ÉLISABETH. LETTRE I. D'ELISABETH, sa Madame d'ALBI. Dans quel lieu es-tu donc, chère Henriette, depuis huit jours que j'attends de tes nouvelles? que me présage ce silence? serais-tu malade? Ah Dieu! ce chagrin viendrait-il troubler ma joie? que dis-je, ma joie? ce mot ne rend point e que j'éprouve. Tu sais combien ta présence me fut toujours chère: mais qu'elle me devient nécessaire en ce moment Enfin, pour la première fois, j'ai un important secret à te confier. Je t'avoue que j'en suis si fort affectée, que je crains sans cesse qu'il ne m'échappe. Reviens donc; hâte-toi de préserver ton amie de quelqu'imprudence: viens partager et combler son bonheur!..... Je ne puis y suffire toute seule. Depuis trois jours le sourire ne m'a point abandonnée. Je me refuse au sommeil, crainte de perdre le sentiment de ma situation: tout ce qui m'environne me semble embelli. Il n'est point d'objet qui ne soit paré des riantes couleurs de mon imagination; les choses, les hommes, tout me paraît perfectionné. Il n'y a pas jusqu'à la maussade humeur de mon oncle, qui ne me semble agréable; et toi-même, chère Henriette, te l'avouerai-je? le croiras-tu? je t'aime quatre fois davantage;... oui, si tu étais-là, je te donnerais mille baisers: mais cet excès de tendresse ne t'explique rien. La mienne pour toi a toujours été si vive depuis que je t'ai connue, depuis cet instant heureux où l'amitié donna la vie à mon cœur, que je n'ai respiré que pour t'aimer. Un sertiment si vif n'aurait-il pas dû captiver toutes les puissances de mon âme? et devais-je attendre si tard pour te donner un rival? car tu sals (il est inutile de te le rappeler,) que j'ai vingt-quatre ans, et quoique ma bien bonne amie, je te défie d'oublier cette date. Ne me trouves-tu pas ridicule d'aimer à mon âge pour la première fois de ma vie? Cependant ne te presse pas trop de me condamner; je suis pas encore sûre que ce soit de l'amour; au moins puis-je en douter, si j'en juge par ce que j'ai lu et entendu dire jusqu'à présent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce sentiment sont de rendre triste, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connais aux réflexions. Mon cœur palpite de plaisir dans l'absence et en présence de l'objet. Si je pense encore quelquefois, ce n'est que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, et ce que j'ai senti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'osaient suis pas encore sûre que ce soit de l'amour; au moins puis-je en douter, si j'en juge par ce que j'ai lu et entendu dire jusqu'à présent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce sentiment sont de rendre triste, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connais aux réflexions. Mon cœur palpite de plaisir dans l'absence et en présence de l'objet. Si je pense encore quelquefois, ce n'est que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, et ce que j'ai senti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'osaient se porter l'un sur l'autre. Maintenant il ne nous est plus possible de les détourner. Mais l'absence, qui, dit-on, est le plus grand des maux pour les amants, ne m'a causé nul chagrin; quoiqu'en huit jours il y en ait eu quatre où des espaces immenses nous ont séparés. Cependant tu sais comme je pleurais chaque fois que je te voyais partir, et combien tes plus courtes absences m'ont coûté de larmes...Tiens, Henriette, songe à tout cela et tu conclueras sûrement que ce n'est que de l'amitié. Au reste, quelle que soit la nature du sentiment qui m'anime, il me cause tant de plaisir, que je me félicite de l'éprouver. Il ne manque à mon bonheur, pour être parfait, que de t'avoir auprès de moi. Quand finira donc ce malheureux service? En vain ma vive impatience compte et recompte les jours; son calcul semble éloigner ce terme au lieu de l'abréger...... Abandonneras-tu ton amie dans un moment, où sa sécurité n'est peut-être qu'une erreur dont les suites lui seront funestes? Ton grave mari ne pourrait-il remplir les devoirs de sa charge, sans t'obliger d'habiter un pays où il n'y a que des corps sans âme, par rapport à toi;tu ne dois vivre qu'à demi, avec des personnes pour qui l'existence d'un ccœur sincère est un être de raison. Persuade donc à ton tranquille mari, que malgré son amour pour l'ordre, il serait convenable de te laisser à Paris pendant son séjour à Versailles: mais je le connais; il est homme à passer huit jours à examiner la proposition, quinze à prendre une résolution, trente à la communiquer; de sorte que j'aurais le temps de mourir de joie ou de douleur avant qu'il eût pris un parti. Ainsi il ne me reste d'espoir qu'en ton amitié; si elle était aussi vive que la mienne, il n'est point de sacrifice que tu ne me fisses. J'ai éprouvé cent fois qu'on est trop heureux, lorsque l'on n'a que des obstacles à vaincre pour obliger ses amis. Fais donc un miracle en faveur de ton Elisabeth, détermine à l'instant monsieur d'AIbi, fais le consentir à ton départ, et viens, non pour pénétrer le secret de mon ccœur puisque tu le sais; mais pour m'éclairer sur sa véritable situation, car je m'y perds moi-même et crains de m'égarer. Ton expérience et l'intime connaissance que tu as de mon âme, te mettront à portée de me donner de salutaires conseils. Tu vois que la raison, d'accord avec l'amitié, te fait un devoir de se courir ton amie. Je vis hier, pour la première fois, depuis que je suis sortie de mon tombeau, c'est-à-dire, du couvent, je vis monseigneur mon grandissime cousin, décoré, je pourrais dire chargé, des marques distinctives de sa nouvelle dignité; car il avait l'air d'en bien sentir le poids.) Tout cela surmonté d'un superbe maintien et d'un haut ton de cérémonie. A toutes les phrases, toutes les questions,-.... Madeautant de fois moiselle... je répondais affectueusement, mon cousin, mon cher cousin...... Je m'aperçus que je mettais sa dignité à la torture par la familiarité de mon style; car il devint plus précieux, et quelle qu'ambition que je lui connaisse, je crois qu'en ce moment il ne m'aurait pas appelée sa cousine pour la tiare. Par ses discours je vis que sa grandeur avait beaucoup de regrets de ne pouvoir me nommer madame l'abbesse, comme on se l'était promis dès mon enfance. Ne trouves-tu pas, ma chère, que cet homme tiens bien de la famille à tous égards? Je me souviens, que jamais mes parents ne m'ont donné le doux nom de leur fille, pas même celui d'Elisabeth. S'ils parlaient de moi présente ou absente, ils disaient toujours mademoiselle de Chamdermant. Il me semble que des personnes, si attachées à un vain extérieur d'étiquette de grandeur, doivent avoir le cœur fermé à tous sentiments d'amour. Je demande pardon de la réflexion à mes chers parents, mais la violence qu'ils ne craignaient pas de faire à mon inclination, en me forçant d'être religieuse, est une triste preuve de ce que je dis. Mais je dois respecter leur volonté et non examiner si elle était juste; ainsi point de récrimination, puisque j'ai le bonheur d'être libre, oui, très-libre; car mon oncle ne se propose pas, je crois, de me marier contre mon gré. Adieu, chère et aimable Henriette; tout ce que j'aime est absent: mais songe que je désire mille fois plus ta présence que celle de........ LETTRE II. De Madame d'Albi, à ELISABETH. QUOI! pas même nommer l'objet d'une si charmante situation; tant de retenue ne s'accorde guère avec l'espèce de délire où tu sembles livrée! Ton imagination seule est séduite, tu parles de félicité et tu ne dis rien de celui qui l'a fait naître. Taire ce qu'il était si important que je susse; non, Elisabeth, tu n'aimes point! Que la raison désabuse ton imaginatton, et je te réponds de la liberté de ton cœur. Si tu aimais, l'éloge de ton amant oût précédé ou suivi l'aveu de ta tendresse. Tu m'aurais éblouie d'un beau portrait. Tu l'aurais peint non seulement comme un homme accompli, mais tu en aurais fait un héros, un dieu peut-être; car les amants, dans les premiers transports de leur amour, ne peuvent concevoir qu'il finira, ni regarder comme un être mortel l'objet de leur adoration. Ils le divinisent pour confirmer leur bonheur. Les hommes font cette apothéose dans la bonne foi que leur flamme et la beauté de leur maîtresse seront éternelles. Les femmes ne la créent que par amour-propre et pour autoriser leur tendresse. Le moyen d'être insensible au mérite d'un homme à qui l'on suppose toutes les perfections d'un ange! Rien de semblable ne t'est échappé. Le silence, que tu gardes sur cet heureux inconnu, me prouve que tu n'as pas encore senti les traits de l'amour: car pour peu que tu en eusses été atteinte, tu te serais plu à détailler les avantages de ce nouvel objet. Je sais bien que, par pudeur, tu n'aurais osé louer sa beauté. Tu m'aurais dit, avec le plus de modestie qu'il t'eût été possible, il a le port noble, la physionomie spirituelle, le maintien modeste, l'air doux, le sourire fin, les yeux vifs et tendres, la taille au-dessus de la médiocre. Tu te serais bien gardée de parler de sa belle jambe! mais à cela près, tu n'aurais rien négligé pour me faire entendre qu'il est de la plus aimable figure. Je connais le manège de l'amour propre à cet égard, et sur-tout l'indiscrétion d'un cœur bien épris. Le mien ne manifeste rien de conforme à cette situation; au contraire, plus j'examine ta lettre, plus je trouve de quoi me rassurer pour ton repos...... Vas, chère Elisabeth, si jamais ton cœur n'est plus sensiblement blessé, je puis me croire pour la vie l'unique objet de ton affection. Tu sais combien je suis jalouse de la posséder; et sûrement mon intérêt m'éclaireroit sur l'existence d'un sentiment qui nuirait à notre amitié. Tu me demandes si je ne te trouve pas ridicule d'aimer. Non; mais si cela t'arrivait un jour, je te croirais bien malheureuse; parce qu'à ton âge les penchants sont des passions, et que la raison, quoique dans toute sa force, loin de nous guider, ajoute au prestige. Hélas! séduite elle-même, elle nous persuade que nulle illusion n'embellit l'idole de notre cœur: ainsi loin de guider l'amour elle met le comble à son délire. Mais que te dis-je là? des choses que je t'ai répétées cent fois, depuis que guérie d'une malheureuse passion, j'ai reconnu l'abîme d'erreurs où mes propres raisonnements m'avaient conduite. Ah, Elisabeth, te préserve le ciel de faire une semblable épreuve! non, nous serions trop à plaindre; car je souffrirais tous tes maux, et ils me retraceroient les miens. Que ma tendresse serait alarmée dans ce moment, si ton propre caractère ne me rassuroitl J'ai vu ton âme insensible à l'amour, aux soins des hommes les plus aimables. Ton amour-propre seul était flatté de leur hommage. Je ne t'ai jamais vue touchée de leurs sentiments, Je gaerois que l'inconnu n'a d'autre avantage sur cette foule, que d'avoir su te louer à ton gré. Il aura mis plus d'art dans ses éloges, peut-être plus de délicatesse. Il n'en faut pas davantage pour te séduire et pour te livrer à l'erreur où je te vois; mais crois-en ton Henriette qui s'y connais, tu n'aimes point; par conséquent mes conseils te seraient inutiles. Je conviens, je sens même que ma présence te serait nécessaire pour achever de détruire ce fantôme de bonheur: mais peux-tu bien exiger, que j'abandonne monsieur d'Albi, dans un lieu où ma compagnie est le seul dédommagement capable de lui faire supporter les ennuyeux devoirs de sa charge. Tu me dis que si mon amitié était aussi vive que la tienne, je n'hésiterais pas: ce seul trait peint ton âme, je t'y reconnais parfaitement. Je sais, que toujours prête à faire les plus grands sacrifices à l'objet aimé, tu ne vois que lui lorsqu'il est question de son bonheur. Mais, ma chère Elisabeth, ce qui est une vertu par rapport à l'amitié, est quelquefois un vice pour la société. Tu sais aussi bien que moi qu'il n'est pas permis de faire la félicité de qui que ce soit, lorsqu'elle nuit à autrui; néanmoins tu veux que ta tendresse prévale sur tout. Ton cœur n'est affecté que de ce sentiment, ce qui fait que souvent tu es injuste, même en faisant les actions les plus héroïques. Pardonne cette accusation en faveur du motif; c'est mon amitié pour toi qui m'y a forcée. Il fallait te démontrer que je ne puis répondre à tes vœux sans blesser l'équitéTu sais tout ce que je dois de reconnaissance à mon mari, le sincère attachement qu'il a pour moi, le plaisir qu'il goûte à ma compagnie: pourrais-je l'en priver, sans me rendre coupable de la plus méprisable ingratitude? Malgré tout cela, crois, chère Elisabeth, que la justice seule emporte la balance dans mon cœur, et que, si je suivais mon penchant, nous serions bien-tôt réunies pour ne nous plus séparer.... Quand viendra ce bien-heureux moment? je le désire plus vivement que tu ne penses.....Ingrate, si tu savais tout ce que je fais pour y parvenir, oh que tu m'aimerais! Mais je ne veux pas trop allumer ton imagination par un espoir qui ne te laisserait point de tranquillité jusqu'à ce qu'il fût comblé. Adieu, ma bien-aimée Elisabeth, je te souhaite le bon soir ou le bonjour, car il est trois heures après minuit. Si monsieur d'Albi savait que j'écris si tard, il dirait que cela blesse l'économie du bon ordre, et il ne manquerait pas de faire une belle dissertation; pour prouver que les anciens avaient raison de se coucher de bonne-heure et de se lever matin; qu'ils faisaient de meilleures choses que nous, qui avons jugé à propos de substituer des caprices aux principes constants et raisonnables qu'ils suivaient. En vérité tu rirais quelquefois de voir l'intérêt qu'il met à ces discussions. A cette petite manie près, c'est le plus digne mari qu'on puisse voir. Tu trouves donc l'humeur du baron ton oncle plus agréabse; la cause de cet heureux changement ne vient point, comme tu l'imagines, de ta nouvelle situation; elle vient de l'extrême tendresse que ce cher oncle a pour toi. Je me suis aperçue plusieurs fois qu'il faisait violence-à son propre caractère devant toi. Il n'osait s'emporter contre ses valets crainte de te faire de la peine, ni refuser des services qui étaient en son pouvoir, mais qu'il n'eût pas rendus, sans la crainte de t'affliger, parce que sa vanité n'y trouvait aucun avantage. J'ai encore remarqué mille bons effets de son amitié; mais je n'ai pas assez de temps aujourd'hui pour les mettre sous tes yeux, ni pour te convaincre que dans tous les points par lesquels tu veux prouver le charme de ton cœur, il n'en est pas un qui n'ait sa source hors du sentiment dont tu prétends être affectée. A propos, j'allais fermer ma lettre sans te rassurer sur ma santé, sans t'instruire des raisons qui m'ont empêchée de t'écrire. Nous sommes allés dîner presque tous les jours à R.... ce qui m'a mis dans la nécessité de m'occuper d'ajustements; parce qu'il y avait comédie et bal. Juge de mes impatiences: tu sais combien ma paresse me fait détester la parure. De plus je n'avais pas un seul moment à moi pour penser ni pour t'écrire. Enfin tout n'a pas été perdu, ces fêtes faisaient plaisir à monsieur d'Albi. Je m'y suis conformée. J'éprouve chaque jour, que le lot d'une femme raisonnable est un état de sacrifice perpétuel: mais la conscience trouve tant de quoi s'applaudir, que ces efforts, tout rigoureux qu'ils sont, valent encore mieux que les tourments et les délices de l'amour. LETTRE III.D'ELISABETH,à Madame d'ALbI. Henriette, Henriette, que les progrès de l'amour sont rapidesl Je serais effrayée de ses succès si j'en croyais tes tristes prédictions: mais j'ai pius de motifs que toi pour être incrédule. Tu prétends done que je n'aime pas, parce que je ne t'ai point fait l'énumération des grâces de l'inconnu. Que t'aurait prouvé ce détail; sinon que mes sens avaient été séduits par l'éclat d'une belle figure. Est-ce à mon âge et sur-tout avec mon caractère, que le cœur se laisse surprendre par leur prestige. Non, un sentiment plus sublime s'est emparé de tout mon être; un charme divin qui ne peut que se sentir, un attrait céleste, une analogie intellectuelle et permanente qui enchaîne irrévocablement deux cœurs faits pour s'aimer. C'est l'âme qui s'unit à l'âme, qui ne désire qu'elle, qui borne sa félicité à cette spirituelle possession. Se voir, s'entendre, se communiquer ses plus secrètes pensées; absent, s'occuper de l'objet chéri, amirer ses vertus; enfin jouir perpétuellement sans posséder: voilà ce qu'éprouve ton Elisabeth; voilà les seuls liens qui captivent son cœur. D'après ce sincère aveu, juge comme j'étais éloignée de songer à la beauté de l'heureux inconnu, comme il te plaît de le nommer. J'avais pensé si confusément à cet article, qu'à peine aurais-je pu rendre un compte exact de sa figure, jusqu'à la lecture de ta lettre. Mais le portrait, que tu as tracé d'après ton imagination, m'a paru si agréable, qu'il m'a conduit à faire un examen dont je ne m'étais point encore occupée. J'ai été si frappée de la ressemblance, que je serais tentée de croire que tu as vu le chevalier de Luzan quelque part. Cependant je suis bien sûre que tu étais absente quand mon oncle me le présenta. Il est vrai qu'il m'en a parlé plusieurs fois en ta présence, lorsque nous étions au couvent: mais comme il m'entretenait plus de son mérite que de sa personne, je ne conçois pas par quelle magie tu as si bien deviné; à moins que dès ce temps-là je ne décelasse par ma curiosité des dispositions que je ne ne m'avouais pas à moi-même. Tu sais qu'alors, condamnée à faire des vœux que j'abhorrois, mon oncle qui n'ignorait pas la violence que l'on me faisait, venait souvent m'exhorter à sa résignation. Il me promettait un bonheur auquel il ne croyait pas, comme la suite nous l'a prouvé. Il me citait l'exemple du chevalier, qui était entré dans l'ordre de Malte par pure obéissance. Il me parlait avec tant d'admiration de ses mœurs, de ses sentiments, que non seulement je l'estimai sur parole; mais la conformité de notre sort m'intéressa pour lui. Je le plaignais plus que moi-même. De la pitié, Henriette, c'était déjà trop pour ma position! je ne sais si ce sentiment n'aurait as suffit pour me troubler dans ma retraite, si la mort de mon père, et la générosité de mon oncle, n'eusfent changé ma destinée. Ton mariage, les plaisirs que le baron me procurait, les fêtes et la foule de visites qu'occasionna ton nouvel état, m'amuserent sans me faire perdre l'idée du chevalier. J'y songeai toujours, furtivement à la vérité; car j'avais une secrète honte de m'occper d'un homme que je ne verrais peut-être jamais, et dont j'ignorais les sentiments. J'étais flattée, comme tu l'as très bien remarqué, des hommages de ceux qui s'empressaient à me plaire; mais en m'examinana, je sentais: que c'était le chevalier que je cherchais en eux. J'avais une si haute opinion de son mérite, qu'aucun des hommes, que je voyais, ne pouvait répondre à l'idée fublime que je m'en était formée; ainsi ma helle chimère me garantissait d'une autre erreur. Je lui devais toute linsensibHlité de mon cœur, que tu attribuais bonnement à mon indifférence. J'at été vingt fois sur le point de te désabuser; mais je ne sais quelle crainte mêlée de confusion m'arrétoit, dès que je voulais t'en parler. Telle était ma situation d'esprit, lorsque ton départ précipité me livra à moi-même et me fit re ssentit plus de chagrins, que jamais l'amour malheureux ne pourrait m'en canser. La maladie dangereuse de mon oncle, qui survint, comme tu Pas su, peu de jours après ton départ, mit le comble à ma donleur. Tant de maux réunis auraient peut-être effacé de mon souvenir le chevalier; mais étroitement lié d'amitié avec le baron, il lui écrivait souvent. Mon oncle reçut une lettre de lui, les premiers jours de sa maladie; il me chargea d'y faire réponse, je m'en défendis. Il insista sur ce que Luzan serait trop inquiet, s'il ne recevait point de ses nouvelles: j'écrivis. Par l'exactitude du chevalier, et sur-tout par sa lettre, il était aisé de voir que le baron l'avait souvent entretenu de moi. Tu sais que peu instruit, et réfléchissant peu, sa ressource ou plus tôt sa manie est de parler de lui et de ceux qu'il aime. Le chevalier s'y prit si bien, que je fus obligée de lui récrire; en sorte que, sous le prétexte de l'informer des progrès de la maladie de mon oncle, notre correspondance fut très exacte pendant trois mois. Il ne parlait point de son retour. Je n'osais le questionner, quoique je souhaitasse plus que jamais de le voir; car ses lettres avaient beaucoup ajouté à la haute opinion que j'avais de lui. Il y régnait un ton d'honnêteté qui me charmait; elles étaient affectueuses sans être exagérées; c'était un mélange de candeur et de finesse, de naïveté et de prudence, de raison et de préjugés, qui n'intéressait pas moins mon esprit que mon cœur. Il me serait difficile de dire quel était le caractère des miennes: tout ce que je sais, c'est que quoique je m'attachasse à les écrire avec bae coup de réserve, il m'échappait sûrement des choses dont le chevalier devait être flatté. Je murmurais déjà de son absence, comme si mes sentimeuts, qu'il ignorait, m'eussent acquis des droits. Je me proposais de ne pas faire réponse à une lettre que je venais de recevoir, pour me venger de son peu d'empressement, lorsqu'on me l'annonça; je fus si faisie, le cœur me battait d'une si grande force, qu'il me fut impossible de répondre au domestique que par un signe. Mon embarras et ma rougeur m'auraient décelée aux yeux de Luzan, s'il eût été en état des'en appetcevoir: mais aussi embarassé que moi, il articula à peine quelques mots que je n'entendis point. ne savait sur quel siège saseeo.Il ohangea deux ou trois ois de place, il se leva pour aller voir mon portrait. Revenue de mon trouble, je parlai en riant de notre correspondance, ce qui renit notre converfation très agréable et fort animée. Depuis cet instant, la gaieté a touours été l'âme de nos entretiens: nous passons rapidement dune matière à l'autre, et quelque sérieuse qu'elle soit, nous la traitons touours gaiement, ou pour mieux m'expliquer, le plaisir et le sourire ne nous abandonnent jamais. Je t'avouerai confdemment que nous philosophons quelquefois; le chapitre du cœur humain est celui que nous traitons le plus souvent. Nos principes sont si conformes, notre manière de voir si semblable, qu'on dirait qu'une même âme nous anime. Quand l'un parle, il semble que ce ne soit que pour exprimer la pensée de P'autre. Hiet nous causions sur l'amitié, nos sentiments étaient si fort à l'unisson, que dans le ravissement de ce parfait accord, nos mains se saisirent, se pressèrent, nous nous regardames en silence.... Ah! Henriette, que le cœur est éloquent, lorsque son extension enchaîne l'organe de la voix!.... oui nos yeux s'en dirent plus que la bouche n'aurait pu osé jamais en proférer. Le baron entra, qui nous proposa la promenade; Luzan m'y donna la main, j'y marchai trois heures sans m'en apercevoir, quoique tu m'aies vu souvent fatiguée après un quartd'heure de marche. Après tout cela ose dire que je n'aime pas. Garde-toi de le nier désormais; ce doute m'affligerait plus que le reproche que tu me fais, et dont tu me demandes pardon si orgueilleusement; car c'est ton amitié qui, dis-tu, t'a forcée à démontrer mon injustice. Cela serpit-il? oui je dois t'en croire, tu es incapable de m'accuser pour le seul plaisir de m'humilier.... Ah Dieu! je serais injuste et j'aurais l'estime de Luzan, lui qui me croit toutes les vertus, lui qui les possède toutes à un si haut degré, que je ne puis concevoir comment un mortel peut réunir tant de perfections! Chere Henriette, montre moi, je t'en conjure, tous mes défauts; je n'eus jamais un plus vif désir d'être parfaite. Je dois à l'amitié ce qu'il y a de bon en moi. Tu sais que le désir de te plaire et de me rendre digne de ton cœur me faisait acquérir chaque jour quel-que vertu. Maintenant guidée par Le plus puissant des motifs, juge comme tes conseils seront efficaces. Fais donc mon examen, ne me dissimule rien; je réponds que l'amour achèvera le salutaire miracle que l'amitié avait commencé. Tu m'as trop bien prouvé la nécessité où tu es de rester à V.... peut que j'ose murmurer; je ne puis que former des vounx à cet égard: maie ne pourrais-je pas me plaindre du ystere que tu me fais sur les moyens que tu emploies pour nous réunir à jamais. Chere Henriette, fais moi au moins jouir par l'espérance; tu sais que je chéris son empire; ses charmes, selon moi, ne sont point trompeurs, ils nous font jouir perpétuellement, sans émousser l'aiguillon du désir. Ne serait-ce pas là le comble du bonheur, si l'on pouvait séparer la crainte de l'espoir. Pauvre Henriette, eu ne t'en donc pas amusée aux fêtes de R... Cependant on m'a dépeint la maîtresse du logis une beauté fort à la mode, c'est-à-dire, d'une maigreur transparente et toujours parée d'une couleur imitée de ses prairies; semblabe à elle à qui notre bon roi Henri IV, dit malignement, qu'il la remercioitt d'avoir employé le vert et le sec pour serendre plus agréable: elle ajoute à cela un air de dignité et nne magnificence qui aura sans doute glacé ton imagination.Tu n'aimes que les plaisirs simples. Si, comme ton Elisabeth, tu portais partout le souvenir 'un objet aimé, je te désierois de t'ennuyer nulle part: mais ce sentiment n'a plus d'attrait pour toi. Adieu, charmante Henriette, dis mille choses de ma part à m. dAlhi. Il m'auraque des millions de compliments de moi, jusqu'à ce qu'il t'ait ramenée à Paris. Je ne puis me résoudre à l'aimer de bon ccœur, tant que nons seronssarées. Si ma lettre n'était déjà trop longue, je t'aurais entretenue encore une heure, et si tu étais auprès de moi, je sens que je ne cesserais de te parler de Luzan. Il a tant de belles qualités, qu'on ne saurait tarir sur son éloge; en vérité tu en serais charmée toi-même. LETTRE IV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. PLUT au ciel que je pusse encore douter de ton malheur! Cen est fait, Elisabeth, tu aimes, et qui? un homme que mille obstacles auraient dû éloigner de ton cœur. Songes-tu que ds vœux sacrés et la fortune mettent une éternelle barrière entre vous? Quelle félicité te promets-tu d'un attachement que les lois condamnent? sur quoi fondes-tu ton bonheur? La situation de ton cœur m'afflige d'autant plus que tu n'en connais pas le danger. Crois moi, un amour vertueux et sans but est un être de raison; je frémis d'une passion conçue sous de si malheureux auspices. Ton délire te fascine les yeux sur ses funestes suites: mais qui sait, si de l'impossibilité même d'être heureux, vous n'en ferez pas un droit pour braver les décrets du sort? Pardonne à ma craintive tendresse: mais elle est plus justement alarmée que tu ne penses. Il y a tout à redouter pour toi, si tu ne fuis ton vainqueur. Fais ce sacrifice à ton repos, à la raison, à la veru, qui l'exigent. Hélas! je te demande peut-être déjà plus que tu ne peux. Pourquoi, chère Elisabeth, m'avoir caché ce qui se passait dans ton cœur; toi qui es si franche, qui ne peux rien taire? Je t'aurais aidée à bannir un sentiment, que le silence et le temps n'ont fait qu'accroître. Si tu pouvais réfléchir un moment sur ton propre caractère et sur les circonstances qui accompagnent ton amour, tu serais effrayée des maux que tu te prépares; toi, à qui l'amitié a déjà fait verser plus de larmes, que jamais l'amante la plus infortunée n'en pourrait répandre. Que sera-ce donc, quand des obstacles sans cesse renaissants seront gémir ta tendresse? Ah! trop sensible amie, que ne suis-je auprès de toi pour t'arrêter au moins sur le borc du précipice! Mes vceux et mer raimtes te paraîtront frivoles ou imaginaires; cependant tu sais que j'ai failli payer de ma vie, le fatal rait de savoir la vérité à cet égard. Oni, j'ai trop appris qu'une passion où les convenances du monde ne se trouvent pas, où l'on ne consulte que le penchant, est une source de maux qui ne peut tarir qu'avec nos jours. Telle est la bizarrerie de notre destinée: il semble que plus la nature a mis de rapports entre deur créatures, et s'est plu à former leurs cœurs pour s'unir, plus l'opinion les sépare. Envain recriminerons-nous contre les préjugés dont nous sommes presque les seules victimes. Malheur à toute femme qui s'en écarte, elle paye du repos de sa vie un instant de bonheur. Pour se soustraire aux entraves d la société- et se passer de sen avantages, il faut plus de force que notre sexe n'en a: mais trop faibles pour nous suffire à nous-mêmes, nous éprouvons chaque jour que son joug nous est moins onéreux, que ses plaisirs ne nous sont nécessaires. Il est de notre devoir de remplir la tâche qui nous est assignée par le sort. Tu vois ce que le tien te prescrit. Encore un coup fuis le chevalier. Il en coûtera à ton cœur, à ton amour-propre même; car souvent il est le plus re belle, lorsqu'il faut faire des sacrifices où il croit ses droits. blessés: mais si tu differes un moment, ton malheur est comblé, ta perte inévitable. Tu n'as pas oublié que ton oncle a des vues pour ton établissement; quoiqu'il ne se soit pas expliqué clairement, il n'y a point de doute qu'il a fait un choix et s'il est absolu absolu dans sa volonté, oseras-tu lui résister? ou iras-tu aux pieds des autels te parjurer et promettre une foi que ton cœur désavouera? Toi qui es la vérité même, tu pourrais vivre et trahir tes serments? O mon Elisabeth! ce ne sont pas-là les seuls maux que tu te prépares, si tu ne renonces à ton amour. Avec quelle impatience j'attendrai ta réponse! que va-t-elle lapprendre? puisse ta résolution: être digne du courage que je te connais ! Souviens toi que tu fus prête à former des vœux que tu regardais comme le plus grand des malheurs, et que la générosité de ton oncle fut sans doute le prix de ton obéissance. N'aurais-tu joui de ta liberté, que pour la perdre dans des liens plus attrayants que les premiers “ il est vrai; mais plus sunestes? Hâte-toi de m'écrire et de dissiper mes craintes. LETTRE V. D'ELISABETH, à Madame d'ALBI. Quel trouble ta lettre aurait evoqué dans mon âme, si une juste confiance et la pureté de mes sentiments n'eussent effacé l'effrayante peinture des maux que tu me présages. Se peut-il, chère Henriette, que tes alarmes soient sincères? Non, ta tendre amitié a voulu me faire craindre tous les malheurs, pour m'épargner jusqu'au plus léger: mais si tu cornoissois le chevalier, si tu me connaissais bier moi-même, eu n'aurais rien à redouter de notre mutuelle tendresse; sa cause est trop belle pour que ses effets puissent-être coupables. Non, je sens que le véritable amour, loin de conduire à des faiblesses, fait germer toutes les vers. Oui ce feu divin, en enflâmant le ccœur, élève l'âme et nous égale aux dieux, au moins par le vif désir qu'il nous inspire d'être aussi parfaits qu'eux; je n'en puis douter, puisque je n'aimai jamais la vertu avec tant d'areur, que depuis l'heureux instant où je vis le chevalier: jamais elle m'eut tant de charmes pour moi, sur-tout cette vertu si recommandée mon sexe. J'ai lieu de me convaincre chaque jour, que l'éducation lui donne l'être, mais que l'amour seul lui donne la vie. Commênt ne l'aimerais-je pas ? Luzen lui-même l'adore, la pratique, c'est ce qu'il chérit le plus en moi. Tu pourras en juger par une lettre que je reçois de lui dans le moment, et que je joindrai à celle-ci. Tu sera convaincue que, nous voir, nous parler avec une intime confiance, songer l'un à l'autre, est toute notre félicité. Nous ne voyons rien au-de-là: mais si mes désirs asloient plus loin, ils ne seraient pas sans espoir; le chevalier n'a point prononcé ses vœux, il est absolument libre par les lois, il n'est engagé que par la démarche qu'il a faite pour, complaire à sa mère; mais comme la mort vient de lui ravir son frère aîné, qui était la seule espérance de sa famille, cet événement pourrait changer sa destinée. Cependant le comte de...... Son grand-père, ne lui a rien encore témoigné à cet égard, et il attend avec autant d'inquiétude que de soumission l'arrêt de son sort; car sa mère a la passion d'avoir: un fils chevalier de MalteMais comme la fortune emporte la balance dans presque toutes les délibérations, le chevalier espère que son grand-père, qui destinait un riche-héritage à son frère, lur sera quitter son état en faveur du désir qu'il a de perpétuer son nom. Il se flatte encore que quelque répugnance et quelqu'obstacle que sa mère voulût apporter à cet échange, le comte la ferait condescendre à sa volonté, parce que la marquise tenant tout de sa générosité, elle ne s'exposerait point à perdre ses bienfaits par un refus qui le blesserait dans la chose qui le touche davantage; ainsi tu vois qu'à le bien confidérer, il n'y a que patience à prendre, et constance à garder. J'avoue que tout cela est fort incertain; mais assez heureuse pour savoir jouir du présent, je n'empoisonne point les plaisirs actuels, par la crainte d'un avenir que je ne verrai peut-être jamais. Je puis encore te rassurer, sur les obstacles que tu me fais prévoir du côté de mon oncle; me m'a plurs parlé de ses projets, il ne paraît pas même qu'i songe à me marier sitôt: son amitié pour moi semble s'accroître de plus en plus, et sans les instants d'humeur qui lui passent subitement et dont je ne puis démêler la cause, je serais très heureuse avec lui; excepté cependant qu'il m'ennuie souvent par l'éternel récit des amitiés, des honneurs qu'il a reçus, des éloges qu'on a faits de lui. Il a au moins deux misle connaissances; il n'y en a pas une selon lui qui ne l'aime à la folie; les hommes, les femmes, tous sont ses amis intimes; personne n'est exempt de de ses détails. Il excède tout le monde par l'énumération de ses goûts, de son genre de vie, de ses prospérités; car il est trop vain, pour convenir jamais qu'il a la moinre isgrace. Le chevalier Pécoute avec une patience, que j'admire sans pouvoir l'imiter. Je me suis aperçue que cette complaisance de sa part lui valait toutes les vertus dans l'esprit du baron, et je crois que son amitié pour Luzan est principalement fondée sur ce point. N'importe, cette découverte peut nous être d'un grand secours dans la suite, et si le chevalier est assez heureux pour changer d'état, comme il y a lieu de l'espérer, mon oncle est homme à sacrifier les trois quarts de sa fortune pour se l'attacher, en me faisant une dot capable de remplir les prétentions de sa famille. Sois donc tranquille, chère Henriette, sur le présent et sur l'avenir. Tu vois, que sans trop me flatter, je puis me livrer à un espoir charmant, fondé sur des possibilités réelles: réjouis toi donc avec ton Elisabeth de son bonheur. Ah Henriette, c'en est un bien grand d'aimer! lui seul vaut mieux que tous les autres réunis. Il n'en est aucun qui ne laisse quelque chose à defirer; celui-là occupe toutes les facultés de l'âme, il comble tous les vœux. Je ne forme nul souhait si ce n'est celui de te voir; mais je dois encore à l'amour la force de supporter ton absence. Je parle souvent de toi à Luzan, mon plus grand plaisir est de l'entretenir de la sincère amitié qui règne entre nous. Je m'aperçois que ma vive tendresse pour toi ne contribue pas peu à lui donner une bonne opinion de mon cœur. Il a le plus grand empressement de faire connaissance avec toi; cela n'est point étonnant; il suffirait de parler de toi pour exciter la curiosité de l'homme le plus indifférent. Juge, si Luzan, né sensible et idolâtre du mérite, doit être impatient de te voir. Quand ce jour si vivement désiré viendra-t-il? Ah! chère Henriette, ta présence nous rendrait trop heureux; mais tu partagerais notre bonheur, sans cela nous ne pourrions y suffire. L'heure de la poste me pressé, je n'ai lu que deux fois la lettre de Luzan, renvoie-la moi, je t'en prie. Adieu. LETTRE VI.Du Chevalier de Luzan, à ELISABETH. HIER après vous avoir quittée, je trouvai chez moi une lettre de mon grand-père, qui me marquait de partir sur le champ pour A.... Jamais ordre ne me coûta tant à exécuter. Accoutumé dès long-temps à sacrifier mes goûts à la satisfaction de mes parents, leur volonté était mon unique loi: mais qu'elle me parut rigoureuse! elle m'éloignait de vous. La lenteur, que je mis à me déterminer, me fit arriver tard. Il y avait nombreuse compagnie, le comte me querella, les femmes me firent des plaisanteries, axquelles je ne pus répondre, tant j'étais surpris de l'impression qu'elles me faisaient, et occupé à comparer. Je puis dire sans vouloir flatter Elisabeth, qu'elle me parut si supérieure aux personnes que je voyais, que je me persuadai qu'elles n'étaient pas de son sexe, ou qu'elle-même était une divinité. Ce qui me confirme dans ce sentiment, c'est la certitude qu'aucune illusion ne l'a fait naître. Je vous trouve belle sans doute, et trop peut-être pour mon repos. II est impossible de voir vos grâces sans en être touché; mais ce que j'admire le plus en vous, c'est cet esprit juste et pénétrant, c'est cette ra ison éclairée et sublime si rarement départie à votre sexe; mais sur-tout ce que je chéris le plus, c'est cette vertu non pas son tenue par le préjugé, mais fordée sur la sagesse même qui vous rend adorable..... Oui, divine Elisabeth, quand je songe à la beauté de votre âme, ses perfections font le ravissement de la mienne. Cette délicieuse contemplation épure sans cesse mon hommage et le rend digne de vous. Ma passion ne saurait vous offenser, puisqu'elle est fondée sur l'amour de la vertu. Oui, c'est-elle, c'est la vertu même que adore en vous aimant: mon cœur vous le jure; et si jamais le pouvoir de vos charmes me faisait oublier son serment, punissez-moi de votre haine. Ah! Elisabeth, que je serais malheureux, et que le souvenir de ma félicité présente ajouterait à mon désespoir! mais il ne se peut que ce malheur m'arrive; les sentiments, que vous m'avez inspirés, sont si purs et me font jouir d'un bonheur si parfait que nul désir ne saurait le troubler. La crainte de vous déplaire, est la seule chose capable d'altérer ma félicité. Vous voir, vous adorer, vous le dire, fait le charme de ma vie; que puis-je souhaiter de plus? Heureux par ce qui fait le supplice des amants vulgaires, mon cœur, loin de gémir de la certitude que vous serez constamment vertueuse, vous chérit mille fois davantage. LETTRE VII.De Madame d'Albi, à ELISABETH. JE ne puis plus te condamner, chère Elisabeth, je ne puis que te plaindre. Il est vrai que la position du chevalier te laisse quelqu'espérance; mais qu'elle est mêlée d'incertitude, et qu'il faut avoir besoin de croire pour se satisfaire d'une si faible lueur! Tu apprendras, mais trop tard, que les obstacles en amour sont cent fois plus cruels que les impossibilités, parce qu'ils laissent le trompeur espoir de les vaincre, et qu'on n'en triomphe presque jamais, sur-tout lorsqu'ils viennent de la fortune; et il y a tant de disparité de la tienne à celle de Luzan, que... mais en vain te retracerois-je tout ce qui s'oppose à votre commun bonheur; je te ferais craindre mille maux sans te garantir d'un seul. Il n'est plus temps, ton sort est commencé, il faut que son tissu s'achève. Le présent t'enchante, l'avenir te promet, et d'ailleurs ta félicité actuelle est, selon toi, si indépendante des sens et des événements, que tu la crois inaltérable. Le chevalier tient le même langage, sa lettre est une vive expression de la flamme la plus pure, il montre plus de passion pour ta vertu que pour ta beauté; cependant tu es assez jolie, même de l'aveu des femmes, pour que tout homme rende prenierement hommage à tes charmes; l'esprit, la vertu, le bon caractère, n'obtiennent communément que le second tribut. Ainsi je t'avoue que la sublime métaphysique du chevalier m'est un peu suspecte; et dussé-je affliger ton cœur en y élevant des doutes, ton intérêt et mon amitié exigent que je t'éclaire sur ce qu'il est important que tu connaisses. Il me semble que Luzan a peu d'amour, ou que cet extrême spiritualité de sentiments, qu'il manifeste avec tant d'éclat, n'est employée que pour te fermer les yeux sur les dangers d'une passion qu'aucune circonstance ne promet de couronner; ou s'il est abusé lui-même sur la nature de son penchant et qu'il soit de bonne foi, tu dois plus encore t'observer; car l'enthousiasme de la vertu égare plus d'amants que la volupté n'en séduit, parce que nulle défiance ne les garantit du péril. Si, dans une passion parvenue à son comble, les conseils n'étaient aussi superflus que les menaces, je te recommanderais beaucoup de retenue, et sur-tout je te prierais de cacher une partie de ta tendresse à celui qui l'a fait naître: mais je connais trop la vivacité de ton imagination et l'impétuosité de tes sentiments, pour espérer cette salutaire précaution. Ton cœur, semblable à un volcan, ne vit que par Pexplosion de sa flamme; il meurt si son feu n'éclate; tu veux exprimer tout ce que tu sens...... Ah Elisabeth! que l'on paye cher le plaisir de dire combien l'on aime! Souviens-toi que l'amour a besoin, pour subsister dans toute sa force, d'espoir, de crainte et d'alarmes. La certitude et la paix l'affaiblissent, et malheureusement il ne s'éteint pas pour tous deux en même temps. Nous, à qui il en coûte tant d'aimer; nous, faibles et sensibles, restons seules chargées d'un sentiment, qui, après avoir fait notre bonheur, fait notre plus cruel supplice, lorsqu'il n'est plus partagé. Tu diras que je ne m'occupe qu'à prévoir des malheurs; mais ce dernier étant le plus redoutable et dépendant absolument de ta conduite, j'ai cru devoir t'indiquer les moyens de le prévenir. Je te félicite de la vive amitié du baron, et t'engage à la soutenir par la complaisance. Le plaisir, qu'il a à dire du bien de lui, est un soible moins révoltant, que la méchanceté de ceux qui ne respirent que pour calomnier; ses perpétuelles vanteries sont bien plus supportables que les tristes déclamations de ceux qui ne parlent des hommes que pour s'en plaindre. Lui, au contraire, prétend avoir toujours à s'en louer. J'avoue que c'est par vanité. Qu'importe le motif; il suffit que le résultat en soit bon. Aie donc un peu plus d'indulgence pour de légers travers, qui au fond sont très risibles; car je t'assure que le baron m'a souvent amusée, par les merveilleux récits qu'il faisait sur son compte. Tu me cajoles, bonne Elisabeth; en me parlant de l'empressement du chevalier à me connaître; mais sans t'expliquer tout ce que je devine la-dessous, je suis bien aise de te prévenir que je n'en serai pas moins sincère toutes les fois que tu me feras juge de tes sentiments: je ne suis point intéressée à m'y tromper. Sa lettre m'a laissé une impression que je ne puis définir, si ce n'est que ma confiance pour lui est absolument inquiète et incertaine: je crois qu'il te serait très falutaire d'être dans le même cas. LETTRE VIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. Oui.... appelle-moi bonne.... méchante Henriette! Me montrer des doutes offensants pour ce que j'honore le plus après toi. Soupçonner d'artifice Luzan! lui dont la candeur et l'honnêteté ont seules séduit mon cœur! Que ne peux-tu le voir et l'entendre! tu te reprocherais tes soupçons! Tu sembles désirer que j'aie ta défiance. Ah Dieu! c'est me dire de renoncer à mon amour; ce serait m'en ôter tout le charme. Non, plus-tôt mourir que de me défier du chevalier. Au souhait que tu formes, je ne reconnais plus l'excellence de ton cœur; je t'assure que ton bon esprit se déprave depuis que tu habites ce charmant et dangereux pays, où le mensonge règne souverainement, où l'art sublime est de déguiser ses sentiments, de pénétrer ceux d'autrui; où on aimerait mieux être injuste envers mille, que d'être trompé d'un seul; où la grande maxime est de s'observer, comme si l'on était environné d'un peuple d'ennemis: penses-tu que jamais un cœur droit puisse suivre de tels principes, même avec les indifférents? et cependant tu me conseilles de la dissimulation avec Luzan. Ah! si tu avais été témoin..... Ce matin, il est arrivé de la campagne couvert de sueur et de poussière, il a franchi la sale en un saut, s'est précipité à mes pieds, a pris une de mes mains, puis me regardant avec des yeux où l'amour et la joie... O mon Elisabeth, éclataient... permettez-moi ce titre à quoi je puis aspirer maintenant, si vous daignez consentir à mon bonheur: je vais être entièrement libre, mon grand-père veut que je quitte l'ordre de Malte, il me nomme son... Dieu! que je lui héritier.... dois de reconnaissance! non pour la fortune dont il va me combler, mais par la félicité qu'il m'assure en m'unissant à vous...... Que nous serons heureux, lui ai-je dit avec un transport que je n'ai pu retenir! Le comte est-il instruit de votre penchant, et consent-il?..... Non, j'ai été interrompu au monent qu'encouragé par le désir qu'il me témoignait de me voir marié, j'allais lui déclarer mon amour; il m'a ordonné d'aller prévenir ma mère de ses intentions; et si vous me le permettez, je vais faire part à votre oncle de cet heureux événement, nous ferons parler au comte par un ami commun. Je ne doute pas qu'il n'approuve le choix de mon cœur. Je ne crains d'autres difficultés que la passion de ma mère pour l'état que j'ai pris; car, quand une mauvaise fortune ne m'y aurait pas nécessité, elle P'aurait exigé de moi: mais j'espère que mon grand-père, à qui elle doit tout, vaincra les obstacles qu'elle pourrait mettre à mon bonheur. Enfin je vais tout employer pour avoir son agrément; elle ne pourra résister à mes ardentes sollicitations. Oui, je sens que je la persuaderai, puisqu'il s'agira de vous obtenir. Je lui ai demandé quel puissant motif pourrait obliger sa mère, à s'opposer à tout ce que la fortune pouvait offrir de plus favorable pour lui. Il m'a appris que la marquise avait été mariée contre son gré, non que son cœur fût prévenu pour un autre; mais parce qu'ayant passé ses premières années au couvent, et étant destinée à y finir ses jours, elle avait une inclination naturelle pour le célibat: la mort d'un frère unique avait déterminé ses parents à la marier; ce sacrifice lui avait infiniment coûté. La seule chose qui la consola, consola, en se mariant, ce fut l'espérance d'avoir des filles et de les faire religieuses; persuadée que l'on ne peut être heureux que dans cet état. Elle a abusé de la respectueuse soumission de son fils, pour le faire entrer dans l'ordre de Malte, d'ailleurs autorisée par la ruine de sa maison. Luzan n'a rien eu jusqu'à présent à opposer à sa volontéIl m'a