âme de Syndham ne saurait exister, sans être remplie d'un amour qui ne peut offenser l'être suprême: il est si pur, si consacré par la vertu, par la religion, par l'infortune!... Approche mon enfant: que je le tienne encore contre mon cœur... ah! Malheureux, quel sort je te laisse! Syndham attachait ses lèvres expirantes tantôt sur la bouche de son fils, tantôt sur celle de sa femme; elle veut lui parler: elle ne peut que le serrer dans ses bras, avec un frissonnement qui exprime tout le désordre de son âme. C'en est assez, reprend Syndham; retire cet enfant de mon sein; sa présence me rend ma fin plus affreuse; que je m'occupe de dieu; sa colère me suivrait-elle dans le tombeau? Ne cherchons pas ma fosse plus loin; je l'ai trouvée ici; adieu donc pour toujours: vis pour me pleurer; que la tendresse du fils te rappelle l'amour du père; Bell, embrasse-moi... mon enfant... je sens... je me mœurs. Sa femme, emportée à la fois par deux mouvements contraires, fait quelques pas pour aller chercher du secours, et revient avec son fils tomber aux pieds du malheureux Syndham, qui était expiré. Bell ouvre les yeux, voit son enfant à ses côtés, et se trouve dans sa misérable retraite; un valet de la ferme, touché de compassion, essayait de la consoler.-Où est mon mari! Où est Syndham? Comment! Lui répond le domestique en pleurant, vous ne vous ressouvenez point de ce qui vous est arrivé! Le délire de la douleur avait égaré la raison de cette malheureuse femme:-que voulez-vous dire? Expliquez-vous? Syndham... eh! Ne savez-vous pas, poursuit le domestique, que vous l'avez perdu, qu'il vient de mourir?-Syndham n'est plus! ... Oui, j'en suis trop assurée; je le vois expirant... dans mes bras... il est mort! Pour jamais! Elle retombe dans son accablement, sans connaissance; elle ne sort de cette espèce de léthargie, que pour vouloir courir à la fosse de son mari, et s'y précipiter: le charitable domestique l'arrête, lui parle de son enfant. Eh bien! Mon enfant, dit-elle, mon enfant... en se relevant comme du sein même de la mort!-Songez-vous qu'il a besoin que vous lui restiez? Qui lui donnera du secours? Bell écoute le domestique, fixe quelques moments ses regards sur une innocente créature qui lui tendait les bras, et avec un long gémissement:-je survivrai à Syndham. Ah! Mon fils, mon cher fils, ajoute-t-elle, en le pressant avec un sombre transport contre son sein, et l'arrosant de ses larmes, quelle plus forte preuve de tendresse pouvait te donner ta mère? De nouveaux coups viennent la frapper: elle reçoit ordre de la part d'un maître toujours plus inhumain de quitter la ferme: elle s'élance de sa cabane, et court emportant son enfant dans ses bras, se jeter aux pieds du féroce Richard:-qu'ai-je entendu? Ne suis-je pas assez accablée par l'infortune? Ne craignez point que je manque de forces pour vous servir: je vous réponds de remplir les fonctions les plus pénibles; je le disputerai à tous vos domestiques: quelques jours suffiront pour me ranimer. (Richard ne l'écoutait pas) hélas! Ne me donnez point de gages, si vous le voulez; accordez-moi une nourriture qu'on ne refuserait pas aux derniers des animaux; je ne vous demande seulement que du pain... Richard, c'est pour un fils, c'est pour mon fils... peut-être un jour connaîtrez-vous l'intérêt qu'un enfant inspire... ah! Ce n'est pas pour moi que je m'abaisserois... Richard, daignez m'entendre: (elle met son enfant aux genoux de ce barbare. ) Cette malheureuse créature est à vos pieds avec la mère; elle joint ses supplications aux miennes. Je l'éléverai... pour vous consacrer son service, sa reconnaissance; il vous dédommagera de mes faibles travaux. Le marché serait admirable, réplique le cruel Richard d'un ton railleur! Oh! Je sais calculer! Mon père se laissait attraper, parce qu'il était trop bon: mais dieu merci, j'ai appris à compter: cet enfant-là ne sera pas en état de douze ou quinze ans d'être de la moindre utilité, et je ne prétends pas, comme une dupe, nourrir des gens qui me soient à charge; il me faut des travailleurs... tenez, tout ce que je puis faire pour vous, est de vous faire la charité d'une guinée: prenez, et qu'on ne vous revoie plus. Bell pousse des cris, a recours à de nouvelles prières, embrasse encore les genoux du barbare, les arrose de ses larmes: il est inflexible; elle est renvoyée sans pitié. Ce domestique qui avait paru sensible à son chagrin, après la mort de Syndham, s'efforce de la consoler; il pousse même la générosité jusqu'à lui présenter quelques schillings, qui étaient tout ce qu'il possédait. Cette infortunée refuse ses offres: tous les hommes, s'écrie-t-elle, ne sont donc pas des tigres! Non, mon ami, je n'accepterai point votre bienfait; mon enfant et moi nous péririons plutôt de