AVIS DES ÉDITEURS. De tous les Français, qui, dans le commencement des mouvements révolutionnaires, ont quitté leur pays, il n'en est point dont l'histoire privée soit plus intéressante que celle du jeune Comte d'A****; né avec une imagination bouillante, et par conséquent inégale, il a parcouru différentes contrées du Nord et du Levant, bien moins en Voyageur ordinaire, qu'en Amateur qui veut tout connaître et jouir de tout. Ses Aventures ont un fond de variété si piquant, si extraordinaire, qu'on les prendrait pour des fables, si nous n'avions point sous les yeux les matériaux en original, écrits de la propre main de l'Auteur, et si l'Auteur, lui-même, n'en garantissait point l'authenticité. Sans doute des hommes attachés à la Cour de Louis XVI, auront bientôt deviné le nom de ce jeune et grand personnage, qui court ainsi le monde, comme il courait les boudoirs de Verailles; mais nous leur aurons bon gré s'ils veulent bien garder le secret, jusqu'à ce qu'il plaise à l'Auteur de se nommer. Quant à la manière dont l'Ouvrage est écrit, nous avons cru devoir la conserver presque entièrement vierge, et comme sortant des mains du Voyageur. Le style est la physionomie du cœur: l'Historien, quelqu'il soit, doit la respecter, et la retracer avec fidélité; l'art du Peintre est de rendre sur la toile tous les traits, même les plus irréguliers. AVENTURES D'UN JEUNE VOYAGEUR. CHAPITRE PREMIER. Ma sortie de France; mon arrivée à Genève; état de cette Ville; accueil que me fait un vieux Savoisien. Je partis de Paris, le 28 Juin 1789, à l'époque mémorable où l'Assemblée nationale de France venait de porter au pouvoir monarchique le coup le plus terrible. Le serment du Jeu de Paume, cet acte de souveraineté, dont les suites ont été si funestes au trône, au milieu des grandes espérances, avait fait naître dans presque tous les esprits la crainte de ces convulsions, qui depuis ont plus d'une fois souillé par la licence le sublime élan de la liberté. Pauvre en effet, mais riche en courage, et muni d'un passeport, où ma prétendue qualité d'artiste me mettait à l'abri de tout soupçon d'émigration, je me hâtai de traverser un royaume, où je marchais sur des charbons ardents, et sur les précipices qu'enfantoient à chaque pas l'inquisition démagogique, et les fausses mesures d'un gouvernement près d'expirer. J'arrive à Oenève; là je commence à respirer un peu; je retrouvai la même industrie que j'y avais remarquée quatre ans auparavant, mais non les mêmes hommes; ce n'était plus ce peuple affable, hospitalier et philanthrope, qui se disputait un voyageur; c'était le morne silence d'une ville inquiète et soupçonneuse; c'était la terreur presque générale d'un peuple qui vient de voir tomber, à côté de soi, la foudre qui le menace. La ville était divisée en deux partis, le constitutionnel et le révolutionnaire. A la tête de ce dernier était un homme qui, depuis s'est rendu célèbre en France par les fonctions ministérielles qu'il a deux fois exercées, et par sa mort tragique, Etienne Cluviere; c'était un homme remuant, qui joignait à quelques lumières sur les finances, et sur-tout à la manie démocratico-philosophique, le langge et l'extérieur républicain. Un étranger était pour les deux partis un objet d'étude et de suspicion; ici l'on me prenait pour un apôtre des insurrections populaires, et je croyais lire ces mots dans tous les yeux: „Fuyons, c'est un Français, il apporte la peste.“ Là des philosophes qui se nommaient les restaurateurs de la liberté, me regardaient comme un émigrant, traître à ma patrie, qui venait servir le ministère français auprès de leurs magistrats. De part et d'autre, on se trompait. Mais ce qui rendait cette ville bien plus sombre, c'était l'ouverture d'une Souscription pour un don patriotique à faire à l'Assemblée nationale; on sait qu'elle produisit neuf cent mille francs, et que le prix de ce don fut, de la part du ministère français, une quatrième garantie de la forme du gouvernement genevois. Necker avait conseillé, ou plutôt ordonné cette contribution; il reçut l'argent, promit tout, et netint rien. Ce séjour n'était pas plus agréable pour moi que celui de Paris; aussi le lendemain de mon arrivée fut-il à peine écoulé, que je m'empressai de sortir d'une ville, où j'avais autrefois goûté, pendant six mois, tous les charmes de la société. Dès ce moment, je craignis les villes, et cherchai des déserts, des rochers, des montagnes, je pénétrai dans la Savoie, par des chemins de traverse, et je n'avais pas encore fait quatre lieues que je m'aperçus d'un changement de climat et de mœurs, qui porta dans mon âme le baume de la paix. Que les habitants des hameaux sont heureux! Tandis que Genève était dans une agitation effroyable, un calme profond régnait au sommet d'une montagne, d'où l'on apercevait encore cette ville. Un Patriarche savoisien me reçut dans sa cabane; à ma physionomie où se peignait la tristesse, il me reconnut pour un français; il avait entendu vaguement parler des grands mouvements qui nous agitaient; il me fit quelques questions sur la situation de Paris, sur les projets de l'Assemblée, et peu satisfait de mes éponses, il se contenta de hausser les épaules, en disant froidement: „Que “les hommes sont fous! Cette manière de penser était aussi la mienne; je serrai la main à ce vénérable vieillard, et nous entrâmes dans d'autres détails qui me prouvèrent combien la prétendue ignorance des campagnes est préférable au philosophisme turbulent des villes. Le reste du jour fut employé à contempler les belles horreurs de la nature; un répas frugal, mais sain, un sommeil tranquille me dédommagèrent de mes longues fatigues, et j'aurais volontiers passé ma vie ans cette solitude, si le désir de revoir l'Italie n'eût été la plus forte de mes passions. En quittant mon hôte, j'éprouvai, je ne sais, quel regret, tout autre que celui que m'avaient inspiré sa bonhommie et ses entretiens; un secret pressentiment m'annonçait déjà qu'il n'avait plus long-temps à jouir de satranquillité. CHAPITRE II. Arrivée à la ville d'Annecy; description de ses Monumens et de son Lac; entretien avec un Centenaire; renseignements donnés par ce Vieitlard, sur la demeure et les liaisons de J.-J. Rousseau. Je continue ma route au milieu des bosquets, des prairies, par des sentiers étroits et remplis de cailloux; je me trouvai bientôt aux portes d'Annecy; mon premier dessein fut de passer outre, sans m'arrêter, tant le séjour des villes m'était devenu odieux et insupportable! mais la soif de visiter la maison de madame Varens l'emporta sur toute autre considération; j'aimais Jean-Jacques Rousseau, malgré que la fausse application de la plupart de ses maximes parût devoir diminuer mon engouement pour ce grand homme. Le Livre de ses Confessions à la main, je cherchai long-temps cette demeure; il ne se trouva qu'un Cordelier qui voulut bien, mais avec humeur, me donner quelques renseignements, dont je fus trèssatisfait; encore fallut-il les lui payer en le suivant au monastère des Filles de la Visitation, dépositaires des corps de Frémiot de Chantal, et de celui de Saint-Francois de Sales, fondateur du couvent: le corps de ce dernier est placé sur le maître autel, dans une châsse d'argent; il me fit sur-tout remarquer les peintures qui retracent les principales actions de cet évêque, dont les murailles sont comme tapissées. Tandis qu'il s'extasioit à commenter ces tableaux, un souvenir amer me rappelait la révolutiont, dont ce pasteur fut la victime. Ce pieux conducteur allait encore m'entraîner à un second couvent de la Visitation, pour me faire voir le lieu, où les fondements de cette Congrégation avaient été jetés; il me menaçait en outre de me faire parcourir tous les monastères de la ville, qui ne sont pas en petit nombre, et notamment le sien, dont il me vantait par-dessustout l'église qui en effet est magnifique, lorsque je m'avisai d'une excellente ruse pour m'en débarrasser: „Veuillez-bien, lui dis-je, me conduire au faubourg de Buffo, et me montrer où était anciennement le temple de ces païens qui adoraient un animal de ce nom“. A cette question inattendue, le vieux Cordelier rougit, se ressouvint d'une affaire urgente qui l'appelait au couvent, me quitta brusquement, en me laissant la conviction de son ignorance. Je visitai seul ce faubourg, et ne pus y dècouvrir aucune trace, même de l'emplacement de ce temple antique; il est d'une grande étendue, et contient presque autant d'habitants que la ville, dont il est séparé par une des branches de la rivière qui sort du Lac d'Annecy. Ce Lac a quatre lieues et demie de long, et un peu plus d'une demi-lieue de large. C'était un jour de marché; le soleil venait de paraître, j'étais au pied du château, situé sur une éminence, d'où l'on contemple au loin les environs de laville et ce Lac majestueux. Quel spectacle s'offre tout à coup à mes yeux! c'est un convoi de bateaux qui, sur ce Lac, vont à voile comme sur la mer, chargés de nombreux habitants des villages voisins, qui viennent apporter leurs denrées à Annecy. Ce tableau flattait ma vue, mais il manquait quelque chose à mon cœur; c'était la découverte de la maison de madame de Varens; je retourne sur les lieux, au risque d'y trouver le même Cordelier; mais quelle fut ma surprise, lorsque plongé dans mes observations, et cherchant de l'œil tout ce qui pouvait satisfaire ma curiosité, je fus abordé par un Vieillard centenaire qui me donna les plus longs, les plus agréables renseignements sur la demeure de Jean-Jacques Rousseau, et sur ses liaisons avec madame de Varens, sur Claude Anet et sur un petit nombre d'amis du Philosophe! CHAPITRE III. Distraction qui faillit me coûter la vie; un mot sur diguebelle; le vieux Militaire. Rempli des grandes idées que venait de m'inspirer l'entretien du Vieillard, je reprends ma route avec de nouvelles forces; mais avec beaucoup moins de présence d'esprit. Sans cesse je croyais voir ces images tendres et sublimes qu'il m'avait retracées; tout me semblait en ces lieux la demeure de madame de Varens; une douce illusion me la représentait marchant à mes côtés, accompagnée de Jean-Jacques Rousseau et du centenaire; plus d'une fois je leur adressai la parole. C'est au milieu de ces rêves délicieux, qu'après avoir traversé un long et silencieux vallon, qu'arrose le Lac, je gravis une montagne, dont le sommet très-élevé m'offre trois sentiers également peu pratiqués; seul, sans guide, et ma carte géographique en défaut, je suis le chemin qui me paraît présenter la ligne la plus droite vers Turin. Point de maisons, seulement de distance en distance de petites chapelles, qui me font présumer que ces déserts ne sont cependant point tout-à-fait inhabités. Je me replonge dans mes premières idées, et me mets à gravir la montagne; j'avance et tout-à-coup m'arrête; à deux pas de plus, c'en était fait de moi. J'allais rouler et tomber au fond d'un précipice; quelque horreur que m'inspirât ma situation, j'eus le courage de la contempler; je mesure de l'œil l'immensité de l'abîme, et cette gorge étroite et profonde, horriblement resserrée entre deux chaînes de montagnes, dont le sommet se perd au-delà des nues; mais quel est mon effroi, quand j'observe que je suis sur la pointe d'un rocher suspendu, pour ainsi dire, en l'air, et toujours prêt à s'écrouler! je recule, mes cheveux se dressent d'horreur, et mon sang se fût glacé dans mes veines, si je n'avais bu soudain quelques gouttes d'une liqueur vivifiante, dont je n'ai jamais été dépourvu dans mes voyages. Je venais de payer cher ma distraction; ce précipice était pour moi le bout du monde; il fallut revenir sur mes pas; je maudis mon étourderie et mon entêtement à auivre des routes non frayées. Pas une chaumière; pas une âme; heureusement il n'était qu'une heure après-midi; je marchais lentement, regardant au loin de tous côtés, et prêtant l'oreille la plus attentive; enfin, j'entends dans le lointain une voix, je me précipite vers les lieux d'où partaient ces sons, et bien-tôt je découvre un berger assis au bord d'une prairie, entouré d'un nombreux troupeau; à mon aspect, il se lève, et eut prendre la fuite: „Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez! ayez pitié d'un voyageur égaré; je suis étranger“. Ces mots prononcés, avec une émotion touchante, excitent la compassion du berger. -- Où allez-vous, me dit-il? A Aiguebelle; -- Vous prenez un chemin tout opposé. D'où venez-vous? -- d'Annecy, -- vous y revenez, vous n'en êtes éloigné que d'une petite lieue (et j'étais sorti de cette ville à la pointe du jour). Je sentis qu'il fallait renoncer au dessein d'aller ce jour-là à Aiguebelle, et, suivant les conseils du berger, ou plutôt de ma lassitude, je gagnai Faverge, petit et vilain bourg, où j'aurais goûté pleinement les douceurs du sommeil; si pendant toute la nuit, à côté de ma chambre, un militaire très-connu dans la maison, n'eût fait le siège d'une jeune beauté, qui opposait une ire résistance, poussait de temps en temps des cris aigus, et renversait avec fracas lit, tables, chaises et tour ce qui se présentait sur le théâtre du combat; de-là, je conçus qu'une Savoisienne était toute autre chose que la plupart de nos Françaises. Avant que de sortir de ce bourg, j'eus soin d'écrire ma route, ou plutôt d'en faire le plan, bien résolu de me tenir en garde contre les distractions et les précipices. Après un long trajet, à travers les cailloux et les broussailles, sur une plaine aride, je descends dans une riante et féconde vallée, qui bientôt devient une vaste plaine, en grande partie marécageuse, mais d'ailleurs trèsfertile en fourrage, en chanvre, en pommes de terre, en toutes sortes de grains; là commence le territoire d'Aiguebelle. Ce village célèbre, dans les descriptions romanesques, n'a rien présenté de frappant aux yeux d'un voyageur moderne, que les goitres et la pauvreté des habitants; l'abbé Delaporte va plus loin; c'est sans doute par antiphrase, dit-il, qu'on a donné ce benu nom à un si vilain lieu; d'autres écrivains, notamment l'astronome Lalande, me semblent avoir porté sur Aignel elle un jugement plus conforme à la vérité, en lui donnant une physionomie moins défavorable. Tout le monde y fait de la soie, et la fertilité de la terre y est un fort argument contre l'assertion du voyageur français. Le hasard m'avait conduit dans une auberge, où se trouvait un vieux militaire, qui me raconta fort au long comment, en 17a2, l'Infant Duc de Parme, à la tête des Français et des Espagnols, après une affaire très-vive, força dans ce bourg les troupes du roi de Sardaigne: j'y étais; en voilà la preuve, s'écria-t-il, en découvrant sa poitrine sillonnée de blessures. CHAPITRE IV. Tableau du ravage que font les lavanges; Goîtres et sentiment sur leur origine; les Cretins présentés sous des couleurs moins défavorables; culture pratiquée sur les plus hautes montagnes. L'Arc arrose Aiguebelle; cette petite rivière prend sa source au pied du MontIséran, sur les frontières du Duché d'Aoste et du Piémont, et sépare en deux la Maurienne; elle est d'une rapidité qu'on ne peut comparer qu'à celle des torrents qu'elle reçoit dans son cours; ce n'est point ce fleuve tortueux, qui ne pouvant quitter une superbe capitale, se plaît à serpenter autour de ses murailles, s'écoule lentement, s'egare et paraît long-temps incertain de sa route; on dirait un amant qui vole après sa maîtresse; ni les cailloux entassés, ni les nombreux rochers, ni les graviers, ni les lourds débris qu'entrainent les torrents qui se précipitent du haut des montagnes, rien ne l'arrête; l'Isère l'attend, il brûle d'aller avec elle visiter la France; hélas! au moment de mon passage, il ne connaissait pas l'agitation qui régnait dans cette contrée; il ne savait pas qu'à ses eaux limpides allaient bien-tôt se mêler des flots de sang. Au sortir d'Aiguebelle, je me sentis tout-à-coup saisi d'un froid mortel, en jetant un regard sur ces montagnes, d'où quarante ans auparavant s'était précipité ce déluge de torrents qui avait englouti l'église de Randan, et toutes les maisons de cette paroisse infortunée; le clocher au niveau du sol du terrain, des monceaux de gravais, des quartiers de roche épars çà et là, de ces habitations, voilà tout ce qui reste; je crus voir, je crus entendre encore une fois se détacher et tomber sur moi un de ces monts de neige, dont la chute écrase des hameaux entiers, arrête, détourne le cours des fleuves; c'est peu de quitter la vie, mais rester enseveli sous ces masses énormes, c'est plus que mourir. Quelquefois la montagne ne se contente pas de vomir et de répandre au loin ses terribles dépouilles; minée par les eaux, sa base manque, elle se fend, s'écroule, couvre la vallée, et partout sème la terreur, le ravage et la mort. Ne vit-on pas dans le commencement de ce siècle, dans un jour serein, la partie occidentale du Diableret en Valais, subitement tomber, renverser cinquante-cinq cabanes, écraser quinze personnes, et de nombreux troupeaux? Chez les Grisons, la ville si justement appelée de Pleurs, n'a-t-elle point à regretter son existence et celle de ses deux mille habitants écrasés sous la chute d'une montagne? C'est sur-tout dans la Maurienne, où les monts sont plus élevés, et les vallons plus étroits, qu'on est le moins à l'abri de ces formidables lavanges; on y voit à chaque instant ces masses énormes de neige suspendues, comme une mer au-dessus des nues, se détacher précipitamment, entraîner avec fracas des quartiers de roche, descendre en mugissant de cascadeen cascade, et s'engloutir dans la rivière, qui les reçoit avec cette différence qu'inspire l'habitude de pareils présents. Le voyageur seul s'arrête, et reste épouvanté; il béuit la main invisible qui dirige ces torrents dans leur chute, et plus que jamais convaincu de l'existence d'un Être suprême, il continue paisiblement sa route. Telle était ma position. On ne peut plus faire un pas sans être frappé de la difformité, qui règne d'ailleurs dans une grande partie de la Savoie; es goitres y sont également énormes et communs; je pense, avec tous les voyageurs naturalistes, qui ont parcouru ces vallons, que cette incommodité provient de la mauvaise qualité des eaux qu'on y boit; ce sont des eaux de neige fondue, dont la dureté n'étant pas encore atténuée par l'air qui les eût divisées, épaississent et arrêtent la lymphe, qui distend les vaisseaux dans l'endroit où ils opposent le moins de résistance; ces tumeurs sont connues dans la médecine, sous le nom de Bronchocèles; c'est un amas de chairs fongueuses, de matières semblables à de la bouillie, qui n'excitent aucune douleur, et dont il serait dangereux, sans doute, de vouloir se débarrasser, à cause de la proximité des nerfs et des vaisseaux. Les deux sexes sont également attaqués de cette infirmité, et ne semblent point s'en apercevoir; les enfants au berceau jouent avec ces loupes, comme avec une troisième mamelle. D'anciens voyageurs, et ceux qui depuis les ont copiés, ont dit qu'on prétendait qu'il existait dans ces contrées une espèce d'hommes à part, distinguée par une imbécillité plus ou moins grande, en raison du plus ou moins de grosseur de goitres; ils les ont dépouillés de leur nom propre, pour leur donner celui de Crétins. J'ai cherché dans la Maurienne cette classe d'infortunés bâtards de la nature; j'y ai trouvé des hommes petits, tortus, et généralement difformes, très-peu instruits à la vérité, mais remplis pourtant de ce bon sens, qui me paraît bien préférable à la science de nos philosophes; ils ont un grand avantage sur ces derniers; ils n'ont jamais fait de malheureux. Je dirai plus, c'est-là qu'on retrouve les mœurs patriarchales, et par conséquent l'innocence des premiers siècles du monde: nés sur une terre ingrate, ils l'ont forcée, par leur industrie et leur activité, à leur fournir les aliments nécessaire à leur subsistance; peu de besoins, encore moins de désirs, nulle ambition, la sobriété, le désintéressement, et en général toutes les vertus des Spartiates, sans leurs vices, bien supérieurs à ces derniers par leurs inclinations pacifiques et leur amour pour l'agriculture; telle est l'idée que m'ont donnée de leurs mœurs et de leur caractère, les heureux habitants de ces vallées, qu'on appelle fort improprement malheureux. Tranquilles dans leurs foyers rustiques, les solitaires de la Maurienne cultivent les plus hautes montagnes jusqu'à leur cime, y font naître des champs, des prés, de la verdure; tantôt ils y pratiquent des remparts propres à défendre la terre des incursions des eaux, toujours prêtes à l'entraîner dans le vallon; tantôt pour garantir le sommet d'une montagne de cette aridite qu'y produirait l'action du soleil, ils vont mettre à contribution l'eau qui coule du mont voisin, en pratiquant des réservoirs, auxquels aboutissent des tuyaux de sapin, qui communiquent ce don bienfaisant d'une montagne à l'autre. Heureux qui connaît le charme de ces occupations innocentes! quelquefois ils font la guerre aux ours, mais ils respectent toujours leurs grottes; c'est la propriété de ces animaux; jamais entre eux ils ne se déchirent, et sans se donner le nom de frères, ils montrent l'exemple de la fraternité la plus désintéressée: ils passeront bientôt sous un nouveau gouvernement; puissent-ils, au milieu des orages prêts à fondre sur leurs têtes, conserver toujours cette pureté de mœurs, qui les rend peut-être l'un des premiers peuples de la terre! Quelques-uns d'entre eux cèdent à leur cupidité; ils émigrent et viennent en France chercher la fortune; mais la plupart restent dans leur pays natal; ils aiment mieux passer leur vie avec des ours qu'avec des hommes. Les montagnes qui dominent leurs habitations, quelque escarpées qu'elles soient, n'ont pu, la plupart, conserver leur virginité; ici, chargées de légumes, de plantes salutaires, de moissons dorées, et même de fleurs, elles s'enorgueillissent de l'emprunt d'une fécondité que la nature leur avait refusée. Là dans un état de siège et de guerre perpétuelle contre les masses de neige qui les minent, elles s'honorent d'une décrépitude respectable, et semblent dire à l'homme qu'il doit toujours, quelques soient ses revers, rester à son poste, et braver tous les coups de la fortune. Ces tableaux fatiguent l'œil du voyageur ordinaire, qui dans ces gorges ne voit partout que lavanges, que précipices; ils étaient pour moi la source d'une foule d'observations sublimes et délicieuses; il est un charme secret qu'on éprouve, lorsqu'au milieu des grands tableaux de la Nature, on voyage seul avec son imagination. Mais déjà le vallon de l'Arc est devenu trop étroit; la montagne de Saint-André présente sa croupe escarpée et tortueuse; il faut la gravir à travers les pierres écailleuses, dont elle est couverte; pendant l'espace de cinq heures, je ne cessai de monter et de descendre, et j'arrivai, sans le désirer, et presque sans m'en apercevoir, à Lanebourg, au pied du Mont-Cénis; c'est-là que je passai la nuit, sans m'inquiéter ni des bidets, ni des porteurs, dont presque tous les voyageurs ont besoin pour un passage, qui, dans la belle saison même, ne laisse pas que de présenter de grands dangers. CHAPITRE V. Caravanne d'Emigrés; mon arrivée à Suze et à Turin; tableau de cette Capitale. Lorsque j'eus regagné mon chemin, un nouveau spectacle, aussi touchant peut-être, frappe mes regards; devant moi défile une caravane de Porteurs, qui chariaient des étrangers, parmi lesquels je reconnus plus d'un grand personnage; c'étaient des Français; ils avaient fui leur pays, à la lueur des flammes qui consumaient leurs châteaux, et allaient en Italie chercher un asile; on eût dit un convoi funèbre; la tristesse était peinte sur leurs visages, ils gardaient un profond silence, et tournant de temps en temps leurs regards vers une patrie adorée, ils semblaient moins occupés de l'avenir sinistre qui les menaçait, que du sort des amis et des parents qu'ils laissaient après eux. On ne quitte pas impunément son pays, ses possessions, ses amis, tout ce qu'on a de plus cher; cependant quelques-uns d'entre eux avaient conservé cet air mâle et fier, que les Chevaliers français portaient jusques dans leur tombe; c'étaient de nouveaux Coriolans, qui respiraient la vengeance, et allaient demander des armes au roi de Sardaigne. En contemplant ces restes fugitifs de l'antique noblesse française, sans m'informer des motifs d'une émigration généralement causée par le ressentiment ou la crainte, je ne pus me défendre d'un sentiment de regret et de pitié; je redoublai néanmoins de vitesse, et laissai ces malheureux à la Novalèse, jaloux de n'être point compris dans une liste de proscription, qui devait devenir un jour si fatale. On peut cesser d'aimer la vie, on ne cesse point d'aimer son pays; les chemins, depuis la Novalèse jusqu'à Turin, étaient couverts de familles entières de ces infortunés. Ces espèces d'ombres vivantes et vagabondes remplissent mon âme d'amertume, et leur image me poursuit jusqu'à Suze, où l'un des chef-d'œuvres de l'antiquité cause enfin dans mes idées une diversion déjà bien nécessaire; c'est un arc de triomphe élevé à l'honneur d'Auguste; il est formé de gros blocs de marbre, avec quelques colonnes corinthiennes dégradées; il n'y a pas long-temps qu'on en distinguait encore les bas-reliefs, représentant un sacrifice, et les traces d'une inscription, que Gruter et Maffei, et plusieurs autres Auteurs ont différemment rapportée, et sur laquelle le temps qui l'a totalement effacée, ne permet plus d'asseoir un jugement. Suze est comptée, dans l'Histoire, parmi les villes les plus antiques et les plus illustres; mais comme la plupart des Cités anciennes, elle a payé cher sa célébrité, et sa belle situation; elle n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois; elle ne pouvait être la clef du plus beau pays du monde, sans être la porte de la guerre; aussi dans tous les siècles a-t-elle excité l'envie des conquérants; pour la soumettre, quantité de peuples se sont disputés tour-à-tour le barbare honneur d'y porter le fer et la flamme; les Gaulois, les Carthaginois, les Goths, les Vandales, les Sarrasins, les Français même, et sur-tout les Allemands, qui, sous la conduite de Barberousse, y passèrent et la mirent en cendres; c'est alors qu'on vit périr les archives et tous les anciens monuments de cette ville. Au sortir de Suze, on entre dans un vallon fertile que le Doire arrose; on y voit le même champ produire, par an, deux récoltes, celle du blé ou de différentes graines, et celle de la vigne, dont les ceps sont plantés au pied des ormeaux, et dont les branches s'élèvent et serpentent voluptueusement autour de ces arbres. C'est la patrie des vers à soie; ils y trouvent, au moyen d'une quantité de mûriers blancs, une abondante nourriture, qu'ils payent au centuple par la bonté de leurs dépouilles; on sait combien les soies de ce pays sont estimées. A six milles de Turin, s'élève en amphithéâtre le gros village de Rivoli; de tous côtés, il domine sur de vastes campagnes, embellies de collines, chargées de grains et de toutes espèces de fruits. Là commence la riche et immense plaine de Lombardie; à l'extrémité de ce bourg, on remarque le château fameux par l'abdication, l'emprisonnement et la mort de Victor Amedée, en 1732; ce Prince, le premier de la maison de Savoie, qui eut le titre de Roi, après avoir cédé le trône à son fils, conçut le fatal dessein d'y remonter, pressé par les sollicitations d'une épouse ambitieuse et avide de régner. La conspiration était sur le point d'éclater, quand le fils averti quelques heures auparavant, fit arrêter son père à Mont-Cailler, et le fit renfermer dans le lieu même où, en présence de ses Ministres, de ses principaux Magistrats, et des Généraux de ses armées; il avait volontairement et solennellement abdiqué la couronne; c'est dans cette prison que le premier roi de Sardaigne mourut, deux ans après cet acte, qui lui coûta la liberté, et à son fils, le regret de déployer une triste sévérité que l'intérêt de l'Etat rendait indispensable. Rien de plus agréable que le chemin de Rivoli à Turin; c'est une large et magnifique avenue plantée de grands ormes, bordée de campagnes riantes, et arrosée par une quantité de canaux tirés de la Doire; un perpétuel ombrage y entretient, même au fort de la chaleur, une fraîcheur opaque et délicieuse. Tout annonce l'entrée dans le plus beau jardin de la terre; on dirait l'allée d'un parc, terminée au loin par des temples et des palais, dont la voûte se perd dans les nues. Tel est l'aspect que présente Turin au bout de cette grande avenue. J'avais vu quelques années auparavant cette ville à une époque remarquable par la visite du roi de Naples, et les brillantes fêtes prodiquées à son honneur. Au lieu des illuminations magnifiques, dont l'éclat semblait reproduire des millions de soleils dans Turin, et sur les riants coteaux qui l'avoisinent, je ne trouvai qu'un désert, où régnaient la nuit, le silence et l'inquiétude; ce n'était plus cette ville hospitalière, affable et carressante, dont le séjour avait été jadis pour moi le palais d'Armide; un deuil général en avait fait la Cité la plus triste, la plus lugubre; on y savait tout ce qui venait de se passer, tant à Versailles qu'à Paris, on y racontait également des événements connus et inconnus; la renommée, la crainte et le ressentiment avaient tout exagéré; l'esprit de la cour était celui des habitants; c'est l'avantage dont jouit un bon Roi, accoutumé à résider au milieu de ses sujets. Chaque jour ajoutait aux alarmes de la veille, par l'affluence des émigrants français, dont les récits augmentaient la tristesse publique; on eût dit que Turin venait d'éprouver la même révolution que Paris. Mais ce qui redoubla la consternation, ce fut l'arrivée du comte d'Artois, parti de Paris quelques jours après la prise de la Bastille; on ne peut exprimer les différentes sensations que produisit sur tous les esprits la présence inattendue de ce Prince, le premier fugitif de la Maison royale de France. CHAPITRE VI. Gênes; embarquement sur une Felouque; tempête; arrivée au golfe de la Spezzia. Cependant le soupçon planait sur tous les Français, dont la conduite et les opinions n'étaient point particulièrement connues du gouvernement; mon silence, mon caractère modéré, et le mépris que j'affectais des calamités humaines, m'avaient déjà rendu suspect dans une ville où, nécessairement il fallait épouser, sinon la cause, du moins l'animosité publique; je fus cité devant le Gouverneur qui, après différentes questions, m'accorda vingt-quatre heures de séjour; je n'attendis pas que ce terme fût expiré, et sans m'arrêter dans aucune ville du Piémont, j'arrivai, comme un éclair, à Gênes. Cette ville me parut bien différente de celles que j'avais déjà parcourues; accoutumée aux révolutions, celle de France n'avait encore fait sur elle qu'une impression très-légère; seulement le commerce y montrait quelque inquiétude; qu'éprouvaient déjà les finances d'un elle avait pour fondement la secousse royaume, dont la fortune avait presque toujours été alliée à la sienne. Le peuple Génois fut pendant plusieurs siècles le jouet de l'ambition de quelques familles puissantes, et la victime de son inconstance; il n'a point changé de penchant en changeant de maîtres; le bouleversement général de la France, qui pour tout autre peuple, était un sujet de crainte et de consternation, n'excitait dans celui-ci qu'un sentiment de curiosité, et d'admiration peut-être; tant il est-vrai qu'on éprouve quelque plaisir au récit même des malheurs qu'on a soi-même éprouvés! Rien de plus beau, rien de plus riche que les églises et les palais de Gênes, où l'art le plus exquis a marié avec prodigalité l'or, l'azur et le marbre; ces superbes monuments que j'avais appris par cœur dans mon premier voyage, seraient peut-être devenus pour moi le sujet d'une étude nouvelle; mais j'allais à Rome, et je brûlais d'y arriver. Je ne pus cependant sortir de cette ville sans regret; on y jouissait d'une concorde et d'une tranquillité, qui ne devaient point être de longue durée. Le port de Gênes offre un spectacle imposant et sublime; cette ville paraît sortir du sein des flots, commeune beauté magnifiquement parée; elle forme en s'élevant un vaste et brillant amphithéâtre, d'où elle domine tout ce qui l'environne; c'est alors qu'elle est véritablement digne du titre de Superbe; mais à mesure qu'on s'éloigne, elle semble, par degrés se dépouiller de sa magnificence, descendre et se replonger dans la mer, et tout-à-coup disparaître, semblable à la vie de l'homme qui, d'un ouche au trône, et de l'autre à la tombe. Mollement portés sur une felouque agile, ou plutôt sur l'aile des zéphyrs légèrement voltigeans sur l'onde, nous bravions ces rochers escarpés, ces montagnes âpres et désertes qui semblent menacer les voyageurs, quand soudain se forme au-dessus de nos têtes un rassemblement de nuages qui, sans se briser, se croissent, s'entassent et répandent sur la mer une nuit effroyable. L'horrible lueur des éclairs, le bruit du tonnerre, le sifflement des vents, le mugissement de l'onde, qui tantôt s'élève, et tantôt tombe, la félouque presque en même temps dans les airs et dans l'abîme, de choc impétueux des vagues furibondes, réalisent pour la première fois, à mes yeux, un tableau dont le pinceau de l'homme ne peut retracer qu'une imparfaite image. Il est impossible de voir la mort de plus près, même sur un champ de bataille, où du moins on peut combattre, et vendre cher sa vie; mais ici toutes les armes, tous les moyens d'attaque et de défense sont du côté de l'ennemi; de tous les voyageurs, j'étais peut-être celui qui tenait le moins à mon existence, et j'avais trouvé le secret d'attacher à mes derniers moments, une jouissance, une volupté secrète, qui n'est réservée que pour l'amitié seule; je tendis mes mains vers mon compagnon de voyage, il tendit vers moi les siennes, et nos deux âmes confondues sur nos lèvres brûlantes, nous nous disposâmes à mourir en nous embrassant. Alors, et j'en prends le ciel à témoin, j'oubliai le danger, et fis quatre vers italiens qui exprimaient l'affreux plaisir de notre situation. Ce qui me frappait le plus, c'étaient les cris et le désespoir d'un sexe peu fait pour de si fortes crises: „ Anime dis purgatorio, s'écriait une jeune femme, se non abbiate compassione dis me che son una peccatrice, abbiate almeno compassione del povero frutto, chio porto nel grembo mio: Ames du purgatoire, si vous n'avez point pitié de moi qui suis une pecheresse, ayez du moins pitié du pauvre fruit que je porte dans mes entrailles.“ C'emente, ce n'est rien, lui répétait sans cesse son mari, en essuyant ses larmes, et, sans le vouloir, pleurant lui-même. Le reste des voyageurs, presque tous natifs de ce pays, s'adressaient tour-à-tour à NôtreDame de Lorette et aux autres Saints qu'ils croyaient devoir leur être les plus propices. Jusqu'alors on n'avait point cessé de ramer; un vieux matelot encourageait ses camarades, et tâchait de nous rendre l'espérance que lui-même avait perdue. Tout-à-coup le pilote pâlit, quitte sa place et se tait, tout l'imite, tout reste immobile; une vague de loin s'élance, roule, tombe sur la félouque et la précipite dans le port de la Spezzia, à l'abri d'un rocher énorme, dont le sommet toujours paisible, commande aux flots le respect et le silence. On respirait, on commençait à jouir des horribles détails d'un naufrage qu'on n'avait plus à craindre, lorsqu'on aperçoit un vaisseau luttant contre les vents et les vagues, chargé de voyageurs qui tendaient les mains, tantôt vers le ciel, tantôt vers nous; encore quelques minutes, ils touchaient au port: mais il fallait à la mer des victimes; une montagne d'eau les enveloppe, le navire s'élève, s'enfonce, se relève, retombe et s'engloutit. Chez les anciens, les voyageurs échappés du naufrage, déposaient sur la rive, aux pieds du Dieu qu'on y adorait, leurs vêtements encore humides; à leur exemple, à peine entrés dans le bourg de la Spezzia, nous accourons tous d'un mouvement spontanée à l'église la plus voisine; tant il est vrai que la reconnaissance est le premier besoin de l'homme vertueux et sensible! CHAPITRE VII. Passage à Livourne et à Sienne; leçons d'un Dominicain; l'Improvieur; les Maremmes. Après deux jours de repos, on continua sa route; autant la mer avait été, trois jours auparavant, courroucée, autant elle parut nous sourire et seconder les zéphyrs bienfaisants, dont le souffle nous jeta presque en un clin d'œil au port de Livourne. Cette ville n'était jadis qu'un village médiocre, que les Génois cédèrent à Come 1.er pour Sarzane; c'est à ce grand Duc qu'elle doit son agrandissement, sa beauté, son commerce; elle est le magasin des Echelles duLevant, l'entrépôt de l'Europe, le rendez-vous et l'habitation de cent Peuples divers. Quelles que soient la tolérance et la liberté qui règnent à Livourne, on ne peut y entrer, sans subir en trois ou quatre endroits des interrogatoires également fastidieux et inutiles. Ce qui pique le plus la curiosité de l'observateur, ce n'est point la ville elle-même, ni le port, ni ce qu'on voit presque partout ailleurs, mais bien l'accord de tant de nations, qui forment un ensemble, en conservant toujours quelque chose qui leur est propre, et qui les distingue. Chacune d'elles exerce librement son culte; chacune a son cimetière apparent hors de la ville, comme pour dire aux passants: „Vous avez beau traverser les mers, les couvrir de vos richesses, habiter des palais magnifiques, ici vous attend votre dernière demeure, le terme éternel de l'ambition et de la folie humaine.“ Le désir de revoir Sienne, et la redoutable forêt de Bolsena, où quelques années auparavant, j'avais été surpris par des voleurs en plein midi, et dont j'avais touché le cœur et trompé l'avidité, moyennant deux bajoques, me fit renoncer au voyage par mer. J'eus le bonheur de continuer ma route avec un Dominicain de Sienne, fait pour réconcilier les moines avec l'homme le plus impie ou le plus philosophe de la terre; il était également instruit et affable; durant tout notre voyage, la nuit et le jour, il daigna me servir de maître, me perfectionna dans la prononciation de la langue italienne, et sur-tout dans le choix du mot propre; regardant, ainsi que d'Alembert, ce choix comme l'opération de l'esprit la plus nécessaire et la plus difficile. Ce bon mentor me fit remarquer en détail toutes les curiosités de Sienne. Il commença par l'église de son couvent; elle est belle et célèbre par les reliques de Sainte-Cathérine de Sienne, en me faisant remarquer l'anneau que lui donna l'Enfant Jesus, pour gage de son mariage avec cette Sainte; il sourit, comme à regret, et par la manière dont il m'expliqua d'autres miracles de cette nature, il ne me laissa point de doute sur le peu de foi qu'il ajoutait à toutes ces extravagances; mais les miracles de l'art lui parurent bien plus dignes de fixer mes observations. La cathédrale en est remplie; son portail gothique est peut-être le seul bâtiment d'Italie qui soit fini en entier: l'œil ne peut se lasser de contempler cette coupole élégante, ces colonnes chargées de fruits et de feuillages, cette voûte azurée et parsemée d'étoiles d'or, cet intérieur tout de marbre, noir et blanc, disposé à bandes horizontales d'une égale largeur, et par-dessus tout, ce pavé magnifique, où sous le pinceau des artistes les plus célèbres, des marbres de différentes couleurs ont pris une âme, et représentent plusieurs Histoires de la Bible. Parmi les bustes des Papes, qu'on remarque autour de la nef sur une espèce de galerie, je cherchai celui de la papesse Jeanne; le Dominicain me montra la place qu'il occupait à la suite du buste de Léon IV, jusqu'en 1600, époque à laquelle le Grand Duc le fit ôter à la prière de Clément VIII, pour l'honneur de la papauté, d'ailleurs assez décriées sur-tout dans ces malheureux temps de controverse. Que cette femme eût, en effet, porté la tiare, que le manuscrit attribué au savant Anastaze, qui atteste l'existence de cette papesse, fût authentique ou apocryphe, c'est-là ce qui m'intéressait le moins; j'aurais été bien plus convaincu de l'absurdité de cette fable, si ma patrie ne m'eût offert, dans ce même instant, l'exemple des erreurs et des métamorphoses les plus incroyables. Quelques soient les ornements dont cette cathédrale est parsemée, elle est dépouillée de ce qui faisait sa principale richesse, de sa bibliothèque et des manuscrits précieux, dont Pie II l'avait enrichie; les Espagnols s'en emparèrent jadis par droit de conquête; cette remarque n'est point inutile pour ceux qui osent avancer que les Français ont usé les premiers de ce droit, dans les pays qu'ils ont nouvellement conquis. Sienne autrefois célèbre par son industrie, son commerce et son amour pour la liberté, formait une République indépendante; elle fut long-temps le théâtre de guerres civiles et de divisions qui s'élevaient sans cesse entre la nobleffe et le peuple; dans le conseil des neuf, établi par une partie du peuple, en 1487, se trouva Pandolfo Petrucci, qui devint à la fois son usurpateur et son tyran; ses descendants soutinrent pendant quelque temps leur puissance, mais elle trouva son terme dans de nouvelles dissensions intestines, qui facilitèrent aux Français et aux Espagnols les moyens de s'emparer tour-à-tour de cette ville, jusqu'en 1557, que Philippe II, roi d'Espagne, la remit à Côme 1.er, grand duc de Toscane, dont les successeurs l'ont depuis possédée, et semblent avoir épuisé, pour la grandeur de Florence et de Livourne, toutes les ressources de leur génie et de leurs trésors, au préjudice de cette ville, qui n'offre plus que la dépopulation, l'engourdissement, la misère, et le vain souvenir de ce qu'elle fut autrefois. Pour peu qu'on aime la poésie, on ne peut sortir de Sienne, sans avoir entendu quelques morceaux des improviseurs de profession, qui sont trèscommuns dans cette ville. C'est le spectacle que le Dominicain m'avait réservé pour le dernier, comme le plus propre à satisfaire mon goût, et à combler le vide que la plupart des autres spectacles avaient laissé dans mon âme. On appelle improviseur, un Poëte qui se fait un jeu de composer un Poëme impromptu sur un sujet quelconque. Je donnai pour sujet à Joseph Pazzini, qui dans ce temps était le plus en vogue à Sienne, l'état de l'Italie. Soudain il baisse la tête, et rêve pendant près d'un quart-d'heure, au son d'un clavecin, qui prélude à demi-jeu; puis il se lève, et déclame d'abord lentement le début d'un Poëme en rimes octaves, toujours accompagné par le même instrument, qui, pendant la déclamation frappait des accords, et se remettait à préluder, pour ne point laisser vides les intervalles au bout de chaque strophe. Les premiers se succèdent avec me douce lenteur; c'est le tableau de l'Italie encore paisible; tout-à-coup la verve du Poëte s'enflamme; il présente à la suite d'une fermentation sourde et ténébreuse, cette belle partie du monde couverte des laves du volcan révolutionnaire, inondée de soldats étrangers, en proie aux ravages de l'ambition, des révoltes et d'une guerre, dont le résultat est de renverser les lois du pays, les trônes, la tiare, et de dépouiller l'Italie de ses plus beaux ornements. „Quels sont, dit-il, avec fureur, quels sont les profanes qui osent mutiler ainsi l'antique maîtresse de la terre, enlever ses monuments?“ Il allait continuer, mais tout-à-coup il s'arrête, me regarde, soupire, et en me serrant la main, -- Pardonnez, me dit-il, je ne pensais pas que je parlais devant un Français. Cette remarque fut un coup de poignard pour moi; ce beau nom, dont je m'étais autrefois si justement glorifié, me parut en ce moment un fardeau; poux prévenir des recherches, ou du moins des observations fâcheuses, je pris brusquement congé du Dominicain, et me hâtai de sortir d'une ville qui, grâces aux leçons qu'elle a reçues, n'aime point ce qui peut lui retracer le moindre souvenir de révolution. Cependant le pays qui l'environne est le tableau vivant des bouleversemens qui l'ont trop longtemps agitée; elle a toujours devant ses yeux ses Maremmes. Les Maremmes sont un espace d'environ quinze lieues, situé au bord de la mer, et baigné par la rivière de l'Ombrone, qui se partage en deux. Dans les beaux jours de l'Etrurie, ce pays comptait des villes très-peuplées, dont on a oublié depuis quelque temps jusqu'aux noms, et l'on y chercherait vainement les cendres de Vetulonia, cette Cité si renommée dans les fastes étrusques. On dirait que, lasse de guerres et de la tyrannie de ses divers usurpateurs, la terre empruntant la corruption de l'air, a changé de face et rejeté l'homme de son sein; les anciens romains et les derniers princes de la Toscane y ont envoyé des colonies pour la répeupler, tout a péri; la paix, la persévérance des ses nouveaux maîtres, les mémoires et les travaux de quelques grands hommes, l'ont un peu réconciliée avec l'espèce humaine, mais elle n'en est pas moins un tombeau pour l'étranger imprudent, qui vient la dépouiller de l'or de ses moissons. C'est en tournant ses regards vers le midi de Sienne, entre l'ile d'Elbe et la ville d'Orbitello, qu'on remarque cette contrée déplorable; si d'un côté l'on donne des larmes aux malheureux qu'elle fait périr, de l'autre on est forcé d'applaudir à ses terribles, mais utiles leçons. Hélas, on s'afflige des ravages de la dépopulation de ces Maremmes, et l'on ne songe point que nous portons dans nous-mêmes des Maremmes mille fois encore plus pestilentielles. CHAPITRE VIII. Description de quelques Pay celébres, entre Sienne et Montefiascone. Le pays qu'on parcourt de Sienne à Rome, semble porter le deuil de son antique splendeur. San Quirico, Chiuzi, qu'on dit être l'ancienne Clusium, capitale des Etats du roi Porsenna, Montepulciano et Radicofani n'offrent plus rien de remarquable, si ce n'est quelques bons vins, et des vestiges de volcans éteints sur-tout dans les montagnes de Radicofani et de S.