confié tous les malheurs de la marquise. Son infortune est si grande, qu'il ne lui reste en propre, pas même la faculté de vivre dans une communauté; mais le comte, son beau-père, touché de la triste situation où l'inconduite de son mari l'avait laissée, lui procure une aisance convenable à son rang, sans cependant l'avoir gratifiée d'aucune possession; elle est dans une absolue dépendance. Cette circonstance, mortifiante pour la marquise, est avantageuse pour le chevalier: c'est même le seul point sur lequel il fonde quelqu'espoir, parce que son grand-père étant absolu dans ses volontés, il se flatte que peut-être il forcera la marquise à se prêter à ses vues. Il m'a protesté que, sans le vif désir qu'il a d'unir son sort au mien, il refuserait tout autre parti plus-tôt que d'affliger sa mère. Je l'ai prié de ne rien dire à mon oncle jusqu'à la réponse de la marquise, parce qu'au cas de refus, il serait dangereux de commettre son amour-propre par des démarches inutiles. Cependant je dois compter sur un bon succès, si j'en crois l'amour du chevalier. Tu vois la sincère ardeur qu'il met dans ses rœux: ose maintenant l'accuser d'adresse. Vas, bientôt ton admiration pour lui sera égale à la mienne..... Aimable Henriette! je te dois de tendres remerciements pour la sage leçon que tu ne donnes au sujet de mon oncle. Tu me fais sentir, avec autant d'art que de bonté, le tort que j'ai eu de critiquer un ridicule qui ne préjudicie à personne; tandis que j'ai passé sous silence plusieurs qualités estimables, qui devraient prévaloir dans mon esprit et mériter tout mon respect. Que je suis confuse de mes impatiences et de ma prompte malice à m'en venger! heureusement elle ne m'est point échappée devant Luzan. Que je rougirais s'il avait quelques défauts à me pardonner. J'ai besoin de l'indulgence de mon amie, mais je veux l'amiration de mon amant; son amour, je le sens, ne peut être parfait qu'à ce prix. Avec cette persuasion, juge de quels efforts je serai capable pour perfectionner mon caractère. Continue donc, chère Henriette, de remplir la tâche que tu t'es si généreusement imposée de m'avertir de mes fautes. Ton amitié sait m'épargner l'amertume des reproches, tu badines en me corrigeant, tes reprimandes sont des caresses. Oh que tu es aimable! et que tu serais parfaite, si tu voulais rendre justice à Luzan! Il est parti ce bien-aimé, cet homme divin. Je ne sais pour combien de jours, mais son absence m'oppresse un peu, et mon cœur ne respire point à son aise.... Quelle réponse aura-t-il? Le cœur me bat... quand j'y pense, je passe tour à tour de la crainte à l'espoir, mais je me livre le plus souvent à ce dernier: c'est d'un bon augure; qu'en dis-tu? Bon Dieu! comme je vais être émue l'ouverture de cette lettre! je t'avoue que l'absence commence à me paraître un peu dure, et si elle était longue, je sens que je ne pourrai la supporter: n'ajoute donc pas à mon chagrin par tes injustes soupçons. LETTRE IX.De Madame d'Albi, à ELISAbETH. APPAISE toi, chère Elisabeth demain je vais à Paris, demain nous ferons la paix; demain j'abjure mes erreurs, demain tu me parleras tant et tant que tu voudras de cet aimable chevalier: je suis assez contente du désordre de sa parure, et de son empressement à t'annoncer la résolution de son grand-père; son langage est celui du cœur; à ses expressions je reconnais le véritable amour. Quand à toi, j'aurais souhaité que tu eusses mis un peu plus de dignité dans les témoignages de ta satisfaction; mais je conçois aisément que le plaisir de montrer toute ta tendresse l'a emporté sur l'honneur de paraître respectable. Tu veux, dis-tu, l'admiration de ton amant; je t'approuve, et cet orgueil me plaît; mais sache que tu as en cette occasion manqué ton objet, car sûrement l'exclamation de ton âme transportée aura charmé le cœur de Luzan, mais t'a privée de cet hommage de vénération dont tu parois si jalouse. Arrange-toi la-dessus; c'est le prodige le plus rare de la beauté que celui d'inspirer autant de respect que d'amour. L.e seul moyen d'opérer ce miracle est de voiler soignensement l'excès de notre tendresse. Mais j'oubliais que tu nommes cette réserve dissimulation, ainsi je ne veux plus en parler, de crainte que notre querelle ne recommence et ne trouble la solide paix que je veux faire demain avec toi. Je compte arriver à midi; je descendrai chez ton oncle. Il n'y a pas apparence que nous fassions connaissance, ce voyage, avec le chevalier; car je ne vais à Paris que pour deux fois vingt-quatre heures. Une affaire assez désagréable m'y attire. Notre avocat nous a écrit que ce malheureux procès, dont tu as tant entendu parler, va enfin être jugé. Il nous marque qu'il faut absolument que nous allions solliciter nos juges; j'ai inutilement témoigné à monsieur d'Albr combien je répugnais à cette démarche. II prétend que ce serait blesser l'ordre des choses que de s'en dispenser; que, puisqu'il était d'usage de s'assurer de la protection pour une bonne ou mauvaise cause, i fallait faire comme tout le monde. Je lui ai représenté que souvent malgré cette précaution on n'en perdait pas moins; cela est égal, m'a-t-il dit tranquillement, pourvu que l'on ne se soit point écarté de la grande règle, l'on doit être satisfait, lorsqu'on n'a rien à se reprocher sur ce point. N'ayant rien à répliquer, j'ai souscrit: mais je t'assure que je rougis, je ne sais si c'est de de honte ou de dépit, quand je songe qu'il faut aller prier des hommes intègres de me rendre justiceEn vérité j'ai beaucoup de respect pour les vertus de monsieur d'Albi, mais je suis très révoltée en cette occasion, de voir comme son amour, pour ce qu'il nomme le bon ordre, l'aveugle sur l'indécence de ce procédé. Enfin il faut obéir: chère Elizabeth, ta présence me dédommagera amplement de ce sacrifice; je suis toute tremblante de joie de songer à ce doux moment. Je ne ferai aucune visite, si ce n'est à nos juges, pour ne point te quitter. Si ton oncle pouvait se priver de ta compagnie quelques jours et te laisser venir avec moi, il serait bien, comme il le croit, le plus aimable homme du monde. Tu verrais que le pays que j'habite n'est point tel que tu te le figures. Il y a des hommes vrais, des femmes sincères... mais je ne veux pas achever, tu en jugeras toi-même; cela te persuadera mieux que le plus beau panégyrique. Adieu, chère et charmante amie. Commence à pressentir le baron sur ce petit voyage. Je voudrais bien être auprès de toi, quand tu recevras la lettre du chevalier; car sûrement tu la déchireras pour enlever le cachet, et ton impatience te fera perdre la phrase la plus tendre, du moins tu le croiras. Que cet avis modère ta vivacité! je te recommande encore de te promener une heure dans le jardin avant mon arrivée; car, si tu étais dans ton appartement, je craindrais que tu ne te précipitâsses pour m'embrasser plus tôt. Chere Elisabeth! ton ardente amitié a les transports de Pamour, et la mienne n'en a que la tendresse. Cependant, malgré cette différence, quelles femmes s'aimèrent jamais plus sincèrement que nous? Je sens que chaque jour ajoute à ce doux-tien. Cela ne saurait être autrement: tu es le seul objet qui donne l'activité à mon cœur; sans toi je ne goûterais plus que la tranquille sacisfaction de remplir mes devoirs, dernière ressource d'une âme honnête et sensible. Qu'il me tarde de te voir! J'at mille choses à te dire, à demain le jour heureux. Fais donc arriver le chevalier, pendant que je serai à Paris. Je t'avoue que je suis d'une curiosité extrême de voir cette mine dont tu ne me parles point; elle doit être friponne, quoique tu défendes ton cœur de s'y être laissé surprendre. Nous verrons s'il n'a que l'âme de belle. S'il est d'une jolie figure, je t'avertis que je te fais une guerre terrible, pour t'apprendre à mettre plus de bonne-foi dans tes confidences. LETTRE X.Du Chevalier, à ELISABETH. ÉLISABETH! ma chère Elizabeth!..oui, toutes les puissances humaines ne sauraient désunir nos cœurs. Le mien est à vous pour jamais, j'en jure par cette immortelle sympathie, qui me fit vous aimer avant que de vous avoir vue; j'en jure par vos divins attraits, que je ne puis cesser d'adorer sans cesser de vivre..... Quelle autre pourrait me plaire après vous avoir admirée? vous possédez tout ce qui peut charmer le cœur et l'esprit. La nature, prodigue envers vous, vous a douée de toutes les grâces propres à séduire l'inconstance même. Oui, divine Elisabeth, vous seule réunissez tous les charmes de votre sexe. Il ne reste rien à aimer, dès qu'on vous a vue. Je sens que tant de beauté, de vertu, et de tendresse, mérite plus que l'hommage d'un mortel: mais mon amour, mon pur amour, a su vous toucher.....O moment plein de charmes, que celui où vous consentites avec transport à unir nos destinées! Souvenir délicieux, vous ne sortire? jamais de ma mémoire! Trop aimable Elisabeth! source de ma félicité et des premières peines que mon cœur souffre! comment vous exprimer ma surprise et ma douleur? J'avais craint quelque résistance de la part de ma mère; mais je n'avais pas prévu qu'elle serait inflexible. A peine je lui ai appris les desseins de mon grand père, qu'elle m'a regardé avec indignation Elle m'a accusé de légèreté et d'artifice; elle prétendait que j'avais sollicité l'autorité du comte pour enchaîner la sienne. Je lui ai représenté avec respect, la foumission aveugle que j'avais toujours eute pour ses moindres volontés; le sacrifice que je lui avais fait en prenant un état si opposé à mon inclination; le silence que j'avais gardé à cet égard depuis dix ans, et que je n'aurais jamais rompu, sans les nouvelles dispositions du comte. Touchée de la sincérité de mes sentiments, elle s'est apaisée et a pris un ton plus doux, mais cent fois plus redoutable. O mon fils, je reconnais ta candeur, m'a-t-elle dit en me serrant dans ses bras; mais ne me refuse pas la seule satisfaction qui me reste: mets le plus haut prix à ton obéissance, en sacrifiant la fortune qui t'est offerte. Tu me sauras gré un jour de t'y avoir obligé; crois-en la tendresse éclairée d'une mère qui te chérit plus que sa vie: le sort heureux, dont mes oncles ont joui dans l'état que tu veux quitter, m'assure de ton bonheur. Cette certitude fait toute ma consolation; confirme mon attente, ou tu répands l'amertume sur le reste de mes jours. Tu connais mes malheurs; toi seul peux les adoucir par ta résignation. Je bénirai la providence de m'avoir soumise à un joug malheureux, si mon fils est dans la voie de son falur...... Ses pleurs, qui coulaient en abondance, m'ont percé l'âme...... ô Dieu! qui peut résister aux larmes d'une mère? quel cœur assez barbare pourrait les voir couler et y être insensible? Je verserais tout mon sang, pour épargner la douleur à celle qui m'a porté dans son sein; mais comment lui sacrifier le bonheur de vous posséder, après l'avoir espéré de votre aveu? c'est un effort dont je ne me sens point capable. Ah! ma mère! que vos caresses sont cruellesl que ne pouviez-vous employer cette sévérité implacable, si puissante sur les âmes serviles, et faible sur un cœur généreux: je serais moins malheureux et mon choix serait déjà fait. Mais je ne puis que gémir et non me plaindre de la prévention de la marquise; soit tendresse ou préjugé, elle est persuadée qu'elle ne désire que ma félicité, et cependant mon cœur se déchire à la seule pensée du sacrifice qu'elle me demande. Elle exige que je fasse des vœux sans délai, que je cache à mon grand-père la part qu'elle à à cette fubite résolution........ O douloureuse alternative! faire un serment qui me sépare à jamais de mon Elisabeth, ou causer le désespoir d'une mère respectable jusque dans son erreur: et pour comble de maux, ne pouvoir ni résister ni succomber...... oui, mon irrésolution fait mon plus grand supplice. Pardonnez, chère Elisabeth, pardonnez à votre malheureux amant s'il balance entre la nature et l'amour; mais une mère tendre et infortunée est la seule rivale qui fût digne de vous, la seule qui pût vous être opposée. Cependant, gardez-vous de croire que l'une de vous puisse triompher. LETTRE XI.D'ELISABETH,au Chevalier. Ah! sans doute l'union de nos cœurs sera éternelle; j'en ai la confiance. Oui, je sens que la fortune, le préjugé, le sort même; rien n'est capable de rompre une chaîne dont la vertu est le plus fort lien. Mais, que cette douce certitude est mêlée d'alarmes! quel trouble mortel les ernieres lignes de votre lettre m'ont causé! Je frémis et j'admire tout à la fois vos héroïques sentiments; hélasl ils font mon désespoir et mon ravissement. Ah, Luzan, idole de mon ccœur, charme de ma vie, cher Luzan, votre amour fait mon honheur, et votre vertu ma gloire!..... Oui, l'hommage d'un eur vertueux, comme le votre, est plus flatteur pour moi que celut e l'univers entier. Vous implorez mon indulgence; ah! comment pourrais-je ne pas excuser votre irrésolution; elle me prouve également et l'excès de votre tendresse et votre respectable piété; votre âme ne peut avoir de si nobles sentiments, sans être capable du plus parfait amour; plus vous honorerez votre mère, plus je serai sûre que vous aimerez Elisabeth. Croyez donc que loin de m'offenser de votre douloureuse perplexité, je rends hommage au juste sentiment qui la cause: je sens trop qu'une mère infortunée et sensible, quoiqu'aveugle en sa tendresse, mérite le sacrifice de nos plus chers intérêts. Le pouvoir, que la loi vous donne de lui résister, doit être un droit pour elle et un motif de plus, pour déterminer votre cœur généreux à faire pencher la balance en sa faveur. Je ne croirai point, puisque vous me le défendez, que l'une de nous puisse l'emporter sur l'autre; mais je vous conjurerai, par tout ce que l'amour a de plus cher et de plus sacré pour vous, de céder aux vœux de la marquise, s'il est impossible de la faire changer de résolution. Non seulement vous lui devez plus qu'à moi, mais plus qu'à vous-même. D'ailleurs, soyez persuadé que la paix intérieure, que vous obtiendrez en vous immolant à sa volonté, est mille fois préférable aux charmes de l'amour, lorsque sa jouissance peut affliger ceux qui nous ont donné le jour. O vertu, quel sacrifice tu exiges des âmes soumises à ton empire! Hélas! le bonheur s'est montré à nous un moment; un seul moment, nous l'avons pu espérer. Qu'il est affreux d'y renoncer! cependant il le faut; oui, Luzan; et nous serions peu dignes de nous-mêmes, si nous préférions notre félicité à notre devoir. Que dis-je? pourrions nous être heureux en nous écartant de ce que la raison nous prescrit? non, sans doute, et le vœu de mon cœur est que la sagesse nous guide, comme son serment est de vous adorer jusqu'à son dernier soupir. J'attends ma chère Henriette, et deux jours se sont écoulés depuis celui qu'elle m'a indiqué pour son arrivée. Je suis dans la plus vive inquiétude; je crains tout ce qui peut m'affliger; c'est trop de maux à la fois pour mon sensible cœur. Hâtez-vous de m'écrire et de m'apprendre le parti que vous aurez pris; quel qu'il soit, il me semble qu'il me sera plus supportable, que la douloureuse incertitude où je suis. Je tremble que madame d'Albi ne soit malade; cependant je vais lui envoyer un exprès pour être iformée plus tôt de la vérité. La certitude d'un malheur m'est moins affreuse que la crainte; souvenez-vous donc bien de ne jamais me déguiser ce que je puis redonter... Voila le baron qui entre; je lui laisse croire que je vous écris des nouvelles, et sur-tout que je vous parle beaucoup de lui. Je suis obligée de fermer ma lettre, car sa curiosité me paraît extrême, et il faut, plus que jamais, lui cacher notre intelligence. LETTRE XII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. POURQUOI, chère Henriette, laisses-tu Elisabeth dans la plus tourmentant inquiétude? depuis trois jours je t'attends avec la plus vive impatience; et tu ne viens, ni ne m'écris. Que veux-tu que je pense? que les plus fâcheux accidents te sont arrivés sans doute, puisque j'ignore ce que tu fais. En vain tu m'as juré de m'avertir sur le champ si tu étais malade; cette promesse ne me rassure point; ou si j'y compte quelquefois, ce n'est que pour me tourmenter davantage, parce que je crains alors le pire des maux; que la mort ne t'ait ravie à ma tendresse....... Mon Dieu! que je suis malheureuse d'avoir des sentiments si excessifs! La nuit-du jour heureux où je t'attendais, je ne fermai pas l'œil, je me levai à cinq heures du matin, je me mis cent fois à la fenêtre, j'allai autant au jardin; le bruit de chaque voiture me causait des tressaillements qui m'ôtaient la respiration, et dès que je n'entendais plus rien, mon impatience redoublait: je m'avanois jusqu'à la porte de la rue pour ranimer mon espoir, par la vue de quelqu'objet propre à le soutenir; et d'aussi loin que j'apperçevois un carrosse, je me flattais que c'était celui de ma chère Henriette. Toujours déçue et jamais rebutée, je crois que j'aurais passé la journée entière à la cour et au jardin, si l'on ne m'eût forcée de monter pour dîner. Tu concevras aisément 'effervescence de mon cœur, quand tu sauras que non seulement j'attendais mon unique amie, mais que le même jour, le même moment je comptais sur une lettre du chevalier. Elle arriva cette lettre, et si les serments de l'amour le plus endre, faits par l'homme le plus aimable et le plus aimé, pouvaient consoler des inquiétudes que cause absence d'une amie adorée, j'aurais dû retrouver le calme, qui ne peut m'être rendu que par tes nouvelles ou ta présence. Pars donc, si tu le peux, aussi-tôt ma lettre reçue; je n'eus jamais plus besoin de secours pour m'aider à soutenir une vertu, qui n'est je crois point dans mon caractère. Il faut t'expliquer l'énigme. Tu sais avec quelle joie, mêlée de pou de crainte, j'attendais la réponse de la marquise, et combien j'avais lieu d'espérer qu'elle nous serait favorable, me flattant que sa prévention fortifiée par une mauvaise fortune, céeroit bientôt aux offres avarttageuses du comte. Mais vain espoir! elle est, s'il est permis de parler ainsi, invulnérable dans son préjugé, et le ciel, qui peut tout, a mis en elle l'assemblage des vertu les plus touchantes, et des défauts les plus désespérants pour ceux qui font sous sa dépendance. Elle est douce, tendre, sensible, dévote et opiniâtre à l'excès; et pour comble de disgrâce, elle met tant de bonté dans son obstination, que Luzan est forcé de la respecter jusque dans ses refus. J'honore, il est vrai, sa piété filiale, car il n'a pas un sentiment qui ne soit une vertu. Mais, voici Pexplication promise. Ecoute le plus profond secret de mon âme. J'admire et j'abhorre sa perplexité; tout mon sang s'allume à la seule pensée qu'il balance entre sa mère et moi. Eh bien! malgré ma haine pour son aveugle soumission, je l'ai conjuré d'obéir à la marquise, de prononcer ses vœux; mon cœur se déchire en lui faisant cette prière et je t'assure que l'arrêt de ma mort m'eût bren moins coûté: mais que ne ferais-je pas pour augmenter l'estime de Luzan? de quoi ce désir ne me rendrait-il pas capable? je sens que je puis tout immoler à cet espoir. Quel secret je te révéle, et que d'autres à ma place se feraient un mérite de ce sacrifice fait à l'amour, en laissant croire qu'il n'est fondé que sur la vertu! mais je sais, chère Henriette, que tu préfères la vérité, telle qu'elle puisse être, au faux éclat de l'hypocrisie. D'ailleurs, je n'imagine pas avoir besoin d'indulgence, lorsque je sacrifie mes plus chers intérêts au désir d'accroître l'admiration de mon amant. Le motif est assez beau, et cette gloire vaut bien à mon sens elle d'un conquérant, d'un ministre, d'un auteur, d'un martyr même...... oui, d'un martyr; car il me semble qu'animée d'un saint zèle pour la religion, il me serait moins douloureux d'être la proie des flammes, que de renoncer au bonheur de devenir l'épouse de Luzan... Pourquoi ai-je joui de ce doux espoir? avant ce cher et fatal instant, l'intelligence de nos âmes eût suffi à ma félicité: satisfaite de la possession de son cœur, je n'aurais peut-être pas porté mes vœux plus loin. J'entrevoyais à peine l'espérance d'unir nos destinées, et je ne me livrais à ce rayon que pour autoriser ma tendresse: l'honnêteté m'en faisait un besoin bien plus que mon cœur; car, en vérité, j'étais si heureuse par mes propres sentiments, que je suis persuadée que j'aurais passé ma vie à espérer sans me plaindre e ne rien obtenir. Mais à présent, comment se faire une raison? Quel parti prendre, si le chevalier fait ses vœux, comme il y a lieu de le craindre, d'après mes instances et la résolution déterminée où il est de ne point désobliger sa mère? Cependant, il me dit, que je me garde bien de croire que l'une de nous puisse triompher. Que penses-tu de ce langage? que signifie-t-il? Je frémis de l'interprétation qu'il faut y donner. Il ne veut ni renoncer à moi, ni désobéir à sa mère: qu'espère-t-il donc? mourir, sans doute..... Ah! Henriette, que deviendrait ta malheureuse amie, si ce désespoir...... mais que deviendrai-je encore, s'il fait l'éternel serment qui séparera à jamais notre sort? Me sera-t-il permis de le revoir, et m'exposerai-je à rougir de mon amour, après en avoir fait ma gloire? non, et quelque vive que soit ma tendresse, je crois pouvoir répondre que je mourrais avant que son charme me portât à rien qui pût me causer des remords. Cependant, s'il est vrai, comme on le prétend, que la passion et la sagesse soient incompatibles, je me suis trop engagée; car je sens qu'il ne m'est pas plus possible, quoiqu'il arrive, de cesser d'aimer Luzan, que de cesser d'adorer la vertu.... Chere Henrrette, toi qui lis si bien dans mon cœur, et qui prévois trop bren l'avenir, qu'aperçois-tu dans mes dispositions? quelles en seront les suites? Hélas! il faut te l'avouer, je tremble pour moi-même, malgré la pureté de nos sentiments; parce que, comme tu Pas judicieusement observé, le danger est d'autant plus grand, que l'approbation intérieure couvre les pièges qu'une conscience alarmée montre partout où ils sont. Je suis dans une mortelle agitation. Je ne sais où porter mes craintes et mon espoir. Crois-tu que le chevalier condescende aux volontés de sa mère? crois-tu qu'elle-même ne se laisse point fléchir aux ardentes prières de son fils? Elle exige de lui qu'il fasse ses vœux, sans en informer le comte, et sans l'instruire de la part qu'elle a à cette contrainte: cette dure condition est très honorable pour Luzan; elle prouve jusqu'où va sa délicate probité, puisque, dans la chose d'où dépend son bonheur, il est résolu de ne point enfreindre la loi imposée par la marquise, quoique ce fût le seul moyen par lequel il pût se flatter de la déterminer.UnUn homme, si sévère sur tout ce qui tient à l'honnêteté, est capable des plus vertueux efforts. Je P'y encouragerai de tout mon pouvoir, si les résolutions de sa mère ne changent point, et dût-il m'en coûter la vie, je veux, s'il est possible, que ma vertu l'emporte sur la sienne. Ne pense pas, ma chère, que ce souhait vienne d'un sentiment d'orgueil. Non, le vœu de mon cœur est d'être adorée de Luzan, et je sens par moi-même, qu'il ne peut m'aimer comme je le désire qu'autant que je serai parfaite à ses yeux. Chere Henriette, tu sais que je formai un semblable vœu, dès que je t'aimai. Je t'avouai de bonne foi mes défauts et la sincère envie que j'avais d'y substituer de bonnes qualités, pour être plus aimée de toi... ..Amour, amitié, que je vous dois de reconnaissance, pour les nobles sentiments que vous avez fait germer dans mon cœur! Si quelqu'un au monde était assez malheureux pour n'avoir nulle vertu, je lui conseillerais d'aimer, si toute-fois il était susceptible d'une véritable amitié: je réponds qu'il deviendrait bientôt délicat, honnête, franc, généreux, discret, indulgent, humain, modeste; en un mot, il acquerrait toutes les vertus sociales, excepté cependant la plus essentielle au bien commun, je veux dire l'équité: car je crois que les amants, (il est vrai que l'on peut séparer les amis) ne connaissent gnere la justice; les contradictions, qu'il y a dans ma volonté par rapport à Luzan, en sont la preuve, J'amire et je loue son extrême condescendance pour sa mère; je Pen aime mille fois davantage, et l'instant d'après je le blâme, et je voudrais que son amour prévalût. Pour me contenter, il faudrait qu'il pût vaincre et céder tout à la fois à son penchant. Y a-t-il rien de plus injuste que ce conflit de vouloir? Enfin, quelque soit le parti qu'il prenne, je ne démentirai point l'opinion que je lui ai donnée de ma résignation. Je l'ai fortement engagé à m'informer tout de suite de ce qui serait résolu. Je serai peut-être plusieurs jours à attendre sa réponse, juge de mon tourment, ont tu ne connais pas encore toutes les causes. J'ai fait une fatale...Plut au ciel que découverte... je me fusse trompée dans mes remarques! c'est ce que tu m'aiderois à éclaircir, si tu étais ici. Je te répète la fervente prière de venir sur le champ, si cela est en ton pouvoir. Adieu, chère Henriette, que j'aime autant et plus peut-être que mon bien-aimé; il est dix heures du soir, et l'obligeant Lapierre, qui m'a vue tous les jours les larmes aux yeux, en demandant s'il n'y avait point de lettres de madame d'Albi, veut partir sur le champ pour te rendre la mienne. Il aura le temps, dit-il, de m'apporter des nouvelles, avant que je me couche. Elles seront si bonnes, assure-t-il, qu'elles procureront le sommeil à sa bonne maîtresse, qui ne dormira point tant qu'elle sera en peine de sa chère madame d'Albi. Je t'avoue que je n'ai pas assez de générosité pour m'opposer au zèle de ce fidèle garçon. Je le laisse donc aller, il aura un peu de mauvais temps, mais s'il pensait comme moi, il s'estimerait très heureux puisqu'il aura le bonheur de te voir. Comme il sera près de deux heures quand tu recevras ma lettre, je ne te presse plus de partir sur l'instant, je craindrais pour ta délicate santé, qui ne peut être en danger, sans y mettre ma vie. Mais console au moins ton Elisabeth, par l'assurance d'un prompt départ. Très certainement Lapierre me trouvera encore levée, et si la pluie cesse je serai au jardin.... Où es-tu donc dans ce moment? et Luzan que fait-il? Vous occupez sans cesse l'un et l'autre ma pensée. LETTRE XIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. JE suis fâchée, chère Elisabeth, de t'avoir causé tant d'inquiétudes. La vive peinture, que tu m'en fais, pénètre mon cœur; tu me fais éprouver les divers mouvements de ton âme agitée. Que ne donnerais-je pas pour avoir prévenu tes alarmes, s'il eût été en mon pouvoir! mais je n'ai pu disposer d'un seul instant pour t'écrire. Madame d'Albi est tombée malade, deux heures avant celle que j'avais arrêtée pour mon départ: une fièvre ardente et de fréquents vomissements ont mis sa vie en danger et nous ont fait craindre de la perdre jusqu'à ce moment, où, grâces au ciel, elle est rendue à nos vœux. La bonté de ton cœur te fera aisément concevoir que je ne pouvais m'en reposer sur des services étrangers, sans blesser le devoir le plus sacré. Des gardes, des médecins et des prêtres, sont des objets si tristes, lorsqu'ils ne nous environnent que par la nécessité de leurs ministeres, qu'en vérité, je plains un malade s'il est entièrement livré à eux. Abusé par les uns, effrayé par les autres, je ne vois pas de situation plus malheureuse et qui ait plus de droit à la pitié: aussi quand je n'aurais pas été portée d'inclination, comme je le suis, à tenir fidèle compagnie à ma belle-mère, l'humanité seule eût suffi pour m'y déterminer. Cette chère femme est si touchée de mes soins, qu'elle bénit le ciel mille fois le jour, de ce que dans ses maux, elle trouve une si douce consolation en moi. Mon air, ni riant ni triste, mais sensible, est, dit-elle, ce qui convient auprès des malades. Point d'importunes questions, encore moins de gémissements; une compassion plus active que tendre, des discours vrais, nulle fausse terreur pour le présent et pour l'avenir: voilà ce qui la charme et ce qu'elle a la bonté d'admirer en moi. Je suis trop heureuse, ma chère, d'adoucir la situation de cette bonne maman, par des sentiments qui me sont naturels. Nous sommes fort satisfaites l'une de l'autre; et si je n'étais pressée par la circonstance, et que je pusse entrer dans les détails, tu admirerois l'héroïque fermeté de madame d'Albi, et sur-tout sa tranquillité et la justesse de ses réflexions, dans des moments où la crainte et la douleur manifestent communément toute la faiblesse humaine. Mais j'entends Lapierre dans l'antichambre, qui s'agite beaucoup. Le pauvre garçon, il brûle de te porter de bonnes nouvelles comme il te l'a promis. Il pourra te rendre un bon témoignage de ma santé, elle est meilleure que jamais. Elle n'a souffert aucune altération des veilles que je n'ai pas discontinuées depuis la maladie de ma belle-mère. J'éprouve sensiblement que, lorsqu'on est conduit par le cœur, la satisfaction qui en résulte, est un souverain palliatif à tous les maux où nous exposent quelquefois les vertueuses inspirations. Ce que tu m'apprends des tendres et opiniâtres refus de la marquise, ne me surprend point; c'est une suite naturele de son caractère. Elle est dévote, dis-tu, et sûrement elle l'est avec excès; sans cela, j'aurais une très bonne opinion de son cœur, d'après le portrait que tu m'en as fait: mais je vois d'ici qu'elle persistera saintement dans son obstination; persuadée que, si elle empêche son fils de se marier, c'est une victime qu'elle enlève au démon. Ne te flatte donc point de ce côté-là. Quant au chevalier, il y a un nuage entre ses discours et ses actions, qui m'empêche de pénétrer ses véritables sentiments. Je ne puis rien prononcer sans avoir observé de près cet homme-là. Un amour si ardent, si sincère, et cependant subordonné à une obéissance dont le motif est puérile, me paraît une chose si incompatible, que je suis presque tentée d'expliquer ce que je ne puis comprendre, par un peu d'hypocrisie de la part de Luzan; ou du moins, je vois très clairement qu'il préfère le suffrage de la multitude, à celui du petit nombre: car assurément, ma chère, toi et moi l'applaudirions beaucoup, s'il représentait à sa mère que raisonnablement il ne doit pas sacrifier une grande fortune, ni l'espoir d'étendre sa postérité, au goût déterminé qu'elle a pour le célibat; qu'il n'y est point appelé par son penchant, mais u'au contraire, il ne fera point son salut dans un état pour lequel il ne se sent nulle disposition pour en remplir les devoirs. N'est-il pas vrai, Elisabeth, que tu approuves ce raisonnement, quoique tu aies admiré la piété filiale du chevalier? Ton motif est nouveau pour l'encourager à s'y maintenir. Je t'avoue, qu'à mon avis, c'est payer trop cher une vénération et une estime qui te sont dues à tant d'autres titres. N'es-tu pas belle à souhait, aimable à tout charmer, souverainement vertueuse, et d'une vertu vraiment estimable, puisque tes vertus sont ton propre ouvrage? tu es bonne par excellence, modeste sur-tout; à l'égard de ton esprit qui est on.. Je n'achèverai ne peut plus... Sûrement pas le portrait; quoiqu'il y ait encore mille choses admirables en toi. Je trouve qu'il est aussi fade que superflu, de donner des louanges à ceux que nous aimons de tout notre cœur. Sa vive tendresse, s'il est vertueux, fait assez leur éloge. Puisque je suis sur le chapitre des vérités, permets-moi, chère bonne amie, de t'observer que tu es un peu trop sensible aux compliments. Je n'ai pas encore pu démêler si c'est défaut ou excès d'amour-propre. Peut-être que ne connaissant pas tout ton mérite, et n'y comptant point, tu as besoin qu'on te rassure. Eh! de grâce, sois tranquille à ce sujet! Une fois pour toutes, crois-en ton Henriette, qui ne te ferait pas un mensonge pour l'empire du monde, et ne vas plus te mettre dans la tête de faire des sacrifices pour augmenter l'admiration de Luzan. Comment pourroitil ne la pas porter au plus haut point? puisque, moi femme, je me surprends quelquefois des heures entières dans la contemplation de tes merveilleuses qualités. Je relis ta lettre, et je suis embarrassée de répondre à deux questions importantes. Sçavoir, si tu dois revoir Luzan, au cas qu'il suive la volonté de sa mère. Ensuite, tu désires que je te dise ce que je pense de tes dispositions présentes par rapport à l'avenir...... Une foule d'idées se présentent à mon esprit sur ces deux articles; mais il me faudrait plus de temps que je n'en ai pour te faire part de celles qui méritent quelqu'attention. D'ailleurs je ferais des prophéties, je donnerais des conseils, je t'effraierois sur les dangers de ta position, tout cela en vain. Ton amour est si extrême, et ses effets sont si singuliers, que je crois qu'il vaut mieux, avec le fond de raison que je te connais, te livrer à tes propres lumières.Ne crois pas, chère Elisabeth, que semblable à ces amis inhumainement prudents, je n'ose donner un conseil dans l'incertitude du succès, ou la crainte du reproche. Non, ma très chère, si je ne t'enseigne rien dans cette occasion, c'est que je sais tout ce qu'il y a à attendre d'une âme noble, qui a la gloire de se diriger elle-même. Je ne te céle point que je redouterois le grand empire que l'amour a pris dans ton cœur, si je n'étais sûre que la vertu te tiendra lieu de sagesse. Tu m'inquietes par cette fâcheuse découverte que tu dis avoir faite, et dont j'ignore la cause. Je ne sais si je me trompe, mais je crois la deviner, parce que j'ai vu des choses que je n'ai osé interpréter dans le temps, et dont je n'ai pas cru nécessaire de t'instruire, pour ne pas t'inquiéter, peut-être par de fausses conjectures. Je suis aussi impatiente que toi de la réponse de Luzan: envoie la moi, je t'en conjure, sitôt que tu P'auras reçue; je n'ai pas besoin d'ajouter, et lue. Si elle tarde quelques jours, je la lirai à Paris, car mon voyage aura lieu dès que ma belle-mère sera entièrement rétablie. Adieu, chère Elisabeth, tu vas dormir sans doute; pour moi, je vais passer une grande partie de la nuit, et sûrement je ne cesserai de de penser à toi et à tout ce que tu m'as écris; je relirai ta lettre au moins quatre fois. LETTRE XIV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. GRACES au ciel, qui veille à la conservation d'une personne si chère et si précieuse que celle de mon aimable Henriette; l'événement me prouve toujours que j'ai eu tort de prendre de si vives inquiétudes sur son compte, et plus encore, de les lui faire partager par les indiscrets récits de mon céœur alarmé. Je suis confuse, de voir que mon extrême sensibilité n'épargne point la tienne, et me fasse rrop oublier ce qu'un sentiment délicat ne devrait jamais me faire perdre de vue, qui est de cacher soigneusement à l'objet aimé, les chagrins dont il n'est que la cause involontaire; aussi te promets-je de ma part, d'être plus réservée et plus tranquille; et j'espère de la tienne, qu'en quelque lieu, en quelque position que tu sois, tu m'écriras ces mots...... Chere Elise, je me porte bien, je t'aime... Ce n'est assurément pas trop exiger. Tu acceptes la condition, n'est-il pas vrai? Je n'ai reçu que quatre lignes du chevalier; elle sont écrites en style d'oracle. Et moi, qui me crois avec raison, le dieu qui l'inspire, je n'y ai rien conçu. La seule chose qui soit intelligible, c'est qu'il me fait entrevoir l'espérance de venir bientôt à Paris, ou de m'écrire quel-que chose de positif. C'est mal répondre à la prière que je lui ai faite, de me tirer incessamment de la cruelle incertitude où je suis: cet état étant le plus insupportable, pour une imagination aussi vive que la mienne. Je t'avoue que cette conduite fait naître des alarmes inconnues à mon cœur jusqu'à ce jour, joint à tes dernières observations, qui, sans me convaincre, m'ont frappé l'esprit, ainsi qu'une lumière éblouit nos yeux après une iongue obscurité; son éclat, dans le premier moment, est la seule impression dont nous soyons susceptibles. De même, le mot pocrisse a saisi mon entendement, sans me laisser la liberté de croire ou de rejeter tes soupçons. Seroit-il vrai en effet que Luzan fût hypocrite? serait-il possible qu'il fût coupable du vice que j'abhorre le plus, et qui, selon moi, est le plus dangereux pour la société? Quoi! toutes les vertus que j'ai admirées en lui, ne seraient qu'une vaine apparence? Quelle plaie douloureuse pour mon cœur, si nos craintes étaient fondées! Mais il ne se peut que l'objet de ma plus haute estime, ne soit qu'illusion. Non, nous sommes trop promptes l'une et l'autre à l'accuser. Sans doute que quelques puissants motifs, dont je serai bientôt instruite, briseront le nuage qui t'offusque, et feront voir clair dans une conduite que nous suspectons injustement. Je m'arrête à cette dernière pensée, comme à la seule que je puisse supporter; car c'est mettre mon cœur à la torture, que de douter de celui du chevalier. Non, jamais je ne cesserai de croire à sa sincérité. Tu as raison, chère Henriette, de t'en reposer sur moi-même pour les suites de la dangereuse situation ont les circonstances me menacent. Cette honorable opinion de ta part suffirait seule pour me faire acquérir une vertu dont tu me rois capable. Cependant, je te demanderai toujours l'assistance de tes conseils; un nouvel événement me les rend très nécessaires, parce qu'il est plus besoin de prudence que de toute autre vertu. La découverte, dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre, n'est que trop vérifiée. Ce matin, comme j'achevois de lire le billet du chevalier, mon oncle est entré brusquement dans mon cabinet, et se saisissant de la lettre que je tenais encore, j'ai senti ses mains tremblantes; il s'efforçait de rire pour dérober son agitation. Pourquoi donc ma nièce me faites vous un mystère.....? C'est, sans doute, pour me priver des choses obligeantes que le chevalier vous dit de moi: car je sais que son estime est si grande pour ma personne, qu'il en parle continuelement.Vous verrez, monsieur, lui ai-je dit malignement, parce que j'étais piquée de son procédé, que ce n'est pas moi qui vous prive des éloges du chevalier. Oui je vois...... fort bien, ma nièce...... quoique je sois fâché de l'oubli de Luzan, je suis bien aise de ne pas trouver ce que je craignais, parce que j'ai des vues qui vous sont très avantageuses, pourvu que vous ne vous y opposiez pas. Je suis sensible, comme je le dois, à la bonté que vous avez de vous occuper de mon bonheur. Vous m'en avez déjà donné de si généreuses preuves, que ma reconnaissance est..... -- Ne parlons pas de reconnaissance, elle fait tort à un sentiment dont je suis plus jaloux. -- J'ose vous assurer, monsieur, que mon respect égale ma gratitude, et que.... -- Ce n'est pas encore du respect qu'il s'agit; je me contente de la considération qu'on ne peut refuser à un homme de mon caractère. -- Vous méritez beaucoup -- Je le sais; et vous savez aussi combien je suis aimé de tous ceux qui me connaissent, comme je suis désiré partout; mais tout cela est peu pour moi, si.... à si...“.“ Il n'a pu continuer. Il a mis son chapeau devant ses yeux pour cacher, sans doute, son embarras. Il a toussé cinq ou six fois, puis se remettant de son trouble.......Ecoutez, ma nièce, parlez-moi sincèrement; depuis deux ans que vous êtes avec moi, vous trouvez-vous satisfaite de votre sort? Je dois mille actions de grâces au ciel, et à vous, monsieur, de m'avoir procuré une heureuse situation.Vous me ravissez, chère Elise; votre contentement est ce que j'ai le plus à cœur. D'ailleurs il me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue que l'on ne peut me connaître particulièrement, sans s'attachercher à moi. Comptez que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous rendre heureuse. Je puis donc me flatter que vous ne craindrez pas de passer vos jours avec un homme qui ne s'occupera que de votre bonheur. Dites, y consentez-vous? Ce fut mon intention, lorsque votre généreuse bonté m'épargna l'horreur de faire des vœux quej'abhorrois Auriez-vous la même aversion pour des engagements tout opposés, et refuseriez vous de..... Il a plié un genou, et s'allait nettre à mes pieds, pour achever sans doute sa déclaration, si je eusse reculé d'effroi. Heureusement des visites ont mis fin à cette singulière scène; je dis singulière, ar te serais e tu jamais imaginée qu'il pût entrer dans l'esprit du baron d'épouser sa nièce? Je m'étais déjà aperçue que ses attentions pour moi étaient au-dessus de celles d'une simple amitié. Mais j'espérais que, renfermant ses sentiments dans les bornes qu'exigeait sa qualité d'oncle, il ne porterait pas plus loin ses prétentions. Les liens du sang, joints à un âge si disproportionné, ne devraient-ils pas être un obstacle pour ceux de l'amour? Est-il possible que les lois tolérent d'une part ce qu'elles condamnent de l'autre? Mon oncle, appuyé sur la possibilité d'un mariage si mal assorti, ne s'occupe qu'à obtenir mon consentement. Je suis doublement affligée d'un si bizarre projet: il ruine les espérances que j'avais fondées sur sa généroûtté, au cas que la famille u chevalier alléguât mon peu de fortune. D'un autre côté, je serai sans cesse exposée à des persécutions, d'autant plus cruelles, que je ne pourrai m'y soustraire qu'en me privant de la seule protection qui me reste. Mes peines augmentent, se multiplient, et mon espoir diminue chaque jour. Jusqu'à ce moment, je n'avais vu d'obstacle que du coté du chevalier; maintenant, je suis effrayée de ceux qui s'élèvent du mien. Que ma position est fâcheuse! comment me conduire avec le baron? J'éluderai le plus qu'il me sera possible une déclaration ouverte de sa part: mais puis-je me flatter de lui en faire perdre e dessein? Conseille-moi, chère amie, ce qu'il y a de mieux à faire ans une occurrence si délicate. Mes inquiétudes redoublent sur la résolution du chevalier. S'il obéit à sa mère, je n'ai d'autre parti que celui de rentrer au couvent, non pour y consacrer à Dieu un cœur qui n'est plus à moi; mais pour éviter les dangers auxquels nous exposerait peut-être un malheur sans ressource... Adieu chère Henriette, mon cœur est si oppressé par la douleur, et mon imagination si troublée par la crainte, que je ne puis t'en écrire davantage pour aujourd'hui. J'attends incessamment des nouvelles du chevalier: ah! Dieu! je suis saisie jusqu'au fond du cœur, quand je songe à ce qu'elles vont m'apprendre. Compte que je t'en ferai part sur le champ. LETTRE XV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. DANS le chagrin qui t'accable, chère Elisabeth, tu exageres tes maux et les périls de ta situation. Les uns ne sont pas plus au-dessus de tes forces, que les autres au-dessus de ta sagesse. Il y a long-temps que j'avais soupçonné le penchant du baron; mais craignant de me tromper, je n'ai pas voulu te causer de l'inquiétude par de fausses alarmes. D'ailleurs, je pensais comme toi, qu'arrêté par les liens du sang et sur-tout par la grande disproportion d'âge, il n'oserait jamais faire éclater ses sentiments. Mais puisque nulle bien-séance n'a pu retenir cet homme extravagant, (pardonne si je nomme ainsi ton cher oncle,) et de plus un adorateur de tes charmes; puisque, dis-je, il n'a pas craint de faire connaître sa faiblesse, il faut éviter, comme tu te le proposes, une déclaration plus formelle, ménager beaucoup son amour-propre, le flatter même, si cela se pouvait sans blesser la vérité; et si ton extrême franchise te permettait de dire plus que tu ne penses; si tu ne peux éluder une explication ouverte, que le degré d'alliance qu'il y a entre vous, soit employé, comme le seul point sur lequel portent tes refus. Si tu pouvais te résoudre, non pas à lui dire, mais à lui laisser croire, parce qu'il est assez vain pour s'en flatter, que, sans le bonheur que tu as de lui appartenir, tu ne mettrais point d'obstacle à ses vœux; je te réponds que nous parviendrions à le guérir de sa folle passion, par une plus frivole à la vérité, mais moins dangereuse. Je le connais assez, pour être sûre que l'on peut tout attendre de la bonté de son cœur. Je ne redoute que l'excès de son amour-propre. Il est donc essentiel de diriger tes procédés de ce côté-là. Si je vais bientôt à Paris, comme il y a lieu de l'espérer, parce que la santé de madame d'Albi va de mieux en mieux, je te promets que je ne partirai pas sans t'avoir délivrée des enflammées persécutions du baron. Avec les personnes indifférentes, et pour le service de quelqu'un qui m'est aussi cher que mon Elisabeth, je ne crains pas de te dire que je ne me pique pas d'autant de sincérité que toi. Je répéterai tant de fois à ton oncle, qu'il est dommage que tu sois sa nièce, que dans cette circonstance, votre amitié mutuelle ferait de vous les plus heureux époux; mais que ces sortes de mariages, attirant justement la censure publique, troublaient à jamais le repos de ceux qui les contractaient, parce que le tourment de la confcience était une fuite invincible du blâme général. Après l'avoir intimidé par ces considérations, je lui dirai encore qu'il est dommage que vous soyez si proches parents, qu'il ferait le meilleur des maris, le plus excellent des pères. Laisse-moi faire, je te promets de si bien nourrir sa vanité et l'accroître à un tel point, que toutes ses autres passions seront subordonnées à celle-là. Calme donc tes vives inquiétudes à ce sujet, et ne t'occupe plus du triste projet de retourner au couvent. Cet asile te fut trop odieux pour que jamais tu doives penser à le choisir. Si nous ne ramenions pas le baron à la raison, comme je m'en flatte, ta sincère amie, ton Henriette t'offre auprès d'elle une retraite, qui serait charmante pour l'une et l'autre, puisque nous nous verrions sans cesse; mais j'espère que nous ne serons point poussées à cet extrémité quoiqu'agréable dans un sens. Il vaut mieux nous réunir sous de plus heureux auspices.Le chevalier est désolant, avec son ton énigmatique. Cependant, je suis assez portée à croire qu'il y aura été forcé par quelque motif de prudence. Dans la conjoncture, c'est une protection visible de l'amour, qu'il n'ait pas écrit comme on avait lieu de l'attendre. Tout était perdu, si le baron eût découvert votre intelligence; plusieurs motifs auraient allumé son courroux. D'abord il aurait été piqué, de ce que l'on ne Iui aurait pas fait confidence d'une inclination mystérieuse, et romanesque par rapport à l'état du chevalier. Tu sais comme il aime tout ce qui est singulier, et sur-tout comme il est jaloux d'y être mêlé pour quelque chose. De plus, il aurait été choqué de la préférence; car il ne lui vient pas même à la pensée que nul oive l'emporter sur lui. Il est donc indispensable de te bien observer jusqu'à ce que nous l'ayons subjugué à force d'éloge. Je ne me fais point de scrupule d'entretenir son faible, puisqu'il n'y a rien d'honnête que l'on n'obtienne de lui, en le prenant de ce côté-là. Je n'ai pas besoin de te dire que si c'était un vice qu'il fallût flatter, je ne m'y résoudrois jamais, quand ton bonheur et le mien en dépendraient. Ranime tes espérances, chère Elise. Je te répête et t'assure que je serai bientôt à Paris. D'ici, je partage tes peines; mais là, je mettrai tout en cœuvre pour les faire disparaître.La marquise, dévote et opiniâtre, ne changera rien à ses saintes résolutions, parce qu'elle se persuade que le ciel a seul part à la force qu'elle a de résister aux prières de son fils. Mais ce fils pieux, quoique soumis, s'il est tendre et sincère, comme il te le jure, ne pourra se résoudre au sacrifice qu'on exige de lui. Mais toi-même tu fui ordonnes de le faire...... non, ce n'est pas ce que tu souhaites. Tu veux seulement qu'il te tienne compte de cet héroïsme; mais au fond tu désires qu'il n'accomplisse pas ce que ta bouche lui prescrit: car certainement ton cœur n'a point contribué à cette fervente et menteuse prière. Tu m'as permis, chère Elisabeth, et même engagée à relever tes fautes. C'en est une très grande, selon moi, d'avoir sollicité Luzan contre le vœu de ton cœur. Si l'effet répond à tes fausses instances, je vois déjà par ta crainte et ta douleur, tous les regrets que tu te prépares pour une action digne d'estime en elle-même, mais blâmable, puisqu'un sentiment factice en est le seul mobile. Qu'il est humiliant pour nous, de voir que les choses louables nous causent des repentirs, lorsqu'elles contrarient nos penchants. L'affreuse situation, que celle de se reprocher le bien que l'on a fait, au lieu de s'en applaudir! Souvienstoi, chère Elise, de ne jamais t'exposer à ce tourment; que ton âme désire et veuille fortement ce que ta bouche prononce. Ne perds jamais de vue cette triste vérité, que nos divers intérêts empêchent que le bien soit toujours tel par rapport à chaque individu... Cette proposition demande des details, dont je te laisse le soin. Tu aimes tant à réfléchir qu'il faut bien te laisser quelque chose à développer; je me borne à te fournir matière. La lettre, ou le retour du chevalier, tiennent furieusement mes idées en suspens. Je n'ose hasarder une seule prophétie, quoique j'aie quelquefois le don de lire dans l'àvenir. Si Luzan t'écrit, la poste serait trop tardive: souris gracieusement à l'officieux Lapierre, aussi-tôt il volera pour m'apporter cette importante missive, où l'arrêt de ton sort doit-être prononcé; car ta joie ou ta douleur dépendent de la résolution qu'il aura prise. Adieu, chère Elisabeth, je fais des vœux ardents pour qu'elle soit conforme, non à tes trompeuses prières, mais à tes désirs. LETTRE XVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. FAVEUR du ciel...... récompense de la vertu...... charme delamour.chère Henriette, sélicite ton Elisabeth, embrasse-la mille et mille fois. Que ton cœur partage la joie du mien! l'espoir m'est rendu, cet instant me paie e tous mes maux...... Luzan est de retour, Luzan m'adore..