faim; je ne vous demande que votre compassion; je suis si languissante! Aidez-moi à me traîner hors de ces lieux; que j'aille expirer loin d'ici, loin du plus affreux des hommes. Ce généreux domestique lui prête son bras; il veut se charger de l'enfant. Non, dit Bell, j'aurai jusqu'au dernier soupir, la force de le porter. Elle ajoute au milieu d'un torrent de pleurs: il mourra dans mon sein. Enfin, après avoir quitté son conducteur pénétré de ses expressions reconnaissantes, Bell se réfugie à quelques milles de la ferme, dans une hôtellerie de peu d'apparence; c'est de cet endroit qu'elle adresse à son père une lettre où elle lui détaillait tous les malheurs qui l'accablaient. Mylord Daramby depuis long-temps ressentait l'ennui, cette mélancolie sèche, inséparable du rôle pénible de courtisan. Il avait cru acquérir dans les grandeurs un dédommagement de la tendresse paternelle: on n'en impose point à la nature; de jour en jour il regrettait davantage la perte de sa fille. Quelquefois il s'écartait subitement de la société, pour aller pleurer seul, et prononcer tout haut le nom de Bell; il s'accusait d'inhumanité. À mesure que l'on avance en âge, on est plus empressé à chercher autour de soi des êtres dans lesquels on puisse en quelque façon revivre, et revoir l'image de sa jeunesse; on croit tromper la mort, en expirant au sein de ceux qui ont reçu de nous la vie; une parente excite des sentiments bien faibles, à les comparer avec l'intérêt si touchant qu'un enfant produit. La sœur de Daramby lui devint odieuse; elle ne cessait, au nom seul de Bell, de faire éclater son aversion. La lettre de cette déplorable victime était tombée entre ses mains; elle s'était bien gardée de la communiquer à son frère, qui, fatigué de ses hauteurs, et sur-tout de sa haine contre sa fille, ne tarda pas à marquer à son tour du refroidissement et de l'indignation; et ils se séparèrent très-mécontents l'un de l'autre. Daramby, ne pouvant plus résister à la douleur qu'il éprouvait, tenta de puiser quelques motifs de consolation dans les entretiens d'un homme qui avait été l'objet de ses duretés. Qu'on se ressouvienne que mylord avait outragé le ministre Simpson: cet honnête vieillard n'en était pas moins le consolateur et l'appui des malheureux; il s'était contenté de plaindre Daramby, sans se répandre en murmures, et il conservait toujours cette vertu inaltérable qui procure seule le bonheur et la fermeté de l'âme. Mylord le fait prier de venir lui parler: Simpson étonné de l'invitation, n'hésite cependant pas sur ce qu'il doit faire: il court au château. À peine le lord l'a-t-il aperçu:-Approchez, homme respectable, approchez; c'est-moi que votre présence devrait embarrasser. L'espoir de réparer mes torts et votre générosité m'enhardissent au point de rechercher vos regards. Simpson... votre prédiction est accomplie: je ne suis plus qu'un père, et le plus affligé, le plus malheureux; ne pourriez-vous me donner des nouvelles de ma fille? Quelle est sa situation? Ah! Qu'elle vienne! Qu'elle vienne! Tout leur est pardonné; son mari sera mon fils; qu'ils se hâtent d'accourir dans mes bras. Des larmes coulent des yeux du ministre:-mylord, avec quelle joie je retrouve votre cœur paternel! Je reconnais dans cet heureux changement un miracle de la providence; elle m'a éprouvé par vous, mylord: mais elle me rend tout mon bonheur: la nature et la religion ont repris sur vous leurs droits. Je ne vous cacherai pas que j'ai adressé votre malheureuse fille et son époux à ma sœur, qui m'a depuis écrit qu'ils l'avaient quittée, et qu'elle ignorait où ils s'étaient retirés; je ferai des informations, et j'aurai soin de vous en rendre un fidèle compte.- Ah! Simpson, ils sont dans l'adversité! Bell tous les jours me reproche ma barbarie; elle ne saurait m'aimer; peut-être ai-je causé la mort de ma fille. À cette parole, sa voix se perd dans les sanglots. Il reprend: donnez moi, je vous en conjure, des éclaircissements sur leur sort; je serai aussi reconnaissant à votre égard, que j'ai été injuste et inhumain. Simpson... vous me pardonnerez; j'attends cet effort de votre piété et de votre vertu; il embrasse le ministre qui ne répond que par ces pleurs qui partent de la plénitude d'une âme sensible et bienfaisante. Le pasteur écrit à maitresse Sara, fait des recherches: ses soins sont infructueux. Malgré son peu de succès, il était devenu l'ami le plus cher de Daramby; il était comblé de ses bienfaits, et passait des journées entières au château. Toutes leurs conversations n'avaient que Bell pour objet; le désir de la retrouver, et la douleur de l'avoir perdue, étaient les deux sentiments qui remplissaient l'âme de ce père infortuné. Bell ne recevant point de réponse à cette lettre interceptée par sa