-Fiora. On marche sur un terrain mêlé de lâves, de pierres calcinées et de grains de Pouzzolane, espèce de gravier mal lié, jusqu'à la petite ville d'Aquapendente, la première des terres de l'Eglise. Une cascade naturelle qui tombe du haut du rocher, fur lequel cette ville est située, et qui paraît lui avoir donné le nom qu'elle porte, excite l'attention du voyageur; les habitants d'Aquapendente, ne m'ont paru ni plus méchants, ni plus grossiers qu'ailleurs, quoiqu'en dise Richard; ils sonst seulement orgueilleux d'appartenir au Saint-Père, et se glorifient d'un évêché, qui ne doit son établissement chez eux qu'à la destruction de l'infortunée cité de Castro, commandée, en 1649, par Innocent X, pour punir l'attentat commis sur un évêque assassiné dans ses murs, ou plutôt pour n'avoir plus à redouter une ville, devenue l'aliment d'une guerre perpétuelle entre le Saint-Siege et le duc de Parme. A San-Lorenzo, le spectacle de quelques belles maisons, nouvellement bâties, foulage l'imagination fatiguée; on sent rajeunir ses idées en les promenant au loin, tantôt sur une campagne plus riante et plus féconde, tantôt sur le Lac majestueux de Bolsena. Qu'ici ma manière de voir est différente de celle de cet avocat recommandable d'ailleurs par ses talents et ses observations, qui n'aperçoit dans Bolsena, qu'un amas de baraques noires, et que des tables couvertes de poulets dont il est excédé! Que d'images bien plus grandes remplissent mon âme toute entière! Dans cette ancienne capitale des Volsques, je crois voir encore l'immortel Coriolan banni par le peuple romain, demander au Chef de cette Nation, un asile et des armes. Ætius le reçoit avec cet intérêt qu'inspirent un grand nom, d'importants services et des talents connus. Ici, ces deux héros méditent ensemble les plus prompts moyens de vaincre les Romains; en prononçant ce nom, Coriolan ne peut s'empêcher de pousser quelques soupirs; vainement dans ses mains brillent des armes ennemies; la patrie est dans son cœur. Là, vainqueur de Rome, et désarmé par sa mère, tandis qu'il ramène l'armée triomphante, il est massacré par les Volsques, pour les avoir trahis, en les privant du fruit de la victoire; il meurt content, il a vaincu et sauvé Rome. L'émigration de ce grand homme et sa déplorable fin m'offrent de tristes rapprochements avec nos Coriolans, à qui cependant la victoire n'a jamais daigné sourire. Plus on avance, plus les grands souvenirs se multiplient; il serait difficile de fairé un pas, sans trouver une ville, une montagne, un lac qui ne retracent quelque événement mémorable. C'est d'une petite île de ce lac de Bolsena, que sortit au sixième siècle, la première étincelle de la guerre qui délivra l'Italie des Goths. Belisaire fut chargé par l'empereur Justinien, de venger la mort d'Amalasonte, indignement emprisonnée et assassinée par son cousin Théodat, qui poussa, dit-on, la bardarie jusqu'à l'étrangler lui-même dans son bain, pour récompenser de lui avoir donné la couronne. Cette princesse emporta l'estime générale et des regrets justement acquis; à de profondes connaissances des langues anciennes et modernes, elle joignait l'art peu commun de bien gouverner les hommes. Sa mort fut pleinement vengée, et cependant son vengeur, le sauveur de l'Italie n'en fut pas plus heureux; tant il est vrai que sur un char de triomphe, l'infortune vient presque toujours s'asseoir à côté de la victoire! Avant que d'arriver à Montefiascone, on traverse un bois, où le voyageur n'est pas en sûreté entre des hordes de Goths modernes, affamés de sa bourse et de ses dépouilles; j'en avais fait quelques années auparavant l'expérience, et grâce au ciel que j'avais pathétiquement invoqué, je m'étais adroitement débarrassé de ces importuns. Comment me fut-il possible de m'en délivrer à si bon marché? C'est un secret inpraticable pour tout autre. Les voyageurs sont tous jaloux d'avertir le ciel et la terre de leur passage, par le bruit de leurs voitures. CHAPITRE IX. Prières en ma faveur; rencontre d'un Triumvirat suspect; arrivée à Viterbe; méprise de l'abbé Coyer; environs de Rome. A Montefiascone, excellent vin blanc, prières gratuites et bénédiction domestique en faveur des passants. Quoique je ne sois pas chaud partisan des cérémonies religieuses, je n'en fus pas moins touché du spectacle nouveau que m'offrait la réunion de six à sept personnes, qui, toutes à genoux, priaient Dieu pour moi autour de ma table, tandis que je buvais ce nectar délicieux, dont la trop grande quantité fit mourir un prélat allemand. Montefiascone est la capitale du pays qu'habitaient les Falisques, peuple célèbre par les guerres de longue durée, qu'il eut à soutenir contre les Romains. Si jamais, mon compagnon de voyage et moi, désirâmes de trouver une ville, ce fut en descendant la montagne sur laquelle est situé Montefiascone, quand trois personnes d'une taille redoutable, et d'une physionomie suspecte, vinrent tout-à-coup se mêler de notre conversation, et nous accompagner en nous parlant sans cesse de leur misère, jusqu'à Viterbe, où nous eûmes l'adresse de leur échapper. Viterbe annonce le voisinage de Rome, tant par la magnificence des tombeaux de quelques papes, que par la beauté de ses églises, de ses palais, de ses fontaines. La paix dont jouit cette ville, depuis qu'elle fait partie du patrimoine de Saint-Pierre, est le plus fort argument qu'on puisse opposer aux vaines déclamations des philosophes, qui ne cessent de s'élever contre la domination papale, une des plus pacifiques, et par conséquent des plus respectables. On pourrait comparer Viterbe à une belle femme qui, longtemps le jouet et la victime de ses jeunes amants, s'est enfin livrée à la sagesse d'un vieillard, dont les soins paternels assurent son bonheur. Que n'a-t-elle point souffert des diverses factions, des guerres civiles qui ont si cruellement déchiré l'Italie! Que n'ont point fait, pour y régner tour-à-tour, les Vichi, les Cavilla, les Gatti, les Maganersi, les Ursins, les Colonne ! Le dernier triomphe des Maganersi sur les Gatti, ne fut-il point le signal du carnage, du pillage et de l'incendie qui, s'élevant sur des monceaux de cadavres de tout âge et de tout sexe, consuma la ville presque toute entière! Elle avait alors ses proscrits et ses émigrés, qui se sont hâtés d'y rentrer et de s'y établir, lorsqu'un gouvernement sage et durable leur a donné la tranquillité publique pour garantie de leurs propriétés et de leurs personnes. On montre dans une chapelle de l'église des Cordeliers, le corps bien conservé de Sainte Rose de Viterbe, religieuse de cet ordre; la chasse qui le renferme est garnie de cristaux, au travers desquels, même sans le secours des bougies, quoiqu'en disent la Martinière et les voyageurs, dont il a copié les relations, on distingue le visage et les mains de la Sainte, avec autant de facilité, qu'on voit chez Curtius des bustes d'après nature. Que la plupart des relations sont inexactes! Croiroit-on que l'abbé Coyer a mis dans sa lettre dix-neuvième, que les montagnes l'avaient quitté à Viterbe; et dans la précédente, que cette ville était située sur une hauteur, tandis qu'elle est bâtie dans une plaine, au pied des montagnes; sans doute, il aura confondu Viterbe avec Montefiascone; ce qui est d'autant plus vraisemblable, que ce voyageur écrivait ses Epîtres dans sa voiture, et que l'excellent vin de ce pays était peu propre à le guérir de sa fièvre. Pour moi, je n'oublierai jamais la haute montagne qu'il faut gravir, en sortant de Viterbe, je faillis y trouver mon tombeau, dévoré par la soif; je ne dus mon salut qu'à mon courage. Eh! qui pourrait manquer de forces lorsqu'il approche de Rome, lorsque du haut d'un monticule, qui domine sur une vaste plaine, on aperçoit déjà dans le lointain la coupole de la basilique de Saint-Pierre, qui semble chercher au milieu d'un nuage le séjour de son patron. C'est avec raison que tous les voyageurs se sont plaints de la dépopulation et de la nudité de cette campagne; ils ont attribué le défaut de culture à l'inertie du gouvernement papal, sans observer que cette plaine a dans son sein son plus cruel ennemi, un marais fangeux, d'où sortent des exhalaisons sulphureuses qui l'infectent. Qu'est devenue cette terre orgueilleuse et féconde, cultivée par la main des sauveurs de Rome? Au lieu de cette longue suite de rois qui marchaient humblement, ou plutôt indignement attachés à leurs chars de triomphe, qu'y voit-on maintenant? des légions de mouches et de lézards, quelques débris de tours quarrés, dont l'auguste vieillesse illustre encore cette campagne; ce sont des tombeaux qu'a respectés le laboureur, et ce respect est un hommage qu'il rend, peut-être sans le savoir, aux grands ossements qu'ils renferment. Mais de quels sentiments d'enthousiasme, n'est-on point pénétré, quand on foule l'herbe qui a cru sur les vestiges de la voie Flaminia, cette route qui doit sa construction et son nom au Consul imprudent, dont la témérité coûta si cher aux Romains, près du lac de Trasimène! On ne marche plus, on vole; l'imagination, l'âme, les yeux, la terre même, tout paraît s'agrandir à l'approche de la première Cité du monde; voilà le champ de Mars! voilà le Tibre! voilà la porte du Peuple! voilà Rome! CHAPITRE X. ÉTAT de Rome; mes liaisons avec un Amateur françats; mon départ de Rome pour Florence; mon embarquement à Livourne, pour les îles du Levant. Les transports de joie qu'avait excités dans mon âme le premier aspect de Rome, ne furent pas de longue durée; Rome n'était plus la même; la révolution française s'y faisait ressentir plus que partout ailleurs. Cependant je trouvai dans cette ville un avantage dont je n'avais pas joui depuis mon départ, la société de beaucoup de Français, soit artistes, soit amateurs, dont les opinions politiques étaient les mêmes que les miennes. Ils étaient venus chercher au milieur des monuments, ces distractions salutaires et agréables, que les chefs-d'œuvre de l'art et de grands souvenirs peuvent inspirer. Je me logeai, comme dans mon dernier voyage, sur la place d'Efpagne, en face du couvent de la Trinité. Quoique peu partisan des institutions monacales, je voyais cette maison avec une espèce d'enthousiasme; elle renfermait des Français. Ce qui contribua le plus à me rendre mon exil moins insupportable, ce fut la liaison que je formai avec un amateur français qui avait quitté Paris, presque'en même temps que moi. Tandis que la plupart de nos compatriotes s'entretenaient des mouvements révolutionnaires, il consacrait ses connaissances à des recherches utiles; il continuait les monuments inédits de Vinckelman : un libraire et un banquier de Paris lui fournissaient les fonds nécessaires pour vivre dans une honnête aisance, et n'être point, ainsi qu'une grande partie des émigrés, tourmenté par cet état de détresse et d'inaction, qui tue le génie. Il n'est personne qui ne connaisse Casimir Varon, rédacteur des Voyages de Levaillant, et conservateur des antiquités; les services qu'il rendit par la suite à la commission temporaire des Arts, dont il était membre, sa mort et les circonstances qui la précédèrent l'ont fait universellement regretter. Mais ce qui, peut-être, doit exciter les plus justes regrets, ce sont ses manuscrits. Une partie de ses travaux fut brûlée lors de l'assassinat de Basseville, à Rome; le reste est d'autant plus précieux qu'il ne sera connu que d'un très-petit nombre d'amis, et qu'il renferme sur les arts de véritables découvertes. Je restai tantôt à Tivoli, tantôt à Rome, jusqu'au moment où tous les Français, à l'exception de ceux qui étaient particulièrement connus du Gouvernement, se retirèrent à Florence pour se dérober aux fureurs de la populace, ou plutôt du clergé romain. A Florence, j'eus pour compagnon mon ami Casimir; mais il se décida bientôt à retourner en France. Pour moi qui n'avais point pris, en partant, les précautions nécessaires pour être à l'abri de tout soupçon d'émigration, je ne crus par devoir l'accompagner. Ma famille m'avait fait parvenir une somme d'argent assez considérable; j'en profitai pour aller visiter, en qualité de marchand, différentes contrées du Levant et m'embarquai à Livourne. CHAPITRE XI. Aventure chez les Cacavouglis; prise de la moitié d'une cargaison. LA traversée de Livourne aux Iles vénitiennes, ne fut marquée par aucun événement mémorable: Corfou, Zante, et Cephalonie, au milieu des grands mouvements qui bouleversaient l'Europe, conservaient encore une paix profonde. Ce fut dans la Morée que nous arriva la première aventure; le capitaine du bâtiment, ou plutôt sa cargaison en furent l'objet. Un mauvais temps nous avait forcés de nous jeter à Maina, dans le port qu'occupent les Cacavouglis, race bâtarde des vrais Mainotes, que ces brigands déshonorent. A droite et à gauche, il y avait des plates formes, sur lesquelles nous aperçûmes beaucoup de canons et une assez grande quantité d'hommes qui les gardaient. Notre capitaine aima mieux courir le risque d'être pillé et de perdre son bâtiment tout chargé pour le compte des Juifs, que de périr sur la côte. Pour épargner une décharge de nos canons, nous arborâmes le pavillon de subsistance et prîmes le parti de jeter l'ancre dans ce port. Le bâtiment une fois rangé, nous mettons la chaloupe en mer. Le capitaine s'habille proprement, et muni de présents il descend à terre, il s'adresse à des hommes qui s'étaient présentés à sa vue, les prie de le conduire au chef de l'endroit, feignant d'être tombé entre les mains des voleurs. „Suis nous, lui dirent ceux-ci“; ils le conduisirent chez le capitaine du district. C'était un homme âgé, assis sur un tapis à la manière des Turcs, ayant une longue pipe à la bouche. Après l'avoir salué: „Seigneur, lui dit-il, le mauvais temps, le danger où je me trouvais à la vue de votre port m'ont forcé de m'y arrêter. Je viens avec confiance vous demander l'hospitalité; votre humanité connue me fait espérer que vous daignerez me l'accorder jusqu'à ce qu'un vent favorable me permette de me rendre à ma destination. Je te l'accorde, répond le descendant des Spartiates.“ Il lui fait ensuite diverses questions, d'où il vient, où il va, quelle est la nature de ses marchandises, et enfin pour le compte de qui il est chargé; le capitaine y satisfait avec franchise; le Mainote l'invite à s'asseoir, lui fait servir du café, lui apprend que sa femme venait d'accoucher, et le prie de tenir l'enfant sur les fonds baptismaux. Le capitaine accepte la proposition avec transport; il espère d'éviter à ce prix la perte de ses marchandises, „comment pourrais-je, dit-il, vous exprimer ce que mon cœur ressent, et la joie que m'inspire la faveur dont vous daignez m'honorer? Je n'ai qu'une grâce à vous demander: quand j'aurai rendu ma visite à madame votre épouse, agréez que je vous invite à venir à mon bord, y choisir dans les draps et étoffes de soie les mieux fabriqués, ce qu'il en faudra pour vous habiller, vous, votre épouse et vos gens.“ Le capitaine fut conduit aussi-tôt à la chambre de l'accouchée. La visite fut extrêmement courte; le Mainote, à qui il venait de faire une proposition plus conforme à son goût, témoigna bientôt le désir d'aller à son tour faire une visite plus intéressée. Il se rendit sur le champ au bâtiment du capitaine, accompagné d'une douzaine de ses collégues. A leur arrivée, celui-ci fit tirer sept coups de canon; nos armes consistaient en quatre canons de quatre livres, quatre pierriers et une trentaine de fusils. Il fit apprêter une collation en confitures, en fruits secs, en poissons amarinés, en vins et en liqueurs de différentes sortes. Après ce régal, les Mainotes se mirent dans la chaloupe pour aller à terre, et se retirèrent chargés de présents. Le capitaine ordonne une seconde décharge de sept coups de canons pour les saluer, et part avec eux. La cérémonie du baptême se fait dans la soirée; il y eut ensuite un souper, auquel fut invité le parain. C'était pendant leur carême des apôtres; aussi ne servit-on que du maigre. Le capitaine regagna son bord pendant la nuit, bien consolé par l'espoir d'échapper à ces pirates. Cet espoir dura cinq jours qui s'écoulèrent au milieu de festins réciproques, tantôt à terre, tantôt à bord, et la circonstance exigeait que ces repas fussent toujours en maigre. Enfin le temps change, et le vent devient favorable. Le capitaine s'adresse au chef des Cacavouglis pour prendre congé, et lui demande la permission de partir. Quelle fut sa surprise d'entendre ces mots de la bouche du Mainote! „Le hasard qui m'a procuré l'avantage de m'allier avec toi, m'a également fourni l'occasion de t'obliger. Cette nuit tu as été l'objet d'un conseil privé, mes gens voulaient s'emparer de ton vaisseau et de sa cargaison: j'ai fait tous mes efforts pour l'empêcher. Je n'ai pu l'obtenir; ils m'ont juré que si je te permettais de partiravec toutes tes marchandises, ils iraient t'attendre sur la côte de Cerigo, qu'ils vous massacreroient tous, s'empareroient de votre vaisseau et de tout ce qu'il contient. Il ne te reste qu'un moyen d'en conserver la moitié, c'est d'abandonner l'autre pour mes gens et pour moi. Cette proposition te paraît peut-être un peu violente; c'est néanmoins la seule que mon amitié et mon humanité me dictent en ta faveur; encore a-t-elle besoin d'être sanctionnée par une seconde assemblée: mais je te promets d'employer tous mes soins pour la faire accueillir; toi-même n'hésite pas à l'accepter, si tu ne veux pas tout perdre.“ Le capitaine eut beau se livrer à son désespoir, représenter l'embarras dans lequel il allait être jeté avec ses commettants; il fallut céder. „Encore, disait le chef des Cacavouglis, je ne te réponds pas du consentement unanime de mes gens. Demain tu viens“dras savoir le résultat du conseil.“ Il fut enfin résolu qu'il montrerait ses polices, l'état et la dénomination des marchandises qu'il portait à Candie; elles consistaient en vingt balles de drap d'Allemagne, en dix d'étoffes de soie, en six de clous de géroffle et autant de cannelle, en dix d'indigo, et en plusieurs autres remplies d'objets de clincaillerie. Ils voulurent venir à bord pour faire le par âge; la moitié fut débarquée et livrée au chef qui était suivi d'un grand nombre de collègues. Deux bateaux suffirent à peine pour contenir leur lot. Quand cette horde infernale fut sortie avec sa proie, on donna ordre à ceux qui étaient sur ces espèces de forteresses, près du port, de laisser passer notre bâtiment; encore fallut-il faire une salve de sept coups de canon. Nous partîmes enfin de ce répaire de brigands, et fîmes voile vers Candie, où nous arrivâmes deux jours après. Heureusement le chef des Mainotes m'avait donné une attestation, signée de lui et de plusieurs des principaux de sa horde, qui certifioient l'accident qui nous était arrivé. Cette attestation fut jointe au procès-verbal, rédigé et signé des officiers de l'équipage. Le tout servit de pièces justificatives pour constater l'avarie et la perte faite pour le compte des négociants, qui avaient nolisé notre vaisseau. Après avoir terminé nos affaires à Candie, nous mîmes à la voile avec une dans la traversée; arrivés à Carthagène, cargaison de coton et de laine pour l'Espagne. Il ne nous survînt rien de fâcheux nous vendîmes nos marchandises en numéraire, et eûmes l'adresse de le faire transporter sur notre batiment, malgré les défenses expresses de l'emporter de ce royaume. Nous nous mîmes en mer pour retourner dans les Echelles du Levant, et y faire de nouvelles emplettes; un mauvais temps et des vents contraires nous forcèrent à relâcher dans le port de Modon. CHAPITRE XII. Port de Modon; gageure singulière, et profanation plus singulière encore d'une Mosquée. Le port de Modon a peu d'étendue, et ne présente aucun avantage; il ne peut contenir qu'un petit nombre de bâtiments; aussi les chargemens y sont rares et il s'y fait très-peu de commerce; la ville est peuplée de Turcs et de quelques Grecs. Pendant la résidence que je fis dans ce lieu, je fus témoin de l'événement le plus risible, qui pourtant serait devenu tragique sans le fanatisme et la crédulité des Musulmans. Quatre officiers relâchés comme nous à Modon, passaient leur temps dans un café sur une Place, près de laquelle était une Mosquée; la prière qui se fait régulièrement à l'heure de midi, est annoncée par des derviches ou imams qui crient sur les galeries au-dessus des Mosquées, et appellent le peuple avant le repas et après leur ablution. Sapi, lieutenant provençal, fumait une pipe dans le café, où il était avec nous, et regardait les Turcs qui quittaient leurs babouches et les laissaient dehors dans une cour de la Mosquée, avant que d'y entrer. Nous étions tous occupés à regarder les contorsions et les génuflexions réitérées que faisaient les Turcs. L'un des quatre dit à Sapi: „Quel est celui d'entre vous qui aurait la témérité d'entrer en ce moment dans la Mosquée, et qui oserait s'exposer à périr? Vous savez que ces fanatiques ne souffrent point que ceux qui ne professent pas leur religion jettent les yeux sur ces édifices, lorsque le hasard veut qu'ils passent à côté; ce serait donc bien autre chose, s'ils avaient l'imprudence d'y entrer seulement par curiosité.“ Sapi se retourne et dit, en regardant la compagnie: „Je propose une gageure et suis prêt à la soutenir. Si l'un de vous quatre veut déposer vingt-cinq louis, j'en vais déposer autant, et je fais le pari non-seulement d'y entrer au moment où ils seront rassemblés pour exercer leur culte, mais encore de laisser au milieu d'eux des traces non équivoques de ma visite.“ Je vous crois assez fou, lui dit Farnel, un de ses camarades, pour faire ce que vous dites; mais songez que vous seriez certainement la victime de votre étourderie, que la vengeance du Turc pourrait s'étendre jusques sur nous, et le danger devenir commun pour tous ceux qui sont assemblés ici. Les Turcs n'entendent pas la plaisanterie en matière de religion: si je ne voyais les plus grands risques à courir pour vous et pour nous, j'accepterais la gageure; mais quel regret j'aurais de vous avoir gagné vingt-cinq louis, aux dépens de vos jours! „Je ne crains pas plus pour vous tous que pour moi, reprend Sapi, ayez la même fermeté que moi; vous ne risquez que six cents francs, voilà mon enjeu, laissez-moi seulement attendre le moment favorable pour l'exécution de mon dessein.“ Farnel tire de sa poche vingt-cinq louis, qu'il met entre les mains de Marna; il compte ceux de Sapi et le pari a lieu. Le lendemain vendredi, jour de fête pour les Turcs, nous nous rendons tous au café vers midi. Sapi s'était abstenu de soulager les premiers besoins de la nature pendant vingt-quatre heures. Avant que d'en venir au fait, Farnel lui rappelle tous les dangers auxquels il allait s'exposer, lui répète à plusieurs reprises qu'il valait mieux reprendre chacun son argent et le dépenser en amusements, que d'encourir les périls d'une entreprise, dont les suites lui paraissent devoir être funestes. Sapi marque de l'obstination, veut soutenir la gageure: il attend que les Turcs soient assemblés, entre paisiblement dans la Mosquée, s'accroupit et gagne le pari. Les Turcs, rigides observateurs de leurs cérémonies religieuses, ont l'usage de ne se jamais déranger lorsqu'ils prient Dieu, et d'être constamment tournés vers l'orient. Ils achevaient leurs prières au moment où Sapi finissait sa besogne: le cynique fut aperçu, et aussitôt arrêté. On veut le mettre en pièces; heureusement pour lui un iman plus prudent, moins inexorable peut-être que la multitude, s'écrie: „Mes frères, écoutez-moi avant que de donner à cet infâme chrétien la mort qu'il mérite. Nous avons ici un pacha; il vous blâmerait de vous être fait justice par vous-mêmes, avant de lui avoir donné connaissance du crime. “Il faut que cet infâme jaour soit interrogé par lui, qu'il lui demande quel est le motif qui l'a porté à se rendre coupable d'une telle profanation. Il voyait sans doute très-bien qu'un lieu où les fidèles Musulmans se réunissent pour adorer le seul et vrai Dieu de la terre, n'est pas un chechumet.“ L'avis de l'iman fut prononcé avec tant de force qu'il sauva la vie à Sapi; on le prit par le collet, par les habits, et on le conduisit, ou plutôt on le traîna jusqu'au domicile du Bacha. Celui-ci fut étrangement surpris de voir arriver chez lui une aussi nombreuse multitude de urcs, pour conduire un seul homme, qui loin de paraître humilié et de baisser les yeux, les tournait continuellement vers le ciel, comme pour le remercier de la faveur qu'il en avait obtenue et du traitement qu'il éprouvait. CHAPITRE XIII. Miracle de Mahomet sur un Chrétien. Le Bacha, sur son sofa, interroge Sapi: „Pourquoi, lui dit-il, as-tu commis un sacrilège si énorme?“ Il accompagnait cette question des mots les plus durs et les plus humiliants. Sapi qui n'avait aucune teinture de la Langue turque, se contentait de secouer la tête, pour faire connaître qu'il ne comprenait pas ce que lui disait le Bacha; mais il ne cessait de répéter, Drogman! Drogman! Drogman! à la fin on comprit qu'il demandait un interprète. Le Bacha qui voulait humilier les Français dans un délinquant de leur nation, n'hésita pas d'envoyer chercher bien vite l'interprète du consul et son chancelier; lorsqu'ils furent arrivés: „Voici, dit-il au chancelier, un chien de ta nation que nous allons faire mourir; tu vas entendre de sa bouche l'aveu de son crime; je ne te répétérai pas qu'un chrétien quelqu'il soit ne peut mettre un pied sacrilège dans nos lieux saints; il y a longtemps que tu habites notre pays, tu connais nos usages, écoute ce qu'il va répondre. Le Bacha se retourne du côté de Sapi, et lui dit: As-tu profané laMosquée, en la faisant servir de théâtre à l'action la plus immonde? -- “Oui, répond Sapi. Alla! Alla! Alla! Dieu! Dieu! Dieu! „s'écrient tous les Turcs présents; Bracberet effendi, abandonnes-le nous, monseigneur, nous allons lui donner la mort pour châtiment du crime qu'il a commis. Le Bacha répond: Dourson! Dourson! doucement, attendez qu'il achève de convenir de sa turpitude, et après je vous le livrerai.“ Le peuple crie: Aferum, aferum, effendi; brave, brave, monseigneur;“ le Bacha continue l'interrogatoire, par l'entremise de l'interprète. -- „Pourquoi as-tu poussé l'audace jusqu'à souiller ainsi le saint lieu?“ Ainsi répond Sapi, du ton d'un illuminé, -- „Dites au seigneur Bacha, et dites le assez haut pour que tous les honnêtes vrais croyants qui sont ici l'entendent. J'étais malade depuis un mois entier; j'avais une fièvre qui me brûlait les entrailles; j'éprouvais des coliques si affreuses, si douloureuses que je souffrais plus que l'on ne souffre dans l'enfer: j'étais comme un homme perclus de ses membres, tout me faisait mal; c'était une constipation si endurcie, que mon bas-ventre ressemblait à une pierre. Je ne mangeais rien; telle était mon inflammation que j'aurais pu boire toute l'eau de la mer sans me désaltérer, si je n'avais pas fait ce que l'on regarde encore comme un crime; mais l'on sera bientôt dissuadé. Hélas! sans ce prétendu crime, je serais mort le même jour, et vous n'auriez point à vous glorifier de ma guérison.“ En s'adressant à l'interprète „Ecoutez attentivement, dit-il, et soyez exact dans votre rapport au Bacha. Au fort de ma maladie, j'ai prié Jesus-Christ de me soulager, j'ai prié supplications! J'ai pris des lavements la Vierge de m'être propice, vaines et des remèdes; ils m'ont tous resté dans le corps: alors j'ai invoquétous les Saints reconnus pour les plus charitables, Saint Jean, Saint Pierre, Saint Spiridion, S. Martin, pas un n'a daigné m'écouter, j'étais toujours malade." „Avant hier, j'ai vu tous les vrais croyants prier Dieu, avec tant de ferveur et tant de respect, qu'ils m'ont inspiré leur dévotion; je me suis adressé au Dieu des Turcs, ainsi qu'à Saint Mahomet. Saint Mahomet, ai“je dit, puisque les Saints, le Christ et sa mère n'ont rien fait pour ma guérison, ne m'ont procuré aucun soulagement, regardez-moi en compassion, ayez pitié de moi, guérissez un malheureux qui vous servira comme Prosélyte, qui craindra votre justice, et attendra du Dieu d'une nation si sage, le repos de son âme après sa mort. J'étais donc au café tout près de vous, souffrant, exténué de douleur: tout-a-coup je me sens emporté par une force invisible, qui me précipite malgré moi dans la Mosquée, et ne me laisse que le temps de mettre bas ma culotte...... Pardonnez si je n'achève point un récit qui ne pourrait que vous déplaire; vous savez le reste.“ „Dès ce moment, je me suis trouvé parfaitement guéri, grâces au grand Prophéte, qui dans ma personne a bien voulu opérer ce miracle, pour donner une nouvelle preuve de la vérité de sa religion. Non, ce n'est point un crime, c'est au contraire une émanation d'une volonté supérieure. J'en suis tellement persuadé, que dès ce moment je vous regarde comme mes frères; permettez-moi, au nom du Dieu des vrais croyants, de prendre ce titre, je ne désire rien tant que d'être circoncis et de devenir Musulman.“ Alla, alla, alla! miracle, miracle, s'écrient tous les auditeurs, que Mahomet, notre divin Prophéte, soit béni!“ Aussi-tôt le Bacha fait venir un iman et un barbier qui apporte une espèce de rasoir, et lui coupe le prépuce transversalement. Cette incision lui cause une vive douleur, il sort de la plaie quelques gouttes de sang, qui bientôt s'arrêtent. On lui donne des vêtements à la turque, notamment de grandes culottes larges de toile, qu'il est forcé de tenir à la main, éloignées de la plaie, pour empêcher qu'elles ne la touchent, et ne lui causent une douleur plus cuisante; ce qui dura trois ou quatre jours. Le Bacha ordonne qu'on le ramène à la Mosquée, pour remercier Dieu de la grâce qu'il lui avait faite de le convertir. Sapi faisait semblant de marmotter tout bas quelques prières, mais il était déjà bien las et des Turcs, et de Mahomet et de tous ses miracles. Il n'en fut pas quitte à ce prix; les nouveaux frères, au sortir de la Mosquée, le placèrent au milieu d'eux, le promenèrent par toute la ville, comme un bœuf gras; les uns lui jetaient un sequin, les autres une piastre; dans la journée, il ramassa plus de deux cents sequins, sans y comprendre les dix sequins qu'il reçut du Bacha, qui le prit sous sa protection, lui donna la nourriture et le logement. Il lui fut impossible de retourner à son poste. Cependant les Français qui étaient à Modon, n'étaient pas satisfaits de la conduite de Sapi; mais ils ne pouvaient qu'en murmurer sans rien dire. Notre capitaine mit à la voile, lorsque le temps fut beau, et nous partîmes avec le regret d'avoir laissé Sapi. Ce dernier se donna bien de garde de venir réclamer les cinquante louis: Farnel les retira et les emporta, jusqu'à ce qu'il eût une occasion de le revoir en France, pour les lui remettre. Il se doutait bien que ce qu'il avait fait n'était pas sérieux; en effet, quelque temps après Sapi trouva l'occasion de s'échapper, quitta le turban et revint en France. J'ignore si depuis il a retrouvé Farnel et ses cinquante louis. Nous dirigeâmes notre route vers Smyrne, où des Turcs nolisèrent notre vaisseau pour conduire à Alexandrie trois cents pélérins, qui de-là devaient se rendre à la Mecque. Après quelque séjour dans Alexandrie, nous chargeâmes notre vaisseau de riz et de coton pour Smyrne. Dans notre traversée, nous vîmes les îles de Samos, de Naxia et de Nicaria; la première est très-fertile, sur-tout en vin; les deux autres sont peu considérables, et ne produisent rien d'avantageux au commerce. Les vents devinrent si violents, que nous fûmes obligés, afin d'éviter un naufrage certain, de nous arrêter à l'Échelle neuve, petite ville de l'asie mineure, à vingt lieues de Smyrne. Les vents étant devenus favorables, nous partîmes pour cette ville; après avoir mis notre cargaison à bord, je reçus une mission du consul français à Smyrne, pour l'île de Samos. Elle consistait à faire le relevé de toutes les îles de l'Archipel, pour corriger les fautes qui se trouvaient dans les cartes ordinaires. Pendant mon séjour à Samos, je me fis médecin; quelques cures opérées, par hasard, avaient inspiré aux habitants la plus grande confiance en moi; elles me procurèrent beaucoup d'argent, et donnèrent lieu à des aventures, dont je me souviendrai toujours avec délices. Possesseur d'une somme d'argent considérable, je pris le parti de faire le voyage de Guzelassar, dont les environs qui sont très-montueux, produisent la scamonée en abondance; mais la persécution à laquelle je fus exposé de la part du Cadi de cette ville, me força d'abandonner ma spéculation pour revenir à l'Échelle neuve. Ce Cadi m'avait fait arrêter, et je fus obligé d'écrire au consul de Smyrne, qui envoya deux janissaires avec un ordre du Bacha à trois queues, pour me rendre la liberté. CHAPITRE XIV. Retour à l'Echelle neuve; guérisons miraculeuses; pouvoir de l'Evangile en Grèce. Après avoir chargé un chameau de nos hardes, et les provisions qui nous étaient nécessaires, nous partîmes pour l'Echelle neuve, où nous arrivâmes dans trois leur donnant dix sequins à chacun pour retourner à Smyrne. Pendant le séjour que je fis à l'Echelle neuve, je fus reconnu d'un Grec de l'ile de Samos, qui m'embrassa et me donna mille marques d'amitié, en me disant, „Il faut que Dieu me soit favorable, puisqu'il me procure ta rencontre, et que je te retrouve si près de l'île, où tu as fait des miracles. Mais pourquoi nous as-tu quittés? Tu nous étais si cher!“ Je lui répondis que des affaires particulières m'avaient appelé, et que j'allais me rendre à Smyrne, où je chargerais un navire pour mon compte, afin de repasser en France. Le Grec ne voulut plus me quitter: il me conduisit dans le quartier des siens, me fit entrer chez un de ses parents, et son intime ami. J'y fus reçu avec affabilité; il commença par nous offrir une collation splendide. Nous bûmes du vin de Samos; nous portâmes des santés en l'honneur de l'Aga, du Cadi et des Primats de l'île. Il me déclara que je n'avais pas fini tous mes traitements, qu'il fallait que j'entreprisse la mère de son épouse, attaquée d'une migraine tous les mois, pendant trois jours. Une maladie de cette nature est incurable; je ne prévoyais pas pouvoir ni la guérir ni la soulager. Les femmes grecques ne sont pas aussi réservées que les femmes turques, sur-tout pour les chrétiens, et moins encore pour un médecin; la femme de Manoli se laissa apercevoir de moi, en tirant son voile de côté. Ciel! que vis-je! une jeune femme blanche comme l'albâtre, les yeux noirs, fendus extraordinairement, une gorge ronde qui pressait son gilet, comme si elle eût voulu s'en échapper. Je ne fis pas semblant de m'en apercevoir, je demandai à voir la malade qui était précisément dans la crise de sa migraine. On me conduisit à son appartement. Je trouve une femme encore fraîche, qui me montre sa langue, un peu chargée, son pouls un peu ému, mais sans aucun danger. Je dis au gendre: „Je ne puis don“ner à votre mère que des remèdes de dévotion pris dans l'évangile, et une dose de petite liqueur que j'apporterai ce soir, pour lui procurer un appaisement à son mal de tête. Il faut que je passe la moitié de la nuit pour lire sur sa tête les quatre évangiles et quelques autres oraisons, dont nous nous servons dans de pareilles maladies. Il faut même que cette lecture soit commencée à minuit, que tous les voisins soient plongés dans le sommeil, et que je ne sois pas interrompu.“ Cette dernière clause était de rigueur; un motif d'intérêt personnel me l'avait dictée, et la conduite du Bacha m'en avait fait un besoin. Le gendre et son ami déjà fanatisés, puisqu'ils se mettaient sous le Livre de l'Evangile, lorsqu'on célébrait la messe, ne firent aucune difficulté d'ajouter foi à mon remède; ils me prièrent, avec la plus vive instance, de venir à sept heures du soir. „Nous souperons ensemble, me dirent-ils, et nous passerons le temps jusqu'à ce que vous jugerez à propos de commencer la lecture des quatre évangiles, et d'administrer votre petit remède.“ J'avais trop d'intérêt à ne pas manquer à ma parole; je brûlais de trouver l'occasion de venir à bout de mon dessein; j'allais me rendre coupable, mais jétois amoureux. Je me précautionnai, avant d'arriver au domicile du Grec, de deux petites bouteilles longues; dans l'une, je mis des gouttes anodines; dans l'autre, de l'eau de noyaux. Je les bouchai toutes deux différemment, afin de ne pas me tromper quand je voudrais m'en servir. Aussitôt mon arrivée, on servit dans un plat à la turque argenté, les meilleurs mets qu'on avait pu trouver dans l'Échelle neuve, et nous nous asseyons sur des nattes d'osier, à la manière des Turcs; nous soupons; le vin le plus exquis de Samos et de Scopoli, fut servi en abondance: j'obtins même du gendre que sa femme souperoit à table, ce qui est contre l'usage des Orientaux. Je feignis de ne jamais la regarder pendant le souper; le moindre coup-d'œil aurait suggéré au mari quelques soupçons de convoitise: si par hasard nos yeux se rencontraient, cette aimable femme baissait les siens et son visage se couvrait d'une modeste rougeur. Enfin, le souper finit: la jeune femme nous apporta le bassin pour nous laver les mains, et une serviette fine pour les essuyer. Après le café, on se rapproche, on fume, on raconte différentes aventures. Cependant la nuit s'avance, minuit approche, et déjà je commençais à m'impatienter. J'annonce à nos deux jeunes gens qu'il était temps d'en venir à ma lecture. La jeune femme, Ursule, allume deux flambeaux, et tous me conduisent dans l'appartement de la belle-mère que je trouve souffrante, les yeux ouverts. Je lui dis, Chera (madame), ayez patience, ayez confiance aux évangiles des Français: les vôtres sont écrits en grec littéral, et les nôtres en langue latine. A quelque chose près ce sont les mêmes. Au reste, je tiens pour certain que vous devez tout attendre des oraisons que je réciterai, et de la potion que je vous administrerai. Ce n'est pas tout, il faut encore que vous ayez une foi vive, et j'espère que votre maladie se passera, ou que si elle ne se passait pas entièrement, vous serez au moins très-soulagée. Cette femme me buvait des yeux; elle croyait très-fermement tout ce que je lui débitois. Je commençai donc à lire; au lieu d'évangile, comme je l'avais annoncé, je pris la traduction d'un roman anglais très-licencieux. Je n'avais pas à craindre qu'ils s'en aperçussent: ils ne savaient pas le français. Une heure se passe à m'écouter tous trois avec un grand respect: bientôt après, le gendre commença à fermer les yeux. Je saisis ce moment pour lui dire: „Vous dor“mez, Hiany!“ (c'est ainsi qu'il se nommait); il me répondit qu'il ne dormait pas. Alors, je l'avertis qu'il était temps que sa belle-mère prit le petit remède. Je sortis incontinent la fiole de ma poche, celle où étaient les gouttes anodines, et je lui demandai un peu de bouillon, dans lequel je versai vingt-cinq gouttes anodines que je fis avaler à la malade. Me tournant ensuite vers Hiany: „Je vous préviens, lui dis-je, que je ne séjournerai pas longtemps dans ce pays, et comme la migraine de votre belle-mère aurait pu influer sur votre tempérament, et que son mal pour“rait vous survenir à vous-même par la suite, mon remède étant un préservatif assuré, je vous conseille d'en prendre d'avance vous et votre femme, à l'effet d'en être préservé.“ Hiany me répondit: „Je vous serai obligé, si vous voulez nous en donner, pourvu cependant que cela ne diminue pas la quantité qu'il vous en faudra pour tout le traitement de ma mère.“ Je lui dis d'aller chercher un petit bouillon, dans lequel j'en versai trente gouttes, que je lui fis prendre. Aussitôt qu'il eut avalé, je serrai bien vite ma bouteille à gouttes anodines, et sans qu'il s'aperçût de la tricherie, je tirai l'autre petite fiole, dans laquelle il y avait une liqueur brûlante, qui loin de provoquer le sommeil, ne servait qu'à l'écarter, en mettant tous les sens en feu; j'en versai vingt gouttes dans un bouillon que je fis prendre à Ursule, sa femme; pour moi, je n'avais besoin de rien prendre. Demi-heure après, tandis que je continuais ma lecture, la belle-mère et son gendre tombent dans un sommeil si profond, qu'on l'eut pris pour une léthargie; mais Ursule était bien loin de dormir. CHAPITRE XV. Reconnoissance des Femmes grecques envers leurs Médecins. Lorsque je fus assuré que je pouvais faire ma cour à Ursule, sans être entendu, je m'approchai d'elle, et lui dis: „Vous voyez, charmante Ursule, que mon remède opère sur les personnes qui sont malades, ou doivent l'être. Par l'effet de ce médicament, je connais que Hiany aurait un jour été attaqué de cette maladie. Il m'aura obligation d'avoir usé de mon préservatif. Quant à vous, belle amie, vous n'avez rien à craindre; votre sang n'a point de disposition à cette maladie; la preuve en est claire, puisque le remède ne produit point d'effet sur votre personne, non plus que sur la mienne. Vous les verrez donc tous passer le restant de la nuit dans les bras de Morphée, notamment Chera, votre mère, qui a été privée de repos pendant trois jours: aussi se trouvera-t-elle bien soulagée demain.“ „Permettez-moi maintenant de vous déclarer tout ce que vos grâces et votre beauté m'ont inspiré. Oui, charmante créature, le feu dont vous m'avez embrasé hier, lorsque j'eus le plaisir de vous voir à demidécouverte, me consume et me dévore, et mon amour pour vous n'a fait que s'accroître par le bonheur de vous contempler à mon aise. Non, jamais je ne vis tant de charmes; profitons des instants heureux que le hasard nous offre; vous me causeriez la mort, si vous me refusiez votre tendresse.“ Ursule se trouva confuse de ma déclaration; mais voyant que je la tenais serrée à brasse corps sur mon estomac, elle me dit seulement: „Généreux français, à quel danger voulez-vous vous exposer! En supposant que j'eusse la volonté de satisfaire vos désirs, mon mari Hiany peut s'éveiller, et nous serions perdus: d'ailleurs, à quoi servirait le trouble que vous apporteriez dans mon cœur, en commençant un amour qui n'aurait aucune suite, et qui ne serait que momentanée? Vous êtes sur le point de votre départ, vous me laisseriez des regrets: d'un autre côté, vous n'aurez plus l'occasion de revenir ici, ma mère une fois rétablie.“ Je combattis ses observations par des sophismes, et je lui promis que si elle répondait à mes vœux, j'étais tout prêt à demeurer et à fixer mon séjour à l'Échelle neuve; que par ce moyen j'aurais souvent occasion de la voir: que j'entreprendrais un commerce dans les îles de l'Archipel avec son mari; que je lui avancerais assez de fonds pour le faire à compte et demi; que je lui acheterois un bateau pour aller en voyage, et que pendant son absence, je trouverais l'occasion de la voir chaque jour; qu'enfin, je ferais prendre de mon remède à sa mère. Ma réponse fut faite avec tant de force, et je l'accompagnai de tant de serments, de tant d'embrassements, que, malgré la plus vive résistance, je vins à bout de mon entreprise. Nos dormeurs ne s'étaient pas encore éveillés. „Cher et cruel français, me dit Ursule, je vais être pour toi un objet de mépris.“ „Compte sur ma discrétion, lui répondis-je, elle seule égalera mon amour. Toi-même, sois circonspecte. Ton mari ne tardera pas à s'éveiller; tu lui diras que tu as également un peu dormi. Quant à moi, j'aurai la prudence de ne te regarder que le moins que je pourrai: ce sera pour moi une grande violence; mais j'éviterai par-là toute espèce de rougeur, et par mes procédés je gagnerai sa confiance; notre commerce aura tout le succès que nous désirons.“ Elle parut très-contente; elle m'embrassa, et me dit: „Cher ami, je vais te préparer une excellente tasse de café.“ Je la prie de me procurer du lait, que j'y voulais mêler; sur le champ elle alla traire une chèvre et m'apporta une grande jatte de café avec du sucre; nous en prîmes l'un et l'autre. Il était onze heures, et nos dormeurs n'étaient pas encore éveillés: je pris le parti de secouer Hiany, pour le tirer du sommeil; il ouvrit les yeux, et nous dit qu'il ignorait d'où il venait; qu'il avait rêvé être dans le palais du Sultan, que le grand seigneur l'avait nommé son interprète, et qu'il lui avait donné des ordres pour suivre aux armées navales le CapitanBacha; que ce dernier avait fait trancher la tête du précédent interprète, à cause de quelques fautes qu'il avait commises. Nous écoutâmes le récit de son rêve, et nous finîmes par l'obliger de convenir qu'il avait bien passé la nuit par l'effet de mon remède. Quelque temps après, nous réveillâmes la mère qui me remercia bien cordialement du sommeil que je lui avais procuré. Elle se sentit un peu soulagée; sa migraine ne la prenait que par crise. Ils parurent tellement satisfaits qu'ils voulurent recommencer le lendemain. Cette sollicitation me comblait de joie. Sur les deux heures, on servit un dîner aussi délicat qu'il fut possible. La jeune Ursule était occupée à la cuisine, et ne venait que fort rarement auprès de nous. Hiany me dit: „Mon cher français, comment avez-vous passé la nuit?“ -- Jamais, je n'en n'ai passé de plus agréable; ma lecture faite, et ma cure opérée, j'ai dormi jusqu'à dix heures. Nous nous mîmes à table, et nous bûmes d'excellent vin. Le repas fini, je priai Hiany de sortir avec moi. La jeune femme appela son mari, et lui demanda la permission de me faire présent d'une ceinture de soie superbement brodée en or, de quatre mêtres de longueur, sur un de largeur. „Ce présent ne suffira pas, dit-il, pour payer le talent et les services d'un aussi habile médecin, mais en attendant que je puisse lui donner ce qu'il me sera possible de lui offrir avant son départ, je consens que tu lui remettes la ceinture.“ Sur le champ, elle me fut apportée, pliée dans une grande et longue serviette fine brodée aux deux bouts; c'est la coutume du Levant. Elle me fut présentée par la mère, Ursule ne voulant pas par délicatesse se charger de me la présenter elle-même. De mon côté, pour leur marquer l'estime que je faisais de leur présent, je la mis tout de suite autour de moi; elle était analogue à mon habillement qui était celui du pays. Nous allons avec Hiany nous promener dans le village; „nous ferons ce soir collation, me dit-il, chez un de mes amis, nommé Dimitry: cet homme sera charmé de vous recevoir; il parle très-bien l'italien, il l'a appris dans ses voyages de Vénise et d'Ancone: il m'a prié de vous conduire chez lui; nous nous y amuserons; sa conversation est agréable.