-. Mais que dis-je? cette expression est trop faible pour rendre les sentiments qu'il a pour moi.......Toi, qui sais comme il est aimé, juges quelle est ma félicité; il ne fera point ses vœux: non qu'il désobéisse à sa mère, non qu'elle-même se soit départie de sa tyrannique volonté; mais la crainte sans doute, d'attirer jusque sur elle les disgrâces du comte, si le chevalier décidait de son sort sans sa participation, l'a déterminée à permettre de diffèrer jusqu'à ce qu'il ait obtenu son consentement. C'est avoir tout gagné; car, Luzan est intimement convaincu, que son grand-père n'acquiescera point aux dispofitions de la marquise. C'est un homme qui, dans le sein de sa famille, est si jaloux de son autorité, que sans aucun motif particulier, il suffit qu'il ait fait connaître sa volonté, pour prétendre qu'elle soit suivie; la plus légère opposition l'offense et lui fait croire que l'on veut braver son pouroir. D'après ce caractère, tu vois que que nous avons une certitude morale, qu'il ne consentira point aux vœux de sa brue, sur-tout après avoir déclaré qu'il voulait marier le chevalier. Luzan attend ici le retour de son grand-père, qui est allé à B.... prendre les eaux. Il se propose de confier le secret de son cœur à quelqu'un, pour l'engager à faire une démarche à mon sujet, auprès de lui: mais il voudrait que ce fût une personne, non seulement discrète, mais que le comte ne pût soupçonner être de la connaissance de son fils, parce qu'il est essentiel de le mettre dans le cas de croire que la chose désirée vient uniquement de lui. I faudrait, pour cette délicate négociation, quelqu'un d'habile et de prudent; sans cela, ce ferait me ommettre en pure perte. Que penses-tu de ce projet? il enchante mon cœur; mais il ne séduit pas ma raison. Il y a tant de difficultés à vaincre; ma mauvaise fortune, peut-être les refus de mon oncle; car, quoique tu puisses me promettre, je ne le crois pas homme à renoncer généreusement à son bizarre dessein. Cependant il se pourrait, comme tu l'imagines, qu'en le flattant beaucoup, sur-tout en lui persuadant que c'est une chose héroïque et digne de sa grande âme de triompher de son amour; il se pourrait, dis-je, qu'il se retrouvât dans le chemin de la raison, en suivant la route de la folie. Mais pourrai-je me résoudre à jouer ce rôle auprès de lui, moi qui aimerais autant être condamnée à la torture, qu'à dire ce que je ne pense pas? Non, je ne puis rien sans ton aide. Viens donc, comme tu me l'as promis; que je sois aussi heureuse que le chevalier, qui verra demain, après trois ans d'absence, le marquis de Saintré, son unique ami. Que son sort est digne d'envie! Ils sont, dit-il, liés de la plus sincère amitié dès la plus tendre jeunesse. Il m'a souvent parlé de lui avec une estime et une tendresse, qui ne le cède point à la nôtre. Henriette, n'es-tu pas de mon avis? une amitié, qui, selon ce que Luzan m'a dit, subsiste depuis seize ans sans la moindre altération, et à laquelle le temps n'a fait qu'ajouter de plus forts liens, et de nouveaux charmes, est un favorable passe-port pour un homme qui entre dans la carrière de l'amour. J'ai cru devoir cacher au chevaer les sentiments du baron, parce qu'outre que c'est une faiblesse de sa part, et que par cela seul, je suis obligée à la discrétion, on trouve qu'il est messéant et ridicule à une femme d'annoncer eile-même ses conquêtes, à moins qu'elle n'y soit forcée par les circonstances. Je suis donc bien déterminée au silence. Cela me sera d'autant plus facise, que mon oncle s'observe beaucoup devant le chevalier. Il n'en est pas toujours ainsi. Hier an soir, il était seus avec noix; son début ordinaire, comme au sais, est son éloge. Après m'avoir parlé de vingt maisons où il était invité et désiré à la campagne; il ajouta qu'il ne pouvait se séparer n instant de moi, il s'efforça 'engager la conversation sur le redourable sujet. Je fus assez heureuse pour l'éluder, en détoumnant son uttention sur un tableau de fleurs que je venais d'achever. Il s'extasia, et outra ses compliments, comme si c'eût été pour lui-même. Ensuite voulant, dit-il, rendre hommage à la belle main qui avait exécuté de si belles choses, il la baisa avec une ardeur que Luzan n'a jamais osé exprimer. Cette offensante liberté m'a fait remarquer que dans un âge avancé, l'amour, si Pon peut sans le profaner appeler tel les dernières étincelles des sens, 'amour n'a plus cette aimable pudeur qui caractérise l'innocence et Phonnêteté des jeunes personnes. Passé la première jeunesse, les hommes substituent l'audace au respect, le cynisme à la décence, ou la honte à la timidité. De-là, je conclus que l'amour, ce sentiment divin, cette je des cœurs tendres, cette verte des belles âmes, ne convient qu'au printemps de nos jours; tout ce qui est au-de-là des bornes de cet heureux passage, n'en mérite pas le nom...... Mais c'est trop m'arrêter à de fâcheuses réflexions. Un point plus important m'occupe l'esprit. C'est le reproche que tu me fais sur ce que tu appelles une très grande faute. Selon toi, j'ai eu tort de conjurer Luzan d'obéir à sa mère, puisqu'au fond je souhaitais le contraire. Je ne pensais pas que l'on fût répréhensible, en faisant un sacrifice sans la participation du cœur. Je croyais, au contraire, que le défaveu intérieur immolé aux lois de la vertu, faisait tout le mérite de l'holocauste.Tu prétends que, si l'effet eût répondu à mes menteuses prières, aurais eu des regrets d'avoir fait nne action louable en elle-même. Je suis forcée de convenir que tu as trop bien lu dans mon cœur: mais quelqu'humiliants que soient des reproches de cette nature, ils font doux en comparaison de l'amertume des remords. Tu traites de sentiment factice le désir que j'ai d'augmenter l'estime de Luzan; j'espère, avec le temps, me si bien justifier à cet égard, que tu seras forcée de le croire inné. C'est la feule vengeance que je veuille tirer de tes mortifiantes qualifications. Méchante Henriette, tu as beau sophistiquer, enroreiléer, passe-moi le terme, tes malignes réflexions, j'ai pénétré leur véritable sens. Voila qui est fini: j'ai soulagé mon cœur, n'en parlons plus. Je t'envoie le fidèle Lapierre comme tu l'as defiré. Ton empressement à être informée de tout ce qui me touche me prouve le vif intérêt que tu prends à mon bonheur. Tu ne doutes pas combien je fuis reconnaissante, quoique je ne te fasse jamais de remerciements. Je t'en ferais mille et plus, si je n'étais sûre que ton amitié rend ce sentiment aussi essentiel à ton cœur, que l'air l'est à ton existence. Dans le premier transport de mon cœur, j'ai oublié de t'instruire de ce qui avait donné lieu au billet inconcevable de Luzan. Sa profonde tristesse, m'a-t-il dit, avait inquiété sa mère, sans cependant qu'elle lui en demandât la cause; mais il s'était aperçu qu'elle observait ses moindres démarches. I avait craint qu'une tendre curiosité L ne la portât à s'éclaircir elle-même du sujet de son chagrin, avant que de lui en parler: c'est ce qui l'a déterminé à m'écrire d'une manière inintelligible. N'admires-tu pas cet adorable caractère, de si bien interpréter tous les sentiments de la marquise? Il ne saurait être un si digne fils, sans devenir le plus excellent des maris. Adieu.... non, je ne veux plus te dire ce triste mot, il me fait sentir trop vivement notre séparation. LETTRE XVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. Tu m'as causé une vive émotion, par les premières lignes de ta lettre. Mon cœur a délicieusement tresfailli, en lisant ces mots: faveur du ciel, récompense de la vertu J'ai cru que tu touchais au sceau de ton bonheur: j'ai cru, chose incroyable, j'ai cru que le chevalier avait fléchi sa mère, j'ai cru que la dévote marquise avait révoqué l'arrêt de mort, prononcé contre le plus beau point de la vie ce son fils; j'ai cru que lui-même, pressé par son amour et son désespoir, avait sollicité et obtenu de cette scrupuleuse femme, la permission d'aimer; j'ai cru enfin, que ton mariage était arrêté, et qu'il ne restait à mon amitié, que le soin de faire célébrer vos amours et votre hymen par quelque poète fameux. Au reste, j'aurais été embarrassée; les déclamateurs prétendent qu'il n'y en a plus: mais, souci superflu, je te vois aussi éloignée de lheureuse conclusion, que je t'en... Pauvres croyais proche.... amants, vous voilà bien, toujours extrêmes dans la joie ou le chagrin! Un rayon d'espoir vous ouvre les cieux, un obstacle imprévu vous accable: ainsi vous flottez perpétuellement sur une mer de délices ou de douleurs, et ne retrouvez le port qu'après avoir perdu votre tendresse. En vérité, chère Elisabeth, je m'étonne, qu'avec une raison éclairée et l'habitude de réfléchir, tu n'aies pas acquis plus d'empire sur ton cœur; les moindres circonstances te transportent d'un excès à l'autre. Nen accuse pas uniquement l'amour; le mal vient entrerement de ton propre caractère. Ton ardente imagination, à laquelle tu te livres trop, fascine ton jugement, et t'empêche de voir les choses comme elles sont-... Toujours des accusations, diras-tu, un peu confuse? Oui, charmante amie, quelque pénible que soit cette charge, je ne me lasserai jamais de te dire les vérités qui intéressent ton bonheur. N'as-tu pas confié à mon amitié le soin de t'éclairer sur tes défauts? et quoiqu'il en puisse coûter à ton amour propre, ne dois-je pas te montrer les trop fortes ombres du tableau, pour te mettre en état de les adoucir? Assurément, il n'y eut jamais un être mortel, qui réunit plus de vertus et de brillantes qualités que toi; mais je t'avoue, que ce qui excite l'émulation, et élève le courage de ceux qui t'admirent, c'est que, s'il n'est pas possible de te surpasser, au moins l'est-il de t'atteindre. Cette vérité t'afflige peut-être, parce que tes vœux tendent au mérite suprême, sur-tout depuis que Luzan t'a su inspirer le désir de lui plaire. Mais console-toi, tu n'as presque de défauts, que ce qu'il en faut pour faire croire à tes perfections. Bien différente de ces êtres de raison, qui sont si ornés, si surchargés de mérite et de vertus par leur créateur, qu'ils n'attirent qu'un stérile hommage, parce que leurs apologistes ont toujours la maladresse de les représenter si parfaits, qu'à force de les rendre sublimes, ils les rendent incroyables: ou si l'amour du beau captive quelques instants notre crédulité, il arrive qu'après une infructueuse contemplation, on détourne tristement ses regards de l'objet divin, en songeant à l'extrême distance qu'il y a de notre faiblesse à un être si parfait. Alors, n'ayant plus que le sentiment de son insuffisance, on conclut qu'il est impossible d'atteindre à des vertus si angéliques. Il n'en est pas ainsi de toi, chère Elise: quiconque te connoitra telle que tu es, sera comme entraîné à t'imiter, sans songer à te prendre pour modèle. Travaille donc, non à te rendre parfaite, parce que cela n'est pas au pouvoir humain; mais à diminuer le nombre de tes défauts, pour être plus heureuse, et sur-tout pour n'avoir pas à te reprocher les fautes de cetix qui suiront ton exemple; car, un mérite éclatant, exposant plus aux regards du public celui qui le possède, il le rend responsable à la société de ses moindres faiblesses. Et comme je puis t'assurer, sans flatterie, que tes qualités sixent l'attention générale, tu es obligée à plus d'exactitude que tout autre: tire de ce puissant motif le désir de te perfectionner. Je ne puis te dissimuler que, non seulement il est plus louable, mais plus efficace que celui qui t'a été inspiré par l'amour, parce qu'en cessant d'aimer, tu négligeras peut-être d'acqtérir des vertus que tu regarderas comme superflues, n'ayant plus le même objet: au lieu que, te représentant l'œil du monde toujours ouvert sur tes actions, ce sentiment te soutiendra dans toutes les circonstances de la vie. Ce chapitre m'intéresse si fort, que si le zélé Lapierre n'attendait sans doute avec impatience ma réponse, tu ne serais pas encore quitte de mes réflexions; mais j'y reviendrai quelqua our. Tu m'apprends que Luzan va-demain voir son unique ami; tu désirerais être aussi heureuse que lui: eh bienl réjouis-toi, félicitemoi; demain, oui demain je serai à Paris. Ne crains plus de revers: madame d'AIbi est parfaitement rétablie. Monsieur d'Albi, qui n'a pas perdu son amour pour ce qu'il appelle le bon ordre, veut toujours que j'aille solliciter: ainsi prépare modérément ton cœur à la douce joie dont nous allons jouir en nous embrassant. Je remets à ce moment heureux l'explication de mon avis, sur les démarches que Luzan veut faire auprès du comte. Je suis ravie arriver en même temps que son ami, l'un m'aidera à juger l'autre, et ton charmant chevalier serait trop habile, s'il continuait d'échapper à ma pénétration. Quand à l'amoureux baron, j'espère toujours le ramener à la raison, en le faisant passer, comme tu dis, métaphoriquement par la route de la folie: sois tranquille, je me charge u prodige. Je fais réflexion qu'il serait dangereux que mon air d'assurance te persuadât à un certain point, parce que si les choses ne tournaient pas à notre gré, tu ne serais pas assez prêparée à la patience qu'il faut opposer aux persécutions de ceux que nous devons respecter. Si ton oncle s'obstinait à vouloir t'épouser en dépit de nos sages projets, le seul parti qu'il y aurait à prendre, ce serait de.... Mais point d'arrangements la-dessus, les circonstances pourraient les rendre inutiles. D'ailleurs, pourquoi troubler le plus doux moment de ta vie? N'es-tu pas dans l'espérance que le chevalier sera approuver son choix au corte, ou pour mieux dire, qu'il s'y prendra si adroitement, que son grand-père lui prescrira lui-même une alliance où tendent tous vos vœux? Cet espoir est charmant, fassent les dieux qu'il ne soit pas déçu!..... Que de choses il me reste à te dire! mais le papier ne saurait contenir tout ce que je sens quand je pense à toi. Demain nous nous verrons, chère Elisabeth, sois-en certaine, oui, très certaine. LETTRE XVIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. CROIRAS-TU, chère Elise, que cette séparation m'a mille fois plus coûté que la précédente? quelle différence! je n'ai passé que trois semaines avec toi, et la première fois il y avait six années que nous vivions ensemble, sans nous être quittées un jour tout entier: mais lorsque mon mariage nous força à nous séparer, je t'avoue que je ne ressentis pas la moitié du chagrin que j'éprouve aujourd'hui. Soit que les caresses d'une nouvelle famille aient des charmes vainqueurs pour une âme sensible, ou que la perspective de mille objets nouveaux séduise l'imagination d'une personne qui ne connaît pas le monde; soit enfin, que ces circonstances réunies à l'espoir, dont on me flattait alors, de revenir demeurer à Paris, contribuassent à diminuer ma douleur, je sens qu'elle ne peut être comparée à celle qui m'accable. D'ailleurs, dans ce temps que je pourrais appeler heureux auprès de celui-ci, je croyais te laisser heureuse et tranquille sous la protection d'un oncle, dont la vive amitié me semblait vraiment paternelle. Ses tendres soins pour toi, quoiqu'un peu trop recherchés dès-lors, me faisaient espérer que tu-n'aurais jamais qu'à te féliciter de sa généreuse bonté. Il disait si ouvertement le dessein où il était de vivre dans le célibat, et de te faire son unique hêritiere, que je n'envisageais pour toi qu'un avenir agréable. Mais, que les choses sont changées! et que de nouveaux motifs m'attachent à toi; ton infortune, ton amour, mes conseils, tes trop justes alarmes, tes chagrins mêmes, sont autant de liens qui forment une nouvelle chaîne pour mon cœur. Je sais que dans les liaisons vulgaires, on se tient compte des succès de la fortune, et que l'on proportionne l'estime au degré de prospérité; mais j'éprouve bien sensiblement, qe la vraie amitié s'accrait par le malheur. Oui, fidèle amie, je sens que tu ne me fus jamais si chère; j'en fis hier la douce et triste expérience. Il me sembla que mon âme, fortement unie à la tienne, m'abandonnait à l'instant de notre séparation. Il me sembla, et je le sens encore, que je ne puis vivre éloignée de toi: je ne sais si c'est le charme inexprimable de ta société, la douceur enchanteresse de ton caractère; car; c'est une de tes vertus acquises que tu pratiques au suprême degré: je ne sais, dis-je, si ce sont tes nouvelles perfections, ou le besoin de mes consolations, qui ont rendu ta présence essentielle à mon bonheur; mais je sens que je n'aurai nul repos, jusqu'au moment où nous serons réunies. Mon amitié n'est plus ce sentiment doux et paisible, qui affectait délicieusement mon cœur, sans répandre de P'amertume sur mes devoirs opposés à ses intérêts: elle s'est changée en passion, j'en suis convaincue par les tourments, la douleur, les alarmes, que j'éprouve depuis l'instant où je t'ai quittée: j'ai les plus vives inquiétudes sur ton sort, à présent que je ne te vois plus, je m'identifie par anticipation, et je souffre tous les maux que les plus fâcheuses circonstances pourraient te causer. Il me semble, que si j'étais auprès de toi, ma vigilante amitié te garantirait de tous les malheurs que ta situation me fait craindre. Cependant, je suis un peu rassurée du côté de ton oncle, par le court entretien que j'ai eu avec lui. Après t'avoir dit adieu, il me suivit dans mon cabinet pour m'engager à prendre des ivres, pour lesquels j'avais témoigné quelque curiosité. Je les acceptai dans l'intention d'user du prétexte de le remercier, pour lui écrire et lui faire mes vives représentations, au cas qu'il persiste dans la résolution d'un mariage si messéant. Mais je commence à me flatter que tu seras moins persécutée. Je lui parlai beaucoup du chagrin que j'avais de te quitter et du désir que j'aurais de vivre avec toi. Je le crois, dit-il, c'est une fille adorable: outre ses vertus, ses talents, et les admirables qualités de sa personne, elle a un agrément dans Pesprit au-dessus de tout ce que j'ai vu. On applaudit souvent à mes saillies, mais je suis forcé de convenir qu'elle est bien supérreure à tous égards. Les plus indifférents ne peuvent l'entendre sans une sorte de plaisir, et les autres l'écoutent avec extase. Elle parle de tout avec n une sagacité surnaturelle pour une femme: sa conversation a des charmes pour les caractères les plus opposés. Quel meurtre c'eût été d'ensevelir tant de perfections dans le cloître, et de priver le monde, par ce sacrifice de son plus bel ornement! Que je me sais bon gré de l'y avoir attirée! Son mérite sublime contribue à ma gloire, et sa compagnie fait toute ma félicité...... Ici je le fixai avec une vive inquiétude; il s'en aperçut, il changea de couleur, ses yeux se remplirent de larmes.... Vous avez un cœur excellent, lui dis-je, en lui pressant le bras pénétrée de sa sensibilité, et de plus, voulant lui faire croire que je la regardais comme un heureux présage de a victoire qu'il devait remporter sur lui -- Votre opinion ne vous trompe point, madame, et je fais ferment de ----.... Je crus qu'il allait prononcer l'éternelle abjuration de son dessein; mais après un long soupir exhalé avec violence..„-.. Je ne puis jurer de rien. Cependant soyez sûre, chère madame d'Albi, que j'ai ume âme. -- Oui, baron, je sais que vous en avez une capable des plus vertueux efforts, lorsqu'elle est animée par de certains sentimnts, je l'ai toujours dit. -- Vous m'avez rendu justice, madame, et de toutes les personnes qui me connaissent, votre feriez la seule qui ne m'accorderiez pas quelqu'admiration; mais soyez certaine que je..... Nous fumes interrompus par la visite de Lnzan et de Saintré, je ne les vis un instant, l'heure de mon dpart étant déjà trop retardée. Noe adieux avec le chevalier furent très énergiques; quoique contraints par la présence du baron, nos cœurs s'entendirent par l'expression de nos yeux. Le mien lui recommandait ton bonheur, lui faisant entendre qu'il dépendait uniquement de lui. De son côté il implorait avec confiance ma protection, en cas de fâcheux événement. Le bon Saintré ajouta à ce dialogtte muet les effusions de son cœur obligeant, et nous conjura, avec assez peu de précautions, d'être tranquilles sur le supcès que nous desiripns; que si cette voip ne réussissait pas, son zèle lui en inspirerait quelqu'autre plus heureuse. Si tu avais vu avec quel air serein et assecueux il m'assurait de tout ela, tu n'aurais pu te défendre, ' prendre confiance. Ce jee homme, en vérité, ma chère, a une belle âme; je dirais la plus belle, fi Luzan, dans ton opinion, n'avait le sublime des perfections exclusivement à tout, même à son ami. Par les remarques que j'ai eu occasion de faire en me séparant e ces estimables amis, j'ai acquis une parfaite connaissance de leurs caractères; elle m'a mis en état de tenir la promesse que je t'ai faite de tracer leurs portraits; mais ce sera pour une autre fois: j'ai maintenant trop de trouble dans le cœur, et pas assez de liberté d'esprit, pour entreprendre cette peinture. Il me faut quelque temps, non pour détruire mon chagrin, car je coûte que cela se puisse; mais pour m'accoutumer à le souffrir. Puisse la loi de la nécessité avoir autant de pouvoir sur moi en cette occasion, qu'elle en a eu dans la plus intéressante de ma vie. Assurément, chère Elise, je suis tentée de croire que tu m'as communiqué la chaleur de ton impétueuse imagination. Je ne me reconnais plus. Je ne retrouve plus en moi cette heureuse froideur de la nature, qui me faisait supporter mes peines avec une patience qui les diminuait beaucoup. Mes plaintes, ma douleur, ont éclaté jusque devant monsieur d'Albi. Aufsi surpris qu'affligé de ce changement, il m'a offert de vendre sa charge, mais comme il ne le pourrait dans ce moment sans un grand désavantage, je l'ai prié de n'y point penser, à moins qu'il ne se présentât quelque favorable occasion. Tu vois qu'heureusement je n'ai pas tout à fait perdu la raison, ni renoncé à la justice, puisque je n'ai point abusé de la complaisance de mon mari, sentant bien qu'il serait injuste qu'il me fît un sacrifice qui nuirait à la fortune de ses onfants. Si j'étais leur mère, peut-être serais-je moins délicate, parce qu'étant libre de leur donner une éducation à mon gré, je tâcherais de leur inspirer des sentiments propres à les rendre heureux, indépendamment des richesses: mais, ma qualité de belle-mère me rend extrêmement scrupuleuse sur tout ce qui a rapport à l'intérêt de ces pauvres enfants, qui sont fort à plaindre d'être privés des soins maternels. Ainsi, tu vois que, quorue j'aime mon Elisabeth avec une passion peut-être blâmable par son excès, je n'en fuis pas moins fidèle à mes premiers devoirs. Il n'y a que vingt-quatre heures que je t'ai quittée; cependant, je me figure déjà mille choses arrivées depuis mon départ. Le comte est-il à Paris? La saison des eaux est finie. D'ailleurs, il avait marqué au chevalier qu'il serait de retour le 16.... du mois.... et nous sommes an. Je suis bien impatiente““de savoir quel sera le résultât de cette négociation, sur laquelle Luzan et Saintré se reposent avec tant de confiance. Le dépositaire e votre secret me paraît aussi habile que l'on puisse le désirer, mais je lui voudrais un peu plus de chaleur dans l'imagination. Les esprits méthodiques ne sont guère propres à enflammer les gens pasisionnés.Par le portrait que tu as fait du caractère du comte, il est évident eae le despotisie est sa passion dominante. Ainsi il faudrait un génie chaud, pour fermenter cette passion de laquelle dépend votre destinée. Que n'ai-je pu moi-même entreprendre cette mission; j'ose me flatter que aurais réussi: de quoi un zèle ardent, conduit par l'amitié, ne vient-il pas à bout? Mais, vœux superflus! une triste bienséance s'oppose au plus cher des devoirs. Plaçons donc notre espérance en ce qui est praticable. Monsieur de P.... nous a promis ce miracle; il faut y croire. Ce qui m'y engage, c'est la certitude que le grand-père du chevalier ne peut avoir le moindre soupçon, que monsieur de...... Soit lié avec Luzan. Je suis toujours d'avis que votre digne ambassadeur parle de toi au comte, comme de l'héritière unique du du baron. L'on peut, sans fausseté, faire valoir cet avantage. Si ton oncle consent à ce mariage, je réponds de sa générosité. D'ailleurs, il est essentiel de subjuguer d'abord le comte, dès qu'il sera arrive; et la négociation faite, je te supplie de m'envoyer Lapierre. De mon côté, je vais m'occuper des moyens de satisfaire mon cœur. L'offre de vendre cette maudite charge, qui nous retient ici, ne sera pas vaine; il ne s'agit plus que de trouver un acquéreur, dont la vanité paye libéralement l'honneur d'être esclave six mois de l'année. Je veux considérer un instant le riant tableau de l'avenir, tel que nous le désirons. Elisabeth de Chamdermant, épouse de Jean-Jule-George, chevalier de Luzan; Henriette d'Erfac d'Albi, résidente à Paris, logeant auprès ou sous le même toit de son unique amie, ne se séparant plus que pour quelques jours, l'aimant et lui tenant fidèle compagnie jusqu'au dernier soupir. Tu vois, chère Elisabeth, qu'il n'y a rien là que de très possible; c'est cependant où se bornent tous nos vœux. Ils sont trop justes pour ne pas être exaucés. Dût cet espoir me tromper; j'ai trop besoin de ces flatteuses promesses, pour me tenir en garde contre ses perfidies. Je ne connais que ce moyen d'adoucir mes peines. LETTRE XIX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. JAMAIS les tendres expressions de ton amitié ne furent si vives. Que de douceur et de peine tu me fais éprouver à la fois! Voir ta tendresse aussi extrême que la mienne, c'est-à-dire, ne trouver de bonheur qu'en elle, fut le plus ardent de mes souhaits: mais je me le reproche, puisque son accomplissement trouble ton repos. Oui, la certitude d'être souverainement aimée de ron Henriette, ne peut-être une félicité pure pour moi, dès que sa tranquillité en est altérée. Tes tendres plaintes m'ont pénétrée jusqu'au fond de l'âme. Tes murmures, que tu as fait éclater aux yeux du plus généreux des maris, m'effraient pour les suites. Quel doit-être ton tourment? toi, que j'ai vue jusqu'ici douce, modérée, renfermant discretement tes peines, conservant tant d'empire sur toi-même dans les plus fâcheuses adversités, qu'on était aussi porté à t'admirer qu'à te plaindre. Ah! chère amie, par pitié pour mon sensible cœur, qui me reprocherait la perte de tes vertus, redeviens ce que tu étais; laisse à ton Elisabeth le trouble, la crainte, les alarmes. L'impatience, et l'impétuosité de son caractère, sera son excuse. Mais toi, chère Henriette, le calme est ton élément, comme l'agitation est le mien. Redeviens donc, encore un coup ce que tu étais, si tu le peux sans affaiblir ta tendresse: car, elle m'est trop précieuse, trop nécessaire, pour que je puisse me résoudre à en sacrifier la plus légère partie. C'est peut-être demander l'impossible. J'avoue que je ne reconnus jamais plus sensiblement la folie et l'inconséquence des vœux humains. Nous n'apercevons que le beau côté de la chose désirée, et notre trompeuse imagination nous séduit, par les charmes sans mélange qu'elle prête à tout ce...Cette que nous n'avons pas... vérité, reconnue de tous ceux qui réfléchissent, ne rend ni plus modéré, ni plus impartial dans les souhaits, et moi-même qui aurais pu me citer pour exemple, à la droite de ceux qui raisonnent sur l'erreur des passions, sur les maux qu'elles attirent à ceux qu'elles gou. je m'expose à leur verntent. joug; car ne suis-je pas sous l'empire de la plus redoutable? L'amour, ce sentiment que je croyais destiné à faire le charme de mon existence, ne m'a-t-il pas déjà fait craindre, gémir, répandre des larmes? ..... Eh! qui sait encore les malheurs qu'il me prépare, puisque tout semble se réunir pour ruiner nos espérances! le comte ne vient point à Paris. Vaine prudence humaine! nos projets sont évanouis, il va passer plusieurs mois à sa terre; pays aride et sauvage, si jamais il en fut. Cependant il préfère ce séjour à celui de la ville, parce qu'il y exerce un empire absolu; faisant oublier à ses vassaux, par sa rigueur, son faste, et sa libéralité, qu'ils ont un maître au-dessus de lui. Il a écrit à son fils de partir sans délai. Monsieur de P.... qui n'y est point invité, et qui ne pouvoi pas l'être de cette année, est presque'aussi fâché que nous, de voir rompre nos mesures. Outre le plaisir que cet excellent homme trouve à obliger, je me suis aperçue qu'il a un goût déterminé à se mêler des affaires d'autrui. Il y attache une singulière importance. S'il était instruit du dessein où est monsieur d'Albi de vendre sa charge, je suis persuadée qu'il prendrait la poste pour aller vous offrir ses bons services, et certainement ce serait un très habile agent; il est vrai qu'il est méthodique, comme tu l'as remarqué. Néanmoins il se passionne pour toutes les choses qu'il entreprend, et met une grande gloire à les faire réussir. Qu'il est fâcheux qu'un homme de ce caractère ne puisse agir pour nos intérêts, dans ne circonstance délicate. Le chevalier part demain; il ignore le terme de son absence. Je le crois fort inquiet, quoiqu'il s'efforce de le cacher, de l'ordre précipité de son grand-père... Henriette, il n'y a que cinq jours que je jouissais de ta présence, que j'étais environnée de tout ce qui m'est cher; ton absence m'a privée de la moitié de mon honheur, demain l'autre m'est ravie; demain je resterai seule, peut-être expofée aux persécutions de mon oncle, livrée à l'incertitude, à mes craintes, que ce contre-temps imprévu augmente...... Mais, s'il est vrai que deux douleurs aiguës émoussent nécessairement leurs traits, par le choc continuel des différentes atteintes qu'elles portent au cœur, je dois me trouver moins malheureuse de perdre tout-à-la-fois les plus chers objets de ma tendresse: car, que me reste-t-il en comparaison de ce que je possédais il y a.. Que me reste-t-il? cinq jours?... ingrate!..... Taisez-vous, ma sombre imagination, laissez parler mon cœur: ne me dit-il pas que je suis sincèrement aimée d'Henriette, que je suis idolâtrée de Luzan? Puis -- je, sans ingratitude, me trouver tout à fait infortunée? Non: d'ailleurs n'ai-je pas l'espoir le plus flatteur? la résolution où tu es de faire vendre la charge de monsieur d'Albi, pourvu qu'il trouve à s'en défaire avantageusement, n'est-elle pas une saveur sur laquelle je n'osais compter? D'une autre part, non seulement j'ai lieu de tout espérer des sentiments du chevalier; il m'assure qu'il n'a rien à redouter, depuis que sa mère à consenti qu'il ne fit pas ses vœux sans l'agrément du.Mais le baron seracomnte,til aussi raisonnable que tu sembles t'en flatter. Depuis ton absence il s'est assez bien conduit; je n'ai rien à lui reproc her, excepté la profusion de présents dont il m'accable depuis quelques jours. Il a droit de me les offrir, puisque je tiens tout de sa générosité. Cependant, je frissonne à chaque nouvelle chose qu'il me donne; mon embarras est extrême; je crains de l'offenser, si je refuse, et je crains plus encore que sa vanité ne lui fasse tirer avantage de ma réserve, sur-tout, s'il s'aperçoit de ma répugnance à les accepter. Il ne lui échappe pas un mot du désolent sujet. Quel peut-être son but? Se flatte-t-il d'intéresser ma reconnaissance, et de m'amener par degré à ses vues. S'il pouvait lire dans ma pensée, s'il pouvait sentir combien une offrande intéressée révolte un cœur généreux, il se garderait d'employer ce moyen. Celui qui, ne pouvant se faire aimer, donne, pour engager au retour, peut obtenir d'une âme vile les apparences de l'amour; mais, à coup sûr, avec la plus abjecte, comme avec la plus noble, sa folle et injurieuse libéralité ne fera jamais naître une véritable tendresse: ce sentiment s'inspire, et ne s'achète pas...... J'espère, avec se temps, que mon oncle connaîtra cette vérité.... Mon Dieu! comment finira cette triste scène? Si tu étais auprès de nous, comme tu le désires, je ne doute pas que ta présence ne le contînt dans le respect qu'il se doit à lui-même. L'envie d'attirer les louanges que tu sais si bien donner sans blesser la vérité, le soutiendrait contre son malheureux penchant. Enfin, si Luzan parvient à faire agréer son choix au comte, comme il ne restera vraisemblablement d'obstacle que du côté de mon oncle, parce que la marquise n'osera s'opposer aux volontés de son beau-père; si, dis-je, l'événement est tel que nous le désirons, j'implore d'avance ton généreux secours. Il n'y a que toi, dont l'incomparable prudence et la persuasive douceur, puissent déterminer le baron au sacrifice de sa passion. J'espère que monsieur d'Albi ne te refuserait pas la liberté de venir à Paris quelques jours, pour une si importante affaire, quand il serait instruit des motifs. Son amour pour le bon ordre lui persuaderait facilement qu'il est plus conforme à ses lois et à celles de la nature, qu'une jeune personne soit unie à un homme de son âge qui est vertueux, plein de belles qualités, aimable, charmant et aimé, qu'à un parent presque sexagénaire, peu favorisé du côté de la figure, et dont les vertus, quelque estimables qu'elles soient, ne sont point assez éclatantes pour effacer les défauts. N'est-il pas vrai, chère Henriette, qu'avec la plus grande impartialité, ces choses ne peuvent être envisagées sous un autre point de vue? N'es-tu pas forcée de convenir que Luzan est un composé de tout ce qu'il y a de plus admirable? La promesse, que tu m'as faite de tracer son portrait, est une charmante tâche à remplir: les yeux ne seront frappés que d'agréables traits, et ton pinceau n'a qu'à choisir entre les plus belles couleurs. Sans sortir de l'allégorie, n'est-il pas vrai que si les peintres avaient de semblables modèles, ils se plaindraient moins souvent de l'amour-propre des femmes, et sur-tout de leurs adulateurs, qui trouvent toujours la copie au-dessous de l'original. Ta juste estime pour le bon Saintré me donne lieu de penser que tu feras une admirable peinture de ses vertus: mais si le portrait était plus beau que celui de Luzan, je t'avoue que mon cœur serait sensiblement blessé... je dis mon cœur, chère Henriette; ne soupçonnestu point que ce fût plus tôt amour-propre? Quelque soit mon motif, tu l'excuseras; il est si naturel et sur-tout si nécessaire, de désirer toutes les perfections à celui en qui nous plaçons notre tendre confiance, que je ne fais pas difficulté de dire que l'amour est un sentiment criminel, s'il n'est fondé sur la persuasion d'un mérite absolu. Je t'assure, dans toute la sincérité de mon âme, que, si je découvrais des défauts graves à Luzan, quoiqu'il en pût coûter à mon cœur, je renoncerais à lui pour jamais. Mais, pourquoi cette fâcheuse supposition, au moment où j'ai mille sujets d'admiration?Je trouve tant de plaisir à te comuniquer mes idées, qu'il ne faut pas s'étonner, si je te rends compte de tous mes sentiments: d'ailleurs, il y a tant à gagner pour moi; tu me ramenes quand je m'égare, tu me fortifies quand je suis faible, tu éclaires ma raison, tu ranimes mon courage, tu élèves mon âme, ou du moins, c'est ce que j'éprouve quand je pense à toi. Que ne dois-je pas attendre de ton amitié? sans elle et l'amour, j'aurais peu de ces vertus que tu as la bonté de trouver en moi. Tu es peut-être curieuse de savoir quels sont les nouveaux motiss que j'ai d'admirer Luzan; mais je ne crois pas devoir t'en instraire avant l'exécution de ta promessé, parce qu'il me semble que tu as un assez riche fond pour le tableau. D'ailleurs, les choses dont il est question n'étant que des beautés d'accident, il serait peut-être imprudent de les ajouter à son véritable mérite, et ce serait imiter la futile futile précaution de celles qui empruntent la couleur du Iys et de la rose pour se faire peindre, de manière, que si elles oubliaient malheureusement un jour de se revêtir de ce charme factice, le portrait ne ressemblerait plus au modèle. Le chevalier emmène Saintré chez son grand-père. J'aurais désiré qu'il restât, pour m'entretenir avec ti de son précieux ami, comme il le nomme. Mais, outre qu'il serait cruel de priver Luzan de la seule douceur qu'il aura dans un lieu où il se déplaît, j'aime mieux que ce soit lui qui ait l'occasion de parler de moi sans cesse. Tu devines aisément la raison de cette préférence; ajoute à cela le plaisir que j'ai de paraître généreuse au chevalier, en refusant le sacrifice qu'il voulait me faire de la compagnie de son ami. Tu sais, si jamais je fus capable de préférer la satisfaction d'autrui à la mienne. Vois de combien de vertus je serai redevable à l'amour. Tu m'as dit quelque part, qu'il pourrait arriver que je les perdisse avec ce sentiment. Non, rassure-toi, ce ne sera pas en vain que mon cœur aura contracté la douce habitude des bonnes actions; convaincue, comme je le suis, par le contentement que j'éprouve, lorsque j'ai fait des choses louables, qu'il n'y a de vraie félicité que dans la pratique constante du bien, il ne me sera plus possible de m'en ecarter. Ce mot, bien, serait vague, si les devoirs mutuels n'assignaient son véritable sens. Il est le plus beau lien social, puisque c'est lui qui nous engage réciproquement à faire ce qui est utile aux autres. Si son principe était universellement suivi, nous serions tous heureux: mais, celui qui viole ce saint traité, quelqu'avantage passager qu'il y trouve, et quelque tort qu'il fasse à ceux qui en sont les victimes, est plus misérable qu'eux, s'ils ont le témoignage de leur propre cœur.....Considere, chère amie, qu'avec la conviction de cette vérité, tu ne dois pas caindre que ton Elisabeth perde jamais le goût des vertus qu'elle a acquises par les sentiments de P'amitié et de l'amour. Il faut six jours pour que je puisse avoir des nouvelles du chevalier, juge de mon impatience; mais elle ne saurait être plus vive que celle que j'ai de recevoir ta réponse. Je crains que ta santé ne soit altérée par les vives agitations de ton cœur. Cependant, je me plais à croire que tu auras recouvré le calme qui est, comme je te l'ai dit, ton élément. Sois sûre que je le désire sincèrement, j'irais même jusqu'à souhaiter que tu m'aimasses moins, si cela était essentiel à ton... M'aimer moins! ah repos... Dieu! quel parjure! ne m'en crois pas, mon cœur dément ma bou. mais, comment supche...porter l'idée de savoir mon Henriette malheureuse, par son amitié pour moi? LETTRE XX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. FORT bien, généreuse Elisabeth! fort bien! vous iriez donc jusqu'à souhaiter que je vous aimasse moins? Prenez garde qu'à force de vouloir montrer de la générosité, vous ne me fassiez douter de vos sentiments. Oui, je ne saurais croire à une tendresse si désintéressée: et toi-même, cruelle, te flattes-tu que tes vœux pour mon indifférence, (car le calme que tu me souhaites en est l'image:) penses-tu, dis-je, que ce souhait viénne d'un noble sacrifice de tes intérêts? Non, je connais sa source, c'est qu'en amitié, comme en amour, celui des deux qui aime sans bornes diminue malheureusement la portion de tendresse de l'autre, en raison de ce qu'il en a trop lui-même. Mon tour est venu d'aimer plus vivement que toi: mais, malgré mon air fâché, je t'assure que je ne t'en veux pas au fond du cœur, parce qu'aimant le plus, je suis la plus heureuse: n'en doute pas, je le suis réellement par le vif sentiment de ma tendresse. Je ne voudrais pas redevenir tranquille, au prix de cette renaissance continuelle que j'éprouve chaque fois que je songe à toi, que je t'écris, que je m'entretiens de tes excellentes qualités. C'est un sujet que je traite souvent avec monsieur d'AIbi. Il m'écoute avec assez de plaisir; il n'y a qu'une seule chose qu'il ne peut digérer, parce qu'il juge de tout, comme tt sais, d'après sa passion pour le bon ordre: il le trouve étrangement blessé, en ce qu'une seule personne réunit tant d'admirables vertus, tandis que d'autres en sont entièrement dénuées.... Cette distribution lui paraît si injuste, et choque si fort ses principes sur le bon ordre, qu'il aimerait mieux, dit-il de la meilleure foi, que le mérite fût moins éclatant et la méchanceté moins extrême. Ainsi, nos passions en tout genre règlent nos jugements.Ce cher homme est si convaincu de mon attachement pour toi, qu'il me rêpete sans cesse l'offre de vendre sa, charge; il a quelqu'un en vue, et il me donne l'assurance que je serai dans peu résidente à Paris, auprès de ma chère Elisabeth. I s'accommodera de toute espèce de logement pour me procurer cette satisfaction. Cette condescendance, et l'espoir qui l'accompagne, m'a pénétrée de joie et de recounoissance; et je crois que, quand elle ne se réaliseroit jamais, ce que je ne pense pas, je saurais toujours un gré infini à monsieur d'Albi de m'avoir montré tant de bonté en cette occasion. C'était le seul moyen de me rendre à moi-même, c'est à dire, de me rendre la pratique de mes devoirs agréable. Mais à te parler vrai, je n'ai pas un grand mérite à ma résignation, parce que je suis certaine de ce que mon mari me promet, et je voudrais de tout mon cœur que tes espérances du côté du chevalier fussent aussi sûrement remplies; mais le séjour du comte omte à sa terre, me paraît comme à toi, un terrible obstacle. Luzan est naturellement timide, sur-tout avec ses parents, et je crains qu'il n'ose avouer! lui-même son penchant. Cependant, si sa passion est aussi vive que tu as lieu de le croire, il trouvera aisément dans son cœur le courage nécessaire pour déclarer ses sentiments. L'amour enhardit quelquefois la plus timide et la plus modeste: non, que cela ne soit très blâmable; mais puisque cette passion a malheureusement le pouvoir de nous faire sortir des bornes de la modestie, vertu la plus recommandable à notre sexe, que ne doit-elle pas produire sur le cœur d'un amant, dont l'inclination est conforme à l'honneur, et ne laisse aucun des préjugés reçus? Voila les raisons qui peuvent et oivent te rassurer: ainsi, attends sans inquiétude la lettre de Luzan. Je te prie aussi de ne pas t'impatienter si tu n'as pas son portrait, comme tu semblais l'espérer par te dernière. Pardonne, chère Elisabeth, si je me rétracte de ma promesse, c'est la première et seule fois de ma vie: mais, après l'aveu que tu m'as fait, je ne puis me résoudre à entreprendre la peinture des vertus de ton héros, parce que si le portrait n'était pas aussi sublime que ton idolâtre cœur le représente à ton imagination, ma lettre serait en danger; et si je savais faire d'ingénieuses allusions comme toi, j'ajouterois qu'elle aurait un sort plus rigoureux que la toile, où les jolies femmes prétendent être défigurées. L'office destructeur de la brosse est tout ce qu'elles exigent, et le canevas subsiste. Mais ma lettre serait foulée aux pieds, jetée au feu, et brulée, malgré les tendres assurances de mon amitié. Ainsi, je me borne à te dire, et cela doit te suffire, que Luzan a des vertus que j'honore et des qualités que j'admire; que Saintré a toutes celles que je chéris et que j'aime. Il est vrai qu'il a moins de douceur que le chevalier, mais il a une bonté surnaturelle. Sa franchise n'obtient pas autant d'approbation que la prudence de Luzan, mais elle plaît; et ce qui charme sur-tout en lui, c'est cette sublime simplicité de caractère, qui ne peut être que le résultat d'un cœur droit. J'imagine que c'est sa passion pour l'astronomie, et sa vive contemplation des merveilles des globes célestes, qui simplifie ses idées en les épurant de ces tristes et frivoles détails, qui tiennent à l'esprit du monde, et dont nous sommes les plus serviles esclaver. Le cœur ne te bat-il pas, pauvre Elisabeth, et ne crains-tu pas qu'Henriette ne soit assez malicieuse pour faire un magnifique portrait des perfections de Saintré, tandis que je n'entre dans aucun détail sur celles de la divinité de ton cœur. Rassure-toi, je suis d'avis que le temps et les actions de l'un et de l'autre te les fassent parfaitement connaître. Ainsi point d'inutiles peintures, que l'inexplicable cœur humain démentirait peut-être par les fuites. Il n'y a qu'un romancier qui puisse s'arroger le droit de faire le portrait de son héros, parce qu'étant plus pris dans son imagination que dans la nature, il a besoin d'établir son caractère, pour déterminer ses idées sur les choses qu'il doit lui faire faire. Mais moi, convaincue par mon propre exemple, que l'homme n'est que contradiction, je dois et je veux renoncer au plaisir de faire des portraits, quoiqu'on m'ait souvent flattée d'y réussir: parce que l'homme d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier, quoique le même individu. Si mes réflexions t'ennuient, il faut t'en prendre à ton penchant pour elles. C'est toi qui m'en a inspiré le goût, et sur-tout fait contracter l'habitude depuis mon dernier voyage. Mais, revenons aux précieux amis. J'ai remarqué, avec une satisfaction infinie, que leur amitié est aussi sincère, aussi tendre que la nôtre. Mais j'ai vu aussi que Saintré y mettait son âme toute entière: en un mot, beaucoup plus que son ami. Seroit-ce parce qu'il est plus capable d'une vraie tendresse? non, c'est sans doute parce que son cœur n'est point partagé comme celui du chevalier. Qu'en penses-tu?..... N'est-ce pas trop eiger, que de vouloir te faire prononcer dans ta propre cause?.... Je suis fâchée pour toi que le bon Saintré ne soit pas demeuré à Paris; mais tu étais dans l'enthousiasme des sacrifices, et tu as voulu qu'il partît avec son fidèle. D'ailleurs, tu m'avoues tes motifs de si bonne foi, que je ne dois pas me méprendre à la nature de celui-ci, et assurément je devine, comme tu P'as prévu, ta principale raison. O'est, qu'en laissant au chevalier Poccasion de parler sans cesse de sa chère Elisabeth, tu as senti tout ce qu'il y aurait à gagner pour toi. Tu sais, par ta propre expérience, que les conseils, les menaces, les prophéties, les consolations, les cajoleries des confidents, sont autant d'ingrédients qui font fermenter lamour. C'est ce que je n'ai que trop éprouvé, dans des temps qui ne reviendront plus sans doute. Mais je t'assure, que si jamais j'avais le malheur d'être sensible au mérite d'un homme, ce que je ne dois pas craindre dans la position je suis; mais si, dis-je, j'étais assez malheureuse pour y être destinée, je t'avoue que j'apporterois le plus grand soin à te le cacher. Le silence sur une passion ignorée de tout le monde, et à laquelle on veut résister, est un sûr, je dirais même le seul moyen de la vaincre. Car, la fuite, que ton regarde comme la voie la plus efficace pour nous garantir de notre propre faiblesse, ne nous fauve point encore, si nous confions l'état de notre eœur. Parler de ce qu'on aime, en quelque sens que ce soit, est un plaisir qui accroît ce sentiment, loin de Paffoiblir, comme quelques personnes le prétendent. Adieu, chère et tendre amie, j'espère que bientôt nous ne serons plus nécessitées à dire ce triste mot, si ce n'est pour passer la nuit chacune dans notre appartement. C'est dans cette douce confiance, que ton Henriette est à-peu-près aussi tranquille que tu le désires. J'attends avec la plus tendre impatience de tes chères nouvelles. LETTRE XXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. HÉLAS! tu attends de mes nouvelles avec la plus vive impatience, chère et fidèle amie. Qu'il est douloureux d'en avoir de si fâcheuses à t'apprendre! je ne puis..... ah Dieu! qu'une attends... Seule larme soulagerait mon cœun oppressé!.... Il est donc vrai qu'une profonde douleur suspend toutes les facultés... A peine puis-je tracer quelques lignes à mon unique amie, à celle dont la tendresse et les douces confolations sont peut-être tout ce qui me reste..... De quel vain espoir m'étais-je flattée, sans soupçonner même le malheur qui m'accable?... Un mariage résolu, arrété par le grand-père du chevalier, ruine à jamais nos plus chères espérances.... Jamais.... Henriette... Conçois-tu combien ce mot est affreux, lorsqu'il est prononcé pour séparer deux cœurs unis par le plus..Hélas! où tendre amour... trouverai-je la force de supporter ce cruel revers? Mon âme, abattue par ce coup imprévu, ne conserve que le sentiment de mon malheur...... C'en est donc fait? Je ne puis plus espérer; car ce serait m'abuser, si j'osais compaer sur les promesses de Luzan. En vain i me proteste qu'il ne consentira jamais à une alliance si éloignée de son cœur. Il est trop évident qu'il ne pourra y résister, il ne le doit pas. Ah Henriette, cette pensée me tue, et cependant il ne m'est pas permis de l'écarter toute affreuse qu'elle est! il faut en pénétrer mon triste cœur.....