cruelle parente, ne douta plus que mylord Daramby ne lui eût fermé son cœur pour jamais; alors elle se livra au plus sombre désespoir. Elle s'était toujours flattée d'obtenir son pardon; elle était mère: elle ne pouvait penser qu'on eût la force d'être inexorable envers ses enfants. Quand ses regards chargés de larmes venaient à tomber sur son fils, comment, se disait-elle, une partie aussi chère de nous-même pourrait-elle inspirer un autre sentiment que celui de l'amour? Ah! Mon père, n'y aura-t-il point de terme à votre haine? Elle revoyait sans cesse Syndham; elle lui adressait ses sanglots, comme s'il eût existé, comme s'il eût été dans ses bras. Sa misère augmentait; enfin elle fut obligée de recourir à la compassion publique. Peut-il y avoir une situation plus déchirante? La fille du lord Daramby, d'un des premiers pairs de l'Angleterre, réduite à implorer un morceau de pain! Quel triomphe pour la nature, et qu'elle a d'empire sur la vanité même! Le lecteur sentira aisément qu'il n'y a que l'amour maternel qui puisse plier l'orgueil humain, cette fierté d'âme si nécessaire à la dignité de notre être, jusqu'à supporter à un tel excès les affronts de l'adversité. Il n'y a point de doute que Bell n'eût mieux aimé perdre mille fois la vie, que d'exposer seulement le tableau de son infortune: mais si elle eût succombé à ses maux, et qu'elle n'eût pas eu le courage de vivre, que serait devenue cette misérable créature, qui sans cesse la couvrait de ses baisers, de ses larmes? Ô mères qui jetterez les yeux sur cet écrit, c'est à votre cœur qu'il appartient de juger des souffrances dont Bell devait être la proie; puissiez-vous ne jamais éprouver des infortunes aussi cruelles et aussi humiliantes! Cette victime de l'acharnement du malheur traversait un jour un vaste cimetière; la fatigue, peut-être le redoublement de sa mélancolie à l'aspect de semblables lieux, l'engagèrent à s'arrêter. L'esprit le plus dissipé ne saurait se défendre de la réflexion, quand de pareils objets viennent frapper la vue; d'un coup d'œil nous saisissons la chaîne de tous les âges, l'histoire de tous les hommes, et nous nous disons malgré nous: voilà le sort qui nous attend! C'est-là le terme de nos projets, de nos espérances, de nos plaisirs, de nos peines! Nous serons comme cette cendre muette et insensible que nous foulons aux pieds! Si l'on se remplissait bien de cette image, je doute qu'il y eût tant de créatures abandonnées au vice. Le spectacle des tombeaux est, sans contredit, la première école de morale, et c'est à celle-là que les pères devraient envoyer souvent leurs enfants. Bell alla s'asseoir sous la voûte d'un monument antique, qu'on aurait dit être l'asile de la mort même. Tout y répandait cette sombre horreur qui nous pousse à nous recueillir, et à nous enfoncer dans la grande idée de notre destruction. Du fond de cette espèce de souterrain, on apercevait une suite de tombes et de sépulchres qui allaient aboutir à une fosse profonde, où étaient entassés et confondus des monceaux d'ossements, des débris de cercueils. C'est-là que Bell, si l'on peut parler ainsi, se contemple dans toute l'étendue de sa douleur. Son enfant était assis à ses côtés; elle reste quelque temps comme anéantie; elle se relève, et court à cette fosse; toute son âme s'y porte et s'y absorbe; mille pensées, mille sentiments plus tristes, un désespoir toujours plus funèbre, plus morne s'emparent de ses esprits égarés; elle est entourée du spectacle d'une destinée que tous les êtres doivent subir; elle envisage partout un repos éternel, des cendres qui ne se ranimeront qu'après un long écoulement de siècles accumulés; partout elle entend la mort qui l'appelle, qui lui parle, qui lui dit que c'est par son seul secours qu'on s'affranchit de la charge accablante imposée à l'humanité; elle semble mesurer des yeux ce gouffre immense, et elle s'écrie comme emportée par un mouvement surnaturel: ne vois-je pas l'abîme où viennent se perdre tous les humains? Quel est mon projet au sortir de ces lieux? De traîner le poids d'une existence misérable, honteuse! De mendier, quel mot je prononce! De mendier des secours humiliants... qu'on ne m'accorde point! Et pourquoi ne déposerais-je pas dans cette fosse le fardeau d'une vie si déplorable, si rejetée du ciel? C'est lui sans doute qui m'y amène; il s'est laissé fléchir; ses décrets se manifestent; il veut que ma misère ait un terme, et ce terme il l'a posé, oui, il l'a fixé sur les bords mêmes de cette fosse... je n'irai pas plus loin. C'est donc ici que je mourrai, que tout finira pour moi, que ce songe affreux s'évanouira!... Ô mon dieu! Mon réveil serait-il aussi funeste? Prends pitié de mes maux; t'offenserais-je en hâtant un moment que je sens s'approcher?Dumoins