“ J'acceptai la partie, et nous arrivâmes chez Dimitry, après avoir fait un tour dans la ville des Turcs. Jamais chose plus risible que celle que je vis ce jour-là. CHAPITRE XVI. Troubadours Turcs; manière dont ils prouvent leurs amours. En passant dans une rue éloignée du quartier marchand, nous traversâmes celui des femmes, et nous vîmes un jeune turc mis en petit maître, mais dans le genre le plus commun. Il avait un gilet sans manches, un petit bonnet rouge sur sa tête rasée, une grande moustache, un cimeterre à sa ceinture, les pieds et les jambes nus, des babouches rouges, une chemise de soie large, à grandes et larges manches retroussées, qui laissait voir son bras tout nu, mais blanc comme la neige; la culotte ample à la mode, puis le côté de sa culotte retroussée jusqu'au genou, qui laissait voir une jambe blanche et nerveuse. Ce turc chantait à voix haute des chansons amoureuses, et accompagnait sa voix avec un instrument fait en forme de guitare. C'étaient moins des chansons que des hurlements; il était sous la fenêtre d'une fille qu'il n'avait jamais vue. On lui avait dit qu'elle était belle, cela suffisait pour qu'il en fût éperdument amoureux. Il s'était persuadé qu'en allant se faire entendre sous ses fenêtres, ses airs touchants détermineraient la fille à venir examiner l'amant de hasard qui lui en offrait le tribut. Dans un couplet, il exprimait avec transport la passion dont il était consumé; il avertissait sa maîtresse qu'il allait tirer son cimeterre, et se faire une ou deux blessures sur le haut dubras, à la manière des Orientaux; en effet, il se donne un coup de son cimeterre dans le haut du bras, qu'il avait à nu, avec la précaution toutefois de se frapper obliquement, de manière qu'il ne put se couper que le muscle extenseur du bras. Ce membre blessé, et tout couvert de sang, ne lui fit pas discontinuer ses chants amoureux; au contraire, il disait dans un autre couplet à la fille qu'il n'avait jamais vue: „Seras-tu cruelle à mon égard? Me refuseras-tu ton amitié? Regarde ce que j'ai fait pour toi: considère ce que je fais encore à l'instant... Oui, je te fais le sacrifice de mon sang, pourvu que tu m'aimes;“ et aussitôt il se fait une nouvelle entaille, un peu au-dessous de la première. Enfin, il chante son dernier couplet; c'étaient ses tendres adieux, et il se retira tout ensanglanté. Hiany me dit: il ne faut pas que cela vous étonne; les leventys ou marins, dans ce pays-ci, ne font pas l'amour d'une autre manière; ce sont-là leurs grandes prouesses; c'est, suivant eux, une grande gloire, lorsqu'ils ont aux bras huit ou dix cicatrices qu'ils se sont faites dessous les fenêtres de leurs maîtresses; aussi dans les cafés, dans les promenades et autres lieux publics, ont-ils grand soin de tenir toujours les manches de leurs chemises retroussées pour faire voir les cicatrices, et ceux qui en ont le plus, tirent vanité de leur dévouement. CHAPITRE XVII. Passage à Scio; habillement des femmes de cette ile; leur coquetterie; danger qu'elle leur fait courir. Je passai deux jours encore chez Hiany; je l'assurai que je reviendrais dans très-peu de temps, que nous nous associerions dans le commerce, sur-tout pour la partie des blés; Ursule écoutait notre conversation, et cela parut lui faire plaisir. Hiany me voyant sur le point de partir, me demanda combien j'exigeais pour avoir soulagé sa mère; je ne voulus rien recevoir, et pour éviter les sollicitations réitérées, qu'il me faisait d'accepter certaine somme, qu'il tenait dans une bourse; je lui dis: „Mon cher Hiany, je n'ai pas besoin d'argent; lorsque je serai de retour, s'il m'en manque, je n'hésiterai pas de vous en demander. Il me prie alors de ne partir que le lendemain:“ il voulait profiter de la journée pour me présenter à son ami Comnianos, qui avait envie de me voir, et de me régaler avant mon départ. J'y consens, et après le dîner que je fis encore chez Hiany, j'eus le plaisir de voir Ursule qui était vivement affectée de mon départ. Nous ne bûmes pas mal, le vin était excellent: après nous être entretenus de nos projets de commerce, nous allâmes chez son ami qui nous reçut avec beaucoup de satisfaction. Sa femme nous fit de délicieux begnets à la lévantine, et enfin après souper, je me retirai chez Hiany, où je passai la nuit dans une cruelle agitation, ne pouvant saisir un moment pour voir Ursule tête à tête. Le lendemain de bon matin, je me rendis sur le port; j'y trouve un vaisseau prêt à partir pour Smyrne; j'y transporte mes malles et mes paquets. Je fis mes adieux à Hiany, à sa femme et à sa mère: ces deux dernières voulurent absolument m'accompagner jusqu'au vaisseau qui allait nous séparer, et mettre entre elles et moi cent lieues de distance. Hiany était chargé de provisions pour mon voyage: il n'oublia pas une petite barrique remplie de vin qu'il fit porter par un commissionnaire, du pain, de la viande rôtie, des œufs, quelques poules, du fromage; tout était au vaisseau avant notre arrivée. J'avoue qu'au moment où j'y mis le pied et que j'embrassai Hiany, mon cœur fut ému au point que j'étais prêt à verser des larmes. Ursule ne put s'empêcher de marquer des regrets, lorsque je prononçai ces mots en grec “portez-vous bien Ursule“. elle se retourna sans rien dire et disparut; Les vents étaient favorables, nous fîmes route jusqu'à l'île de Scio: cette charmante île, en l'abordant, et lorsque le vent vient de terre, vous porte à l'odorat les parfums les plus suaves. Notre batelier avait des marchandises à débarquer dans cette île. Voyant que notre marin devait y séjourner quelque temps, je pris le parti de descendre: je fus loger et porter tous mes effets chez un grec qui se fit un plaisir de me recevoir. Après mon installation, j'allai présenter mes respects au Consul français, qui résidait à Scio. Il me reçut avec un air de suffisance, et me questionna sur l'objet de mes voyages, et ce que je venais faire dans l'île. Après beaucoup d'interrogations, auxquelles je satisfis, et après avoir montré mes passeports, je lui dis que j'attendais le départ du batelier qui m'avait conduit; qu'aussi-tôt que ses affaires seraient terminées, j'irais à Smyrne, et après un quart-d'heure de visite, voyant qu'il ne me disait plus rien, je le saluai et me retirai. La maison du Consul est sur une grande Place, où il se trouve des cafés grecs et des cabarets. De-là, je voyais passer beaucoup de femmes toutes belles; je n'en vis pas une seule qui fut laide. Elles s'habillent d'une manière plus grotesque que celles des autres îles; elles ont sur la tête un long drap, ou une espèce d'étoffe, imitant la panne de France, couleur de safran, un gilet fort court, des jupes qui ne descendent que jusqu'au molet, et laissent voir une grosse jambe; pour la faire paraître encore plus grosse, elles mettent jusqu'à six paires de bas de coton ou de laine; elles trouvent une grande beauté dans la grosseur de la jambe. Celles qui ont le malheur de naître avec des jambes fines et déliées, sont obligées d'y remédier en les difformant, sans quoi les hommes qu'elles aiment assez, ne les regarderaient pas. Le penchant déterminé qu'elles ont pour la coquetterie se découvre facilement, sur-tout lorsqu'elles paraissent devant les étrangers. Si elles ne craignaient pas les Turcs qui les contrarient sans cesse, elles provoqueroient les hommes comme les femmes publiques le font à Paris. Mais ces maudits Turcs les surveillent, et lorsqu'ils en trouvent quelques-unes en défaut, ils les traduisent chez le Cadi, qui les fait punir par des geremets, c'est-à-dire, par des contributions pécuniaires, ou quelques coups de bâton sur les fesses; c'est de cette manière qu'ils corrigent les femmes, au lieu que les hommes reçoivent la bastonnade sur la plante des pieds. CHAPITRE XVIII. L'heureuse ressemblance; attendrissement progressif de Maria; préliminaires d'un remplacement charitable. J'étais assis dans un café sur la place, je fumois ma pipe, et je regardais passer les femmes qui allaient à l'église de grand matin; il y en eut une très-jolie, qui, en passant, me fixa et me sourit. Je pris son regard et son sourire pour une attaque: je la suivis des yeux, et la remarquai avec la plus grande attention, afin de la reconnaître à son retour de l'église. Ma précaution fut bonne; une heure après, comme elle revenait, elle affectait de passer plus près de moi. Lorsqu'elle fut à une petite distance, je me mis en devoir de la suivre. Elle me conduisit dans le quartier des Grecs, qui est tout-à-fait sur une hauteur fort éloignée du Port. J'entrai par la même porte, et après l'avoir saluée, je lui dis: „Madame, savez-vous ce qui m'amène ici, et ce qui m'a déterminé à vous saluer? Vous ressemblez à s'y méprendre à une superbe femme que j'ai aimée, et que je ne chercherais pas à oublier, si elle vivait encore. Vous êtes tellement son image que je m'y suis trompé: J'ai cru la voir sous des habits différents de ceux qu'elle portait. Si j'étais assez heureux, belle dame, pour pouvoir, en votre aimable personne, remplir le vide qu'elle a laissée dans mon cœur, je me croirais le plus fortuné des hommes.“ Elle me fit la réponse suivante: „Je suis très-flattée, monsieur, de l'honnêteté que vous me faîtes de me choisir pour remplacer votre défunte maîtresse, mais la chose n'est pas possible. Notre pays est sous la domination des Turcs, avides de notre argent, et lorsqu'ils se doutent seulement que nous recevons chez nous quelques étrangers, ils nous tyrannisent pour nous enlever tout ce que nous avons. Voilà d'abord un inconvénient qui seul mettrait obstacle à vos fréquentes visites; en second lieu, je me suis mariée depuis deux ans avec un capitaine qui fait des voyages sur les vaisseaux du Grand-Seigneur; quelquefois il reste six mois sans revenir ici; quelquefois il ne reste qu'un mois, c'est suivant les voyages plus ou moins longs du Capitan-Bacha. Si par hasard mon mari revenait, et qu'il vous trouvât, il divorceroit sur le champ, et peut-être que sa jalousie le porterait à me dénoncer au Cadi, qui me ferait punir corporellement; vous seriez, sans doute, fâché qu'un pareil accident m'arrivât. „Je suis persuadé, lui répondis-je, que vous ne m'en imposez pas; mais quel remède pourrai-je apporter à l'amour que m'ont inspiré, non-seulement votre esprit, votre beauté, mais encore la ressemblance parfaite que je trouve en vous avec ma défunte? Je ne vois qu'un remède qui puisse me rendre la tranquillité. Si par bonté, par humanité, votre cœur se laissait attendrir, si pour marque de votre bienveillance, vous m'abandonniez cette main si belle;“ en achevant ces mots, je saisis sa main droite, j'y attachai mes lèvres brûlantes, et l'arrosai de larmes. „Français, ton air si naïf, si persuasif, ressemble tellement au portrait qu'on nous fait des hommes de ta nation, que je n'ai pu te refuser ce que tu me demandes. Je te permets de venir me voir, sur-tout dans les moments que les Turcs vont à leurs Mosquées. Evitons, autant qu'il se pourra, même d'être soupçonnés. Je te donnerai avis du temps àpeu“près, que mon mari doit revenir, et si ton retour n'est pas précipité, puisque tu trouves en moi la physionomie de ta défunte, tu pourras, pendant l'absence de mon mari, venir chercher auprès de moi la tranquil“lité si nécessaire à ton existence.“ „Je te préviens cependant que si, par malheur mon mari arrivait, il te faudrait descendre par cet escalier, dans une cave, et y rester jusqu'à ce que je vinsse te retirer de cette prison. Jamais il n'y descend.“ „Que vous êtes ingénieuse et remplie de bonté! J'accepte avec reconnaissance toutes les offres obligeantes que vous me faites: soyez persuadée que je n'en abuserai pas, et que je ne les oublierai de ma vie, en me rappelant chaque jour que la femme que j'ai perdue n'est pas morte. Laissez-moi donc m'enivrer du plaisir de baiser vos mains: mes lèvres n'ont pas encore senti le charme d'approcher les vôtres; j'en attends la permission.“ Elle sourit, et soudain “approcha sa joue de la mienne. “Vous autres Français, dit-elle en soupirant, vous êtes faits pour subjuguer tous les cœurs; il est impossible de vous résister; mais il faut commencer par déjeuner, j'ignore ce que vous aimez: vous allez être forcé, pour le moment, de faire comme moi; vous me direz par la suite ce qui vous fait plaisir, on tâchera de vous le procurer. Nous avons d'excellent vin, du poisson, de la bonne viande, et lorsque je connaîtrai votre goût, il ne sera pas difficile de le satisfaire.“ Sur le champ, elle apporte six œufs frais cuits à la coque, une bouteille de vin et du pain frais; après notre déjeuner, elle me dit „si vous voulez demeurer seul ici, je vais sortir pour aller chercher les provisions. Je voudrais savoir ce que vous préférez.“ „Ce ne sont pas les mets, lui dis-je, qui peuvent me satisfaire; vous devinez, sans doute, ce qui peut faire mon bonheur.“ „Sans adieu, dit-elle, ne vous ennuyez pas, je serai bientôt de retour, je suis peut-être aussi empressée de revenir que vous de me revoir.“ Son absence ne fut pas longue, elle revient, apporte du poisson, une poitrine de mouton, de la salade et des fruits. Nous nous mîmes à faire la cuisine, je fis une matelotte excellente, je ne voulus pas que l'on mit le mouton à la broche; il fut réservé pour le soir avec la salade; nous mangeâmes du fromage à la crème pour notre dessert; nous ne bûmes pas mal de vin et de l'eaudevie de Scio: cette eau-de-vie est mastiquée et passe pour la meilleure du monde entier. Après le dîner, le café pris, c'est l'usage du pays de se reposer sur des sofas. Nous chosîmes celui qui était dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur un jardin orné d'arbres chargés pendant toute l'année d'oranges et de citrons. L'odeur des fleurs de toutes espèces répandait un parfum délicieux, qui nous était renvoyé par le souffle des zéphyrs. CHAPITRE XIX. Sommeil interrompu; résultat d'un tête à tête sur un sofa; arrivée de l'Epoux de Maria; l'amant dans une cave. Couché tout habillé sur le sofa, la tête appuyée sur un coussin, je cherchais à m'endormir, mais Maria était aussi couchée de l'autre côté, elle ne dormait pas plus que moi; l'amour nous tourmentait l'un et l'autre. Maria, cependant, feignait de dormir; je m'approche d'elle, je hasarde quelques caresses; elle se réveille, ouvre des yeux languisSans, m'abandonne sa main, me laisse prendre un baiser sur ses lèvres; les deux âmes se communiquent; le reste de la soirée et la nuit sont consacrés au plaisir. Le lendemain avant le jour, je m'esquivai le plus secrètement possible, pour n'être pas aperçu des voisins et des patrouilles turques. Arrivé sur le port, j'allai trouver le Patron du bateau qui m'assura que sous huit jours nous partirions pour Smyrne; je passai la matinée dans les cafés de la chemis détournés, et j'arrivai sans acciPlace, à fumer plusieurs pipes: l'heure s'avançait, il me tardait également de déjeuner et de voir Maria. Je suivis des dent à la demeure de ma nouvelle conquête, en entrant je l'embrassai, et lui fis présent de quatre mètres de gros de tour, couleur gorge de pigeon, pour lui faire un bénis, c'est-à-dire, un sur-tout que les femmes font garnir d'une peau de poil de biche, ou petit gris. Ce présent inattendu lui fit un si sensible plaisir, qu'elle m'en témoigna toute sa joie et sa reconnaissance. Nous nous mîmes à table, et avant le potage au riz, elle me présenta un verre d'eaudevie mastiquée dans le verre où elle avait bu. Nous dînâmes copieusement, nous vidâmes chacun notre bouteille de vin muscat de l'ile de Samos. Après le café, elle me regarda avec des yeux qui respiraient l'amour le plus tendre. „Mon cher ami, si nous allions nous réposer sur le sofa..... je souris; tout-à-coup elle quitte la table, ne prend pas le temps de la desservir, court avec précipitation dans la chambre où était le sofa, entrouvre le volet de la fenêtre, afin que les parfums du jardin viennent jusqu'à nous, et nous voilà sur le siège de la volupté: je lui demande la permission de m'approcher d'elle; elle me regarde avec des yeux passionnés, et me dit: peut-on vous rien refuser! Vous êtes si prévenant, si poli, qu'on vous pardonne ce qu'on ne pardonnerait point à des Orientaux. Qu'ils vous ressemblent peu dans leurs manières! ils ne connaissent point le prix de la délicatesse.“ Je m'approchai donc, et après un tête-à-tête, dont on devine aisément le résultat, je m'endormis; je restai une heure à-peu-près dans cet état. A mon réveil, ne voulant pas rester oisif, je demandai à Maria, si elle dormait. „Non, me dit-elle, il me vient une idée; c'est de faire de la limonade: je crois qu'un grand verre pour chacun, ne peut que nous faire du bien. Il faut, mon cher Français, ménager votre fanté, je serais au désespoir d'y apporter le moindre dérangement.“ Je la remerciai de ses bons conseils, mais ils ne s'accordaient pas avec l'ardeur de mes feux. Je voulus absolument passer un quart-d'heure avec elle; ensuite je lui permis d'aller faire de la limonade: et lorsqu'elle me l'apporta, elle me trouva endormi si profondément qu'elle n'osa pas interrompre mon sommeil. Elle me fit l'aveu que, lorsque je dormais, elle n'avait pu se défendre de prendre un baiser sur mes joues, se donnant bien de garde de me réveiller; précaution que je trouvai fort déplacée, vu que le temps employé à dormir, était un temps perdu pour moi, sur-tout près d'une charmante personne. Après plusieurs jolis propos, de part et d'autre, nous appaisâmes nos feux dans les bras de Morphée. Le soir nous surprit; elle prépara le souper que nous mangeâmes avec délices; la saison était belle, l'air frais; la fenêtre du salon ouverte laissait entrer un zéphyr parfumé des plus agréables odeurs; enfin le sofa, la table, le jardin, la beauté de Maria inspiraient tout ce que l'amour a de plus délicieux: je goûtai ce bonheur pendant huit jours entiers, mais hélas! il n'y a pas de plaisir sans peine. Le huitième jour, à minuit, l'on frappe fort à la porte de la maison de Maria. Ciel! quel coup de foudre pour elle, et quel moment pour moi! Je sors précipitamment du lit, et je dis à Maria: Entendez-vous les coups rédoublés que l'on donne à votre porte? Elle met la tête à la fenêtre, et s'écrie, qui est en bas? Son mari lui répond, c'est moi, venez m'ouvrir la porte, Maria revient épouvantée, me saute au cou, m'embrasse et me montre la porte de la cave; „Descendez-y vite, me dit-elle, et ne vous ennuyez pas, mon mari jamais n'y descend;“ Malheureusement il fallait, de toute nécessité, passer par le logement du haut pour sortir et s'évader de cette maudite cave; qu'on juge de quelle manière je passai le reste de la nuit. Le lendemain matin, sous prétexte de venir chercher du bois, Maria me rendit sa visite, elle fit du café suivant sa coutume: ce jour-là, elle en fit avec profusion, et pendant que son mari racontait les aventures arrivées sur le vaisseau du Grand-Seigneur, Maria escamotte une jattée de café Mola, qu'elle m'appotte; nul discours entre elle et moi que par signes: elle n'osait, ne pouvait, sans nous perdre, hasarder un seul mot; elle me faisait seulement comprendre qu'aussi-tôt qu'elle pourrait, elle me ferait esquiver que je n'eusse aucune inquiétude pour ma nourriture, que je ne manquerais de rien. Et effet, à l'heure du dîner, elle m'apporta tout ce qui m'était nécessaire, et sur tout beaucoup de vin. CHAPITRE XX. L'Amant hors de la cave; fâcheux accident arrivé à son Batelier; propriété de la gomme mastique; l'amant dédommagé; séparation; évanouissement de Maria; départ du Voyageur. Je passai trois jours et trois nuits dans cette cave, où je ne voyais le jour qu'à travers un soupirail; le mari de ma chère Maria arrivait d'un voyage long et pénible; il était extrêmement fatigué, et voulut se reposer tout ce temps sans sortir de chez lui; ma position était affreuse; j'aurais donné cent séquins pour être hors de cette galère. Il survint heureusement un ordre du Capitan-Bacha; il enjoignoit au capitaine de venir à bord. A cette nouvelle que Maria se hâta de me communiquer, je fus transporté de joie; j'allais sortir de ma prison. Le marin se rendit aux ordres des chefs; j'ignorais s'il partirait, ou s'il reviendrait: dans cette incertitude, je sortis furtivement, et par des sentiers dérobés, j'allai droit au bateau où venait d'arriver un fâcheux accident. Le batelier se trouvait arrêté et mis en prison pour avoir voulu exporter clandestinement de l'ile de la gomme mastique. Cette drogue qui se cueille dans l'île, est d'un grand produit; le Grand-Seigneur en perçait des droits énormes; elle sert pour les parfums et pour certains remèdes astringeans; on la mâche pour se donner bonne bouche, et pour blanchir les dents; enfin, elle est utile dans une infinité d'occasions. Les Grecs qui la récoltent, sont obligés chaque année de déclarer la quantité qu'ils en ont faite. Je me transportai chez l'Aga, pour voir le batelier; il me raconta son accident, et me dit qu'on lui demandait, pour sa rançon et pour avoir sa liberté, vingt-cinq piastres qu'il ne possédait même pas, parce que tous ses fonds étaient employés en marchandises. Il me demanda donc cette somme, avec promesse de me la rendre dès que nous serions arrivés à Smyrne. Je me laissai persuader difficilement, parce que le batelier était Grec, et que les hommes de cette nation sont moins religieux observateurs de leur parole que les Turcs. Néanmoins je lui rendis ce service. Je quittai le batelier, et dans l'instant j'allai rendre visite au Grec chez lequel, en arrivant à Scio, j'avais déposé mes malles et mes paquets. Ma négligence à loger dans sa maison, après y avoir loué un appartement, lui causait de l'inquiétude; surpris de me voir arriver, après huit jours d'absence, il s'empresse de me demander d'où je sortais, et si j'avais fait quelque voyage hors de l'ile, ou enfin s'il m'était arrivé quelque accident. Il m'avoua que, si j'avais tardé à revenir, il était déterminé à faire sa déclaration chez l'Aga et le Cadi, pour ordonner l'ouverture de mes malles, afin qu'il en fût dressé un état: cette formalité lui était nécessaire pour mettre à l'abri sa responsabilité, sur-tout chez une nation qui ne cherche que chicane pour gagner des amendes pécuniaires. On aurait pu lui demander peut-être plus qu'il n'y avait, quoiqu'il soupçonnât que les malles étaient remplies de cailloux, vu leur pesanteur. Je ne répondis rien à tous ces propos; je me contentai de lui dire que je voulais coucher chez lui le même soir, et je tîns parole. Le lendemain, je portai de bonne heure à mon batelier, les vingt-cinq piastres que je lui avais promises; son amende fut payée, et je l'emmenai avec moi; il alla arranger ses affaires, et régler son compte avec le capitaine du port, pour les droits d'encrage que chaque bateau doit payer. Tout cet embarras occasionna un retard de quatre jours, dont je me serais plaint amèrement s'il ne m'avait procuré l'avantage de me dédommager de mon jeûne dans la cave. Je n'avais pas encore oublié Maria, je demandai à tous les gens du port, si la caravelle était en rade, et si elle devait partir: l'on me dit que c'était pour le lendemain. Cette nouvelle ma força de ne plus quitter le quartier du port, afin de savoir au juste le départ du vaisseau. Le lendemain j'entends le bruit que les marins faisaient pour mettre la caravelle à la voile; je ne fus pas fâché d'être témoin d'une manœuvre qui ne m'intéressait qu'autant que l'époux de Maria me laissait le champ libre pendant les trois jours que j'avais encore à demeurer dans l'île. Je vis avec plaisir la caravelle faire route pour Constantinople, et sans perdre un moment, je me mis en chemin pour aller chez Maria; avant de me rendre chez elle, j'achetai chez un marchand juif quatre aulnes de mousseline fine des Indes, pour lui faire des jupets; ce vêtement est une espèce de gilet fort long que l'on met par-dessus un bénis. Muni de ce présent, je pris par les dehors de la ville mon chemin pour me rendre chez ma belle. Je ne sais si elle pressentait mon arrivée, mais à peine étais-je auprès de ses fenêtres, qu'elle m'aperçut, et vint avec la rapidité de l'éclair m'ouvrir la porte. Avec quel plaisir je revis ma chère Maria et le sofa, qui nous reçut tous deux! Nous restâmes trois jours et trois nuits ensemble, sans autre compagne que l'amour. Enfin arriva le fatal moment de la séparation: je ne savais comment annoncer mon départ. Je regardai Maria; je vis des larmes couler de ses yeux; je saisis cette occasion: „Ma chère Maria, lui dis-je, sois persuadée que je ne t'oublierai jamais; je ne t'aime pas, je t'adore; le chagrin que j'ai de te quitter influera certainement sur ma santé: je ne crains pas la mort, pourvu que ton image et ton souvenir m'accompagnent dans la tombe. Je pars, il est vrai, tout-à-l'heure, mais je te laisse mon cœur; estime ton mari, fais en sorte qu'il n'ait jamais la plus légère connaissance de notre liaison. Je ne désespère pas que la fortune ne me ramène un jour dans cette île pleine de délices pour moi: j'en chercherai, je te jure, l'occasion le plutôt possible. Adieu donc, adorable Maria“! J'avais une rose à mon doigt; je lui dis, accepte „chère beauté, ce faible présent; je voudrais qu'il eût plus de valeur, il t'appartiendrait de même, je te le laisse, conserve-le soigneusement. Toutes les fois que tu jetteras les yeux dessus, il me rappellera à ton souvenir; tu recevras, par une lettre, de mes nouvelles de Smyrne: ne te laisses pas abattre par le chagrin. Voilà ce que je te recommande le plus“; à ces mots de profonds soupirs étouffent ma voix; je me lève pour l'embrasser: Maria tout éplorée n'a pas la force de me répondre, elle tourne la tête et tombe évanouie. Me voilà bien embarassé, je prends la bouteille de vinaigre, et il me fallut trois quarts d'heure pour lui rendre l'usage de ses sens; elle ouvre enfin les yeux noyés de larmes, sans proférer une seule parole, me serre les mains, les retient un instant et me dit, bon voyage! Vous ne me trouverez plus, je mœurs de chagrin; je gardai le silence, et je sortis presque aussi malade qu'elle. Arrivé au bateau, je remis un sequin au batelier pour qu'il me procurât de bonne eau-de-vie, du pain, du vin, et d'autres commestibles nécessaires dans notre petite traversée jusqu'à Smyrne, qui n'était que de deux jours au plus. Le batelier eut soin de prendre des provisions, pour lui et pour moi, en assez grande quantité; nous fîmes voile avant midi, nous ne couchâmes qu'une nuit en mer, et nous arrivâmes le lendemain à dix heures du soir. Je ne séjournai dans cette ville que le temps nécessaire pour vendre mes marchandises, et pour en acheter d'autres. Mes emplettes finies, je fis la rencontre du capitaine Martin, natif de Gênes; je convins avec lui pour mon passage et le transport de mes marchandises; elles furent remises à son bord, au premier vent favorable, il appareilla et mit à la voile. CHAPITRE XXI. Séjour dans l'ile de Paros; ses productions; ses carrières de marbre; distraction du capitaine Martin dans cette île. Le troisième jour de notre départ, un vent de sud-ouest nous fit relâcher dans l'île de Paros, pays remarquable par la grande quantité de coton qu'on y recueille; le cotonnier est un arbrisseau qui n'est pas plus grand que la plante d'où naît la fêve de marais; il produît une douzaine de gousses remplies de coton très-fin et très-blanc. Les femmes de Paros le filent, et fabriquent à l'aiguille des bas et des bonnets. On en trouve toujours une quantité prodigieuse: elles vendent cinq parats la paire de bas communs; elles en ont, qu'elles font payer jusqu'à trente, mais ceux-ci sont très-fins, et se vendroient en France cinq francs la paire. Quant aux bonnets, elle ne les vendent pas cher; les communs sont de quatre parats, et les fins qui pourraient se vendre en France, depuis soixante centimes jusqu'à soixante-quinze et même plus, sont de six parats. On voit que le bénéfice est considérable, puisque le parat ne vaut que cinq centimes de France. Le lendemain de notre arrivée, le capitaine, mon camarade et moi, nous allâmes rendre visite au consul de France. Il était en même temps primat de la secte chrétienne du rite romain. Il y avait aussi un primat pour les Grecs: tous deux prélevoient les droits de carache, et quelques autres, et faisaient bon des deniers, dont ils rendaient compte au Capitan-pacha-amiral de l'Empire ottoman: ce Seigneur tient sous son autorité la plupart des îles de l'Archipel. J'étais connu de réputation dans l'ile, depuis ma résidence à Samos, et le consul me fit beaucoup de politesses, ainsi qu'au capitaine; il nous invita tous trois à dîner, et nous reçut très-bien. Le consul, après le repas, voulut nous faire voir la carrière du plus beau marbre blanc qui soit sur la terre; cette carrière, depuis les siècles les plus réculés, fournit continuellement le même marbre, et le donne toujours de la même beauté. Il nous fit voir ensuite une belle église, presque entièrement construite en marbre de l'île, dans laquelle les deux sectes font leurs offices. Les Grecs célèbrent la messe le matin; les Romains à neuf heures, et chantent les vêpres l'après-midi, donnent la bénédiction, et font, en un mot, les mêmes cérémonies qu'en France. On y trouve aussi des bains, comme ceux de Constantinople et de Smyrne. Le capucin résidant à Paros, et qui y fait les fonctions de pasteur, nous invita fort honnêtement à dîner, nous fit boire d'excellent vin, et nous traita le mieux qu'il put. Le capitaine Martin, à son tour, les invita à venir dîner le lendemain à son bord, ce qu'ils acceptèrent. Il avait eu la précaution de faire faire la pêche: les alentours de l'île sont trèspoissonneux, et nos matelots prirent une si grande quantité de poissons de toute espèce, qu'après avoir choisi les plus beaux et les meilleurs, il y en eut encore une ample provision pour le consul et le capucin. On leur fit à leur départ, l'honneur de les saluer de cinq coups de canon, le pavillon français fut arboré par devant et par derrière, avec la flamme au perroquet. Après différentes visites et invitations réciproques, le capitaine voyant que le vent sud-ouest soufflait toujours, s'embarqua dans la chaloupe, et se fit mettre à terre. Il m'avait dit en particulier: je vais monter au village qui est à une lieue d'ici, et j'y resterai jusqu'à ce que les vents changent, et aussitôt je descendrai pour faire appareiller et partir: amusez-vous dans Paros, comme vous pourrez, en attendant le beau temps. Je ne pouvais rien dire, il était le maître; mais je me doutai bien qu'il n'allait pas au village d'en haut, sans y avoir quelque intrigue amoureuse. Je savais qu'il y était venu précédemment, et y avait fait une conquête; ce qui est assez facile dans un endroit où les femmes ne sont pas cruelles. Notre capitaine vécut donc dans ce village pendant quinze jours; il y couchait, y mangeait, et enfin s'y amusait avec la femme d'un Grec qui était absent. Cette conduite ne plût pas aux Primats de l'île. Dans le cours de cette longue absence, il ne parût ni dans la ville de Paros, ni à son vaisseau; le consul qui me voyait tous les jours, me dit en dînant: votre capitaine tient une conduite très-peu décente, et si les marchands de Marseille qui lui confient le vaisseau en étaient informés, ils lui en ôteroient à coup sûr le commandement. Je tâchai de l'excuser: les vents n'étaient pas favorables. Qui pourra mieux, dis-je, s'en apercevoir, puisqu'il est sur une hauteur? Le consul me répliqua: mais vous ne savez donc pas que les Turcs sont hargneux; s'il arrivait que le CapitanBacha vint dans ce moment faire sa tournée, pour prélever les droits que nous tenons en dépot, et qu'il apprît que le capitaine Martin attend les vents favorables ailleurs qu'à son bord, il ne manquerait pas de s'informer du lieu où il peut être: les Grecs s'empresseraient de lui rendre compte de sa conduite; et sur le champ le Bacha ferait partir quatre janissaires, pour l'obliger de venir en rendre compte lui-même. Il en informerait notre ambassadeur, ainsi que la chambre de commerce de Marseille; et très-certainement l'expédition de votre capitaine lui serait retirée, ce qui lui causerait un grand désagrément. Je vous conseille donc de lui envoyer quelqu'un ou d'y aller vous-même, afin de le ramener à son devoir: faites-lui envisager tous les dangers auxquels il s'expose. Je représentai au consul que l'habitude l'emportait fur toutes les remontrances, même les plus sages, qu'il y avait lieu de croire que ma démarche ne changerait point son intention; que ce capitaine ne manquerait pas de me répondre qu'il était maître de ses actions, et qu'il viendrait quand il serait temps. Vous jugez bien que n'ayant rien à répliquer à cela, il ne me resterait que la confusion d'avoir fait un voyage inutile. CHAPITRE XXII. Autre distraction du capitaine Martin; promesse de mariage, pour échapper à la nécessité de se marier. J'avais aussi mes raisons pour répondre ainsi au consul; j'étais moi-même amoureux d'une jeune personne assez gentille, nommée Maronda; elle était fille d'un chrétien romain, chez qui j'avais fait emplette d'une partie de bonnets de coton: je me plaisais avec elle, elle se plaisait également avec moi, et m'avait rendu heureux après trois jours de fréquentation. Elle contribuait à me faire trouver mon séjour bien agréable, et j'avais un grand intérêt à defirer que les vents contraires durassent long-temps et retînssent notre capitaine dans son village. Antonaqui, père de Maronda, s'aperçut que mes visites étaient fréquentes et devenaient sérieufes. Un jour, il me dit, en prenant le café, il me parait que vous aimez ma fille, et que ma fille ne vous hait pas. Je consentirai à un arrangement, si vous le trouvez convenable. Ecoutez-moi: je ne suis pas le plus pauvre de cette île; j'ai des terres, quelques vignes, un jardin, deux maisons et un petit intérêt sur l'exploitation de notre carrière de marbre: si vous aimez réellement Maronda, je consens à vous donner sa main. Je partage, dès ce moment, ma fortune avec vous, et vous deviendrez mon gendre; l'autre moitié de mon bien sera pour ma seconde fille. J'ai entendu parler de vous, et il y a ici des gens qui vous ont vu à Samos; c'est pourquoi je serai enchanté de vous lier à notre famille, et de vous retenir dans notre pays. N'êtes-vous point dans l'intention de répondre à l'offre que je vous fais? En ce cas, je vous prie de cesser vos visites; vous savez qu'ici, ainsi que dans tout l'orient, les filles ont un certain decorum à garder, et si elles n'ont beaucoup de réserve et de modestie, elles courent risque d'être méprisées. Le bon père ajouta: l'île de Paros a un avantage que n'ont pas les autres îles de l'Archipel; il faut que les filles y soient vraiment filles, sans quoi elles ne peuvent s'y marier. On croirait chez nous manquer à la pudeur, si on n'exerçait toutes les formalités des orientaux. Il faut donc qu'une fille ne donne jamais ouvertement les motifs de soupçonner sa conduite, et la mienne est précisément dans ce cas avec vous; par conséquent acceptez les offres que je vous fais, ou renoncez entièrement à nous venir voir. Je suis fâché de vous faire ce compliment, mais mon honneur et celui de notre famille m'en font une loi. Voyez, réfléchissez, demain vous me ferez l'honneur de venir prendre le café avec nous, et vous nous communiquerez votre résolution. Je restai stupéfait, et il est bien rare d'être aussi embarassé que je le fus, quand j'entendis cet honnête homme me parler ainsi. Je concevais très-bien qu'il avait ses motifs, mais j'avais les miens aussi: j'avais une engagement antérieur en France, et je n'en pouvais plus prendre, sans me compromettre. Forcé à garder le silence, je promis de lui ler les choses pour le mieux faire ma réponse le lendemain à déjeuner; nous tâcherons, lui dis-je, de concilier les choses pour le mieux. Je continuai de faire ma cour à Maronda, pour cacher le trouble où m'avait jeté la proposition de son père. Mais quelque empressé que je parusse, mes caresses n'étaient plus aussi tendres. Dès ce moment, je ne fus plus qu'un amant ordinaire: la nuit je me consultai, et le parti auquel je m'arrêtai fut celui de feindre. Le lendemain sur les neuf heures, je me rendis chez Maronda, où je trouvai le père et la mère qui apprêtaient le café. Avant qu'on le servît, j'embrassai Maronda; comme elle examinait furtivement ma contenance, et que je m'en aperçus, je me composai un extérieur qui devait les mettre tous dans l'erreur. Je montrai plus de gaieté, j'affectai un air de contentement parfait. En prenant le déjeuner, on me fit différentes questions; quelle raison m'avait engagé à quitter Samos, quelle différence je trouvais entre les usages de la Grèce et ceux de la France, quel motif tenait notre capitaine éloigné, et sur-tout quels vents régnaient le plus long-temps sur la côte; lieux communs qu'il fallut abandonner, pour en venir à la réponse que je devais faire; je pris donc la parole, et m'adressant au père, j'accepte avec beaucoup de plaisir, lui dis-je, l'offre la plus obligeante qui m'ait jamais été faite: mon intention était de vous en prévenir; la crainte seule d'un refus m'a jusqu'à présent retenu: mais puisque je vous trouve des dispositions si favorables et si conformes à mes désirs, je n'hésite pas à vous en témoigner toute ma reconnaissance, et vous me voyez dispofé à vous faire, par écrit, une promesse authentique, signée de vous et de moi, par laquelle il sera convenu qu'à mon retour de France, vous m'accorderez la belle Maronda, ainsi que les autres articles que vous avez bien voulu m'offrir et me promettre. Il me serait impossible de prendre un engagement avant mon voyage de France; j'ai des affaires du plus grand intérêt avec un associé, et il faut que nos partages soient faits ainsi que la vente de nos marchandises; il faut même que je me défasse de quelques biensfonds que je possède dans mon pays, et après que j'aurai mis mes affaires en ordre, je reviendrai à Paros, pour y goûter le repos et le bonheur, en m'um'unissant à votre aimable fille. Le père de Maronda convint que mes observations étaient justes: je rédigeai de concert avec lui, une promesse de mariage, et dès ce moment, j'établis si bien mes droits de mari, que j'avais la liberté de voir ma prétendue seule et sans témoins. Il est inutile de dire ce qui se passait dans ces délicieux têteàtête; on le conçoit facilement. Quelques jours après, le vent du nord se fait sentir; notre capitaine rassasié de plaisirs, descend de son village et fait tirer le coup de canon du départ. Tous nos gens qui s'amusaient dans Paros, se rendent à bord: j'embrasse ma douce amie, des larmes tombent de nos yeux; je fais mes adieux à la famille, et je cours au vaisseau. Le lendemain nous mîmes au large, mais après avoir passé Cerigo, nous fûmes tellement contrariés par une haute mer, que le capitaine Martin fut forcé de relâcher à la Canée, petite ville de l'île de Candie, qui a un port solide. Nous passions le temps au café, où il y avait continuellement des étrangers; chacun racontait ses aventures, elles étaient généralement peu conformes à la vérité; mais, dans un pays lointain, lorsqu'on attend la faveur du temps, on s'amuse de tout. CHAPITRE XXIII. Rencontre d'un Pélerin grec; dîner où les Convives sont servis par des Femmes; discours étrange de ce Pélerin, sur les malheurs de la Grèce; pressentiments de l'invasion de l'Égypte, par une Puissance chrétienne; Astronome turc qui prédit la chute de l'Empire ottoman; moyen de l'accélérer; à quoi une Messe est-elle encore utile? Un jour l'heure du dîner s'approchait, et le capitaine Martin nous attendait. Le hasard lui avait fait rencontrer, pendant que nous étions à la promenade, un Grec âgé, qu'il avait pris à Constantinople, pour le mener à Alexandrette, ville et port de Syrie, où débarquent habituellement les Grecs, les Arméniens et les Maronites, qui, dans le temps de Pâques, vont en pèlerinage à Jérusalem. Ce Grec, s'appelait Cagi Coumianos ou Pélerin : ces hommes, chez les Turcs, jouissent d'une plus grande considération que les autres, parce qu'ils laissent croître leur barbe, en revenant de se faire Cagi. Les Turcs aiment qu'on les imite. Le Grec invita notre capitaine à venir chez lui, et nous y conduisit pour dîner: je savais bien que je serais également invité; ils avaient besoin de moi pour leur servir d'interprète. Nous allâmes donc chez ce Grec, où nous fûmes très-bien traités. Deux femmes grecques nous servirent; elles avaient sur le visage un voile fin qui leur permettait de nous voir, sans être aperçues de nous: elles se tenaient debout, l'une ayant à la main une grosse bouteille de bon vin de Candie, l'autre du pain et un couteau, pour en couper au besoin. Le dîner fini, elles nous présentèrent un bassin de cuivre étamé, un pot à l'eau et des serviettes; après nous être essuyés, elles reprirent les serviettes, en nous disant, en grec, grand bien vous fasse, Monsieur, et se retirèrent aussitôt. Notre café pris, nos pipes allumées, Cagi Coumianos me pria de demander au capitaine Martin, s'il y avait long-temps qu'il était parti de France, et s'il n'avait rien appris de nouveau: je lui répondis pour le capitaine qu'il était sorti de France depuis sept mois, et que depuis cette époque il n'avait rien appris: Eh bien, Monsieur, je suis plus savant que vous, et je vais vous raconter ce qui est venu à ma connaissance. J'arrive depuis peu de Bysance, ville fameuse, autrefois capitale de l'Empire des Grecs; chaque fois, hélas! que je nomme cette grande ville, mes yeux fondent en larmes, mon cœur se remplit de douleur et de tristesse, lorsque je me rappelle l'Empereur Constantin et ses prédécesseurs, qui gouvernaient la Grèce et ce Peuple éclairé, de qui viennent les Sciences et les Arts en tout genre, qu'il a transmis à la postérité. Dans ces temps, les Universités les plus nombreuses étaient dirigées et conduites par des Philosophes. Le Peuple jouissait de la plus grande liberté, et n'était pas accablé d'mpôts arbitraires; la justice était rendue par des hommes équitables; on applaudissait à leurs jugements toujours conformes aux lois. Ils étaient incorruptibles, et ne se laissaient séduire, ni par l'or, ni par l'argent, métaux toujours dangereux; le Peuple enfin ne craignait pas qu'ils se laissassent suborner en aucune manière: alors les Grecs étaient parfaitement heureux. Quelle différence aujourd'hui! Ceux qui ont usurpé le trône de cet Empereur chrétien, nous ont rendu les plus malheureux des hommes; ils nous regardent comme le rebut de la nature; ils nous oppriment en cent manières; il n'y a point de persécutions qu'ils n'exercent envers nous, point de cruautés qu'ils ne nous fassent souffrir; ils se font même un mérite de multiplier leurs forfaits, guidés par la fausse morale de leur Alcoran. Après avoir répété cette conversation, j'engageai Cagi Coumianos à continuer, en lui disant qu'elle faisait le plus sensible plaisir au capitaine. Il reprend en ces termes: “Je revenais, comme je vous l'ai dit, de Constantinople; le bruit court que le feu de la guerre, dans ce moment, est prêt à s'allumer entre le Grand-Seigneur et la Cour de Russie; nos frères, même les plus pacifiques, semblent désirer cette guerre; ils ont marqué la plus vive satisfaction, en apprenant cette nouvelle. Cette déclaration une fois publiée, plus de cinquante mille Grecs se disposent à partir pour se ranger sous les drapeaux de l'Impératrice, prêts à répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour abattre ce colosse que sa hauteur énorme fera écrouler sous son propre poids, sur-tout, si les bras de nos frères et leur courage essayent de l'ébranler. Je trouve même très-surprenant qu'aucune des Puissances de vos contrées n'ait pas cherché à l'attaquer dans ses possessions du Levant, comme en Egypte, en Syrie, dans la Morée et les Iles de l'Archipel. Cette Puissance aurait, à-coup-sûr, augmenté ses forces d'une infinité de Grecs, d'Arméniens, de Coptes ou Maronites, tous mécontents; les Juifs même seraient venus à son secours, et l'auraient fecondée par leur fortune et par leurs armes, pour opérer la destruction de leurs tyrans. “Je te prie de dire à ton capitaine, et rien n'est plus vrai, que notre haine contre les Musulmans est à son comble; que nous ne respirons qu'après le moment de mettre nos phalanges en état d'activité, afin de briser nos fers et sortir d'un esclavage aussi dur qu'avilissant. Pour y parvenir d'une manière sûre, il faudrait qu'un bon Diplomate et Ingénieur tout-à-la-fois, sachant bien notre langue, pût venir reconnaître les forces ottomanes, les forteresses, les villes et autres lieux en état de défense, leurs positions bien exactes, prendre connaissance des routes et des chemins. Muni de toutes ces observations, il serait en état d'en rendre compte à son Gouvernement, qui, d'après ces éclaircissements, prendrait les mesures nécessaires pour conquérir ce vaste Empire, cette terre délicieuse profanée depuis si long-temps, et qui continuera de l'être tant qu'elle sera sous le despotisme de la fecte des Mahométans.“ „Il y a à Constantinople un homme qui, par ses opérations astronomiques et géométriques, prédit qu'une révolution prochaine détruira le fantôme qui gouverne l'Orient, qu'il est monté au faîte de la gloire, que la tête lui tourne, et qu'il ne peut éviter de se précipiter. (Voilà les termes, dont il se sert dans sa prédiction.) Je souhaite qu'elle se réalise; n'est-il pas temps que cette destruction s'effectue? Les César, les Alexandre, les Pompée ont disparu, ainsi que leurs successeurs; les royaumes, les provinces, les villes ont changé de maîtres; une partie de leurs richesses a été la proie de la mer: des Empereurs, des Rois, des Souverains, sous d'autres dénominations, ont été subjugués et détrônés, des Républiques envahies, des places fortes détruites de fond en comble. Des religions ont fait place à d'autres religions; les systèmes nouveaux ont eu la préférence sur ceux qu'on avait adoptés pendant des siècles; les mœurs même plus durables que les Empires, ont, par la suite des temps, éprouvé des révolutions. Les Turcs en attendent une prochaine; j'en connais une foule qui m'ont avoué de bonne foi que leur Empire ne pouvait se soutenir long-temps. Ceux d'entre eux qui matière de religion, qui pensent bien différemment de la masse commune des Musulmans, disent: nous sommes ignorants, la Constitution de notre Empire, ou pour mieux dire, de notre Gouvernement arbitraire, nous défend de nous instruire. C'est au moyen de ce défaut de lumières que Mahomet a contenu ses prosélytes, qu'il a agrandi son Empire. Il a donné des lois, pour ne pas dire des fers aux Arabes, lorsqu'ils étaient sans Gouvernement, qu'ils avaient abandonné les sciences. Les uns étaient athées, les autres idolâtres, les autres juifs; une partie enfin de ces peuples professait le christianisme, et cette dernière fecte était sans cesse en contradiction sur sa croyance et sur ses dogmes, ce qui produisit une infinité de schismes qui les ont toujours divisés, et qui ont été la cause de leur asservissement. “Mahomet, nouveau législateur, le cimetère à la main, annonçait aux ignorants de ce vaste pays, un tissu d'absurdités qu'il nommait sa doctrine, et qu'il parvint à faire adopter par la violence. Sa religion prit naissance dans un petit canton de l'Arabie; il entraîna dans sa secte un certain nombre d'hommes qui grossit à mesure qu'il s'emparait des provinces et envahissoit les propriétés dans la Syrie et dans l'Egypte. Il permit la tyrannie, les vexations, le meurtre même contre toute espèce de secte qui refusait d'adopter ses absurdités, et promit aux vrais croyants un paradis qui flattait leurs sens. Il chercha à persuader que toute la théologie consistait dans une foi parfaite; enfin, cet homme étonnant, l'Alcoran à la main, a subjugué les deux tiers du monde connu. L'autre tiers, dont les États sont éloignés de nous, faisait peu d'attention aux progrès rapides de Mahomet, il s'appliquait à l'étude à étendre les diverses branches de des Sciences, à la culture des Arts et Commerce. Il arrivera que cette poignée d'hommes, un jour, connaîtra le fruit de son travail, sa supériorité dans la tactique militaire qu'il a étudiée et perfectionnée, tant par théorie que par pratique, et qu'il la mettra en œuvre pour venir fondre sur nos provinces, les envahir les unes après les autres, et subjuguer le peuple innombrable qui les habite. Quelle défense ces ennemis du genre humain opposerontils aux armes de leurs conquérants? Ils n'ont point de places fortifiées; ce qu'ils appellent leurs forts sont dans le plus mauvais état. Leurs soldats ne sont point aguerris, ils n'ont nulle teinture de la discipline militaire; les noms de génie et d'ingénieurs sont étrangers pour eux; si depuis quelque temps ils lancent des bombes, ils n'en connaissent pas la direction; si enfin leur usage s'est introduit chez eux, il leur a été enseigné par un Français, sans lequel ils ignoreraient encore ce que sont un mortier, une bombe, ainsi que la manière de s'en servir. “Je suis persuadé, mon cher Français, que les Turcs s'attendent à perdre la partie européenne de leur Empire: la Russie s'est emparée de la Crimée et de la plus grande partie de la Tartarie turque; la mer d'Asow est également tombée sous sa domination. Si les autres chrétiens avaient secondé le prince Héraclius qui a mis sous son despotisme toute la Géorgie; si aujourd'hui encore ils venaient fondre sur la Morée, les Grecs qui habitent cette contrée fertile, et qui sont très-nombreux, ne manqueraient pas de se réunir aux conquérants. On s'est déjà aperçu qu'ils n'ont plus cette timidité qui les rendait craintifs à la vue d'un Turc, et que ce dernier commence à prendre des précautions pour leur parler, et lorsqu'un chrétien a bon droit, il ne balance plus à le faire vivement sentir. “Les Grecs de l'Archipel ont imité ceux de la Morée, de la Mésopotamie et de la Circassie; des Chrétiens enfin ne baissent plus la voix devant un Turc, malgré que souvent la justice ne leur ait pas octroyé le bon droit qu'ils croyaient avoir. Je juge par là qu'une révolution prochaine se fera sentir dans ce vaste pays, et que cette secousse y opérera de grands changements. “Voilà l'entretien continuel de ceux qui fréquentent les cafés de Constantinople, de Smyrne et de toutes les villes peuplées et commerçantes de l'Empire ottoman. Quant à moi, je soutiens qu'un événement imprévu, dont l'effet ne surprendra personne, nous rétablira dans nos droits, que nous regardons comme imprescriptibles, et relèvera le trône de nos pères. “Votre Capitaine est-il dévôt? dites-lui, je vous prie, que tous les mois, je fais dire une messe pour obtenir de Jesus-Christ, par l'intercession de la Vierge, qu'il daigne nous envoyer une Puissance, fût-elle étrangère, pour se joindre à nous, dussions-nous être gouvernés par elle. La Puissance turque, une fois détruite, nous verrions renaître notre antique splendeur, nous formerions sous l'étendard de la liberté des bataillons nombreux, pleins de courage et inftruits par les guerriers d'Occident. J'ai deux fils de ma première femme et deux de la seconde; j'imprime tous les jours dans leur cœur le courage nécessaire pour tirer vengeance de cette race infâme “d'ennemis de la raison.