ô Dieu! puisse la mort délivrer ta malheureuse Elisabeth!..... Adieu, chère et tendre amie; demain je tâcherai de t'écrire. Je joins ici la lettre de Luzan; tu jugeras toi-même, si je dois me flatter du moindre espoir. Je n'ai point encore fait de réponse; je ne le puis, dans ce douloureux moment. LETTRE XXII.Du Chevalier, à ELISABETH. C'EST avec la plus vive douleur, chère Elisabeth, que je me vois forcé de vous instruire des choses bien opposées à celle dont je croyais vous annoncer l'heureuse conclusion. La tristesse et les alarmes, dont je ne pus me défendre en vous quittant, étaient sans doute un pressentiment du malheur dont j'allais bientôt être informé. Cependant, je n'attribuai mon extrême chagrin, qu'à la peine de me séparer de vous: car, jamais mon cœur ne se crut si près de son bonheur: ertain, comme je l'étais, que mon grand-père ne consentirait point que je fisse mes vœux; pensant d'ailleurs, qu'il n'avait formé aucun projet fixe pour me marier, je me flattais de lui faire agréer mon choix. Saintré devait lui en faire les premières ouvertures, je partis dans cette douce espérance. Mais hélas! qu'elle a été déçue!..... Sans daigner consulter mon goût, le comte a pris des engagements avec la famille de sa seconde femme. Une nièce de la comtesse est celle à qui l'on veut... ah! jamais... jamais je n'y consentirai.... oui, je jure ici comme je le ferais à vos pieds, comme je le ferais à ceux es autels, comme je le confirmerois au monde entier, que jamais je ne serai à d'autre qu'à mon Elisabeth, si elle daigne conserver les sentiments qu'elle a pour moiQuelqu'obstacle qu'on oppose à mon bonheur, je renoncerais à la fortune qui m'est destinée, à mille vies, si je les avais, avant que d'unir mon sort à une autre qu'à vous; à vous, Elisabeth, qui êtes la femme élue de mon cœur, la seule qui puissiez faire le bonheur de ma vie, la seule que je désire, que je veuille pour compagne: toute autre me serait odieuse sous ce titre. Je le jure encore, je serai l'époux d'Elisabeth de Chamdermant, ou jamais je ne serai sous les lois de l'hymen. Ce serment, que je fais du fond du cœur, je n'ai osé, ou plus-tôt je n'ai pas cru devoir le déclarer au comte, parce que c'eut été une imprudence qui m'aurait infailliblement attiré son éternelle disgrâce, sans me rendre plus libre dans ce moment, puisque ma mère et moi, nous tenons tout de sa générosité. Mais j'ai fait valoir les dispositions de la marquise, je lui ai témoigné l'ardent désir qu'elle avait que je fisse mes vœux...... Vaine considération, a-t-il dit, d'un ton emporté, j'ai donné ma parole, je ne connais rien dans l'univers qui soit capable de me la faire retracter. Blessé jusqu'au fond du cœur d'une loi si tyrannique, et du peu d'égard qu'il témoignait pour les volontés de ma mère, je lui ai représenté, avec beaucoup de circonspection, qu'elle aurait dû être consultée dans une occasion de cette importance; et que, son suffrage étant d'une nécessité absolue, il aurait été convenable de prendre son avis, avant que de s'engager dans une chose sur laquelle elle avait droit de décider selon ses intentions.... Mon fils; ma-t-il dit, en me lançant un regard plein de courroux, voulant sans doute me rappeler à la soumission par ce titre qu'il sait que je respecte, et que j'ar toujours honoré par-dessus tout,.... je veux être obéi, je le veux, j'entends que cela soit, point d'objection. Cette ordre absolu ne m'a pas empêché d'ajouter, que la marquise ayant un pouvoir naturel et acquis de disposer de mon sort, ce serait la priver de la seule consolation qui lui restait, si 'on marquait de l'indifférence pour sa volonté, sur-tout connaissant son invincible répugnance à me marier...... Oui oui, s'est-il écrié avec colère, je connais sa manie; elle avait déjà séduit votre frère par ses caresses artificieuses, mais je compte qu'elle ne ne me résistera pas plus cette fois-ci que l'autre, lorsqu'elle fut instruite de la ferme résolution que j'avais de le marier; et lui-même, plus reconnaissant que vous, était prêt à m'obéir avec joie, lorsque la mort me ravit le plus soumis des fils, ma plus chère espérance. Croyez, monsieur, lui ai-je dit, que dans tout autre cas je ferais ma félicité de répondre à vos vues...... je songeais à ma chère Elisabeth: mais comment se résoudre, ai-je ajouté, à causer une mortelle affliction à la plus respectable et à la plus tendre.. Une femme si es mères.... pieuse, a-t-il dit d'un ton ironique, trouvera des consolations dans le propre sacrifice de ses désirs; d'ailleurs, je n'exige rien que de conforme à l'avantage de la famille et à votre bonheur. La nièce de a comtesse n'a pas plus de fortune que vous, il est vrai; mais la mienne, que je vous assure par ce mariage, vous suffira amplement. D'ailleurs, mademoiselle de N.... est alliée aux premières familles du royaume, c'est ce qui me donne les plus grandes espérances pour votre avancement, et je puis me flatter que mes yeux ne se fermeront point, sans avoir joui de la satisfaction de vous voir au plus haut degré de splendeur où vous puissiez aspirerVoila, je crois, d'assez puissants motifs pour justifier ma conduite envers la marquise; et si je ne lai pas consuitée sur tous ces points avant que de m'engager, c'est qu'à mon avis, une dévote a trop d'affaire avec le ciel, pour se mêler de celles du monde et y rien entendre. Il m'a quitté brusquement, en me disant qu'il écrirait le jour même à la marquise, que c'était une affaire conclue: mais je l'ai prévenu auprès d'elle, je lui ai marqué l'extrême éloignement que j'avais pour ce mariage, et je l'ai priée de n'en rien témoigner au comte; mais de faire valoir, comme je l'avais déjà fait, son autorité, et le désir qu'elle avait que je demeurasse dans l'ordre de Malte. Ainsi, pour éviter mon malheur, je me vois misérablement forcé de flatter la passion de l'un et d'abuser la crédulité de l'autre. Mon grand-père croit que je résiste à sa volonté, par déférence pour ma mère; ma mère de son côté, se persuadera 'après ma lettre, que je suis disposé à combler son attente J'avoue que non-seulement cet expédient répugne à mon cœur; mais je ne sais pas trop à quoi il me conduira; si ce n'est à gagner du temps, et c'est beaucoup dans le désespoir où m'a jeté l'inflexibilité du comte. Peut-être que la marquise, soutenue par l'idée que je répondrai à ses vues, trouvera dans cet espoir la force de résister à son beau-père. Dans cette supposition, il peut se faire que la famille de la comtesse se lasse et s'offense des délais, et fait la première à rompre des engagements que l'on s'empresse si peu de remplir. Alors nous suivrions toujours notre premter projet, et monsieur de L..... Se chargerait encore de la première démarche... Hélas! je ne vous dissimule pas, chère Elisabeth, que toutes ces possibilités sont dans le chaos de l'incertitude. Mon imagination s'efforce de les débrouiller pour sousager mon cœur, mais quoiqu'il puisse arriver, je ne me soumettrai point à un pouvoir tyrannique. Les tendres sollicitations de ma mère, ses caresses et ses larmes, avaient subjugué mon âme, et je vous confesse qu'alors, si sa condescendance pour les dispositions du comte, ne m'eût laissé l'espoir d'obtenir son consentement par cette voie, je n'aurais pas fait mes vœux comme elle P'exigeait, parce que c'eût été m'ôter l'espérance d'être à vous; espérance qui ne pent m'être ravre qu'avec le jour: mais mon dessein était de ne me point marier contre son gré. Les généreux conseils, que vous me donnâtes à ce sujet, avaient eaucoup contrihué à cette douJoureuse, mais juste résolution. Je craindrais qu'un semblable aveu me fît douter, toute autre qu'Elisabeth, de mes sentiments: mais; son cœur vertueux me rassure. Oui, il lui sera aisément concevoir qu'une mère respectable, qui descend jusqu'à la prière, lorsqu'elle a droit d'exiger, s'établit un empire absolu sur une âme sensible. Qu'il est consolant de pouvoir se rendre ce témoignage! Mais plus cette bonté maternelle a de pouvoir sur mon cœur, plus il est révolté contre une loi rigoureuse qui lui est imposée despotiquement. Je sens que jamais l'inflexibilité de mon grand-père ne m'amènera à lui obéir. Mon parti est pris, soyez-en bien sûre, chère Elisabeth, et receviez le serment de votre fidèle Luzan, que mul pouvoir humain ne saurait séparer sa destinée de la vôtre. ÉLISABETH. LETTRE XXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. TU as vu, chère Henriette, dans quel triste accablement la lettre du chevalier m'avait plongée. Tu as vu que ma raison, presque anéantie par ce fatal revers, ne semblait agir sur mon entendement, que pour me faire sentir l'horreur de ma situation: mais, si j'ai épanché ma douleur dans le sein d'une tendre amie, si je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entière, je n'ai pas été assez faible pour la manifester aux yeux de celui à qui je veux inspirer de la résignation aux coups du sort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce sentiment, et j'avoue que le combat, que je livre à mon sensible cœur par cette résolution, serait au-dessus de ses forces, si la perspective des plus cuisants chagrins, accumulés sur mon cher Luzan, ne relevait mon courage, et ne me rendait capable de combattre mon penchant. La passion du chevalier, comme tu l'as dû voir par sa lettre, est à son comble. Irrité par les obstacles, son imagination enflammée par l'amour et le dépit ne connait plus de bornes. Ce caractère docile, douleur dans le sein d'une tendre amie, si je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entière, je n'ai pas été assez soible pour la manifester aux yeux de celui à qui je veux inspirer de la résignation aux coups du sort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce sentiment, et j'avoue que le combat, que je livre à mon sensible cœur par cette résolution, serait au-dessus de ses forces, si la perspective des plus cuisants chagrins, accumulés sur mon cher Luzan, ne relevait mon courage, et ne me rendait capable de combattre mon penchant. La passion du chevalier, comme tu l'as dû voir par sa lettre, est à son comble. Irrité par les obstacles, son imagination enflammée par l'amour et le dépit ne connait plus de bornes. Ce caractère docile, ce fils respectueux, dont la première vertu était la soumission aux volontés de ses parents, jure de ne leur point obéir. Son dernier serment, si je le reçois, m'est un garant aussi sûr que le ciel même: mais, plus j'ai lieu de compter sur sa foi, plus je suis certaine de sa tendresse, plus la mienne doit être généreuse...... Oui, je dois.... mais le pourrai-je?....... grand... hélas...... l'honneur Dieu... l'exige? Oui, il faut sacrifier mes plus chers intérêts à son repos, et plus encore à sa gloire, qui serait altérée par les funestes suites de sa désobéissance. Quel effrayant tableau que celui des malheurs qu'elle attirerait sur lui! la perte de l'amitié de tous ses proches, la haine d'une famille puissante, le soudre de l'exhérédation dont il serait infailliblement frappé, et le coup le plus sensible à son cœur, la disgrâce de sa mère; car, le comte, abusé sur le véritable motif de son refus, étendrait peut-être les effets de sa vengeance, jusque sur la marquise: et cette mère infortunée se verrait forcée de gémir de la prétendue soumission de son fils. Je ne puis envisager sans frémir, ces affligeantes images; et j'espère que mon cœur, tout passionné qu'il est, ne sera point assez faible pour accepter un bonheur qui serait au mépris des droits les plus sacrés. Non, je ne puis recevoir la foi de Luzan, quoique ce fût la seule chose qui pût me rendre heureuse. Hélas! s'il suit mes conseils, s'il remplit les téméraires engagements de son grand père, s'il épouse mademoiselle de N.... je ne survivrai point à ce malheur, je le sens: mais je n'aurai rien à me reprocher. L'amertume du remords n'ajoutera pas à ma douleur, et mon dernier soupir aura quelque douceur pour moi, puisqu'il sera un hommage à la vertu. Chere Henriette! toi qui connais toute la vivacité de ma tendresse, tu t'étonnes peut-être de ma noble résolution; mais t'avouerai-je?..... ah! Sans doute, je dois te montrer mon âme toute entière. Il est juste que mon unique amie pénètre les plus secrets replis de mon cœur; de ce cœur qui lui est tout dévoué, ainsi qu'à l'amour; mais à qui la voix de l'humanité et de l'honneur s'est heureusement fait entendre. T'avouerai-je enfin, que malgré son pouvoir sur mon âme, elle seule n'eût point été capable de me faire refuser la foi de Luzan. Non, s'il m'eût montré moins d'amour, s'il ne m'eût préférée à tout comme il l'a fait, s'il se fût borné à gémir de nos communs malheurs, s'il eût paru irrésolu, s'il n'eût laissé aucun exercice à ma générosité, je te confesse que je n'aurais jamais eu la force de l'encourager à l'obéissance. La crainte de ne pas être aussi tendrement aimée que je m'en étais flattée, n'eût produit que des plaintes, et mon âme, flétrie par la plus pénétrante douleur, sensible pour moi seule, ne m'eût point inspiré le généreux sacrifice de mon bonheur: sacrifice que tu aurais admiré, si mon extrême franchise ne m'eût forcée à t'en découvrir la véritable source. Mais, chère amie, si par cet aveu je me prive de ton admiration, juge combien j'ai besoin de ta tendre pitié. Toi, qui as aimé et qui connais l'ardeur de ma passion, toute l'étendue de mon amour, tu sentiras tout ce que mes efforts pour le vaincre coûtent à mon œur. J'ai commencé plusieurs lettres pour Luzan, sans pouvoir en achever une. J'ai changé dix fois de résolution, je craignais de l'affliger par des conseils si contraires à nos vœux: mais ce que je redoutais le plus, te l'avouerai-je? c'était de le faire douter de ma tendresse, par une fermeté presque'incompatible avec mon tendre arour pour lui. n moment après, l'espoir d'augmenter sa vénération, me donnait de nouvelles forces. Mais hélas! ce n'était que pour me faire retomber dans le plus affreux désespoir, quand je songeais qu'il ne me serait plus permis d'écouter les sentiments que je lui ai inspirés. Ce mélange de faiblesse et de courage livre mon cœur à des combats si violents, que je crains d'y succomber. Aide-moi, ma tendre amie, à triompher de moi-même; j'en ai la volonté; mais je crains de n'en pas avoir la force. Je t'envoie une copie de la réponse que j'ai faite à Lauzan, je ne sais quel effet elle produira; mais je tremble, je crains, je désire, et je redoute. Quelqu'espèce de résolution qu'il puisse prendre, je t'en informerai aussi-tot. Hélas! penser à ce cher objet, t'en entretenir, espérer des consolations de ta tendre amitié, est le seul bien qui me reste. Lis ce que j'ai pu écrire, en étouffant le murmure de mon cœur brisé par ce violent effort. LETTRE XXIV.D'ELISABETH,au Chevalier. NON, Luzan, non, je ne puis, ni ne dois recevoir des serments faits sous les auspices de la dissimulation. Je sens combien la loi, à laquelle on veut vous soumettre, sans avoir consulté votre aveu, est rigoureuse; elle détruit nos espérances, elle blesse l'équité, mon cœur en gémit; mais l'injustice même du comte, ne vous autorisait pas à déguiser le véritable motif de vos refus. Peut-être que, certain du peu d'égard qu'il aurait aux dispositions de votre cœur, vous avez cru inutile de les faire connotre; mais il failoit vous en assurer. La vérité, quelqu'en puisse être les suites, est préférable à l'artifice. Cependant, j'avoue qu'il n'y a que trop de motifs qui vous rendent excusable à mes yeux, et si je n'en appelais qu'à mon propre cœur, il ne pourrait vous blâmer; votre cause est la sienne. Il plaide vivement pour vous; il me persuade que la seule crainte de blesser ma gloire vous a empêché de déclarer vos sentiments: mais, comme de cet aveu, dépend notre félicité ou la confirmation de notre malheur, vous ne devez pas balancer à le faire quoiqu'il en puisse résuler. Si nous sommes unis; ou condamnés à être séparés pour jamais, croyez, cher Luzan, que je ne rougirai point de ma tendresse, fût-elle connue de l'univers entier. Elle est trop pure pour avoir besoin d'être ensevelie dans la nuit du silence. Intimement convaincue qu'elle ne nous engagera à rien de contraire à l'honneur et à la vertu, je ne crains pas qu'elle éclate; au contraire, la certitude qu'on en aurait me mettrait à l'abri des inutiles recherches et des prétentions qui ne pourraient que m'être odieuses, puisque je vous ai aimé. Qu'aucune raison ne vous arrête donc plus. Déclarez vos sentiments au comte: peut-être sera-t-il touché de la situation de votre cœur. S'iI vous aime, il ne pourra être insensible à votre désespoir, et s'il trouve un moyen honnête de dégager sa parole, peut-être consentira-t-il à notre bonheur...... Ah trop chère espérance! c'est toi qui s causé toun nos maux; c'est toi qui nous as perdus, en nous faisant désirer une félicité dont nous ne jouirons ja... Je le crois, cher lumais...zan, et nous aurions toujours dû le penser; car, plus je réfléchis au caractère absolu de votre grand père, moins je sens que nous devons nous flatter qu'il se laisse fléchir, et ce ne sera jamais de mon aveu que vous résisterez à sa volonté. S'il ne change pas de résolution, il faut vous soumettre au joug qu'il vous impose; vous le devez, non-seulement parce que le respect filial vous en fait une loi..... loi sacrée par nos mœurs, qu'on ne brave jamais impunément; mais par rapport aux fâcheuses circonstances ou vous exposeriez la marquise, qui serait injustement soupçonnée d'être la première cause de votre désobéissance...... O Dieu! elle en serait la victime, cette tendre mère, cette mère qui vous aime, et qui est d'autant plus respectable qu'elle est infortunée. Mais vous êtes trop vertueux pour la réduire à pleurer vos fautes. Je connais votre respectueuse tendresse pour cette digne mère; elle sera votre plus ferme appui dans le douloureux sacrifice qu'on exige de vous. Et si jamais Elisabeth vous fut aussi chère que vous le lui avez juré, si elle règne encore avec le même empire dans ce cœur qui faisait toute sa félicité, souvenez-vous qu'elle vous conjure elle-même d'immoler votre amour à votre devoir. Il le faut, elle le veut, elle vous l'ordonne: c'est la seule preuve qu'elle puisse désormais recevoir de votre tendresse. Il y a une heure que j'ai sait partir cette désespérante lettre; ne te parot-elle pas cruelle?..... Que je crains qu'il ne me trouve barbare!... Lui ordonner moi-même Je sacrifice de son amour...... O Dieu! comment l'ai-je pu?... Mais, les traces de mes larmes, dont le papier est couvert, lui apprendront au moins tout ce qu'il m'en a coûté...... Hélas! quand j'aurais épuisé goutte-à-goutte tout le sang qui anime mon être, pour tracer les tristes caractères de cette lettre, je n'aurais pas plus souf... Ah! s'il doutait de mon fert... amour, je ne répondrais pas.... Mon courage m'abandonne, ma raison s'égare, quand je songe aux effets de ce malheureux écrit.... Henriette, que n'en ai-je cru tes trop justes pressentiments? Mon cœur ne serait pas en proie aux plus vives douleurs. Tes conseils, ta fatale expérience, n'ont pu me sauver. Quel est donc le pouvoir de l'amour? Pourquoi n'ai-je pus me persuader tous les malheurs qu'il cause à ceux qui se livrent aveuglément à son charme. Le baron est absent depuis trois jours. Je puis au moins pleurer en liberté. LETTRE XXV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. POURQUOI des regrets, chère Elisabeth? ontre qu'ils sont toujours inutiles, souvent ils abaissent trop, à leurs propres yeux, ceux qui s'y livrent. Laisse cette puérile ressource aux âmes faibles, qui, toujours incapables de réparer leurs fautes par une sage conduite, se bornent à gémir sur le passé, sans en tirer une leçon pour l'avenir: mais toi, dois-tu te reprocher d'avoir cédé à un charme invincible, au moment même ou tu viens d'en triompher? N'as-tu pas fait tout ce que que la plus austère vertu peut exiger d'une âme sensible? Dis-moi, fille incomparable, comment tu peux allier tant d'amour et de raison? Ton cœur brûle de la plus ardente flamme, et cependant ta passion est subordonnée, non-seulement à ton devoir, mais à celui de ton amant. Ne crois donc pas, ma digne amie, t'être privée de mon admiration: au contraire, ta noble franchise y met le comble. T'a sévère modestie, qui te force à dévoiler si ingénument les difsérents motifs, qui t'ont rendue capable duglorieux sacrifice que tu viens de faire, n'en saurait diminuer le prix; daigne seulement le regarder avec les mêmes yeux que ton Henriette, et tu seras dans le ravissement de ta propre vertu. Que ne donnerais-je pas pour te convaincre de la vérité de ce sentiment! Cette consolante persuasion te tiendrait lieu de tout ce que tu crains d'avoir perdu, en ordonnant au chevalier de suivre la volonté de ses parents. Tu me demandes si je ne trouve pas trop cruelle la lettre que tu lui as écrite. assure-toi, tendre Elisabeth; le soin que tu as pris, fans le vouloir, je veux le croire, de lui faire entendre que les recherches des nouveaux aspirants te seroien odieuses, lui prouve trop combien ton cœur est à lui pour jamais. Tu lui conseilles, il est vrai, de se soumettre à la rigueur de son destin; mais tu l'assures en même temps que nul homme au monde ne saurait te plaire désormais. C'est lui dire clairement que tu l'aimeras toute ta vie. Ne te reproche pas ce serment, c'est l'amour qui l'a fait i ton insu; la suite de tes exhortations au chevalier prouve la sincérité de tes conseils. Chere Elisabeth! je t'avoue que ton courage a surpassé mon attente. Cet effort de vertu t'élève un nouveau temple dans mon cœur: tu y étais placée comme une amie uniquement aimée; maintenant tu y es honorée, tu y règnes comme une divinité. Ah Dieu! si ce tendre et pur hommage pouvait te suffire.... Mais je sais trop que la perte de ce qu'on aime est irréparable...... L'amitié adoucit les peines d'un cœur affligé; mais la vertu seule peut le guérir. Heureuse dans ton malheur d'avoir un bon témoignage à te rendre, je ne puis que former des vœux pour la constance de ta généreuse résolution. Séche donc tes pleurs, ou tu rendras ta pauvre Henriette plus à plaindre que toi, parce qu'elle n'a pas les mêmes sujets de consolation. L'absence du baron est une heureuse protection du ciel, qui veut t'éprouver et non t'accabler par des maux au-dessus de tes forces. Il t'aurait été impossible de cacher à ton oncle ta profonde tristesse: lui qui prend un si vif intérêt à tes moindres mouvements. Je connais son indiscrète curiosité. Il aurait supposé tant de bizarres motifs à ton chagrin, que ta franchise naturelle ne t'aurait pas permis de lui déguiser le véritable. Je te préviens de son manège à cet égard. Il n'est pas le seul à qui l'on puisse faire ce reproche. Lne femme, qui se disait mon amie et que je ne regardais pas comme telle, me vint voir uu jour que j'étais très affligée; je savais, à n'en pouvoir douter, qu'elle soupçonnait que l'amour en était la cause; mais, curieuse des détails et n'étant venue que pour s'en amuser, elle me demanda si j'avais perdu un procès ou quelque parent qui me fût cher, ou s'il était arrivé quelque. disgrâce à ma famille. A toutes ces quesions, je répondis laconiquement...non,.. comme il faut que tu fasses avec le baron, si malheureusement il revenait avant que tu eusses recouvré un peu de tranquillité. J'ai cru devoir te prouver par un exemple, combien il est essentiel de se tenir en garde contre les curieux désœuvrés; ta franchise sans bornes me fait toujours trembler pour toi. LETTRE XXVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. QUE les éloges d'une amie tendre et vertueuse sont efficaces ! Ta consolante lettre, chère Henriette, m'a tellement élevée à mes propres yeux, non par un sentiment d'orgueil, mais par le désir de justifier la haute opinion que tu as prise de moi, qu'il n'est rien de louabre dont je ne me sente capable. Il ne fallait pas moins qu'un si grand motif, pour me faire triompher de la plus sensible épreuve ou mon cœur pût être mis. Je puis t'assurer, que quand tous les regards auraient été attachés sur ma conduite, ils n'auraient pas agi aussi puissamment sur mon âme, que ta tendre et sévère amitié. Tu partages mes peines, je n'en puis douter, chère Henriette; mais, plus ton cœur prend sa part de ce triste fardeau, moins tu me pardonnerais une faiblesse, cela doitêtre, je l'avoue; et moi-même, je me la reprocherais mille fois davantage, si j'en étais coupable, parce que la sincère amitié qui nous lie rendant nos intérêts communs, je ne pourrais blesser ma gloire sans nuire à la tienne. Cette vérité, que je ne cesserai jamais de me retracer, me rendra plus rigoureuse pour moi-même, et me fera sans doute éviter bien des fautes. Elle me prouve chaque jour l'avantage et la nécessité d'un sage et fidèle ami. Tu t'étonnes peut-être de mes réflexions, mais j'ai besoin de les faire pour expliquer un endroit de ta réponse, ou sûrement ton cœur n'a pas été l'organe de ta plume. C'est lui que j'iterroge. Quoi? la lettre, que j'ai écrite à Luzan, ne t'a pas parue cruelle?..... Hélas! si elle t'eût été addressée, tu l'aurais, comme lui, trouvée inhumaine; et ce que je craignais le plus, il a douté quelques moments de ma tendresse. Ah! s'il savait que ce doute, confirmé par sa bouche, anéantiroit mon courage, il cesserait bientêt de se plaindre de ma cruauté. S'il savait ce que mon cœur souffre, pour obtenir ton approbation et la sienne.... Mais, je n'en dois pas murmurer, votre estime me console de tout...... Dui, mon amie, mon amant, vous êtes êtes mes dieux sur la terre; de tous les dons du ciel, vous êtes le plus cher à mon cœur. Privée de mes parents, mes guides naturels, née malheureusement trop sensible, livrée à moi-même, que serais-je devenue, si les liens sacrés de l'amour et de l'amitié ne m'eussent fait regarder la sagesse de l'un et l'honnêteté de l'autre, comme des idoles qui ont de justes droits à mes hommages, et à qui je dois de continuels sacrifices pour les mieux honorer, et me rendre digne de la tendresse de tous deux. J'ai reçu ce matin des nouvelles du chevalier, et la réponse que sa mère lui a faite. Son but, en me la communiquant, est de me convaincre de l'invincible aversion de la marquise, pour la personne que l'on destine à son fils. Sa laideur, selon elle, n'est que son moindre défaut...... Elle doit être bien laide, qu'en penses-tu, Henriette, puisque celle qui la trouve telle, n'est et ne peut-être sa rivale. En général, cette lettre me parait fort bizarre; mais mon cœur est trop plein de sa douleur, pour me permettre des réflexions sur tous les points: le seul qui ait fixé mon attention, c'est l'erreur de la marquise sur les véritables dispositions de son fils. Je souffre de la voir ainsi abusée; aussi ai-je fortement recommandé à Luzan de ne pas différer d'un jour l'aveu de ses sentiments: il le doit à sa mère ainsi qu'au comte. Juge quels doivent être ses tourments, lui dont nous avions admiré la patience dans les contradictions. Il m'a écrit par un courrier extraordinaire. Tu verras par sa lettre que je transcrirai, ainsi que celle de sa mère que je livre à ton examen; tu verras, dis-je, que jamais sa passion n'eut tant d'énergie que depuis ma douloureuse résolution. n caractère si doux s'enflammer par les obstacles! je ne l'aurais pas imaginé. Il est vrai qu'il est contrarié par le sort et par mes refus. Je sens qu'il est trop malheureux, et sa situation m'afflige plus que la mienne propre. Mais hélas! inutile pitié! je n'ai pas cru devoir démentir ce que j'avais si courageusement commencé; et ma réponse n'est qu'une confirmation de celle dont je t'ai envoyé la copie. Je ne sais quelle en sera l'issue, ni ce que le sort me prépare; mais je t'avoue que je sens l'espérance au fond de mon cœur, quelqu'effort que la raison fasse pour l'en bannir. Mon oncle arrive aujourd'hui. Je me sens un peu plus capable de lui cacher ma tristesse, et j'espère pouvoir suivre tes conseils à son égard. Tu devineras aisément pourquoi je ne t'envoie plus que la copie des lettres de Luzan: les relire cent fois le jour est mon unique du... je me trompe, je les écrire en est encore une autre. LETTRE XXVII.De LUZAN, à ELISABETH. EST-CE bien vous, cruelle Elisabeth, qui avez pu m'ordonner d'unir mon sort à une autre? Votre cœur consent-il à ce barbare sacrifice? Je devrais le croire, puisque vous me faites même un crime de l'innocent artifice que j'ai employé pour écarter mon malheur; puisque vous rejetez mes serments. Que je suis malheureux! juste ciel! et j'ai pu me flatter d'être aimé! Ah! sans doute je l'ai dû, et ma confiance ne sera point trahie, dans un temps ou la certitude de votre tendresse est la seule chose qui puisse me faire supporter le jour; et si votre âme m'est bien connue, cette âme sensible et génereuse n'est point changée; vous rendrez le calme, la vie, à votre malheureux amant, en recevant sa soi, en lui donnant la vtre. Songe, chère Elisabeth, que je ne puis vivre qu'avec la tendre assurance d'être uni à toi... à toi, qui est tout ce qu'il y a de beau et de charmant dans l'univers. Demande-moi le sacrifice de ma vie, je suis prêt à te l'immoler. Le ciel m'est témoin que je n'en souhaite la durée, que pour t'adorer: mais, ne me condamne point à l'horreur d'en aimer une autre; ne m'te pas l'espérance de posséder éternellement ton cœur, ce trésor de sentiment, ce santuaire de la vertu. C'est cette rigoureuse vertu, qui t'a inspiré le cruel et généreux sacrifice de ta ten...Adorable amante, dresse.... qui, en me donnant la mort, me pénètre d'admiration; oui, ton noble courage ajoute à mon hommage, et tout mon être est prosterné dans l'extase de tes divines persections. Connoissant si bien l'inestimable prix de ton cœur, brlant d'amour pour tes charmes, pourrais-je renoncer à toi sans... Ah par mourir de douleur... pitié, Elisabeth, rend l'espoir à mon âme troublée, ou tu me verras epirer à tes yeux! Permets que je diffère encore à déclarer mes sentiments: je sais trop que cet aveu me serait. funeste. Autorisé par l'opposition de ma mère, je puis trainer les choses en longueur.... et qui sait ce qui peut arriver dans cet intervalle! Peut-être ne serai-je plus exposé à une tyrannie que je dois respecter.? vous verrez par la lettre de la, marquise que je joins ici, combien elle est édoignée de consentir aux engagements de mon grand-père. Dans la réponse qu'elle lui a faite, elle lui exprime sans ménagement et de la manière la plus forte, sa répugnance pour ce mariage. Elle me menace de sa malédiction, si j'ose le contracter. Cette lettre à mis le comte en fureur. Dans le premier transport de sa colère, il a exigé de moi la promesse de ne jamais faire mes vœux. Le respect et l'amour ne m'ont pas permis de balancer. Je me suis engagé volontiers à une condition si conforme à mon penchant. Cet acte de soumission l'a d'autant plus apaisé, qu'il a pensé que son autorité l'emporterait en tout point sur celle de ma mère. Il croit avoir beaucoup obtenu, mais ma ferme résistance lui apprendra, que l'étornel obstacle à sa volonté est gravé dans mon cœur, que la divine image de mon Elisabeth y est empreinte pour jamais, et que pour l'en effacer, il faudrait le priver de sentiment. Consens donc, chère amante, que je vive pour être à toi. Deux mots de ta main vont me rendre le plus heureux, ou le plus misérable des mortels. Mon messager a ordre d'attendre votre réponse. Ton cœur, chère Elisabeth, aura-t-il pitié de ma douloureuse impatience? LETTRE XXVIII.De la Marquise, au Chevalier. PUISQUE tu refuses l'illustre alliance que l'on te propose, le ciel, mon cher fils, a donc enfin exaucé mes vœux. Qu'il soit mille fois béni et glorifié, en action de grâce de l'heureux changement qui s'est fait dans ton cœur. Tu ne saurais concevoir l'allégresse de mon âme. Cher enfant, ta sage résolution est le prix de mes ferventes prières. Quelle précieuse victime arrachée au démon et rendue à son créateur! Qu'il est consolant pour ta tendre mère de te voir insensible aux grandeurs du monde! Il est difficile, mon fils, d'y parvenir et de les posséder sans engager sa conscience. Le rang, que j'ai été forcée d'occuper dans la société, m'aurait souvent exposée, je ne crains pas de te l'avouer; car tu es digne de toute ma confiance; il m'aurait rendue coupable, dis-je, d'orgueil, d'injustice, si les religieux principes de mon éducation ne m'eussent garantie des pièges de mon état. J'espère que la sainteté du tien préservera ton âme des dangers que la fortune, et sur-tout le mariage, rendent presque inévitables.Je ne me suis point laissée éblouir, par le faux éclat des brillantes espérances du comte. Il parle pour toi de Duché. A quoi servent tous ces titres pour le bonheur éternel! S'ils rendaient justes, sages et vertueux, crois, mon fils, que ta mère donnerait la moitié de sa vie, si elle était nécessaire, pour te les acquérir: mais, j'ai trop vu que souvent un haut rang est non seulement un obstacle au salut; mais, que ceux qui y sont placés, en prennent droit de dédaigner les mœurs, et se font un jeu des vices qui dêshonoreroient tout homme d'un état obscur. J'en ai vu un terrible exemple dans une personne qui n'est plus, et pour le repos de laquelle je fais chaque jour les plus ardentes prières. Ton grand-père, uniquement occupé de ses projets ambitieux, a les yeux fermés sur tes plus chers intérêts. Il est trop préoccupé par sa passion, il ne peut voir, comme moi, tous les malheurs et les dégoûts à quoi t'exposerait l'alliance à laquelle il prétend te contraindre. Séduit par l'éclat d'un grand nom, il n'a pas même songé si l'épouse qu'il te destinait pouvait faire ton bonheur, et obtenir mon approbation. Il est vrai que, quand tu épouserais la femme la plus parfaite, j'en serais affligée, parce que tu ne serais pas aussi heureux que dans l'ordre de Malte: mais mademoiselle de N.... telle que je la connais, fût-elle la première princesse du monde, je ne consentirais jamais qu'elle devint ma fille. Je l'ai déclaré au comte, et comme je ne doute pas qu'il te pressera plus encore de lui obéir, et que tu ne trouveras peut-être pas toujours en toi la même force pour résister à l'attrait d'un mariage séduisant en apparence, il est de mon devoir de t'instruire des raisons propres à fortifier ton courage. Dieu, qui lit dans mon cœur, m'est témoin si jamais je m'attachais à examiner les défauts d'autrui, ni à les mettre au jour, à moins que par un concours de circonstances, je n'aie pu me taire sans intéresser ma conscience; aujourd'hui, mon fils, qu'il est question de ton malheur ou de la félicité de ta vie, je ne crois pas qu'il me soit permis de te laisser ignorer tout ce qui peut avoir rapport à cet objet. Pendant ton séjour en Italie, j'al passé, comme tu l'as su, toute la belle saison à la terre de ton grand père: pendant que j'y étais, madame et mademoiselle de N.... y passèrent un mois: ce fut-là, que j'eus occasion de les connaître parfaitement. Des les premiers jours, je m'aperçus que la mère était non seulement une coquette outrée, mais, qu'elle avait de grandes prétentions à l'esprit. Tu sais combien ces personnes sont insupportables. La fille me parut une idiote achevée, dont le seul caractère distinctif est d'être impolie jusqu'à l'indécence: j'en fis entendre quelque chose à madame de N.... Elle me dit, en riant, que c'était pure timidité. Ce ton léger sur un point si important m'éclaira. Je vis qu'uniquement occupée de sa personne et du désir de plaire, elle s'inquiétait peu des défauts de sa fille, et ne s'était point attachée à réparer en elle les disgrâces de la nature, en formant son cœur par la piété, son esprit par les talents, et son caractère à la douceur. Je vis trop clairement, qu'elle avait négligé son éducation par art; son genre de vie, lui ayant fait sentir de bonne heure la nécessité d'en faire une compagne afsidue, propre à la seconder dans ses caprices. Elle a voulu que, dans les comparaisons que l'on serait à portée d'en faire, sa supériorité en tout point fit disparotre. la jeunesse de sa fille, qui est réellement le seul avantage qu'elle ait: car ne l'ayant élevée, ni pour Dieu, ni pour le monde, elle en a fait une vraie pagode mouvante: encore ne parait-elle animée que quand elle est en colère contre ses domestiques. Juge, mon fils, si tu pourrais être heureux avec une telle compagne. Je ne te parle point de sa figure, quoiqu'elle soit très désagréable; je sais qu'un homme sensé n'est pas rebuté par la figure, quand d'ailleurs il trouve des qualités estimables; comme beaucoup de modestie dans la personne, et d'austérité dans les mœurs, ce qu'une femme ne peut avoir sans un grand fond de piété. Voilà le point capital, mon fils, et que l'on trouve rarement dans le monde, à moins que, comme moi, ce ne soit quelque victime arrachée, malgré elle, d'un saint asile, et immolée à la folle vanité de sa famille. On ne doit guère, sans ces circonstances, se flatter de trouver des femmes telles que l'humilité chrétienne chrétienne nous enseigne qu'elles devraient être: car j'ai remarqué que leur premier vice est l'irréligion, et de celui-la découlent nécessairement tous les autres, et je t'avoue que c'est cet article, qui m'a donné la plus mauvaise opinion de madame et mademoiselle de N.... Je ne puis me rappeler, sans gémir, la répugnance qu'elles avaient pour toutes les pratiques de piété.Jamais d'oraisons, ni de lectures édifiantes, pendant tout le temps qu'elles ont passé à L comme dans toute leur vie, j'en répondrais, elles n'ont assisté à aucun office religieux. Excepte la messe, elles se dispensent, sous divers prétextes, des autres-devoirs; mâtines, vêpres, complies, fallut, tout cela est négligé. Jamais madame de N... ne s'est enferrée dans son appartement, pour inéditer ou expier, par quelques heures de silence, les discours superflus qu'on est forcé de tenir dans la société. Elle passait une grande partie du jour et de la nuit à lire des romans ou quelques autres brochures encore plus méprisables. Heureusement sa fille n'en a jamais ouvert une feule. Son ineptie l'a préservée de la contagion de ces misérables ouvrages. Son âme est pure, et son imagination n'a point encore été souillée par ces infernales peintures, qui corrompent le cœur de quiconque les lit. Ah! mon fils, combien je me félicite, quand je songe avec quel soin je t'ai garanti de ce danger. Tu es dans la bonne voie, il faut seulement persévérer dans tes sages refus. Je crois que le moyen le plus efficace pour triompher des tentations, ce serait de faire tes voœux; quoique tu ne m'en parles point dans ta lestre, j'espère que tu mettras bientût le comble à ma joie, en ne me laissant aucune crainte sur un sujet si intéressant pour ta tendre et bonne mère. Que penses-tu, chère Henriette, de cette lettre? Ces choses désavantageuses qu'on y dit de mademoiselle de MN.... et que le chevalier n'a pas craint de me confier, prouve qu'il est bien résolu de n'en jamais faire sa femme. Mais, le parti, que l'honneur m'oblige de lui prescrire, l'y forcera malgré lui. Ah Dieu! ton Elisabeth en mourra de douleur, si e sort cruel permet ces funestes nœuds, Si la marquise était moins infortunée, son opposition me donnerait quelque espérance. Mais hélas! eut-on jamais le moindre pouvoir sans fortune? D'ailleurs de quel poids peut être le sentiment de la marquise? On ne peut disconvenir qu'elle est extraordinaire; mais elle est la mère de Luzan, elle l'aime, cela me la rend chère, et je la respecte comme si elle était déjà la mienne. LETTRE XXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. TU me donnes toujours de nouveaux sujets d'admiration, chère amie. Quoi! tu ne t'es pas bornée à ce que renfermait cette lettre que tu veux que mon cœur trouve cruelle? mais, tu viens encore de couronner ta généreuse résolution par un ordre plus absolu. Jusque-là tu avais immolé ton amour à l'amour même, c'est-à-dire, aux intérêts de Luzan; mais apprends moi, fille vraiment héroïque, comment tu as fait pour résister à la pitié, à ce sentiment toujours trop victorieux sur notre sexe, et que les hommes emploient artificieusement, comme un sûr moyen de nous conduire à des faiblesses. La lettre de Luzan m'a touchée moi-même, et jette confesse qu'à ta place, je n'aurais peut-être pas eu la force de faire l'indispensable et sage réponse que tu lui as faite. En vérité, chère Elisabeth, je ne sais si l'amitié m'aveugle, mais je te trouve, dans cette circonstance, fort au-dessus de nos héros de tragédie. La plupart des poétes se contentent de leur donner l'horreur du vice, les remords du crime avant que de l'avoir commis, et l'amour de la vertu pour effacer l'impression de leur faiblesse. Mais toi, chère Elisabeth, plus grande à mes yeux, tu ne fais rien qui ne soit conforme à la plus pure