je m'épargnerai de nouvelles souffrances, de nouveaux outrages; si j'ai mérité ta colère, mon dieu, n'ai-je pas été assez punie? Oui, je n'en doute pas, la mort est le seul bienfait que je puisse obtenir de toi, et je l'accepte; je vais me précipiter... et mon fils! Qui lui servira de mère? Elle s'arrête quelques instants; elle reprend avec un égarement plus sombre: et pourquoi ne l'entraînerois-je pas avec moi? Pourquoi ne mourrait-il point?Qu'est-ce qu'une misérable vie consumée par le malheur, souillée par les opprobres, par la bassesse, une existence qu'on tient d'une pitié outrageante? Ah! Mon fils! Est-ce ainsi que nous devons vivre? Doit-ce être là le partage du sang de mylord Daramby? Ne faut-il pas que nous ayons une fin, que tu meures comme ta malheureuse mère? Hélas! Tu me reprocheras de t'avoir fait naître; nous sommes deux infortunés que l'adversité lie encore plus que le sang; eh bien! Périssons ensemble. Elle court à son fils, l'apporte dans ses bras jusqu'à cette fosse: il jette un cri d'effroi, et serre avec transport sa mère; elle tourne les yeux sur lui, et en laissant échapper un torrent de larmes:-non, cher enfant, je ne t'ôterai point la vie; qui! Moi! Détruire ce qui me rappelle mon cher Syndham! Va, je t'abreuverai de mes pleurs, je te nourrirai... de mon cœur même; tu vivras, tu vivras pour me plaindre, et pour m'aimer. Grand dieu, que ses infortunes soient un jour adoucies, et que je souffre jusqu'au dernier soupir! Bell revient tomber au pied du monument qu'elle avait quitté; elle embrassait son fils: des gémissements frappent son oreille; ces accents plaintifs semblaient être ceux d'une personne expirante. Bell effrayée veut fuir de ce séjour: de nouveaux gémissements se font entendre. La compassion surmonte sa crainte; elle s'avance vers un sépulcre d'où paraissaient sortir ces plaintes mal articulées: elle aperçoit un homme étendu sur une pierre, ses deux mains sur son visage, et presque évanoui. Bell aussi-tôt entraînée par la pitié, va à quelques pas puiser de l'eau dans un ruisseau, et cherche à rappeler cet étranger à la vie; il reprend un peu les sens, il lève la tête: quel objet frappe les regards de Bell? Le fils de Tom, ce féroce Richard, qui a fait mourir Syndham sous le poids des travaux, qui a chassé avec barbarie Bell et son enfant de la ferme. Quoi! C'est vous qui me secourez, dit Richard d'une voix défaillante! Tout annonçait en lui la plus effrayante misère. Le ciel, poursuit-il, me devait ce châtiment, d'être obligé par la personne pour qui j'ai eu les procédés les plus cruels. Si vous aviez quelques aliments à me donner, je n'ai pas mangé depuis plus de deux jours; j'expire de faim. Aussi-tôt Bell dont la compassion égalait la surprise, divise en deux parts le morceau de pain qu'elle préparait à son fils:-c'est vous, Richard! Dans quel état!... J'oublie tous les maux que vous m'avez causés; tenez, partagez ce morceau de pain avec mon enfant; c'est l'unique secours que ma déplorable situation me permet de vous donner... voilà, Richard, où votre dureté nous a conduits! Mais par quel événement êtes-vous tombé dans cet excès de malheur?Que je vous plains, et que je suis pénétrée de ne pouvoir vous être utile! Je voudrais m'acquitter envers votre père. Mon père, répond Richard, après avoir dévoré le morceau de pain qu'il avait reçu de Bell, m'avait bien prédit que le ciel me punirait de mon peu d'humanité. Ce ciel m'accable de toute sa justice; il venge Syndham, il vous venge; c'était l'avarice qui me rendait dur et impitoyable. J'ai manqué à la religion, à la nature; j'ai voulu m'enrichir par des voies illégitimes: on a reconnu ma mauvaise foi; on s'est emparé de ma ferme; on me poursuit pour me plonger dans un cachot. Ce n'était pas assez de ces coups: des voleurs m'ont dépouillé du peu que je possédais; ils m'ont laissé ces lambeaux pour me couvrir; et je me trouve dénué de toute espèce de soulagement, appréhendant un châtiment de la part des hommes, déchiré de remords, et prêt à finir ma vie, sans espoir d'obtenir mon pardon du ciel: car je l'ai trop offensé. Vous que j'ai traitée avec une cruauté inouïe, vous qui devriez jouir du spectacle de mon triste sort, vous êtes la seule créature sur la terre qui daigniez vous intéresser à moi. Femme généreuse! Si dieu peut exaucer la prière des coupables, qu'il vous récompense de vos vertus! Mon supplice me paraîtra moins affreux. Bell versait des larmes; Richard continue: la seule grâce que je vous demande, c'est de me pardonner, c'est d'implorer pour moi la clémence de ce ciel que mes crimes ont fatigué; combien j'ai à le remercier de m'avoir procuré la douceur d'expirer à votre vue! Bell veut témoigner toute sa sensibilité à Richard; il lui prend une nouvelle faiblesse: soit