“ Je répétai complaisamment au capitaine Martin, le long discours de Cagi Coumianos; ensuite je pris la parole, et lui dis: vous ne m'apprenez rien de nouveau; et à cette occasion je lui racontai la pareille prédiction qu'Ali-Pacha, janissaire avait faite à Smyrne, en buvant mon vin de force, dans le Caravassaly de cette ville. Tu vois donc, mon cher Cagi Coumianos, que d'après le raisonnement d'un Turc, qui n'a d'autre philosophie que le gros bon sens, ton astronome de Bysance n'est pas le seul qui prédise la chute de cet Empire. Je conjecture avec assez de fondement, qu'Ali-Pacha n'est pas non plus le seul, qui désire d'être affranchi d'une multitude de formalités aussi sottes en elles-mêmes, que pénibles aux vrais croyants. On peut en conclure que les mécontents se feraient un vrai plaisir de s'enrôler et de se joindre avec tous les Grecs, et qu'ils ne feraient qu'un corps avec les Occidentaux accourus pour vous secourir. Je vois clairement que la conquête de ce vaste Empire, ne durerait pas deux ans, et qu'il succomberait sous les forces réunies de tous les autres Chrétiens. Cagi Coumianos répondit: je suis de votre avis, Monsieur le Français, la Russie seule nous en montre un exemple die d'une manière prodigieuse dans très-bien frappant; cette Puissance s'est agranpeu de temps; elle a attiré chez elle une quantité innombrable de Grecs et autant de Turcs tartares, dont la plupart vivent dans la Religion chrétienne. Je lui répliquai: nous prendrons ce temps quand il viendra; peut-être n'est-il pas éloigné. Mon capitaine vous remercie de la politesse que vous nous avez faite; il me charge de vous prier de venir vous et vos quatre fils, après demain dimanche, à bord du vaisseau; il se fait un plaisir de vous y recevoir à dîner: en mon particulier je vous engage à vous y rendre. Cagi Coumianos nous donna sa parole et se chargea de nous acheter des poules, des œufs, de taine lui laissa trois sequins pour ces la salade et de la viande fraîche: le capiemplettes, ensuite nous nous rendîmes à notre bord. CHAPITRE XXIV. Caractère des Candiotes; leur penchant pour le retour au Christianisme; productions de leur île, son commerce, son importance politique; opinion d'un Turc à ce sujet, et sur l'invasion de l'Egypre. Le dimanche suivant, vers onze heures du matin, Cagi Coumianos et ses quatre fils se rendirent à bord avec les provisions. Le capitaine Martin avait envoyé pêcher au large et hors du port; l'on avait pris une quantité suffisante de poissons. Nous régalâmes nos Grecs; on leur fit boire du vin de Provence qu'ils trouvèrent délicieux, quoique bien inférieur à celui de Candie. Dans le courant du dîner, ils nous entretinrent sur les vices et les mœurs des Candiotes; Cagi Coumianos nous dit que les habitants de cette île étaient naturellement inconstants, qu'ils ne tenaient que par un fil à la religion turque, qu'ils en connaissaient tout le ridicule et le fanatisme, qu'enfin ils avaient été chrétiens dans les premiers temps, que s'ils avaient renoncé à la religion de leurs pères, c'était pour occuper des places importantes, et pour avoir l'imposante supériorité sur les autres; mais que dans le fond du cœur ce peuple avait plus d'inclination pour le christianisme que pour la religion absurde des Mahométans, et que si les choses venaient à changer, il serait bientôt déterminé à l'abjurer, et embrasseroit le parti du plus fort, tant pour le spirituel que pour le temporel. Il nous fit ensuite la description du sol de cette île; il vanta la salubrité de l'air, la production abondante du coton, de la soie; il parla aussi de la quantité et de la qualité du laitage, du beurre et du fromage qu'on y fait, de toutes les espèces de fruits qu'on y recueille; il nous dit enfin qu'on y amassait beaucoup de soude, et que le savon qu'on y fabriquait était supérieur à celui de Marseille. Toutes ces denrées, ajouta-t-il, sont exportées et répandues dans les grandes villes de la Turquie. La description intéressante que ce Grec nous fit de cette île charmante, autrefois un royaume, en nous instruisant, nous amusa beaucoup: elle est à quarante lieues, au sud, d'Alexandrie en Egypte, à dix lieues de Chypre, à l'est, à cinq de Rhodes, à cinq enfin de Cerigo, au nord-ouest. Elle doit être regardée comme une barrière qui se trouve à l'entrée de l'Archipel. D'après ces notions et celles que j'en ai prises moi-même, je ne doute pas que, s'il arrivait une révolution bien combinée, les habitants de cette ile embrasseroient le parti de ceux de la Morée, et s'uniroient aux Grecs pour sortir les uns et les autres de l'esclavage. Enfin, dans les contrées, dans les ports, dans les villes où j'ai résidé pendant l'espace de temps que j'ai resté dans ces lieux, j'ai entendu les Grecs, les Turcs même, et toutes les nations du Levant, dire qu'ils s'attendaient à une révolution, qu'ils y étaient tous disposés. Durant le dîner, Cagi Coumianos nous développa toutes ses idées avec chaleur: mais nous n'eûmes pas l'attention de remarquer qu'il y avait sur le vaisseau un Turc candiotte, ami d'un de nos gens à qui il rendait visite, et qui était venu à son invitation, pour l'amuser sur notre bord. Ce Turc, nommé Selim Bacha, était sous le gaillard d'avant, et avait entendu toute notre conversation. Au moment de notre séparation, Cagi Coumianos l'aperçut et le salua à la manière dont les Chrétiens saluent les Turcs, sans lui donner le salamalek. Selim Bacha lui rendit le salut et dit: j'ai entendu toute votre conversation, et il me paraît que le bruit des grands événements que nous prévoyons, se répand de plus en plus. Je suis arrivé depuis peu d'Alexandrie, où j'ai entendu dire qu'avant peu les Puissances d'Occident viendraient envahir l'Egypte: je vous avoue, Messieurs, que cette conquête serait d'une grande importance pour les Occidentaux, qui tireraient par-là les marchandises précieuses qu'ils ont coutume de faire venir des Indes; ils éviteroient le trajet immense qu'ils font dans la traversée des grandes mers, et les Indiens auraient également les denrées de l'Occident par une voie bien plus courte: les intérêts de notre nation seraient extrêmement lésés par ce nouvel arrangement. Tout ce que je vous dis n'est qu'un bruit sourd; mais je connais le caractère des Egyptiens si mauvais, que j'y prévois beaucoup d'entraves. Ce projet, d'ailleurs, a été agité plusieurs fois et n'a pu être effectué; je doute même que de long-temps il réussisse sans le secours d'une révolution générale, et il ne me paraît pas aisé de la mettre à exécution. Quant à moi, je suis du sentiment commun de mes compattiotes, qui, bien loin de s'y opposer, paraissent au contraire la désirer de tout leur cœur. Que l'on humilie l'orgueil insupportable des Arabes, principalement de ceux de la secte de Mamelouk qui ne veulent être subordonnés à qui que ce soit. L'Égypte, dont je viens de parler, n'est d'aucun rapport pour notre gouvernement. Chaque année le Sultan y envoie trois ou quatre caravelles pour y lever les droits: il arrive souvent que le Capitan-Bacha, qui est chargé de pouvoir, s'en retourne avec rien ou très-peu de chose. Les Bachas qui commandent le grand Caire, n'ignorent pas l'arrivée du Capitan-Bacha; à son approche ils fuient tous de cette ville, et n'y reparaissent qu'après le départ des caravelles. Cette province s'est toujours montrée rebelle, et l'on n'a pu parvenir à la soumettre qu'en éprouvant les plus grandes difficultés. Je rapportai au capitaine tout ce qu'avait dit Selim Bacha; mais comme nous ne le connaissions pas, et qu'il était dangereux qu'il ne fît quelques dénonciations contre nous dans son pays, sur-tout auprès des autorités constituées, nous jugeâmes à propos d'user de la plus grande prudence, et ne fîmes aucune réponse. Cagi Coumianos, satisfait de la bonne réception qu'on lui avait faite, prit congé de nous. CHAPITRE XXV. Ruse du capitaine Martin pour échapper aux Mainotes; trait de cruauté de ce Génois. Les vents changérent et devinrent favorables. Le capitaine Martin, voulant profiter du beau temps, alla faire viser sa patente par le consul de la Canée: aussitôt qu'elle fut expédiée, il vint faire appareiller son bâtiment, et nous partîmes le même soir avec un petit vent de terre. Le lendemain, vers midi, nous aperçûmes une longue barque qui était sur le vent par rapport à nous: après l'avoir examinée quelque temps, et voyant qu'elle cherchait à nous approcher, le capitaine Martin nous dit: mes enfants, nous sommes ici près des Mainotes; vous savez qu'ils ne font pas de grâce; s'ils nous atteignent, nous devons nous attendre à perdre notre vaisseau et peut-être la vie. Il faut done que nous nous préparions à nous défendre et à perdre jusqu'à la dernière goutte de notre sang, plutôt que de nous laisser prendre. Tous nos matelots se mirent en état de défense et parurent disposés à ne pas céder. La félouque s'avançait toujours, et avec des lunettes il fut aisé de distinguer dix-huit hommes, qui voguaient et dix autres qui étaient à la poupe de la barque, armés tous jusqu'aux dents. Le capitaine Martin crut qu'avec ses quatre canons de quatre livre de balles et quatorze hommes que nous étions d'équipage, cela suffirait pour nous défendre; mais d'après les réflexions que je lui fis faire, il convint qu'il était hors d'état de résister à la mousqueterie des Mainotes, malgré la précaution qu'il prit de faire bastinguer tout le tour du vaisseau avec les strapontains, les paillets, les voiles, et enfin avec tout ce qu'on jugea propre à empêcher les balles de traverser. Il me vint une idée qui prévalut sur les mesures que le capitaine Martin prenait, je la lui communiquai en présence de tout l'équipage, et je dis: Monsieur, ces forbans ne chercheront pas à vous attaquer par les côtés du vaisseau, parce qu'ils voient très-bien que nous avons deux canons de chaque côté, et pour les éviter ils nous harcelleront par la ponpe et ajusteront des coups de fusil à chacun de nous qu'ils verront paraître; vous connaissez leurs armes: nos fusils sont courts, les leurs sont coulevrinés, par conséquent plus longs et portent plus loin; lorsqu'ils seront tout-à-fait sous les fenêtres de la poupe, ils jetteront les grapins et monteront à l'abordage: si vous voulez exécuter le dessein que je vais vous donner, nous pourrons leur échapper. Nous ne pouvons pas douter que cette felouque allongée ne soit une de celles dont se servent les Mainotes; il n'y a point d'ailleurs de nation qui fasse usage de ces espèces de bâtiments dans les mers où nous sommes, et nous voilà peu éloignés du port aux Cailles, qui est leur repaire. Le capitaine Martin me demanda quel était le moyen que j'avais proposé, et me pria de le développer. „Avant que l'ennemi soit tout-à-fait sur nous, lui dis-je, il nous reste peu de temps, il faut nous hâter de l'employer. Faites scier le trumeau de la fenêtre de votre chambre; de ces deux fenêtres, formées par le trumeau, nous n'en ferons qu'une grande, nous la masquerons avec une des voiles du grand mât: on sciera encore le gros mât qui est de rechange, de la longueur de vos canons, nous les attacherons par dehors à chaque côté du vaisseau, après en avoir retiré les quatre canons qu'on tiendra tout chargés à boulet et à mitraille, et on les placera dans votre chambre. “Ces canons seront masqués par la grande voile qui les couvrira entièrement. A mesure que l'ennemi s'avancera pour nous prendre par la poupe, nous ferons en sorte de lui montrer toujours le côté, en cherchant à lui persuader que nous avons intention de faire usage de nos canons postiches. Les Mainotes, pour les éviter, rameront toujours de manière à s'écarter du danger, et feront tous leurs efforts pour monter à l'abordage par derrière. Dès qu'ils seront tout-à-fait à la portée de nos canons, vous ferez signe à celui qui tiendra la voile par-dessus le tillac, de la laisser tomber, et de suite le canonnier visera la poupe et la proue de la felouque; il lâchera sa bordée, c'est-à-dire que les quatre canons partiront à-la-fois, et si le hasard veut que ces coups portent avantageusement, vous verrez la felouque fracassée et les Mainotes hors d'état de nous faire le moindre mal“. Le capitaine trouva mon plan judicieux et se détermina à l'exécuter. Aussi-tôt il fit scier le trumeau des fenêtres et n'en fit qu'une grande: les quatre canons chargés furent déplacés et transportés dans la chambre; on les masqua, comme je l'avais recommandé, avec une grande voile soutenue par deux hommes qui en tenaient les doux coins sur le tillac de derrière, à chaque côté de la poupe. Ces deux hommes, pour éviter les coups de fusil des Mainotes se tenaient assis sur le tillac. Les canons postiches furent mis à bas bord et à tribord, à la place des vrais canons. Au bout de deux heures les forbans furent près de nous et criaient à toute force: „Rends-toi, Français“, et faisaient sur nous un feu continuel; mais malgré la longue portée de leurs fusils, les balles ne pouvaient traverser nos bastingages. Lorsqu'ils furent tout-à-fait à la portée de nos canons, la voile qui les masquait ainsi que la fenêtre fut lâchée au moment même que l'on mit le feu aux canons; ils partirent presque à-la-fois, deux frappèrent la poupe de la felouque et les deux autres la proue. Ces coups firent un si merveilleux effet que la felouque fut brisée entièrement, et il n'en parut que des débris sur l'eau. Il ne resta que cinq de ces brigands qui s'étaient sauvés au hasard, et tâchaient, en nageant, de joindre notre bord, en criant à toute force: gracia, gracia, Francheso! Le capitaine Martin qui avait conservé le caractère génois, en donna une preuve par une acte de cruauté: il ordonna de couper les bras de ceux d'entre ces malheureux qui aborderaient. Effectivement il y en eut deux qui faisaient leurs efforts pour prendre, soit un cordage, soit le gouvernail derrière le vaisseau; mais nos matelots, lorsque ces infortunés étaient à portée, les atteignaient à coups de sabre sur les bras et sur la tête, et les forçaient ainsi à lâcher prise. Comme nous forçâmes de voile, nous les eûmes bien-tôt perdus de vue. Le capitaine Martin ne cessait de se féliciter d'avoir suivi mon conseil qui l'avait sauvé des mains des forbans; il sut gré aux matelots de leur activité et du courage qu'ils avaient montré constamment depuis la pointe du jour, que nous avions aperçu la felouque, et pour leur en marquer sa reconnaissance, il fit tuer six poules et leur fit préparer un régal extraordinaire; il accorda à tout l'équipage la ration de vin et d'eaudevie double, et donna trois livres à chacun, en sorte que la journée se passa dans la joie et dans les plaisirs. Comme les vents nous contrariaient beaucoup, nous fûmes dans la nécessité de louvoyer pendant huit jours pour aterrer sur l'île de Malte que nous laissâmes à gauche, et celle de Sicile à droite. Dans cet intervalle, chaque jour que le capitaine était de quart, depuis huit heures du soir jusqu'à minuit, il me priait de veiller avec lui: le temps était beau, les chaleurs m'empêchaient de dormir, aussi prenais-je le plaisir à le distraire pendant son quart. Il m'engagea à lui faire le détail bien circonstancié des différentes observations que j'avais faites dans le Levant. Il était curieux de connaître mon opinion sur les mœurs, le caractère et les usages des Ottomans, ce que je pensais sur la manière dont on rend la justice chez eux; enfin il désirait savoir quelles sont les forces du Gouvernement Turc. CHAPITRE XXVI. Le capitaine Martin raconte ses amours dans l'île de Paros; propositions avantageuses que lui fait son interprète. Après avoir fait, au capitaine, le tableau exact et bien circonstancié sur les mœurs, les usages et le caractère des Turcs, il me dit: je ne croyais pas que vous fussiez si bien instruit. Il me paraît que si vous étiez connu à Paris, vous obtiendriez facilement une commission lucrative; mais puisque vous avez eu la complaisance de me satisfaire sut toutes les demandes que je vous ai faites, je me crois, à mon tour, obligé de vous faire la confidence de ce que j'ai éprouvé dans l'ile de Paros, dans le temps qué nous y étions, vous dans la ville, et moi au village sur la montagne. Je lui répondis: ce que vous allez me raconter m'intéressera plus que je ne vous ai intéressé dans ma narration, d'autant plus que tout ce qu'elle renferme n'est pas nouveau. Il y a eu tant de voyageurs français qui ont parcouru ce vaste empire, fait des observations les plus détaillées, instruit notre nation sur tout ce qui s'y fait et ce qui s'y passe! ces observateurs n'ont rien oublié; ils sont entrés, comme moi, dans les plus petites particularités qu'on remarque dans le Levant, pour en donner la connaissance au public par la voie de l'impression. Le capitaine Martin me témoigne sa reconnaissance, et commence ainsi son récit: „J'ai passé huit jours entiers dans la maison d'un Grec qui, depuis trois mois, était absent de Paros. Il se nommait Dimitraki: j'avais fait sa connaissance à Smyrne; il m'avait servi en qualité de journalier pour tourner le cabestan, dans le temps que j'estivois mon bâtiment de coton. J'appris que sa résidence était à Paros, qu'il y était établi, qu'il avait son épouse et une fille, et que la nécessité de gagner de l'argent le forçait de quitter sa maison pour aller travailler dans les villes de commerce, et de rapporter son gain à Paros pour subvenir aux besoins de sa famille. Vous vous rappellerez, sans doute, ce qu'il nous a fallu de temps pour voir les curiosités de cette île, et les plaisirs que nous avons goûté chez le Consul. “Comme l'on s'ennuie de tout, et que les vents ne cessaient de nous être contraires, je me souvins de Dimitraki, d'autant mieux qu'il m'avait appris qu'il avait son épouse et sa fille dans un village de Paros. La curiosité me porta à me rendre dans ce village; je me munis de sequins et j'emportai quelques boëtes de confitures. Avec cette précaution, il ne me fut pas difficile de trouver la maison de Dimitraki, dans laquelle j'en trai. Son épouse et sa fille, qui ne me connaissaient pas, furent étran“gement surprises de voir arriver chez elles un Français; cependant la manière dont je me présentai les engagea à me recevoir avec affabilité. “Après les avoir rassurées sur l'objet de ma visite, je leur donnai des nouvelles de Dimitraki, je leur dis qu'il m'avait chargé de leur faire ses compliments et de m'informer d'elles si quelque secours d'argent leur ferait plaisir, que dans ce cas je leur en donnerais. Je les priai, en conséquence de ne point se gêner avec moi, et que je leur offrais mes services du meilleur de mon cœur. „Jugez combien ces deux personnes furent agréablement surprises. Elles me firent toutes sortes de remerciements et m'invitèrent à rester la soirée chez elles, me faisant observer qu'il était trop tard pour retourner à mon vaisseau. J'acceptai cette offre, et je les avais, en quelque sorte, forcées à me la faire, en prenant la précaution d'arriver un peu tard chez elles. “Je feignis néanmoins de me rendre, avec peine, aux sollicitations que me fit l'épouse de Dimitraki; je lui dis qu'en acceptant son offre obligeante, ce ne serait qu'à la condition de me charger de toute la dépense que je pourrais occasionner. “Je vois bien, Monsieur, que vous êtes judicieux et que vous prévoyez que nous ne sommes pas riches. Dimitraki n'aura pas manqué de vous instruire de notre position: vous ferez donc ce que vous jugerez à propos. “Je donnai, dans le moment, un sequin à Catharina, femme de Dimitraki, qui alla, au plus vite, chercher un poulet; elle le mit en fricassée et pour désert que du fromage; mais nous donna à souper. Elle n'avait nous bûmes de bon vin et de l'eau-de-vie de Scio. En soupant j'examinai sa fille Antonia; elle me parut bien faite. Son âge était d'environ dix-sept ans, sa taille haute, fine et bien prise; elle avait la peau blanche comme le lys, ses dents semblaient être faites d'ivoire. Ajoutez à cela des grands yeux noirs, où se peignait la volupté. Ses cheveux, couleur d'or, tressés avec art, descendaient jusqu'aux genoux: elle avait, comme toutes les femmes du Levant, le regard tendre et languissant. “A peine avais-je fini de souper que je me sentis violemment touché des charmes de cette jeune personne; j'en devins éperdument amoureux. Je ne pus même cacher, à sa mère Catharina, que j'étais sensible a la beauté de sa fille. Cette mère respectable ne parut ni surprise ni choquée de mon aveu. Les habîtans de l'ile de Paros n'ont point d'aversion pour les Français; ils savent que notre nation est généreuse, que nous n'hésitons pas de faire des libéralités dans mille occasions. Nous avons d'ailleurs l'usage de ne point paraître tracassiers dans le prix des choses qui nous conviennent, et pour peu que nous payons les denrées au-dessus de ce qu'elles valent, ce léger excédent est considéré comme un acte de générosité, eu égard au prix médiocre que nous coûtent les marchandises que ces insulaires ont l'usage de nous vendre. “Après souper, je priai Catharina de permettre à sa fille de faire un tour de promenade avec moi dans un petit jardin situé derrière la maison: mon intention était de lui faire comprendre toute la violence de mon amour et de faire en sorte de lui en inspirer; mon embarras était de me faire entendre pas signes, puisque je n'avais pas la plus légère teinture de la langue grecque, ni de celle des Turcs. Je fatiguois mon imagination sur les moyens de parvenir à mon but, lorsque la mère, àprès avoir fini les petits détails de ménage, me donna à entendre qu'elle nous accompagnerait dans notre promenade. “Les orangers, les lys, les tubereuses, le jasmin et le chevrefeuil tous en fleur, rendaient ce lieu délectable, et un vent léger du soir nous faisait respirer l'odeur suave que ces fleurs répandaient autour de nous. “Arrivés au fond du jardin, Catharina nous fit entrer sous un berceau clos et couvert par les branches et le feuillage de ces arbrisseaux odoriférants, et où l'on avait pratiqué des sièges de gazon tout au tour. Catharina me fit asseoir et me fit comprendre que la maison qu'elle habitait, ainsi que ses dépendances, provenaient de la succession du père de son époux, mais que le jardin ne leur appartenait pas, qu'ils en avaient néanmoins la jouissance jusqu'au retour d'un frère de son mari, absent depuis dix ans; mais que s'il était mort, par hasard, dans son voyage, la propriété leur en restait de plein droit. “J'entendais difficilement ce que Catharina me disait: si je l'ai su depuis, je le dois à un Grec de ce village, qui parlait parfaitement le provençal. Dans une visite que cet insulaire rendit à la femme de Dimitraki, il se fit un plaisir de me parler et de m'expliquer ce qu'on voulait me faire comprendre. Comme il me parut qu'il avait besoin de gagner de l'argent, je l'engageai à me tenir compagnie et à me servir d'interprète tout le temps que je demeurai dans ce village. “Je ne pouvais pas y séjourner long-temps; j'attendais, pour partir de Paros, un vent favorable qui pouvait souffler d'un moment à l'autre. Alors je me trouvais forcé d'abandonnér le village, Antonia, sa mère, “et leur habitation où je goûtais beau“coup de plaisirs, de m'éloigner enfin pour toujours de cette île charmante. “Je dirigeai donc mon entreprise de manière à réussir promptement. Cette première soirée, néanmoins, “n'avança pas beaucoup mes espérances; je n'en recueillis que quelques baisers appliqués furtivement sur la belle main de cette fille qu'elle retitiroit faiblement. “La mère, qui avait eu l'attention de me préparer un lit, m'avertit qu'il était temps de quitter le jardin, et qu'elle désirait que j'allasse me reposer: quoiqu'elle ne me parlât que par signes, je comprenais tout. “Rendu au logis, elles me conduisirent dans une petite chambre à côté de la leur, et m'ayant montré le lit que je devais occuper, elles se retirèrent en me disant: bonne nuit, monsieur; je ne répondis qu'en faisant signe à Antonia de venir partager ma couche; elle se mit à rire. La mère s'étant aperçue de mon geste et dé“mêlant mes intentions, jeta sur sa fille un regard sévère, ensuite me regarda en disant: que Dieu nous en préserve; ensuite elles disparurent. “Quoique je fusse très-bien couché, mon lit étant composé de quatre matelas, couvert de draps blancs, avec des oreillers de très-bonnes plumes, je ne fermai pas l'œil de toute la nuit. Mon esprit s'était mis à la torture pour imaginer le moyen de me mettre bien dans celui de la jeune fille. “Croiriez-vous, Monsieur, que Catharina, convaincue que j'avais conçu de l'amour pour Antonia, avait déjà formé le projet de me contraindre à l'épouser? Pour m'y préparer, elle entra le lendemain matin dans ma chambre, s'approcha de mon lit et me dit en grec: Monsieur, comment avez-vous passé la nuit? Ne comprenant pas ses paroles, je me contentai de la saluer d'un signe de tête; mais le Grec qui me servait de truchement, étant venu me rendre visite, m'expliqua ce qu'elle m'avait dit. Après une courte conversation, et sitôt que je fus habillé, je trouvai le déjeuner tout prêt: Catharina, Antonia sa fille, l'interprète et moi nous prîmes place à table. On nous servit des œufs frais à la coque, des sardines de France en salade, et de l'excellent vin de Paros: après nous être salués réciproquement en buvant, je hasardai de faire dire, par l'interprète, à Catharina, que j'aimais passionnément sa fille, et que je ne pouvais pas vivre sans elle. L'interprète qui habitait le même village, qui devait s'intéresser plus naturellement à sa payse qu'à moi, conduit peut-être par un motif d'intérêt, d'une récompense enfin quelconque, me dit: il paraît, Monsieur, que cette jeune fille vous plaît; si vous croyez contribuer à votre bonheur et à votre tranquillité en la possédant, et si vous cherchez également à la rendre heureuse; je dois vous dire que j'ai consulté son cœur. Elle ne paraît pas s'éloigner de satisfaire vos désirs, pourvu que ce soit sous l'auspice des lois, et en contractant avec vous les liens d'un mariage légitime: Vous êtes chrétien comme nous, et si vous désirez obtenir sa main, je me charge de vous unir. “Mon cher interprète, lui répliquai-je, non-seulement je désire ce moment heureux, mais je consacrerais une partie de ma fortune pour l'accélérer. Il est bien malheureux pour moi d'ignorer la langue du pays, si je la connaissais, j'aurais du moins la satisfaction de lui découvrir ce qui se passe dans mon cœur, et de lui faire part du désir sincère que j'ai de la posséder. “Vous savez que je suis capitaine du vaisseau qui est dans votre port de Paros; mon bâtiment est chargé pour la France. Je ne peux me dispenser d'aller rendre mes comptes aux négociants, avec lesquels j'ai traité; il faut en outre que je désarme mon bâtiment. Aussitôt que j'aurai terminé mes affaires et que j'aurai trouvé un nolisement pour le Levant, mon premier soin sera de me rendre auprès de ma chère Antonia, qui seule remplit ma pensée, qui est devenue dans un moment l'objet de ma félicité entière. Répétez-lui, je vous prie, mes sentiments, et offrez à sa mère, de ma part, tout ce que je possède ici en fonds; j'en ferai volontiers l'abandon en sa faveur. “L'interprète rendit bien exactement à Catharina et à sa fille tout ce que je lui avais communiqué; son discours fit sur l'esprit de l'une et de l'autre, l'effet merveilleux que j'en attendais; aussi me comblèrent-elles de toutes sortes d'honnêtetés. Elles s'opposèrent à mon départ et me dirent qu'il y avait le lendemain un mariage, qu'elles étaient du nombre des convives, qu'il fallait que je restasse au village pour prendre part aux amusements qui suivent cette cérémonie, et qu'elles se feraient une grande joie de m'y admettre. “J'acceptai la partie. Le reste de la journée se passa agréablement pour moi; Antonia eut la liberté de me tenir compagnie seule, pendant que sa mère était occupée à faire le dîner. Nous allâmes au jardin, et nous trouvant tête-à-tête sous le berceau, je pris à brasse-corps ma belle Antonia, je l'assis sur mes genoux, et lui prodiguais, faute de connaître la langue, mille caresses sans proférer une seule parole; elle semblait me repousser, mais elle me regardait avec ses grands la colère. Ceue demi-résistance yeux noirs et languissants qui annonçaient de la tendresse plutôt que de augmentait mes transports: cependant, lorsque le danger pour sa vertu lui parut évident en restant seule avec moi, elle fit un effort pour s'échapper de mes bras et courut auprès de sa mère, à qui elle raconta, dans son langage, ce qui s'était passé entre nous dans le jardin. “Catharina me regarda en souriant et frappa à plusieurs reprises sur son nez avec le doigt index, comme par menace, et voulant me dire, mais sans colêre, vous me payerez cela. Je pris le parti de rire, j'embrassai la mère, la fille, et la paix fut faite. Le dîner suivit cette petite scène; nous nous mîmes à table tous les quatre: l'interprète prodiguait les louanges, exaltoit les vertus de mes deux hôtesses, et ne cessait de me dire combien je serais heureux de passer le reste de ma vie à Paros ou au village. Il me faisait envisager un parti trèsavantageux à prendre à mon retour de France. “C'était l'établissement, â Paros, d'un commerce qui deviendrait lucratif au-dela de mes espérances. Il serait fondé sur les deniers que pourrait produire la vente que je ferais de mon vaisseau en France, en y joignant d'autres biens-fonds que je pouvais me procurer, ou des marchandises; je pouvais, disait-il, acquérir, dans Paros, un, et même deux bâteaux, qui feraient alternativement le voyage de Smyrne ou d'un autre port. Il prétendait que, par le moyen de l'exportation et de l'importation des marchandises que je retirerois des villes commerçantes du Levant, et que je conduirais dans l'île, mes bénéfices seraient considérables; que tout, jusqu'à la soie crue et le coton que l'on recueille à Paros, serait d'un grand rapport à Smyrne. Si, au contraire, mon intention était de quitter tout-à-fait le commerce et de mener une vie privée, je pouvais trouver mon bonheur et ma tranquillité dans une vie douce et dans la solitude de la campagne. Pour me démontrer la vérité de son assertion, il continua ainsi: “Vous aurez d'abord le grand avantage de vous lier avec les personnes les plus considérées du village; cette liaison vous y donnera une haute prépondèrance. Les habitants seront charmés d'avoir parmi eux un homme d'esprit, vous y serez respecté. En second lieu, vous ne pouvez placer vos fonds plus avantageusement qu'en acquérant des pièces de terre à l'entour du village, ainsi que des vignes; vous les aurez à très-bon marché. Par ce moyen, vous récolterez blé, vin, coton, soie, miel, et vous aurez la plus grande facilité à nourrir de la volaille et d'autres bestiaux: vous deviendrez enfin un des plus riches habitants de notre île. “Cet honnéte Grec remplissait parfaitement la tâche qui lui était imposée; mais toutes ces belles spéculations ne pouvaient se concilier avec mes opinions. Après avoir recueilli tous ses discours, je m'aperçus facilement que son intention, celles de Catharina et de sa fille étaient de me déterminer à fixer mon séjour dans l'ile de Paros. “Je goûtais un vrai plaisir à écouter ce Grec qui n'avait aucun soupçon sur ma manière de penser. Je me contentai de lui persuader que je trouvais une grande justesse dans ses raisonnements, que je prendrais absolument le parti de revenir à Paros, à mon retour de Marseille, qu'après avoir arrangé quelques affaires de famille, qui m'appelaient à Gênes, je n'aurais plus aucun motif, aucun intérêt de continuer à courir les mers, à braver ses dangers. que je choisirais ce village pour y faire ma résidence le reste de ma vie, pour y posséder le cœur et l'affection de ma chère Antonia.“ „Je ne doutais pas que ma réponse ne fût rapportée très-fidèlement à mes hôtesses; aussi je ne tardai pas long-temps à m'en apperçevor. Au milieu du souper, n'est-il pas vrai, me dit la mère en présence de l'interprète, n'est-il pas vrai, capitaine Martin, que notre pays vous plaît, et que vous y passeriez agréablement votre vie? Oui, lui répondis-je, sur tout si vous m'accordez la belle Antonia: j'ai trouvé dans votre village un trésor que je préfère à tous les trônes du monde. Cette petite explication eut lieu par l'entremise de mon interprète.“ „Après souper nous allâmes faire un tour de promenade dans le jardin pour prendre le frais: je tenais de ma main gauche une des belles mains d'Antonia, et de l'autre je la serrais à brasse-corps. “Lorsque la mère apperçevoit quelques oranges bonnes à être mangées, et qu'elle se tournait pour les faire tomber et me les présenter, je profitais de e moment pour faire une caresse à Antonia; c'était à quoi j'étais borné: notre promenade finie, nous nous retirâmes pour aller reposer.“ „Je priai le Grec de demander pour moi à Catharina la permission d'embrasser sa charmante fille: elle me le permit sans difficulté. Elle me répéta de nouveau“: -- „Souvenez-vous que vous devez être demain du mariage; chère maman, lui répondis-je, tant que les vents me seront contraires, je ne quitterai pas le village, et je resterai auprès de ma belle Antonia; la satisfaction que je goûte auprès d'elle est trop grande pour m'en séparer. Je vous jure, ma très-chère maman, que je rédoute le moment de mon départ; si je n'avais pas l'espoir d'être bientôt de retour ici, le chagrin dans lequel cette idée me plonge, suffirait pour me faire succomber“. CHAPITRE XXVII. Le Capitaine pris en flagrant delit. „L'interprète nous donna l'explication des compliments d'usage que nous nous fîmes réciproquement avant de nous séparer: je profitai de la permission que m'avait donné la mère, je pris Antonia dans mes bras et je la serrai avec la plus vive ardeur. Elles emmenèrent le Grec et je me couchai. Le lendemain, tourmenté par ma passion, je me levai de bonne heure et j'allai prendre le frais dans le jardin. Pour sortir de la maison il fallait traverser la chambre où reposaient la mère et la fille: je m'aperçus qu'elles dormaient l'une et l'autre d'un profond sommeil; je “m'approchai à petits pas du chevet de mon adorable Antonia. Après avoir découvert un tiers du corps de cette beauté, je cueillis une rose plus belle mille fois que toutes celles du jardin; je portai mes lèvres brûlantes sur cette fleur dont la vue jetait le désordre dans tous mes sens. Je me disposais à en saisir le bouton, mais hélas! dans le moment, peut-être, le plus beau comme le plus court de ma vie, Catharina s'éveille et m'aperçoit.“ „Effrayée, inquiète, elle appelle sa fille, la réveille à grand bruit, et la gronde de ce qu'elle la trouve dans un pareil désordre: quant à vous, capitaine, me dit-elle, je vous excuse si c'est le hasard qui vous a amené dans notre chambre et qui vous a procuré la vue de ma fille dans une situation qui blesse la pudeur. J'aurai dorénavant le précaution de fermer au verrou la porte de votre chambre, et vous serez obligé de nous appeler lorsque vous voudrez aller au jardin. Je vous prie même, capitaine, d'y aller prendre le frais pour nous donner le temps de nous habiller: nous ferons préparer peu de chose pour notre déjeuner, afin de conserver notre appétit pour la noce à laquelle nous sommes invités. “Je suivis le conseil et m'allai promener pendant une demie-heure en attendant qu'on vint m'annoncer le déjeuner: on servit seulement du café à la crème. Unmoment après les voisins vinrent nous avertir qu'il était l'heure de se rendre à l'église: Catharina et la fille s'endimanchèrent le mieux qu'elles purent; l'interprète arriva, et nous partîmes tous quatre. “La cérémonie du mariage dura environ deux heures, ensuite l'on se réunit pour se mettre à table. Après le dîner les musiciens arrivèrent avec des lyres, instrument depuis très-long-temps en usage dans la Grèce; le marié commença la danse; il tenait un mouchoir à la main, par un coin seulement, et présenta l'autre à la mariée. Toutes les filles du village lui tenaient les mains à la manière allemande, en sorte qu'un seul homme conduisait toute la danse en faisant un pas en avant et un pas en arrière. “Cette danse continuait jusqu'à ce que les danseurs fussent fatigués, et l'on en recommençait une autre. C'est la manière dont s'exécutent toutes les danses dans le Levant; les filles du village se rangent à la suite l'une de l'autre; en tête est un homnie qui dirige la danse. “Loin de jouir de cet amusement, j'y gagnai beaucoup d'ennui, en ce qu'une troupe de danseurs une fois fatiguée, un autre garçon entrait en lice, prenait le mouchoir et ne fatsoit que répéter ce que son prédécesseur avait fait. C'est ordinairement le garçon du village le plus leste et le meilleur danseur qui se met à la tête de cette ennuyeuse pantalonade. Pour remplir l'attente et mériter l'éloge des danseurs, il faut qu'il saute avec légèreté, qu'il se tourmente beaucoup, la manche de sa chemise retroussée, pour montrer les cicatrices qu'il s'est faites, suivant leur usage, en l'honneur de sa maîtresse. Le même danseur retrousse aussi sa grande culotte jusqu'au genou pour faire voir sa jambe nue. Les femmes, en dansant, ne poussent pas le moindre sourire, elles conservent l'air le plus sérieux; elles regardent fixement la terre, sans lever les yeux, et montrent les apparences de la plus grande modestie. La nuit arrive enfin et met un terme à la danse.“ CHAPITRE XXVIII. Suite de la danse pour le capitaine Martin; intervention de la Sainte-Vierge en faveur d'Antonia; comment le capitaine devint bigame; effet des petits verres. “Dès que nous fûmes de retour au logis, Catharina s'occupa du souper: nous nous rendîmes, Antonia et moi, au jardin; je la conduisis droit sous le berceau et la fis asseoir sur le gazon de verdure. Je ne pouvais m'exprimer que par des gestes et des regards passionnés; me voyant un peu éloigné de la mère, me croyant absolument seul avec Antonia, j'osai tout hasarder. “J'étais dans l'erreur, et mon imprudence me coûta ce que vous allez entendre. L'interprète et un des amis de Catharina, qui l'accompagnait, étaient derrière un petit mur assez peu élevé; ils pouvaient, à la faveur de la lune qui était très-claire, observer nos actions, ils étaient même assez près pour nous entendre. Ne me doutant en aucune manière de cette supercherie, je portai la témérité jusqu'à me mettre en devoir de faire violence à Antonia, et sans autre formalité, d'en faire ma femme, encouragé par le peu de résistance qu'elle opposait à mon ardeur. “J'ignore si ce fut une finesse dans Antonia, ou bien quelqu'autre motif qui lui arracha un cri assez fort pour être entendu des deux surveillants tapis derrière le mur. Ils le franchirent aussi-tôt pour empêcher les suites de mon entreprise: ils avaient oui prononcer distinctement et assez haut, par Antonia, ces mots sacrés: Sainte-Vierge, venez à mon secours. Ces paroles furent à peine sorties de sa bouche, que les deux anges tutélaires parurent. L'interprète dit: que faites-vous là, Monsieur? la conduite que vous tenez n'est pas celle d'un honnête homme; vous manquez essentiellement à la probité, à l'honneur. Etes-vous venu dans notre pays pour violer aussi témérairement les droits de l'hospitalité? Je vous préviens que le crime que vous venez de commettre ne peut être pardonné qu'au moyen de la réparation la plus authentique. Si vous refusez de donner au père, à la mère, à cette victime de votre lubricité toute la satisfaction que l'honneur doit vous inspirer, attendez-vous à voir tous les habitants de ce pays instruits de votre imprudence et de votre hardiesse, et tous prêts à vous en punir. “Dès demain, nous nous rendrons, mon ami et moi, à Paros, nous y publierons votre attentat, nous en informerons votre Consul. Nous ferons plus; nous demanderons qu'il soit mis un embargo sur votre batiment, et que votre personne soit consignée; l'un de nous se rendra à Scio, pour porter plainte au Capitan-Pacha qui enverra un officier marin, chargé de vous traduire devant lui, et lorsque vous serez dans sa caravelle, vous vous en tirerez comme vous pourrez. “Interdit, accablé par ces menaces, pénétré, d'un autre côté, de la situation d'Antonia qui fondait en larmes, je flottais entre la honte que ces gens me préparaient, et la crainte d'être livré à la justice arbitraire d'un Capitan Pacha. Je n'aurais jamais pu me tirer de ce pas sans supporter une avanie ruineuse, à laquelle cet officier m'aurait indubitablement condamné. “Je craignais encore bien plus d'être conduit dans l'île de Scio, où était le vaisseau du Capitan-Pacha: ce déplacement aurait retardé mon voyage de six mois au moins. Je considérais, en outre, que je m'exposais à la honte de paraître devant les habitants du lieu, à l'avanie de l'Amiral ottoman, à la perte de mon vaisseau dont la vente était certaine; je devais m'attendre à être perdu de réputation en France et à Gênes; à voir enfin mes projets de fortune évanouis. “Je pris donc le parti de parler ainsi à mes deux Grecs: Mes amis, je ne vous ai point interrompus dans tout ce que vous m'avez dit; vous avez acquis le droit de me traiter avec sévérité, puisque vous ignoriez la pureté de mes intentions. Je suis honnête homme: je vous apprends donc que la passion que j'ai pour Antonia m'a décidé à faire à sa mère une promesse de m'unir à sa fille, aussitôt que j'aurais terminé mes affaires en Europe. Cette conduite, de ma part, doit déjà vous rassurer et détruire la mauvaise opinion que vous avez conçue de moi; pour tranquilliser toute la famille, pour ne rien perdre dans l'esprit des habitants de cette ile, je consens d'épouser demain Antonia. Rendons-nous auprès de Catharina pour lui apprendre cette nouvelle et lui faire part de ma résolution: je suis persuadé qu'elle approuvera mon dessein et qu'elle ne s'opposera point à mon bonheur. Si je suis assez heureux pour obtenir, sans délai, la main d'Antonia, je vous prierai de venir en France avec moi; vous serez témoin de la diligence que je mettrai à vendre les biens que je possède, tant dans le territoire de la Provence que dans l'Italie. “Cette dernière proposition que je fis au Grec, lui fut si agréable, qu'il me sauta au col et me dit, Monsieur, je doutais que vous fussiez un homme aussi délicat, aussi rempli de sentiments distingués. Je vois que je me suis trompé, et je vous en demande pardon de tout mon cœur. Il est tard, Catharina ignore quel est le motif qui nous retient ici. Essuyez les larmes de votre prétendue, et allons joindre sa mère; cachons-lui, sur-tout, l'émotion commune que nous éprouvons tous en ce moment. “Les deux Grecs ne quittèrent point Antonia, dans l'intention, apparemment, de lui dicter ce qu'elle devait dire à sa mère. Je compris, du moins, qu'ils lui avaient conseillé de garder le silence sur ce qui s'était passé entre elle et moi au jardin: j'en jugeai par l'accueil gracieux qu'elle me fit, et par la bonne grâce avec laquelle elle nous donna à souper. “Avant de nous séparer et après avoir quitté la table, le Grec, parent et ami de Catharina, annonça mon mariage pour le lendemain. Voici les termes dont il se servit: Ma cousine, je vous prie de m'écouter. Le capitaine Martin aime votre fille; Antonia aime également le capitaine, il faut les rendre heureux. Le capitaine est riche, le vaisseau qui est dans le port est à lui; la cargaison appartient à des négociants de Marseille et de Smyrne; il ne pourra pas rester dans ce pays-ci, lorsque les vents lui permettront de continuer son voyage. Notre ni est plus en état que moi de vous faire part de ses intentions: il a fixé à demain, sans autre délai, son mariage avec Antonia; il vous laissera le peu d'argent qu'il a; il peut s'en passer jusqu'à son arrivée à Marseille. Au surplus il se propose d'emmener avec lui Hiorly, son interprète, qu'il ramènera à Paros, lorsqu'il aura mis ordre à ses affaires en France et en Italie. Voyez, ma chère cousine, consentez-vous à cette union? “Catharina demande à sa fille si cette proposition, faite par le capitaine, lui est agréable; Antonia baisse les yeux, rougit, soupire, et son silence est la réponse la plus expressive. “Je tirai de ma bourse deux sequins que je donnai à Hiorly. Il sortit avec le cousin; ils promirent de venir de grand matin pour préparer les formalités d'usage en pareil cas, et pour parvenir à leurs fins. Antonia avait couvert mon lit, la mère et la fille me souhaitèrent une bonne nuit. J'embrassai Antonia et sa mère, en leur montrant un air de satisfaction. “Seul dans mon lit, je repassai dans mon esprit toute la conduite de mes hôtesses, et en particulier celle de mon interprète. Nul doute que leur intention ne fût de me lier par un mariage. Malgré la répugnance que j'avais à me laisser entraîner dans ce piège, il fallut y consentir, sauf à me réserver les moyens de m'en échapper, quand je le pourrais; car, en conscience, il était indécent d'avoir deux femmes. “La nuit se passa sans que je pusse dormir; je commençais à m'assoupir lorsqu'on vint ouvrir ma porte. Le premier qui parut était mon interprète; deux autres Grecs entrèrent immédiatement après lui; ils me souhaitèrent le bonjour et m'invitèrent à me lever. “A vous parler franchement, je fus saisi d'une frayeur involontaire à leur aspect; ma première idée fut que tout ce dont nous étions convenus le soir en nous quittant avait pris une autre face, et que ces hommes se rassemblaient pour me jouer quelque mauvais tour. “Je fus néanmoins rassuré sur-le-champ; Hiorly me dit: Comment, capitaine, doit-on être si paresseux le jour que l'on se marie? vous n'ignorez pas que vous n'avez point de temps à perdre. Les vents de l'ouest ne régneront pas toujours; le temps peut varier d'un moment à l'autre; nous avons des formalités à remplir pour votre mariage, et quelque diligence que nous mettions, nous finirons difficilement avant midi; de mon côté, j'ai à me préparer pour le voyage que je dois faire avec vous. “Après qu'il eut fini, je me hâtai de m'habiller; nous passâmes ensemble dans la chambre de Catharina et de sa fille; je leur demandai la permission de les embrasser; la mère, naturellement gaîe, me fit plusieurs questions sur les rêves de la veille de mon mariage. Je lui fis répondre, par Hiorly, que mes rêves avaient été couleur de rose; mais que ces couleurs que l'on pouvait voir dans un rêve ne valaient pas, à beaucoup près, la possession de la fleur. “Hiorly dit à Catharina qu'il avait prévenu le Papas, qu'il arriverait bientôt, et qu'il s'était chargé de dresser un acte que le capitaine Martin signeroit; après quoi, dit-il, nous ne songerons plus qu'à la cérémonie. Dites-moi, capitaine, êtes-vous de cet avis! Très-certainement, lui répondis-je; vous me voyez prêt à engager ma personne et ma fortune, et je ne trouve rien de trop cher, pourvu que j'aie le bonheur de posséder Antonia. “Le prêtre arrive; l'acte était dressé en écriture grecque: j'ignore encore ce qu'il contient au juste. On m'a dit que par cet acte je m'obligeois de céder et d'abandonner tous mes biens en cas de mort et à défaut de progéniture. Je troûvai cet acte très-judicieux, et je ne fis aucune difficulté de le signer, je puis même dire que je le fis avec enthousiasme. “Cette formalité remplie, la mère, la fille, le Papas, les témoins et moi nous nous rendîmes chez l'Evêque, où il fallut payer un droit de dispense. Il nous accorda la permission de nous marier. Nous fûmes eonduits à l'église; le Papas grec compose une eau bénite, et fait sur nous un asperges. Nous voilà fiancés et mariés. L'usage est de placer sur la tête une toile, qu'en France on nomme le poil: il lut, en notre présence, dans un livre où il est parlé d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, nous donna à chacun un cierge allumé que nous tenions à la main, et nous ordonna de faire serment d'être fidèles et d'avoir réciproquement soin de nous, comme mari et femme, jusqu'à la mort. “Après la cérémonie, je riais en moi-même d'être polygame et de ne pas être pendu. Je regardais néanmoins ce second mariage comme illusoire: effectivement il n'était pas, à plusieurs égards, fait dans les formes. Le père était absent; son consentement était nécessaire et nous ne l'avions pas. Je n'avais point de preuve que j'étais libre: cette raison seule devait nous empêcher de passer outre. Au surplus, la sottise de vouloir posséder Antonia m'avait inspiré des vives alarmes sur les suites de mon étourderie. “Me voilà donc marié le cinquième jour de mon arrivée au village; tout mon temps jusqu'alors ne s'était passé qu'en intrigues; il me tardait d'en voir la fin, et d'arriver au moment de posséder la belle Antonia. “Nous retournâmes au logis; là il me fallut vider ma bourse, dans laquelle il se trouvait vingt-un sequins; je les remis à Catharina, en lui déclarant que c'était tout l'argent que je possédais, que mon avoir était mon bâtiment, évalué à soixante mille francs, environ cent mille francs de pacotilles, et plus de cent mille francs de bien effectif, tant à Marseille qu'à Gênes. “Cette énumération fit sur la société l'impression la plus vive. On ne songea plus qu'à passer le temps agréablement à table et à la danse. Toutes les filles vinrent jouir de cet amusement, à la manière accoutumée: tous les Notables de l'endroit, quelques Prêtres, l'Évêque même vinrent au logis me féliciter. Il est d'usage dans le Levant, lorsqu'on reçoit une visite, d'offrir un petit verre d'eau-de-vie à celui qui la fait, et à toutes les personnes qui sont présentes. Ces visiteurs ne venaient que les uns après les autres, et c'était à moi de faire les honneurs; je prenais donc le premier verre, et après l'avoir bu, j'en servais aux derniers venus, ensuite à toute la compagnie, les uns après les autres. “Cette cérémonie orientale qui conviendrait bien mieux dans le Nord, continua jusqu'au soir, et pour en suivre ponctuellement l'usage, je bus tant de petits