morale, et ton premier pas vers la victoire de ton penchant est un engagement sacré, dont toi seul est peut être capable de remplir la loi avec tant de constance. Ne te plains plus, incomparable amie, d'être née trop sensible; tes passions font ta gloire. Quelle autre sut mieux les tourner à l'avantage de la vertu? Ah! si la mère du chevalier connaissait tes précieuses qualités, malgré sa prévention contre le mariage; je crois qu'elle désirerait te nommer du doux nom de sa fille: mais peut-être aussi, que, malgré son estime pour toi, elle ne pourrait se résoudre au sacrifice de sa prévention. C'est le propre des esprits faux d'être obstinés, sur-tout les dévots qui prétendent être éclairés par la grâce; ils renonceraient plus-tt à la vie qu'à leur opinion. Il faut que la charité d'une dévote soit une vertu plus active que toutes celles qui me sont connues. Avec quelle sagacité et quelle profonde étude, la marquise creuse et développe le caractère de madame et mademoiselle de N..! Certes, il ne manque rien à leur portrait, et les scrupuleux détails apprennent bien quelle est la savante main qui a tenu le pinceau: mais, ce que j'admire le plus, est la sainte préparation de cette âme pure, qui invoque le témoignage de son Dieu, pour prouver que jamais elle ne mit au jour les défauts d'autrui, sans y être forcée par une absolue nécessité. emarque que ce piçux préliminaire n'a été fait, que pour rendre ce tableau plus vraisemblable; car devant justice à la vérité, je dois te prévenir qu'il est faux à beaucoup d'égards. Je soupai hier avec la belle-sœur de madame de N...qui me parla assez avantageusement de la mère et de la fille, quoique les parents, comme on le voit trop souvent, soient les moins indulgents, lorsque l'honneur de la famille n'y est point intéressé. Je fus charmée que cette dame détruisit, sans le savoir, l'impression que j'avais de ses parentes. Elle EIle me confia, sous le sceau du secret, le mariage de sa nièce avec le chevalier...... Je t'avoue que le cœur me battit d'une si grande force, que mon émotion se peignit sur mon visage. Nle pouvant en soupçonner la cause, elle l'imputa à la surprise, et me fit beaucoup valoir les avantages que Luzan trouverait dans cette alliance, quoiqu'il épousât mademoiselle de N.... Sans dot: et l'orgueil du rang, que la famille occupe à la cour, sut bien rabaisser et mettre de niveau la grande fortune que le comte assure à son fils. Je lui emandai, si on avait fixé le terme de la célébration. Elle me dit qu'il ne s'agissait plus que de déterminer une mère dévote, femme singuiere, dont les principes étaient es plus absurdes. La-dessus, elle me fit un portrait de la marquise, hien équivalent à celui que cette ume pieuse a fait de madame de N.... Ainsi je suis parfaitement instruite comment une femme de la cour traite une dévote, et de quelle façon cette dernière parle d'une femme du monde. La belle-sœur de madame de N....m'a dit que l'extrême infortune de la marquise ne lui donnant aucun droit essentiel suz son fils, le comte était résolu de passer outre, quand même elle refuserait son agrément; que toute la famille était d'accord sur ce point. Elle mettait tant d'esprit et de légèreté dans les peintures qu'elle fit de la religieuse mère, comme elle la nomme, que non seulement je fus assez faible pour l'écouter tant qu'il lui plut; mais, je l'applaudissais par mes souris que je ne pouvais retenir. Bion différente de toi, chère Elisabeth, qui eut un jour le courage de dire à quelqu'un, que tu allais te retirer, s'il continuait de flétrir la réputation d'une personne que nul de l'assemblée ne conoissoit non plus que toi, et de qui, par conséquent, on ne pouvait prendre la défense. Il est vrai que tu mis tant de douceur dans ta franchise, que tu désarmas le satirique. Il avoua que, s'il recevait souvent de pareilles leçons, il cesserait bientôt de mériter le titre de méchant, qu'on lui donnait en riant, comme pour l'encourager à l'être. Que de souvenirs agréables pour ton cœur! Si ton Henriette pouvait te rappeler dans ce moment, tout ce qu'elle t'a vu faire de bien! Je ne puis assez t'applaudir mon gré d'avoir exigé sans délai de Luzan, qu'il désabusât sa mère et le comte, quoiqu'il fût trop certain que cet aveu vous serait funeste à tous deux. Tu as sagement agi, puisque tu as eu la force de lui apprendre, par ton exemple, à préférer la vérité auxplus chers intérêts. Mais, bonne Elisabeth, tu me dis avec assurance que ce seul point a fixé ton attention...... et la laideur de mademoiselle de N.... à laquelle ton imagination se plaît à ajouter, en me faisant remarquer qu'il faut qu'elle soit bien laide, puisqu'une femme sans prétention la trouve-que penses-tu de cet telle... article? oilà des visites, je suis obligée de te quitter. LETTRE XXX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. O DIEU! qu'ai-je fait? que vais-je devenir? mon cœur ne soutiendra point ce coup affreux. Henriette, ne vante plus mon courage; de quoi m'a-t-il servi? qu'à me causer le plus grand des malheurs.... Hélas! je ne verrai peut-être plus le chevalier, sa vie est dans un extrême danger......Dieu toutpuissant!.bonté du ciel, rendez-le à mes vœux, je n'ose dire à mon cœur: qu'il fait à une autre, s'il le faut; je me soumets à vos immuables décrets, mais qu'il vive pour être heureux, pour me dédommager par son estime du sacrifice de mon bonheur...... Je ne le verrai plus! ah! chère amie, pardonne, tout disparaît à mes yeux, mon âme s'échappe, elle va chercher celle de Luzan, s'unir à elle: l'illusion de ce lien me sembe assurer ses jours. Ah Dieu! que ne puis-je les prolonger aux dépens des miens. Le voir encore une heure, l'assurer de ma tendresse, lire Ja sienne dans ses regards, en recevoir le sermnt de sa bouche, et mourir, serait un fort bien doux, en comparaison de l'horreur de lui survivre. Chere Henriette, pardonne encore une fois l'injurieux desespoit de ton Elisabeth. Tu me plaindras, quand tu seras instruite de tout mon malheur: mais comment te retracer ce que je n'aipuapprendre, sans perdre le sentiment de mon eenue.. Saintré arriva hier au soir, non pour me donner cette triste nouvoIle, mais parce que des affaires de famille exigeaient sa présence. Il fallait qu'elles fussent bien pressées, puisqu'elles l'ont forcé d'abandonner son ami dans un état si désespéré. Tu tétonnes peut-être q'il ne m'aia pas caché le danger du ehealier: mais, me regardunt comme la promiere cauise de ce malheur, il n'a pas cru, m'a-t-il dit, devoir rien me déguiser, afin d'exditer ma tendresse qu'il cnyoit fort affaiblie, et d'obtenir quelquen mots consolants pour Luzan, s'i jouissait encore de la lumière. quand ma lettre arrivioit. Je n'ai pas disséré d'une seconde malgaé l'abattement ou m'avait plongée ce funeste récit. Ne me demande pas ce que j'ai écrit dans le premier mouvement de mon désespoir. Je l'ignore moi-même, si ce n'est que mon cœur était dans chaque mot, et que mon âme toute entière à l'extrémité de mes doigts redoublait leur activité, quoique tremblants, et a fait tracer à ma plume les plus tendres expressions....... Ah! si la chaleur du sentiment avait le pouvoir de ranimer une vie si précieuse, Luzan me serait bientêt rendu! Je prie le ciel avec une serveur que l'amour seul peut rendre si vive. Mais la pureté de mes intentions, qui est connue de ce ciel que j'implore, doit me le rendre favorable. Hélas! que j'ai besoin d'espoir pour ne pas succomber à ma douleur! Si mes ardentes prières ne le sauvent point du trépas, elles soutiennent au moins mon triste cœur; pendant que je les fais, je me persuade que Luzan ne peut mourir. Il me semble que mes cris et mes gémissements auront le pouvoir d'arrêter son âme fugitive, et la forceront de conserver le sentiment à ce cœur tendre qui fit ma félicité. Ne condamne point mes vœux, chère Henriette, ils sont justes et j'ai été trop cruelle. J'avais exigé du chevalier, comme je te l'ai marqué, qu'il désabusât sa mère et le comte; mais je lui avais désendu de m'écrire qu'il n'eût rempli cette eondition. Je le lui défendais encore, dans la supposition que son grand-père refusât mon alliance et persistât dans le destein de le marier à mademoiselle de N... Trop soumis hélas! à un ordre si harbare, aussitot ma lettre reçue il communiqua à Saintré sa douleur, son embarras, et la résolution oû il était d'exécuter mes volontés: il le pria de pressentir, le jour même, le comte dans une promenade qu'il devait faire tête-à-tête. Saintré lui promit, après lui avoir représenté l'inutilité et le danger de cette démarche. Il fut résolu que des ce moment il saurait son sort. Au retour de la promenade, Saitré lui dit qu'il n'y avait rien à espérer, qu'au contraire, le comte se proposait d'accélérer la célébration; qu'il n'avait différé que pour obtenir, par caresses ou par menaces, le consentement de la marquise: mais qu'étant extrêmement courroucé des obstacles qu'on mettait à ses engagements, il était résolu de conclure dans huit jours. Le chevalier, n'écoutant alors que son désespoir, coumnt chercher son grand-père, se flattant de le fléchir par ses larmes et ses prières: il le suivit dans l'instant oû il allait s'enfermer dans sa bibliothèque selon sa coutume. Des qu'il aperçut Luzan, il le regarda avec des yeux pleins d'impatience, et lui fit signe de la main de se retirer. Ensuite, poussant la porte avec une sorte de violence, il lui aurait té la force et le moyen de lui parler, si le malheureux chevalier n'eût tiré de sa passion ce courage victorieux, qui ne connait plus de danger. Il le conjura de l'écouter..... Je ne veux rien entendre d'un fils rebelle qui ose me résister. Votre ami sait mes intentions, il peut vous en instruire lui-même, puisque le voilà. Saintré passant comme par hasard se trouvait-là à dessein; parce que, connoissas le caractère violent du comte, il craignait quel-que fâcheuse scène. Il profita de l'espèce d'invitation qui lui était faite, pour se mêler à l'entretien, et dit à Luzan, pour apaiser la colère du comte, qu'il devait se prêter aux circonstances; que les engagements, que son grand-père avait pris, étaient malheureusement si formels, qu'il fallait attendre que l'on pût trouver quelque moyen de les rompre avec décence. Le comte dit avec emportement que bien loin de chercher des prétextes, il prétendait que sa volonté fût suivie dans huit jours, au plus tard; qu'il n'y avait plus que quelques articles à régler, qui feraient bientôt terminés; qu'alors, il attendait une entière soumission. -- Je ne puis le promettre, et vous même vous ne voudriez pas faire le malheur de ma vie, en me forçant d'épouser une personne que je rendrais malheureuse, puisque je ne puis l'aimer. La situation de OH CET, vouS es conue. N'alléguez point un amonr chimérique, c'est un artisice siuggéré par votre mère. Pense-t-elle qu'il aura plus de crédit sur mon esprit, que sa manie de vous faire religieux? Non, ce détour me prouve trop son entêtement dans ses idées. Elle n'aura point l'avantage de l'emporter sur mes justes mesures; son orgueil en serait trop flatté. -- Ah! monsieur, rendez plus de justice à ma mère, elle ignore mon penchant; je sais trop qu'elle ne l'approuverait pas plus, que l'alliance qu'on lui a proposée. -- Qu'elle le veuille ou non, elle ne se fera pas moins. -- Avant que d'être instruit des engagements que vous avez pris, j'avais osé espérer qu'approuvant mon amour, vous la détermineriez en ma faveur. -- Subterfuge grossier, uniquement inventé pour donner plus de poids aux oppositions de la marquise; mais, soyez sûr que tout cela ne vous réussira point, je veux être obéi. -- En tout autre cas, mes vœux, je vous le proteste vous seront soumis; mais en cette occasion, croyez que mon cœur ne vous résiste, que parce qu'il est entraîné par une passion dont je ne suis plus le matre. -- Je n'en crois pas un mot. Non, ce sont les bizarres projets de votre mère, qui sont seuls capables de vous enhardir à la désobéissance. -- O ciel! vous me désespérez, est-il possible que vous doutiez de la sincérité de mes sentiments, aprs un aveu si authentique? Le marquis de Saintré n'est-il pas le garant de cette vérité? et moi-même, aurais-je l'audace de commettre le nom d'une personne qui mérite les hommages du monde entier? Daignez avoir la bonté de saire informer, vous verrez si je vous-en impose. -- Quand il serait vrai qu'une secrète inclination, ce que je ne croirai jamais, fût le véritable motif de votre résistance, pensez-vous que je fusse plus disposé à favoriser une folle passion, que la fantaisie de votre mère?... -- ne folle passion!... Dieu! quel non injurieux vous donnez aux plus légitimes sentinents... c'est trop m'accabler... Mademoiselle de Chamdermant est-elle donc d'une condition qui doive me faire rougir de mon amour? Je crois qu'il n'est point de noble famille qui ne se tint honorée de son alliance. -- C'est ce que j'examinerais, si ma parole donnée, ma résolution prise, et la manie de votre mère qui me rend tout suspect, ne rendaient aussi ces considérations absolument superflues. Mon parti est pris, saites-y attention; des demain il faut vous disposer à aller chez madame de N.... Ma femme vous y conduira...... Ici le chevalier ne put retenir les exclamations de son désespoir. Je mourrai, s'écria-t-il douloureusement, avant de faire une démarche si contraire à mon cœur. -- vous la ferez, ou je vous défends pour jamais ma présence. Eils ingrat, dévoué dévoué aux caprices d'une mère trop obstinée dans ses désirs, vous aurez tous deux ma haine puisque vous m'y forcez...... Luzan, accablé par cette terrible menace, tomba presque sans mouvement aux pieds du comte; la pâleur de la mort couvrait son visage, et l'oppression de son cœur l'empêchait de proférer un seul mot. Ah Dieu! comment se peut-il qu'en cet état, il n'ait point attendri son grand père? Si cet homme inflexibie avait eu mon cœur, la vie du malheureu chevalier ne serait pas maitenant en danger..... Enfin, soulagé par un torrent de larmes, mon père, lui dit-il, en embrassant ses genoux, tout mon être est à vous; je vous dois plus que ma vie, je vous dois celle de mon père. C'est votre sang qui coule dans mes veines: que ne devez-vous pas attendre de ma reconnaissance, de mon respect? et que ne suis-je pas prêt à faire pour vous prouver mon entière soumission à vos ordres, xcepté dans un seul point, ou mon ccœur, maitrise par un penchant invincible, ne peut souscrire à ce que vous exigez de lui?... Mon père, mon précieux, mon cher et généreux père, ne me rendez pas le plus misérable des hommes, en me condamnant à des nœuds que je ne puis former.... Ah! laisser-vous fléchir. vous pouvez d'un seul mou faire le bonheur de mes jours: dites que vous ne contraindrez point mes vœux, et toute l'étendue de ma vie sera employée à vous chérir, à vous honorer, à vous donner toutes les preuves d'une parfaite obéissance..... Ah ! je lis dans vos regards pleins de bonté que vous aurez pitié d'unfils plus malheureux que rebelle..... Le comte, sensible malgré lui aux touchantes supplications de Luzan, s'efforça de se débarrasser de ses tremblantes mais, et s'éloignant avec une colère mêlée d'effroi.... Ne prétendez pas m'attendrir par vos artilicieuses prières, je n'écoute plus rien; préparez-vous à m'obéir, ou fuyez de ces lieux. L'infortuné chevalier, encore à gonoux, haigné de larmes, pénétté de la plis vive douleur, se trainu quelques pas dans cette umble posture aux piods de son grandpre, et l'arteignant avec peine par. Son habit; MNe vous dérobez point, mon père, aux cris d'un cœur brisé par vos coups. vous me verrez mofrir à vos yeux, si vous ne retractez le faral arrêt que vous venez de prononcer. Saintré joignait les plus vives instances à celles de son ami, mais mnutilement. L'implacable comte persista dans sa barbare résolution, et jura par un serment horrible, que jamais il ne pardomneroit à la marquise ni à son fils de lui faire... Si la manquer à sa parole... déplorable situation de mon cœur ne peut vous toucher, lui dit Luzan, si je suis condamné au plus grand des malheurs, si je suis rigoureusement banni de votre vue, que ce malheur ne rejaillisse point sur une mère infortunée qui n'a nulle parr à ma désobéissance; j'ose vous implorer pour elle. -- os prières mêmes l'accusent: c'est une fuite de ses séductions. -- Que saut-il que je fasse pour vous convainere de son imnocence? -- Obéir. Privez-moi éternellement de vos bienfaits..... Disposez de ma vie, elle est à vous; punissez un fils qui vous offense malgré lui, dont lamour seul fait tout le crime: mais n'accablez pas de votre disgrâce ma respectable, ma tendre mère: ce coup me serait mille fois plus affreux que la mort. -- Soyez sûr cependanOqu'elle éprouvera la première les efsets de mon trop juste ressentiment...... fils dénaturé, homme pervers, qui ne crains pas de m'exposer à la honte de rougir devant une famille illustre, de mon peu d'autorité...... edoute ma vengeance, lui dit-il, en lui lançant un regard plus terrible que la foudre.... Luzan encore un genoux en terre, les mains et les yeux élevés au ciel, resta dans le plus affreux accablement...... Saintré, vivement touché de sa situation, lui dit tout ce que l'amitié put lui inspirer de plus consolant. Il m'a avoué qu'il l'avait sollicité d'obéir à son grand-père, que c'était le seul parti qui lui restait pour se garantir, ainsi que sa mère, de la plus malheureuse disgrâce. Ce conseil ne servit qu'à irriter sa douleur. Ce tendre et trop chepamant dit qu'il aimerait mieux mourir que de renoncer à son Elisabeth. Il passa la nuit dans la plus cruelle agitation, ne pouvant se résoudre à ce qu'on exigeait de lui, ni à la triste crainte d'attirer sur la marquise la vengeance du comte. Le matin il reçut de très bonne heure un billet de lui par lequel il lui ordonnait de se tenir prêt dans le moment pour l'accompagner chez madame de N.... qu'il voulait bien encore lui accorder la faveur de le présenter lui-même; que s'il était assez ingrat pour résister à ce dernier effort de bonté, il lui protestait qu'il le ferait enfermer pour le reste de ses jours. Le chevalier effrayé que l'on voulût attenter à sa liberté, et connaissant son grand-père capable de cette violence, descerdit avec précipitation pour se sauver au risque de tout ce qu'il pourrait en résulter; mais il se vit arrêter par les domestiques, qui lui dirent, presque les larmes aux yeux, qu'ils avaient ordre de l'empêcher de sortir et même de le conduire à la tour du château, s'il resusoit de suivre le comte...... Il se retira dans sa chambre avec une apparente tranquillité. A peine y fut-il entré, que, poussé par le plus affreux désespoir, i se piongea son épée dans le sein...... Ah! Henriette..... je mœurs à cette sanglante image... Saintré, qui avait vu de la fenêtre, les gens de la maison entourer le chevalier avec des visages troublés, vint chez lui s'informer de ce qui donnait lien à un procédé si extraordinaire. Mais hélas! le fatal coup était orté, il vit son ami couvert de sang...... Ses cris attiraient tout le monde; la douleur fut universelle. Chacun se reprochait la cruauté qu'il avait eu de suivre des ordres si rigoureux: les pleurs coulaient en abondance. Le comte seul refusa des larmes à cette triste catastrophe; mais son air sombre et consterné montrait assez les remords dont il était déchiré. On fit venir un chirurgien habile, pensionné pensonné du comte. Il ne jugea pas la blessure absolument mortelle, mais il n'osa assurer qu'elle fut sans danger...... O Dieu! laisserez-vous périr votre plus parfait ouvrage? Ah! prenez ma vie; qu'avec plaisir je l'immole, s'il le faut, pour conserver celle d'un mortel si cher à mon cœur. Le même jour de cette triste scène, Saintré reçut de sa mère une lettre si pressante, qu'il fut obligé de prendre la poste sur le champ, et de quitter son malheureux ami. Il a laissé son domestique auprès de lui, à qui il a donné ordre de partir aussitot le premier appareil evé, pour lui en donner des nouvelles. Je suis dans la plus affreuse agitation; tout mon sang se gsace dans mes veines, quand je songe aux nouvelles que ce domestique va nous apporter. Dans d'autres instants, j'éprouve les plus violentes palpitations, et mon cœur frissonne à la seule pensée que je ne verrai plus Luzan, l'âme de mon âme, l'enchantement de mon être. Henriette, que tu me trouverais digne de ta pitié, si tu étais témoin de mon déplorable état, si tu voyais tout ce que je souffre; mais inutilement j'entreprendrais de te peindre l'horreur de ma situation; elle est au-dessus de tout ce qu'on peut éprouver de plus douloureux.... Songetu que je n'ai plus d'espoir, qu'il est peut être mort en ce moment..... Ma tremblante main me refuse son office.... je ne puis plus écrire.... Ln tendre désir, dont je suis dévorée, ranime mes forces; je ne puis te le confier sans. rougir: mais songe çe tu es, ma chêre, mon unique amie, que tu dois savoir tout ce qui se passe dans mon cœur, comme Dieu même. Sois donc indulgente. Ecoute, je voudrais me travestir en homme, et sous ce déguisement, demander à voir le chevalier, en me faisant annoncer comme un parent du marquis de Saintré. Quel téméraire projet, diras tu!..... Je sais qu'il blesse la décence; tu me condamnes n'est-ce pas? il vaut donc mieux expirer dans les tourments de l'incertitude... Ah! sans doute il le faut, puisqu'une loi trop sévère me l'ordonne. Grand Dieu! peut-on faire payer si chèrement aux femmes le dangereux privilège des hommages? Il semble qu'on ne nous ait accordé le fatal droit d'être prévenues, que pour mettre des entraves à toutes nos démarches..... Je brûle de voir Luzan, et la bierséance s'y oppose. S'il n'était que mon ami, j'oserais faire éclater mes sentiments, et il ne m'est pas permis de les suivre pour celui qui m'ell plus cher que la vie. Pourquoi n'es tu pas ici, chère Henriette? tu me soutiendrais contre une si violente tentation, car je ne réponds pas d'y résister, ou si j'en triomphe, crois qu'il m'en coûtera plus que d'avoir conseillé au chevalier d'obéir au comte, s'il ne pouvait le Hléchir...... Hentiette, ma présence lui rendrait la vie! Je sais combien il serait touché d'une si grande preuve de tendresse.... mais, cette démarche ne m'exposerait elle point à perdre sa précieuse estime? ne me jugerait-t-il pas trop faible d'avoir succombé à un desin si contraire à la modestie de mon sexe. Cette crainte, qui ne m'a point abanbonnée depuis que je connais le chevalier, préservera peut être ton Elisabeth de toute espêce d'imprudence.Par le calcul du temps nécessaire, le domestique de Saintré ne peut être à Paris que demain.... Quelle nuit je vais passer! hélas! je suis dans les plus mortelles angoises. Tous ces jours-ci, mon oncle n'est reutré que pour se coucher, je l'ai à peine vu une heure depuis qu'il est de retour; j'ignore ce qu'il fait. LETTRE XXXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. CÉLESTE puissance!.... fouveraine bonté.....! Puis-je assez vous remercier? mon Dieu, que vous êtes bon! Luzan respire, il est hors de danger: il ne mourra pas, et mes yeux jouiront encore du bonheur suprême de le revoir..... Mon cœur tressaille et peut à peine suffire à ce doux espoir: mais hélas! quand sera-t-il comblé?.... Ecartons nanmoins toute idée triste; ne songeons qu'à la précieuse faveur qui m'est accordée..... Henriette! il existe, il jouit de la lumière, il jouit de l'air, de cet officieux élément qui me retrace ses tendres soupirs, qui lui porte les miens. Ah! que n'ont-ils une vie communicative? Luzan ne languirait plus dans les angoisses de la maladie.... Mais il vit, puisqu'il sent qu'il aime, qu'il est aimé, qu'il y a un être qui ne veut que sa félicité, qui peut seul la faire, qui ferait les plus grands sacrifices pour le voir heureux. J'ai reçu deux mots de lui écrits avec un crayon, et d'une main bien faible, trop faible hélas! mais inspirée par un cœur rempli des plus tendres sentiments. Je revois le jour contre mon actente: mais mon amour et l'espoir d'obtenir ma chère Elisaobeth, est la seule chose qui puisse me faire consentir à vivre. Voila le billet que le domestique de Saintré a remis à son maître, il y a environ une heure, en l'afsurant qu'il n'y avait plus rien à craindre pour la vie du chevalier. S'il n'avait fait l'effort de m'écrire de sa main, je t'avoue que tous les courriers du monde ne m'auraient pas rassurée. Saintré compte pouvoir y aller demain. Je serai beaucoup plus tranquille, quand je le saurai auprès de lui. Je ne tarderai pas à en avoir encore des nouvelles par le messager qui a porté ma lettre: je ne suis guère occupée maintenant que de sa guérison. Cependant, il me semble que si j'avais été présente, lorsque la belle-sœur de madame de N.... dit que l'on était résolu de passer outre, si la marquise refusait son consentement; je n'aurais pu m'empêcher de lui demander si l'on était aussi déterminé à se passer de celui du cheva... Si peu de délicatesse, de lier... la part d'une illustre famille, répond mal à l'idée que je m'en étais faite, et je confesse que je n'ai pas bonne opinion de leur façon de penser. Au reste, que ceci soit dit sans que mon Henriette y mêle ses malignes observations, et me quitte sous le prétexte de recevoir des visites. Le comte a recommandé le plus grand secret au marquis de Saintré et à toute la maison, sur la blessure de son fils; il veut sur-tout que la marquise l'ignore. Cette extrême prudence prouve trop hélas! qu'il veut toujours le marier à mademoiselle de N.... malgré les funestes effets de sa cruelle violence. Chere amie, vois, je t'en conjure, le plus souvent qu'il sera possible la belle-sœur de madame de N.... et tâche de t'informer oû en sont les choses; car je doute que l'on en instruise Luzan, dans la crainte de quelque nouvel accident: mais, si on avait dessein de l'engager par surprise, c'est à nous de le garantir de ce malheur. Apres ce qui vient d'arriver, je dois avoir les plus vives alarmes sur les moindres démarches de ses parents. Je ne vois toujours point le Daron...... Seroit-il au-dessus de sa passion? ou cherche-t-il à s'en guérir par l'absence? Que de grâces j'aurais à rendre, si, au milieu des malheurs qui m'assiègent depuis uelque temps, j'étais assez heureuse pour être affranchie de celui d'être opprimée par lamour d'un homme à qui je dois tant de reconnaissance, et pour qui je ne puis uvoir d'mclination. Tu ne saurais concevoir combien ce supplice est terrible pour un cœur vraiment sensible. Quoique je voie Saintré plusieurs heures du jour, que je lui fasse répéter mille fois les discours de Luzan, et qu'il ait la complaisance de me les dire avec une exactitude telle que mon cœur peut la désirer, tu ne saurais imaginer l'impatience que j'ai de le voir partir. Enfin, demain il portera ma lettre au chevalier. Ne t'attends pas d'en recevoir la copie: elle est si différente des précédentes, et mes expressions sont si tendres, que je craindrais d'exciter ta jalousie ou plus tot tes reproches; viens à Paris, si tu veux savoir ce qu'elle contient. LETTRE XXXII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. QUE de chagrins et de joie tu éprouves successivement, chère Elisabeth! Je n'aurais pas attendn ton invitation pour aller à Paris, si l'accident du chevalier avait eu des suites mortelles; ton Henriette ne t'aurait point abandonnée dans une si triste circonstance. Non, à moins que je n'eusse été dans les fers, tu m'aurais vue fidèlement attachée à tes cêtés m'affligeant avec toi: car il n'aurait pas falsu parler de consolation dans un événement oû il n'en reste point: mais, grâces à l'amour et à tes ardentes prières, il est rendu à la vie, tu te félicites de ce bonheur et cela doit-être, mais, qu'il est mêlé d'amertume! car, ne vas pas encore t'abuser. Luzan ne peut être à toi, et jamais, jamais tu ne pourras le voir dans les bras d'une autre sans souffrir mille morts, puisque tu l'aimes avec une tendresse que je croyais bien vive, mais qui l'est cent fois au-dessus de ce que j'avais pu imaginer... O mon Elisabeth, je frémis plus que jamais des malheurs que cette passion te fera éprouver! Au nom de notre tendre amitié, ne te livre point à la trop séduisante idée d'être à lui. Le malheureux événement, qui vient d'arriver, t'a rendu la confiance; je le vois par ta demiere; et moi je l'ai entièrement perdue. Il n'y a rien à espérer, puisque les tendres sollicitations du chevalier n'ont point fléchi son grand-père; puisque son acte de désespoir n'a pu lui arracher une seule larme de pitié; puisque dans le premier transport d'effroi et de douteur qu'a dû causer la sanglante catastrophe, cet homme impérieux n'a pas flatté son fils de lui accorder ce qu'il désirait, pour le rappeler à la vie; il n'y a plus de ressource. D'ailleurs, Luzan ne trouvera plus en lui la même force pour résister; il est sorti de son propre caractère en cette occasion: mais, sois sûre que ces prodiges n'arrivent pas deux fois. En donnant la plus grande preuve de son amour, il l'a pour ainsi dire épuisé, ou du moins fort affaibli. Ne compte donc point sur une ferme résistance de sa part......Je déchire ton emcur, chère amie, c'est malgré moi; mais, je sais trop combien il est dangereux de compter sur un bonheur que l'on regardait comme perdu par sa propre générosité, et que l'on croit avoir recouvré par celle du sort. Je me réjouis avec toi, et je rends grâces à Dieu de ce que le coup n'a point été mortel, mais peut être eût-il mieux valu pour ton repos.... Je blasphème sans doute, selon toi. N'achevons pas ma pensée, tu ne pourrais me la pardonner. Je n'ai pas revu la belle-sœur de madame de N....Je sais qu'elle est à Paris. Des qu'elle sera de retour, compte sur mes soins, et si l'on tramait quelque chose contre la liberté du chevalier, soit centaine que j'en serais informée; cette belle-soœur aime à jaser, sur-tout les secrets lui pèsent horriblement. Pourquoi m'en confieton, dit-elle, si ce n'est pour fournir matière à la conversation? Si, sous peine de la vie, il lui était défendu d'en parler, elle ferait volontiers comme le barbier de Midas. Malgré son indiscrétion, elle est consultée sur toutes les affaires de la famille, parce qu'elle a de l'esprit et sur-tout un grand crédit à la cour. Je ne ferai point d'observations sur tes remarques, puisque tu y trouves de la malignité: mais au moins rends justice à ma sincérité, et ne prends pas pour un prétexte les visites que j'allègue dans ma dernière. Lorsque je fus obligée de te quitter, c'était réellement une visite fort maussade, car 'était la petite nouvelle mariée madame de,, qui est si riche et si laide, que ses diamants sont plus gros que ses yeux, et les figures de son éventail mieux dessinées, mieux finies que la sienne; en la voyant, on croit que la nature n'a pas daigné mettre l'ombre de son savoir en la formant. Elle est absolument dans le cas de ces mauvais ouvrages, dont parle le gouverneur d'Emile, auxquels il faut nécessairement un cadre doré. Certes ses parents n'ont rien négligé sur ce point, et tout ce qui ne luiest pas personnel, est d'une beauté qui forme le plus risible contraste avec ses traits: ajoutez à cela qu'elle est d'une sottise, d'une stupidité assommante. auchement penchée dans nn fauteuil, elle passa trois quarts d'heure chez moi, sans parler d'autre chose que de son chien, de sa grande poupée qu'elle avait donnée à sa petite sœur et qu'elle regrettait beaucoup, disait-elle, parce que c'était son seul amusement....... Mais, quel mal me veux-je donc à moi-même, pour t'entretenir si long-temps de cette marionnette? raiment j'ai bien mes raisons, c'est une parente de madame de lN.... et tout ce qui tient à cette famille ne saurait t'être indifférent: qu'en dis-tu?..... Je pourrais aussi te dire deux mots du mari, qui sous les dehors et le maintien le plus modeste, cache une vanité outrée. Ne me dit-il pas, de la meilleure soi du monde, que tout Paris avait approuvé son mariage parce que sa femme avait eu soixante mille livres de rente. A ce prix, toute la érance y aurait applaudi, si elle P'avait su, lui dis-je, le plus sérieusement qu'il me fut possible. Mais, laissons ces personnages pour une autre fois, si je m'en souviens; maintenant j'ai autre chole en tête, c'est la conduite du baron qui me tient en cervelle. Je ne sais à quoi attribuer ses disparitions. Tu imagines qu'il cherche peut être à se guérir de son malheureux penchant. Pauvre Elisabeth! il es si naturel de croire ce que l'on souhaite! Pour moi, la seule chose que je penserais, s'il ne m'avait étalé tous ses habits neufs de la saison dans mon dernier voyage, je le croirais uniquement occupé à courir chez ses ouvriers, à tout menter l'un, à flatter l'autre, pour être plus promptement servi; obsédant sur-tout son brodeur, pour l'aider à perfectionner le beau simple de cet antique dessein renouvelé des recs, s'extasiant sur lui-même en songeant qu'il fixera ses regards de tout Paris: mais toutes ses emplettes sont faites; à quoi passe-t-il donc son temps? Si tu n'étais vivement occupée d'un trop tendre intérêt, je te conseillerais de faire observer ses pas; car il faut absolument que nous sachions ce qu'il fait: mais je gagerais que tu n'existes que pour l'heure oû le courrier doit arriver, et que toutes celles qui remplissent l'intervalle jusqu'à celle-là, tu voudrais les retrancher de ton existence, ou les passer tout au moins dans une proonde léthargie; ainsi il y aurait de la cruauté d'exiger d'autres soins de toi, que ceux qui ont rapport à ton amour. Passe donc les jours et les nuits à écrire, à attendre quelques lignes de Luzan, c'est une consolation dont tu as besoin dans ces premiers moments de douleur; mais n'oublie pas que l'inflexible caractère du comte n'a pas changé; que les engagements qu'il a prissubsistent toujours; que la marquise, comme il s'en est expliqué, serait la première victime immolée à sa vengeance, si son fils lui désobéissoit; mais sur-tout, souviens toi que tu as été assez généreuse pour y renoncer une fois; que tu serais plus coupable maintenant, si tu démentois ce noble courage. Ne t'autorise pas de ce que tu as déjà fait, pour affranchir ton cœur d'un second sacrifice; tu sais mieux que moi, qu'une action héroïque dénuée d'une longue suite de bons témoigrges, n'est regardée que comme une éclair de fanatismé. L'on n'acquiert le titre de vertueux, que par la rigide observance des devoirs de la société. Tu n'as plus qu'un pas à faire, chère Elisabeth, pour mériter ce gsorieux titre. J'avoue que, si vous n'écoutiez que votre amour l'un et lautre, vous seriez heureux dans vos premiers transports; mais aux dépens de combien de personnes? et que de reproches amers!... Mais qu'est-il besoin, avec ma digne amie, de représenter les raisons qui doivent déterminer son cœur au sacrifice de son penchant? Jamais personne connut-il mieux, et fut-il plus capable de remplir toute l'étendue de ses devoirs? Oui, chère amie, témoin la sage réfiexion que tu fis sur l'imprudente démarche que tu méditais pour voir le chevalier. Que je te sais bon gré de t'être dit à toi-même tout ce que j'aurais été obligée de t'observer, et d'avoir senti qu'il te jugerait bien faible de céder à un désir si contraire à la décence. Chere Elisabeth, quand tu me consultes en m'écrivant, que ta conscience soit toujours mon interprète, et je suis plus garant de tes actions que des miennes propres. Ta conscience, ce juge impartial, t'en dira cent fois plus que ne pourrait t'en dire une amie toujours portée à l'indulgence, et qui voudrait ménager ta délicatesse. Adieu, chère et tendre amie; ce ne font pas des visites qui m'obligent aujourd'hui de te quitter, c'est le fils ané de monsieur d'Albi qui est malade. Ce pauvre enfant a tant de plaisir de me voir dans sa chambre, que j'y vais le plus que je puis, malgré la répugnance que j'ai pour la maladie dont on le soupçonne attaqué; on croit que c'est la petite vérole. Si tu voyais les transes du père et sa reconnaissance pour mes soins, tn ne serais point étonnée de l'effort que je fais. LETTRE XXXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. LE courrier est arrivé; pas un mot de la main du chevalier. Saintré me marque que mes lettres lui avaient donné une si grande joie, qu'elles lui ont causé une révolution dangereuse, puisque sa fièvre est considérablement augmentée; ce qui a décidé son ami à l'empêcher d'écrire. Haut-il hélas que je tremble sans cesse pour ses jours! Eh que sais-je encore si l'on ne me deguise point une plus funeste vérité?......, Dieu! quand finiront mes alarmes? je suis dans la plus terrible agitation jusqu'à ce que j'aie reçu d'autres nouvelles. Elles ne tarderont pas, si j'en crois les promesses du zélé Saintré: mais Henriette, songe qu'il y a cinquante lieues de distance entre Luzan et moi, et quelque diligence que l'on fasse, on ne peut venir assez tot au gré de ma tendre impatience. Pas une amie qui ait une maison près du comte. Ah! si je poutvois en être voisine pour uu jour, oui, un seul jour, je m'estimerois heureuse! j'aurais plus de confiance a ce que me rapporteraient les personnes qui l'auraient vu uu quart d'heure avant que de me parler; mais je suis condamnée à craindre, à espérer et à douter de tout. O mon Henriette! il n'est rien de plus cruel quie cette situation, aimer jusqu'à l'idolâtrie, n'oser se livrer à sa tendresse, ne se permettre de la faire éclater que dans l'affreux moment ou l'on se voit sur le point d'en perdre l'objet....... Chere amie, par pitié ne me parle plus de renoncer à Luzan; je ne me sens plus capable de ce sacrifice, depuis que la mort prête à me le ravir, me l'a rendu mille fois plus cher qu'il ne me le fut jamais. Tout mon sang se bouleverse, mon cœur se fond chaque fois que je veux prononcer ces terribles mots: Il ne peut être à moi; il est destiné à une... Non, je n'y puis plus autre... consentir, il n'y a que la mort qui puisse nous séparer désormais, je le sens: si j'interroge mon cœur, il me dit que j'ai assez fait pour la vertu, qu'il doit m'être permis de suivron penchant et de ne m'occnper que de mon bonheur. Si ce raisonnement te paraissait faux, il prouverait que la conscience même n'est pas à l'abri des séductions de l'amour: car voilà sincèrement ce que la mienne me dicte deputis le fatal coup que le chevalier s'est porté. Tu veux que je n'oublie point l'inflexibitité du comte, mais souviens-toi, chère Henriette, que c'est mon courage, mes ordres trop rigoureux qui ont plongé l'épée dans son sein: irai-je le désespérer une seconde fois? lon, non, quioique tu sois assez cruelle pour vouloir me persuader que son amour est affaibli, je ne le croirai point, je l'aime trop pour n'en pas être aimée avec la plus ardente passion, mon cœur me répond dusien. La seule chose que je désire aujourd'hui, c'est le rétabliment de sa santé et la rupture de son mariage Saintré ne m'a pas dissimulé qu'il croyait ce dernier point impossible, à moins que luzan ne feignit de se rendre aux volontés de son grand-père, et ne quittât le royaume. Ce parti est affreux, je l'avoue; mais il me semble qu'il le setois moins que de nous voir séparer pour toujours..... Tu gémis, chère Henriette, de me voir si faible, mais ne te presse point e me condamner. Peut-être que, rassurée sur les jours de mon cher Luzan, je retrouverai la force nécessaire pour me conduire d'une manière digne de ta tendre et sincère amitié: sois sûre que j'y ferai tout mon possible. Tu l'avais presque deviné, le baron ne faisait point faire d'habit pour lui; mais, ce qu'il nomme sa grande livrée pour ses gens, et un vis-à-vis magnifique; il roule depuis deux jours; il n'y a pas de faubourg, de boulevard, de promenade dans Paris, oû il ne se soit montré. Les soirs, c'est une liste éternelle à son cocher pour le lendemain. Hier matin il vint dans ma chambre pour me faire hommage, dit-il, de sa nouvelle acquisition. Il ajouta même qu'il la destinait à mon usage, voulant que j'eusse mon carrosse à moi, si j'y consentais. La proposition était insidieuse, et comme je vis qu'elle n'était faite que pour entrer en matière sur le redoutable sujet, je feignis ne pas l'avoir entendue, et je demandai à voir la voiture.... Les peintures sont d'une extravagance.... Imaginetoi qu'il s'est fait représenter en berger, vétu de blanc et couleur de rose, jouaht du chalumeau un genoux en terre devant l'amour, comme tu sais que nous l'avons surpris quelquefois dans son cabinet de giaces...... vous voyez, me dit-il, qu'en toute occasion je révère le dieu du sentiment que vous m'avez inspiré........ Comme le carrosse est extrêmement riche et beau en générai, je lui donnai tant d'éloges sur son bon goût, sa magnificence, que les vapeurs de cet encens absorberent heureusement ses tendres feux. Tu m'as appris le vrai secret d'étouffer son amour; il ne faut qu'alimenter sa vanité. Avec cette recette, je commence à me flatter de le guérir, ou du moins de faire une grande diversion à ses idées conjugales; ce qui est la seule chose que je redoute, parce qu'étant très honnête et fort réservé, ses expressions galantes ne m'affligent que lorsqu'elles sont le résultat de son projet de mariage: sans cela, je trouve qu'il m'amuserait par ses tournures romanesques. Enfin, le voilà occupé plusieurs jours à parcourir ses connaissances, cherchant partout le tribut de son équipage et de la grande livrée neuve. Je suis sûre que quand il est quelque part, il a toujours vingt commissions à donner à ses gens, pour avoir occasion de les faire voir à l'assemblée. Mais cette sensation épuisée, que lui restera-t-il? rien sans doute: et le vide de son esprit le ramènera au besoin de son cœur, et la pauvre Elisabeth sera persécutée de nouveau. Tu passes donc ta vie, chère Henriette, à être garde-malade. L'excellence de ton cœur te fait partager les maux de tous ceux qui t'environnent. Que monsieur d'AIbi doit t'aimer et plus encore t'estimer, par l'attachement que tu rontres pour tous les siens! S'il n'a pas encore trouvé en toi les divins feux de l'amour, tu l'en dédommages bien par les preuves constantes de la plus tendre amitié. Que tu parois respectable à mes yeux! Tu remplis les devoirs de mère sans l'être, tu remplis ceux d'épouse et de fille, comme si tu étais conduite par le plus vif amour. Chere amie, que ne puis-je penser sans cesse à tes vertus! elles font une impression si vive sur moi, qu'elles me rendraient capable de suivre la raison qui m'a abandonnée depuis le funeste désespoir du chevalier........ Ah! je vois toujours cette cruelle épée prête à se replonger dans son sein, et je veux l'en préserver à quelque prix que ce soit. Plains ton Elisabeth, mais ne la condamne pas, elle est trop malheureuse. LETTRE XXXIV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. Je serais vivement alarmée pour ta gloire, chère Elisabeth, si en effet tu n'étais plus capable d'écouter la raison; mais, je suis si sûre de la sagesse de ta conduite, quand les circonstances l'exigeront, que je n'ai nulle inquiétude pour l'avenir, malgré ta propre défiance. Je sais tout ce qu'un cœur tendre se permet en spéculation; mais tu m'as convaincue que l'honneur met toujours un frein à cette licence intérieure, lorsqu'il s'agit d'exécuter. Je suis donc bien éloignée de te faire un crime de tes fatteuses chimères; conserve-les, puisque leur illusion adoucit tes peines; mais je réponds, encore un coup, que jamais tu ne les réaliseras aux dépens de la vertu. Le moyen, dont s'a parlé Saintré, est un projet qui ne peut être conçu que par un bon cœur, plus occupé du bonheur passager de ses amis que du bien général. Mais toi, chère amie, ont l'âme est susceptible de tous les sentiments tendres et vertueux, tu ne souffrirais point que Luzan, quand il en aurait la liberté, s'exilt de sa famille, de sa patrie, errât misérablement loin de tout ce qui lui est cher, dans le vain espoir de vous réunir un jour: trop d'obstecles s'opposent à de si doux nœuds. Tu ne peux que berçer ta douleur et non la calmer par l'espérance... Mais, n'appuyons pas sur ce chapitre, tu me traiterois encore de cruelle au moment même ou je t'aime avec la plus vive tendresse; car, tu ne saurais concevoir tout ce que je souffre d'être éloignée de toi dans cette occasion; tes malheurs augmentent le chagrin de notre séparation. Je me persuade toujours qu'étant près de toi, il ne t'arriverait pas des choses si fâcheuses, tu éprouverais la moitié moins de peine. N'est-il pas vrai, chère Elisabeth, que cette pensée est douce et affligeante tout à la fois? Sans la maladie du fils de monsieur d'Albi, je serais à Paris, j'en avais obtenui la permission pour huit jours; mais, le sort ne se lasse point de traverser mes projets, chaque fois que je dois jouir du bonheur de te voir. Qu'opposer à ses rigueurs? La patience serait le vrai remède; mais, mes larmes sont ma plus ordinaire ressource; encore faut-il les cacher à un mari, dont l'extrême bonté livre quelquefois de douloureux combats à mon cœur, parce que, des qu'il s'aperçoit de ma tristesse, il est toujours prêt à tout sacrifier pour combler mon unique désir. Sa charge, sa famille, il veut tout abandonner pour me conduire auprès de mon Elisabeth. Juge combien je serais méprisable, si j'abusais de sa rare amitié: mais aussi, le cruel role que tant de ginérosité me contraint de jouer! Je le prie, contre le vœu de mon cœur, de ne jamais songer à quitter ersailles, si cette démarche portait la moindre atteinte à la fortune de ses enfants. L'affreux supplice, que de s'opposer sans cesse à une chose que l'on souhaite ardemment! Il faut que je t'avone une mauvaise pensée qui me vient quelquefois à ce sujet. J'imagine que monsieur d'Albi ne se montre si généreux et si indulgent, que pour m'engager à la résignation. Cependant, en réfléchissant sur son caractère, je le crois incapable de détour. Mais, s'il était possible que ce ne fût qu'un artifice de sa part, je lerois forcée de convenir qu'il serait heureusement imaginé pour le bien commun; car, il me conduirait ainsi scrupuleusement attachée à mes devoirs jusqu'au dernier soupir, en me faisant l'arbitre de mes actions. J'ai vu la belle-soœur de madame de N.... Il y avait grande compagnie chez elle; ce qui ne lui a pas permis de me parler en particulier comme elle paraissait le defrer. Elle m'a seulement dit en courant, que le mariage devait se faire dans peu de jours; que cependant, il y avait quelques difficultés auxquelles la famille ne se serait pas attendue. Je lui ai demandé si elle venait du chevalier. Elle m'a fait un signe de tête et a plié les épaules d'un air si dédaigneux, que je n'ai pu douter combien ma question lui paraissait déplacée. On s'est mis au jeu, je n'ai rien pu savoir de plus, mais j'y suis invitée à souper la semaine prochaine. Tu peux compter que je serai instruite de tout, et Dieu sait si mon Elisabeth l'ignorera longtemps. LETTRE XXXV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. JE suis toute transportée de joie, chère Henriette; une lettre du chevalier que je viens de recevoir, écrite d'une main sûre, me comble de plaisr. Il est convalescent, il se slatte de quelqu'espérance, il m'aime avec uue nouvelle ardeur, et le coup fatal semble avoir encore augmente sa flumme. Oui, depuis que son sang a couilé pour l'amour, il n'existe que par ma tendresse... mais lis toi-mêie, tt verrns comme je suis véritablemet aimée. LETTRE LETTRE XXXVI.Du Chevalier, à ELISABETH. CALME tes alarmes, sensible amante, je suis parfaitement rétabli; ne crains plus pour mes jours: ils te sont destinés, tu y as consenti, cet aveu me rend immortel. J'ai voulu mourir ne ponuvant être à toi. Mon cœur, déchiré par l'inexorable dureté de mon grand-père, et plus encore par ta cruelle résoution, me fit succomber à mon désespoir. Enchainé par un pouvoir que j'étais obligé de respecter, tremblant pour la disgrâce d'une mère trop infortunée, repoussé de mon Elisabeth, la lumière me devint odieuse. Je ne trouvai de remèdes à mes maux, qu'en anéantissant ma fatale existence....... Mais, que tu m'as rendu la vie chère, par les tendres assurances de ton amour! Loin de vouloir désormais en abréger le cours, je voudrais en avoir mille pour les employer toutes à t'adorer, à faire ta félicité, à re rendre heureuse, à sentir le bonheur d'être aimé d'un cœur comme le tien...... Que celui qui te rendra cette lettre est heureux! que j'envie son sort! Je le prévins hier de sa commission, depuis ce moment il n'est pas entré une fois dans ma chambre, que je n'aie éprouvé la plus vive émotion. Je le regarde sans cesse, comme s'il avait déjà une réponse à me donner: il est devenu un être intéressant pour moi; je ne puis lui entendre prononcer ton nom que le cœur ne me paspite. J'ai toutes les peines du monde à cacher mon trouble, à retenir mes transports quand je songe qu'il te verra, qu'il jouira de ta divine présence; qu'il entendta ce son de voix enchanteur, plus ravissant pour moi que la mélodie céleste.... Le profane sentira t-il un si grand bonheur? non, il n'y a qu'un amour pur et sincère comme le mien, qui soit capable de rendre un digne hommage à tes divins attraits. Si je n'étais surveillé comme un captif, de qui on relâche seulement un peu depuis hier les fers, je volerais à tes pieds.... Ah! Elisabeth, tu lirais dans mes regards l'excès de ma tendresse et de ma reconnaissance; car, je sens que toutes les facuités de mon âme ravies, enchainées par le sentiment, m'âteroient l'usage de la voix. Mais, en vain cinquante lieues nous séparent, mon cœur est dans tous les lieux que tu habites. idellement attaché à tes pas, il prend part à tout ce que tu fais. Si tu lis, si tu peins, dessines ou écris, mon âme ardemment unie à la tienne, te suis dans tous tes exercices. Pour tromper la cruelle absence, je me retrace sans cesse tes amusements, tes occupations; aussi-tot, attiré par un charme séducteur, je suis à tes cotés ou à tes pieds, contemplant avec extase les grâces inexprimables de ta personne; sur-tout, je me transporte souvent à cette place chérie, près de la fenêtre ou tu ne permettais qu'aucun autre que le fortuné Luzan s'assit. Je me rappelle avec délices les jours heureux que nous avons passés à nous parler avec confiance, exprimer par nos regards notre mutuelle tendresse...... Moments pleins de charmes, quand reviendrez-vous?..... Hélas! je l'ignore; cependant, je ne suis pas sans espoir. Le comte à l'air moins sévère depuis deux jours. On m'a laissé aujourd'hui promener seul dans le parc, faveur qui ne m'avait pas encore été accordée depuis l'inslant ou l'on voulut ravir ma liberte; ce qui suppose que ma fuite ne ferait plus autant de peine. J'ai témoigné au comte, mon inquiétude sur ce que penserait ma mère de mon silence; il m'a dit que peut être je serai bientôt à portée de la tranquilliser par ma présence. Ce peu de paroles a répandu la joie dans mon âme, et à fait naître une espérance, que j'ai craint de détruire en en demandant l'explication. Mais, quoiqu'il puisse arriver, je peux tout supporter avec l'assurance de ta foi; tu me l'as promise, chère Elisabeth, et tes tendres serments écrits de ta main, dictés par ton sincère cœur, ne seront point démentis par de nouveaux scrupules. Je ne doutai jamais de ta tendresse, depuis l'instant heureux ou ta bouche adorable m'en fit l'aveu; mais, tu ne l'as jamais fait éclater comme dans cette circonstance. Les premières lignes, que j'ai pu lire de toi, m'ont rendu l'amour de la vie. Ah! tendre amante! si tu sais bien aimer, tu sais encore mieux le dire. J'ai relu mille fois ta dernière lettre, celle ou tu consens que je vive pour être à toi, et oû tu promets de te conserver jusqu'au tombeau pour ton fidèle Luzan. Je porte celle-la dans mon sein, elle ne me quitte plus an moyen d'un ruban qui la retient sur mon cœur; et si ce cœur, qui est tout à toi, ne brûlait du plus pur amour, les témoignages de ton innocente flamme auraient ne vertu pénétrante, ils épureroient mes sentiments et les rendraient aussi spirituels que les tiens: mais, tu n'inspires rien que de conforme à l'honnêteté de ton âme. Si mes espérances ne sont point déçues, et qu'il me soit permis d'aller à Paris, alors je te ferai part d'un dessein dont l'exécution combleroient tous mes vœux, si tu l'approuves. J'ose me flatter que tu ne résisteras point à mes tendres sollicitations; Saintré pense comme moi, c'est le seul moyen d'assuxex notre félicité. J'attends avec inquiétude l'effet des demi-promesses de mon grand-père; mon impatience est extrême, quoique je passe les jours et une partie des nuits à parler de mon Elisabeth à mon cher et fidèle ami. Hélas! je serai peut être bientôt privé de cette douce consolation; il sera obligé de faire un voyage en Angleterre oû il a une partie de sa famille, pour régler des affaires d'intérets. S'il n'était pas ici, il ne me serait plus possible de t'écrire, je craindrais qu'on interceptât les lettres. Quoique le comte semble toujours regarder la marquise comme l'unique auteur de ma résistance, j'ai trop fait connaître combien le résultat de ce soupçon m'affligerait. Mais, en prenant les mesures que je me propose, j'épargnerai à ma mère un malheur, et et à moi l'horreur de mon cœur... O mon Elisabeth, que nous passerons d'heureux jours, si tu exauces mes vœux! Crois qu'au premier instant de liberté, je volerai sur les rapides ales de l'amour pour te faire part de mon projet. eçois mille tendres baisers de ton amant, accor Je lui en un seui; c'est une faveur qu'il n'oserait demander s'il était plus près de toi: ta pudeur, mon respect, retiendroient les transports de mon ardente flamme; mis, cinquante lietes sont un si terrible obstacle, que tu ne peux me resuser ce tendre gage sans m'exposer à plus de témérité. EH bien Henriette, suis-je tendremnent aimée? dira tu encore que son amour est affaibli? tu ne lui as jamas rendu une entière justice. Cependant, que de preuves il m'a déjà données d'un véritable uttachement! Que penses-tu de la conduite de son grand-père? il le traite avec moins de rigueur, il lui laisse plus de liberté, il le flatte d'être bientôt à portée de tranquilliser la marquise. Je tire un bon augure de ce changement...... Mais, quel peut être ce projet dont parle le chevalier et qu'il ne m'explique pas? je t'avoue que je le tiens un peu pour suspect, puisqu'il diffère à m'en instruire, jusqu'au moment oû il me verra. Je désirerais fort le savoir; mais ma crainte est presque'aussi vive que ma curiosité, ce qui m'a retenue d'en demander l'explication. Enfin, je prendrai patience sur cet article, trop heureuse d'être tranquille sur le plus important; la vie de mon eher Luzan n'est plus en danger, il se porte bien. Ce bonheur est si grand pour moi, qu'il me tient lieu de tout en ce moment...... Mais hélas! je n'en aurai pas joui huit jours,qu'il faudra quele chose de plus à mon cœur; triste esset de l'instabilité de nos désirs; et je crois que de toutes les passions humaines, celle de l'amour est la plus insatiable. Il n'est donc pas étonnant qu'une faveur obtenue en fasse sou... Chere haiter mille autres.... Henriette, je commence à sentir qu'il n'y a que la vraie amitié qui puisse remplir le cœur sans le seours des nouvelles circonstances: la tienne fit toute ma félicité penant plusieurs années; cortente de e voir, chaque jour était égaleent heureux pour moi; mille esirs inquiets ne troublaient point mon repos comme à présent. Ah! si tu connaissais tous ceux qui assiègent un cœur tendre, les perpétuels combats qu'il faut se livrer à soi-même, tu trouverais ma situation plus péable que la tienne. Je conçois qué'les sacrifices que tu fais à ton mari, à ses enfants, doivent te coûter beaucoup; mais au moins, tu as la certitude de faire leur bonheur; et moi au contraire, lorsque je triomphe de mon penchant, je sais que j'asssige celui qui m'est plus cher que la vie.... Il faut que la vertu ait bien des charmes, et qu'elle rende réellement heureux, puisqu'on est quelquefois capable de la préférer à tout ce qu'il y a de plus flatteur pour les sens. Les difficultés dont t'a parlé la belle-sœur de madame de N... joint à la lueur d'espérance que le comte a donnée à son fils, me font... hélas parce que imaginer... je le désire! un favorable dénouement. Peut-être que la superbe famille est offensée, comme Luzan l'avait prévu, des longs délais; et que cela lui fait craindre de commettre sa dignité, en s'alliant avec un homme qui n'a pas saisi avec transport l'honneur de leur appartenir. Si cela était, Dieu que je serais heureuse; et que j'aurais bientôt oublié tous les maux que l'amour m'a causés! Tache de voir la belle-sœur de madame de N.... avant que de me faire réponse; les éclaircissements, que tu pourras en retirer, me mettront à portée de savoir ce que je dois craindre ou espérer. T'avouerai-je, chère Henriette, que ton séjour à ersailles est préférable pour moi dans cette circonstance, à celui que tu aurais fait à Paris, parce que je suis plus tranquille sur les événements, et que je suis bien persuadée qu'il n'en peut arriver aucun, que ta vigilante amitié ne m'en informe par la voix la plus prompte; ce qui me délivre en partie des tourments de l'incertitude. Je t'offre-là un singulier motif de consolation, pour modérer la tendre impatience que tu as d'être auprês de moi. Mon empressement est égal au tien; mais, je sens et j'en rougis, qu'un intérêt plus puissant l'emporte.... Pardonne à ton Elisabeth cette espèce d'infidélité, c'est l'amour malheureux qui m'y contraint; et mon cœur, j'en suis sûre, te vengera un jour de son involontaire perfidie. Il souffrira plus que le tien d'être séparé de toi. Ecris moi le plus tot possible: mon Dieu! que vas-tu m'apprendre? LETTRE XXXVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. CHERE Elisabeth, tu es inquiète de ce que je vais t'apprendre...... Je te dirais volontiers, réjouis toi, je vais mettre le comble à ta joie en t'instruisant de tout ce qu'on m'a dit; si; malgré de si heureuses apparences, je ne voyais toujours le glaive de la douleur aux environs de ton âme. n obstacle vaincu, un malheur échappé, il en renaît mille, lorsque la fortune, comme je te l'ai déjà dit, est la barrière qui sépare deux cœurs. Ne me sache pas mauvais gré, ma bien-aimée, de troubler la douceur d'une bonne nouvelle par mes tristes réflexions: je ne te les communique que parce qu'elles sont un antidote contre le délicieux poison de l'amour; il fera moins de ravage dans ton âme, quand tu songeras que des circonstances fâcheuses te forceront tot ou tard à renoncer à ta tendresse..... Je prévois que tu vas encore me donner le nom de cruelle; donne m'en de plus odieux si cela te soulage, je n'en serai point blessée, pourvu que tu sois plus modérée dans tes tendres sentiments pour le chevalier...... Tu frémis d'impatience de savoir ce que j'ai à t'apprendre; calme un peu cette impétuosité, il est indispensable que tu essuies le... Ce n'est en vépréambule...rité pas méchanceté de ma part; mais, comme il est nécessaire de suivre l'ordre des choses pour te mieux informer de ce que je sais, il faut que tu saches aussi la maussade scène qui précéda l'éclaircissement que tu désires tant de savoir..... J'allai hier chez la belle-sœur de madame de N.... Il y avait déjà beaucoup de monde chez elle, j'avais un bouquet de roses parfaitement imité. A peine parus-je à la porte du salon, que cette dame se leva pour me recevoir, et jetant sans doute les yeux sur mes fleurs, porta une de ses mains au nez, et de l'autre me fit des signes redoublés pour m'empêcher d'avancer. Ne soupçonnant pas d'abord que mon bouquet était la cause innocente de ses convulsions, bien sûre que je n'avais pas d'odeur parce que je n'en porte jamais, je restai interdite n'osant changer de place, ne sachant que penser: je sentis le rouge me monter au visage: mon embarras, je dirais presque ma honte était extrême...... Pardonnez.... madame.... me dit la belle-sœur en témoignant faire un grand effort... je suis d'une sensibilité..... Puis tendant le bras et les doigts toujours avec des mouvements convulsifs, elle désigna mon fatal bouquet...... Ah! je me murs, s'écria-t-elle, en se laissant tomber dans un fauteuil...... Je le détachai de mon côté et m'approchai pour le faire voir à une dame de l'assemblée...... Reprenez vos sens, ma chère, dit-elle à la mourante, ouvrez les yeux, vous verrez que ce sont des roses artificielles... Alors, toutes les femmes empressées autour d'elle, s'acquittant d'un double emploi, lui présentaient des sels, se tournaient de mon cté, plioient les épaules, riaient, et Dieu sait si les épigrammes furent épargnées quand elles eurent plus de liberté....... La belle-sœur ouvrit enfin languissamment ses beaux yeux, qui avaient été voilés par la pénétrante exhalaison de mes roses simulées...... II est inouï, dit-elle en conservant une attitude nonchalante, jusqu'oû va mon antipathie pour cette odeur..... Ensuite s'adressant à moi, je vous fais mille excuses, madame, de ma méprise, j'en suis désolée pour vous; mais elle prouve au moins, combien mes nerfs sont sensibles à la plus légère impression: la-dessus elle sonna, fit venir ses femmes, prétendit avoir besoin de se délasser, une transpiration subite l'y contraignait, dit-elle. Je la suivis dans sa chambre sous prétexte de l'intérêt que je prenais à sa santé, que j'avais si cruellement dérangée par une inutile parure. Prévoyant que je ne pourrais l'entretenir seule de toute la soirée, je saisis cette occasion..... Mon récit redouble ton impatience; mais son action fit bien plus souffrir la mienne. Néanmoins je la dévorai pour ne pas m'en retourner, sans être instruite de ce qui t'intéresse......Les lacets coupés, le linge changé, la nouvelle décoration achevée, les esprits bien revenus, je demandai, comme au hasard, oû en était le mariage de mademoiselle de N.... Oû il en est, me répliqua-t-elle d'un air de surprise? ne vous ai-je pas dit la dernière fois que je vous ai vue, que tout était prêt à se rompre. -- Non, madame, vous ne m'en parlates point. -- Eh bien, je crois, ma chère madame d'Albi, que tout est dit maintenant; ma belle sœur et toute la famille n'y pensent plus: je n'y ai pas peu contribué. vous seriez-vous imaginée que le comte de-, qui certainement n'aurait pas dû se rendre difficile sur les arcicles, s'alliant avec une maison aussi illustre; croyez-vous qu'il prétendait ne donner qu'un carrosse aux deux époux, sans doute pour qu'ils fussent toujours ensemble comme deux fidèles colombes? ce ridicule n'a jamais été admis dans la famille, et je ne souffrirai pas qu'il s'y introduise.... Est-ce-là l'unique cause de la rupture, lui dis je, le cœur plein d'une joie qui ne peut être comparée qu'à celle que tu aurais ressentie toi-même?..... Elle serait suffisante selon moi, ajouta la belle-sœur, mais il y en a encore une plus outrée: c'est que le grand-père du chevalier, tout splendide qu'il est dans sa maison, ne promet que pour dix mille écus de diamants à sa brue, à une femme qui serait obligée de paraître à la cour, et qui, au premier jour, aurait le tabouret chez la reine; c'est ne chose sur laquelle le gendre de madame de N...... peut compter; mais, je vous avoue que la dernière clause du comte m'a si fort choquée, que j'ai fort conseillé à ma belle-sœur de ne point conclure. Les affaires en sont-là; et à moins qu'on ne se détermine à donner deux équipages, vingt mille écus de diamants, trois laquais, deux valets de chambre, trois femmes; et tout cela stipulé sur le contrat, je vous réponds que ce mariage n'aura jamais lieu. Il se présente des partis préférables, pour la naissance, au chevalier, et je ne vous dissimule pas que quoique ma nièce ne soit ni riche, ni jolie, ni spirituelle, elle est très recherchée.... Ici, la belle-sœur jeta un coup d'œil sur son miroir. vous devinez, repritelle, en faveur de qui on désire l'épouser? Je vous avoue que nous n'aurions pas songé au chevalier, si la seconde femme de son grand-père qui est notre parente, se voyant saus enfants, ne nous eut dit que l'unique moyen de faire passer l'immense fortune de son mari dans notre famille, était de marier le petit-fils du comte avec sa nièce. Mais, il en résultera tout ce qu'il pourra pour la bonne comtesse, car, c'est vraiment une excellente femme, je ne suis point d'avis que l'on conclue cet hymen, si l'on ne rempli les conditions dont je vous... Mes raisons sont ai parlé.... victorieuses, n'est il pas vrai madame d'Albi? Et me prenant par la main, allons rejoindre la compagnie, ne la privons pas plus long-temps de votre aimable présence... Vous me ferez l'honneur de venir dîner jeudi, promettez-le moi, je vous aime infiniment, l'on peut tout vous confier; vous êtes de toutes les femmes la plus discrète.... Ne trouve-tu pas, Elisabeth, que je justifie bien son opinion? mais, ce n'est pas ma faute, elle n'a pas mêIe même songé à me demander le secret. Tu m'absous sans doute pour cet article, comme aussi pour la mortelle impatience que je t'ai causée avant que de te mettre au fait d'une si favorable conjoncture.... C'est bien pour le coup que tu dois te féliciter de mon séjour à ersailles, et je t'apprends des choses qui valent bien le projet de Luzan, que tu ignores, et que je brûle de savoir. Mais à propos, j'oubliais que je ne veux pas te dire un mot sur toute cette lettre; c'est ma vengeance pour les aveux et les comparaisons que tu y sais. Et le brillant baron, tu ne m'en parles plus. On peut maintenant badiner de son amour, puisque tu n'en es plus obsédée. Il se refroidit surieusement, et je crois que pour achever de glacer son cœur, il ne faudrait que mettre le feu à son superbe carrosse, et lui fournir l'occasion d'en montrer un plus beau... Cet homme là, ma chère, est de tous les amants importuns le moins haissable, puisque les objets les plus frivoles captivent son âme. Une boite dorée, de beaux chevaux, une belle livrée à étaler au public, délivrent de sa présence. Au reste, il a raison dans son système: le tribut d'éloge qu'il reçoit pour son attelage, son vis-à-vis, ses grands laquais, n'est-il pas plus flatteur pour un cœur comme le sien, que le triste emploi de soupirer infructueusement auprès d'une ingrate? oui ingrate, car tu l'es même pour ton Henriette; mais, je te le pardonne, pourvu que t sois heureuse et que tu m'apprennes bien vite, bien vite le mystérieux projet du chevalier. LETTRE XXXVIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. O MIRACLE de bonheur, joie inexprimable! ce moment rachete tous mes soupirs, essuie toutes mes larmes! Henriette, que je suis heureuse d'aimer! jamais, jamais mon cœur ne sentit de plaisir aussi grand que celui dont je jouis depuis un quart d'heure......Que je relise encore cette prêcieuse lettre!.... Mes yeux ne m'ont point abusée; non, chère amie, cela est bien vrai: je l'ai lu et relu dix fois; Luzan n'épouse pas mademoiselle de N.... Il me l'écrit, la rupture est certaine; le comte lui-même la lui a annoncée sans lui en expliquer la véritable cause. Il s'est contenté de lui dire que des raisons particulières, oû sa répugnance ni celle de sa mère n'avaient point de part, le dispensoient de remplir les engagements qu'il avait pris; que madame de N.... avait jugé à propos de lui rendre sa parole, que c'était elle qui avait rompu la première; qu'il en était extrêmement fâché, parce qu'il n'espérait pas trouver une alliance aussi conforme à ses vues: qu'au reste, il lui renouvelait la défense de faire ses veux. Sans doute le pauvre chevalier n'a pas osé reparler de sa chère Elisabeth, et vraisemblablement il veut appuyer sa demande de la protection de quelqu'ami de son grand-père. Sans cette supposition, je lui saurais mauvais gré de n'avoir pas saisi cette occasion, pour tenter ce que nous pourrions espérer à cet égard: mais, trop content d'être affranchi du joug qu'on voulait lui imposer, il a cru devoir attendre une circonstance plus favorable pour parler de son amour, ou peut-être a-t-il craint de détruire une partie de son bonheur, en s'assurant des sentiments du comte. Enfin, je saurai quels ont été ses véritables motifs, car il m'assure que dans six jours j'apprendrai de sa bouche le projet qu'i médite, pour mettre le comble à notre félicité...... Dans six jours je le verrai, chère Henriette, conçoistu qu'elle est ma joie?...non, il faut aimer comme Elisabeth pour sentir l'excès de son bonheur et les transports ravissants de son âme..... Je le reverrai: ah! mon cœur vole au-devant de ses pas.... Mais, que dis-je? n'a-t-il pas suivi leurs traces? ai-je pu m'en séparer un seul instant? ignorant les lieux qu'il habite, je m'en suis fait un idéal. Combien de fois me le suis-je représenté dans cette bibliothèque, aux genoux de son grand-père, implorant sa pitié, noyé de larmes; se trainant à ses pieds, sans toucher cette âme insensible. Et, que plus souvent encore, je le vois dans sa chambre privé de sentiment, cette détestable épée tranchant presque le fil de ses jours adorez, son sang sortir à grands flots, couvert d'une pâleur mortelle; prêt à exhaler son dernier soupir, sa vie et la.... Pourquoi, chère mienne.... amie, me retraçai-je sans cesse ces déchirantes images? quel est donc le charme de ce triste spectacle? je ne puis me défendre d'y songer, d'en pénétrer mon cœur; il m'attendrit, il me fait frissonner, il glace mon sang dans mes veines, et cependant mon âme se livre toute entière et se plaît à ses douloureuses situations.... O amour, il n'appartient qu'à toi de mêler des douceurs aux maux les plus cruels. Il n'est point de situation sous ton empire, qui n'ait quelqu'attrait pour celui dont les sentiments sont purs et constants. Tu es induigente, chère Henriette, tu excuses ta trop sensible amie, de se laisser entraîner au torrent de délices dont son cœur est submergé; tu ne saurais me faire un crime de l'excès de ma joie: mes pleurs ont coulé tant de fois pour obéir à la raison; j'ai fait de si pénibles sacrifices, quand mon devoir l'exigeait, qu'il est bien juste que je goûte un moment de félicité. Qui sait hélas si elle sera durable! Permets que j'en jouisse sans trouble, sur-tout sans reproches, pendant ce court espace que le destin jaloux a peut-être limité. Cependant, il est à présumer que nous n'avons plus à redouter ce fatal mariage, et il y a grande apparence que les raisons qu'a alléguées la belle-sœur de madame de N.... ne sont pas l'unique cause de la rupture: de pareils motifs sont trop frivoles et même ridicules, pour faire manquer une alliance envisagée comme avantageuse d'une part, et honorable de l'autre...... evois encore, je t'en supplie, cette bellesœursœur; sache si le carrosse, les diamants, sont réellement le seul obstacle, car je ne puis me le persuader; cela est d'une petitesse et d'un misérable difficile à croire.... Je n'ai pas besoin de te recommander de ne point mettre de bouquet de roses artificielles. Le désagréable quart-d'heure que tu as là éprouvé pour l'amour de moi, chère Henriette! Je t'en demanderais mille pardons, si la dame n'avait subi la peine de sa sottise, et si tu n'avais mis tant de malice à raconter le fait, à faire languir ta pauvre Elisabeth, qui, comme tu l'as bien deviné, brûlait d'impatience.Tu voulais te venger de ma lettre, méchante! Peux-tu te résoudre à affliger un cœur qui t'aime autant qu'il soit possible d'aimer, qui n'a existé que pour toi jusqu'au moment oi il a connu l'amour, et qui se partage encore également, entre la plus vive passion et la tendre amitié que tu lui as inspirée? Voudrois-tu le punir de te confier ses plus secrets mouvements? voudroistu me forcer à la dissimulation? si cela était, je n'aurais plus rien à te dire. Ah Henriette! il faut que je me fasse violence pour ne pas te nommer cruelle, sur-tout quand je songe aux craintes que tu ne cesses de voutoir m'inspirer sur les suites de ma tendresse. Tu vois que j'ai eu raison. Tout n'est-il pas aujourd'hui dans les plus heureuses dispositions? Nas, chère amie, je compte dans fix jours t'apprendre.....mais ne nous flattons pas trop. Le projet, dont Luzan me fait un si grand mystère, me fait trembler quand j'y songe. Cependant, je le crois incapable de me proposer des choses contraires à mon devoir. Ma gloire est à lui, voudrait-il porter atteinte à son propre bien. Non, c'est un dépot sacré, confié à son honneur, à son amour, il le respectera éternellement; j'en ai la conscience intime. Mes craintes sont done un vain phantême, que mon imagination trop active enfante, pour le seul plaisir de les détruire. Si je ne t'ai pas parlé du baron dans ma dernière, c'est que je n'y songe guère quand il me laisse tranquille. C'est le sort des amants malheureux; on ne pense à eu, qu'au moment ou ils importunent: mais il est bon de te dire que mon cher oncle ne se met presque plus dans ce cas, il est toujours suspendu dans le tourbillon soutenu par le seul nuage de sa vanité, dont le voile officieux cache, au vulgaire pour un temps, le tuf de l'homme. La seule chose que je crains pour lui et plus encore pour moi, c'est le poison des dégoûts et des mortifications que certaines gens, qu'on nomme fléaux de la société parcequ'ils sont sincères, font avaler à ceux qu'ils voient trop pleins d'euxmêmes. Le remède est violent, l'on se condamne à la solitude pour le laisser opérer. Que faire pendant cet intervalle, qui est une espèce de néant pour ceux qui ont contracté l'habitude de vivre hors d'eux-mêmes?...... oila quel sera le fort du baron, je le prévois, je m'y attends. Tu conçois qu'alors l'heureuse Elisabeth d'aujourd'hui sera fort mécontente. Ine humeur insupportable, ou un amour encore plus fatiguant, seront les fruits de cette triste retraite.......Mais, c'est me tourmenter inutilement; peut-être qu'avant ce temps-là mes vœux seront comblés. Parvenue à ce bonheur, quels désagréments ne supporterais-je pas patiemment! Oui, je puis tout souffrir étant la fidèle compagne de mon cher Luzan. Divin espoir!tu me fais oublier tous mes maux, et fais disparaître ceux que la fâcheuse crainte voudrait me préfager!...... Chere Henriette, songes-tu que je le reverrai dans six jours. Que ce terme va me paraître long! et combien de fois ma tendre impatience pressera-t-elle les heures, avant que d'obtenir celle ou je dois voir mon cher Luzan, les délices de ma vie! Ah chère amie! que mon bonheur serait grand si tu venais le partager! Je sens qu'il sera imparlait, si je suis privée de ta présence: elle seule peut y mettre le comble. Oui, tels sont les charmants effets de la sincère amitié, elle dimintue les peines et augmente la félicité des âmes sensibles...... Marque-moi donc, je t'en conjure, si cette maudite charge se vendra bientôt, ou si tu peux du moins venir passer quelques jours à Paris. Tu ne m'as plus parlé de la maladie du fils de monsieur d'Albi; sans doute il est rétabli: ainsi rien ne t'empêche de te rendre à mes instances. Je t'embrasse mille et mille fois, sous condition que tu viendras bientôt me le rendre......A propos, j'oubliais de te dire quelque chose, qui ne m'est pas indifférent. Mon oncle m'a menée ce matin à la messe des euillants; en entrant dans l'église, je lui ai vu saluer des dames, d'un air d'ancienne connaissance: je lui ai demandé qui elles étaient, il m'a dit que c'était madame et mademoiselle de N.... Je n'ose te dire combvien je l'ai trouvée laide, tutme ferais trop de méchancetés à ce sujet. Je suis bien aise que la lettre de la marquise te l'ait appris avant moi; mais ce dont elle n'a point parlé, c'est un air ignoble et béte que mademoiselle de N..... possède au-de-là de toute expression. En vérité, le chevalier aurait été trop malheureux de l'épouser, à moins qu'elle n'ait un caractère dont la bonté répare les défauts de sa personne; mais ce n'est pas ce qu'en dit la mère du chevalier, qui le ferait présumer. Tant pis poux elle. Adieu encore une fois. LETTRE XXXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. lL est certain, chère Elisabeth, que ce mariage qui t'a fait verser tant de larmes, qui t'a tant coûté d'effsorts, qui m'a donné lieu d'admirer ton courage, qui t'a rendue mille fois plus chère à mon cœur; il est très vrai qu'il n'en est plus question. Je t'en félicite et veux bien t'épargner, puisque tu l'exiges, le tableau des obstacles qui te restent à surmonter. Celui-là est absoltment vaincu, tu en es sûre et moi aussi; car, j'ai vu la belle sœur de madame de N..... qui m'en a confirmé la nouvelle, sans me mettre dans la nécessité de lui faire des questions. Elle m'a dit qu'elle était comblée d'être parvenue à faire manquer une alliance qui n'aurait répandu aucun éclat sur la famille, puisqu'on voulait confiner sa nièce neuf mois de l'année dans un château. -- vous avez eu sans doute, lui dis-je, des raisons encore plus considérables que celle-là. -- Non, répliqua-t-elle, pas d'autres que celles dont je vous ai parlé la dernière fois, excepté que nous prétendions que ma nièce eût sa maison, parce qu'il est très désagréable pour une jeune femme, d'être sous la tutelie d'un vieillard inquiet, impérieux. C'est déjà trop d'être contrainte les premières années de se prêter aux idées d'un mari. Le comte voulait que les jeunes époux demeurassent chez lui, il est sort âge, sujet à la goutte; de sorte que le passe-temps le plus ordinaire de ma nièce aurait été de tenir compagnie au bon papa. Ah! je vous avoue qu'il y a de quoi excéder de vapeurs une jeune personne, et vous conviendrez, madame, que cet état d'existence n'est point fait pour un être pensant et destiné à vivre à la cour. Je ne suis point étonnée, lui dis-je, que le comte ait désiré avoir ses enfants auprès de lui: c'est la plus douce consolation des dernières années d'un père. Il n'est point effrayé de la mort, parce qu'il croit renaâtre chaque fois qu'un nouveau rejeton vient assurer sa postérité; et quand la source des plaisir est tarie pour lui, celui-là seul conserve quelque charme pour son cœur; mais, par cette même raison, je ne conçois pas comment le comte a pu refuser de souscrire aux autres articles...... Il l'a fait, madame, soyez-en sûre. J'ai vu toutes les lettres, il s'en tient toujoux à un seul carrosse; il ajoute seulement dix mille livres pour les diamants. Ma belle-sœur n'a pas hésité sur mon avis, de lui rendre sa parole; ainsi, c'est une affaire parfaitement rompue. J'en suis fâchée pour la bonne comtesse, qui y perd des avantages assez considérables, que la famille lui faisait en faveur de ce mariage; mais, au reste, elle est d'un caractère si opposé aux notres, elle vit si loin de nous, qu'il est naturel que nous préférions ceux qui nous environnent. Tu devines sans doute, ma chère, que ne prenant nul intérêt à la bonne comtesse, je ne défendis point sa cause. Mon Elisabeth trouvait trop son compte à tous ces singuliers principes, pour que j'eusse la force d'en combattre un seui. Au cograire, j'applaudissais des yeux ou d'un signe de tête. oila comme l'intérêt personnel nous rend parjures à nous-mêmes; car, si j'avais suivi les mouvements de ma conscience, et qu'il n'eût pas été question du bonheur de ma bien-aimée, j'aurais blâmé hautement les frivoles motifs de la belle-sœur de madame de N....; je lui aurais représenté qu'avec le terps, on aurait obtenu du comte ce qu'on exigeait de lui; et peut être lui aurais-je persuadé de renouer. Mais, ne voulant que m'assurer de la vérité de ce que le chevalier t'avait écrit, je fermai mon cœux à tout sentiment de justice. Ne me remercie point de ce petit forfait, je l'ai commis malgré moi; c'est ma tendresse qui m'y a entraînée. Je compte bien aussi que tu me condamneras, c'est à moi de l'expier; je le ferai avec usure, j'y suis bien déterminée: ainsi qu'il n'en soit plus question. J'attends du monde, il faut te quitter pour recevoir..... qui? je n'en sais rien; mais je te réponds que qui que ce puisse être, je serai si maussade, qu'on me laissera bientt la liberté de revenir à toi. Me voilà délivrée d'une visite que je pourrais nommer agréable, si j'étais désœuvrée. C'est un de ces hommes à prétention, qui vont périodiquement tous les mois donner un nouveau vernis à la réputation de leur esprit, et qui ne vous sont point de quartier qu'ils n'aient dépensé tout le fonds de leur imagination; de manière, que s'ils revenaient le lendemain dans la même maison, il ne leur resterait pas de quoi fournir deux minutes à la conversation. Je suis plus empêchée que jamais de satisfaire ton empressement et le mien. De plus de six semaines, je ne puis ailer à Paris: non seulement le jeune d'Albi n'est pas rétabli, mais son frère a aussi la petite vérole; le père a de si vives inquiétudes, mes soins le touchent à tel point, que je me ferais une vraie peine de les quitter, avant que de les voir dans une parfaite santé..... Tu ne saurais croire combien je m'attendris pour ces pauvres ensants, quand je pense qu'ils n'ont plus de mère qui est la plus précieuse personne pour leurs premières années. Je tâche de les en dédommager autant qu'il est en mon pouvoir. La pitié, la justice me donnent pour eux de vraies entrailles de mère. Je t'assure que si je ne m'étais sentie capable de ces sentiments, je ne me serais jamais déterminée à épouser monsieur d'Albi; car, je trouve ces orphelins assez malheureux de voir à la place de celle qui leur a donné le jour, une étrangère qui, souvent non contente d'usurper une partie de leur fortune, leur ravit encore la tendresse paternelle. Moi, au contraire, j'honore monsieur d'Albi d'être si attaché à ses enfants, et sa vive amitié pour eux me le rend plus... Ces aimables enfants cher... me rendent bien les sentiments que j'ai pour eux. I y a deux jours qu'étant dans la chambre de l'aîné, je lui faisais respirer des eaux parce qu'il se trouvait mal: lorsqu'il fut remis, il me dit avec une ingénuité charmante; Ma belle maman que vous êtes bonne! je vous aime de tout mon cœur; que nous sommes heureux que mon bon papa ait eu le bonheur de vous plaire! je le dis souvent à mes chères tantes, quand elles pleurent leur sœur. Je leur fais part de vos bontés pour nous. Mes récits les consolent, en vérité elles vous aiment autant que... Comment trouves-tu, moi... Elisabeth, ce pur témoignage de reconnaissance? Ne penses-tu pas, comme moi, que je fuis grandement récompensée de ma bienveillance et de mes soins?.... Qu'il est satisfaisant de sentir que l'on ne fait point murmurer une famille; mais qu'au qu'au conttaire, on obtient son estime, en ne suivant simplement que son devoir! Permets, chère amie, que je mêle ces motifs de consolation à ceux que tu m'offrais dans une de tes lettres, pour modérer le chagrin que j'ai d'être éloignée de toi. Crois cependant que, des que je serai libre, tu me verras. Je suis presque aussi impatiente que toi de voir arriver le chevalier. Ce mystérieux projet, que tu ne peux apprendre que de sa bouche, excite surieusement ma curiosité. J'espère que tu ne me feras pas languir des que tu le sauras. Je ne te dis rien du baron, il me parait que vous êtes joliment ensemble. LETTRE XL.D'ELISABETH.à Madame d'ALBI. AH! Henriette, je me réfugie dans tes bras: ton cœur est mon asile, ta sagesse mon soutien: sauve-moi de ma propre faiblesse...... Je suis encore toute tremblante de ce que jeviens d'éprouver...... Dieu, quel délice enchanteur s'est emparé de tout mon être!.... J'ai... Que nos cœurs se vu Luzan... Sont dits de choses, avant qu'il nous ait été possible de parler! un tremblement universel nous a faisis. Ses mains, qui serraient tendrement les miennes, m'ont convaincue de sa vive émotion. La mieune s'en est accrue. Alors, entranés tous deux par un mouvement inexpliquable, sa tête s'est penchée sur mon cou, la mienne sur son épaule, et là dans un doux silence, nous étions comme affaissés sous le charme du sentiment que nous éprouvions.... Il me pressait contre son sein. Le mien palpitait, violemment agité. Alarmée de mon trouble, je l'ai vivement repoussé, mais ses regards, plus tendres que l'amour même, ont pénétré jusqu'au fond de mon cœur, et l'ont rendu si sensible, que je lui ai accordé ce baiser demandé avec tant d'instance, lorsqu'il était à cinquante lieues de moi. O mon Henriette! que la plus légère faveur est dangereuse pour celle qui ose la donner du consentement de sa volonté. De ce momentelle porte atteinte à la pureté de ses sentiments. Ce n'est plus cette aimable innocence qui anime ses soupirs, non, c'est un feu dévorant qui consume, et dont les effets sont mille fois plus redoutables que ceux de la foudre, pour uni cœur vertueux...... C'en est fait, je ne verrai plus Luzan seule, je craindrais trop qu'enhardi par mon peu de retenue, il n'osât... Malheur à celle qui se confie en ses propres forces! le témoignage de sa conscience lui couvre les précipices! Tu me l'as dit, chère amie, je n'oublierai point ce qu'un trop juste pressentiment te fit m'annoncer, dans un temps ou je me croyais inaccessible aux prestiges des sens..... Mais hélas, j'ai trop. appris aujourd'hui à me défier de moi-même, et je suis bien résolue à faire demeurer Julie auprès de moi, lorsque le chevalier y sera. Elle a toujours ignoré mon secret, je suis forcée de la mettre dans ma confidence au moment oà il est plus essentiel de le cacher. oilà ou m'a réduite mon imprudence, à craindre, à ménager cette fille, à dépendre de sa discrétion, et à payer son silence par de lâches bontés. Si elle était capable, comme he aucoup d'autres le sont en pareil cas, d'abuser de ma situation.... Que je me veux de mal d'avoir cédé au désir de prouver ma tendresse à Luzan! Je racheterois ce baiser, non au prix de mon amour, mais du plus pur de mon sang s'il en était encore temps. Oui Henriette, ce n'est pas trop dire, car je sens que ce simple baiser me conduirait à ma perte, si je ne m'armois de toutes les précautions qui peuvent m'en garantir... Tu ne sais pas encore tout, chère amie, tu ignores de combien de sentiments divers ton Elisabeth est combattue.... auquel céderai-je? c'est ce que je n'ose encore dé... Ce projet qui avait cider... tant excité notre curiosité; je le sais enfin. Te serais-tu imaginée qu'il s'agât d'un mariage secret? Le chevalier me le propose, comme l'unique ressource qui nous reste, pour éviter le malheur d'être séparés. Il m'avait caché, pour ne me pas affliger, le funeste arrêt de son grand-père, qui lui a défendu de songer à quelque personne que ce pût être pour se marier; qu'il n'aurait jamais de femme que de son choix; qu'il y avait une autre parente de la comtesse sur qui il avait des vues; qu'à la vérité cette alliance ne serait pas aussi avantageuse pour son avancement que celle de madame de N.... mais, qu'à quelque prix que ce fût, il était résolu de partager son bien entre sa famille et celle de sa femme.... Tu conçois aisément, chère amie, quelles nouvelles alarmes ce récit a répandu dans mon cœur. J'ai frémi, et la crainte de perdre le chevalier m'a fait recevoir fa proposition avec transport dans le premier instant. Cependant je ne me suis point engagée, je lui ai dit que je voulais te consulter sur une affaire de cette importance; que ce parti ferait doux pour mon cœur, mais que je ne le croyais pas exempr de reproches; que d'aitleurs il me paraissait dangereux. Il ne pouvait me quitter, m'a-t-il dit, les yeux pleins de larmes sans obtenir mon consentement, que son repos, sa vie en dépendait; qu'il craignait toujours quelque violence de la part de son grand père; que si nous perdions le temps en délibération, son bonheur serait ruiné à jamais; que nos tendres serments, scellés du sceau de la loi, étaient le moyen de parer au nouveau malheur dont nous sommes menacés...... Henriette, qu'aurais-tu fait à ma place? je sentais vivement la force de ses raisons; tremblante, éperdue, mes pleurs ont été mon unique réponse; mais n'osant compter sur ce consentement tacite, il m'a sollicitée de lui donner ma parole. n peu revenue de mon trouble et profitant de son iterprétation, je lui ai demandé n grâce d'attendre ta réponse..... Sera-t-ell sera-t-elle conforme à ses vœux? Oserai-je t'avouer que je le désire? Le bon Saintré se charge de faire toutes les démarches nécessaires, si toute fois nous sommes déterminés avant son départ, qu'il a déjà retardé de quinze jours par rapport à Luzan; mais sa mère le presse si fort, que peut-être il sera obligé de partir lundi ou jeudi de la semaine prochaine; ainsi tu vois que nous n'avons point de moment à perdre si nous voulons profiter de ses soins. Hâte, je t'en conjure, ta réponse, et songe sur-tout en la faisant, qu'un mariage secret est le seul espoir qui me reste pour rendre la paix à mon cœur. Ne me renvoie pas à ma conscience; je te confesse que tout est féduit en moi. Mais toi, respesable amie, qui jouis de toute ta raison et qui en fais un si noble usage, tu peux me donner de sages conseils que je m'efforcerai de suivre, fussent-ils contraires à mon...Ah Dieu! n'est-ce amteur... point trop promettre? je ne sais; mais écoute, Henriette, la circonstance serait bien favorable. Mon oncle est absent pour huit jours; il est parti ce matin, il est alé dans une maison de campagne oû l'on donne les plus belles fêtes du monde, néanmoins il a feint de ne se rendre que par pure complaisance. Il est entré dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a baisé la main d'un air pénétré de chagrin de me quitter; ensuite poussant un soupir à demi étouffé: Que les devoirs de la bienséance sont insipides à remplir, quand on est attiré ailleurs par un tendre penchant, a-t-il dit, d'un ton presque philosophe; car, II le joue et prétend l'être depuis quelques jours; mais j'espère, a-t-il ajouté, pouvoir bientôt me dérober quelquefois au torrent du monde que l'on ne peut abandonner brusquement sans s'exposer au ridicule dont mille gens se couvrent, lorsqu'après un genre de vie brillant, ils vont sans nul égard pour le public s'enterrer dans le sein de leur famille, ou de leurs amis. On trouve cela indécent. N'importe, j'y viendrai tât ou tard; car, je sens que je ne serai heureux qu'en jouissant de moi-même et de la compagnie de ma chère nièce. La-dessus il est parti comme un éclair. Me voilà, grâce au ciel, délivrée pour huit jours de cet homme qui ne pouvait se résoudre à se séparer de moi un instant. Je crois pouvoir dire, des dieux sont pour nous. L'occasion est heureuse, la laisserons nous échapper? Tu sais qu'elle serait ma douleur si je perdais Luzan, la mort seule mettrait sin à mon désespoir; celui du chevalier serait égal au mien. Notre bonheur dépend de cette union: si je refuse de la former, tout est perdu pour nous, puisque le comte songe à un autre mariage. Luzan est autorisé par les lois à disposer de sa main, il a vingt-cinq ans accomplis depuis le mois dernier. Pese toutes les circonstances et prononce......Je ne te parle point de tes chagrins domestiques; tu as une raison si supérieure, et je suis si faible que je ne me crois plus en droit de te consoler. Crois cependant que je partage tes peines, et que mon amitié est aussi vive qu'elle le fut jamais. LETTRE XLI.