qu'il succombât au chagrin, ou que ce qu'il venait de manger, après une si longue abstinence, lui fût préjudiciable, il rendit les derniers soupirs, en nommant le ciel et sa bienfaitrice. Bell épouvantée, se hâta de quitter ces lieux. La providence semblait vouloir la consoler, en lui présentant un tableau effrayant de ses vengeances dans la triste fin de son persécuteur. Cependant cette sagesse incompréhensible qui frappe le crime, et qui sert d'appui à la vertu, ne permit pas que le sort de Bell changeât, ou du moins s'adoucît; elle but le calice du malheur jusqu'à la lie, fut rassasiée d'humiliations, et sentit tous les déchirements d'âme attachés au personnage d'infortuné qui est dégradé au point de solliciter cette pitié paresseuse dont les faveurs même sont des outrages et des insultes. Elle se disait à chaque instant: mon dieu, ne me pardonnerez-vous pas? Mourrai-je avec la malédiction de mon père? Quelle existence, mon fils, je t'ai donnée! Si mylord Daramby pouvait du moins te voir, être touché de tes larmes, t'ouvrir ce sein qu'il m'a fermé! Oui, s'il te voyait, il s'attendriroit, il ne lui serait pas possible de me refuser mon pardon; il daignerait recevoir mon âme expirante. C'était par un miracle de l'amour maternel que cette malheureuse créature avait pu si long-temps supporter la vie; elle fuyait les villes, et se traînait de village en village. Enfin rejetée de toutes parts, affaissée sous le fardeau de ses peines, elle allait s'éteindre de besoin et de maladie: il n'y eut qu'une pauvre femme, qui elle-même réclamait la charité publique, qui fut touchée de sa situation; elle l'accueillit dans une étable où tous les soirs elle se retirait. La fille du lord Daramby était mourante sur la paille; ses forces étaient épuisées; elle ne parlait plus; ses yeux étaient deux sources de larmes; elle ne faisait que regarder son fils, l'embrasser, et elle tombait ensuite dans l'accablement. Cet enfant qui semblait partager sa douleur, pleurait et gémissait avec elle; quel tableau affligeant! Se peut-il qu'il y ait sur la terre des êtres aussi infortunés, aussi délaissés? Et tous les jours ils nous font entendre leurs cris; ils cherchent à porter leurs larmes dans nos cœurs, et au lieu de les secourir, à peine leur accordons-nous un seul regard. Bell, par un dernier effort de tendresse pour son fils, conçut le projet d'écrire une nouvelle lettre à son père; elle craignait de mourir, et dans quelles mains eût-elle laissé son enfant? De qui, dans ce moment, recevait-elle des secours? Elle demande de l'encre et du papier à cette femme qui ignorait sa condition: la bonté seule l'avait engagée à la soulager; Bell prend le papier, en redoublant ses pleurs. Ma chère bienfaitrice, dit-elle, je n'ai pas toujours été dans l'état où vous me voyez. Il est difficile que la vanité nous abandonne; c'est en quelque sorte le dernier des sentiments qui meurt avec nous; quelquefois elle nous devient nécessaire: elle nous soutient dans l'adversité; quel homme sur la terre ne vole pas au-devant de la considération? Et peut-être cette vie factice nous est-elle plus précieuse encore que l'existence véritable. Croiriez-vous, poursuit Bell, avoir obligé la fille d'un lord? La fille d'un lord, s'écrie la femme étonnée! Hélas! Mylady, je vous demande pardon, si je ne f étonnée! Hélas! Mylady, je vous demande pardon, si je ne f étonnée! Hélas! Mylady, je vous demande pardon, si je ne fais pas davantage pour vous; vous connaissez ma misère... je connais votre générosité, la noblesse de votre âme, répond Bell; quand tout, tout m'a abandonnée, il n'y a que vous dans l'univers qui ayez daigné jeter sur moi un œil de compassion; oui, ma chère amie, ce nom vous est bien dû; oui, je suis la fille d'un lord, et je mœurs soutenue par votre seule charité. À ce dernier mot, la voix de Bell étouffait dans les sanglots. Elle se relève de sa douleur profonde, prend la plume, et écrit une longue lettre, qu'elle arrosait de ses pleurs. Elle peignait à mylord Daramby, qu'elle n'osait appeler son père, sa tendresse, sa soumission pour lui, ses égarements, son repentir, les suites funestes de sa faute, la perte de son mari, l'affreuse indigence où elle était plongée; elle le conjurait au nom de la nature et de l'humanité, de venir lui ôter le fardeau de sa malédiction, et recueillir ses derniers soupirs; elle lui parlait de cette lettre qu'elle lui avait adressée, et dont elle n'avait reçu aucune réponse; elle lui recommandait son fils: c'était-là que toute son âme s'était répandue; elle finissait par le prier de rendre ses bontés au pasteur Simpson, qui les avait perdues pour l'obliger, et dont elle n'avait point oublié la générosité; elle le suppliait encore d'accorder sa protection et ses bienfaits à cette