verres que j'en fus très-incommodé; bref, fatigué de ces exploits bachiques, le sommeil me fit oublier ce que je devais à l'hyménée. Je m'étais couché avant le souper, je ne me reveillai que le lendemain matin. A peine habillé, je courus à ma nouvelle épouse, que j'embrassai tendrement; je fis quelques reproches à la mère sur le projet la seule intention de me priver des qu'on avait formé de m'enivrer, dans douceurs dont j'avais droit de jouir. Aussi promis-je bien abstinence entière d'une part, pour n'être plus réduit à la garder de l'autre. Je tins parole“. CHAPITRE XXIX. Regrets du nouveau marié; arrivée imprévue du beau-père; adieux. IL est des pertes dans la vie, dont on ne peut attribuer la cause qu'à des circonstances malheureuses; quelquefois on parvient à les réparer; mais avoir perdu la première nuit de son mariage, l'avoir perdue pour des petits verres, c'était un souvenir qui laissait dans mon âme la contrition la plus amère. Qu'avec sa nouvelle épouse, me disais-je, on manque la première nuit des noces par pensée, rien de plus ordinaire, par action, rien de plus excusable; mais qu'on pèche par omission, cela ne peut se pardonner. Aussi me semblait-il voir dans tous les regards ma condamnation. Antonia souriait à mon embarras, et me disait à l'oreille: il vous souviendra des petits verres. Je ne lui répondais que par monosyllabes, mais de manière à lui faire connaître que je payerais largement les intérêts de la dette. On se met à table; à peine avions-nous porté la première santé, que nous entendons une voix, qui dit: „Grand bien vous fasse“. Tous les conviés se retournent, et reconnaissent Dimitraki, père d'Antonia, arrivé de Smyrne; la société se lève, et d'une voix unanime: „soyez le bienvenu, lui dit-elle“. Sa fille s'élance vers son père, se jette à son col et l'embrasse tendrement; ce brave homme se précipite dans les bras de Catharina, son épouse, et l'accable des plus tendres caresses. Je n'hésitai pas d'en faire autant; je le devais, en ma qualité de gendre. J'allai donc embrasser mon beau père; Dimitraki me reconnut: il se rappela qu'il avait travaillé pour moi à Smyrne, et qu'il m'avait recommandé de porter quelques secours pécuniaires à sa femme, dans le cas où je m'arrêterois à Paros. On lui apprit que le sujet de la fête et des amusements qu'il voyait dans sa maison, était la suite du mariage que je venais de contracter avec sa fille. Cette nouvelle inattendue lui causa la joie la plus vive; il regarda cette alliance comme très-honorable, vu la réputation dont je jouissais, suivant le récit qu'il en fit, parmi les marins. Il eut cependant l'attention de refuser de prendre part à aucune espèce de divertissement, pas même de boire un coup, qu'il n'eût visé et ratifié notre acte de mariage, auquel il ne trouva rien de défectueux; tant il avait bonne opinion de moi! L'arrivée de Dimitraki, sa réunion à la société, dans un instant si favorable, ne firent qu'augmenter la joie des convives. On se livra entièrement au plaisir de la table: on frédonna quelques chansons qu'on accompagnait avec la lyre et le tambourin. Cette journée se passa donc entièrement dans le tumulte des plaisirs; les convives rassassiés demandèrent à se retirer. Dimitraki et Catharina m'abandonnèrent leur fille, avec laquelle vous pensez bien que je passai une nuit remplie. Le lendemain était le septième jour que j'étais au village: le vent du nord se fit sentir; il était favorable pour mon départ; aussi je résolus d'en profiter sans délai. On savait déjà à Smyrne que j'avais été retenu dans l'ile de Paros, mais on était bien assuré aussi que le vent du nord-est me ferait quitter l'Archipel. Les négociants sont trèsintéressés à ce que les capitaines fassent diligence, et leur pardonnent difficilement quand ils retardent l'arrivée des marchandises par leur faute. Je fus donc insensible au chagrin que je causais à toute la famille, et particulièrement à ma chère Antonia qui ne cessait de verser des larmes. Je lui promis de faire tout ce qu'il serait possible pour jouir au plutôt de sa présence; je prodiguai toutes les caresses que ma séparation prochaine me suggérait, et je lui fis répéter par l'interprète, combien elle me causait de douleur. Je me laissai néanmoins fléchir pour la huitième journée, et je la passai encore avec eux. Dimitraki connaissait mieux que personne combien il était important que je misse à la voile, tandis que le vent se montrait favorable; il n'ignorait pas qu'un armateur qui néglige d'en profiter, court les risques de s'exposer à des retards nuisibles aux intérêts de ses commettants; qu'il perd non-seulement leur confiance, mais qu'il est encore responsable des pertes occasionnées par l'avarie de sa cargaison, lorsqu'on peut prouver qu'elle vient du retard qu'il a mis dans sa route. Dans le courant de cette huitième journée, Dimitraki détourna Hiorly du dessein qu'il avait de m'accompagner en France; il lui dit que si mes intentions n'étaient pas fondées sur la probité, cette précaution ne m'empêcherait pas de manquer à ma parole. La réputation dont je jouissais parmi les gens de ma nation, le rassurait, dit-il, plus que cette démarche inconsidérée. Ma promesse lui parut une garantie suffisante, et lui inspira la plus parfaite tranquillité. D'ailleurs il considérait que je n'avais pas opposé la plus petite difficulté, que j'avais consenti à tout, que j'avais accepté sans répugnance les articles stipulés dans l'acte; que j'avais signé tout sans résistance, qu'enfin je leur avais donné tout l'or que je possédais, sans même prévoir si j'en aurais besoin. Dimitraki me parle en ces termes: „Vous partez demain, capitaine, votre devoir vous y force, je veux croire que vous emportez des regrets, et que si vous étiez indépendant, vous ne nous abandonneriez pas si précipitamment; mais, capitaine, cette jeune femme, aimable, vertueuse, qui paraît vous être déjà attachée par le sentiment, comme elle l'est par le serment qu'elle a prononcé au pied des autels, l'abandonnerez-vous? Je cherche à me persuader que vous êtes incapable d'un procédé aussi lâche. Que deviendrait-elle, sur-tout si vous la laissiez enceinte? Je suis tellement convaincu du contraire que l'interprète ne partira pas avec vous; il est nécessaire à sa famille. Je ne me pardonnerais pas de le commettre pour surveiller vos affaires en France: sa présence ne pourrait que nuire au dessein que vous avez de les terminer aussitôt que vous y serez arrivé. Au surplus, dans l'ardeur qu'il montre à nous servir, n'a-t-il pas ses vues? S'il faisait un trajet aussi long dans la seule idée de nous être utile, son désintéressement lui deviendrait trop nuisible. Dans le cas contraire, ne dois-je pas le dédommager à son retour? son influence n'a pas le droit d'apporter le moindre changement dans votre résolution, quelle quelle soit. Je vous crois honnête homme; un honnête homme ne change pas. Je vous le répète, capitaine Martin, je mets ma confiance en vous; ma fille est rassurée par vos promesses, par le bien que je lui dis de votre personne. La douleur qu'elle ressent en se séparant de vous est difficile à adoucir; sa mère travaille à la consoler: il est fâcheux pour nous que vous ne sachiez pas la langue grecque, il ne vous serait pas difficile de porter le calme dans son cœur agité. Les Français joignent à la probité et à l'honneur un esprit de persuasion avec lequel ils viennent facilement à bout de leurs entreprises. “Je vous engage à passer avec ma fille le peu de temps que vous avez à rester ici; quelque diligence que vous mettiez pour avancer votre voyage, elle trouvera votre absence bien longue. “Je vais, continua-t-il, faire préparer quelques provisions qu'on portera demain à bord de votre vaisseau, et lorsque vous boirez le vin de Paros, rappelez-vous de Dimitraki, n'oubliez pas Catharina, encore moins Antonia votre femme; je connais le caractère de ma fille; elle a fait confidence à sa mère de son attachement pour vous, et je suis presque certain que si elle restait une année sans vous voir, le chagrin la conduirait au tombeau. “J'allai dans le jardin retrouver Antonia qui y était seule; en arrivant, je la serrai dans mes bras; je lui prodigai mille caresses: ce n'était que par des gestes et des regards passionnés que nous pouvions nous exprimer. Nous passâmes la soirée sous le berceau; je parvins à dissiper sa tristesse et à lui rendre sa gaîté pour le souper. La conversation, le chant, la musique et le vin égayèrent les convives. Il fallut cependant chercher le repos: ce fut bien une autre nécessité le lendemain matin, il fallut se lever et partir. Douloureuse séparation! Je pris Antonia sur mes genoux, je l'embrassai cordialement et lui promis que dans peu je viendrais lui prouver que j'étais fidèle au serment de ne la quitter jamais et de l'aimer toute ma vie. Aussitôt je me lève, je prends Dimitraki sous le bras; Hiorly nous accompagne et nous gagnons le vaisseau. “Dimitraki avait envoyé à la pointe du jour des mulets chargés de provisions pour notre bord, le tout était embarqué. J'ordonnai à mon maître des matelots de faire appareiller et que l'on se mît à pic, disposé pendant cette manœuvre à me rendre chez le Consul, pour faire viser ma patente. Je fus de retour dans une heure: nous nous mîmes à table: Dimitraki et Hiorly déjeûnèrent avec nous. Vous et votre ami Delaunay fûtes témoins de tout le reste: mes deux Grecs étant partis pour retourner à leur village, nous mîmes à la voîle, et enfin me voilà, Dieu merci, dégagé d'un piège qui pouvait m'être bien funeste. Nous le remerciâmes Delaunay et moi, d'avoir bien voulu nous raconter son histoire, mais je ne peux, lui dis-je, vous féliciter de la conduite que vous avez tenue. Quel piège en effet pouvait être plus dangereux pour vous que celui qui vous donne deux femmes? capitaine Martin, n'était-ce pas assez de la première, sans y ajouter Antonia? -- Que vouliez-vous que je fisse, répliqua-t-il? -- Tout perdre, vaisseau, marchandise, fortune et même la liberté. Il rit et nous aussi, pendant que le vaisseau à force de voiles s'avançait rapidement vers le terme de notre voyage. Nous fûmes surpris par un mauvais temps entre l'ile de la Pantelerie et le cap S. Bon; ce cap est une pointe de rochers qui couvre le port de la Goulette, à deux lieues de Tunis. CHAPITRE XXX. Description du Fort de la Goulette et de sa rade. Une tempête assiège le capitaine Martin. Esclave échappé de Tunis et sauvé par l'équipage. La Goulette est le boulevard naturel de Tunis; cette forteresse est formidable: on la dit imprenable. On peut cependant l'attaquer et l'enlever avec des forces supérieures; la rade qu'elle protège peut contenir à l'aise quatre-vingt vaisseaux de ligne. L'île de la Pantelerie est sans cesse orageuse, soit qu'on l'aborde du côté du détroit de Gibraltar ou de celui de l'île de Malte: il est rare qu'on la croise sans éprouver un temps affreux. Elle n'a pas plus de trois ou quatre lieues de circonférence; ce n'est à proprement parler qu'une haute montagne qui n'après que point de terre. Delà les éclairs, le tonnerre paraissent tomber et se précipiter dans les eaux, de manière à effrayer les marins les plus intrépides. Les vents du nord-ouest soufflaient alors avec tant d'impétuosité, les vagues s'y heurtaient avec une telle fureur, qu'elles semblaient vouloir nous engloutir. Le capitaine Martin chercha sagement à se mettre à l'abri d'un si gros temps; il savait que du côté du cap Saint-Bon il y avait une anse, où l'on est à l'abri du vent de nord-ouest et nous n'en étions pas éloignés. Comme nous nous y rendions, nous vîmes, à peu de distance de nous un très petit bâtiment pêcheur, dans lequel il n'y avait qu'un seul homme; il nous parut exténué de fatigue; au milieu de cette grosse mer, il n'avait qu'une seule rame, dont il faisait usage pour nous aborder. Le capitaine lui envoya un canot avec cinq hommes qui le recueillirent et l'amenèrent à notre bord. Le capitaine lui demanda son nom, son pays et pourquoi il se trouvait seul dans un bâteau sur les côtes d'Afrique. Il répondit? je suis Français, la ville de Lyon m'a vu naître. Esclave à Tunis, j'ai brisé mes fers; j'allais périr quand vous m'avez sauvé; je vous dois la vie et l'histoire de mes malheurs. Mais depuis trente-six heures je n'ai rien pris, et je n'ai pas la force de parler. Le capitaine aussitôt lui fit donner un verre de vin d'alicanthe, et une demi-heure après un bon bouillon. C'était un franc Lyonnais; après qu'il eut dîné, comme il était extrêmement fatigué et que le besoin du sommeil lui fermait les paupières, on le fit mettre sur un hamac, où il reposa jusqu'à huit heures du soir. A son réveil il dit au capitaine: je vous ai promis le récit de mes malheurs, depuis ma sortie de Lyon jusqu'au moment que vous m'avez sauvé la vie, écoutez. CHAPITRE XXXI. Histoire de Dubosquet. Son embarquement pour l'Egypte et pour Tunis. Danger de mettre à la sainte Barbe la caisse de médecine. Aventures du Chirurgien avec une Négresse. Natif de Lyon, j'ai fait mes premières études de chirurgie à l'HôtelDieu de cette grande ville. Dubosquet était le nom de mon père; j'eus le malheur de le perdre à l'âge de dix-sept ans; ma mère jeune encore, n'attendit pas la fin de son deuil pour se remarier: son second mariage fit un changement total à ma situation. Préférant son second mari à son fils, elle ne fit porter sur l'inventaire qu'une très modique somme et quelques meubles, en sorte que je me vis privé de la meilleure partie de mon héritage. Des rixes continuelles s'élevèrent bientôt entre mon beau-père et moi. Pour me dérober à ces tracasseries journalières, où ma mère me donnait toujours tort, je pris le parti de quitter la maison, avec le peu d'argent que je possédais. J'allai à Montpellier dans le dessein d'y continuer mes études; mais comment faire sans argent? Je fus réduit à entrer chez un perruquier pour ma nourriture; les petis bénéfices et les étrennes que je recevais de mes pratiques suffisaient pour mon entretien. Enfin après cinq années d'étude à Montpellier et deux à l'Hôtel-Dieu de Lyon, je me trouvai en état d'exercer la chirurgie; je partis donc pour Marseille, où je récidai deux ans. Je cherchai pendant ce laps de temps à n faire connaître des marins qui venaient se faire traiter chez moi; je me présentai aussi à la communauté des chirurgiens et demandai à être examiné pour pouvoir obtenir la qualité de chirurgien de navire, ce qui me fut accordé. Quelque temps après, je m'embarquai en qualité de chirurgien, avec le capitaine Stoupan qui montait une polacre destinée pour le Levant. Nous partîmes et nous rendîmes à la ville d'Alexandrie. Après y avoir débarqué ses marchandises, il trouva un nolisement pour Tunis, où il conduisit cinq cent négresses, au compte d'un Arabe qui les avait achetées. Je peux dire avoir été en Égypte, sans qu'il m'ait été permis de descendre à terre, pour voir les curiosités de ce pays. Ce fut en conséquence d'un ordre donné par le Consul, motivé sur la contagion qui y régnait. Nous partîmes ayant à bord cinq cent négresses. La caisse de médecine est toujours placée à la sainte-barbe, ce qui procure au chirurgien la facilité d'y descendre lorsqu'il en a besoin. Le chargement de ces négresses était si embarrassant qu'on ne savait où les placer: le fond de cale était rempli, l'entrepont l'était également. Toutes ces malheureuses étaient presque jonchées les unes sur les autres; on avait été forcé d'en loger une dizaine à la sainte barbe. Le marchand y avait placé par préférence les plus jeunes, les plus jolies et les mieux portantes. Dix jours après notre départ d'Alexandrie, le scorbut se manifesta sur un tiers au moins de ces négresses, ce qui me donnait occasion de recourir souvent, même pendant la nuit, à ma caisse. Ce sont hélas! ces fréquentes allées et venues de la sainte-barbe qui ont causé toutes mes disgrâces. L'une de ces jeunes négresses, je peux même dire la mieux faite, la plus aimable des filles de cette couleur, était placée à côté de ma caisse, et chaque fois que je descendais pour prendre des remèdes, il fallait m'approcher d'elle; il fallait même la faire déranger de sa place: je ne pouvais lui parler; elle n'entendait pas le français, je ne savais point l'arabe; j'étais forcé de la toucher pour l'engager à se déplacer. Je ne pus un jour m'empêcher de lui prendre la main et de l'aider à se mettre de côté pour rendre mon passage plus libre. Elle me saisit par le poignet et me dit tout bas, dans la crainte d'être entendue des autres: viens mon cœur“; je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire, et d'ailleurs je craignais le rapport de ses camarades. On m'avait prévenu que les arabes étaient méchants, vindicatifs, jaloux à l'extrême: ainsi je ne fis nulle attention à la négresse; au surplus je ne l'avais pas encore vue en face. Mon indifférence ne la rebuta point; elle me prit un autre jour à travers le corps, et me serra detoutes ses forces: sans parler, que pouvais-je faire? Je reçus ses caresses avec la même indifférence, et je me retirai. Le même jour sur les quatre heures après midi, je vis sortir deux négresses de la sainte-barbe; l'une des deux était élancée, bien faite, et pour que je la reconnusse, elle ouvrit le voile qui lui couvrait le visage, en se tournant de mon côté. C'était précisément celle qui se mettait tous les jours devant la caisse: je la trouvai charmante. Le scorbut commençait à faire des ravages; il mourait par jour trois ou quatre de ces femmes. J'eus occasion d'aller prendre quelques scorbutiques à la caisse; ma négresse accourut devant moi, elle me violenta si fort que je fus obligé de lui céder: les neuf autres se trouvaient, heureusement pour elle comme pour moi, placées dans le fond de la sainte barbe qui était fort obscure. Ainsi elles ne virent pas ce qui se passait, au moins nous ne nous en aperçûmes pas. Après vingt-un jour de traversée, nous arrivâmes à Tunis, et le marchand fit débarquer toutes ses négresses: Le jour du débarquement, j'allai voir celle qui m'aimait, et que j'aimais aussi; je lui fis mes adieux par signes, cette malheureuse fille me prit la main et en essuya ses yeux trempés de larmes. Elle me montra sa bague entortillée d'un fil rouge: le débarquement se fit avant midi. Ma négresse en passant auprès de moi, couverte de son voile comme toutes les autres, me montra sa main gauche et me fit encore remarquer sa bague. Ce n'est que par la suite que j'appris quelle était son intention. Le scorbut, joint à d'autres maladies, avait enlevé cent huit de ces malheureuses filles; j'ai su que l'Arabe avait réparé cette perte, en vendant les autres plus cher. CHAPITRE XXXII. Visite du capitaine Stoupan et de Dubosquet chez le Consul de France; Dubosquet est fait adjoint du chirurgien la Roque; bague mystérieuse qui lui fait retrouver sa maîtresse. Notre capitaine ayant mis l'ordre à son bord, et fait placer la polaire dans la meilleure position de le rade de la Goulette, je l'accompagnai chez le Consul de France, qui nous reçut fort bien et nous retint à dîner. Le lendemain, je me rendis chez le chirurgien nommé par la chambre de commerce de Marseille: ma visite parut lui faire d'autant plus de plaisir, qu'il avait besoin d'un aide. Il jouissait de la confiance des Tunisiens, et principalement de celle du Bey: il me donna un logement chez lui, tout le temps que nous devions rester à Tunis; les politesses qu'il me fit n'étaient pas sans intention. Il avait résolu de me faire demander, par le Consul, dans le cas où je me déciderais à rester à Tunis. Le lendemain, notre Consul fit dire au capitaine de passer avec moi à son hôtel; nous nous y rendîmes. Capitaine, lui dit le Consul, vous devez partir incessamment pour Marseille; le trajet n'est pas long, avec le vent du sud-est, vous y serez rendu dans deux ou trois jours; je sais que vous devez faire un chargement d'huile, et ce chargement peut être fini dans deux jours: votre équipage, d'ailleurs, est en parfaite santé; je vous demande, par toutes ces considérations, votre chirurgien: celui de la nation a fait une fortune honnête. Il y a dix ans qu'il travaille à Tunis; il est âgé, il désire s'en retourner dans le sein de sa famille. Les recouvremens de ce qu'on lui doit, l'obligent de demeurer encore six mois, et pendant ce temps, Dubosquet s'instruira un peu de la langue arabe, et se fera connaître petit-à-petit, en partageant le travail de notre chirurgien; il ne lui sera pas, à ce que je pense, difficile de gagner la confiance du peuple arabe; s'il a le bonheur de marquer par quelques cures intéressantes, il doit compter sur une fortune rapide. Le Consul se retourna de mon côté, et me demanda si j'y consentais: je lui fis une réponse qui satisfit le capitaine. Consul, lui dis-je, je suis très-sensible à l'offre obligeante que vous me faites; mais je vous prie d'observer que je dois, par reconnaissance à Stoupan, de finir le voyage avec lui. Lorsque je serai à Marseille, je demanderai l'agrément de la chambre du commerce, et si je l'obtiens, je profiterai de la bonne volonté que vous avez pour moi; je vous en témoignerai une sincère reconnaissance. Le capitaine, touché de la marque d'attachement que je venais de lui donner, se rangea du côté du Consul, me promit d'appuyer de son témoignage, la lettre que le Consul écrirait en ma faveur à la chambre du commerce. Le chirurgien m'accepta pour son successeur, et je restai provisoirement comme son adjoint. Le bruit se répandit bientôt dans la ville qu'il était arrivé un nouveau chirurgien très-habile qui devait succéder à l'ancien. Le Bey en fut instruit et voulut me consulter sur une maladie imaginaire: je lui donnai mes avis et une ordonnance de simples infusés. Il parut satisfait et me fit remettre cinq sequins, en m'ordonnant de venir souvent m'informer de sa santé. Je rendis compte, à mon retour, de ma visite, à la Roque; je lui communiquai la manière dont j'avais été reçu, l'ordonnance prescrite, et les sequins qu'on m'avait donnés. Notre bourse ne tarda pas à se remplir; on eût dit que tous les Tunisiens s'étaient donné le mot pour recourir à nous, et tous payaient comptant. Nous avions pris pour devise: sans argent, point de Suisse. Tout allait à merveille, jusqu'au jour, où appelé par un malade et suivi d'un interprète, le marchand arabe me vit passer, et me fit prier d'entrer pour traiter quelques-unes des négresses qu'il avait achetées à Alexandrie. J'avoue que je tressaillis de joie de le voir et de l'entendre. Je conçus l'espérance de retrouver celle que je regrettais vivement, et de la reconnaître à sa bague: il me conduisit au bagne où elles étaient. L'interprète ne m'eut pas plutôt rappelé la conversation qu'il avait tenue avec ce marchand, qu'il se passa dans mon cœur une espèce de spasme, occasionné par l'espoir de retrouver ma belle négresse. Je répondis que je consentais à les aller voir, quand il le jugerait à propos, qu'il pouvait venir me prendre à la boutique et me conduire au logement de ses négresses, puisque mon état m'obligeait d'aller visiter les malades. Le marchand arabe demanda en outre l'interprète si j'étais disposé à demeurer à Tunis, il lui répondit que non-seulement j'y demeurais, mais encore que je ne quitterais plus la ville, et que la nation française devait me nommer à la place de l'ancien chirurgien qui était sur le point de partir. Après lui avoir promis de visiter ses malades, nous nous séparâmes, et j'allai faire ma visite au malade qui m'avait appelé, auquel j'administrai les remèdes convenables à sa position. Il ne se passait pas de jour que je ne fusse appelé en divers endroits pour mon ministère: vraisemblablement on me croyait plus de science que je n'en ai. Deux jours après, mon marchand arabe se présente à la boutique et demande le médecin français; on le fait entrer: il m'adresse la parole et me dit: Je viens te chercher pour venir examiner la situation de mes négresses; il y en a quelques-unes de celles qui se sont toujours bien portées, qui sont actuellement malades; je voudrais que tu employasses ton art pour empêcher la maladie scorbutique d'empirer, et que je pusse les sauver; il y en a une entre'autres qui est une superbe fille, que je serais désespéré de perdre. J'en refuse un haut prix; elle seule peut me dédommager de la perte de dix des autres qui sont mortes. Il me tardait de partir et de suivre l'Arabe; j'étais impatient de savoir si ma belle négresse n'était pas une de celles qui étaient malades. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle me reconnut; mais craignant que je n'eusse perdu son souvenir, son premier soin fut de me montrer le doigt gauche où était sa bague en cuivre jaune, entortillée de fil rouge. Je ne doutai plus que ce ne fut ma négresse, et sans faire voir mon émotion, je la regardai tendrement; je lui tâtai le pouls; je lui fis ouvrir la bouche pour examiner ses gencives; je touchai ses jambes pour voir si elles n'étaient pas enflées; comme je ne trouvai aucun symptôme scorbutique, je compris qu'elle avait fait la malade pour me voir. Je fus enchanté de cette ruse, et je répondis par une autre, afin de la revoir plus souvent: le vice scorbutique, dis-je à l'Arabe, est sur le point de se manifester; on peut encore le prévenir, mais le temps presse; il lui faut un régime, une nourriture saine, et sur-tout mes remèdes, chaque jour je viendrai les lui administrer; l'Arabe y consentit, et je lui promis tous mes soins. A l'aide d'un petit dictionnaire de mots arabes que je m'étais fait, je m'instruisois dans la langue du pays; j'occupais mon interprète, dans nos moments de repos, à me dicter les mots que j'écrivais, et j'avais la précaution de lui faire dire: Je vous aime de tout mon cœur, ma charmante négresse; je désirerais vous posséder, si vous vouliez me rendre heureux, vous le pourriez en vous hasardant de vous échapper d'ici; une autre fois je vous donnerai mon adresse, vous pourrez venir chez moi, je vous mettrai en sûreté; adieu, portez-vous bien. Je me faisais donner peu de mots à la fois, dans la crainte que mon interprète ne s'aperçut de mon dessein. Un jour que je savais que l'Arabe n'était pas chez lui l'après-midi, je me rendis au bagne; je visitai mes malades les unes après les autres, et je m'arrêtai à ma maîtresse pour lui faire mon petit compliment. Elle me sourit et me prit la main qu'elle baisa et pressa contre son sein, en me disant entre'autres mots: umon cœur, oui tu es mon cœur!“ Je lui donnai mille baisers; elle avait la gorge ferme et noire comme l'ébène. Ses dents étaient blanches comme l'ivoire; le blanc de ses yeux rivalisait avec l'albâtre; elle était faite au tour, et à peine avait-elle seize ans: Dans une autre visite que je fis aux négresses, l'Arabe étant encore absent, j'eus le temps de dire à ma belle, tant bien que mal, la leçon que j'avais apprise. Elle m'écouta avec enthousiasme, et me répondit par un discours sans doute bien intéressant, et auquel cependant je n'entendais rien. Je n'y répondis qu'en la serrant mille fois contre mon sein; mais je craignais l'arrivée du maître. Je me séparai d'elle avec peine, et je lus dans ses yeux qu'elle partageait mes regrets. CHAPITRE XXXIII. Evasion de la négresse; sa retraite chez Dubosquet; chagrin de l'Arabe; conduite du Cadi en cette circonstance; jugement du Bey. Je ne fus pas peu surpris le lendemain de voir arriver chez moi une grande fille couverte d'un voile blanc, mais assez mal vêtue; au premier coup-d'œil je crus que c'était une malade qui venait nous consulter. Nous la fîmes entrer dans le derrière de notre boutique, et lorsqu'elle se vit en sûreté, elle se découvrit et me montra sa bague au doigt gauche. Quelle douce et cruelle surprise! dans quel embarras je m'étais jeté! mon associé ignorait mon intrigue; comment lui apprendre notre stratagème? Cependant il fallut lui en faire confidence: il me fit mille représentations justes sur les dangers que nous allions courir dans un pays barbare. Si malheureusement, dit-il, le Bey vient à le savoir, vous êtes perdu! Malgré toutes ces observations pleines de sens, mon amour l'emporta, et je ne consultai que la fougue de ma passion. Je déterminai mon associé à me céder un cabinet qui était au premier étage sur le derrière; je lui persuadai que le maître de cette fille ignorait le lieu de son refuge, qu'il ne lui restait plus qu'une vingtaine de négresses à vendre; qu'ainsi il quitterait bientôt Tunis pour retourner en Egypte. J'ajoutai que, pour lui ôter tout soupçon, je ne manquerais pas d'aller tous les jours chez lui continuer mes traitements; qu'il me déclarerait sûrement la fuite de sa plus belle esclave, et que, sur le chagrin qu'il m'en montrerait, je feindrois de le plaindre; que par ce moyen il ne lui resterait plus aucun doute sur mon compte, et qu'enfin, après son départ, nous découvririons quelque vieille Arabe qui la prendrait en pension. Déterminé à éluder les conseils salutaires de la Roque, j'allai prendre la négresse dans le fond de la boutique, et je la conduisis dans le cabinet désigné, où je lui fis préparer un lit et servir à manger. Le lendemain, de grand matin, j'allai trouver mon Arabe; il était sombre et dans une tristesse profonde. Je lui fis demander, par l'interprète, s'il ne lui était point survenu quelque incommodité: il me fit répondre que la plus belle de ses négresses s'était évadée, et qu'on la lui avait enlevée; qu'il ignorait ce qu'elle était devenue; qu'il allait faire des recherches; que le Cadi en avait déjà reçu la déclaration: mais comme Tunis, me dit-il, est une ville spacieuse, je crains de ne pas la retrouver. Il m'engagea à soigner les autres, et demanda si parmi celles que je traitais, il y en avait qui fussent en danger de mourir: je le rassurai en lui disant que dans peu elles seraient toutes rétablies; que j'en répondais par mon art, et là-dessus il me fait prendre le café et me laisse aller. Je revins vite chez mon associé, qui m'attendait avec grande impatience; je lui racontai, mot pour mot, ce que nous avions dit et fait chez le marchand Arabe; j'ajoutai qu'il nous avait fait prendre le café, qu'enfin il n'avait aucun soupçon sur nous. Ici le capitaine Martin prit la parole et dit: Dubosquet, je crains bien que la fin de votre histoire ne devienne tragique. Continuez: -- J'allai trouver ma négresse et lui fis part de la tristesse de son marchand; elle fut enchantée d'apprendre qu'il ne soupçonnait pas le lieu de sa retraite: elle m'embrassa et je me retirai. Comme il arrive rarement qu'il y ait du plaisir sans peines, il fallait qu'il m'arrivât une catastrophe qui m'a causé les plus grandes amertumes; je maudis le moment où j'ai eu la fantaisie de m'arrêter à Tunis: par-là je me suis attiré le chagrin où vous me voyez, malgré que, par votre secours, j'aie échappé à une mort certaine. Dans le temps que j'étais à bord du vaisseau du capitaine Stoupan, s'il vous en souvient, je vous ai dit qu'il y avait, dans la sainte Barbe, neuf autres négresses: dans ce nombre il s'en trouva une plus surveillante que ses compagnes, et qui s'aperçut de la familiarité qui existait entre la jeune négresse et moi. Cette fille n'avait jamais parlé de son soupçon à son maître, tant qu'elle fut avec l'objet de mon affection; mais sa fuite, le chagrin de l'avoir perdue, le désir de la retrouver lui suggérèrent de dire au marchand ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait entendu à la sainte Barbe. Sa déclaration réveilla l'attention de l'Arabe; il retourna chez le Cadi, lui raconta ce que lui avait dit une de ses négresses; le Cadi prévint le Consul de France des recherches qu'il allait faire dans le domicile du chirurgien. Le Consul n'ayant rien à lui opposer, lui dit seulement: je me repose sur votre justice ordinaire, persuadé que les chirurgiens ne se seront pas mis dans le cas d'essuyer aucun reproche. Je le souhaite, répond le Cadi; il va, cependant, avec une escorte nombreuse, entre d'un air farouche, visite le devant et le derrière de la boutique, descend dans la cave, et arrive enfin au petit cabinet où j'étais avec la belle négresse. Je fus atterré de ce coup auquel je n'étais pas préparé. Ce juge, ou pour mieux, ce bourreau arabe, se saisit de cette malheureuse fille et de moi, nous fit garrotter l'un et l'autre, ordonne à la Roque de nous accompagner, et nous fait conduire chez lui pour entendre notre jugement. Son hôtel était fort éloigné de notre demeure, aussi fut-ce une grande honte pour nous d'être traînés à travers une populace détestable qui nous accablait, à grands cris, des injures les plus grossières. Arrivés à ce tribunal, le Cadi interorgea la négresse et lui demanda pourquoi et dans quel dessein elle était dans la maison d'un chrétien: elle répondit que c'était pour se faire guérir du scorbut. Il l'accusa d'avoir eu des familiarités avec le chirurgien dans le vaisseau qui l'avait amenée à Tunis; elle nia formellement cette accusation. Le Cadi quitta la négresse pour interroger la Roque, mon associé, et lui demanda pourquoi cette fille se trouvait chez lui, et pour quel motif il lui avait donné un asile dans sa maison. „Vous devez connaître, lui dit-il, les usages des Musulmans; vous avez commis un crime capital: la loi mahométane condamne à mort tout homme, de quelque secte qu'il soit, quand il est convaincu d'avoir eu des liaisons avec une femme turque, je dis plus, quand il est soupçonné d'en avoir regardé une, et d'avoir eu pour elle des intentions illicites.“ La Roque répondit qu'il n'avait pas eu avec cette fille la moindre relation; que bien loin d'avoir formé des désirs pour elle, à peine se rappelait-il de l'avoir vue; que son associé lui avait dit qu'il traitait une négresse de la maladie du scorbut; mais que cet objet lui avait semblé si peu intéressant, qu'il n'avait pas porté plus loin la curiosité. Je parus, à mon tour, devant ce terrible juge, qui me demanda s'il y avait long-temps que je connaissais la négresse qu'il avait trouvée chez la Roque. „Non, lui répondis-je.“ Il s'enquit ensuite pourquoi je m'étais permis de lui donner retraite chez mon associé, avant d'avoir obtenu son consentement pour le faire: je lui répliquai qu'il y avait très-peu de temps que j'étais à Tunis, et que j'en ignorais encore les usages. „Les chirurgiens, ajoutai-je, en France, ont coutume de recevoir les malades dans leurs maisons, de les y traiter; ils n'ont d'autre soin que de se faire payer, et lorsque ces malades sont convalescents ou en parfaite santé, ils prennent congé, et retournent chez eux sans autre formalité.“ Le Cadi ne prit point sur lui de prononcer sur une matière qui touchait à la religion mahométane, sur-tout lorsqu'il s'agissait de juger un Français qui l'avait profanée; il recueillit les dépositions des accusés, pour les soumettre au Bey, à qui seul appartenait le pouvait exclusif de prononcer sur ce délit; mais en attendant il nous constitua prisonniers les uns et les autres. Il imagina encore, pour donner plus d'authenticité à cette importante affaire, qui selon lui bouleversait les lois fondamentales de l'Etat, de prévenir le Consul français, du crime énorme dont nous nous étions rendus coupables. Le même jour le Bey et le Consul français furent instruits de tous les détails de notre procès, dont le fond n'aurait pas fourni une scène de comédie: en voici néanmoins le triste résultat. La Roque fut renvoyé, parce que le Bey imagina qu'il pouvait ignorer mon intrigue avec la négresse. Elle fut condamnée, ainsi que moi, à recevoir cinq cent coups de bâtons sur la plante des pieds: le Bey eut cependant la délicatesse de suspendre ma punition jusqu'à ce que le Consul de France fût instruit du jugement; mais celui de la négresse fut exécuté aussitôt et très-ponctuellement. Le Consul, instruit de l'atrocité du jugement prononcé par le Bey, se transporta à son palais; il employa, auprès de lui, tout son talent pour l'engager à changer la disposition du jugement à mon égard; il l'assura que les chirurgiens de sa nation avaient l'usage de prendre chez eux les malades jusqu'à parfaite guérison; que cette fille était venue chez son associé, dans l'intention de se faire guérir; qu'il demandait sa grâce, parce que tout concourait à faire croire qu'il n'avait eu aucune familiarité avec cette fille, et que ce serait une injustice que de lui faire subir la punition à laquelle il venait d'être condamné. Le Bey écouta attentivement le discours du Consul, et sur la réflexion qu'il fit encore que l'on avait besoin dans Tunis de chirurgiens, il vit que cet acte de cruauté ôterait la confiance qu'ils inspirent à ceux qui les appellent pour les soulager; il se détermina donc à changer ma peine en vingt ans d'esclavage. L'infortunée négresse subit la sienne, mais elle succomba: elle mourut au bout de trois jours après des meurtrissures que lui avaient fait les coups de bâton. Je regrettai cette belle fille; sa mort me fit verser des larmes, j'étais véritablement attaché à sa personne. Me voilà donc réduit à l'esclavage, transféré dans un bagne, et confondu avec les Espagnols, les Napolitains, les Gênois et les autres esclaves de la chrétienté. Huit jours après ma détention, la Roque me rendit une visite et ne manqua pas de me faire quelques reproches; mais cet honnête homme ne m'en donna pas moins des marques de son humanité. „Vous devez, me dit-il, avoir besoin d'argent; j'ai ouvert la bourse commune, j'yai trouvé cent cinquante sequins; il vous en revient la moitié, je vous l'apporte; faites-en un bon usage; cet argent vous servira dans le besoin. Avec le talent que je vous connais, vous pouvez encore vous tirer d'affaire, et, quoique vous soyez esclave, vous ne manquerez point d'ouvrage.“ Trois mois s'étaient à peine écoulés dans la dureté des travaux auxquels on m'employait, que je vis disparaître mon embonpoint; je pris la résolution de me tirer de cette pénible situation, déterminé à périr plutôt que de laisser échapper le moment de ma fuite. Je fis connaissance d'un esclave qui avait occasion de voir un marchand clincailler: ce dernier me vendit clandestinement des limes et un marteau; il me les fit payer en vrai juif, mais ils me servirent à briser mes chaînes. Pour travailler avec plus d'efficacité à mon élargissement, j'attendis un vendredi, jour sacré chez les Turcs, et pendant lequel les surveillants des galères sont occupés à des exercices de dévotion, et ne paraissent point dans le bagne. Mes chaînes brisées, je sortis à la fin du jour, je traversai la ville entière sans éprouver le moindre obstacle: je m'étais habillé à la turque, pour ne pas être reconnu, et j'emportai les habits que vous me voyez. Le premier chemin que je pris fut celui de Tripoli; je marchai jusqu'au jour, pendant lequel je me tins caché au pied d'une haute montagne, sans boire ni manger. Le soir, je hasardai de me transporter au sommet de cette montagne, pour examiner si je n'apperçevois pas la mer: je la découvris sur ma gauche. Je me hâtai de joindre le rivage et le côtoyai pendant la dernière journée: ce fut à midi que j'aperçus un bateau abandonné, dans lequel il n'y avait qu'une rame qui me servit néanmoins à m'éloigner du rivage, et me soutint jusqu'au moment où j'eus le bonheur de vous apercevoir. Malgré le peu de forces qui me restait pour conduire mon bateau, je vous approchai autant que je pus, d'assez près enfin pour que votre canot vînt à mon secours et me conduisît à votre bord. Le capitaine Martin et moi lui fîmes une petite leçon qui n'était pas déplacée dans la circonstance; mais comme il avait perdu sa fortune et que le mal était sans remède, nous lui recommandâmes de mettre à l'avenir un peu plus de prudence et de sagesse dans sa conduite. Nous continuâmes notre route et arrivâmes à Pont-Mugai, petite île à deux lieues de Marseille, auprès de laquelle s'arrêtent les bâtiments qui arrivent des côtes d'Afrique ou du Levant, pour y séjourner plus ou moins de temps, y faire, en un mot, la quarantaine. CHAPITRE XXXIV. Voyage en Portugal; observations économiques et politiques sur ce pays. J'avais la France devant moi; j'étais enchanté d'y rentrer, d'y revoir le peu d'amis qui pouvaient m'y rester; mais à peine en eus-je la faculté que je me sentis accablé de la plus profonde douleur. Je me figurai cette France couverte de crêpes funèbres, en proie aux factions, et je tremblai d'y remettre les pieds. Comme j'étais plongé dans ces tristes réflexions, un bâtiment grec vient amarer près de nous. Je demande au capitaine sa destination. „Pour Lisbonne, me dit-il.“ Je le prie de me recevoir sur son bord, et nous partons. Sous peu de jours nous arrivons à la capitale du Portugal. Ma rentrée en France m'avait rendu mon ancienne mélancolie. La grande ville de Lisbonne, les malheurs qu'elle avait éprouvés ne présentaient à mon souvenir et à mon imagination toujours active, que des images douloureuses. Aussi, pour me distraire, je me répandis dans les campagnes; ma tête et mon cœur étaient encore fatigués des aventures de la Grèce. L'inaction, le silence, et pour ainsi dire le néant des cultivateurs portugais soulagèrent mon esprit; bientôt j'eus la force d'observer. Ce qui me frappa le plus, ce fut le spectacle d'une maladie presque générale. Une épidémie, dans la plupart des pays méridionaux, c'est la fainéantise, source de tous les besoins, et mère d'une mendicité consacrée par une fausse application de quelques maximes religieuses. Que celui qui m'aime, dit le Messie, prenne sa croix et qu'il me suive; de cette abnégation des biens terrestres suit nécessairement l'abnégation de soi-même; de-là viennent le despotisme d'un côté, et l'esclavage de l'autre. Que dans l'enfance de la religion chrétienne, il se soit trouvé de chauds prosélytes qui aient tout sacrifié pour elle; que l'église du Christ ait eu ses martyrs, ses bourreaux, ses victimes, c'est une manie excusable, peut-être, aux yeux de l'observateur qui connaît la soif du vulgaire pour toutes les nouveautés; mais que dans le dix-huitième siècle, au milieu des lumières, et malgré l'exemple de l'industrie et de l'opulence des nations voisines, il existe des peuples assez lâches pour se faire une vertu de leur misère, un devoir de leur dépendance, un besoin de leurs privations, c'est le comble de la stupidité, la honte de l'espèce qu'on appelle improprement humaine, puisqu'une moitié en devore l'autre; les animaux cherchent leur pâture; l'oiseau demande-t-il sa nourriture à l'oiseau? ne préfère-t-il point, à la cage dorée, le plaisir d'acheter ses aliments par des recherches quelquefois ingrates? l'homme seul est à la charge de l'homme. Quand on compte le génie et les mœurs des divers peuples, on est tenté de croire qu'il y a dans leurs constitutions physiques autant d'inégalité que dans leurs consitutions sociales. Sans doute l'éducation fait l'homme et le citoyen; mais à côté du simple ouvrier de Londres ou d'Amsterdam, le mendiant de Rome ou de Lisbonne n'est-il point la pierre brute à côté du diamant poli? Aussi dans les capitales de la Hollande et de l'Angleterre, a-t-on depuis long-temps rejeté cette doctrine articide, qui consacre un vagabondage apostolique; on a préféré des ateliers à des couvents, et des vaisseaux marchands à des églises. Tant qu'il existera des moines en Portugal, il y existera des mendiants; à l'entrée de chaque monastère on trouve ordinairement deux ou trois cents de ces fainéants, dont la seule occupation est de balbutier quelques mots de mauvais latin qu'ils n'entendent pas et qu'ils récitent sans attention; ils ont chacun leur plat sous le bras, en attendant la soupe que le couvent leur fait distribuer tous les jours; si, au lieu de prodiguer à cette vermine mendiante, cette énorme quantité de pain, on l'employait au secours des campagnes, elle leur faciliteroit les moyens de reproduire une plus grande quantité de grains, que celle qu'elles auraient reçue; mais l'encouragement politique et perfide que les moines donnent à la mendicité s'oppose à cet avantage. Les chefs de ces maisons religieuses convenaient avec moi de cet abus; mais „nous nous garderons bien, me disaient-ils, de le réformer.