femme charitable, la seule qui se fût intéressée à ses peines; elle s'arrêtait à cette circonstance. Elle ajoutait par apostille: "mylord... mon père; car je ne puis m'interdire davantage la consolation de prononcer un nom si cher; mon père, hâtez-vous de venir fermer les yeux, dirai-je, de votre malheureuse fille? Hélas! J'ai peu de temps encore à l'être; mon âme vous attend pour s'exhaler dans votre sein; vous obstineriez-vous à me refuser mon pardon? Daignez me l'accorder en faveur d'un enfant que je mets à vos pieds, qui o al 1 vous tend les mains... il implore la grâce de sa mère. Qu'elle meure, mon père, en vous embrassant; si je vous ai offensé, vous serez témoin de la punition que j'ai subie: j'ose croire que votre colère ne peut s'étendre plus loin, et que ce spectacle vous touchera. Encore une fois, mon père, rendez-vous à ma prière, à mes larmes; au nom de l'humanité, de ce dieu qui pardonne, venez, que mes derniers regards se partagent entre vous et mon enfant! " Cette femme compatissante, la seule créature sur la terre qui s'occupât du sort d'une infortunée, se chargea de faire tenir la lettre par un exprès; elle ne revenait pas de son étonnement; je me suis douté, disait-elle à Bell, au respect que vous m'inspiriez, que vous étiez d'une naissance bien différente de la mienne.-Ah! Ma digne amie, mon unique amie, interrompait l'infortunée Bell, ne parlons point de respect: ce sentiment n'est pas fait pour moi; je suis trop heureuse dans mon état présent d'avoir excité votre commisération; c'est vous qui méritez des respects; vous avez un cœur sensible; mes pleurs sont essuyés par vous... mon père acquittera ma reconnaissance; eh! Que je vous suis redevable! Je me flatte que ma lettre le désarmera. Cher enfant, poursuivait-elle en prenant son fils dans ses bras, je ne désespère point que tu ne sois plus heureux que ta mère... mylord ne t'abandonnera point; tu retrouveras un appui; il te fera oublier ma perte. Le lord ne cessait de s'entretenir de sa fille avec Simpson; le temps ne faisait que fortifier son chagrin; il aurait préféré à toutes ses grandeurs, à tout l'éclat qui l'entourait, l'état le plus abject, si à ce prix Bell lui eût été rendue; il n'y avait qu'un faible rayon d'espérance qui le retint encore à la vie; ce sentiment consolateur ne s'éteint qu'avec nous. Le ministre tentait tous les moyens de l'arracher à sa douleur; il voulait arrêter les larmes de Daramby, et lui-même il pleurait, en prononçant seulement le nom de Bell. L'exprès arrive, demande à parler au lord Daramby, lui remet la lettre; le malheureux père tombe évanoui, et ne sort de cet évanouissement que pour s'écrier: j'ai retrouvé ma fille!... Simpson... ma fille!... Elle est au comble de l'infortune! Allons, partons, que je la voie, que je l'embrasse, qu'elle reconnaisse le père le plus tendre... que je lui fasse oublier tous ses malheurs... je la perdrais!... Simpson, elle se ressouvient de vos bienfaits. Ah! Ciel, ciel, rends-moi ma fille! Son fils... il est mon fils; il est mon fils... je suis le plus coupable, le plus malheureux des hommes! Daramby était dans une agitation inexprimable; il interrogeait cent fois l'exprès sur l'état déplorable de Bell. Quand il vient à savoir l'asile où elle languissait, il jette un cri, retombe sur la terre:-Quoi! Ma fille dans cette situation! Il a bientôt fait ses apprêts; il brûle d'arracher Bell à cette affreuse extrémité de l'indigence; l'honnête pasteur l'accompagne; à chaque instant, mylord lui disait avec des sanglots: est-il possible que j'aie porté de semblables coups à ma fille? Et c'est moi,Simpson, c'est un père qui l'a plongée dans ce gouffre de calamités. Cette lettre avait achevé d'éclairer le lord sur la méchanceté de sa sœur; il comprit aisément que le premier écrit de Bell était parvenu à cette indigne parente, et qu'elle l'avait soustrait à ses regards. Hélas! Ajoûtoit-il, si cette lettre n'avait pas été interceptée, il eût été peut-être encore temps de réparer mes injustices, tous les maux que j'ai causés à ma chère fille; eh! Si elle m'allait être enlevée... Si je l'allais trouver expirante... Si elle ne pouvait recevoir mes embrassements, mes pleurs! Ah! Simpson, qui m'arrachera la vie? Je mérite tous les supplices. Mylord volait vers la misérable retraite de Bell; toute son âme s'élançait dans les bras de sa fille; son cœur s'ouvrait quelquefois au plaisir qu'il goûterait à la revoir, à la baigner de ses larmes, à lui demander pardon; il avait perdu sa hauteur; l'orgueil du lord avait disparu; ce n'était plus qu'un père désolé, et quelle tendresse approche des transports de l'amour paternel? Bell n'attendait pas son père avec moins d'impatience. Non, disait-elle, mon père ne sera point assez dur pour refuser de venir fermer mes yeux; j'emporterai sa bénédiction dans le tombeau; il prendra pitié de mon enfant. À ces derniers mots, elle pressait avec plus de tendresse son fils contre son sein. Elle éprouve plusieurs faiblesses; enfin, quel coup accablant! Que de morts réunies pour la frapper! Bell craint que son père n'arrive pas assez-tôt pour recevoir son âme prête à s'exhaler; cependant ses larmes, ses cris sollicitent cette unique grâce du ciel. Ô mon dieu, se dit-elle plusieurs fois, mon dieu, que je puisse vivre assez pour attacher mes regards sur ceux de mon père! Que j'aie seulement le temps de lui demander pardon, de lui dire, qu'il ne m'a jamais été plus cher, malgré ses rigueurs! Hélas! Je les ai méritées! Que je lui recommande mon fils! Du moins que mon cœur palpite encore sous la main paternelle, ô mon dieu!Et prenez ensuite ce souffle, ce reste d'une vie si malheureuse! La femme qui était à ses côtés, cherchait à dissiper ce trouble; il devenait toujours plus affreux; Bell rejetait des consolations vagues, et ne doute plus que sa fin n'approche; elle n'espère plus voir mylord Daramby; elle prie cette femme de la soutenir, et d'une main tremblante, elle trace cette nouvelle lettre destinée à son père. "Je ne vous vois point, mon père, et la mort va couvrir mes yeux pour jamais... pour jamais! Non, il est inutile de m'en flatter: tout me dit que je ne goûterai pas la satisfaction de recevoir vos embrassements. C'était l'unique faveur que j'implorais du ciel, et il me la refuse! Je le sens trop: je sortirai de la vie, sans pleurer sur vos mains, sans vous nommer mon père... je vous ai offensé; l'amour, l'amour est la source de mes fautes et de tous mes malheurs: quel exemple pour les jeunes personnes de mon sexe! Mais vous et le ciel n'êtes-vous pas assez vengés? Mylord, votre fille, lady Daramby... a demandé l'aumône; elle expire dans une étable; et qui est sensible à ses peines, qui daigne recueillir ses larmes, son dernier souffle? La plus malheureuse des créatures, qui elle-même a besoin des secours de la compassion publique. Voilà mon seul soutien; c'est dans ce sein de douleur que ma tête défaillante va tomber; c'est cette infortunée qui vous présentera mon corps glacé, ce misérable enfant... mylord, ne le repoussez pas, ne le repoussez pas, il a mon cœur, il vous sera soumis, il vous aimera; je mœurs avec cette dernière espérance: il cherchera à réparer mes fautes; mylord, les caresses que vous lui ferez, les pleurs que vous verserez sur lui, je les ressentirai encore dans le tombeau; accordez à mes tristes restes cette bénédiction que je n'ai pu obtenir, tandis que je vivais; laissez couler sur eux vos larmes... hélas! Les miennes seront taries; je ne pourrai me prosterner à vos genoux; votre fille ne sera plus. Quelle idée affreuse! Quelle mort!... Daignez, je vous en conjure encore, vous ressouvenir de mon bienfaiteur Simpson, et étendez vos bontés sur cette femme, le seul être dans le monde qui ait pris quelque intérêt à mon sort. Adieu mon père... c'est toute mon âme qui prononce ce nom; plaignez-moi, et daignez m'aimer dans mon enfant." Bell demande qu'on mette cette lettre dans ses mains, et qu'on l'expose dans cette situation aux regards de son père, si elle vient à expirer avant qu'il soit arrivé. Il lui prend une nouvelle faiblesse; Bell ferme enfin les yeux en tenant son fils embrassé, qui semblait connaître déjà le malheur d'être privé d'une mère. Mylord entre suivi de Simpson et de l'exprès.-Où est ma fille? Où est ma fille? Ciel? Dans quels lieux!... Ma fille! Elle n'est plus! Son enfant... mon cher fils! Ce sont les seules paroles qui échappent à Daramby; il embrassait sa fille, son enfant; il poussait mille cris; on avait exécuté fidèlement la volonté de Bell: il prend la lettre d'entre ses mains: nouveaux accès d'une douleur furieuse; il ne pouvait s'arracher de dessus ce corps qu'il serrait dans ses bras, avec des hurlements de désespoir; il redisait toujours: ma fille! Ma chère fille! Voilà donc où ma barbarie t'a conduite! Ouvre les yeux, Bell; un moment; que tu puisses voir ton père qui meurt de son repentir... qui expirera avec toi! Il pressait l'enfant dans son sein; il retourne à Bell, attache avec transport sa bouche sur ses lèvres décolorées, veut la rappeler au jour; il croit avoir aperçu un mouvement:-elle n'est point morte... Simpson... ma fille... Secourons-la... (Bell en effet paraît être revenue à la vie: elle jette un profond soupir) ô ciel! Rends... rends-moi ma fille, et fais-moi descendre au tombeau! Que j'aie seulement la consolation de lui montrer mon regret... tout mon amour. Daramby la couvre de nouveaux baisers, l'inonde de ses larmes:-ma fille! Ma chère fille! Entends-moi; regarde-moi; tu es dans le sein de ton père, du père le plus tendre, le plus infortuné. Bell soupire encore, se ranime par degrés; toute l'âme du lord est fixée sur cet objet; on voit sur son visage l'espérance, la joie se mêler à la douleur; il demeure la bouche entre'ouverte, et ne pouvant s'exprimer. Bell enfin renaît par une espèce de prodige: sa paupière appesantie se relève:-mon père! C'est tout ce que sa faiblesse lui permet de dire; et elle retombe dans le sein de Daramby.