“ En effet, un prieur qui oserait entreprendre une pareille réforme, serait lui-même le premier réformé, ou plutôt il irait expier son audace sur les buchers de l'inquisition; c'est ainsi que les abus se perpétuent, et qu'il faudrait une révolution générale pour opérer des changements salutaires dans un État usé par la paresse, la servitude et les préjugés. Chaque monastère a son nombre fixe de pauvres, qu'il nourrit journalièrement; par le nombre prodigieux de ces maisons, il est aisé de calculer le nombre bien plus prodigieux des bras qu'un tel abus dérobe à l'agriculture; eh! qui peut prévoir jusqu'où s'étend la quantité de ces sang-sues renaissantes? Qui ne sait que ces êtres misérables sont les sujets les plus dangereux dans un royaume? S'il vient à s'y former des partis, des factions, des révoltes, ne sont-ce point les machines qu'on fait mouvoir les premières? Au signal d'une insurrection, ne voit-on pas les mendiants courir les rues, les ateliers, les places publiques, exciter au pillage, au meurtre, à tous les excès de l'anarchie et de la licence? Aussi en Portugal, les moines et les prêtres bien plus rusés qu'en France, ont-ils eu, jusqu'à présent, soin de s'assurer du cœur et des bras de cette populace ambulante; le véritable motif de leur charité n'est point dans un précepte évangélique, mais bien dans un intérêt personnel qu'ils ont su cacher sous l'apparence d'une vertu; un gouvernement esclave des préjugés et faible en raison de leur force, ne s'aperçoit de cette politique homicide, que lorsqu'il en ressent les effets. Celui d'Angleterre ne les a pas attendus; il sentit combien il était important de détruire cette classe d'hommes nuls à la charge du public; il a concilié ce qu'il devait à la véritable indigence et à l'intérêt de la société, en établissant des hôpitaux, où sont reçus ceux qui sont reconnus incapables de se procurer les moyens de subsister; vieux, ils sont exempts de toute espèce de travail; jeunes, on les occupe, et le produit de leur ouvrage, mis en masse, appartient à l'hôpital. Le parlement accorde, chaque année, une somme pour l'entretien de ces maisons. Les mendiants qui, loin d'accepter cet asile, s'obstinent à traîner leur importunité, soit dans les villes, soit dans les campagnes, sont arrêtés et sur-le-champ déportés dans les colonies; c'est une loi commune pour les deux sèxes. Outre ce châtiment, il est défendu à qui que ce soit de soutenir, par ses aumônes, la paresse de ces vagabonds, sous peine d'une amende proportionnée à la fortune du contrevenant. Ces règlements sont également sages et utiles à la nation; aussi point de bras oisifs, point de terres incultes en Angleterre. Le Portugal a bien tous les vices des autres gouvernements, mais il a peu de leurs vertus; tant il est vrai que, partout où le clergé domine, tout se ressent de cette pauvreté prétendue évangélique, qui fait la ruine des Etats et l'opprobre des gouvernants. On sait que tout ce qu'il y avait de meilleurs citoyens en Grèce, était très-pauvre, qu'à leur mort, ils laissaient rarement de quoi payer leurs funérailles; mais aussi avaient-ils des talents bien préférables à tous les trésors de la terre, sur-tout celui de conserver leur liberté. C'est leur valeur accompagnée de leurs vertus publiques et privées, qui les a rendus si long-temps invincibles. Le Portugal en est, au même degré, misérable et lâche; ce n'est point le sang des conquérants du nouveau monde qui coule dans ses veines, c'est la lie du sang corrompu des fainéants sacrés, qui dévorent à-la-fois le peuple, le trône et l'autel. CHAPITRE XXXV. Suite d'observations sur le Portugal. Les empires sont sujets aux mêmes vicissitudes que les hommes; ils ont leur enfance et leur vieillesse, et s'ils n'ont point, comme eux, le bonheur de cesser de vivre, leur existence est, pour ainsi dire, le sommeil anticipé de la mort. C'est l'état dans lequel se trouve le Portugal. Il n'est plus ce temps où Jean III couvrait les mers de ses vaisseaux, et les envoyait à la conquête du Japon; ce temps où Jean I.er, justement surnommé le père de la patrie, avait établi des écoles qui devinrent très-célèbres: il est entièrement éteint ce foyer de lumières, d'où sortit un essaim de Portugais, regardés comme les premiers hommes de l'Europe. Leurs descendants sont généralement robustes, vifs, adrois, mais paresseux: ils négligent les premiers biens que leur offre la nature, et pour eux la bonté du climat, les richesses du sol ne sont que des avantages stériles. Le plus grand vice d'un gouvernement est celui de négliger l'agriculture: celui du Portugal en est infecté; il en est d'autant plus coupable, qu'il est instruit par l'expérience des derniers siècles, où le peuple de ce royaume, sans grande abondance, pouvait se suffire à lui-même. A la vérité le blé fut toujours cher en Portugal, mais le laboureur infatigable mettait à contribution les terres les plus ingrats, et trouvait, dans le fruit de ses travaux, sa subsistance et l'avantage inappréciable de se passer de l'étranger. Il était heureux puisqu'il était libre; il était libre, parce qu'il tenait tout de son industrie; mais l'Anglois, toujours dévoré par l'ambition, ton jours livré aux spéculations mercantiles, porta bientôt envie au bonheur de ce peuple; il forma le projet de tirer de ce royaume tout l'argent possible; vaines assertions, ruses politiques, pertes réfléchies, rien ne fut épargné pour abuser de la simplicité des Portugais; il leur offrit des grains à bien meilleur marché qu'ils ne les achetaient dans leur pays; le gouvernement ne s'aperçut point du piège adroit que lui tendait cette nation, il permit l'importation des grains. Permettre l'importation des blés d'Angleterre en Portugal, c'était permettre l'exportation de l'or du Portugal en Angleterre, c'était accoutumer un peuple naturellement paresseux à perdre entièrement le goût de l'agriculture. La pauvreté du Portugal est venue de sa richesse; le Brésil, en lui prodiguant son or, l'a dépouillé de ses trésors véritables, l'amour du travail et l'orgueil de l'indépendance. L'Anglois, par son astuce et son avidité, lui a porté le dernier coup; c'est pour le Portugais que ses moissons mûrissent, que les mers sont couvertes de vaisseaux chargés de grains; l'on dirait que les greniers de Londres ont tout-à-coup été transportés à Lisbonne; les places de cette ville sont inondées de ces grains étrangers, qu'on achète à un tiers meilleur marché que ceux du pays; ce fut d'abord une perte réelle et considérable pour l'Anglois; mais sa politique avait tout prévu; il savait bien qu'il ne tarderait point à recueillir le fruit de ce sacrifice; son espoir ne fut point trompé. Les embarcations ne pouvaient suffire au débit, et le grain du pays restait dans le grenier du cultivateur; vainement celui-ci le portait au marché, il s'en retournait tristement avec la même charge de blé qu'il avait apportée. Un gouvernement rusé eût tiré le plus grand avantage des pertes momentanées que faisait l'Angleterre, il eût établi, entre cette nation et lui, une lutte de sacrifices qui n'aurait pas été longue, une fois que le marchand de Londres se serait aperçu de la nullité de ses pièges; mais on suivit une marche toute contraire; au lieu d'encourager l'agriculture, on acheva de détruire l'énergie du laboureur, en détruisant ses ressources par le défaut de la vente de ses grains, et l'on apaisa ses murmures, en lui faisant entrevoir que bientôt il aurait du pain sans travailler. Il est bien peu d'hommes laborieux pour qui l'oisiveté n'aît point de charmes; séduit par cet espoir, le laboureur portugais abandonne ses fermes, vend ses charrues, se borne à cultiver la portion de terre dont le produit peut suffire à sa subsistance; le reste demeure inculte; ces plaines, jadis couvertes des trésors de la nature, n'offrent plus qu'un désert aride, où règnent la nudité et toutes les horreurs de l'indigence. Ce ne fut que sept ans après qu'on s'aperçut de cette faute; il n'était plus temps d'y rémédier; les Anglais s'étaient exclusivement emparés du commerce des grains en Portugal, et leurs pertes passées étaient déjà bien plus que réparées par une hausse arbitraire de ces mêmes blés qu'ils avaient jadis vendus à si bas prix. Pour achever leur chef-d'œuvre de machiavélisme mercantille et l'anéantissement de l'agriculture dans un pays conquis à leur ambition, ils avaient eu soin de couvrir l'infamie de leurs spéculations, par des sophismes et des assertions aussi absurdes que pernicieuses. Ce n'était point assez que d'avoir atrocement abusé de la crédulité du Portugais, l'usurpateur de ses marchés avait entièrement abattu l'industrie de ce peuple, en lui persuadant entre'autres choses, 10. que son pays, naturellement stérile, ne pouvait lui fournir sa subsistance; 20. que l'agriculture devenait inutile en Portugal, puisque les autres États de l'Europe devaient lui fournir le nécessaire. Rien de plus aisé que de réfuter de si pitoyables assertions; quoi de plus faux que cette prétendue stérilité naturelle du Portugal! Une chose naturelle est de tout temps; or il est de notoriété universelle que, dans le siècle dernier, ce royaume se suffisait à lui-même; d'ailleurs, est-il croyable qu'un pays peuplé soit naturellement stérile? Le plus ou le moins de fertilité ne provient-elle pas presque toujours du plus ou du moins d'industrie du cultivateur? Il est encore un raisonnement bien plus péremptoire, qui se présente naturellement au voyageur impartial; j'ai traversé toutes les provinces de ce royaume, et je me suis convaincu par mes propres yeux que si dans la majeure partie de ce royaume, il n'y règne point une abondance naturelle en grains, ce n'est point un défaut du terrain, mais bien la faute des habitants, qui négligent l'agriculture; effet inévitable d'une importation destructrive de tout commerce. J'avoue qu'il est, en Portugal, certaines denrées dont le produit est fort rare; mais on pourrait y remédier; un gouvernement intelligent ne manquerait point de moyens pour raviver ces branches mortes; c'est une erreur de croire qu'un terrain cultivé ne rendra pas les mêmes productions que les terres qui l'avoisinent. A-t-on d'ailleurs oublié ce que les naturalistes grecs et latins ont écrit sur celles du Portugal? En parlant de la situation de ce royaume, c'est l'endroit de l'univers, dit Pline, destiné pour l'emplacement des champs élysées. Le second raisonnement des Anglais est une conséquence du premier; admettre la stérilité naturelle du Portugal, c'est convenir d'avance de l'inutilité de l'agriculture en ce pays, et du besoin qu'il a des secours de l'étranger; mais ces deux sophismes sont également vicieux; ils ne doivent leurs succès qu'à l'impéritie du gouvernement, et qu'à la crédulité d'un peuple en proie à tous les préjugés. Cependant le vœu des Anglais est rempli; ils sont devenus, à-la-fois les pères nourriciers, les maîtres et les bourreaux des Fortugais; la chaîne dont ils les ont chargés, est d'autant plus pesante, qu'elle paraît légère; tant il est doux de vivre dans l'oisiveté! On n'a pu rendre l'agriculture utile en Portugal, on l'a détruite. On dirait que les deux nations se sont entendues, l'une pour donner des chaînes, l'autre pour en recevoir. CHAPITRE XXXVI. Départ du Portugal; voyage à Londres; rencontre singulière dans un café; la boucle de cheveux enlevée. De tous les animaux, dit un satirique célèbre, le plus sot, c'est l'homme; il n'a fait que la moitié du tableau; de tous les animaux, l'homme est aussi le plus inconstant. A peine s'était-il écoulé vingt jours depuis mon arrivée en Portugal, que je sentis le besoin d'en sortir. Depuis long-temps je désirais de voir Londres. Il partait un vaisseau pour cette ville; j'y suis reçu comme émigré, et nous arrivons le vingt-six de mai. Ce mois est, pour la France et le midi de l'Europe, le plus beau de l'année. Quelle triste différence pour le triste climat de l'Angleterre! le brouillard était si épais, même à trois heures après-midi, qu'à peine voyais-je à vingt pas devant moi. Ce fut pour moi le présage le plus funeste, et je me disais que je ne trouverais que des malheurs, dans un pays que le soleil éclairait à regret. L'homme se trompe dans ce qu'il craint de funeste, comme dans ses espérances les plus flatteuses, car après m'être logé dans le quartier de Temple-Barr, je me fis conduire au café de Hay-Market, presque toujours rempli de Français, pour y retrouver quelques-unes de mes connaissances. Pour cette fois je fus heureux, car à peine m'étais-je assis, que j'aperçus mon cher P.***, au milieu d'un groupe d'auditeurs qui semblaient prendre plaisir à l'écouter. Moi-même, je prêtai l'oreille, avant de me faire connaître, ne voulant point me jeter, pour ainsi-dire, au hasard, dans un monde inconnu. Voici ce que je recueillis d'une conversation assez étrange. „Ne croyez pas, Messieurs, que les femmes anglaises soient supérieures en beauté, à celles de cette malheureuse France; je ne connais pas de Ladies, dont les charmes puissent soutenir la comparaison avec vingt femmes, toutes plus belles les unes que les autres, dont cent fois j'ai vanté le pouvoir quand j'étais à Paris. Je me rappelle, sur-tout, cette belle soirée, où me trouvant à l'opéra, madame la comtesse de B. vint se placer dans une loge vis-à-vis celle où j'étais. Elle était arrivée un peu tard, et c'est un raffinement de coquetterie imaginé pour mieux se faire remarquer. On jouait Iphigénie en Aulide; le chœur répétait ces mots si doux, si vrais: qu'elle a d'attraits, qu'elle a de charmes ! Tous les regards se prolongèrent long-temps sur cette femme enchanteresse. Je ne vous dirai point combien j'en fus épris. Dès ce moment je sentis ma défaite. Je ne vécus, je ne respirai plus que pour elle. Qu'il est bien vrai que l'amour inspire les vers les plus touchants! Je pris mes tablettes, j'y inscrivis un quatrain qui courut de loge en loge. Je n'ose me flatter de quelque avantage en poésie; mais je peux dire que jamais je n'ai fait de vers impunément. Bref, Messieurs, vous pouvez sourire à ma naïveté; mais vous saurez que ce jour même j'eus l'honneur de souper avec ma belle comtesse, et pour vous punir de votre indiscrétion tacite et plus n que maligne, c'est tout ce que vous en saurez.“ “Fort bien, Chevalier, lui dit un officier de dragons, j'admire et reconnais votre caractère, il est à l'épreuve de tous les climats et de tous les événements. Quoiqu'il arrive, vous aimerez toujours cette France; vous chanterez la beauté de ses femmes“. -- “Et la bonté de ses vins, dit le chevalier, et en disant ces mots, la joie se déployait à grands traits sur son muffle large et vermeil, et dans ses yeux étincelants sous deux arcs d'ébène. Ce punch, quoique excellent, ajouta-t-il, ne vaut pas le vin de Surène. Il était délicieux, quand je le buvais au Palais-Royal, entouré d'amis dont la verve rapide enfantait les saillies du plaisir et du génie. O France, ô ma patrie! quand te verrai-je! quand pourrai-je, dans mes orgies innocentes.....“ -- „Chevalier, où tend ce discours? est-ce l'éloge des sans-culottes que tu te proposes de nous faire entendre? Et qu'as-tu vu dans cette France, que tu ne trouves ici? Des vins? La Tamise reçoit ce que les climats en produisent de meilleurs. Des beaux-esprits, des poètes? Londres a les siens, comme Paris, et quant aux femmes..... „Je vous arrête, monsieur le marquis, dit M. P.***, en frappant de son verre sur la table, et le verre se brisa.“ -- (On rit.) „Ce n'est rien, Waiter, Another glass with a punch! Oui un autre verre et un autre punch, dit le chevalier au garçon. Oui, marquis, je vous le répète, vos femmes anglaises ne valent point celles que j'ai connues en France. Elles n'ont ni leurs grâces, ni leur esprit. Je m'y connais, soit dit sans vanité. Quant aux vins, fussent-ils ici du meilleur crû, le malheur est qu'ils ne valent rien ni pour vous, ni pour moi: la raison en est simple, ici nous n'avons point d'argent, ou fort peu. ( Boy; help me with a pipe and tabacco. ) Oui je veux fumer; pour me sauver de la peste générale, il faut bien que je fume aussi. Je vous avoue cependant avec douleur qu'en pâlissant sur Homère et Virgile, dans mes jeunes ans, je n'imaginais guère qu'un jour je serais destiné à respirer toute cette vilaine fumée dans un vilain café de Londres.“ What does he say! S'écria un Anglais, d'un ton assez brusque et d'un air un peu renfrogné. Mon ami P.*** leva sur l'Anglais un sourcil long-temps immobile et presque menaçant, il continua: Quant aux vins. What does he say! dit encore l'Anglais, d'un ton plus brusque et d'un air plus renfrogné. Mon chevalier le mesure d'un regard plus impérieux, et lui commande le silence. Quant aux beaux-esprits, ajouta-t-il, vous conviendrez, mon cher marquis, du moins j'ose m'en flatter, qu'il existe une différence prodigieuse entre leur Shakespear et notre Racine. Quels vers! quelle harmonie! quels chefs-d'œuvre, grand Dieu! l'entendez-vous cette Phèdre mourante? Soleil! je viens te voir, pour la dernière fois! et ces deux autres vers: Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé. Quelle douce harmonie! Pasiphaé ! Comme les voyelles en sont pures, sonores, brillantes! et comme la bouche, dans, s'ouvre pour mourir sur l'é a -- é Pasipha -- é! Croyez-vous que cela ne vaut pas bien la bête â deux dos de votre Shakespeare. Damn! What does he say? Damn! Ce que je dis, je le dis: votre Shakespeare (en se levant) n'est qu'un sot auprès de Racine: un jongleur en tragédie; en un mot, un poète détestable; et, n'en déplaise à qui que ce soit, il n'y a qu'un sot qui puisse en douter, (en regardant le marquis.) Chevalier, répliqua celui-ci, nous allons voir de quoi vous servira votre Pasiphaé et toute votre insolence. Le chevalier le salue en riant et lui répond par ce vers, Et vous ne verrez rien que votre insuffisance. What, this rascal! dirent les Anglais qui se levèrent aussi, en montrant leurs poings fermés et tendus vers lui. Un moment, je vous prie, messieurs les Anglais, votre orgeuil se serait-il flatté d'avoir la préférence? Non, je la dois en tout à un Français. Je suis à vous, monsieur le marquis, sortons, et quand nous aurons fini, je reviens corriger ces deux bull-dogs. J'aurais peine à décrire l'horrible confusion qui suivit ces paroles. Les deux Anglais s'élancèrent vers le chevalier. Je me jette entre eux et lui, et je m'écrie: Doucement, doucement! c'est à moi, chevalier, qu'ils appartiennent, à moi, qui viens de Lisbonne où j'ai appris le combat du taureau. Messieurs les Anglais, c'est à moi qu'il faut s'adresser, à moi qui connais votre instinct! Non, non, reprit le chevalier; mais avant de terminer notre petite querelle, permettez, gentlemen, souffrez, monsieur le marquis, que j'embrasse l'ami qui m'est rendu. Et par quelle heureuse fortune nous viens-tu à Londres? Que je tembrasse et t'embrasse mille fois! „Maintenant je suis à vous, monsieur le marquis: allons prendre nos épées: je reviens, messieurs les Anglais, dans un petit quart-d'heure. Ne vous impatientez pas, de grâce!“ La querelle entre le chevalier et le marquis n'eut pas de suite; il fut seule ment convenu que ce dernier avouerait “qu'il n'y avait pas autant d'esprit dans la Bête à deux dos de Shakespeare, que dans le Pasiphaé de Racine. Le chevalier, fier de cette capitulation, revint à ses deux Anglais et leur dit: vos épées? -- La loi ne nous permet que les pistolets. -- Eh bien, reprit le chevalier, je parie l'oreille qu'il vous plaira, qu'à vingt pas je vous fends un cheveu en quatre avec une balle. Le chevalier perdit; car sa balle enleva une boucle; et il lui en coûta une rude contusion à l'épaule. Quand vous me l'auriez emportée toute entière, dit le chevalier en tombant, votre Shakespear n'en serait pas meilleur poète. Les choses en restèrent là. Nous reconduisîmes le chevalier: et je lui tins compagnie, jusqu'à sa parfaite guérison. CHAPITRE XXXVII. Amours d'un Prince d'Angleterre; divorce et faux serment. Lorsque le chevalier fut un peu rétabli, nous allâmes faire de petites excursions hors de Londres. Un jour que nous étions à St.-Alban, je lui demandai s'il avait appris quelque nouvelle. „Je lis beaucoup Homère, et jamais la gazette, répondit-il, vos politiques n'ont pas le sens commun; ils ne sont bons qu'à propager les calamités humaines, et je les considère, comme en médecine, on voit les épidémies. Je ne vous dirai donc rien de nouveau; mais je parlerai volontiers de ce qui s'est passé dans ce joli petit village. “Vos gazettes, puisque vous aimez à les lire, vous ont dit que le Roi George avait été fou; il n'était pas le seul de sa famille; car le Duc de.... Son frère, a été cent fois plus fou que lui, puisqu'il aimait éperdument la plus belle de toutes les femmes d'Angleterre, lady G..... qui avait épousé le plus riche et le plus laid de tous les Anglais.“ Eh bien! lui dis-je, qu'est-il résulté de cet amour qui semble promettre beaucoup? -- Rien, me répondit-il, que le divorce, le scandale et bon nombre de faux serments. Par l'entremise d'une marchande de modes, le rendez-vous fut arrangé pour St.-Alban, dans l'endroit même où nous sommes, et dans l'hôtellerie que je vous montrerai. Lady G.... y arriva la première; cela était convenu; l'hôte lui donna l'appartement dont il était aussi convenu avec le duc. A quelques heures dans la nuit, le duc arriva, et prit le logement contigu à celui de la comtesse. La porte de communication s'ouvrit, les deux amants soupèrent ensemble, et déjà les amours s'étaient nichés entre les draps qui les attendaient, quand on vint frapper, à coups redoublés, à la porte de la cour. Le maître de l'hôtellerie, se doutant de ce qui pouvait arriver, fit avertir les amants; le duc à peine était sur le seuil de la porte qui communiquait à la chambre de la comtesse, que le mari frappe, enfonce celle de l'appartement de sa femme. Il entre, escorté d'un magistrat de police et de la force publique. Le prince, à moitié déshabillé, se tenait sur le seuil de sa chambre, protestant et faisant observer qu'il n'était point dans celle de lady G..... Le pauvre prince en jurait sur l'évangile, pendant que lady G....., dans son désordre et sa frayeur, offrait à son mari et à sa suite, le spectacle le plus enchanteur. Tout ce que les grâces ont de plus séduisant fut employé pour apaiser le lord. Les plus beaux yeux, humides de larmes, semblaient le prier de prendre la place que le prince venait de quitter. Prières inutiles! le lord préférait le divorce à sa femme, parce que le divorce lui assurait en partage, une des plus belles fortunes de l'Angleterre. Le divorce, en Angleterre, est asservi, comme partout, à de certaines formalités. Si le mari n'a point manqué de fidélité à sa femme, il n'est tenu qu'à lui faire une pension et il emporte avec lui tout le bien; si, au contraire, il a partagé ses torts, la fortune se partage également. Que fit le duc, en cette circonstance? il chercha des témoins en faveur de la comtesse, et il s'en trouva tant, que le divorce ne fut pas en faveur du mari. Il se présenta, sur-tout, une femme qui déposa avoir eu, avec lui, les liaisons les plus intimes. -- Vous le connaissez donc bien, lui dit un des juges? -- Si je le connais! parfaitement, reprit-elle. Ainsi, ajouta-t-il, quand on vous le présentera avec d'autres personnes, il vous sera donc facile de le distinguer. -- Très-facile. Or le comte était là présent. Il ne put retenir son indignation, et s'écria: „Scélérate! tu as fait un faux serment, je te ferai pendre. Tu me vois! c'est moi! et tu ne me connais pas! regarde. -- Ah! mylord! s'écria-t-elle, comme vous êtes changé! de beau que vous étiez, que vous êtes devenu laid. Oh, fi! quelle horreur!“ L'assemblée ne put se contenir; le lord fut reconnu coupable d'infidélité; il perdit sa femme et la moitié d'une fortune qu'il voulait conserver; tant il est vrai qu'on n'est pas impunément infidèle à sa femme, en Angleterre! Comment faites-vous donc, lui dis-je, vos affaires, dans ce pays de riguenrs; car je sais que vous ne pouvez vivre sans intrigues, à moins que la fortune ne vous ait bien changé? Il se mit à rire, et me prenant la main: „Sachez, me dit-il, qu'un homme comme moi trouvera peu de cruelles. Je connais les femmes, et, Dieu merci, je me connais aussi.“ Je vis que mon cher P.*** avait toujours le même fonds de vanité, et comme je n'en manquais pas, je voulus, de mon côté, songer aussi un peu à mes affaires, et connaître si les Anglaises avaient quelque mérite que n'eussent point nos Françaises. CHAPITRE XXXVIII. Les quatre conquêtes et la pièce de ruban. Il y avait, dans la maison où je demeurais quatre femmes, une Allemande, une Anglaise, une Française et une Hollandaise. Je me proposai la conquête des quatre nations: l'entreprise était hardie, j'osai la tenter. Je fis part de mon projet au chevalier qui leva les épaules et me dit que cette entreprise était au-dessus de mes forces. Piqué au vif de cette raillerie, je fis sérieusement tous mes efforts, pour en venir à mon honneur. Je fis plus, je voulus les avoir le même jour; quatre triomphes dans un seul et même jour! cette idée me souriait, et j'espérais par-là offrir au chevalier un héros de roman, digne d'entrer en comparaison avec lui. Le jour de mon voyage était arrêté, et je n'avais plus de temps à perdre. Il fallait m'occuper de mes quatre femmes, et leur cacher mes desseins: j'en vins à bout. Je donnai la préférence à mon Hollandaise, elle la méritait à tous égards. C'était une belle brune dont le mari était absent pour affaires de commerce, et elle semblait avoir pris un vif intérêt à moi, cherchant à me détourner de mon voyage en Russie, me promettant, en Hollande, des avantages peut-être plus assurés, et des moyens plus faciles à saisir de rentrer dans ma patrie. Le malheur n'avait pas encore mûri ma tête. J'aurais couru jusqu'au bout du monde, entraîné par des idées vagues, et ne sachant jamais me fixer. Ma belle Hollandaise me faisait toujours promettre que si jamais je passais en Hollande, je ne manquerais pas de venir la voir à Rotterdam, où elle avait une maison solidement établie. J'acceptai sa proposition avec joie; elle me fut confirmée à huit heures du matin, le jour que j'avais fixé pour ma grande entreprise. Lorsque j'eus cueilli ce premier laurier, je détachai quelques aunes d'une jolie pièce de ruban que j'avais choisie à dessein, et je lui en fis présent, la priant avec instance de s'en parer à dîner pour l'amour de moi. Elle se retira enchantée du ruban, et j'ose croire aussi de ma personne, et une demi-heure après, mon Allemande, jeune et d'une taille svelte entra. Je la traitai, à-peu-près en tout, comme la première; elle fut cependant moins satisfaite de ma personne, et sans le ruban, dont je fus un peu plus prodigue à son égard qu'envers la première, je ne me serais pas fait une grande réputation dans son esprit. N'oubliez pas, sur-tout, lui dis-je en la quittant, de le mettre à dîner, pour l'amour de moi. Elle partit en me témoignant qu'elle aurait encore bien des choses à me dire; mais j'étais forcé d'économiser le temps et les paroles. A midi sonnant, ma belle Anglaise frappa à ma porte. Je tressaillis de joie, dans l'espérance que la nouveauté et le piquant de l'aventure me rendraient une partie des forces que j'avais perdues. Je fus encore moins brillant que dans la dernière; mais pour cette fois je prodiguai le ruban, recommandant toujours de le porter à dîner, pour l'amour de moi. Elle fit semblant d'être satisfaite; en Angleterre, comme en France, une femme, quelque droit qu'elle eût d'être exigeante, sait se réduire à la modestie. A deux heures justes, je vis entrer, dans ma petite cellule, la quatrième et dernière de mes héroïnes. Combien je lui devais d'attentions, de soins, de sacrifices, de plaisirs! c'était la maîtresse de la maison, et de plus, ma chère compatriote. Les titres ne font rien à la chose, et j'en fus parfaitement convaincu. C'est un grand malheur que l'émigration, me dit-elle en soupirant! Oh! oui, lui réplîquai-je; ce malheur anéantit toutes les facultés, et l'homme le plus homme se réduit presque'à rien. Mais, grâces au ciel! viendront pour vous et pour moi des temps plus heureux, et je parie cette pièce de ruban, que demain, à l'heure qu'il vous plaira, je me serai défait des idées importunes qui m'ont enlevé à moi-même aujourd'hui. J'accepte, reprit-elle en souriant, la gageure et le ruban; mais je doute que vous puissiez soutenir cette malheureuse idée de votre émigration. Elle sortit en m'exhortant à plus de courage, dans l'espoir d'un avenir plus heureux; et je ne manquai pas de lui dire: ce courage que vous me recommandez, je l'aurai, si à dîner je vous vois ce ruban pour l'amour de moi. Nous nous mîmes à table à quatre heures: j'y arrivai dans l'état d'un homme qui a soutenu quelques rudes travaux, et chacune de mes quatre conquêtes cherchait dans mes yeux d'où pouvait me provenir cette espèce d'anéantissement. Mais quel changement rapide dans leur esprit! A peine l'une d'entre elles se fût aperçue qu'elles avaient toutes les quatre un ruban à leur tête, de la même couleur et de la même pièce, que l'indignation, la fureur firent place aux douces émotions de la pitié. Dans la crainte d'un éclat, je sortis prudemment de table; j'allai rejoindre le chevalier qui se prit à rire comme un fou, et me couseilla de ne plus remettre le pied à la maison, si, comme Orphée, je ne voulais être mis en pièces par mes bacchantes. CHAPITRE XXXIX. Dispositif pour un autre voyage. Le jour de mon départ approchait; il fallait partir, et je n'avais pas encore ma malle; très-malicieusement la maîtresse de la maison n'avait point voulu la remettre au chevalier, qui s'était chargé d'aller la réclamer, et de faire agréer mes excuses d'un départ presque imprévu. Qu'il vienne et ne craigne pas de paraître, répondit la maîtresse de la maison; on a les choses les plus essentielles à lui communiquer. -- Je ne manquerai pas de lui en faire part, reprit le chevalier, il vous doit, à tous égards, beaucoup de reconnaissance, et je serais étonné de trouver de l'ingratitude dans mon ami, sur-tout pour une compatriote aussi charmante. Elle rougit, et bientôt après je reçus cette lettre. „Je croyais, Monsieur, qu'à votre âge on était susceptible de quelque étourderie; mais je n'aurais pas imaginé que le cœur fût déjà aussi dépravé. Si, dans le voyage que vous vous proposez, vous continuez à vous conduire, comme vous avez fait avec nous, vous ne pourrez être que le plus méprisable des hommes. Bon voyage; recevez vos rubans et votre malle; aucune de nous ne veut, à l'exception de votre Hollandaise, conserver rien de ce qui a pu vous appartenir. “Votre servante et compatriote G....." Jugez de la surprise, de l'agitation, de l'embarras extrême où me jeta cette lettre. Cependant mon chevalier se plaisait à rire des tourments que j'éprouvais. Il me tournait dans tous les sens, pour irriter ma douleur. Il racontait plaisamment ma triste aventure à tous ceux de sa connaissance, que nous rencontrions; j'étais au désespoir, et lui dans l'enchantement. Cependant, comme on n'est pas toujours impitoyable, il me prit par la main, me conduisit avec ses bons amis, au café de St. James, où il commanda un ample bôl de punch, for a desolate friend, ajouta-t-il, en me regardant avec des grands éclats de rire; oui, reprit-il, pour un ami désolé. Les saillies furent aussi vives que les rasades étaient complètes. Mais, quoique j'aimasse beaucoup cette boisson, elle produisit sur moi un effet opposé à celui qu'elle produisait sur les autres. Plus ils se livraient à la joie, plus je me sentais entraîné vers une tristesse qui absorba bientôt tous mes esprits. Je me rappelai involontairement ce que j'avais souffert depuis la révolution. Mes réflexions se rendant maîtresses de moi, je sortis, sous le prétexte de quelques besoins. Les larmes roulaient dans mes yeux, et j'eus beaucoup de peine à les dérober à mes compagnons de table. Je ne sais quel prestige d'imagination vint à paralyser mon peu de bon sens. Il m'en resta si peu, que je pris la résolution de rénoncer à la vie. A peine en eus-je conçu l'idée, que je me trouvai comme soulagé d'un poids accablant. Bientôt je souris au projet de ma destruction, et j'y trouvai même un charme si puissant, que cette pensée était la seule qui pût me plaire. Si je cherchais à l'écarter, elle se représentait sous des formes toujours plus attrayantes, et je jouissais véritablement du plaisir de ma mort. Dans cette situation dont je ne pouvais me rendre compte, il me vint à l'esprit de faire mon testament, comme si j'avais encore tenu à l'opinion des hommes dont je voulais me séparer à jamais. Oui, un bon testament, me dis-je, où je prouverai à tous les hommes que cette vie est un enfer, qu'on ne peut y rester sans participer aux crimes qui s'y font, et qu'il vaut mieux en sortir que d'y être victime ou bourreau. Avant de me mettre à mon testament, je trouvai plaisant de passer chez mon mon ami P***, que j'avais laissé à table, et de lui laisser une lettre à-peu-près conçue en ces termes: „En recevant la présente et dernière, je ne serai plus: la vie m'est odieuse, et j'ai rejeté le fardeau que je ne pouvais plus supporter. Puisqu'elle a pour vous plus d'attraits que pour moi, conservez-la, mon cher P***, et donnez à votre ami quelques larmes d'affection et de souvenir. Comme je suppose que vous n'êtes pas trop en argent, qu'il en faut cependant un peu pour rendre cette vie plus supportable, je vous laisse le peu que j'en ai, et dont je n'ai plus besoin. Adieu, pour jamais. “Votre, etc.“ Dès que j'eus achevé cette lettre, je courus chez le chevalier P***, où je la remis avec presque tout l'argent qui me restait. De-là, j'entrai dans une des maisons publiques de Temple-Barr, pour m'occuper de cette grande œuvre qui nous prépare au passage de ce monde dans l'autre. Je demande une plume, du papier, de l'encre, et sur-tout un excellent souper; je ne voulais point partir à jeun pour le voyage que je méditais. Pendant qu'on me sert, j'écris et je pleure: les mots se précipitaient sur le papier, les larmes inondaient mon visage: j'étais dans une douleur délicieuse qui ne fut interrompue que par l'arrivée du maître de la maison, qu'un des domestiques avait sans doute prévenu. Après quelques excuses préliminaires sur son intention, il me pria d'avoir confiance en lui, de lui exposer le sujet de mon chagrin, et de croire que, s'il dépendait de lui d'y apporter remède, je ne manquerais pas de l'y trouver. Comme je tenais à mon secret plus qu'à ma vie, puisque j'étais enchanté de m'en défaire, je le remerciai de ses intentions généreuses, et lui dis que ces larmes, à qui je les devais, provenaient de quelques affaires de famille. -- Are vous a Priest, me dit-il? -- Non, je ne suis pas prêtre, lui répondis-je. Ah! tant pis, me répliqua-t-il, j'aurais au moins la consolation de penser que vous ne voulez pas vous défaire; car ici, et sans doute, comme partout, un prêtre a trop de religion, trop de confiance dans l'autre monde, pour quitter celui-ci, avant l'heure prescrite. Tenez, cher monsieur, la vie est toujours bonne à quelque chose, ne fût-ce que pour apprendre à souffrir et mériter le paradis qui nous est est promis; car là haut, j'ose l'espérer, les choses n'iront point comme ici bas. Il n'y a pas de révolution, de guerre, de famine, de peste, point de ministres, de rois et de tous ces gens qui tont leur grande affaire de nous pousser à une ruine commune. Le sourire que je donnai à mon hôte, suspendit une larme ou deux. Mais reprit-il, puisque vous n'êtes pas un clergy-man, peut-être êtes-vous militaire. Oui, répondis-je. -- Ah! tant pis; car vous autres, messieurs les officiers, vous vous souciez de votre vie aussi peu que de celle des autres. Voilà ce qui m'inquiète, ainsi dites-moi votre secret, je vous en conjure, et parole d'Anglais, vous ne vous détruirez pas. Etes-vous à Londres depuis long-temps? -- Non. -- Depuis quand? -- Qu'importe. Etesvous émigré? -- Je le suis. -- Eh bien, voyez M. Pitt: c'est un grand ministre que notre Pitt, et comme il compte beaucoup sur les émigrés pour le rétablissement de la monarchie française, vous pouvez compter sur lui. Quoi qu'il en soit, cela vaut mieux que d'émigrer pour l'autre monde. Il sourit en me prenant la main et me disant, good by, sir, courage, puis il descendit. Je restai un moment pensif; il tenait encore à moi de reconcer à ma funeste résolution. Le comte de Woronzoff, ambassadeur de Russie, m'avait promis des lettres pour sa cour; je pouvais y relever mes espérances; toutes les bouches de la renommée publiaient dans toute l'Europe les bontés généreuses de l'Impératrice Catherine pour les Français émigrés, et déjà je penchois vers ce parti, quand je me rappelai la lettre que j'avais portée chez le Chevalier. Cette maudite lettre pouvait m'attirer mille plaisanteries; je crus me voir déjà accablé de sarcasmes, et je n'eus pas le courage de vivre. Ainsi je me remis à mon testament. A mesure que je m'en occupais, mon imagination y retrouva ses premières impressions; me voilà bien déterminé, enchanté même de persister dans le seul projet qui me convint. Certainement je devais mourir: cependant j'avais un pressentiment secret que si ma lettre n'était pas encore entre les mains du chevalier, ainsi que mes guinées, je redevenais le maître de mon sort; en conséquence, lorsque j'eus fini mon testament, avant de l'envoyer au morning post, je passai chez le chevalier, dans l'espérance qu'il ne serait peut-être pas encore rentré, quoiqu'il fût près de minuit. Je frappe, en tremblant, à la porte de l'hôtel. On me dit qu'il est rentré depuis une demi-heure. Je me retire comme frappé de la foudre, ou plutôt je m'enfuis avec la rapidité de l'éclair. CHAPITRE XL. Le pont de Westminster; utilité des voleurs. Si jamais homme s'est trouvé dans la plus affreuse perplexité, c'était moi. Je ne savais plus si je devais vivre ou mourir. Ma première illusion s'était passée, et la raison avait commencé à reprendre un peu son empire; je commençais à sentir le ridicule d'un homme qui se lève de table, quitte brusquement ses amis, se défait de son argent et de la vie. Je me figurais les plaisanteries poursuivre, comme autant de traits meurtriers, ma pauvre ombre fugitive. Je ne me sentis plus assez de courage pour braver cette honte, et pour cette fois mon sort fut décidé. Je jette mon testament dans la première boîte que je trouvai. C'en est fait, me dis-je: demain ou le jour suivant on saura que j'ai vécu. En effet, pourquoi traîner sur les bords de la Tamise ou de la Newa, une vie errante et pénible? Mon père a vu ses jours terminés sur le char sanglant de la révolution; je n'irai point mendier la pitié, ou plutôt les affronts des puissances: émigrons, pour rejoindre tant d'illustres victimes. Je n'avais pas achevé ces mots, que je sentis mon imagination s'emparer de toutes mes facultés. Je marchais à grands pas du côté de Westminster, et tout-à-coup je me trouvai à la tête du pont. Il était une heure après minuit, il faisait assez obscur, malgré les lanternes qui ne jetaient qu'une faible lueur; je marchais alors avec calme, comme si j'eusse senti toute la dignité de l'action la plus importante; je jouissais véritablement de ma mort, et, charmé de cette illusion, j'allais m'ensevelir dans les flots, quand tout-à-coup je fus attaqué par deux coquins. C'ètoit mon argent qu'ils voulaient; je n'en avais point, ou j'en avais fort peu. Vous n'aurez ni l'un ni l'autre, leur dis-je avec fureur, comme s'ils eussent demandé ma vie; et je me défendis avec toute la force d'un frénétique, criant, terrassant et meurtrissant mes deux coquins. Vainement voulaient-ils m'échapper. La lutte fut terrible, et le bruit amena les deux gardes qui sont à la tête de chaque pont. Nous voilà conduits au poste qui est au-delà de la rivière, je fis ma déposition, et chacun de nous fut mis en lieu de sûreté, jusqu'au jour. Je dormais du sommeil le plus profond, quand on vint me frapper sur l'épaule et me demander ce que je voulais que l'on fît de mes deux voleurs. Qu'on les pende, répondis-je. -- Vous allez donc venir avec nous chez le Connétable. -- Quoi faire? -- Mais, si vous voulez qu'on les pende, il faut venir avec nous, établir votre plainte, la prouver, la suivre, assister aux interrogatoires, informations, recollemens, confrontation; d'après quoi interviendra le jugement qui fera pendre vos deux coquins. -- Non, de par tous les diables, m'écriai-je: j'aime cent fois mieux qu'ils vivent, peut-être trouveront-ils ailleurs leur juste récompense. -- Comme il vous plaira, me dit-il: ainsi, venez signer votre désistement. J'allai signer, et sur-le-champ on élargit mes deux fripons. Les premiers rayons du soleil annonçaient le plus beau jour; mais ce jour ne pouvait être que funeste pour moi; il allait annoncer à tout le monde que je n'avais pas eu le courage de me donner la mort, quoique je l'eusse annoncée par une lettre et par mon testament qui paraîtrait dans une feuille du matin ou du soir. Il est cependant bien certain que sans l'attaque de mes deux hommes, je me serais enseveli dans la Tamise; mais cet événement imprévu avait donné le change à mon imagination, et depuis ce moment j'ai toujours plaint les malheureux qui ont cherché le soulagement de leurs maux, dans leur destruction. Je me recueillis un moment pour réfléchir au parti que je prendrais; ensuite je voulus sortir, lorsqu'à ma grande surprise, je me vis retenir. Et quoi donc, dis-je à l'officier? est-ce moi, par hasard, qu'on voudrait pendre? -- Non, me répondit-il, mais il faut payer l'élargissesement de vos deux hommes, le vôtre, la feuille de registre et le scandale. C'est bien scandaleux, répliquai-je, que de faire payer l'amende aux battus. Et si je n'ai point d'argent, si par cela même j'allais me jeter à l'eau. -- Si cela est, reprit-il, vos deux hommes ne sont plus des voleurs; ils vous ont rendu service, puisqu'ils vous ont sauvé la vie, et vous devez encore payer pour eux et pour vous. Comme il achevait ces mots, j'achevois aussi de me fouiller, et je sentis quelques pièces de monnaie, que je ne croyais plus avoir; c'étaient deux guinées et une demi-couronne, ou un petit écu; je donnai ce dernier, et pour cette fois je fus libre. Mais quelle route prendre? retournerais-je à Londres, ou m'enfoncerois-je dans les campagnes? Je n'avais plus le courage de traverser le pont; je dirigeai donc mes pas du côté de la campagne. Je n'avais pas fait deux milles, que je tombai épuisé par mes réflexions, plus que des fatigues de la veille et du jour. Le sommeil me rendit le calme de l'esprit et les forces du corps. J'étais bien resté trois heures dans cet état, et lorsque je me relevai, je me hâtai de fouiller dans mes poches, dans la crainte qu'on ne m'eût pris, pendant mon sommeil, mes deux guinées, les seules que je possédais encore; heureusement je les retrouvai saines et intactes. Il y avait devant moi un village à un demi-mille, je crus qu'il serait prudent de m'y rendre pour un peu me recueillir et me consulter sur ma conduite à tenir; j'y distinguai une petite hôtellerie, dans laquelle j'entrai et demandai à déjeuner. CHAPITRE XLI. Les fraises. J'ai toujours observé que si l'esprit est calme à jeun, il est plus fort quand le corps est muni d'un peu de restaurants. J'en pris une assez bonne provision, et je sentis mon courage et mes espérances renaître, à mesure que mon estomac s'enrichissait d'un bon chyle. Comme il n'était pas plus de dix heures, peut-être, me dis-je, aurai-je le temps de paraître chez le comte de Woronzoff, avant que ma triste aventure ne soit connue; qui sait même si je ne pourrais pas enlever ma malle de chez moi, avant que le chevalier P*** n'y eût envoyé. Je me lève aussitôt, je paye ma dépense et me voilà à courir vers le pont de Wesminster, pour exécuter le projet d'enlever mes effets, de les transporter ailleurs, et d'achever mes affaires chez l'ambassadeur de Russie. Vaine espérance! je n'eus pas fait un quart de lieue, que tout mon courage fut paralysé. Mes jambes me laissèrent, et je n'osai plus tourner mes yeux du côté de Londres. Je marchai jusqu'à quatre heures du soir; apperçevant, sur ma gauche, un bois à peu de distance, j'y dirigeai mes pas. Qn'y faire? je n'en savais rien, m'oublier, s'il était possible, et m'ensevelir sous l'ombre épaisse des arbres. Je parcourus les sentiers les plus écartés; c'était encore la saison des fraises, et j'en trouvais souvent des tapis qui m'arrêtaient involontairement. Je les cueillois en marchant, et je sentais mon sang se rafraîchir, quand, à travers une clairière, j'aperçus une jeune fille sur un autre tapis de fraises. -- Quelle heureuse rencontre! quel contraste de situation avec le pont de Wesminster! Là j'allais périr, ici je veux me sauver! Pénétré de ce dessein, et croyant le plaisir fort nécessaire à mon salut, je m'approche insensiblement, écartant de mes regards, de ma démarche toute apparence hostile. Je me baisse pour cueillir une fraise, tandis qu'elle se lève et qu'elle porte à la bouche celle qu'elle vient de cueillir. Elle m'aperçoit, rougit, tremble et se détourne sans affectation. Je la suis lentement, comme si les fraises m'occupaient uniquement. Enfin je la salue d'un air timide et pénétré de respect. Elle me rend le salut avec une assurance naïve, et je lui dis: bonjour, ma chère miss, en mauvais anglais. Frappée de mon accent étranger, elle me répondit, et je crus entrevoir dans ses yeux, je ne sais quelle curiosité dont j'eus fort bonne augure. Je pris à côté d'elle une fraise que je lui présentai; elle de me remercier avec un sourire. J'en cueillis une autre que je portai à sa bouche; sa main la repoussa doucement, et ce refus paraissant m'affecter, elle fit un petit bouquet des plus jolies, et me l'offrit, comme si elle avait voulu réparer l'affront qu'elle croyait m'avoir fait. Je pris le bouquet, j'en ôtai les deux plus belles, que je gardai et je lui rendis les autres. Je crus lire dans ses yeux qu'elle attachait quel-que idée de plaisir et de finesse au choix que j'avais fait des deux fraises. Pour m'en assurer, je les approchai de son sein, et je tentai d'en faire la comparaison avec les deux dont la nature avait décoré son jeune sein. La défense fut moins un obstacle à mes vœux, qu'un encouragement à de nouveaux succès. A peine pouvions-nous, ou plutôt nous ne pouvions nous entendre; mais l'amour a plus d'un langage, et je me servis de tous ceux qu'il m'inspirait. Quoi qu'il me fut arrivé de fâcheux, le jour precédent, et même dans celui qui promettait d'amples dédommagement, je ne manquais cependant pas des moyens d'assurer ma victoire et mon bonheur; mais il fallait les employer avec prudence. Il paraît que ma jeune nymphe fut d'intelligence avec moi; car je réussis. Il serait inutile de m'arrêter sur une situation d'autant plus délicieuse que je devais ne m'attendre qu'aux malheurs les plus funestes. Qu'il me suffise d'ajouter que je pardonnai à mes voleurs de m'avoir attaqué sur le pont. Mais quelques vifs que soient les plaisirs, ils amènent des instants bien cruels. Celui de notre séparation fut de ce nombre. Tout-à-coup le soleil nous quitta; c'était bien le temps des amours; cependant quand les ombres s'étendirent, et que la forêt devint obscure, ma jeune maîtresse, après de cruels efforts, s'arracha de mes bras. Je courus après elle, je voulus, mais vainement, l'arrêter. My mother, s'écriait-elle, et je compris qu'elle craignait sa mère. Je lui fis entendre, autant que je pus, combien je serais charmé de la revoir. Enfin, je lui montrai, par mes gestes, que je mourrais de douleur, et j'entrevis à sa réponse et à ses signes, que dans trois jours, à la même heure, je pourrais retrouver le même bonheur. Après cette assurance et les larmes aux yeux, elle s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt, où je la perdis tout-à-fait. Je restai inconsolable pendant quelques minutes; cependant il fallut songer à ma sûreté. J'étais perdu au milieu des arbres, et je n'avais pour guide qu'un sentier tortueux. J'avais à craindre dans un pays étranger, et mon imagination me retraçait avec vivacité et les plaisirs du jour, et les tourments de la veille. Tout-à-coup je vis, dans le lointain, les ombres s'éclaircir. J'allai de ce côté, où la forêt cessait de se prolonger. Nulle trace de chemin, point de voix humaine qui retentît dans les airs. Le silence majestueux de la nuit n'était interrompu que par les cris des chatshuans, et par le bruit d'un torrent qui semblait menacer d'une perte inévitable quiconque aurait tenté de le franchir. J'en parcourus la rive pendant près d'un quart d'heure; mais les sinuosités en étaient si multipliées, si cachées, que je craignis de m'enfoncer dans l'abîme. Je crus prudent de m'en écarter, et de passer le reste de la nuit, caché dans un champ de blé. CHAPITRE XLII. Rencontre nocturne; reconnaissance singulière. Il est doux de passer de la peine au plaisir; mais du plaisir à la peine, que le retour est affreux! dans quelle agitation je fus toute la nuit! mes premières réflexions s'arrêtèrent sur la scène de la forêt, aussi délicieuse qu'imprevue; et je devançois, dans mon impatience, le temps où je pourrais la renouveler. Mais ces images si douces d'une volupté presque encore présente, firent bientôt place à d'autres images d'une nature toute différente Je croyais lire moi-même l'histoire tragique de ma mort, dans les gazettes de Londres; je voyais mon ami P*** en proie au désespoir; mes quatre femmes enchantées de la juste peine qui avait suivi de près mes infidélités. Comment me représenter à mes connaissances; et sans elles, comment pouvoir me soutenir, puisque j'étais sans ressources pécuniaires. Telles étaient les agitations de mon esprit, lorsque fatigué d'être froidement couché dans mon champ de blé, je me levai tout-à-coup, et regagnai le chemin qui longe le torrent. Je n'avais pas traversé vingt toises dans les blés, qu'un coup de fussil partit, et que de frayeur je retombai à terre. A peine m'y étais-je tapi, comme un lièvre qu'une frayeur mortelle a rejeté dans son gîte, que plusieurs hommes furent auprès de moi. -- Is he dead? et je m'aperçus qu'en effet ils tâtoient si j'étais mort. -- Pour Dieu, gentlemen, leur criai je, ne me tuez pas. -- He is a Frenchman, s'écrièrent-ils, et l'un d'eux me dit, en mauvais français: coquin que fais-tu là? Ah! mon Dieu! leur dis-je, puisque vous parlez français, je vous en conjure, ayez pitié de mon malheureux sort. Quel est-il? -- D'avoir échappé, la nuit précédente, à ma destinée. -- Quelle destinée? -- Ceme noyer. -- Pourquoi te noyer? -- Parce que j'étais las de vivre. -- Eh bien! sois content, tu vas périr, et en disant ces mots, il me bourra de son fusil dans le ventre. Je tombai; il allait m'assommer d'un coup de crosse, quand un des siens le retint par le bras. -- Pourquoi veux-tu que je ne soulage point ce malheureux, lui répliqua mon assassin, en riant; il est malheureux, dit-il, parce qu'il ne s'est pas noyé la nuit précédente, et je veux mettre fin à son malheur, et aussitôt de relever la crosse de son fusil et il m'aurait fracassé le crâne, si les autres ne s'y fussent opposés. Noyé, la nuit précédente! Dev'l! dit l'un, en s'approchant de moi, et se retournant du côté des autres, le voilà de rire à se pâmer, et l'un de faire chorus avec lui, de manière à me jeter dans la plus affreuse incertitude! Cependant l'un et l'autre me tendirent la main, me relevèrent et rirent comme des fous. Puis se tournant vers celui qui avait voulu m'assommer, ils lui racontèrent, autant que je pus comprendre, qu'ils étaient les deux voleurs que j'avais si bien rossés sur le pont de Westminster; moi-même, en les considérant de plus près, je les reconnus, et je fus saisi d'une frayeur mortelle. Tu n'as donc pas voulu nous faire pendre, ajouta l'un des deux? --- Je pâlis à ces mots, je sentis mon sang se glacer, et mes genoux ne pouvaient plus me soutenir: mais je fus bientôt rassuré. -- Reçois la récompense de la bonne action que tu as faite à notre égard, reprit l'un des voleurs; mais tu nous dois aussi quelque reconnaissance, s'il est vrai que nous t'ayons empêché de te noyer. Ainsi partage notre sort, et deviens notre compagnon, notre ami: suis nous. Je les suis, en tremblant, osant à peine respirer, et craignant cent fois pis que la mort. CHAPITRE XLIII. Caverne de voleurs. Lorsque je fus emmené du champ où j'avais été pris au gîte, je vis à regret qu'on prenait le sentier qui conduisait au torrent, et je craignis d'y trouver mon tombeau. Mes alarmes devinrent plus vives, lorsque parvenus à une roche