-Ma fille est vivante! ... Oui, c'est ton père qui meurt de ses remords... qui brûle de tout réparer. Bell fait un effort pour reprendre la parole:-C'est vous, mon père!... Ah! Du moins vous pardonnerez à mon enfant; le lord tenait l'enfant dans ses bras:-que parles-tu de pardon, ma chère Bell? C'est moi qui implore le mien à tes genoux...-arrêtez, mon père; hélas! Ma situation m'empêche d'embrasser vos pieds! Quoi! Vous voudrez-bien me pardonner!... Voilà mon bienfaiteur! Digne Simpson... mes fautes ne sont-elles pas assez punies? Vous voyez comme je mœurs! Simpson n'a point la force de répondre; il ne peut former que des sons inarticulés et étouffer ses larmes. Bell poursuit:-j'ai revu mon père, l'homme après lui qui doit m'être le plus cher... généreux Simpson, consolez mylord... recommandez-lui mon enfant... continuez-moi vos bontés; j'expire contente...-tu vivras, ma chère fille, pour être adorée, pour oublier... Simpson, qu'on la transporte hors de ces lieux, qu'on m'éloigne d'un spectacle... ah! Ma chère Bell, c'est ton père qui t'a réduite à cette extrémité! Daramby la presse contre son cœur:-il est inutile, mon père, de vouloir m'arracher à cette malheureuse retraite; je saurai y mourir: il faut que j'y finisse une vie dont le terme a quelque douceur pour une infortunée... j'ai retrouvé mon père... j'expirerai dans ses bras... mylord, après le bienfaisant Simpson, vous voyez la seule créature, qui m'ait accordé de la pitié... vous m'avez rendu votre tendresse... mon père... Dieu!... Que mon fils...Bell à ce mot perd la voix; Daramby n'a que le temps de la serrer avec transport contre sa poitrine; il s'écrie: l'infortunée Bell n'était plus; et sa main défaillante retenait encore son enfant qu'elle semblait présenter au lord. Daramby était tombé sans mouvement sur le corps de sa fille; Simpson succombant lui-même à sa douleur, fait cependant enlever le lord et l'enfant de ce séjour de misère: il laisse auprès de Bell cette femme charitable qui partageait leur affliction. Le lord retiré de son accablement, veut s'ôter la vie. Simpsons'oppose à sa fureur, lui offre l'appui de la religion, le seul qui puisse soutenir dans de pareilles infortunes, lui fait voir la récompense dont Bell doit jouir, après avoir essuyé tant d'épreuves sur la terre. Daramby s'écriait: ma fille!Ma chère fille, c'est ton père qui te fait mourir ainsi! Il reprenait l'enfant dans ses bras, redisait sans cesse: Simpson, il ressemble à ma fille! Et ensuite il rejetait ses yeux couverts de pleurs sur cette lettre qu'il avait trouvée dans les mains de Bell. Daramby fut long-temps plongé dans cet anéantissement qui suit les grandes douleurs: il n'en sortit que pour consacrer ses jours à une piété exemplaire, et pour prendre soin lui-même de l'éducation de son petit-fils; il lui laissa son nom, son rang, et tous ses biens; et chargea, en mourant, Simpson de rester auprès de lui en qualité d'ami. Il n'est pas besoin d'ajouter que mylord Daramby avait répandu ses bienfaits sur la femme qui avait assisté sa fille. Le jeune Daramby chérit toujours la mémoire de son aïeul; il traita Simpson comme son propre père; ce vieillard mourut dans un âge avancé. Daramby épousa une jeune personne qui était la victime d'une longue adversité; il l'avait préférée à une des plus riches héritières des trois royaumes: sa mère lui avait rendu cher et respectable le titre d'infortuné. Il eut l'âme sans cesse remplie de cette mère si malheureuse; il fonda un hôpital dans l'endroit où elle était expirée, et tous les ans, il allait y passer un mois pour servir et soulager les pauvres. Mes amis, leur disait-il, je suis comme vous l'enfant du malheur; vous êtes mes frères; c'est ainsi que ma mère a vécu; c'est ainsi qu'elle est morte; je la respecte et je la chéris dans vous. Puissent les soins que je vous donne, et les pleurs que je verse sur sa mémoire, pénétrer jusqu'à son tombeau! Ô ma mère! C'est à vous que je dois cette sensibilité dont mon âme s'honore! Ne pouvez-vous en recueillir les fruits? Mylord avait fait élever au milieu de cet hôpital une statue qui représentait la malheureuse Bell; souvent il allait embrasser ce marbre, et le mouiller de ses larmes. Il fut l'homme le plus vertueux et le plus bienfaisant de l'Angleterre, et il vit encore dans le cœur de ses concitoyens.