escarpée, près de laquelle l'onde écumante se précipitait, avec un fracas horrible, deux me prirent par la main, en côtoyant cette roche, pendant que les deux autres suivaient derrière et me disaient, be not afraid, n'ayez pas peur. Hou Chills this French-dog. Comme ce chien de Français tremble! Je crus qu'il n'y avait plus de miséricorde, et puis, de la miséricorde dans des voleurs! j'étais tenté de me jeter avec eux dans le torrent, et dans cette fougue de terreur, je fis un mouvement involontaire, qui pensa nous entraîner tous. -- Damn, s'écrièrent-ils, en jurant, beware ! et je vis le poignard prêt à se lever sur moi. Un de mes premiers voleurs me sauva encore du voleur à crosse. Si tu bouges, ajouta ce dernier! nous ne te voulons point de mal. -- Patience! Softly, b..... A ce mot énergique et du crû de ma chère patrie, je sentis bien qu'il fallait se résigner. Ils s'arrêtent, tirent d'une espèce de gibécière plusieur coins de fer et des cordes. A cet appareil formidable, je pensai m'évanouir; il fallut prendre de l'eau du torrent pour me rendre les esprits. Je crus bien, pour cette fois, qu'ils voulaient m'accrocher à cette roche, m'y suspendre, et m'y dessécher au soleil, comme à une fourche patibulaire. J'examinais les apprêts de mon supplice, hâletant, palpitant, comme la colombe sous la serre d'un oiseau de proie. Il y avait, à des distances marquées, des trous que le ciseau avait creusés dans l'un des flancs du rocher. Ils étaient masqués par des fragments de pierre, recouverts de mousse, en sorte qu'ils semblaient faire partie intégrante de la roche. Je vis l'un des voleurs, celui qui parlait français, déboucher un de ces trous, y enfoncer un coin, y attacher une corde et en passer un des bouts à ceux qui étaient au-dessous. Quel fut mon étonnement de voir, presque dans un clin-d'œil, une chaîne se former par cet artifice, jusqu'à une caverne qui était en face du torrent, et dont l'entrée était perpendiculaire aux flots qui en baignaient le pied! A un signal donné, la caverne est assaillie; celui des voleurs restés en arrière, se glisse de coin en coin, et je le voyais retirer le premier qu'il avait grand soin de reboucher; de manière qu'on parvenait à la grotte par ce seul artifice, et l'on se serait donné au diable pour deviner qu'on pût parvenir à cet antre; tant la nature avait paru le rendre inaccessible. Lorsqu'un des voleurs y eut grimpé, il me tendit une corde que je m'attachai à l'entour du corps, pour me soutenir contre ma propre faiblesse. Moitié soutenu, moitié par mes efforts, je me logeai ainsi dans l'antre de Cacus; mais de quels sanglots je fis retentir le souterrain! quels profonds gémissements! Lorsque les autres y furent parvenus, ils prirent, dans une cruche à quelques pas de là, du vin de Porto, dont chacun but un grand verre. Prends, me dit le voleur à crosse, bonum vinum lœtificat cor hominis. Sais-tu le latin? J'étais plus mort que vif, je ne répondais pas. Bois, reprit-il, le bon vin réjouit le cœur de l'homme. Je bus, et je vis qu'il avait raison. Quelle sorte de voleurs, me disais-je! des coups de crosse de fusil, et de l'excellent vin! sur le pont de Westminster et dans cette caverne! je me perdais dans mes conjectures! Cependant on prend à gauche, après avoir gravi sur nos mains pendant quelques pas, puis nous trouvons un souterrain, où nous pouvions marcher deux de front et de toute notre hauteur; je fus étonné, chemin faisant, de voir un amas d'armes dans un recoin. Mes regards en témoignèrent quelque surprise, et sur-tout lorsque je vis une espèce de factionnaire auprès. Je vois ton étonnement, me dit celui qui parlait français, encore quelques heures, et je te dirai tout. Aussitôt nous fûmes abordés de front par plusieurs hommes, qui me prirent bras dessus, bras dessous, et me conduisirent, comme Grisbourdon, jusqu'en enfer. CHAPITRE XLIV. Discours sur la politique et la morale. Lorsque la cohorte infernale m'eut placé sur un large bloc de pierre, qui me parut être le siège le plus élevé qu'il y eut dans ce gouffre, celui d'entre eux qui parlait un peu le français, fit signe de la main à ses pairs, pour en obtenir du silence, et me tint à-peu-près ce discours: „Français, on combat dans ta patrie pour une chimère que tu ne trouveras réalisée qu'ici, la liberté et l'égalité. C'est pour ces deux divinités qu'on s'égorge en Europe, avec l'acharnement des tigres. Ici nous nous jurons tous une foi mutuelle et à toute épreuve, et nous jouissons de la plus parfaite liberté, fondée sur cette égalité qui veut la communauté de biens et de facultés. Pour en assurer le règne, nous n'avons point, comme vous autres, recours à des impôts qui pèsent si cruellement sur le pauvre peuple. Aucun de nous ne paye rien à l'état que nous avons formé: jamais Pitt ni George n'eurent un farthing de notre argent.. Plus sages, plus prévoyans que tous les potentats du monde, que toute votre république, c'est au dehors que nous cherchons ce qui nous manque; c'est sur le passant que nous mettons un léger impôt, qui suffit à l'entretien, à la conservation de notre sombre empire. A la vérité, cet impôt, tout léger qu'il est, ne se paye point sans murmure; mais que nous importe à nous, puisqu'il n'est point levé sur la société de nos frères? et c'est en cela que consiste le génie bienfaisant d'un véritable législateur; il ménage le peuple qu'il gouverne, et tourne à son avantage les biens que possèdent ses voisins. “Comme eux, nous avons un code pénal; mais c'est encore ici que nos mœurs diffèrent des leurs. Si quelqu'un de nous a fait une faute grave, la vindicte publique le condamne à la réparer d'une manière utile à tous. Il part, chargé d'une exécution plus ou moins hasardeuse. Il se porte au coin d'un bois, s'embusque dans des broussailles auprès d'un grand chemin, ou dans un fossé, tombe à l'improviste sur le premier qu'il rencontre, le pille, ou le tue, et revient triomphant partager les dépouilles avec nous. Cependant plus justes, plus soumis que vous autres, à cette loi naturelle, qui veut qu'un homme ne rencontre point un tigre dans un autre homme, nous ne tuons que par nécessité; mais, je te le répète, nous tuons rarement. Graces à la providence, nous vivons dans un pays, où l'on ne chicane point pour son argent, quand il y va de la vie. L'usage, de père en fils, est d'avoir constamment en voyage la bourse des voleurs, pendant que chez vous et ailleurs, ce sont les voleurs qui portent la bourse du pauvre peuple, et que vous les conduisez au massacre par milliers. “Je ne dissimulerai pas que nous avons, comme vous, le malheur d'être en guerre. Mais jamais les horreurs d'une guerre civile ne furent connues dans notre société. De mémoire d'homme, depuis Cromwell jusqu'à nous, le sang d'un frère ne fut versé par un frère. Nous n'avons d'ennemis qu'au dehors; en cela, nous sommes tous Romains, et même nous valons mieux qu'eux, puisqu'après avoir dépouillé les autres peuples, ils s'égorgeaient quand il était question du partage. “Nos stratagèmes valent bien ceux de Frontin, et notre tactique est plus sûre que celle des Polybe et des Montecuculli. Quand nous voulons faire une surprise adroite, et dont l'issue soit infaillible, l'un se déguise en mendiant, emprunte la voix de la pitié, et finit par arracher de force celui dont il a ému les entrailles. “Quelquefois nous avons recours à des moyens bien plus séduisants. Nous avons, dans ce bois, au-dessus de nos têtes, pendant ces beaux jours d'été, un fruit délicieux, plus dangereux pour le passant que le fruit du manglier. Comment vous appelez-vous? Oui, comment t'appelles-tu? C'est à toi que je parle.“. Attentif au récit affreux qu'il me faisait, j'ignorais que ce fût moi qu'il interrogeât. Je lui dis mon nom. „Puisque c'est-là ton nom, écoute moi bien. Te rappelles-tu ce joli tapis de fraises, où tu as si joliment stationné avec une jeune et jolie fille? -- Je m'en souviens bien, lui répondis-je avec un gros soupir. -- S'il t'en souvient reprit-il, grave bien dans ta mémoire que, depuis la saison des fraises, c'est-là que nous avons fait nos meilleures récoltes. Nous y cachons une autre Armide qui séduit les passants, les retient jusqu'aux approches de la nuit, les entraîne doucement vers nous, et à un cri donné, nous arrivons, la sirène disparaît, et nous prenons sur le passant l'impôt qu'il doit à notre complaisance. Tu sens bien, jeune homme, que tout métier doit avoir ses honoraires.“ Pendant qu'il enfonçait, par ce récit, le poignard dans mon cœur, quelle fut masurprise d'entendre des éclats de rire se prolonger dans les cavernes du souterrrain, et de me sentir pressé par les bras de la jeune scélérate qui s'applaudit de m'avoir si adroitement empiégé! „Maintenant, me dit-elle, en contrefaisant la voix d'une amante passionnée, “rien ne nous séparera plus. J'ai retrouvé l'amant pour qui je veux vivre et mourir. Amis, félicitez-moi, et que le ciel bénisse de si belles amours!“ Si la foudre avait tombé sur moi, je n'aurais pas été plus anéanti que je le fus à ces mots et à cette vue. Je tombai sans connaissance, et je ne sais si, en reprenant mes esprits; je n'aurais pas mieux aimé être mort que de revenir à la vie. Quelle reconnaissance, dit alors mon coquin d'Irlandois, celui qui écorchait un peu le français! Comment diable, c'est presque une tragédie. Allons, allons, Cheer-up, du courage, mon frère, et songes qu'aujourd'hui ta femme t'est rendue, et qu'elle sera à toi jusqu'à ce qu'elle nous amène un autre frère. C'est la loi du mariage que nous suivons parmi nous, et cette devise est fort sage, à toi, à lui, à moi, rien de stable dans ce monde. Vîte, allons, qu'on prépare à manger, j'ai faim, je veux boire et danser à la noce. CHAPITRE XLV. Accident affreux. Je n'essayerai pas de peindre le souper qui se fit dans ce repaire affreux, quelle orgie bruyante et scandaleuse y fut proposée, débattue et mise à exécution. Qu'il me suffise de dire qu'il fallut que je prisse pour femme, cette malheureuse qui n'avait su me prodiguer ses perfides caresses, que pour me livrer à cette troupe infâme de bandits; pendant les quinze jours que je passai avec eux, j'appris que cette caverne avait été occupée, depuis Cromwell, par des voleurs; qu'ils n'en recrutoient d'autres que pour y maintenir un nombre fixe qui ne passait jamais celui de six; qu'ils se faisaient un serment de fidélité mutuelle, et que jusqu'alors ce serment n'avait jamais été violé, quoique dans le nombre des honorables membres qui s'étaient succédé depuis près d'un siècle et demi, il y en ait eu beaucoup de pendus. J'y appris que cette fille, devenue ma femme, n'avait point voulu se séparer d'un garçon forestier qu'elle aimait beaucoup; qu'elle lui avait été fidèle tant qu'il avait vécu; qu'après sa mort, elle avait successivement appartenu à tous les membres de la communauté, jusqu'à la convention faite, depuis environ un an, qu'elle serait toujours la femme du dernier arrivant; qu'en cela leur politique était de s'assurer de celui-ci, en lui procurant des distractions agréables, et une espèce de lien d'autant plus fort, qu'elle était la reine et la seule femme de ce sombre manoir. Je vécus ainsi pendant quinze jours, et dans cet espace de temps je m'instruisis de tout ce qui pouvait avoir rapport aux brigands à qui la fortune m'avait associé. Je sus que les fusils et les armes déposés dans un coin, y étaient pour la sûreté du lieu, au cas d'une attaque imprévue; que les brocs de vin placés à l'entrée, n'y étaient que pour rendre un peu de vigueur à ceux qui s'étaient épuisés en escaladant la caverne. Je sus que le souterrain s'étendait à plus d'une lieue, qu'après cela l'on trouvait les débris d'une grille, et un entassement de grosses pierres qui rendaient impossible toute communication ultérieure. Cette connaissance me donna à songer plus d'une fois, pendant un mois que je restai encore dans la caverne. Je n'imaginais pas comment depuis tant d'années, elle était habitée, sans qu'il se fût présenté mille occasions de la découvrir, et je n'étais pas sans inquiétude qu'elle ne vînt à l'être pendant que j'y serais; malheur affreux qui m'aurait conduit à l'échafaud, comme un vil scélérat! Aussi avec quel plaisir j'acceptai la proposition qui me fut faite de les accompagner dans leurs excursions! Pour s'assurer de moi, l'on me fit faire les serments les plus terribles; on me fit dévouer ma tête à toutes les imprécations, à tous les maux présents et à venir. Après s'être persuadés qu'ils m'avaient lié par tout ce qu'il y a de redoutable, nous sortîmes de la caverne, moi très-disposé à fuir, malgré mes serments, eux à me brûler la cervelle, si je tentais de leur échapper. Notre première course ne fut pas favorable à mes desseins. Toujours observé par quatre de mes brigands, c'eût été me dévouer à une perte certaine. Nous assaillîmes deux voyageurs qui trottaient lentement sur un grand chemin qui s'écartait un peu du torrent. Je crus que nos deux hommes allaient s'enfuir comme l'éclair; quelle fut ma surprise de les voir s'arrêter, fouiller leurs poches, en retirer chacun une bourse, et la présenter avec autant de sang-froid que nous de la recevoir! Nous mîmes ces deux bourses dans une espèce de gibecière, comme un chasseur y place la pièce de gibier qu'il vient d'abattre. Cette journée fut heureuse et ne nous coûta que la peine de nous présenter. De retour à la caverne, nous partageâmes le butin, et en recevant ma part, je reçus plusieurs compliments sur la conduite que j'avais tenue. Cependant je n'avais cessé de trembler, pendant tout le cours de notre expédition, et ils s'en seraient infailliblement aperçus, si l'espoir du pillage n'avait fixé toute leur attention. Pour gagner plus sûrement leur confiance et les tromper avec plus de facilité, j'affectai, dans une autre course, une certaine audace qui me coûta bien cher. Comme un voyageur avait donné sa bourse, je m'avançai et lui dis qu'il fallait tout ou rien. Damn thé french dog! S'écria t-il, que Dieu damne ce chien de Français ! et en disant ces mots il prend un pistolet, m'étend à terre et pique des deux, poursuivi par trois coups de fusils auxquels il échappa. Me voilà couché à terre, avec une blessure que je crus mortelle. Heureusement que la nuit était proche, nous gagnâmes le fonds du bois, d'où, à l'aide de mes comapgnons, je me traînai jusqu'à la caverne, où il fut question de savoir comment on pourrait m'y placer. Pendant cette discussion, j'étais aussi mort que vif, plus encore par la terreur, les remords, que par la vive douleur que me causait ma blessure. Cette agonie, loin de me donner des forces pour grimper par le moyen des cordages et des coins, ne faisait que nuire à leurs efforts. Ils étaient tout déconcertés, quand l'un d'entre eux prit la parole et me dit: Si tu ne sais pas mieux t'aider, je te roule, d'un coup de pied, dans le torrent“, et sans l'Irlandais, c'était fait de moi. Il rappela mes serments à ses compagnons, le zèle que j'avais montré pour la cause commune, malgré l'indiscrétion qui m'avait attiré mon infortune. Il dit qu'étant associé à leur sort, je dev vois être considéré comme un frère malheureux, et que toute société serait bien-tôt dissoute, si elle se défaisoit de chacun de ses membres, à mesure qu'ils tomberaient dans le malheur. Grace à ce raisonnement philosophique, je ne fus pas précipité dans le gouffre, et je pris sur moi de m'aider de tous mes efforts. Mais la douleur devint si vive, que je nuisois à leurs mouvements, plutôt que d'y aider, et je les priai en grâce de me jeter dans le torrent, où je ne demandais pas mieux que de finir tous mes maux. Non, reprit l'Irlandais, en jurant, puisque le b..... veut qu'on le noie, moi je veux qu'il vive. Lions-le comme un ballot, et qu'il entre, fallût-il employer une poulie. Je souffris le martyre durant cette cruelle opération: mes cris ne furent étouffés que par la crainte enfin d'être découvert, arrêté et conduit avec eux au dernier supplice. Je tombai en défaillance, et je n'étais pas encore revenu, lorsque je fus porté jusqu'au lieu où toute la horde était rassemblée. CHAPITRE XLVI. Prise de la caverne et des voleurs. Ma blessure m'avait laissé évanoui au milieu de nos frères consternés. Ceux d'entre eux qui avaient le plus d'expérience me donnèrent les premiers soins, et me firent revenir de mon évanouissement; mais quelle fut ma surprise de voir, lorsque je fus rendu à moi, ma femme, puisqu'ainsi il faut que je la nomme, assise auprès de mon grabat, aussi inconsolable, aussi attentive à me soulager que la plus tendre des Pénélope! J'avais une côte enfoncée, et les malheureux, par ignorance et par humanité, me tourmentaient pour trouver la balle qui m'avait enfoncé cette côte. Ce fut encore ma femme, dont la tendresse alarmée découvrit que cette balle n'était point dans mes chairs. Soupçonnant qu'elle s'était amortie, et qu'elle n'avait pu pénétrer, puisqu'il n'y avait pas de fracture, elle prit mes habits, les sécoua et fit tomber la balle qui s'y était attachée. Dès ce moment on regarda ma blessure comme de peu de conséquence, parce que, selon l'avis des plus doctes, la côte étant naturellement courbe, il importait fort peu qu'elle le fût plus ou moins par accident. On me félicita de n'être pas resté sur le terrain, parce que j'aurais très-certainement fait le grand tour de Gilles à Tyburn; que j'aurais été pendu. L'Irlandais fit une vive réprimande à celui qui, d'un coup de pied, avait voulu me précipiter dans le torrent; ensuite m'adressant la parole: Cheerup, courage, ami, il vous arrivera très-certainement du bonheur; car, je le vois, vous êtes né heureux, et je le prouve. Vous voulez vous jeter à l'eau, il se trouve deux de nos frères apostés-là, comme par miracle, et vous voilà sauvé. Le même jour, car s'il m'en souvient, minuit était passé, vous cueillez des fraises, eh! ..... et vous voilà parmi nous! vous voilà sauvé. Vous recevez dans une action d'honneur le prix de votre courage; mon ami que voilà, votre frère et le mien, veut vous pousser dans le torrent, et cependant vous voilà sauvé; d'ou je conclus que la fortune tient pour vous en réserve quelques-unes de ses plus secrètes faveurs. Allons, Cheerup, et vous voilà sauvé. Damn thé rascal ! en disant ces mots, il éclata de rire, et toute la bande y répondit de grand cœur. Vous voilà sauvé! Certes, me dis-je, quand je fus seul abandonné à mes réflexions, j'aurais été sauvé si la balle m'eût fait sauter la cervelle, ou si l'on m'eût jeté dans le torrent. J'aime cependant à croire que la fortune me réserve quelque chose d'heureux, puisque je vis encore. Je remplis mon esprit de cette idée vague, pendant plusieurs jours, et je ne m'endormais point, je ne me réveillais point que je ne me disse: bien-tôt je serai sauve!... Une nuit, que ce rêve occupait toutes mes facultés intellectuelles, je crus entendre le terrain s'agiter d'un bruit extraordinaire. J'écoute, et le bruit se prolonge vers moi. Je me crus perdu, une sueur froide découla de tous mes membres. Bientôt je crus voir les ombres du souterrain se peindre d'une faible nuance de lumière. Je suis perdu, m'écriai-je encore, et d'une voix à moitié étouffée. Quoi? qu'y a-t-il? dors-tu? rêves-tu? me dit l'Irlandais, couché à deux pieds au-dessus de moi; car j'étais le dernier, relativement au lieu d'où provenaient le bruit et cette teinte de lumière. A peine avait-il fini que deux coups de fusil retentirent à nos oreilles. Damn, we are lost! s'écrièrent les nôtres. Perdus, perdus, que Dieu damne! Yes, yes all ye rascah. Oui, oui, vous coquins. Le premier qui bouge... A ces mots les flambeaux multipliés nous découvrirent en plein nos ennemis. Je les crus au nombre de plus de cent; la baïonnette semblait étinceler de fureur au bout du fusil. Nous courons éperdus vers nos armes, nous tombons échinés, percés, assommés. Nous voilà cernés, et moi de tomber à genoux et les mains jointes, et de crier en mauvais anglais: grâce, grâce pour un malheureux Français qu'une fortune maudite et non sa volonté, ni l'intention du crime ont amené dans cette horrible demeure. Qu'entends-je, s'écrie en français un de nos assaillants; cette voix ne m'est pas inconnue, et il s'approche de moi. Quelle fut ma surprise, ma confusion, ma joie, quand à ces mots, à son air, à ses traits, je reconnus mon cher P***! -- Ah! Sauvez-moi, sauvez-moi, mon cher chevalier; c'est vous, c'est mon ami que le ciel libérateur envoie pour ma délivrance! sans vous j'étais perdu. Sans moi, reprit le chevalier, d'une voix courroucée et sa baïonnette appuyée sur ma poitrine! Scélérat, ajouta-t-il, tu n'as donc fait ton testament de mort, que pour te réfugier parmi des brigands. Meurs... et dans son premier mouvement d'indignation, il m'aurait enfoncé sa baïonnette, si je ne l'avais détournée avec ma main. Eh bien, lui dis-je, déterminé à mourir, frappe, puisque tu ne veux point m'entendre; mais saches que je me croirais déshonoré si je n'avais cent fois plus d'honneur que toi. Je ne sais quelle impression ces mots firent sur ceux qui étaient avec lui; mais à l'instant qu'il allait peut-être m'étendre à terre, en me traitant de brigand, un des siens le retint par le bras, allons, chevalier, lui dit-il, il faut l'entendre. Nous avons besoin, pour la sûreté publique, de leurs aveux, avant de leur faire subir la juste peine qui leur est due. -- J'aime mieux qu'il périsse de ma main, le scélérat! encore, si jamais je ne l'avais connu, s'il n'eût pas été mon ami, s'il n'était pas Français... Vous oubliez, sans doute, reprit l'Anglais, en ricanant, qu'aujourd'hui le nombre des scélérats n'est pas rare en votre pays.-Que pour Dieu, mylord, il ne vous arrive plus, répondit le chevalier, de hasarder pareille plaisanterie, ou je jure Dieu que de ma baïonnette je vous étends à côté de ce coquin. Croiriez-vous que n'aguères il buvait du punch avec moi, qu'il nous laissa subitement attablés, at a rounding of glasses, à une ronde de verres; et que j'apprends, en rentrant chez moi, qu'il vient de finir ses jours; que bientôt cette nouvelle m'est confirmée par son testament inséré dans l' Evening post et autres papiers; que je le pleurai comme un enfant; et vous voulez que j'aie versé des larmes pour un coquin que je croyais mort et que je retrouve parmi des voleurs, des assassins peut-être! Non, de par tous les diables! pour cette fois il mourra, et pour en être plus certain, ce sera de ma main. Le chevalier eût été fidèle à sa parole, sans l'intervention de tous les autres. Il y a quelque chose d'extraordinaire en ceci, dit l'Anglais, mon libérateur. Innocent, ou coupable, je le réclame, puisque le château est à moi, le souterrain qui en dépend est également à moi, et tous ceux qui y sont doivent ressortir à ma justice. D'ailleurs ce lieu n'est point favorable à la discussion. Ainsi partons: qui sait même si un plus long séjour ne pourrait point nous livrer à une autre troupe de scélérats, plus nombreuse et mieux armée. Mon avis est de les lier et de les emmener au château. Si vous voulez me faire grâce, dit lIrlandais, étendu à terre et baigné dans son sang, je vous dirai qu'il est innocent, que s'il est coupable, il faut n'en attribuer la faute qu'à nous et à Dieu qui l'a conduit sur le pont de Westmeinster, où il rossa deux des nôtres; de-là, dans le bois, où cette femme, qui est la sienne, le combla de ses faveurs, puis nous le livra, comme vous le voyez; et la femme par ses pleurs et par ses paroles confirma ce récit et mon innocence. Tudieu ! dit le chevalier, en se jetant dans mes bras; que je te baise mille et mille fois! Malheureux! qu'allais-je faire? quel diable aussi m'aurait pu dire que je retrouverais, parmi des voleurs, mon ami, mon cher ami, que je croyais mort, tandis qu'il vit, et que de plus il est innocent. O Pangloss! vous l'aviez dit, tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles. Cependant, j'en demande pardon au docteur, si je t'avais tué, tout ne serait pas pour le mieux et si madame ne t'avait pas livré à ces honnêtes gentlemen, je n'aurais pas le plaisir de t'embrasser. Allons, rendons grâces à la fortune et partons. CHAPITRE XLVII. Comment la caverne fut découverte. Après être arrivés, ainsi liés et garrottés, jusqu'à la grille du souterrain, l'Irlandais jeta un cri perçant. „La voilà donc cette maudite grille par où l'on nous a surpris! Je l'avais toujours pressenti, et si mes frères m'avaient cru, nous l'aurions murée de ce côté-ci; on aurait cru le souterrain fermé ou terminé à cette maudite grille, et ce funeste événement ne serait point arrivé!“ On avait ôté les pierres qui en bouchaient l'entrée de l'autre côté. Après une trentaine de pas, l'issue aboutissait aux décombres d'un viel édifice tombé depuis long-temps en ruine. Le lord Pennicock, à qui la terre qui en dépendait venait d'échoir, n'ayant ni femme, ni enfants, avait voulu, pour être plus grandement logé, joindre ce vieil édifice à un autre très-élégant qui était bâti à une centaine de toises plus loin. Comme les ouvriers étaient à déblayer le terrain, ils avaient aperçu, dans les fondements, l'entrée du souterrain qui conduisait jusqu'au torrent. Après en avoir fait la reconnaissance jusqu'à la grille, ils étaient venus en rendre compte à mylord Pennicock, qui en fut enchanté, espérant d'y découvrir quelques trésors d'importance, déposés là depuis Cromwel. Il n'y trouva que cette bande de voleurs à qui l'on fit subir un interrogatoire, après lequel ils furent tous conduits en prison. J'aurais été livré avec eux, sans le courage du vieil Irlandais, et je ne sais quelle espèce de tendresse, de la part de celle qu'ils m'avaient donnée pour femme; tous deux persistèrent à assurer que j'étais innocent, que l'adresse et la violence seules m'avaient conduit avec eux. Le chevalier, enchanté de ne pas trouver un coupable dans son ami, dit au lord Pennicock: „Que vous en reviendra-t-il de faire pendre un Français réfugié et déjà enterré dans les papiers publics? J'ouvre un autre avis, et je le crois d'importance et de sagesse à être suivi. La paix se fait avec la Vendée; je propose à ce qu'on le fasse passer sur les côtes de France, afin de le faire comprendre dans l'amnistie.“ Cet avis fut adopté, mes compagnons de caverne conduits pour Tyburn, et moi réservé pour un meilleur sort. L'Irlandais versait des larmes et ne cessait de répéter: „Je vous l'avais bien prédit qu'il vous arriverait quelque chose d'heureux.“ Ma femme ne fut jamais si tendre, même dans le bois aux fraises, qu'à notre séparation. Le chevalier trouvait plaisant que le jour qu'une femme, qui se séparait de son mari, elle fût plus aimable qu'au jour de ses noces. Il voulut, à cause de la rareté du fait, que je lui donnasse le baiser d'adieu. Le lendemain on me fit partir pour Margate, d'où je m'embarquai sur un vaisseau neutre, pour les côtes de France, avec une lettre de recommandation pour Charette. Ce plan me réussit à merveille, j'arrivai dans les départements de l'Ouest, sain et sauf, et je fus compris dans l'amnistie. CHAPITRE XLVIII. Séjour à Nantes; discussion sur les femmes; le jeune grenadier et le vieux général. Mon premier désir était de revenir enfin à Paris, où j'avais une partie de ma famille; il fallut retarder mon voyage jusqu'au départ d'une voiture publique. J'attendis trois jours que je passai dans la plus profonde tristesse: je m'étais rendu à Nantes. Le séjour de cette ville m'était insupportable; il me semblait sans cesse voir cette cité déplorable sous le règne du proconsul féroce, qui, pour fonder la liberté, avait épuisé tout ce que la tyrannie avait de plus atroce: je ne pouvais sur tout souffrir l'aspect de la Loire; la nuit seule adoucissait un peu l'amertume de mon âme. Cependant le hasard m'avait procuré la connaissance d'un jeune homme qui prenait avec moi ses repas, et qui ne s'inquiétait guère ni des révolutions, ni des discussions politiques. Les femmes étaient l'unique objet qui l'occupait; tous ses discours roulaient sur leur chapitre; quelquefois il s'exprimait, sur leur compte, avec un peu trop de chaleur, et la manie de vouloir toujours avoir raison le rendait fort souvent injuste. Ce jeune homme avait été grenadier. Un jour que la dissertation s'était engagée sur l'estime qu'on devait au sexe, il nous raconta l'aventure suivante, dont l'authenticité, s'il fallait en juger par ses grâces naturelles et ses ruses militaires, ne pouvait être révoquée en doute. „J'aime les femmes dit-il, mais je les estime fort peu: j'étais, il y a quelques mois, en faction devant la porte d'un vieux général; il vint à sortir et se mit à jurer, en regardant de tous côtés. Le coquin, dit-il, se gardera bien de venir, parce que j'ai besoin de lui; voilà ma correspondance au diable. Citoyen général, lui dit le jeune grenadier, il dépendra de vous que votre correspondance ne manque point. J'ai une main assez belle, je calcule fort bien, et je fais supérieurement un état. Toi, reprit le général! en ce cas je vais te faire relever, et tu me rendras un grand service. Aussitôt dit, aussitôt fait: la besogne fut faite à merveille; le général fut satisfait, et l'on verra que moi, grenadier, je fus aussi fort content. “Quelques jours après, invitation faite à moi, grenadier, de venir encore faire la correspondance du général; je la fis bien mieux que la première, et j'eus l'honneur de dîner avec le général, son épouse et deux autres généraux. On conçoit que ces deux derniers firent peu d'attention à moi: le vieux général, engagé avec eux, en faisait aussi fort peu, et sa femme, jeune encore et charmante, avait presque autant d'indifférence. J'en fus humilié et je voulais me retirer, quand le vieux général me demanda pourquoi je voulais m'en aller. Citoyen général, lui répondis-je, comme grenadier, je suis volontiers les généraux de la République au combat, ou à la prise d'une ville. Je suis quelquefois témoin de leur gloire, et jamais il ne m'est arrivé d'être leur convive. En disant ces mots je m'inclinois avec autant de modestie que de respect, en présence de sa femme, et je me retirais quand il me retint, et fit de mes talents l'éloge le plus complet. Dès ce moment la maison me fut ouverte, et je devins nécessaire au général, comme j'eus le bonheur de le devenir à madame; voici comment l'occasion s'en présenta. “Grénadier, me dit le général, ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici: soyez son écuyer; c'est à vous que je la confie. Le vieux général avait, sans doute, un pressentiment de ce qui devait arriver, quand il me dit: ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici; car ce fut là qu'en effet elle se rendit à moi, avec toute sa personne. “Vous me paraissez, me dit-elle, d'un caractère digne de m'ouvrir à vous. Je vous aime, beau grenadier; et je ne peux me défendre de cet aveu, quoique j'aie pour mon mari la plus grande estime et un attachement sincère. Mais il est vieux; ses travaux ont épuisé sa santé: sa poitrine, sur-tout, est d'une délicatesse extrême. Si l'hymen a ses droits, dit-elle avec une modeste rougeur, la nature a aussi les siens. “Etonné, comme on peut le croire, d'une proposition aussi imprévue, je lui répondis: Madame, j'ai l'honneur d'être grenadier français, et je n'ai jamais reculé. Elle sourit, et me prouva bientôt que je n'étais pas en fond de courage aussi intrépide que je m'en étais flatté. Cependant elle applaudit à ma retraite, et me dit que son mari n'était point dans l'usage d'en faire d'aussi glorieuses. “Or dites-moi, ajouta le grenadier, en adressant la parole à ceux qui l'écoutaient; pensez-vous que cette femme pût être estimée, et cependant je l'aimais; d'où je conclus qu'il faut beaucoup aimer les femmes, et rarement les estimer.“ On répondit au grenadier tout ce que l'on dit en pareilles circonstances, que ce n'est pas d'après une seule qu'il faut juger de toutes, et que certainement cette femme n'aimait ni la personne, ni l'honneur de son vieux général. „Détrompez-vous, reprit le grenadier, et suivez mon histoire. “Il se fait bien des changements dans une année, dit-on: j'en conviens; mais après une année de séparation, il ne s'en fit point dans le cœur du général, ni dans le mien, ni dans celui de sa femme. J'arrive dans une ville où il commandait, et m'ayant aperçu, comme nous entrions dans la ville: Parbleu, mon grenadier, je suis enchanté de te revoir, tu n'auras d'autre logement que chez moi, et je lui fis part alors que j'étais quartier-maître; il fut charmé de ma petite fortune militaire, et courut annoncer à sa femme qu'il avait choisi le quartier-maître du régiment, pour loger chez lui. Malheureusement pour moi, le logement avait été retenu par un adjudant-général, et madame préférait un officier de ce grade à un quartier-maître, toujours incommode par le grand nombre d'hommes qui ont à faire à lui ou à sa caisse; mais heureusement pour moi j'arrivai, je fus reconnu et préféré. “L'adjudant-général s'en trouva piqué, et obtint les ordres de faire passer la caisse et le quartier-maître à quelques lieues de là. Le vieux général informé du motif, fit changer l'ordre, me débarrassa de l'adjudant, et je restai. Bientôt on envoya un successeur à mon jaloux, et celui-ci, prévenu par son devancier, débuta fort mal avec la maîtresse de la maison, qui se refusa à l'empressement de ses accolades un peu trop familières, sur-tout dans un premier début. Ah! madame, lui observa t-il, si c'était le quartier-maître, vous ne seriez pas si cruelle. Cela est possible, reprit-elle, le quartier-maître est toujours ce qu'il doit être, aussi modeste que brave, et je ne vous trouve point sa modestie; rien cependant n'empêche que nous n'ayons le plaisir de vous avoir à dîner: c'est le moyen de se raccommoder. “On dîne, et l'on dîne gaîment. L'adjudant-général croyait déjà sa petite incartade oubliée, quand la maîtresse de la maison, le dessert presque fini, fit part à son mari et à toute la société, de tout ce qui s'était passé à mon sujet. Oh! c'est bien ici que j'admire l'astuce d'une femme qui trompe son mari. Comme elle craignait les suites de l'indiscrétion de cet officier, elle eut elle-même la hardiesse d'aller au-devant de la diffamation. Corbleu, s'écria le vieux général! et sautant sur son épée, il aurait eu sur-le-champ une affaire d'honneur, si l'autre n'eût pris la sage précaution de sortir. Le ressentiment du vieux ne se borna point à cette humiliation; il écrivit à un officier supérieur qui le rappela et lui ôta tout commandement. Le vieux général fut satisfait, la femme aussi, et moi aussi; mais je cessai de l'estimer, et de-là mon préjugé contre les femmes, et ma résolution de les aimer beaucoup, et rarement de les estimer. Cette narration ne plut à personne; en fait de récits galants, on n'aime ordinairement que ceux qu'on fait soi-même. CHAPITRE XLIX. Séjour à Nantes; voyage à Paris avec un militaire, deux prêtres, un ex-capucin et une des sept vierges sages. Quelques moments avant mon départ de Nantes, j'eus le bonheur de rencontrer le capitaine *****, mon camarade d'études, que je croyais bien loin de sa patrie; en me voyant il ne put s'empêcher de verser un torrent de larmes: „Il n'est plus, me dit-il et c'est moi “qui commandois le détachement qui lui a donné la mort.“ Il me raconte la manière dont Sombreuil l'avait reconnu; avec quel héroïme ce jeune homme avait reçu le coup fatal qui trancha le fil d'une belle vie et de hautes espérances. „Il est bien dur, ajoute le “capitaine, d'ôter le jour à son ami!“ Tous ces détails m'attristoient, et j'étais cependant avide de les entendre; ils me faisaient oublier les beaux moments que je venais de passer en Grèce. Autrefois, quand je revins de Rome, on ne cessait de me faire des questions, sur le pape, et sur les monuments de cette ville, et sur les mœurs actuelles de ses habitants; à Nantes, personne ne m'adressait la parole; c'était comme un vaste cimetière peuplé d'hommes sombres, froids, taciturnes. L'ombre de Carrier semblait encore planer sur toutes les têtes. Seulement dans les cafés il s'élevait à chaque instant des rixes entre les prétendus pacifiés des deux armées. Dans le Levant, les troubadours se déchirent les bras pour gage de leurs flammes; les Vendéens avaient une autre manie, celle de couvrir leurs corps de meurtrissures, qui marquaient l'attachement à leur cause, et qui, sans doute, étaient un signe de ralliement. Je vis un de ces malheureux dont la poitrine était semée de croix de Jesus, de sacrés ceurs, de petits agnus Dei. Il ne me fut point difficile de trouver, parmi les chefs de ces derniers, des hommes attachés à ma famille, mais j'avais fait le serment de rester inconnu, de ne me mêler aucunement d'affaires militaires, ni politiques; j'évitai leur rencontre, et me hâtai de m'enseveir dans la voiture qui devait me transporter à Paris. J'eus pour compagnons de voyage, un militaire, deux prêtres, un excapucin et une jeune femme. Tout ce voyage ne fut qu'un combat perpétuel entre les quatre champions et la nouvelle Jeanne; les deux prêtres, tout en parlant du ciel, savaient fort bien montrer leur goût pour les biens de la terre; le capucin se croyait encore dans son couvent, il priait sa chère sœur, comme il avait prié la bonne vierge. Le militaire allait rondement; il affectait de raconter ses exploits, sans doute pour inspirer à la belle voyageuse le désir de le mettre à l'épreuve. Je restais muet; la chaste beauté se défendit en héroïne, et le plus heureux de tous, si je ne me trompe, Ce fut le conducteur de la voiture. Peut-être aurais-je pu moi-même profiter de l'embarras du choix. Quelque indifférente que parut la demoiselle, je m'aperçus cependant qu'elle ne voyait point sans chagrin le peu de part que je prenais au combat; ordinairement plus un jeune homme paraît témoigner d'indifférence envers une femme galante, plus elle est jalouse de faire sa conquête; rien de plus aisé, si j'eusse voulu consentir au sacrifice de ma montre, qu'elle trouvait extrêmement jolie. Dans la route on nous menaçait des chauffeurs; mais nous prîmes toutes les précautions nécessaires pour leur faire entendre raison, en cas de vîsite; d'ailleurs, cette espèce de corsaires ne s'en prenait guère qu'à ceux qu'ils appellent les bleus, et nous étions d'une tout autre couleur. J'avouerai cependant que, dans une auberge, près d'Orléans, je ne fus point exempt de crainte. J'étais descendu de voiture, pour un motif dont il est inutile de parler; avant que de remonter, je fus salué par un homme d'une taille énorme, qui se dit chouan, et qui me demanda où j'allais. -- A Paris. -- Si vous êtes des nôtres, vous partagerez avec moi votre argent; nous manquons de tout; ma détresse et la religion vous l'ordonnent; il n'y a de vrais chrétiens que les chouans; ils ont tout en commun. Je tirai de ma bourse deux doubles louis, et les lui donnai. Il parut content, et moi je rentrai dans la voiture, bien résolu à ne plus descendre sans armes. CHAPITRE L. Suite du voyage et des assauts de galanterie; arrivée du voyageur à Paris; son entretien avec un petit homme qu'il trouve à la tête de son hôtel; rencontre d'un ami. A mesure que nous approchions de la grande ville, les quatre rivaux devenaient plus exigeants et moins supportables; chacun d'eun voulait rester maître du champ de bataille. Le militaire, sur-tout, essayait d'emporter la place d'assaut; le capucin se fondait en jérémiades pour attendrir ce cœur de roche; mais ils avaient à lutter contre le gros et robuste voiturier, qui ne disait mot, mais qui n'était point, à coup sûr, embarassé de faire ses preuves. Enfin nous arrivons à Paris; avant que de se séparer on se promet réciproquement de se revoir; la belle eut soin de donner à chacun son adresse; mais j'ignore ce qu'elle est devenue; de soins plus importants mon âme était remplie. En entrant dans cette ancienne capitale, j'éprouvai, je ne sais quel sentiment à la fois doux et pénible, qu'il est impossible de rendre. Mes premiers pas furent dirigés vers l'habitation de mes pères. Quelle fut ma surprise! Je trouvai mon hôtel rempli d'effets nationaux; à la tête était un petit homme, très-peu connu. Je me présente à ce nouveau maître, „Je désirerais, lui dis-je, voir cet hôtel. -- En quelle qualité? est-ce comme amateur, ou bien avez-vous une mission ad hoc du Gouvernement? -- Comme amateur. -- Suivez-moi;“ il marche le premier, et m'ouvre la porte du grand salon qui conduisait au boudoir magnifique dont je révoquois en doute l'existence. A peine eut-il ouvert la porte, que je vole vers ce boudoir; rien n'égala ma surprise et ma satisfaction, quand je vis ce chef-d'œuvre de volupté, tel que je l'avais quitté, à mon départ pour l'Italie. „Les honnêtes gens, lui dis-je, n'ont donc pas tout perdu.“ Le petit homme baissa modestement les yeux, et me dit: „Il paraît que vous êtes de la famille des anciens maîtres de cet hôtel; je vais me faire un plaisir de vous le montrer dans toutes ses parties; vous n'y trouverez aucune degradation; je me sens heureux d'avoir pu vous être utile; je présume que la famille ne tardera point à rentrer dans ses biens. Vous le croyez? -- Je l'espère.“ A ces mots je lui serrai la main, en lui demandant son nom. -- „Mon nom n'est rien, me dit-il, il n'est connu d'aucun des partis; je jouis de la confiance de ceux qui m'ont préposé, et mon seul désir est d'obtenir l'estime de tous les gens de bien.“ Je prends congé de cet honnête homme, en lui promettant de le revoir très-incessamment. J'appris, en sortant, que ce fidèle gardien, dans le temps des éruptions du volcan révolutionnaire, avait sauvé la vie à l'astronome Lalande et au poète Delille. De-là je me transportai dans différentes maisons où j'avais laissé des parents, des amis; je n'y trouvai personne; les uns avaient péri sur l'échafaud, les autres s'étaient retirés dans leurs terres, la plupart chez l'étranger; et ceux-ci sollicitaient leur radiation de la liste fatale, où je sus bientôt que j'étais moi-même inscrit. Quelque fit ma confiance dans le Gouvernement, ou plutôt dans la justice de ma cause, je crus cependant qu'il était prudent de se montrer le moins possible, et d'obtenir provisoirement la faculté de rester à Paris sous la surveilance immédiate de la police, jusqu'à la radiation définitive. Le lendemain de mon arrivée j'allai voir mon ancien ami Charles; il fut enchanté de mon retour. „Que tu es heureux, me dit-il, d'avoir passé dans un pays tranquille, des jours qui nous ont paru des siècles.“ Je lui témoignai, de mon côté, combien j'étais surpris et satisfait de le revoir avec son embonpoint ordinaire. „Ce n'est point sans peine, me dit-il, que j'ai conservé ma vie; c'est mon cœur qui a sauvé ma tête, et c'est à la ruse que je dois mon salut.“ Il m'en avait dit assez pour exciter ma curiosité; je le priai de me raconter son histoire. Que me demandestu, me dit-il en soupirant? j'avais juré d'ensevelir dans un éternel oubli les maux que j'ai soufferts et les injustices que des méchants m'ont fait éprouver; mais, tu le veux, j'obéis. Il commença son récit en ces termes. CHAPITRE LI. Récit de l'ami Charles; manière dont il échappe à la hache révolutionnaire. J'avais failli périr à deux époques de la révolution, au 10 août et au 31 mai; un huissier et une vieille femme m'avaient sauvé; mais quand on eut porté la loi sur les suspects, c'est alors que je sentis tout le danger dont j'étais ménacé; mes craintes redoublèrent en voyant l'infortuné Bailly, le bon d'Ormesson, nos amis, porter leur tête à l'échafaud; elles ne tardèrent point à se réaliser. C'en était fait de moi, sans un fâcheux accident dont je sus bien profiter. A chaque instant je m'attendais à la visite du comité chargé de recruter pour les prisons; j'avais mis ordre à mes affaires, et sur-tout à mes papiers; je ne restais plus à mon hôtel, j'en sortais de très-grand matin, et je n'y rentrais que fort tard. Je fréquentais le petit nombre d'amis qui me restaient, et chaque soir nous nous faisions les derniers adieux, comme si nous craignions de ne plus nous revoir. Un exemple trop frappant nous avait inspiré cette crainte. Un mercredi nous avions dîné avec le malheureux Bernard; le vendredi suivant nous devions dîner encore ensemble; le jeudi il avait péri sur l'échafaud. Mon cœur n'avait rien à se reprocher, mais mon esprit n'était pas tranquille; plus j'approchais de la crise, plus j'éprouvais uns situation pénible qui ne me laissait aucun repos. Enfin le moment fatal arrive. A six heures du matin, on frappe impérieusement à la porte, on entre, on me signifie, au nom de la loi, l'ordre de me rendre à la Force, on met le scellé sur tous mes effets. Heureusement la veille, en rentrant à mon hôtel, à pied vers minuit, je m'étais laissé tomber dans une grande fosse pratiquée au milieu de la rue, je m'étais fracassé la jambe droite, et, au moment où les agents du comité révolutionnaire entraient, on me faisait une opération douloureuse qui m'arrachait de lamentables cris. Je redoublai ces cris à leur entrée: „Tuez-moi, leur dis-je. tuez-moi plutôt que d'exiger que je vous suive à la Force. Je mœurs de douleur; laissez-moi du moins pendant quelques jours dans ma chambre avec deux gardiens, avec tous les gens armés que vous voudrez.“ A ces mots je jetai mes draps, ma couverture, et leur montrai ma jambe ensanglantée; je voulus déchirer l'appareil qui couvrait la plaie; on m'arrêta. „Nous t'accordons un sursis de quelques jours, me dit un membre du comité, à condition que tu payeras et nourriras le gardien que nous allons te laisser, et que tu te représenteras à le première réquisition.“ Il est une providence qui ne m'a jamais abandonné, je bénissois le mal de jambe qu'elle m'avait envoyé, quand tout-à-coup on frappe à la porte; c'était un ancien ami que je n'avais point vu depuis plus de trois ans. Quelque différence d'envisager les mouvements révolutionnaires nous avait séparés; il venait d'apprendre, à la mairie, mon arrestation. Entré dans la chambre, il ne dit mot, me serre la main, laisse couler quelques larmes, et s'adressant au gardien: „je te recommande, lui dit-il, cet honnête homme; je réponds de sa personne; ma garantie n'est point suspecte; je suis en ce moment le président de ma section. Je viendrai le voir tous les jours; tous les jours nous dînerons ensemble.“ Au mot de président, le gardien leva fort humblement son chapeau et l'assura des égards dus à un homme respectable et souffrant. Mon ami m'exhorte à la patience, au courage, me dit tout bas qu'il va s'occuper de la levée de mes scellés, se retire avec promesse de venir dîner. Que ne peut la véritable amitié! J'ai su qu'en sortant, il avait rencontré un espion qui lui avait représenté le danger qu'il courait en venant me voir. „Nous avons, dit-il, la note de tous ceux qui fréquentent les gens suspects; ce n'est point là votre place. -- Ma place est partout où je pourrai être utile. Eh! de quoi servent les amis, s'ils nous abandonnent dans le besoin? Faites à vos comités tous les rapports que vous voudrez; je n'en verrai pas moins tous les jours un ami, qu'on veut perdre“. Il tint parole et vint exactement dîner avec moi; il était si accoutumé à manier les esprits des souverains du jour, qu'il ne tarda point à gagner l'estime et la vénération de mon gardien. En des temps si difficiles ce n'était pas peu de chose que d'apprivoiser de tels hommes. Deux semaines s'étaient écoulées et je restais toujours dans la même position; quelquefois la vieille baronne de L**** me rendait de courtes visites, à l'entrée de la nuit; mais elle craignait de s'exposer en me compromettant moi-même; enfin je me lassai de cet état, et, après avoir passé la nuit la plus agitée, j'étais déterminé à me donner la mort, quand mon ami survint, et lut sur mon visage le désespoir qui régnait dans mon âme. „Auriez-vous, me dit-il, assez peu de courage pour vous laisser entièrement abattre? avez-vous oublié qu'il vous reste un ami? Non, lui répondis-je d'une voix basse mais affectée. -- Eh bien! si vous avez confiance dans cet ami, suivez ses conseils. C'est maintenant la manie des processions civiques; chaque section veut avoir ses martyrs, ses patrons, ses hymnes; personne ne fait mieux que vous une chanson; faites un recueil d'hymnes patriotiques, je les présenterai au Gouvernement, aux comités révolutionnaires et de sûreté générale; à coup sûr ce sera la meilleure recommandation en votre faveur.“ A peine le président, qui se connaissait aussi bien en hommes qu'en chansons, eut-il ouvert cet avis, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. -- Moi, faire des chansons patriotiques! moi, qui ai mis tant de couplets dans les Actes des Apôtres! Non, je n'en ferai rien, je me croirais déshonoré si je chantais des hommes que je méprise, et des événements que j'abhorre. -- Il y a tant de manières de faire du patriotisme! chantez la valeur de nos braves, excitez à la gloire nos jeunes réquisitionnaires, célébrez les principes universes de la liberté; en un mot, faites le poète, et je réponds de votre conservation: que dis-je? d'une mention honorable au procès-verbal de la Convention nationale; pour moi, je promets de faire tirer à six mille, dans notre section, le recueil de vos hymnes; cela fera du bruit, et vous en serez quitte pour un moment de honte avec vos amis. Quelle gloire attendez-vous d'une mort inutile, perdue pour votre réputation et pour la patrie? Je sentis toute la force de ce raisonnement, et, quelque fut ma répugnance, dès qu'il fut parti, je mis ma verve à contribution, et le lendemain, lorsqu'il revint, il trouva deux hymnes achevés. -- bravo, bravo, s'écria-t-il, avec cette fécondité vous ne tarderez point à remplir le petit manuel lyrique, et vous serez incessamment président de votre section. Il était autorisé à me parler de la sorte; c'était à quelques couplets qu'il devait lui-même les honneurs du fauteuil. En moins de quinze jours j'eus fini mon recueil; le président se chargea de le faire imprimer et distribuer; il s'en acquitta si bien, que vingt-quatre heures après que le manuel fut connu de mon comité révolutionnaire, je reçus la visite d'un honorable membre, qui vint me demander excuse de ce qu'on n'avait point jusqu'alors connu mon patriotisme; il brisa tous les scelles et me rendit mon entière liberté, en m'invitant à me rendre fréquemment aux assemblées de leur section, et à la société populaire. Je veux, ajouta-t-il, que vous soyez reçu à notre société. Mordieu! vous avez écrit aussi bien que Marat. A ces mots, je pâlis d'horreur, et me contentai de répondre fort laconiquement: „Quand ma jambe sera guérie;“ je l'aurais fracassée encore une fois plutôt que de me rendre à ces assemblées de cannibales. Vous voyez, mon ami, que je l'échappai belle. Charles finissait son récit, quand tout-à-coup arrive le petit homme que j'avais trouvé gardien de mon hôtel. „Le voilà, dit-il, le voilà ce président à qui je dois la vie. -- Vous, président d'une section, m'écriai-je, et vous paraissez si doux, si honnête! -- Si tout le monde m'eût ressemblé, me dit sagegement ce brave homme, nous n'aurions point à regretter la perte de tant d'illustres victimes: on s'est isolé de la grande cause, on a laissé les rênes du pouvoir entre les mains des ambitieux; ils ont tout sacrifié pour dominer. Racontez-nous, lui dit Charles, comment vous parvîntes à soustraire à la faux révolutionnaire, le poète le plus célèbre de la France, et le doyen de nos astronomes. -- Volontiers, mais avant tout je voudrais bien prendre un petit verre de votre eau-de-vie de 32 ans.“ Charles fit aussitôt “apporter la vieille bouteille de cette eau salutaire, échappée au général parisien, lors de ses visites souterraines. Nous en bûmes la moitié, et le président commença sa narration. CHAPITRE LII. Manière dont furent sauvés deux de nos plus grands hommes, sous le règne de l'intolérance politique; ce qu'il en résulta pour le président. Il est des hommes sur lesquels la providence veille plus spécialement; c'est à la vérité le plus petit nombre. A l'époque des établissements des comités de surveillance dans chaque section, il fut statué qu'on purgeroit tous les quartiers de Paris des prétendus ennemis de la chose publique, ainsi qu'on prétendait avoir purgé la Convention nationale au 31 mai. Deux membres de notre comité furent chargés des visites domiciliaires et de l'enlèvement des conspirateurs. C'étaient un maçon et un homme de lettres. Ce dernier cita d'abord le collège de France comme un repaire de suspects; avant que de s'y transporter, le maçon vint me trouver: „connais-tu, me dit-il, dans cette maison, un abbé qu'on appelle Delille. -- Oui. -- Qu'est-ce qu'il est? -- L'un de nos meilleurs poètes. N'est-il point aristocrate? -- Oui, dans sa partie, mais nullement ailleurs; c'est bien l'homme du monde le plus timide que je connaisse. Un de ces jours, dans le petit passage du cloître St.-Benoît, un pauvre lui demande l'aumône; Delille tire sa bourse, où il n'y avait qu'un petit écu, le seul qui lui restait, il le lui donne entremblant; il le prenait pour un assassin. Cet homme a l'imagination frappée, mais il ne dit, il ne fait rien qui puisse contrarier le Gouvernement, ni la marche de la révolution; l'arrêter serait une injustice, le poursuivre serait une lâcheté, l'immoler serait un véritable assassinat, et l'une des plus grandes pertes pour la république des lettres.“ Le maçon avait en moi la plus grande confiance, et profita de mes renseignements. L'abbé avait été arrêté par son collègue; il prit sa défense bien chaudement et le sauva. C'est par les mêmes procédés que l'astronome Lalande échappa pour cette fois à la conspiration qu'on avait formée contre sa personne; sa conscience pouvait être aussi pure que celle de l'abbé Delille, mais son affaire n'était point aussi nette. On avait trouvé, sur sa table, lors de la visite inquisitoriale, des tas de papiers, que le maçon avait pris pour des correspondances avec les émigrés; c'étaient des mémoires parsemés de figures astronomiques. „Ces étoiles, me disait le maçon, sont autant de signes aristocratiques, dont se servent nos ennemis; je ne donnerais point une obole de tous ces savants. -- S'ils ne valent rien, pourquoi les persécuter?“ Enfin, l'astronome en fut quitte pour la peur; mais cinq mois après il se forma, contre sa vie, une conspiration bien plus terrible; il était à la campagne, et eut le bonheur d'être informé assez tôt du danger qu'il courait. Sur-le-champ il vient me trouver; j'étais le président de l'assemblée générale de la section. Il ignorait ce que j'avais déjà fait pour lui, et ne vint me voir que sous le rapport qui pouvait exister entre un savant et un ami des lettres. J'avoue qu'en recevant sa visite je fus ému; je prévoyais l'objet de sa demande, et je craignais de ne pouvoir le sauver. Après les compliments d'usage; „Expliquez-vous franchement avec moi, lui dis-je, ne craignez point que j'abuse de votre confiance; avez-vous quelques-uns des péchés capitaux en révolution à vous reprocher? -- Pas un seul. Avez-vous assisté à quelque club dit anti-civique? -- Jamais; jamais je ne suis sorti de ma chambre; jamais je n'ai rien écrit, rien signé ni pour ni contre. -- Je réponds de votre vie, laissez-moi faire et suivez exactement mes conseils. Vous avez, m'a-t-on dit, un excellent discours sur l'amour de la patrie; décadi prochain rendez-vous au temple de la Raison; j'en suis le lecteur, vous me demanderez la parole, et vous prononcerez ce discours. Quelques jours auparavant je ne manquerai point de l'annoncer, et certes il produira le plus grand effet. Reconnu pour patriote, vous n'aurez plus rien à craindre.“ Le vieillard souscrit à tout ce que je lui propose; un seul article le contrariait, celui de mettre sur sa tête un bonnet rouge; il le fallait, sinon il risquait de perdre la plus belle occasion de se tirer d'embarras. Le décadi suivant il monte en chaire, débite son vieux discours, qu'il avait rajeuni, est unanimement applaudi, et passe pour un républicain des mieux prononcés. Je ne manquai pas, le soir, de faire valoir le prêche de l'astronome; et certes, si l'on eût en ce moment renouvelé le bureau, il aurait obtenu les honneurs de la présidence. Il me remercia, mais il ne cessa de m'en vouloir pour le mandit bonnet rouge. „Eh! monsieur, lui dis-je, qu'importe le bonnet, pourvu qu'on sauve la tête.“ Des ennemis particuliers, des membres même du comité révolutionnaire ne voyaient point sans peine les soins que j'avais pris pour deux des plus terribles ennemis de la révolution; il se forma, dans ce comité, une conspiration contre moi; on y résolut ma perte. J'étais encore au bureau, lorsqu'on me cita pour subir un scrutin épuratoire. Je me rendis, et subis un interrogatoire de trois quart-d'heure. On me reprocha d'abord une excessive modération. -- Pourquoi, me dit l'un des honorables membres, accordes-tu la parole aussi bien aux aristocrates qu'aux patriotes? -- Le droit de la parole, répondis-je avec fermeté, est un droit sacré. Eh! quel est l'homme qui porte sur son front un signe de réprobation, lorsqu'il est admis dans l'assemblée? -- Qu'as-tu fait avant le ro août? -- Mon devoir. -- Etois-tu membre de la société mère? -- Non. Pourquoi non? -- Je m'étais fait une loi d'être toujours indépendant. -- N'est-ce pas toi, me dit un autre membre, qui as adressé des vers à Lafayette dans un Mercure? J'allais répondre, lorsque le président du comité interrompit brusquement l'interlocution, en exposant qu'il ne fallait point remonter à des époques où il serait bien difficile de ne point trouver des coupables. J'ai su depuis que dans le même numéro du Mercure où se trouvaient mes vers au Général, il y avait aussi une chanson du président, dédiée à la reine. „Tu n'es pas assez chaud, s'écrie un membre, dont l'âme noire se retraçait sur une figure encore plus hideuse. Tu n'es point un des signataires de la pétition du Champ-de Mars. Je t'accuse d'être l'ami des honnêtes gens.“ -- Certes, je ne serai jamais l'ami des coquins. Au surplus, s'il est quelqu'un parmi vous qui ait conspiré ma perte, je lui déclare que j'ai la confiance de D **** et de B****, et que l'on ne m'aura pas impunément attaqué. A ces mots je montrai l'adresse de quelques lettres insignifiantes, mais revêtues du cachet du comité de Salut public ou de Sûreté générale; tout se tut, on me dit gracieusement que j'étais libre de me retirer; je m'en allai, moins fâché d'un si long interrogatoire, que satisfait d'avoir fait trembler les puissances du jour, en leur montrant un cachet. Ici le président finit son récit; on se mit à table, on parla beaucoup des ruses du petit homme, du poète Delille, de l'astronome Lalande, du terrible interrogatoire, et sur-tout du boudoir demeuré toujours vierge, au milieu d'une corruption presque générale. CHAPITRE LIII. Voyage à Montmartre; le fou par amour; les papiers perdus; état déplorable du comte de L *** Avant mon départ pour l'Italie j'avais confié des papiers précieux au comte de L*** dont je connaissais parfaitement le zèle à mon égard, et la fidélité à toute épreuve; c'étaient des papiers de famille, qui constataient mes propriétés. Il demeurait ordinairement à deux lieues de Paris, dans une belle maison de campagne; un de mes premiers soins fut de m'y rendre; Charles voulut bien m'accompagner. Nous n'étions pas encore entrés dans le village, quand nous trouvons un vieux domestique du comte; en me voyant il se fond en larmes, et ne peut proférer aucune parole: je lui demande des nouvelles de son maître: „hélas, me dit-il, mon maître vit encore, mais il vaudrait mieux qu'il eût cessé de vivre. Je viens de le quitter; vous le trouverez dans une maisonnette, au haut de la butte de Montmartre, où les médecins l'ont condamné à rester, pour y respirer l'air frais dont il a besoin. -- Il est donc malade? Tantôt il est malade, tantôt il est en bonne santé; sa raison est dérangée, et quelquefois il est attaqué d'une fièvre brûlante qui le met dans un état désespérant.“ Nous entrâmes dans la première auberge, et nous l'invitâmes à nous raconter la cause d'un événement si déplorable. -- „Ah! la cause de ce malheur n'est connue que de moi seul peut-être. Depuis quelque temps le comte s'était attaché à une jeune dame, dont les vertus égalaient les grâces; il en était devenu éperdument amoureux, et déjà il allait s'unir avec elle par les nœuds de l'hymen. Tout était prêt pour la fête; la veille de ce beau jour, de ce jour si désiré, mon maître va p la voir, muni des plus riches présents. Il arrive, ne trouve personne; la jeune Augustine venait d'être conduite à la Conciergerie; elle était accusée d'avoir écrit à son frère à Londres, et de lui avoir envoyé une dizaine de louis, pour l'aider à vivre. Le comte vola vers cette prison, il ne put y pénétrer; on le menace de l'y enfermer lui-même. -- Qu'on m'y n renferme, s'écriait-il, c'est tout ce que je désire, pourvu que je puisse la voir un instant. Il n'obtient point cette faveur. Pendant vingt-quatre heures il ne cessa de roder aux environs de la Conciergerie, sans fermer ses paupières, sans prendre aucune nourriture. Enfin le troi ième jour, vers les quatre heures, il allait entrer chez un restaurateur, lorsqu'on annonce la fatale charrette; le comte regarde, la première personne qu'il voit, c'était, c'était Augustine! Il pousse un cri, tombe sans voix et presque sans vie. Depuis ce moment il a perdu la raison, ou ne la recouvre un peu que par intervalles. Si vous le voyez dans un état calme, il vous fera pitié; au milieu de ses convulsions, il vous inspirera l'effroi.“ Il était midi, nous nous hâtons de nous rendre à Montmartre, accompagnés du domestique, dont les soins nous étaient nécessaires en cas de crise. En approchant de la maisonnette, je sentis mes genoux fléchir et mon sang se refroidir dans mes veines; nous trouvons le malheureux comte à la porte, à demi-couché sur un banc de gazon; il sortait d'une crise, et sans être entièrement rétabli, il l'était assez pour mettre quelque liaison dans ses idées; il ne me reconnut point, mais bientôt „quelle heure est-il, nous dit-il, en nous regardant fixement? Il est trois heures. -- Trois heures! La voilà qui passe! Augustine! Augustine! Oh! que d'innocentes victimes vont expirer dans un quart-d'heure! la plus innocente, la plus aimable, c'est mon Augustine. Pourquoi ne veulent-ils point me permettre de la suivre? les bourreaux! ils ignorent que c'est demain que je dois m'unir avec elle; oui, demain.“ A ces mots il s'assoupit pendant quelques minutes, et se réveilla couvert de sueur, froid, mais avec l'entière jouissance de sa raison. Quelle fut sa surprise, quand je le serrai dans mes bras? Est-ce bien vous, s'écria-t-il, quoi! vous n'avez point “péri dans vos voyages, ou à votre retour! et vous êtes libre, et vous n'avez rien à craindre! Je le rassurai sur ma position, et, après quelques moments d'entretien accordés à l'amitié, je lui demandai mes papiers. -- Ils sont tout brûlés, me dit-il en soupirant, je les ai tous perdus. J'existe, hélas! mais je ne sais comment; vous êtes bien à plaindre d'avoir eu trop de confiance dans un ami tel que moi. La nouvelle de cette perte fut pour moi un coup de foudre; il s'agissait de la plus grande partie de ma fortune; tout avait péri, et le notaire, et les clercs et les hommes de loi qui auraient pu me donner des renseignements sur la destinée des originaux. Cependant, accoutumé à des sacrifices, je supportai celui-ci avec d'autant plus de résignation, que c'était un mal sans remède, et qu'insister davantage sur ce malheur, c'eût été redoubler le chagrin du pauvre comte. Je ne pus cependant dissimuler assez mes regrets pour qu'il ne s'en aperçut, et qu'il n'en fut vivement pénétré. Dans l'état où il se trouvait, la moindre impression de peine et même de plaisir produit les effets les plus terfibles. Je ne tardai point à l'éprouver. Nous étions occupés à parler tout bas de mes aventures en Grèce, quand tout-à-coup quittant le sang-froid et l'air sérieux qu'il avait conservés depuis quelques instants, il se met à chanter: „Ils sont passés ces jours de fêtes, “Ils sont passés et ne reviendront plus.“ Nous regardâmes le bon domestique, et nous le vîmes avec son mouchoir essuyer ses larmes; c'était le retour d'une crise. Elle fut terrible. Ses yeux commencent à se troubler, il grince des dents, pousse des hurlements affreux, tombe, se roule sur la poussière, couvre ses lèvres de flots d'écume, et de ses propres mains se frappe, se meurtrit, se déchire. Nous étions trois et nous pouvions à peine retenir ses bras. Cette effroyable scène dura deux heures. Il s'assit alors sur son lit, et se mit à faire un discours sur le mariage qu'il allait contracter avec Augustine; il mettait tant de précision dans son récit, tant de méthode et de clarté dans ses idées, qu'on eût cru qu'il jouissait de toute sa raison. “Augustine, disait-il, ce ne sont point les présents de noce, ni la beauté, ni la fortune qui font le bonheur du mariage; c'est l'amour que l'amitié cimente. Si je ne t'aimais point, Augustine, si je n'étais point sûr d'être aimé de toi, si cette passion réciproque n'était point fondée sur une estime justement acquise, j'aimerais mieux te fuir, ou plutôt perdre la vie; car je n'ai plus à choisir, il ne me reste plus qu'à mourir ou à vivre avec toi.“ Il s'arrête, nous regarde et soupire. Je pensais qu'il avait enfin recouvré la raison; quelle fut ma surprise, quand s'adressant à moi, „qu'avez-vous fait d'Augustine, me dit-il? Pourqoui me l'avez vous enlevée? Rendez-moi mon Augustine. Ah! Dieu soit béni! la voilà! quelle est changée! Mais non, ce n'est point mon amante, ce sont des hommes couverts de sang! ils lèvent une hache homicide! ils frappent!.. Que son devenus ce teint de roses, cette gorge d'albatre, ces yeux étincelant? Ces yeux, ces beaux yeux sont fermés, ils sont fermés pour moi, ils le sont pour toujours.“ Il dit, pousse un nouveau, profond et long soupir, balbutie tout bas quelques mots, s'endort, et ne se réveille que pour verser un torrent de larmes, nous demander mille pardons, maudire son existence; je le consolai le mieux qu'il me fut possible; je voulus essuyer ses pleurs, mais j'étais tout en pleurs moi-même. Je ne parlai plus de mes papiers, et, forcé de prendre congé de ce malheureux, je lui promis de lui rendre de fréquentes visites; il me fut impossible de le revoir; la crise avait été si violente, que le lendemain il eut perdu toutes ses forces, et s'éteignit lentement, en répétant continuellement ce mot, Augustine, Augustine! CHAPITRE LIV. Portrait de Paris; le service payé bien cher; assemblée d'usuriers; vol d'une honnête femme. Rien ne saurait exprimer la tristesse qui s'empara de mon cœur, quand je fus séparé de ce misérable comte. J'avais aussi connu l'aimable Augustine, et certes sa belle tête n'était point faite pour l'échafaud. L'ami Charles voulut en vain me distraire; il est des circonstances dans la vie où l'homme sensible n'écoute aucune consolation. Depuis ma rentrée à Paris, je n'avais entendu qu'un récit continuel de malheurs; je n'osai voir encore le peu qui me restait de parents, de peur de me compromettre, ou de les compromettre eux-mêmes. Je me renfermai dans ma solitude, et je commençai mes mémoires. Le souvenir de mes aventures en Grèce remit inutilement la gaîté dans mon âme; elle ne fut point de durée; j'étais à Paris. Que cette ville me parut changée! ce n'était plus cette immense capitale, séjour des plaisirs, des arts et de la fortune; c'était, pour ainsi dire, le grand squelette d'une superbe femme voluptueusement mutilée par des élèves d'Esculape. Pour asseoir un jugement plus juste, j'en parcourus les différents quartiers, j'entrai dans les bureaux, je me glissai parmi les groupes du Perron, j'allai même jusques dans l'intérieur de ces lieux que la pudeur ne permet point de nommer, je fus bientôt convaincu que Paris n'était généralement partagé qu'en deux classes d'hommes, celle des fripons et celle des dupes. Ce qui m'affecta le plus, ce fut l'insigne rapacité d'un banquier qui se disait l'ami de feu mon père. J'allai lui présenter un billet de deux mille francs à escompter; il n'était payable que dans un an; d'abord il me refusa bien honnêtement, sous prétexte qu'il manquait de fonds; j'insistai fortement, en le laissant parfaitement libre sur le prix de l'escompte. Eh bien, me dit-il avec humeur, endossez l'effet, et je vais vous remettre ce qui vous revient; vous savez que vous n'êtes point consulaire, qu'ainsi, étant sans doute obligé moi-même de passer ce billet, je serai responsable, en cas de non paiement de votre débiteur, ou de votre part; écrivez, Félix, et faites le calcul comme pour un mineur. On s'empare de mon papier, et l'on me présente soixante francs. Soixante francs, m'écriai-je, pour deux mille! -- Sans doute, répondit froidement le banquier; eh! comptez-vous pour rien les intérêts, mon endos, ma responsabilité, les frais que j'aurai sans doute à supporter, les retards que j'éprouverai, les... C'est assez, monsieur, reprenez vos soixante francs, et rendez-moi mon billet. -- Monsieur, je ne suis point dans cette habitude, et si vous m'injuriez, je finirai par garder l'un et l'autre. Qu'est-ce que c'est qu'un petit avare qui chicane de la sorte; ce n'était pas ainsi qu'en agissait votre père; pour un louis prêté, il me rendait quelquefois cent francs; croyez-vous, monsieur, qu'on avance son argent pour rien, qu'on soit banquier gratuitement? Je bouillonai de rage, pris les soixante francs, et jurai tout haut de ne plus remettre le pied dans de pareils gouffres. J'avais ignoré jusqu'alors jusqu'où pouvait s'étendre l'agiotage; c'est à mes dépens que je l'appris: une mauvaise spéculation sur les papiers nationaux me fit d'abord perdre une somme considérable. J'avais emprunté, il fallait rendre; pour fermer un abîme j'en ouvris un autre; d'honnêtes gens me prêtèrent, il est vrai, une main secourable, mais un plus grand nombre de fripons s'empara de ma confiance, et dans moins de trois mois, les deux tiers de ma fortune passèrent entre les mains de ces sang-sues financières. Malheur à qui n'a point assez d'expérience dans les affaires! il ne tarde point à se voir enveloppé par une nuée de voleurs, qui tous, sous prétexte de vous servir et de sauver votre fortune, se disputent vos dépouilles, et, pour ainsi dire, votre existence: on cesse de vivre, quand on cesse d'avoir l'âme tranquille. Eh! comment conserver ce calme, lorsqu'on lutte contre des hommes qui, tout en vous caressant, vous dévorent, auxquels rien ne coûte pour vous absorber, vous, vos talents, vos biens, tout, jusqu'à vos espérances? On m'avait tant parlé de ces honnêtes prêteurs, que je voulus un jour en faire une réunion, j'en rassemblai six. Après un déjeuner bien court, des gens si affairés comptent les minutes, je les pris chacun en particulier. Je leur exposai mes besoins; quatre d'entre eux m'offrirent des écus à raison de dix pour cent par mois, et moyennant une bonne hypothèque sur des biens fonds patrimoniaux, d'une valeur dix fois plus forte que la somme qu'ils m'auraient avancée; je rejetai leur offre, et m'adressai au cinquième dont on m'avait beaucoup vanté la probité, et même le désir d'obliger. „Monsieur, me dit-il, en me serrant la main, quand on veut être utile, il faut l'être sur-le-champ; j'avais prévu votre embarras pécuniaire, et je me fais un plaisir de voler au-devant de vos besoins; voilà cinquante louis dans ce rouleau, je vous les offre très volontiers, moyennant une rétribution de deux cent francs par mois, le premier payé d'avance, et le remboursement de la somme entière dans l'espace de six mois.“ Quelqu'onéreuse que fut la condition, je l'acceptai; mais quelle fut ma surprise, lorsque calculant les louis et les examinant plus attentivement, je les trouvai tous rognés! j'allai vite chez un orfèvre; il les pèse; il manquait, à chaque louis, un huitième au moins de sa valeur. Le sixième de ces braves gens m'avait laissé pour mille écus de mandats au pair, qui deux jours après perdirent, dans le commerce, quarante pour cent, et il n'avait point manqué de s'assurer d'avance d'un gros bénéfice, et de quelques meubles en nantissement. Je fus trèsmécontent de cette manière d'obliger. Mais, hélas! c'étaient encore les plus honnêtes de tous les prêteurs. Une femme, qui le croirait, une femme vient me trouver: „Je sais, me dit-elle; avec un langage mielleux, que vous êtes dans l'embarras, que des fripons ont abusé de votre inexpérience et de votre bonne foi; mais voulez-vous m'accorder votre confiance? Je vous ouvre sur-le-champ un crédit de dix mille francs.“ J'hésite un moment, j'examine cette bonne femme; elle portait sur son front l'image de la candeur. Quels sont vos moyens, lui dis-je avec une espèce de surprise? Ne vous mettez point en peine; faites-moi seulement trois billets de cinq mille francs, et je vous rapporterai net, un de ces jours, vos dix mille. L'intérêt me parut énorme, mais l'appât était séduisant, et d'un seul coup je me tirais entièrement d'embarras. Je souscris aveuglément à cette condition; je lui donne mes billets; elle les échange contre des marchandises, les vend, en reçoit le montant, et disparaît. Oh! pour le coup, je renonçai à tous les prêteurs, banquiers, agioteurs; je me renfermai dans la maison de campagne d'un ami, à trois lieues de Paris, et j'attendis les nouveaux revers que le sort me préparait. CHAPITRE LV. TraGIQue aventure d'Alonzo; l'assassinat qu'il commet; son procès; son pardon; sa mort; arrestation imprévue; persécution qu'il éprouve de la part d'un ex-député. L'ami qui me donna l'hospitalité, se nommait Alonzo; il était natif de olède, et résidait en France depuis vingt années; j'avais fait sa connaissance à la cour. Doux, humain, généreux, mais extrêmement emporté, il était du petit nombre des courtisans qui avaient échappé à la rage du parti destructeur. Hélas! il ne put s'échapper à lui-même. Trois jours après mon arrivée, il s'élève, à table, une légère altercation entre son fils et lui; le fils a le malheur de lui opposer un raisonnement victorieux; le père s'emporte, lui jette à la tête une bouteille, et le tue. -- Monstre, s'écrie sa femme, qu'as-tu fait? que t'avait fait... Elle n'acheva point; mais cédant au premier mouvement de son désespoir, elle se précipite du haut d'une fenêtre, et se tue. Le père cherche en vain à rappeler son fils à la vie; en vain, sur ses lèvres déjà glacées, il attache ses lèvres brûlantes, il n'est plus. Alonzo ne connaissait pas encore toutes ses pertes, il ignorait la mort tragique de son épouse. „Sophie, s'écrie-t-il d'une voix rauque, entrecoupée par des soupirs, où es-tu, ma Sophie?“ Inutilement il l'appelle, il la cherche dans l'intérieur de sa maison; il sort, quel objet s'offre à ses regards! Sophie toute meurtrie et noyée dans son sang! elle rendait son dernier soupir. -- Sophie! Sophie! elle est morte! et c'est moi qui les ai tués tous deux! Soudain il vole vers la table, saisit un couteau, et va se détruire. J'arrête le coup fatal: „Laissez-moi, laissez-moi, je ne mérite plus de vivre. il dit et pousse des hurlements affreux. Deux domestiques étaient accourus; c'est avec peine que nous le sauvons de sa propre fureur. Cependant il est traduit devant le tribunal criminel, prévenu d'avoir assassiné son fils: la salle était remplie. Alonzo paraît devant ses juges; il était pâle, abattu, presque mourant; mais lorsqu'il entendit ces mots, accusé d'avoir assassiné son fils, de ses deux mains il se couvre le visage d'un mouchoir qui tout-à-coup est inondé de ses larmes; ses soupirs, ses sanglots interrompent la lecture de l'accusation; il se fait un moment de silence, les juges, les témoins, l'auditoire entier, tout pleure. La lecture de l'acte achevée, on entend mon témoignage et celui des deux domestiques. Alonzo prend la parole, et d'une voix tremblante: „Oui, c'est moi, dit-il, c'est moi qui, dans un moment d'emportement, ai tué mon fils, mon fils unique!... je suis le plus coupable et le plus malheureux de tons les hommes. Non, ce n'est point la vie que je vous demande, elle m'est trop odieuse! privé de mon fils, privé de mon épouse, l'existence est pour moi le plus cruel supplice; mais au moins qu'il me soit permis de proclamer hautement mon innocence, mes regrets, mes remords. Et vous aussi, vous êtes pères, je lis ma grâce dans vos yeux, vous m'absoudrez, si, comme le veut la loi, vous ne me jugez que d'après l'intention; mais, hélas! il n'est aucun tribunal qui me puisse faire absoudre par moi-même. Je porte dans mon cœur mes dénonciateurs, mes juges, mon bourreau. Alonzo fut absous à l'unanimité; mais il ne profita pas long-temps de sa grâce. Ne pouvant supporter la société, sur-tout des femmes et des enfants, il se retira dans une solitude profonde, où s'abandonnant à toute l'horreur de sa situation, il se laissa consumer par le chagrin, et mourut six mois après. Il était devenu maigre, taciturne, farouche. Personne ne pouvait l'aborder; pour mieux se nourrir de sa douleur, il avait retracé l'image de son épouse et de son fils; il les avait placés à l'entrée de sa chambre, au-dessus de son lit, sur sa cheminée, et même à sa table. Je n'eus point connaissance, par moi-même, de ces détails; car en sortant du tribunal, où je venais de déposer, on m'arrêta, et on me conduisit à la Force, et le lendemain à la tour du Temple. Pendant deux jours j'ignorai le motif de mon arrestation; enfin le troisième, on m'apprit que j'étais sur une liste d'émigrés, présentée par l'administration centrale d'un département, où ma famille avait des biens, et qu'il ne s'agissait de rien moins que de me fusiller. J'écrivis à Charles; c'est un homme à grand caractère, à grands moyens; ce que demande le plus un prisonnier, c'est la liberté; il m'entendit, et dès ce moment, après s'être assuré d'un messager fidèle, ne pouvant me voir, il correspondit avec moi de la manière la plus satisfaisante: sa première lettre, sur-tout, portait l'empreinte de l'amitié: elle était ainsi conçue. „On s'est mépris, vous ne fûtes jamais coupable, je réponds de votre tête et bientôt de votre élargissement.“ Charles avait cru que mon affaire serait incessamment terminée; malheureusement il se trouva, parmi les puissances du jour, un nouveau souverain, qui avait acheté quelques arpents de mes terres sur le territoire du département où j'étais poursuivi; mille fois lutôt me perdre que de rendre son acquisition? il était de la caste de ces hommes privilégiés, qui s'arrogent le droit de tout garder. Quelle fut ma surprise, quand je sus que cet honorable membre d'un corps, par sa nature, protecteur des personnes et des propriétés, avait juré ma ruine et la perte de ma tête! Avant que d'entrer dans des débats toujours funestes à la cause du détenu, on essaya tous les moyens conciliatoires; on lui proposa de lui laisser la paisible jouissance, et même la propriété de ce bien: „C'est un émigré, disait-il, il est proscrit par la constitution; j'ai juré de maintenir la constitution, il doit être puni.“ Le monstre avait son fils à la solde du prince de Condé! Charles sentit tout le danger de ma situation, par l'influence qu'avait cet homme barbare: il résolut de me tirer de ma prison à quelque prix que ce fût, et voici la ruse qu'il employa. CHAPITRE LVI. Etrange moyen de sortir de la tour du Temple pour aller à l'Hotel-Dieu; le bon chirurgien; la bonne tante; la bonne gardienne; la collation encore meilleure évasion de l'Hôtel-Dieu; l'hospitalité bien placée. „Il faut hasarder le tout pour le tout, m'écrivit Charles, vous savez de quelle manière on échappe d'une maison qui brûle; prenez bien vos précautions pour que vous ne soyez point entièrement écrasé. Que ce soit demain matin; j'y serai, je me charge de tout.“ Je compris aisément le conseil qu'il me donnait; mais j'ignorais absolument quelle serait la suite de ce coup de force. Je pensai qu'il avait tout prévu; le lendemain matin, au moment où l'on ouvrait la porte de ma chambre pour me donner mon déjeuner, je m'élance, me précipite du haut de l'escalier, me roule et me fais à la tête une large blessure; mon visage, mes mains, mes jambes, tout est meurtri. On vole à mon secours, j'avais perdu l'usage de la raison, et ne la recouvrai que long-temps après. Quand je pus me reconnaître, quel fut mon étonnement de me trouver dans une immense dépôt de malades de toute espèce! je portai mes regards de tous côtés, et je ne tardai point à m'apercevoir que j'étais à l'Hôtel-Dieu; mais ma surprise redoubla, lorsqu'en recevant la visite d'un chirurgien, je reçus aussi le billet suivant: „Vous êtes en très-bonnes mains; celui qui soigne votre blessure, est mon intime ami; c'est lui qui vous a fait déposer à l'endroit où vous êtes; il sait tout, il peut tout, il fera tout.“ Après avoir achevé la lecture de ce billet, je regardai mon sauveur, lui serrai la main, et lui dis tout bas: „Il est donc encore des hommes? -- Oui me dit-il d'un ton ferme,“ et de peur d'inspirer du soupçon, il me quitta brusquement. Le même jour je reçus la visite de deux dames, dont l'une se disait ma tante, et l'autre ma cousine. C'est alors que commença le stratagème auquel j'ai dû ma liberté, et sans doute ma vie. De deux jours en deux jours, je reçus la visite de mes deux parentes; je ne sais quel intérêt elles avaient inspiré; mais je m'aperçus bientôt qu'elles jouissaient de l'entière confiance de la sœur qui me soignait et me surveillait spécialement; ma tante ne manqua pas d'en tirer parti; celle entra si bien dans ses bonnes grâces, qu'elle en obtint la permission de faire, près du lit du malade, une collation qu'elle partagerait. Le banquet eut lieu le lendemain, une heure avant la nuit; la tante vient avec la cousine et une domestique de mon âge. Elles étaient munies de tout ce qu'il y avait de plus exquis en viande froide, en pâtisserie, et sur-tout en vins. Pou mieux tromper ma surveillante, j'avais fait le malade plus qu'à l'ordinaire, et le chirurgien avait affecté de dire que j'avais une fièvre plus forte, qu'il ne fallait point me permettre de manger. Tout avait été merveilleusement préparé, et fut aussi merveilleusement exécuté. On se met à table; „mon pauvre neveu, me dit la bonne tante, que je suis fâchée, qu'aujourd'hui précisément vous soyez plus malade! que j'aurais du plaisir de vous voir manger un peu de ce chapon du Mans, que j'avais réservé pour madame et pour vous! une autre fois je choisirai mieux l'instant d'une réunion. -- Il est fort heureux, dit froidement la gardienne, que monsieur n'ait pas été sitôt guéri; on l'aurait reconduit à la tour du Temple, et peut-être en ce moment il aurait été fusillé.“ La réflexion n'était point agréable. Ma tante prit la bouteille de Bordeaux, et lui en donna une rasade; à cette bouteille succédèrent rapidement plusieurs autres de vins étrangers, jusqu'à ce que la surveillante, n'y voyant plus clair, et ne pouvant presque plus parler, ne s'aperçut plus de ce qui se passait autour d'elle. Cependant on avait fermé les rideaux du lit, et la jeune domestique s'y était adroitement renfermée avec le malade, tandis que la tante et la cousine couvraient, pour ainsi dire, de leurs corps la gardienne. Il était nuit; les étrangers prennent congé de la surveillante, et font semblant d'embrasser le malade; on se fait réciproquement les plus tendres adieux. La domestique joue à merveille son rôle; elle reste à ma place; et moi, sous ses vêtements, je sors avec ma tante et ma cousine. A peine étions-nous dehors qu'elle profite du moment où la surveillante s'était assoupie, prit mes habits et s'en alla. Le rendez-vous était chez un fonctionnaire public, dans la Cité; c'est là que le chirurgien nous attendait; en moins d'une heure nous y fûmes tous rassemblés; il ne s'agissait plus que de me faire sortir; ou de m'ensevelir dans une maison, à l'abri des recherches de la police. Je préférai le premier parti, pour ne compromettre personne; mais comment se procurer un passeport? le chirurgien se chargea de cette négociation délicate: „N'est-il pas vrai, me dit-il, que vous avez fait le médecin en Grèce? -- Oui. -- Vous connaissez les termes élémentaires de l'art? -- Oui. -- Vous pourriez, en cas de besoin, faire une saignée? -- Cinquante, s'il est nécessaire. -- Vous en savez plus qu'il n'en faut, je réponds de votre passeport et de votre évasion: seulement mettez-vous au lit, et tâchez de n'être vu que de la tante et de la cousine; en révolution, le silence et l'obscurité sont les premières bases de notre conservation. Vous ne tarderez point à me revoir.“ A dix heures du soir j'entendis crier dans la rue: „La grande évasion de l'Hôtel-Dieu d'un émigré de haute naissance; la grande ruse qu'il a mise en usage pour tromper sa surveillante.“ Je vis par-là que mon affaire allait être, à la police, traitée en grand, et certes il fallait être bon chirurgien pour me tirer de cette maladie. La petite cousine eut le courage de s'approcher d'un groupe d'hommes et de femmes qui s'entretenaient de mon aventure à la porte de l'Hôtel-Dieu. On racontait l'événement tout autrement qu'il ne s'était passé; elle se garda bien de rectifier le fait; mais elle apprit avec douleur que la surveillante avait été chassée, avant que d'avoir cuvé son vin. Nous convimmes qu'après ma radiation, et lors de ma rentrée dans mes biens, je lui ferais une pension: c'était le moyen de justifier le proverbe le plus faux peut-être que je connaisse: le bien vient quelquefois en dormant. CHAPITRE LVII. Le faux carabin; l'indiscrétion d'un vieux domestique; la danse fortunée; le double mariage; retraite solitaire au pied d'une montagne; l'amant assassiné; la capitulation avec de faux agents du Gouvernement. Toute la police était à ma recherche; j'étais le plus grand criminel du monde. Si j'eusse été pris, mon affaire eût été sur-le-champ terminée; mais j'étais logé chez un de ses principaux inquisiteurs, et je n'avais point à craindre de visite domiciliaire. Ce brave homme poussa la générosité jusqu'à signer le passeport qui devait servir pour mon évasion. Le chirurgien était de ma taille, de mon âge, et avait à-peu-près la même physionomie. Aussi jugea-t-on que nous pouvions, sans danger, passer l'un pour l'autre; un seul article me gênait un peu, c'était la profession; j'aurais bien mieux aimé qu'il eût été médecin; il est si aisé de le paraître! en médecine, il suffit de savoir écrire ou parler, en chirurgie il faut agir; à la vérité, je savais saigner et purger; je valois bien la plupart des chirurgiens de campagne. Je partis encore une fois de Paris, accompagné seulement de ma tante, et portant dans un sac de nuit tous les outils du métier; je n'avais pas même oublié quelques ordonnances toutes prêtes en cas de besoin; cependant le chirurgien avait eu la précaution de partir en même temps que moi, et s'était retiré chez un de ses amis, à deux lieues de Paris. A quelques pas de la barrière, je pris congé de la tante; cette séparation ne fut pas ce qui coûta le moins cher à mon cœur; les services qu'elle m'avait rendus étaient d'autant plus précieux, qu'ils pouvaient à chaque instant l'exposer à perdre la vie: c'était l'ancienne marquise de T qui n'avait encore obtenu que la permission de rester à Paris le temps nécessaire pour y faire valoir les motifs de sa demande en radiation; jusqu'alors elle s'était contentée de présenter sa pétition, et de la protection que lui avait promise l'un des hommes les plus puissants. Mon voyage fut heureux jusqu'à Nevers, où je risquai d'être arrêté par un événement singulier: j'entrai dans une auberge; aussitôt un vieillard se jette dans mes bras: „Ah! mon cher comte, s'écrie-t-il, que je suis aise de vous voir! -- Moi! vous vous trompez, bonhomme; je ne fus jamais comte: je ne suis qu'un chétif carabin. -- Quoi! Vous n'êtes pas le comte A, chez lequel j'ai demeuré trente ans; ce n'est point vous que j'ai vu naître le jour de St.Georges, un jour qu'il faisait si mauvais! mais je vous connais comme mes poches. -- Je suis carabin, lui dis-je d'un ton décidé. -- Il peut bien se faire que je me trompe; car en effet on m'a dit que le pauvre comte avait émigré. Tant de gens se ressemblent. -- Oh! mais, vous lui ressemblez comme deux gouttes d'eau. -- Auriez-vous, par hasard, à la poitrine, l'empreinte de cette cerise, que vous apportâtes en venant au monde? -- Je n'ai rien, et ne sais ce que vous voulez me dire.“ Le vieillard se tut; mais il avait parfaitement raison, je le connaissais aussi bien qu'il me connaissait, et ce fut une grande peine pour moi que de le quitter brusquement. Pendant cette conversation tous les regards avaient été fixés sur moi, et si malheureusement j'avais répondu à la salutation, c'en était fait de moi; parmi les spectateurs, se trouvait un de ces hommes qui, quelques années auparavant s'était rendu l'effroi de ce pays par ses éternelles dénonciations; il n'avait pas encore pu en perdre entièrement l'habitude. Je ne fis point un long séjour à Nevers; à chaque pas que je faisais, mon inquiétude redoublait, je craignais toujours d'être reconnu; mes craintes devinrent bien plus vives, quand j'appris la nouvelle de la journée du 18 fructidor, et la loi qui l'avait suivie concernant les émigrés. J'avais beau répéter que je n'étais qu'un simple chirurgien, il me semblait entendre autour de moi une commission militaire ambulante prononcer sur la fausseté de mon passeport. Cependant je continuai ma route; arrivé à SaintGermain, petit endroit sur la route de Moulins à Lyon, j'entrai dans une auberge, où mon premier soin fut de me coucher, de peur qu'il n'y eut encore quelque vieux domestique qui me reconnût. Il me fut impossible de dormir; on avait marié, ce jour-là, le fils aîné de la maison, et ce fut pendant toute la nuit une fête, ou plutôt une orgie continuelle. J'étais de fort mauvaise humeur, quand tout-à-coup je m'entendis appeler par une voix douce. -- Dormez-vous? Non. -- Voulez-vous danser? -- Je vous remercie; qui êtes-vous? -- La sœur du marié, -- La sœur du marié, me dis-je tout bas; oh! ma bonne fortune ne m'a pas encore totalement abandonné; mademoiselle, je vais me lever. En effet, dans moins de six minutes, je fus prêt. La jeune Cécile me conduisit au lieu de la réunion, et se mit à danser avec moi. Il en est de la danse comme de la poésie, la beauté l'inspire; jamais je n'avais mieux figuré: aussi ne tardaije point à recevoir ma récompense; la même nuit, dans la même famille, s'opérèrent deux mariages, dont le dernier ne fut pas le moins agréable; il se fit à l'insu des parents et des prêtres, et pour la centième fois j'eus l'occasion de me convaincre qu'il n'y a rien de plus doux que le fruit défendu. Quand je voulus partir, Cécile fit la petite Didon; mais j'ai su depuis que, loin de se brûler sur un bûcher, elle épousa peu de temps après un gros fermier des environs, et qu'au bout de neuf mois, à dater du jour de la danse, elle lui remit le capital des fonds que je lui avais laissés avec les intérêts. Je me gardai bien de passer à Lyon; je n'aurais pu supporter l'aspect d'unc ville, où l'échafaud, le fer et le canon avaient enlevé la plus grande partie de ma famille. Mon passeport était pour Chambery, pays natal du chirurgien; mais ce dernier avait eu la sage précaution de me donner l'adresse de l'un de ses meilleurs amis, qui demeurait au pied d'une montagne, dans la Maurienne. C'est-là que je me rendis à l'entrée de la nuit; le chirurgien avait prévenu son ami de mon arrivée; je fus reçus comme le Messie. Il est rare qu'on puisse tout prévoir, sur-tout lorsqu'on est dans un grand embarras; quelquefois même les choses les plus simples nous échappent. Je n'avais fait que reculer le malade, sans écarter la maladie. La Maurienne faisait partie du territoire de la République française; on y était soumis aux mêmes lois, et par conséquent je n'avais fait que changer de place. A la vérité je n'avais point à craindre une nuée d'espions, mais j'étais bien loin d'être parfaitement tranquille. Un événement aussi fatal qu'imprévu faillit causer ma perte. L'ami, qui me donnait l'hospitalité, avait une fille, dont les charmes attiraient les regards de tous les jeunes gens de la montagne; deux sur-tout se disputaient son cœur. Rose était le nom de la bien aimée; les deux concurrents s'appelaient, l'un Guillaume, l'autre Jacques. C'était un dimanche au sortir de la messe; Jacques avait aperçu, dans l'église, un chapelet tout neuf entre les doigts de Rose; Rose marchait à côté de Guillaume: „Qui vous a donné ce chapelet, dit Jacques, d'un ton de voix rauque et menaçante. -- Que t'importe, répond fièrement Guillaume? -- Que m'importe, tu vas l'apprendre.“ Aussitôt il saisit une grosse pierre pointue, s'élance sur le malheureux rival, et, sans lui donner le temps de se défendre, lui partage la tête: „Va, s'écrie-il, va donner tes chapelets aux diables.“ On accourt; on veut porter des secours au mourant; soins inutiles! il expire noyé dans son sang; Rose tombe évanouie; Jacques est arrêté; mais, moyennant quelques arrangements particuliers, et par considérations pour sa famille, on lui laisse la faculté de s'évader pendant la nuit. Les parents de Guillaume poursuivent l'assassin; ils l'attaquent par-devant les tribunaux; on cite des témoins; j'ai le malheur d'être du nombre. Que faire? Paroître au tribunal! sous un faux nom, avec un faux passeport! c'est s'exposer au plus grand danger; n'y point paraître, c'est provoquer les soupçons, et courir encore de plus grands risques. J'étais résolu à comparaître, quand, la nuit qui précéda l'audition des témoins, quatre hommes viennent, au nom de la loi, m'ordonner de les suivre; pour la première fois de ma vie je tremblai. Je demandai la lecture de l'ordre dont ils étaient porteurs; on me le communique. Mon hôte essaye inutilement de m'arracher à ce mandat: il ne connaissait point l'art de persuader. Il ne me restait qu'un moyen d'échapper, je l'employai. Je m'adresse au chef: „ne serait-il point possible, lui dis-je, de vous parler en particulier? -- A deux pas. -- Vous vous trompez; vous me prenez pour un autre; savez-vous qui je suis? -- Le comte d'A****.“ À ce mot je me crus perdu si je ne faisais une offre analogue à mon rang. -- „Auriez-vous la barbarie de sacrifier un galant homme? -- Il faut que la loi soit exécutée. -- Mais si vous ne m'aviez point trouvé. -- Eh, bien, nous serions repartis sans vous. -- Si vous vouliez me dispenser de vous accompagner, supposer que vous ne m'avez point trouvé. -- Moi! faire un faux rapport! apprenez, Monsieur, que je suis incapable de frauder la loi? -- J'avais mis de côté ces deux rouleaux de cinquante louis, chacun, pour vous. -- C'est bien dommage de ne pouvoir... vous avez l'air d'un bien brave homme. -- J'ai quelques bijoux de pareille valeur. -- Ah! Monsieur, je voudrais bien ne pas... -- Tenez! voilà les rouleaux, voilà les bijoux! -- Allons un peu plus loin; Monsieur, jamais je n'acceptai, dans pareil cas, une obole; mais vous avez un air si persuasif, je vous estime tant, que je me ferais un crime de vous inquiéter; mais ces rouleaux, ces bijoux, c'est pour moi que vous les destinez; s'il était possible de gratifier un peu mes gens. -- Mais. -- Ils sont strictement attachés à l'exécution des lois; malgré ma bonne volonté, ils pourraient vous nuire.“ Je sentis qu'il était indispensable de faire une troisième saignée à ma bourse. J'offris un second rouleau de cinquante louis. -- „Ils sont trois, me dit mon corsaire. -- Mais je n'ai plus le sol. -- Eh, bien! il est un moyen de tout concilier; vous allez me faire une lettre-de-change des cent louis restants, à dix jours de date. -- Oui, répliquai-je avec humeur. Vous me répondez de ma tranquillité. -- Sur ma tête.“ Je donnai tout mon argent et souscrivis l'engagement qu'il demandait. C'est à ce prix que j'achetai ma liberté. Mais quel fut mon étonnement, quand j'appris que les quatre porteurs de l'ordre étaient des voleurs, qui, moyennant de faux papiers, s'introduisaient dans les maisons, y mettaient à contribution les réquisitionnaires, les émigrés, et même d'autres voleurs moins adroits qu'eux! Heureusement il me restait quelques billets payables par de bonnes maisons de Genève. Mon intention était d'aller plus avant; mon hôte ne voulut point me laisser partir: „Je connais, me dit-il, le secret de vous conserver: je suis riche, et vous pouvez compter que vous resterez chez moi tant que vous voudrez.“ Une offre si obligeante me fit oublier la perte que je venais de faire, et me rassura pour l'avenir; je restai; depuis cette époque, je n'ai point reçu de visites fâcheuses; au sein d'une famille honnête et des plaisirs champêtres, j'attends mon rappel en France, et ma réintégration dans des biens, que des voyages bien innocents n'ont point dû me faire perdre.