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. QUOI, mon Elisabeth, à qui j'ai vu tant d'empire sur elle-même, qui a vaincu son amour dans un temps ou sa passion était parvenue au plus haut degré? Quoi, cette Elisabeth enfin, qui a maitrisé son cœur, ne pourrait dompter ses sens? Quoi elle serait réduite à la honte d'appeler un témoin pour l'empêcher d'être coupable? Non, chère amie, tu te trompes, tu ne peux être faible à ce point; le trouble d'un moment a effrayé ta vertu; mais connais mieux sa solidité, rends-toi plus de justice, use de toutes les forces qu'elle donne, c'est le seul moyen de les conserver et de les rendre utiles. Si un homme accusé de lâcheté, avait besoin de spectateur pour exciter son courage et réparer son honneur, je t'avoue que sa bravoure me serait bien suspecte. Il en est ainsi de nous, Elisabeth, dans les actions privées. Si la raison n'est notre propre sentinelle, tous les surveillants du monde ne nous sauveroient pas d'une soiblesse. La plus sage est celle qui est capable de se garder elle-même; c'est la vertu la plus sûre et la seule qui en mérite le nom. Mais je me défie de celle qui a besoin du grand jour pour se soutenir; la vanité ou l'occasion peut la déterminer. C'est dans la liberté de la solitude qu'elle doit saire ses plus belles preuves. Quand je t'ai dit que la pureté des sentiments empêchait d'apercevoir les dangers de l'amour, je n'ai pas prétendu pour cela qu'il fallût s'en reposer sur les soins d'une garde étrangère. Je ne t'ai, au contraire, communiqué cette réflexion que pour exciter ta vigilance. Sois de bonne foi ton Argus, et je te réponds que ta vertu, au lieu de cent yeux, en aura mille pour te guider dans l'étroit sentier du devoir, et te faire évirer les pièges d'une trop sécdnisante passion. anime donc ton courage, et ne vas pas te persuader que tu es devenue soible. Crois-en ton Henriette, tu es aussi vertueuse que jamais. Il en est des facustés morales comme des physiques; souvent on ne fait pas telle chose que parce qu'on s'est frappé l'imagination d'un principe d'incapacité. Ton cœur est assailli par tant de mouvements divers, qu'il ne serait pas surprenant que de si violentes secousses altérassent un peu les forces de ton âme: mais, ma chère, il n'y a rien encore de désespéré à cet égard. iens dans les bras de ton Henriette, viens puiser dans son cœur les consolations et les conseils dont tu as befoin dans ce moment, peut être le plus critique de ta vie; car, il s'agit de ta félicité présente ou de ton malheur éternel; viens, écoute ce que la plus tendre amitié et la droite raison m'inspirent. Le mariage secret, que le chevalier te propose, ferait ton bonheur actuel, je le sais, mais as-tu oublié qels maux il entraneroit à sa suite lorsqu'il serait découvert, et combien tu les aurais mérités en te rendant complice d'un fils désobéissant, en frustrant un père de ses justes droits sur celui qui lui doit le jour, en empruntant le secours de la religion, des lois humaines, pour braver celles de la nature? Et cette mère infortunée pour qui ta tendre pitié te rendait si éloquente, lorsque tu pressais son fils de ne point attirer sur elle la disgrâce de son grand père, penses-tu qu'elle fût affranchie de ce malheur, quand le comte se verrait hors d'état de disposer de la main de Luzan?..... Que dis je, hors d'état? les voies frauduleuses, qu'on est obligé d'employer pour cacher des nœuds clandestins, ne sont elles pas fouvent des moyens trop sûrs qui autorisent les familles à faire casser un mariage contracté sous les seuls auspices du mystère, et d'une passion inconsidérée? N'aurais-tu pas à craindre d'être exposée à rougir un jour, d'avoir pris un titre qui, devant faire ta gloire, ne ferait plus que ton opprobre, lorsqu'il serait désavoué authentiquement par... Juste une famille entière?... Dieu! mon Elisabeth serait réduite à ce comble d'ignominie! ah j'en mourrais de douleur! Tu m'allègues que le chevalier est d'un âge qui le rend maâtre de son sort. Eh bien, je veux supposer pour un moment que cette circonstance suffit pour te mettre à l'abri des humiliantes poursuites de ses parents: mais songes-tu combien il est affreux d'être en butte aux traits, aux murmures, aux reproches d'une famille irritée; de n'être envisagée d'elle et même du public, que comme une fille faible, imprudente, incapable de remplir ses devoirs, puisqu'elle a manqué au plus essentiel? Ne pouvoir se dissimuler qu'on s'est rendu l'objet de sa haine en foulant aux pieds son autorité, en ruinant ses projets, en mettant un éternel obstacle à ses vœux, et ce qu'il y a de plus affligeant, se voir privée à jamais du charme de ses soins caressants, ne se point entendre nommer des doux noms de fille, de sœur, de niéces se voir pius étrangère dans sa famille que chez des peuples barbares. Ah Elisabeth! toi qui fais les délices de mon cœur, tu serais odieuse ou indifférente à quelqu'un; cette perpective me désespère! enonce, je t'en conjure par notre amitié, par ton amour même, à ce dangereux projet. Je ne mets sous tes yeux qu'une partie des malheurs dont tu serais accablée, si tu cédois aux sollicitations du chevalier. Je ne suis plus étonnée qu'il ait voulu t'instruire par sa bouche de ses desseins. Eloigné de toi, il redoutait les réflexions que tu aurais le temps de faire; mais il a compté sur le charme vainqueur de sa présence, etus encore sur ta pitié pour ses tendres plaintes. Hélas! serons-nous toujours la victime d'un sentiment qui nous est naturel, et dont les effets sont si sunestes à notre repos? Que je te félicite, étere amie, de ne pas avoir donné ta parole! Tu attends ma réponse pour te décider; ton irrésolution même est ton juge. Tu n'aurais pas balancé, si ce que l'on te propose était exactement conforme aux lois de l'honnêteté. fais voir à Luzan les endroits de ma lettre qui concernent cet article: il me haira peut être, mais il me saura gré un jour, si j'ai contribué par mes conseils à vous garantir de l'action la plus imprudente que vous puissiez commettre. Le mariage, que vous redoutez, n'aura peut être pas lieu: le chevalier est libre, le baron te laisse tranquille; un peu de constance, chère Elisabeth! il peut arriver des événements qui vous laisseront la liberté de mettre le seeau à votre bonheur. Souviens-toi, combien de fois tu t'es vue sur le point de passer le reste de tes jours dans la douseur et les larmes. Les vœux que ton père exigeait que tu prononçasses malgré ton aversion pour cet état, ceux auxquels tu craignais que la marquise ne contraignit le chevalier; son mariage arrêté, conclu, et rompu; tous ces sujets de chagrin ont disparu; espère encore que le ciel, fléchi par la sagesse de ta conduite, comblera un jour tes désirs. Mais pour mériter sa protection, il faut se résoudre à l'absolu sacrifice de vos projets. Hâte-toi de m'en donner l'assurance; je ne puis être tranquille qu'à ce prix. LETTRE XLII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. C'EST donc toi, chère et insensible amie, qui veux que je rompe les liens de mon bonheur, lorsque je puis les rendre éternels. Tu veux que j'abandonne le seul moyen d'assurer ma félicité: car renoncer au mariage secret dans cette circonstance, c'est renoncer à Luzan, et renoncer à Luzan, c'est renoncet à la vie; tu veux donc que je... Voila Saintré qui mœurs.... vient me faire ses adieux. Il part demain. Il s'empare de ma plume; le laisserai-je faire? il veut t'écrire. HELAS oui! madame, je pars très affligé de quitter nos amis, et plus fâché que vous ne sauriez l'imaginer d'ajouter cent lieues aux quatre qui me séparent de vous, parce que quelque sévère que vous soyez dans vos principes, vous avez l'air si doux, que quand on a le bonheur de vous voir, on oublie les chagrins que vous avez causés, ou plus tât e on se persuade que votre cœu n'a point eu de part aux rigoureuses sentences que votre main... J'ai presque l'air a tracées...d'un amant maltraité, qui admire vos vertus, et gémit de votre cruauté. Cependant vous savez, madame, que tout cela n'a de rapport qu'à nos amis. vous prétendez qu'ils feront le malheur de leur vie, s'ils forment des nœuds secrets; vous appuyez votre jugement par des raisons très spécieuses, j'en conviens; mais croyez-vous qu'il fût impossible de les détruire par de plus fortes? L'aimable Elisabeth, qui non seulement vous aime comme la plus tendre amie, mais qui vous respecte comme une mère chérre, se croit obligée de suivre vos avis; elle s'en impose la loi. Cette résolution la consume de chagrin, et jette mon ami dans le désespoir. Permettez-moi, madame, que je vous dise ce que me dicte l'intérêt dé personnes si chères. Il me semble que le parti d'un mariage secret n'est point aussi imprudent qu'il vous le parot. La marquise, par exemple, de qui vous connaissez l'intrépide préjugé contre le mariage, ne serait-elle pas inconsolable si son fils passait dans cet état? Au lieu que le croyant libre, elle conserverait toujours l'espérance de le déterminer tot ou tard à faire ses vœux, ce qui la tranquilliseroit beaucoup. Mais, en attendant les événements comme vous le conseillez, si le comte réussissait dans son nouveau projet, et que par la violence ou l'adresse il parvint à marier le chevalier, cet hymen Ane rendrait-il pas quatre personnes à jamais malheureuses? et si dans nquelque cas que ce puisse être, il faut qu'il y ait quesqu'un de mécontent, ne vaut-il pas mieux que ce soit le comte? vous connaissez son caractère inflexible, vous savez de quelle barbare contrainte il a voulu en user avec son fils; je n'ajouterai donc pas d'inutiles réflexions, mais je vous prierai d'observer que les malheurs, que vous faites redouter à votre amie, ne sauraient exister. Sa naissance mérite d'être respectée. Le défaut de fortune ne npeut être un motif suffisant pour porter une famille aux extrémités que vous lui faites craindre. D'ailleurs, ses aimables qualités la rendront chère à tous ceux qui la econoitront; et s'il y avait quelsqu'un au monde, ce que je ne concevrais pas, capable de a haïr, je répondrais bien qu'il serait forcé de l'estimer. Ne soyez donc point effrayée des suites d'une union que tout conspire à rendre parfaite. vous connaissez l'extrême amour de nos amis: ce serait un crime, selon moi, de les empêcher d'être l'un à l'autre par de vaines considérations d'un pitoyable préjugé.... Elisabeth, vous nomme son bon génie, son ange tutélaire; ah! de grâce, madame, consacrez ces glorieux titres par le suffrage ou tendent tous leurs vœux. vous rendrez la vie au pauvre Luzan, la joie à votre bien aimée, comme vous la nommez quelquefois si tendre... La voilà qui s'imamet..epatiente de mon bonheur, elle brûle de prendre ma place: vous écrire est sa plus grande douceur; je le crois, et c'est à regret que je cesse de m'entretenir avec vous." Si l'excellent Saintré pouvait te persuader, que je serais heureuse, chère Henriette! ta lettre m'a désolée. Il semble que tu te sois plu à rassembler les plus affreux présages pour intimider ton Elifa... Que dis-je, ingrate beth... que je suis? Tu as eu le courage de me donner des conseils contraires à mon penchant, ton amitié seule est capable de cette générosité, et j'ose en murmurer! Ah pardonne, chère amie, au trouble de mes esprits! je te dois les plus tendres remerciements de tes sages avis, je m'efforcerai de les suivre Mais hélas! trop faible volonté, je frémis du triste avenir que tu me présemntes, et cependant je ne pousse pas un soupir qui ne tende à cette union, que tu me fais envisager comme fatale!..... O Dieu! que ferai-je, éclairée par le flambeau de la raison même, entraînée par mon amour, sollicitée par le plus chéri des mortels, séduite, vaincue par la pitié. Henriette, penses-tu encore qu'il me reste assez de courage pour triompher de si puissants ennemis? je n'ose m'en flatter. Je te l'ai promis cependant. Si j'avais au moins quelque temps pour m'affermir dans la résolution que tu m'inspires; mais le chevalier me presse avec une ardeur incroyable: il veut que je me décide avant le retour du baron; il menace d'attenter à ses jours, si je ne consens à lui donner la main...... Le cruel, il sait trop combien cette crainte a de pouvoir sur mon cœur!..... ien n'égale l'impatience que j'ai d'avoir ta réponse. LETTRE XLIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. TU veux que je t'écrive; eh de quoi te serviront mes conseils, et les tristes vérités que ta situation m'arrache? Ton cœur est déclaré pour l'amour, je le vois trop hêlâs! la voix de l'amitié est impuissante contre un si redoutable tyran. Si j'étais auprès de toi, je me flatterais de quelque crédit sur ton esprit; mmais je suis retenue ici par les plus affligeants sujets: les deux fils de monsieur d'Albi presque mourants ne me permettent pas de voler à ton secours, comme je le ferais sans cette fâcheuse circonstance. Chere amie, si tu aimes ton Henriette, ne mets pas le comble à sa douleur par ce déplorable mariage. Non, je te le demande comme la plus précieuse marque de ton amitié. Songe qu'il y va de mon bonheur; car, le tien ne peut être intéressé sans troubler mon repos. Tu désires que Saintré me persuade; je ne suis point surprise de ce souhait; mais tu n'as pas cru sans doute que cela fût possible: tu as dû sentir combien ses arguments sont faibles, comme il serait facile de les réfuter d'une manière trop victorieuse contre les intérêts de ta passion; mais le peu de moments que j'ai ne me permet pas d'entrer dans cette discussion. D'ailleurs, quand toute l'éloquence humaine se réunirait pour te démontrer la nécessité de renoncer à ce fatal hymen, je craindrais bien qu'on ne pût te persuader. Je me borne donc à te prier, à te conjurer de résister aux sollicitations de Luzan........ Mes larmes, mon cœur, mon sang, te demandent ce sacrifice: il est grand, je le sais; mais il est digne de toi.... Si je l'obtiens, ah mon Elisabeth! quel droit n'auras-tu pas à ma reconnaissance? que tu me seras chère! mais hélas! tu n'ignores pas que tu ne peux me l'être davantage; et quand je pourrais t'offrir pour récompense les plus précieux trésors, je sais trop que l'amour n'attache de prix qu'à ce qui le satisfait satisfait; ainsi j'espère peu de mes instances, à moins que tu n'aies un courage surnaturel, comme tu me l'as déjà prouvé. LETTRE XLIV.D'ELISABETH à Madame D'ALBI. QUE diras-tu de mon silence. chère Henriette? Il y a trois jours que je suis livrée au plus violents combats avec moi-même, luttant sans cesse contre ce que tu appelles ma fatale destinée; passant, tour à tour, de l'espoir à la crainte, de la crainte à la raison, et toujours de la raison à l'amour...... Je ne voulais t'écrire que lorsque je serais sûre de ma résolution...... Elle est prise enfin, tout est dit; et demain est le jour choisi pour unir notre sort, car nos cœurs l'étaient....... Ils le seront de toute éternité....... Tut me condamnes, chère amie; mais si tu avais été témoin de ce qui vient de se passer il y a une heure, tu me trouverais plus malheureuse que coupable. Si tu avais vu tout ce que j'ai tenté pour persuader au chevalier de différer an moins d'un mois, tu m'excuserois. Le sincère désir de suivre tes conseils, et de te donner la pretuve d'amitié que tu m'avais demandée d'une manière si tendre, t'avait élevée au-dessus de mon amour. J'ai dit tout ce que la raison aurait inspiré à la personne la plus désintéressée; j'ai employé sa prière, les larmes; j'ai fait plus: je me suis presque mise àses pieds, un genou on terre, les bras et les yeux levé au ciel; je l'ai pris à témoin du chan grin qu'il me causait, s'il ne se rendait à ma demande. Pénétré de ma douleur, et plus encore de mon action, il s'est précipité lui même à mes pieds, en m'assurant que je serais obéie....... Je respirais ensin, contente d'avoir un délai, je me flattais de pouvoir prendre des mesures ui satisferoient mon cœur et mon devoir: mais Luzan, poursuivi sans relâche par la crainte de quelque nouvelle violence de la part de son grand-père, s'est livre au plus terrible désespoir, en songeant que si nous laissions échapper le seul jour de liberté qui nous restait, nous serions, peut-être, séparés pour jamais. Il m'a pressée avec une nouvelle ardeur de combler ses vœux; j'ai résisté. Désespéré de ne pouvoir m'y déterminer, il a voulu tourner son épée contre lui-même. Deux fois il m'a vue trembler pour ses jours, deux fois je l'ai vu prêt à se percer le sein...... Quelspectacle pour une tendre et trop faible amante! mes esprits se sont troublés, ma raison m'a abandonnée......... C'en est j'ai tout promis..... fait; demain je suis à lui, demain il sera mon époux, demain un saint ncœud unira nos destinées..... O bonheur plem de charmes! Si les reproches d'une fendre et respectable amie n'altéraient ma félicité, je serais la plus heureuse des mortelles. ÉLISABETH. LETTRE XLV. D'Elizabeth à Madame d'Albi. Assure'ment je ne croyais pas, chère Henriette, te récrire si-tôt. A peine est-il trois heures du matin, qu'éveillée par l'agitation d'un sone, que je nommerais affreux, si j'ajoûtois foi à son erreur, il m'est impossible de me rendormir, tant je suis troublée. Quoique j'aie toujours badiné des chimères qu'enfante le sommeil, je ne te dissimule pas que je suis frappée des tristes objets que mon rêve m'a présentés, et si je n'étais certaine, comme de mon existence, que dans quatre heures, au plus tard, nous allons aux pieds des autels consacrer nos vœux et nos serments, éterniser notre bonheur par cette religieuse cérémonie, et triompher par elle de tous les obstacles humains, je serais vivement alarmée de tout ce que j'ai vu........... J'étais au balcon qui règne sur le jardin. En le parcourant des yeux j'ai aperçu Luzan à l'entrée d'un bosquet; je l'ai appelé à haute voix: il s'est tourné de mon côté, il m'a paru pâle, faible, se soutenant à peine. Il s'est appuyé contre un if qui était à deux pas de lui, les yeux fixés en terre; il semblait qu'il n'osait les lever sur moi: je l'ai appelé une seconde fois, et lui ai fait signe d'approcher. Il a fait quelques pas mal assûrés; ensuite tirant une boîte de sa poche et se couvrant les yeux de son mouchoi{??}, il s'est assez avancé pour me mettre à portée de distinguer une boîte enrichie de diamants, où le portrait de mademoiselle de N***** était........... Ciel, me suis-je écriée! que veux dire cela. Luzan? Helas! elle est ma femme, m'a-t-il dit d'une voix entrecoupée de sanglots, et disparaissant tout à coup de ma vue..... J'ai poussé un cri d'horreur, je me suis crue anéantie. Heureuse de l'être, si en effet ce suneste songe se réalisait Mon prétendu malheur m'a arraché des larmes; je pleurais si amèrement, et ma respiration était si gênée, que ce violent état m'a réveillée. Je ne puis t'exprimer la joie que j'ai ressentie,{??} lorsque reprenant l'usage de ma raison, j'ai pu m'assurer que mon chagrin n'était qu'une illusion du sommeil: mais depuis ce premier instant je te confesse que je suis très agitée. Ce sinistre rêve redouble mon impatience pour l'heure marquée. En vain je tâche de combattre les noires idées qu'il fait naître, je sens que je ne serai tranquille, que lorsque je reverrai Luzan. Si je m'en croyais, j'aurais déjà envoyé chez lui; mais la bienséance s'y oppose, et de plus, la nécessité du secret que nous observons même avec nos gens; car je dois sortir seule avec Julie, parce que je suis sûre de sa fidélité. Il paraîtra que nous allons à la messe. Le chevalier doit se rendre au lieu désigné; il ne viendra point chez moi...... Mon cœur est dans un trouble inexprimable, jamais je ne fus plus émue. A quoi dois je attribuer mes violentes palpitations? Est-ce à tes tristes prédictions, ou à mon malheureux songe, ou enfin à l'imprudente démarche que je vais faire?.......... Ah, que le ciel tranche donc le fil de mes jours, si ma tendresse l'offense! car je ne puis vivre qu'en la scellant du scean de sa divine loi. Oui, il faut qu'un saint nœud m'unisse éternellement au chevalier, au seul homme que j'ai pu aimer; la nature, l'amour, l'honneur tout m'en fait un devoir. Pourrois-tu encore me condamner? De tous les maux dont tu me menace, ta censure est celui que je redoute le plus, sois en bien persuadée. Et si j'avais à craindre de perdre ton amitié en faisant le bonheur de mon amant, j'ose assurer que je serais capable de le différer; mais je connais ta tendresse; elle est indépendante des succès, et un malheur forcé ne peut que l'accroître, loin de l'affaiblir. Ton amour pour la justice te fera aisément concevoir que deux cœurs passionnés ne peuvent résister au désir de couronner leurs vœux, lorsque leur félicité ne trouble point celle d'autrui: car à qui notre hymen nuira-t-il? aux ambitieux projets du comte, aux préjugés de la marquise? tu conviendras que ce n'est-là qu'un mal d'opinion, et que........ Mais n'entreprenons pas de me justifier, j'avoue sincèrement que ma cause n'est pas exempte de blâme; il n'y a qu'un concours d'aussi malheureuses circonstances que celles où nous nous trouvons, et l'excès de l'amour, qui puisse nous faire excuser. J'en reviens donc à implorer ton indulgence, chère amie; tu la dois toute entière à l'infortunée Elisabeth..... Mon Dieu, que je suis agitée! J'éprouve une inquiétude inexplicable, je ne puis demeurer en place............. Encore trois heures à attendre! Voyons si je ne me suis point trompée....... Je regarde sans cesse la pendule........... Qu'elle va lentement au gré de mes désirs! je la croirais dérangée, si ma répétition, d'accord avec elle, ne m'assurait de sa précision....... Il faut que j'aille me promener dans le jardin; peut-être que la fraîcheur de l'air et le riant aspect de l'aurore dissipera mes sombres idées. Je ne puis plus t'écrire, je suis aussi tourmentée que le jour que je t'attendis vainement. Inutile ressource! Rien ne peur apaiser le trouble qui me poursuit. Je viens de ce même bosquet où j'ai vu Luzan pendant mon sommeil: mon imagination en est si frappée, que je n'ai pu approcher de l'if où il était appuyé, sans frémir: mes larmes ont coulé malgré moi. Je m'en suis éloignée en tremblant; mais bien-tôt rappelée par un charme mêlé d'une secrète horreur, je suis revenue m'asseoir auprès; j'y ai demeuré plus d'une heure sans cesser de pleurer, me représentant toujours Luzan tel qu'il m'a paru en songe, accablé de douleur et me fuyant après m'avoir instruite du suneste lien qui nous séparait à jamais, Que de tourments ces vaines images m'ont causé; mais c'est sans doute le dernier de ma vie; je le crois. Oui, chère Henriette,..... Voila l'heure qui va décider de mon sort....... J'entends Julie...... nous allons partir tout de suite: elle est dispensée pour aujourd'hui du soin de m'habiller; je ne fus jamais moins occupée de parure. Je ne regrette pas même le changement que cette triste nuit a fait sur mon visage; les traces de ma douleur me sont chères. Satisfaite de porter aux pieds des autels un cœur pur et tendre, je n'envie point d'autre ornement; bien sûre que c'est la beauté dont Luzan est le plus jaloux......... Adieu, Henriette, je t'écrirai à mon retour........ Ah chère amie! Comme le cœur me bat....... Mes genoux sont tremblants. Il semble que je vais commettre un crime......... Ah! que n'es-tu ici?........ Mais j'ai promis. Allons.......... Adieu encore une fois. LETTRE XLVI. d'Elisabeth à Madame d'Albi. Grand Dieu! faudra-t-il survivre à l'horreur de me voir trahie?...... Henriette, ma chère, mon unique amie, toi dont la prudente amitié a voulu me sauver de tant de maux; toi à qui j'ai reproché d'avoir pris plaisir à les tous rassembler pour me désespérer; tu n'a pas prévu le plus affreux des malheurs, le plus difficile à supporter....... Ah Dieu! je ne le soutiendrai pas....... où me cacher, où ensevelir la honte de l'outrage que je reçois aujourd'hui?... Se voir trompée par celui qu'on a aimé jusqu'à l'idolâtrie....... Le ciei, le juste ciel, m'en punit. Insensée! Que j'étais aveugle en ma folle tendresse! j'ai pu ajouter foi à ses serments, j'ai pu m'en croire véritablement aimée......... O monstre de perfidie! pourquoi t'ai-je vu? pourquoi t'ai-je distingué des autres hommes? pourquoi t'ai-je cru plus parfait qu'eux? pourquoi t'ai-je écouté et honoré comme un dieu, puisque tu es le plus vil des mortels?........ Mais où m'égare un détestable désespoir?........ Henriette, n'en crois pas les traits de ma plume sacrilège, l'amour les dément. Oui, il me dit que Luzan ne mérite point les noms odieux que ma fureur lui donne........ Ah! s'il savait que la tendre Elisabeth a pu parler de lui avec mépris, il en serait accablé; lui, qui ne peut douter que je l'ai estimé plus que moi-même; lui, qui m'a donné tant de preuves d'un sincère respect et d'un amour sans bornes. Hier encore ne l'ai-je pas vu prêt à préférer la mort à la crainte de me perdre? Que de vérité dans ses discours! que de tendresse dans ses yeux! que de passion dans son cœur! jamais il ne m'aima plus tendrement! ..... Henriette, il n'est pas possible qu'il ait changé en si peu de temps. Mais hélas! qui ne serait pas injuste dans le chaos d'incertitude où je suis plongée? J'ignore où est Luzan. Ce matin après avoir attendu deux heures dans le lieu désigné pour la célébration, ne pouvant plus supporter la mortelle inquiétude que me causait un si long retard, j'ai déchiré un feuillet de mes tablettes, j'ai écrit deux mots que Julie a fait porter par un inconnu. Mes larmes ont redoublé pendant le message........... Mais Dieu! comment n'ai-je pas expiré en entendant la réponse de celui qui avait porté mon billet. Il me l'a rendu en m'assurant que le portier lui avait dit que le chevalier était parti en poste à six heures du matin; il en était neuf, lorsque j'ai appris cette funeste nouvelle. Le désespoir dans le cœur, et ne pouvant me résoudre à en croire le récit du commissionnaire, j'ai voulu aller moi-même m'informer de cette cruelle vérité; mais Julie m'a représenté que mon trouble, ma figure, mes habits me feraient remarquer et me décéleraient. Je me suis rendue à ses objections en la chargeant d'exécuter mon dessein. Elle a baissé sa coîffe, s'est enveloppée d'une grande pelisse comptant ne point être reconnue. Elle m'a promis de prendre toutes les informations que je pouvais désirer; mais hélas! infructueuses démarches! Elle a inutilement questionné le portier; elle lui a demandé où était allé Luzan, le temps qu'il serait absent, le jour qu'il reviendrait. On lui avait sans doute bien fait la leçon; car Julie n'a pu en tirer aucun éclaircissement. Il s'est borné à dire qu'il ne savait rien, sinon que son jeune maître était parti à six heures du matin: il en est maintenant huit du soir, et je n'ai rien appris de plus: que faut-il que je pense? J'ai différé jusqu'à ce moment de t'écrire, espérant toujours qu'une lettre ou quelqu'un de la part du chevalier, m'instruirait des raisons qui l'avaient forcé à un procédé si étrange. Mais pas un mot de sa main, pas une seule personne qui puisse me dire où il est, ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce que je dois craindre ou espérer. Chere Henriette, as-tu jamais connu de situation plus cruelle que la mienne? réduite à soupçonner la foi de Luzan, ou à me le croire enlevé par la violence. Cette dernière supposition, toute désespérante qu'elle est, serait moins affreuse pour mon cœur, que la certitude de me voir trompée. Mais je m'abuse, il ne se peut que le chevalier ait été contraint de partir malgré lui. Le comte est à sa terre, la marquise à une maison de campagne qu'elle a louée depuis quelques mois; en supposant qu'il a reçu un ordre pressant de se rendre à l'un de ces deux endroits, n'aurait-il pas dû m'écrire pour me tranquilliser......... Ah! Henriette, il est trop vrai que je ne suis plus aimée. Qu'en crois-tu toi même? dis le-moi sincèrement....... Peut-être son grand-père se meurt-il; on lui aura annoncé qu'il n'avait pas un instant à perdre pour recevoir ses derniers soupirs. Si cela était, ne le trouverais-tu pas excusable, que dans la première surprise d'une semblable nouvelle il n'eût pas songé à l'inquiétude où je serais?...... Si Saintré était ici. ou seulement le baron, il m'apprendrait sûrement ce qu'il m'est si important de savoir; mais le marquis est absent pour trois mois, et mon oncle qui devait arriver aujourd'hui m'a écrit ce matin qu'il ne reviendrait que dans six jours. Ainsi tout conspire à augmenter l'horreur de mon incertitude. Dieu! que ne me suis-je déterminée deux jours plutôt à l'épouser! Engagée par un saint nœud, et plus encore par la reconnaissance, il n'aurait point eu la cruauté de me laisser en proie à la plus horrible perplexité. Je n'ai pas encore fait réponse au baron. Je balance si je ne le presserai pas sous divers prétextes, de revenir aussi-tôt ma lettre reçue: étant fort lié avec la famille du chevalier, je pourrais être instruite par ses informations de ce qui y est arrivé de si extraordinaire. L'aurais-tu imaginé, Henriette, qu'un jour je souhaiterais avec ardeur la présence de mon oncle? Hélas! qui est-ce qui ne nous serait pas cher, quand il sert les intérêts de notre cœur? Le moyen, dont je veux me servir pour presser le retour du baron, me sera doublement utile. Je ferai écrire par Julie que je suis malade; je ne doute point qu'il ne parte sur l'instant, et comme je suis très changée, il sera convaincu en me voyant, qu'on ne lui a rien écrit que de vrai; ainsi je pourrai lui dérober la connaissance de ma situation; je pourrai du moins gémir en liberté, et sous le prétexte du besoin de repos, je ne le verrai que dans les moments où je pourrai assez prendre sur moi pour dissimuler le chagrin qui me consume. Tu ne désapprouves point ce parti, n'est-ce pas, chère amie? Je m'y arrête comme au meilleur que je puisse fuivre dans cette malheureuse circonstance. D'ailleurs c'est faire quelque chose, et tu sais, chère Henriette, que les démarches, qui donnent la moindre lueur d'espoir, empêchent de succomber à la douleur. La mienne m'aurait peut-être déjà plongée dans la nuit du trépas, si le désir de savoir où est Luzan, si j'en suis encore aimée, ne m'eût soutenue contre ses mortelles atteintes. Ton Elisabeth te paraîtra bien faible peut être. Que cette pensée est humiliante pour moi, après avoir obtenu tes éloges!......... Dangereux amour, toi que j'ai regardé comme la source de tant de vertus, serais-tu aujourd'hui le destructeur de celles que j'avais avant que de te connaître? ah, plutôt mourir! Mais si je n'ai pu me défendre de tes séductions, je saurai résister à tes faiblesses; l'exemple de mon Henriette m'en répond. Oui, chère amie, ce que tu as pu, je le tenterai. Et s'il était vrai que Luzan m'eût trahie, tu ne me verrais plus, lâchement abandonnée au regret de l'avoir perdu, exciter sa pitié par mes larmes et ne m'occuper que des moyens de recouvrer son cœur.... Mais quelle outrageante supposition osé-je faire? Les plus profonds sentiments de mon cœur ne me disent-ils pas sans cesse que le chevalier est incapable de fausseté? C'est eux que j'en dois croire plus que les apparences. Mon malheur a une autre cause que l'infidélité; ne le crois-tu pas comme moi, chère Henriette? Toutes les actions de Luzan ne laissent aucun doute sur la sincérité de ses vœux, et sans les rappelier dans leurs différentes circonstances, tu te souviens encore de ce moment fatal (ah! qui pourrait l'oublier?) où il voulut renoncer à la vie plutôt que d'être à une autre...... Mais où est-il, dis-le moi? où le chercher? quand le verrai-je? Accablante incertitude qui me fait souffrir mille morts!......... Et toi, chère Henriette, ne te verrai-je donc jamais? Finirai-je mes tristes jours privée de tout ce que j'aime? Je sens trop hélas, que tu ne dois pas abandonner les enfants de monsieur d'Albi dans l'état où ils sont. Ton Elisabeth t'est plus chère que tout ce qui respire, j'ose le croire. Sa situation est plus douloureuse que la leur, et cependant tu la laisses livrée aux plus violents chagrins; tu ne veux point les soulager par le charme de ta présence; tu sacrifies ce bonheur à l'amour de ton devoir. Je t'approuve: mais je mourrai si je ne puis te voir bien-tôt ou Luzan. LETTRE XLVII. de Madame d' Albi à Elisabeth. Je suis senfiblement pénétrée de ta situation, chère amie; je croyais n'avoir qu'à pleurer le malheur des coupables nœuds que tu allais former. La lettre, où tu me l'annonçais, avait navré mon cœur; celle que je reçois le déchire, parce que je sens combien tu as besoin de consolation dans ce triste moment. Plus liée ici que jamais, il m'est impossible d'aller partager le poids de tes maux. Monsieur d'Albi est malade, le plus jeune de ses fils est mort, l'aîné est dans un grand danger; que de fâcheux obstacles m'empêchent de suivre les mouvements de mon amitié! Cependant il ne faut point se laisser abattre, chère Elisabeth; crois-moi, une grande âme n'a jamais plus de force, que lorsqu'elle se voit assaillie de tous cêtés par les traits du malheur. Jalouse de vaincre tant d'ennemis de son repos, elle s'élève au-dessus d'eux par le sentiment d'un noble orgueil; et animée par la gloire de faire son propre destin, elle triomphe de la cruauté du sort en le bravant par sa constance. D'ailleurs, c'est dans les cas les plus désespérés qu'il arrive souvent d'heureuses révolutions. Qui sait si l'incident, dont tu t'affliges, n'aura pas une favorable issue? Tu allais commettre la plus blâmable imprudence; mais le ciel qui lit dans ton cœur, qui connait sa pureté et sa faiblesse, n'a pas permis que tu perdisses en un seul moment tout le fruit des généreux sacrifices que tu avais faits à l'honneur et à ton devoir. La subite disparition du chevalier ne peut avoir qu'une cause très-extraordinaire; et si, comme tu l'as pensé, la maladie de quelqu'un de ses parents l'eût forcé de partir sur l'heure, ne t'applaudirois-tu pas qu'un pareil événement t'eût sauvée de l'abîme de regrets que tu allais te préparer? Chere Elisabeth, achève de te dire tout ce que ma tendre amitié me suggérerait, si j'étais auprès de toi, ou que j'eusse plus de temps pour t'écrire: mais ne me fais point de question à quoi je ne puis répondre. Tu me demandes où est le chevalier: hélas! je l'ignore. Si j'étais libre de sortir ou de recevoir des visites, je m'informerois de tant de monde, que je serais peut-être assez heureuse pour t'en pouvoir donner quelques nouvelles: mais à peine puis-je dérober un quart d'heure pour te faire réponse. Prends bien garde à ne pas trahir ton secret en questionnant le baron. Pourvu que tu t'observes, tu as bien fait de l'engager à revenir; il nous tirera au moins de cette terrible incertitude, qui est presque aussi inquiétante pour ton Henriette que pour toi. Mon mari me fait prier de passer dans sa chambre: adieu, chère, mille et mille fois chère amie. J'atends ta réponse avec la plus vive inquiétude. LETTRE XLVIII. D'Elisabeth, à Madame. d' Albi. Tout contribue à augmenter l'horreur de mes doutes. C'en est fait, chère Henriette, il faut que j'expire dans les tourments de l'incertitude. La vérité se dérobe plus que jamais à mes recherches; rien ne peut éclairer les ténèbres qui la cachent à mon triste cœur. Le baron est de retour, et ses informations, dont j'espérais des éclaircissements, n'ont servi qu'à me plonger plus avant dans une anxiété mille fois plus cruelle que la conviction du malheur; car ce que j'ai appris, détruit entièrement le faible espoir que mon ignorance entretenait. Craignant comme toi que mes larmes et mon émotion ne me trahissent aux yeux de mon oncle, Julie s'est chargée d'exciter sa curiosité au sujet de Luzan. Elle a feint devant lui qu'il s'était répandu un bruit fort extraordinaire fur son compte; qu'on prétendait qu'il avait pris la fuite depuis quatre jours, parce que, disait-on, il avait tué en duel le marquis de**** officier très distingué, très estimé......... Le baron fort avide de nouvelles, par conséquent très credule a donné pleine créance au récit de Julie; il m'a recommandé à la hâte de ne rien négliger pour rétablir ma santé, qui lui était on ne peut plus,.......... et sans achever sa phrase, il a ordonné qu'on mît ses chevaux, il nous a quittées en nous promettant de nous instruire à son retour des détails de cette tragique affaire. Il est parti en donnant des larmes au malheur de son ami, et est allé de maison en maison faire circuler la prétendue aventure du chevalier. J'ai admiré tout-à la-fois son puérile empressement à la divulguer, et la bonté de fon cœur qui le faisait s'affliger, quoiqu'entraîné par l'impatience de publier l'histoire d'une sanglante catastrophe. Cet instant a été le seul depuis que Luzan a disparu, où mon cœur soulagé par l'espérance, a senti quelque douceur au milieu de l'amertume de mes pleurs. Il me semblait hélas! que les démarches de mon oncle allaient me rendre les délices de mon âme, ou que du moins il reviendrait si instruit des causes de l'absence de Luzan, qu'il calmerait l'inquiétude qui me déchire. Mais, vaine confiance! les informations du baron ont accru mon incertitude, et pour comble de tourment, il ne me les a communiquées qu'après m'avoir fait essuyer la fastidieuse énumération des personnes distinguées a qui il avait appris la fâcheuse affaire de Luzan. C'était la duchesse, le prince, le duc, le maréchal, etc. à qui il en avait donné la première nouvelle, et qui, sûrement, en parleraient, disait-il, au lever du roi.......... Mourante d'impatience pendant ce vain étalage, pour y mettre fin, je lui ai demandé si son premier soin n'avait pas été de voir la famille du chevalier; il m'a répondu qu'il n'avait eu garde d'y manquer; que même, il s'était ouvert particulièrement à un vieil oncle de la marquise, et qu'il lui avait offert ses services, son crédit: mais qu'il ne concevait pas quelle était la politique de ce parent, qu'il avait nié que son neveu se fût battu en duel; et que pour le dissuader, il lui avait opinâtrement soutenu que le chevalier était à trois lieues de Paris, à la campagne, chez sa mère; qu'il n'y resterait pas si le bruit qui courait sur son compte était fondé. Le baron m'a dit de bonne foi qu'il ne croyait pas un mot de ce rapport; mais moi qui n'avait pas les mêmes raisons pour en douter, je te laisse à penser l'effet qu'il a produit sur mon esprit. J'ai frémi de tout mon corps, et un accès de fièvre, qui m'a causé un tremblement assez considérable, m'a bien servie en dérobant à mon oncle la véritable cause de ma situation, et sur-tout en me dispensant de sa présence. Livrée à moi-même, il n'est point d'idée affligeante qui ne se soit préfentée à mon imagination. J'ai crains, et je le redoute encore, que ce second mariage n'eût lieu. Cependant si cela était, Luzan serait chez son grand père. Pourquoi est-il chez la marquise? Et comment peut-il rester sans m'écrire? Quel moyen sa mère peut-elle avoir employé pour l'obliger de partir au moment où nous devions nous unir par de saints nœuds, et non coupables, comme tu as la cruauté de les nommer......... Mais je suis injuste, tu ne les appelles ainsi que pour diminuer mes regrets; car tu as l'esprit trop juste pour confondre l'oubli d'un préjugé avec une faiblesse....... Chere Henriette! tu m'interdis les questions auxqu-elles tu ne peux répondre. Hélas! comment me taire avec toi? j'en ferais à toute la nature, si, pour sauver le secret de mon cœur, je ne me condamnais au silence: crois que c'est ce qu'il y a de plus pénible pour moi. Je ne vois pas une personne qu'aussi-tôt je ne sois tentée de demander où est Luzan, si on le connaît, si l'on en a entendu parler; mais la pudeur lie ma langue et fait expirer mes paroles dans ma bouche. J'étouffe mes soupirs, mes larmes coulent malgré mes efforts pour les arrêter, et de-là, on juge que je suis atteinte de vapeurs: aussi ai-je fait refuser les visites depuis hier. Toute entière à ma douleur, je ne puis soussrir ce qui pourrait m'en distraire. D'ailleurs, s'il arrivait que, parmi ceux qui viennent ici, il y en eût quelqu'un qui eût véritablement aimé, il ne se méprendrait pas à la source de mes larmes. J'éviterai donc tout le monde, autant qu'il sera en mon pouvoir. Il n'y a que toi, chère amie, devant qui je ne rougirai point du trouble de ma raison. Je t'avoue que cette honte me vient plus du préjugé qui condamne les cœurs trop livrés à l'amour, que d'un sentiment naturel; car si je suivais mes propres mouvements, je dirais à l'univers entier combien j'aime Luzan. Oui, je le dirais tant que je serais sûre d'en être aimée......... Mais puis-je le croire aujourd'hui après son départ, son silence?..... Ah! Henriette, où fixer mes timides idées? Je n'ose l'accuser, ni le croire innocent. Rien n'égale le supplice de mon cœur; je ne puis plus respirer, il faut que je cesse d'écrire. Chere Henriette, je viens d'imaginer un expédient qui peut-être........ ah! trop faible Elisabeth, que tu es prompte à te flatter? écoute, et tu jugeras toi-même. Dès que le baron sera rentré, Julie doit lui suggérer le dessein d'écrire à Luzan une lettre remplie de témoignages d'amitié, où il ne parlera point de son aventure, lui recommanderat-elle, afin de s'assurer, par cette voie, si le rapport du vieil oncle est vrai. Il saisira volontiers ce projet, j'en suis sûre, quoiqu'il soit très-paresseux à écrire depuis que je suis avec lui; il me charge communément de faire ses lettres: mais Julie le pressera si fort, par le motif de notre curiosité, que vraisemblablement il se rendra à nos instances. Nous aurons réponse en moins de douze heures, et suivant ce qu'elle nous apprendra, je verrai si je puis hasarder quelques lignes, sans nous commettre Luzan ou moi: car ignorant s'il est retenu malgré sui, ou s'il a changé, je ne dois pas m'exposer à une fausse démarche. Enfin de quelque façon qu'il en fait, dans deux jours, au plus tard, tu sauras ce qu'il m'est si important d'apprendre. Je croyais n'avoir plus rien à attendre, et cependant me voilà de nouveau soutenue par une lueur d'espoir. Tu me flattes de quelqu'heureuses révolutions: ah! la certitude d'être aimée me suffirait dans ce moment! il me semble que je ne désirerais rien au-de-là. Pouvoir compter sur un sincère retour, quand on aime comme je fais, n'est-ce pas le bonheur suprême? Mon cœur n'en connait point d'autre, excepté celui de ta tendre amitié, qui, loin de s'affaiblir par l'ennui de mes gémissements, paraît s'accroitre avec mes malheurs. Admirable amitié! ne devrais-tu pas m'être uniquement chère? Pourquoi faut-il que l'amour partage mes sentiments?...... Si je redevenais libre, crois Henriette, que.......... mais, qu'osé-je penser? ah! jamais, jamais je ne cesserai d'aimer Luzan! Telle est ma destinée, mon âme cessera d'animer mon être, avant que mon cœur puisse changer. Trop occupée de mes peines, j'oublie de t'entretenir des tiennes. Plus généreuse que moi, tu ne m'en as parlé que pour me prouver l'impossibilité où tu es de venir à Paris. Cependant je ne doute pas combien tu es affligée de la maladie de monsieur d'Albi, tu ne me marques point à quel degré elle est; j'en suis inquiète pour toi, un si digne mari est bien fait pour exciter le plus tendre intérêt. LETTRE XLIX. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Ne me fais pas un mérite, chère amie, de renfermer mes ennuis; il ne faut qu'une raison ordinaire joint à un peu de philosophie, pour supporter, sans se plaindre, les chagrins domestiques. Il n'en est pas ainsi des peines du cœur; nulle force d'esprit ne peut résister au premier choc de leurs poignantes atteintes. Je l'ai éprouvé, mais la réflexion, et sur-tout l'impérieuse loi de la nécessité, les adoucit avec le temps, et finit par en émousser absolument les traits. C'est ce qu'il serait difficile de te persuader dans ce moment, et loin de songer à l'entreprendre, je ne puis que m'affliger avec toi. Ne crains donc point de gémir dans le sein d'une amie qui connaît, par son expérience, toute l'étendue de tes maux. Je ne sais plus quel jugement porter de sa conduite de Luzan. Il ne parait pas qu'il soit arrivé aucun événement dans sa famille: le vieil oucle de la marquise n'a parlé ni de maladie, ni de mariage; que se passet-il donc? Par quelle infernale magie lui empêche-t-on de te donner de ses nouvelles? car je ne puis penser que son silence soit volontaire. Cependant à moins qu'il ne soit gardé à vue, il ne doit pas lui être impossible d'écrire. Quels obstacles peuvent a rêter un homme véritablement amoureux, lorsqu'il ne s'agit que d'une lettre? En vérité plus j'examine, plus l'abîme me paraît profond: je suis, comme toi, réduite à m'en reposer sur le succès de la nouvelle tentative que tu as imaginée; la réponse, qu'il fera au baron, répandra peut-être quelque lumière sur tant d'obscurité. Je te répéterois encore que, quoiqu'il puisse arriver, je t'estimerois heureuse de n'avoir pu contracter ce funeste mariage; mais tu m'as trop appris par ta lettre qu'il ne faut te parler que de ce qui peut flatter ton amour. La certitude d'être aimée est tout ce que tu désires à présent; tu t'abuses, chère Elisabeth, sur tes propres sentiments; car quand le chevalier viendrait dès ce jour à tes pieds renouveler ses tendres serments, et te jurer une flamme éternelle; si les différentes oppositions de sa famille vous séparaient à jamais l'un de l'autre, ta douleur serait aussi vive que celle que tu éprouves depuis son absence. Il est très prudent à toi de te soustraire aux visites, puisque tu n'as pas la force de déguiser ton chagrin. Si tu savais combien on paraît faible, et même folle, aux yeux de ceux qui en pénètrent le motif et qui ne sont point susceptibles de cette passion, tu fuirais tout le monde avec la plus grande précaution. Ce qui me tranquillise un peu à ton sujet, c'est qu'au milieu du trouble extrême où ton cœur est plongé, la raison veille encore au soin de ta gloire......... Vas, chère amie, il n'appartient qu'à toi de te faire admirer dans l'égarement même. Que ce mot ne t'offense point! tu n'es ni criminelle, ni coupable; mais il est trop vrai qu'il ne reste en toi aucun vestige de cet incomparable courage qui te rendait si sublime dans ton amour, que tu me parus supérieure à tout être mortel, lorsqu'immolant ton tendre penchant tu ordonnas, pour la seconde fois, à ton amant d'obéir à son père, et que tu lui défendis de te voir si ses parents n'y consentaient. Qu'avec plaisir je me rappelle ce trait généreux! ô mon Elisabeth! serait-il le dernier dont ton cœur fût capable? Je suis heureusement hors d'inquiétude pour la santé de monsieur d'Albi; cela va beaucoup mieux: il n'a même été malade que par l'extrême chagrin qu'il a eu de perdre l'un de ses fils. L'aîné n'est plus en danger, cependant je n'en suis guère plus libre pour sortir, et j'ignore quand il me sera possible d'aller à Paris: mais crois que, dès que ces chères personnes seront parfaitement rétablies, tu me verras, dussé-je les amener tous avec moi, si cela leur saisait trop de peine de me voir partir; car il est juste de s'occuper du bonheur de tous ceux à qui nous sommes chers. Songe, chère Elisabeth, à ma dernière question. Souviens-toi jusqu'à quel point tu sus préférer l'honneur à l'amour. LETTRE L. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Eh! de quel effort veux-tu que je sois capable dans ce cruel moment? Quelle résolution, quelle digue opposer au torrent de doutes où mon âme est livrée? Que peut le courage contre l'incertitude? Quel parti prendre, lorsque toutes mes pensées n'ont d'autre base que le peut-être, lorsque la seule chose, dont je suis sûre, c'est que Luzan m'aimait? Est-il en mon pouvoir d'oublier son amour, et de perdre le sentiment du mien sans être convaincue qu'il n'en est plus digne? Mais quelles armes m'a-t-il fournies contre lui jusqu'à présent? Son absence, son silence, tout cela peut être l'effet de la tyrannie. Enfin, lis la réponse qu'il a faite à mon oncle, tu verras s'il est possible d'en tirer une conclusion fixe. Lettre du Baron au Chevalier. “ Je vous remercie, cher baron, “ de l'intérêt que vous prenez à ma “ santé, et des témoignages d'amitié dont votre lettre est remplie; “ soyez persuadé, je vous prie, de “ ma sincère reconnaissance. Je “ suis malade depuis quelques jours, “ cependant j'espère aller à Paris “ la semaine prochaine; peut-être “ serai-je assez heureux pour pouvoir dérober quelques instants à “ mes affaires, et vous renouveler “ mes remerciements“. Comment interpréter ce billet, Henriette? puisque Luzan dit qu'il est malade, n'est-il pas tout naturel de penser que son séjour à la campagne est forcé, et que son indisposition est la suite de quelque violence de la part de son grand père, ou quelqu'artisice de celle de sa mère? Il espère être assez heureux pour renouveler ses remerciements au baron; cette phrase ne veut-elle pas dire....... „ Quelqu'observé que je sois, je ferai “ l'impossible pour voir ma chère “ Elisabeth“. Voilà le seul sens que l'on puisse donner à sa lettre, n'est-il pas vrai, chère amie?..... Cependant, comme tu dis, est-il croyable qu'il ne puisse me donner de ses nouvelles? ..... Ah! si la bienséance ne m'ôtait toute liberté, vainement on veillerait toutes mes actions, j'aurais déjà trouvé vingt moyens de lui écrire: mais je ne le puis, ni ne le dois dans l'incertitude où je suis de ses sentiments, et de sa situation, n'est-ce pas chère Henriette? La mort serait préférable à la honte de faire une tentative inutile; car s'il ne m'aimait plus, de quoi serviraient mes plaintes, qu'à exciter la pitié, et peut-être le mépris de celui qui m'a estimée jusqu'à la vénération? Me préserve le ciel de ce comble d'abaissement! Jamais, jamais Elisabeth n'aura à rougir d'avoir recherché l'amour d'un traître, et si Luzan a changé, je fais serment.......... Henriette! je crains de le soupçonner à tort; il est peut-être plus malheureux que moi de ne pouvoir justifier sa conduite. On le retient malgré lui, on intercepte ses lettres; n'en doutons pas; car il ne se peut qu'il respire, et qu'il cesse de m'aimer. Chere amie! Souviens-toi qu'il faut qu'il ignore à jamais ma défiance, elle m'humilierait trop à ses yeux; mon cœur m'en fait un crime inexcusable; juge si je souffrirais que Luzan eût quelque chose à me pardonner........ Il viendra la semaine prochaine: que devenir ce mortel intervalle?.... espérer,........ craindre,..... changer mille fois le jour de pensées, sans changer d'objet; t'écrire sans ordre, sans liaison, suivant les différentes impressions dont mon âme est affectée; raison ou délire, tu vois tout, chère amie, et sans ces salutaires confidences, ton Elisabeth. ne pourrait peut-être conserver l'avantage de mériter quelques éloges au milieu des erreurs de son cœur. Je partage, autant que je le puis, la joie que tu dois avoir du retablissement de la santé de monsieur d'Albi, et de celle de son fils: j'aime cet enfant, sans le connaître, parce qu'il a su distinguer ton excellente bonté. LETTRE LI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Le terme de la semaine prochaine, marqué pour le retour du chevalier, me paraît si éloigné et si vague, que je ne puis en attendre la fin: j'aime mieux m'assurer de mon malheur, que d'être livreé au tourment d'en craindre mille, qui n'éxistent peut-être pas. Les projets flattent les ambitieux et consolent les amants. Mon cœur ne pourrait supporter la cruelle torture de l'incertitude, si mon imagination n'était sans cesse occupée de nouveaux plans. J'ai suggéré au baron, par le ministère de Julie, d'aller voir Luzan, sous le prétexte de sa maladie; il n'a pas été difficile de lui persuader que la lettre, qu'il en avait reçue, avait un sens très obscur, et qu'en l'interprétant, comme elle devait l'être, vu les circonstances, elle confirmait le bruit qui s'était répandu sur son compte. Nous lui avons fait remarquer qu'il était étrange que le chevalier alléguât des affaires si considérables, qu'il semblait qu'à peine lui laisseraient-elles le temps de le voir...... Le baron, qui a la vanité de vouloir tout deviner, nous a dit qu'il avait fait ces remarques avant nous, que le tour mysterieux du billet ne lui était point échappé. Il l'a tiré de sa poche, l'a relu; il n'y avait pas un mot, selon lui, qui ne fournît une preuve du duel de Luzan. Julie n'a pti retenir un éclat de rire: je t'assure, qu'en ce moment j'ai senti quelques remords d'exposer mon oncle à ce ridicule; j'ai été sur le point de lui tout avouer, mais l'intérêt de ma tendresse, la crainte de blesser son amour-propre, m'a arrêtée Pour la première fois ma franch se est demeuree comme ensevelie au fond de mon cœur. Le baron serait parti sur le champ, si sa chaise de poste, qu'il brûle de faire rouler, parce qu'elle est brillante comme celle d'un ambassadeur. eût été prête: on ne la lui a promise que pour demain....... N'est-il pas cruel, qu'un motif de vanité prolonge mon supplice? mon oncle a tant d'autres voitures, dont il peut faire usage. Au fond je ne devrais pas me plaindre de le voir si attaché aux choses de luxe; le plaisir de briller le distrait de son amour, il ne m'en parle plus que d'un ton galant, et de manière à ne m'inspirer aucune crainte pour le malheureux mariage qu'il avait projeté. J'ai fait promettre dix louis d'or au sellier, s'il voulait passer la nuit, pour que la chaise fût prête de meilleure heure...... Tu ne blâmes pas ces démarches, chère amie; elles trompent ma douleur, et la séduisent par l'espérance de leur succès. D'ailleurs, Luzan les ignore; elles ne sont connues que de toi et de Julie. Je n'ose te dire dans ce moment tout le bien que je pense de cette estimable fille; tu croirais mes éloges émanés des services qu'elle me rend, tu n'en prendrais pas une juste idée. Cependant elle mérite d'être distinguée; car elle a des sentiments fort au-dessus de son sort. Demain au soir j'apprendrai enfin les raisons qui retiennent Luzan chez sa mère. Le baron se propose d'y faire une simple visite. Que ne m'est-il permis de le suivre?...... Que m'apprendra-t-il à son retour? Peut-être que le chevalier se marie, ou qu'il va faire ses vœux........ O mon Henriette! ton Elisabeth serait-elle réservée à ce malheur? Non, cela ne sera point, parce qu'il lui serait impossible d'y survivre, à moins que les tendres soins de l'amitié ne rappellassent sans cesse mon âme fugitive. Mais hélas! ne suis-je pas condamnée à former éternellement l'inutile vœu de te voir? Toujours de nouveaux obstacles à combattre?............ Amour, amitié, vous faites les délices de mon cœur, le bonheur de mon existence; mais quand cesserez-vous d'en faire le tourment?...... Henriette! Luzan! Quand jouirai-je, sans trouble, de votre divine présence? LETTRE LII. d'Elisabeth à Madame d'Albi. Ah! Henriette! que penser, que dire? Luzan est à Paris, et il ne m'est pas venu voir; Julie l'a vu seul dans le carrosse du comte........ Dieu! Quelle affreuse énigme! Comment l'expliquer? Il est vrai qu'elle a remarqué qu'il était extrêmement abattu.......... Mais il était seul, Henriette; et peux-tu concevoir qu'il n'ait pas prosité de cet instant de liberté? J'en suis confondue. Mon âme ne peut suffire à l'excès de ma surprise. Le baron n'est point encore de retour, et je doute qu'il soit arrivé assez tôt chez la marquise pour y trouver encore le chevalier...... Ah! je crois l'entendre: sachons s'il lui a parlé. Je te laisse un moment. Hélas! non, il ne l'a point vu. Il y avait deux heures qu'il était parti; ainsi il y en a trois qu'il est à Paris. Julie l'a dit à mon oncle, qui, tout de suite, s'est proposé de l'aller voir dès demain matin. Sa curiosité est presque aussi ardente que la mienne, tant il a pris à cœur d'approfondir l'histoire du duel......... Je vais revenir. Ta pauvre Elisabeth ne sera bien-tôt plus la maîtresse de modérer les transports de son impatience. J'ai déjà monté dix fois à la chambre de Julie, je regarde sans cesse si je ne verrai point le domestique de Luzan, ou Luzan lui-même. Si j'osais, je demeurerois à la fenêtre jusqu'au coucher du soleil: c'est le lieu où je souffre le moins, parce que toutes les facultés de mon être y sont soumises à l'organe de la vue. Mon âme entièrement fixée dans mes yeux, ne pouvant alors réfléchir, me laisse un peu respirer......... Passerai-je la nuit sans avoir de ses nouvelles? je ne puis le croire. Il viendra, ou il m'écrira. Qu'en penses-tu, chère Henriette? Il ne serait pas convenable qu'il me laissât sans me donner quelque marque de souvenir, à moins que cet amant si tendre, si passionné, ne fût devenu insensible; je ne dis pas parjure: car il ne pourrait s'engager ailleurs, sans une métamorphose absolue. Non, jamais le cœur de Luzan ne brûlera pour une autre, tant qu'il animera la même enveloppe, les mêmes traits; et ces yeux où brille la plus vive étincelle de son âme, qui m'ont dit mille et mille fois qu'il m'aimait, avant que sa bouche eût osé le prononcer, ne me sont ils pas un garant de sa fidélité?...... Ah cependant, que j'ai besoin d'être rassûrée par sa présence! et qu'il serait difficile que la mémoire de son amour suppléât long-temps aux preuves dont mon cœur ne peut être privé sans souffrir des tourments plus affreux que que la mort!...... Avoue, chère Henriette, que toutes les circonstances semblent réunies pour aggraver mon malheur; ton absence, celle de Saintré, à qui je n'ose écrire, par un juste sentiment de fierté; car je te confesse que, malgré la haute opinion que j'ai du chevalier, je crains quelquefois qu'il n'ait changé. Ce seul soupçon m'arrête, dès que je veux prendre la plume pour d'autres que pour toi. Conseille-moi, je t'en conjure, ce que je dois faire à cet égard. Si j'étais encore plusieurs jours dans le cruel doute où je suis........ Mais cela est impossible, n'est-il pas vrai? Sûrement je verrai Luzan aujourd'hui ou demain; et quand ce doux espoir ne serait point rempli, le baron m'apprendrait toujours quelque chose, parce qu'il a décidément résolu de lui parler de son prétendu duel....... Adieu, je t'embrasse bien tendrement Peut-être demain serai-je assez heureuse pour te faire partager la joie de quelque bonne nouvelle. LETTRE LIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Le triste jour d'hier a fini, la nuit qui lui a succédé n'existe plus, l'aurore a paru, le soleil est au milieu de sa carrière, et l'infortunée Elisabeth est encore plongée dans le chaos de l'incertitude. Mon oncle est allé ce matin, comme il l'avait projeté, chez Luzan; il était sorti, et ne devait rentrer, lui a-t-on dit, que fort tard.......... Chere Henriette, crois-tu que je puisse résister long-temps au tourment qui me transporte? Sans cesse hors de moi-même, hors du point de terre que j'occupe, il n'est nul espace que je ne voulusse parcourir: il me semble toujours que je verrai luzan dans tous les lieux que mon imagination présente à mon esprit.......... Mais est ce à moi à le chercher? ah! non, je serais plus tôt la proie des plus vives douleurs, la victime de la pudeur, le martyr de tous les maux réunis, que de m'avilir par une démarche indigne de mon sexe, indigne de l'amie d'Henriette, et de cet estime d'adoration que j'ai su inspirer à Luzan. S'il n'est pas en mon pouvoir de rendre son amour éternel, au moins dépendt-il de moi de m'en faire estimer toute la vie......... Foible dédommagement, je l'avoue, mais absolument nécessaire à mon cœur. J'ai entendu arrêter un carrosse, j'ai cru que c'était lui, j'ai volé à la fenêtre; mais je suis cruellement déçue. C'est une visite qu'en vain j'avais prié mon oncle de m'épargner, il l'accompagne lui-même, je ne puis me dispenser de la recevoir. Chere amie! que la contrainte ajoute au tourment! Je viens de passer la plus terrible heure qu'il soit possible d'imaginer. Je conviens que je ne puis m'en prendre qu'à ma situation, et non à monfieur d'Arbroc, gros baron allemand, de qui mon oncle s'est passionné à son dernier voyage à la campagne, et qu'il me sollicitait de recevoir depuis plusieurs jours. De tout ce qui respire et qui n'a pas l'air et les traits de Luzan, monsieur d'Arbroc était l'être qui pouvait le moins me déplaire dans ce fâcheux moment où mon espoir a été trompé. Il parle peu, n'a aucun ton particulier dans son maintien, dans ses discours. Tout est si naturel en lui, qu'on sent qu'il doit être comme il paraît, c'est-à dire, qu'on ne songe point qu'il soit ni mieux, ni plus mal qu'un autre; mais on le trouve bien Il n'excite ni le perfide mais, ni ces élans d'admiration si souvent démentis par une basse conduite, et dont l'admirateur rougit en s'étonnant de s'être laisse séduire par de fausses vertus. Monseur d'Arbroc paraît n'avoir aucune sorte de prétention, si ce n'est-à-dire des choses essentielles ou plaisantes. Je le crois d'un caractère franc, ouvert; mon oncle prétend qu'il est âpre dans sa sincérité, un peu enclin à la satyre: je ne m'en suis pas aperçu, et je t'avoue que le jugement de mon oncle m'est-un peu suspect sur ce point. Tu sais comme il craint que l'on lui dise ses vérités. Je n'ai tant examiné monsieur d'Arbroc, que pour tâcher de découvrir le principe de sa liaison avec le baron: je n'y ai pas aperçu la moindre analogie; il y a tant de différence entre ces deux têtes, que je ne conçois pas par quel attrait ils sont liés, si ce n'est que le gros allemand, qui est le bon sens personnifié, trouve tout naturel de rendre amitié pour amitié à un homme honnête qui lui témoigne de l'affection. Tu ne saurais croire jusqu'où va celle de mon oncle pour cet étranger; quelques mots qui lui sont échappés devant lui, en l'invitant à me faire sa cour, me donneraient de nouvelles inquiétudes, si de plus grandes peines n'absorboient toute la sensibilité de mon âme. Je me flatte à chaque minute de voir entrer Luzan. Il est inouï que mon espérance se fortifie à mesure que le temps en ruine le fondement. Oui, j'espère que ce jour ne finira point sans offrir à mes yeux le charme de mon cœur.......... Je le verrai, et tous mes maux seront effacés. Ton mari, ses fils seraient-ils plus malades? tu ne m'écris point; ne sais-tu pas que tes lettres sont ma seule consolation? LETTRE LIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Tu ne devrais plus être incertaine, chère Elisabeth; la conduite de Luzan t'instruit trop de ton desstin. Il y a trois jours qu'il est à Paris; on l'a vu seul, il ne t'a point écrit, il n'a pas paru chez toi; les raisons, qui l'en ont empêché, ne peuvent venir que de lui. Je veux bien croire que l'inconstance n'a aucune part à ce procédé; mais tu n'en dois pas moins conclure qu'il faut l'oublier. Son silencè est un oracle non équivoque; c'est un arrêt scellé par l'honneur et non par l'infidélité. Je le répète encore, il en est incapable: mais supposons pour un instant qu'il se mariât, c'est ce qu'il y a de plus vraisemblable; eh bien ne lui pardonnerais tu pas d'obéir enfin à son grand père? Tu le lui avais conseillé, tu l'exigeas même; lui ferais-tu un crime d'être aussi vertueux que toi, d'avoir un courage égal à celui dont tu lui as donné l'exemple? Tu sais quelle fut sa soumission pour ses parents jusqu'au moment où il t'a vue. Le respect, l'amour filial, ce sentiment sacré ne pourrait-il reprendre ses premiers droits fur un cœur trop égaré par une passion malheureuse, sans être accusé de légèreté et de perfidie? Je te connais, mon Elisabeth. N'est-il pas vrai que, si toutes les suppositions, que je fais, étaient des réalités, tu t'affligerais sans ctoute de perdre Luzan? mais le respectable motif de cette éternelle séparation ne serait-il pas un soutien contre le désespoir? Ne reve-illeroit-il pas tous ces nobles sentiments de ton âme? J'ose en répondre pour toi; oui, car ta vertu existe toujours, quoique le poison de la douleur t'ait depuis quelque temps privée de son activité; c'est un sommeil léthargique que le moindre murmure de l'honneur interrompra. Il te suffirait d'être persuadée que Luzan n'a fait le sacrifice de son amour, que par obéisfance, je te verrais bien-tôt capable d'une courageuse résolution, et t'assurer par là le plus pur hommage de son cœur: comme il a l'âme honnête, sa tendresse se convertirait toute en estime, en admiration. O mon Elisabeth! quelle sublîme divinité tu serais pour lui! Crois-tu que tu perdisses beaucoup à cet échange? Les transports de l'amour épuisent sa source; mais le temps, qui détruit tout, respecte seul les plaisirs du cœur, il les multiplie et les accroît par sa durée. Si tu avais le choix d'épouser le chevalier, avec la certitude qu'il deviendrait indifférent par la suite, ou de le voir uni à une autre, et être sûre qu'il te conservera une constante amitié, ne préférerais-tu pas ce dernier parti? au moins, je le présume de la délicatesse de tes sentiments........ Hé bien, règles les mouvements de ton cœur sur cet hypothèse; cette précaution ne peut que t'être avantageuse, quelqu'événement qu'il arrive. Tu as très-bien fait de ne point écrire à Saintré. Cette attaque furtive ne serait ni noble, ni convenable; il vaudrait encore mieux t'adresser à Luzan, si tu étais réduite à cet excès de faiblesse, de ne pouvoir imiter son silence. Il vaudrait mieux, dis-je, parler à lui-même, que d'emprunter la voix d'autrui; ces moyens ménagent l'amour propre, sans sauver la pudeur; sentiment que nous ne devons jamais perdre de vue, puisqu'il est le premier charme de notre sexe. Je fais mille compliments à ta conscience de t'avoir donné des remords au sujet du vaniteux baron; mais, en vérité, je suis comme Julie, je ne puis m'empêcher de rire de voir que vous avez trouve le secret de l'attacher à la poursuite de Luzan, comme à celle d'une amante chérie. Je crois que, si le chevalier allait à Péking, vous auriez l'adresse d'y envoyer ton oncle. Je ne suis pas fâchée que vous donniez de l'exercice à sa curiosité; cela évapore son amour au point qu'il me paraît que tu en es entièrement délivrée; je dirais volontiers, comme le proverbe, ce bonheur n'ira pas tout seul. Un peu de courage, chère amie, d'abord; je compte que tu me verras la femaine prochaine. Mes chers malades se portent beaucoup mieux. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime LETTRE LV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Peux-tu bien, cruelle amie, me dire que je ne devrais plus ignorer mon fort, quand chaque jour, chaque circonstance multiplie mes doutes sans en éclaircir un seul? Par les récits qu'on me fait, il est vrai que mes espérances sont toujours déçues: je ne vis point Luzan, comme je m'en flattais, au moment où je t'écrivis ma dernière; le baron y alla hier matin, il apprit que son grand-père était à Paris depuis la surveille, qu'il n'avait pas quitté le chevalier, et qu'il ne devait recevoir personne de toute la journée, qu'ils avaient des affaires considérables. Le valet-de-chambre du comte, à qui mon oncle parla, lui dit, en confidence, qu'il croyait qu'il était question d'une charge pour le chevalier. Si ce rapport est vrai, tu vois que Luzan n'a peut-être pas été maître de disposer d'un moment, et qu'il ne s'agit point de mariage, comme tu as la cruauté de le supposer. Ta lettre m'a causé un trouble inexprimable; j'ai tremblé de tout mon corps en la lisant. J'ai cru quelques instants que quelqu'un t'avait dit que le chevalier se mariait; mais en examinant la gaieté de tes dernières lignes, je me suis rassûrée par la juste confiance que j'ai en ton amitié, qui ne te permettrait pas de rire, si..... ta pauvre Elisabeth était sur le point de perdre le bonheur de sa vie. D'ailleurs, peut-il entrer dans l'esprit que Luzan immolât sa tendresse à son devoir, sans daigner me saire participer à la gloire de ce sacrifice, sans tácher d'obtenir mon aveu? Ce serait un outrage, après ce que j'ai fait, s'il se défiait de ma générosité. Crois tu qu'il fût assez barbare pour me priver de la seule satisfaction dont je pusse être susceptible, si le cruel sort nous séparait? Quand je réfléchis sur tous ces points, je ne suis plus effrayée de tes désolantes suppositions. Non, Luzan n'en épousera pas d'autre qu'Elisabeth, à moins qu'on ne lui en fasse la loi........ Mais hélas! aurais-je maintenant la force de la lui prescrire? mon cœur se meurt à cette seule pensée. Au reste je dois la bannir d'après les circonstances et mes propres conjectures{??} On achète une charge au chevalier; peut-être est-il important, pour notre commun bonheur, de cacher jusqu'à l'ombre de notre intelligence, afin d'écarter tout soupçon pendant ce moment de faveur qui ne lui est, sans doute, accordé que sous d'onéreuses conditions, dont il se croit en droit de se dispenser, dès qu'il aura recouvré sa liberté. Quelqu'embarrassée que je sois de justifier sa conduite, je sens qu'il m'est encore plus difficile d'accuser son cœur. Enfin ce qui ranime ma patience expirante, c'est que ce fatal mystère ne peut rester long-temps impénétrable pour nous. Mon oncle ne se rebute point de ses vaines poursuites; il doit encore y aller demain: on lui a comme promis, par faveur singulière, qu'il parlerait au chevalier, sinon après demain sûrement. Je ne me lasserai point de répéter (parce que les plaintes soulagent les malheureux,) que si Saintré était ici, je n'aurais pas demeuré vingt-quatre heures dans l'affreuse incertitude où je suis: mais je me ferais clouer les doigts plus tôt que de lui écrire, puisque tu ne me le conseilles pas. Je me condamnerai à l'horrible supplice de ne plus te dire combien je t'aime, avant que de rompre le silence la première avec Luzan; ainsi sois tranquille sur mes actions: mais je ne répondrais pas des effets de mon désespoir sur moi-même si...... ah n'achevons pas, chère Henriette! Ne crains rien, le souvenir de ta tendre amitié sera toujours tout-puissant sur mon âme, je le crois. Adieu, à demain si j'ai des nouvelles. Tu m'en as donné une charmante. Quoi! je te verrai la semaine prochaine, chère amie; ce bonheur m'aideroit à supporter bien des choses; mais peut-être tout ira-t-il au gré de mes souhaits?....... Eternel peut-être! Quand ne te prononcerai-je plus pour le même objet? LETTRE LVI. De Madame d' Albi à Elisabeth. Les plus petites causes seront-elles perpétuellement un obstacle aux plus importantes actions? Car te voir, te consoler, serait ma plus intéressante affaire. Cependant j'en suis sans cesse empêchée par de nouveaux inconvénients. Je ne puis plus aller à Paris la semaine prochaine, comme je m'en étais flattée: une sœur de monsieur d'Albi, de qui je dois nommer l'enfant, croit toucher au terme de sa grossesse; ce calcul peut être faux d'un mois, et même plus encore; je n'en serai pas moins enchaînée ici tout ce temps par bienséance, comme s'il était impossible de me remplacer. Je suis furieuse en secret contre la tyrannie des usages du monde, auxquels il faut sacrifier le plus saint et le plus cher des devoirs. Soulager les peines d'un ami par sa présence, ses soins et ses caresses, n'est-ce pas la première obligation du cœur, et ne devrait elle pas être sacrée pour toute âme sensible? Cependant si j'osais suivre ce qu'elle me dicte, que je m'absentasse dans cette circonstance, monsieur d'Albi et toute sa famille murmureroit de mon procédé. Envain j'apporterois pour excuse tes chagrins, dont il faudrait déguiser la cause, l'on serait mécontent, et l'on ne parlerait de ton Henriette, que comme d'une femme sans considération pour ses proches, sans égard pour la décence. On traiterait mon amitié de folie, parce qu'elle irait au-de-la du discours. En vérité, je n'eus jamais tant d'amertume contre les jugements du public, parce que ta situation devient plus fâcheuse, et que je ne puis te secourir d'une manière efficace. Si je pouvais te parler, il est mille choses essentielles que je te dirais, et que je ne puis hasarder, n'étant pas à portée d'adoucir les tristes impressions qu'elles te feraient. Je t'avoue que je souffre beaucoup de te voir interpréter si favorablement la conduite du chevalier; que ton amour et celui qu'il eut pour toi, empêchent ton cœur de le soupçonner, cela est tout naturel! Mais que ton esprit se refuse à l'évidence des conjectures, c'est ce qui m'afflige réellement, ce qui m'alarme pour les suites. Infortunée Elisabeth! tu es, depuis quelques jours, comme les malades abandonnés, de qui les maux parvenus au dernier période, changent tellement l'existence, qu'ils ne sentent plus leurs atteintes, parce qu'elles sont universelles. Dans tous les récits que tu me fais, je ne vois pas un seul motif d'espoir, tout est contradictoire à tes conclusions, et cependant ton espérance est plus vive que jamais......... Chere amie, pourquoi ne pas te résoudre au sort qui t'est assigné par la providence? pourquoi ne pas préparer ton âme à l'accomplissement de ses décrets? ........... Hélas! pourquoi, moi-même, n'ai-je pas la force de porter le premier coup à ton cœur, pour affaiblir l'horreur de celui qu'on te prépare sans doute?.......... Ah! chère Elisabeth, si tu voyais au moins couler mes larmes, si je pouvais te presser contre mon cœur, la tendre amitié te consolerait peut-être des malheurs de l'amour. O mon unique amie, ma bien aimée! que tu m'es chère, que tu es nécessaire au bonheur de ma vie! Mon cœur n'a d'existence que par tes sentiments; sans toi je languirois au milieu des plaisirs, mon seul vœu serait la fin de mes jours, dont je vais te destiner tout l'emploi; car il est certain qu'avant six mois la charge de monsieur d'Albi sera vendue, ou pour mieux dire, un autre en prendra possession; c'est un de nos parents qui l'achète: des arrangements de famille ne lui permettent pas de l'exercer de quelque temps. On nous fait espérer que ce terme pourra être abrégé. Je sais cette heureuse nouvelle d'aujourd'hui; ne trouves-tu pas qu'elle compense la promesse que je ne puis tenir? La confidence du valet babillard ne me paraît pas fondée; j'y crois d'autant moins, que les maîtres prudents donnent volontiers le change à la curiosité de leurs domestiques; de sorte qu'on doit interpréter leurs rapports, comme les bonnes femmes disent, qu'il faut expliquer les songes, toujours dans un sens contraire à celui qu'ils présentent. LETTRE LVII. D'Elizabeth à Madame d'Albi. O ciel! que viens-je d'apprendre?........ Il épouse mademoiselle de N***** la chose est trop sûre; il l'a dit lui-même à mon oncle; le mariage est déclaré d'aujourd'hui........ Le voilà donc éclairci ce fatal mystère qui déchire mon cœur, qui le fait mourir sans éteindre la flamme qui le consume: une flamme qui, dès ce moment, perd toute sa pureté.....!.. Qui moi? je brûlerois d'un feu criminel! Henriette, ne frémis-tu pas à cette seule idée, et n'aimerais-tu pas mieux me voir anéantie? Ah! si ma douleur ne creuse promptement le sanctuaire qui rend tous ses traits impuissants, crois que ton Elisabeth saurait mourir avant que d'exhaler un coupable soupir....... Adieu, tendre amie....... ma plume m'échappe, mes faibles mains ne peuvent la retenir, et mon âme ne trouve plus d'expressions pour rendre sa déplorable situation. LETTRE LVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Elisabeth! mon Elisabeth! que ma voix plaintive ranime ton courage pour rassurer ton Heniette, à qui tu causes mille morts par la crainte que tu viens de lui inspirer! Voudrois-tu me rendre plus malheureuse que tu ne l'es dans ce funeste moment? Tu perds, il est vrai, l'idole de ton cœur; mais il te reste une amie sincère, qui ne veut vivre que pour t'aimer; et moi, que me resterait-il, si tu succombais à ta douleur, comme tu le désires?.............. Ah! chère Elisabeth, que les cris de mon cœur alarmé rappellent le tien à l'amitié, à ce sentiment qui fit ta félicité; ou s'il n'a plus de pouvoir sur ton cœur, que la pitié du moins t'élève au-dessus de tes malheurs, pour épargner à ton amie le plus affreux qu'elle puisse éprouver? Sois généreuse, soutiens le fardeau de la vie pour ne pas couvrir la mienne d'un éternel voile de douleur....... C'est trop te demander, peut être, sans rien t'offrir: mais parle. Que désires-tu de moi? Je vole au moindre signe. Oui, je suis prête à braver les discours injurieux que mon absence pourrait exciter; les plaintes de monsieur d'Albi, celles de sa famille, celles du monde entier, ne m'arrêteraient pas, si tu me dis que ma présence soit nécessaire à la sûreté de tes jours......... Si tu pouvais voir l'état où ta lettre m'a plongée, j'ose croire que tu oublierais une partie de tes maux pour me consoler des miens....... Hélas! c'est donc en vain que par des suppositions, trop réelles, j'ai essayé de préparer ton cœur au coup qui l'accable? inutile avertissement! Ta malheureuse confiance t'a dérobé l'éclair; tu as senti la foudre sans l'avoir prévue; c'est ce qui te persuade que tu en es mortellement frappée. Moi-même j'en serais effrayée, si je n'espérais que, mes larmes, mon amitié, mes prières auront plus de pouvoir pour t'engager à vivre, qu'elles n'en eurent lorsqu'il s'agissait de résister aux sollicitations de Luzan. Il y a plusieurs jours que je suis instruite de la funeste nouvelle que tu as cru m'apprendre. La belle-sœur de madame de N***** avait envoyé régulièrement pendant la maladie de monsieur d'Albi s'informer de sa santé. Dès que je fus libre de sortir, j'allai lui en faire mes remerciements. Elle m'apprit que le mariage de sa nièce, avec le chevalier, était renoué, que la comtesse avait tant prié, tant sollicité son mari, qu'elle l'avait dêterminé à consentir à tous les articles qu'on exigeait, excepté celui des diamants, que les tantes de mademoiselle de N****, qui sont en grand nombre, se proposent de remplir par les présents de noces. Le chevalier ne se nommera plus Luzan; il prend le nom et le titre de marquis de Mirinville; la belle-sœur de madame de N**** me fit encore beaucoup d'autres détails, que je réserve pour un temps moins malheureux. Me pardonneras-tu, chère amie, la faiblesse que j'ai eue de te cacher ces tristes vérités, qui t'auraient peut-être paru moins affreuses annoncées par ton Henriette? Tu dois connaître quel a été mon motif. D'ailleurs, je t'avoue, que je me flattais toujours que quelque nouvel obstacle de la part de la famille de mademoiseile de N**** qui ayant tout obtenu, abuserait de la faiblesse du comte pour exiger davantage, ferait manquer une seconde fois ce fatal hymen. Je te dirai plus: je comptais aussi qu'après toutes les résistances du chevalier, et ses excessives preuves d'amour qu'il t'avait données, il ne consentirait point a en épouler une autre, et j'en douterais encore, s'il ne l'avait dit lui-même à ton oncle. Je ne puis rien dire pour sa défense, ni pour sa condamnation; car tu sens bien que les parents de mademoiselle de N**** ignoreront à jamais de quelle manière la chose s'est passée entre lui et son grand-père; si l'on avait usé de violence ou d'adresse, il paraîtrait tout simple qu'il t'eût écrit ou pris la fuite au premier instant de liberté: mais son silence prouve trop que c'est du libre consentement de sa volonté. Cependant je suis intimement persuadée que sa tendresse pour toi fut sincère, parfaite et fort au-dessus des passions ordinaires. Je m'épuise en vaines réflexions sur ce sujet; il m'est impossible de concilier ce qui s'est passé avec ce qui existe. Je serais presque tentée d'écrire moi-même à Saintré; mais hélas! ce que nous apprendrions changerait-il ta destinée? Toutes les démarches, qu'on fait, sont autant de liens qui resserrent la malheureuse chaîne que l'honneur oblige de rompre. Tu crains de pousser de coupables soupirs; cette même crainte me répond de la pureté de ton cœur. Rassûre-toi, chère Elisabeth, consens à vivre pour donner l'exemple de l'amitié la plus parfaite, de l'amour le plus rare et des sentiments les plus honnêtes qu'il soit possible d'imaginer. J'embrasse tes genoux et les couvre de mes larmes, pour te supplier de m'écrire sitôt ma lettre vue. LETTRE LIX. D'Elisabeth à Madame d'Albi. Tendre amie, que tu es séduisante! Tes prières ont la puissance des décrets émanés du souverain du monde. Il n'est pas plus possible de te réfister, que de se soustraire à la volonté de celui qui peut tout........ Tu veux donc que je vive....... Peux tu bien le vouloir, quand la moitié de moi-même m'est ravie? quand je suis condamnée à ne plus connaître que les tourments de l'amour, et le trouble d'une conscience alarmée........ Ah, si tu pouvais descendre en moi-même, voir ce que je soussre, l'humanité seule te ferait désirer ma mort. Il y a des instants où ma douleur concentrée au fond de mon cœur, le dissout, pour ainsi dire, et me plonge dans un état d'anéantissement que je pourrais appeler heureux, si les réflexions qui succèdent à cette léthargie de l'âme, ne rendaient ma situation mille fois plus douloureuse. Quelquefois, il me semble que si je pouvais être convaincue que Luzan ne m'a séduite que par de fausses vertus, le mépris m'aurait bientôt guérie; mais hélas! plus souvent encore je ne sens que ma tendresse et la perte de son objet, qui m'est encore plus cher depuis que je suis sans espoir..... Sans espoir, que dis-je parjure de mes plus intimes sentiments? Oui, ne crains pas que l'espérance ne trouve plus de place dans mon cœur. Envain la raison la chasse d'un côté, l'amour la rappelle de l'autre et l'y rétablit contre tout obstacle.......... Sur quoi fondé, diras-tu?....... ah! Henriette, j'en rougis! Mais ne sais-tu pas que le moindre événement favorable trouve crédit sur l'esprit des malheureux, cela seul les empêche de succomber à leur infortune. La célébration du mariage, qui devait se faire dans trois jours, est remise à la quinzaine, parce qu'il est survenu un gros rhume à mademoiselle de N**** Mon oncle m'a apporté cette nouvelle aujourd'hui; il la tient d'une tante de mademoiselle de N**** qui avait déjà acheté le présent de noce. C'est une garniture de points, d'un très-grand prix. Il y avait quelque réparation à y faire. Le baron, qui connaît l'adresse de Julie pour ces sortes d'ouvrages, et qui d'ailleurs, va mendiant toutes les petites commissions des femmes pour se rendre important auprès d'elles, et dire impunément à tout le monde qu'il est accablé d'affaires, a offert à la dame de lui rendre ses dentelles parfaitement raccommodées; il a apporté la garniture à Julie, qui était alors dans ma chambre; il lui a promis dix pistoles. Cette pauvre fille a pâli, comme si on lui eût présenté une coupe empoisonnée. Elle s'est excusée de la prendre sur ce que sa vue n'était plus assez bonne pour un travail si fin. J'ai pénétré son motif, je lui en ai su un gré infini. Cependant ne tenant point à des niaiseries de cette nature, je l'ai pressée de s'en charger, mais inutilement. Dès que nous avons été seules, elle m'a dit, d'un ton pénétré, que je lui aurais fait un grand chagrin, si je l'eusse forcée, par mes ordres, à m'obéir; que non-seulement les dix pistoles, que monsieur le baron lui promettait, la touchaient peu, mais qu'elle y en joindrait de bon cœur vingt autres, qu'elle tenait de mes bontés, pour que ce maudit mariage ne se fît pas......... Je l'ai embrassée, comme si elle eût été ma sœur......... Ah! ma chère, comme les besoins et les passions franchissent la distance que le préjugé a établie entre les hommes; cette fille est réellement digne d'une amitié distinguée. Je me reproche de n'avoir pas rendu plus tôt justice à son mérite, et sur-tout, de l'avoir tenue si éloignée de moi: mais je promets que c'est la dernière épine de la fierté des Chandermant; ils ne me l'avaient inspirée, hélas! que parce que le malheur ne leur avait point appris, comme à leur triste fille, à réfléchir. Tu ne saurais concevoir combien Julie m'est d'un grand secours dans cette affreuse circonstance. Je lui parle jour et nuit de mes peines. Elle me plaint; sa pitié me touche, que ferait donc la tienne? Mais je ne dois pas abuser des généreuses offres que tu me fais de mépriser toutes considérations humaines, pour voler auprès de ton Elisabeth. Je ne doute point du plaisir que ton cœur y trouverait; mais je sais ce qu'il en coûterait à ta prudence: si je te suis chère, tes devoirs te sont sacrés; tu ne pourrais les sacrifier sans souffrir. Il ne faut donc pas d'un mal en faire deux. Laisse-moi porter seule l'horrible poids de mon infortune, j'espère n'en point être accablée, tant que mon cœur sentira, comme dans ce moment, qu'Henriette m'aime, que je suis nécessaire à son bonheur; je consens de vivre à ce prix, quoique destinée à consumer lentement le tissu de mes jours par l'amertume de mes larmes. Chere amie! un seul espoir me reste à cet égard; c'est que l'exemple de tes vertus excitera, peut-être, dans mon âme le désir de t'imiter. Comme moi, tu fus la victime d'une passion malheureuse, comme toi, saurai-je en triompher? Hélas! je ne crois pas que cela soit en mon pouvoir. Informe-toi, je t'en prie, de la belle-sœur de madame de N**** qui me parait être la gazette de sa famille, si le rhume de sa nièce n'est point une fable pour cacher quelque nouveau mystère. Si la sœur de monsieur d'Albi accouchait aujourd'hui, je te verrais donc après demain; il me semble qu'il n'y a plus que ce motif qui te retienne. Que je vais faire de vœux pour sa délivrance! Je défie tous ceux qui prennent le plus grand intérêt à ses jours, d'en former de si ardents que les miens. J'oubliais de te dire que mademoiselle de N**** a une grosse fièvre: cet état peut dégénérer en fluxion de poitrine. Comme elle est d'une santé très délicate, il serait difficile de la tirer de cette maladie, et....... Téméraire réflexion, ne viens point corrompre la pureté de mes sentiments par tes coupables erreurs! Mon cœur t'abhorre, quoique tu flattes sa passion.......... Henriette! voilà, voilà le tourment où je ne cesserai d'être livrée. Ne pouvoir respirer sans crime....... Dieu, que je suis malheureuse! LETTRE LX. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Ne te plains pas, chère Elisabeth, tes malheurs ajoutent à ta propre gloire, et font éclore des vertus que toi seule sais porter au plus haut degré. Que tu es estimable à mes yeux, et précieuse à mon cœur! J'adore tes scrupules; il ne te faut point d'autres armes pour vaincre ta passion. Que mes raisonnements seraient faibles! que la conviction même de l'infidélité de Luzan serait impuissante en comparaison de cette barrière, que ta conscience a placée entre l'honneur et l'amour! Ne crains donc pas de flétrir le principe de ta vie par l'amertume des remords. Tu m'as dit cent fois que tu ne pourrais aimer, s'il fallait rougir de tes sentiments. Ces paroles sont gravées dans mon cœur en caractères sacrés; je suis convaincue qu'il ne t'arrivera jamais de les effacer. Je viens de chez la belle-sœur de madame de N**** Elle arrivait de Paris, où elle avait été uniquement pour la maladie de sa nièce; car c'est une femme qui voyage, dès que le plus petit parent a seulement un remède à prendre, si fort elle a à cœur d'être à la tête de tout ce qui se passe dans sa famille. Si son service à la cour ne l'eût rappelée, je fuis très sûre qu'elle n'aurait pas quitté sa nièce, qu'elle ne l'eût vue enterrée ou mariée. -- Bonjour, charmante amie, m'a-t-elle dit, vous venez bien à propos; vous êtes la seule personne, avec qui je trouve quelque consolation; plaignez moi: ma nièce se meurt. -- Ah! madame, est-il possible? Qu'a-t-elle donc? -- Ce qu'elle a? ah, chère madame d'Albi, ne m'en parlez pas! Je suis anéantie; et pour surcroît d'adversité, je n'ai pu passer que vingt-quatre heures à Paris. -- Ce temps n'a-t-il pas suffit, pour vous instruire du genre de maladie de mademoiselle votre nièce? -- Sans doute; mais à peine étais-je arrivée chez ma belle-sœur, que la surannée vicomtesse de ***** couverte de blanc, de rouge et de rubans couleur de rose, vint y faire visite, s'empara de moi, comme de la personne la plus considérable, selon ses idées. Imaginez-vous que c'est la femme la plus provinciale dans ses préjugés, sa conversation. J'en fus excédée dès le premier quart-d'heure. Tous mes nerfs furent si cruellement tiraillés, que je levai le siège, sous prétexte d'aller voir ma nièce. Vain subterfuge! Elle me pria à souper, je m'en défendis; elle se mit presque à mes pieds pour me déterminer. Je cédai, par faiblesse; elle m'entraina plus tôt que je ne la suivis. Connoissez-vous rien de si ignoble que ces sortes de violences? -- Il est vrai, madame, que cela est gênant, sur-tout dans le cas où vous étiez; car je présume que vous auriez désiré rester auprès de votre nièce, et veiller aux soins qu'exige sa maladie. -- Cela n'est pas douteux; mais vous savez, aussi bien que moi, comme il est difficile de résister aux assommantes politesses des personnes avides du monde d'un certain ordre. -- Vous fûtes donc obligée de suivre cette dame, sans avoir vu mademoiselle de N**** -- Assurément. Convenez que cela est horrible. Dès que nous fûmes arrivées chez la vicomtesse, elle dépêcha ses gens, comme autant de courriers, dans tous les quartiers de Paris, pour inviter la marquise de **** l'abbé ***** la présidente ***** la comtesse de **** la maréchale de ***** etc. etc. etc. etc. Les valets, aussi gauches que leur maîtresse, lui firent répéter dix fois les noms des personnes chez qui elle les envoyait. Elle craignit, sans doute, qu'un si petit nombre ne me prévînt mal contre la splendeur de ses soupers, qu'elle m'avait assuré être délicieux. Elle me dit qu'elle avait eu trente personnes la veille, qu'elle comptait sur quarante ce jour-là, et qu'elle espérait que je me féliciterois du sacrifice que je lui avais fait. Nous étions seules. Elle fit prier sa belle-fille de descendre, elle me la présenta. Je crus voir une iroquoise. Elle balbutia quelques mots entre ses dents, comme un enfant qui n'aurait jamais parlé qu'avec sa gouvernante. Cela ne m'empêcha pas d'adresser un compliment à la vicomtesse, sur le bonheur d'avoir une si aimable bru. La petite sotte n'en devint pas plus jolie. Elle se plongea indécemment dans son fauteuil, et passa le reste de la soirée, comme si tous ses sens eussent été dans une absolue léthargie. Je dois rendre justice à la pauvre vicomtesse; elle donnait la torture à son imagination pour m'amuser. Elle fit demander son fils le chevalier, son fils le comte, son fils le colonel. Tous ces illustres fils vinrent enfin nous faire compagnie en attendant l'assemblée. -- Elle vous avait donc amenée de bien bonne-heure? -- Mon dieu oui, pour mon malheur! car je faillis périr d'inertie. Il arriva du monde. On parla de jouer: le plus âgé des frères proposa le quadrille......... ah! mon fils, lui dit à l'oreille la vicomtesse, y pensez-vous? proposer le quadrille à une femme de la cour, ce serait nous couvrir de ridicule: le ouisk, ou le brelan, sont les seuls jeux supportables. On se détermine pour le ouisk, en faveur de la nouveauté. La partie n'était pas achevée, que la salle fut remplie des quarante personnes annoncées. Je suffoquais déjà de vapeurs d'être ainsi renfermée; j'aurais voulu faire quelques tours dans le jardin, ou trouver dans d'autres pièces un clavecin, en toucher, chanter ou lire: mais on n'a pas d'idée de ces plaisirs, ni de cette agréable liberté chez la vicomtesse; on n'y parle que de jeux et de repas. -- Sur ce pied-là, je vous plains fort d'y avoir passé plusieurs heures. -- Oh, ce fut bien pis, quand le cercle fut entièrement formé! Nous nous regardions tous, comme si nous eussions été des habitants des quatre parties du monde. Au stupide silence qui régnait, je m'aperçus que la vicomtesse était plus jalouse de la quantité que de l'espèce. Sa vanité satisfaite d'avoir nombreuse, compagnie chez elle, me prouva qu'elle n'était pas délicate sur le choix. Elle avait eu la mal-adresse de rassembler des personnes qui ne se connaissaient pas, ou plus tôt, qui n'étaient point faites pour être ensemble. Les femmes étaient guindées sur la plus haute colomne de la fierté, se tenant sur la défensive, selon la sotte coutume qu'elles ont entre elles de ne pas vouloir attaquer les premières, lorsqu'elles ne sont pas intimement liées: les hommes, trop serviles copistes des femmes de leur coterie, me parurent d'une affectation, d'un embarras insoutenable. On lisait sur tous les visages l'impatience de se mettre à table, pour avoir une contenance. Ce bien-heureux moment arriva enfin. Je pensai alors, que puisqu'on n'avait d'autres ressources dans cette maison que le jeu et la table, on y médirait, sûrement, au milieu du repas. Je comptais être dédommagée, et faire ample provision d'anecdotes galantes de la ville. -- Votre espoir ne fut pas déçu, sans doute. -- Pardonnez-moi, madame, il le fut, et de la manière la plus cruelle. On ne parla uniquement que de la grossesse, des couches de la bru, de la nourrice, d'un hôtel superbe qu'on voulait louer, d'une charge qu'on achetait à mon fils le chevalier, des campagnes de mon fils le colonel. Seulement la vicomtesse avait l'attention, plus tôt la manie, de me faire des questions sur la famille royale. Je remarquai que la plus grande partie des convives se cachait avec leur serviette pour bâiller: et moi, ma chère madame d'Albi, je puis vous assurer que je sortis de cette maison totalement submergée dans la quintessence de l'ennui. -- Cela est désagréable. -- Désagréable? dites détestable -- J'en conviens, madame, sur-tout dans la triste circonstance qui vous avait attirée à Paris. -- Certainement, elle est des plus fâcheuse; car en rentrant chez ma belle-sœur, j'appris que ma nièce avait été saignée deux fois de l'avis de monsieur Patibe, vieux médecin, qui n'a pour lui que son expérience. -- C'est beaucoup, madame. -- Bon! cela ne signifie rien, comme vous le verrez, et il est heureux pour mademoiselle de N**** que j'aie été à Paris. Je persuadai à sa mère de faire appeler monsieur Dolin, jeune médecin, de beaucoup d'esprit, très à la mode, et d'une grande réputation pour les maladies de vapeurs. C'est l'époque de ma maladie qui le mit fort en vogue. Depuis ce temps, presque toutes nos jolies femmes de la cour se sont gouvernées sur ses ordonnances. Il n'y en a pas une qui ne s'en soit miraculeusement trouvée. -- Cela est heureux; et mademoiselle votre nièce est en bonne main. Je vous en réponds: mais malgré ses brillants succès, il est d'une complaisance unique. Il m'avait ordonné le cheval, ainsi qu'à plusieurs de mes amies; hé bien, madame, croiriez-vous qu'il laissait ses malades pour nous accompagner? Il est si amusant, que nous nous le disputions. J'étais la préférée; cela excitait des jalousies, des rivalités qui me réjouissaient au-de-la de toute espèce de plaisir. Un médecin de ce caractère est d'une grande ressource pour celles qui savent distinguer son mérite. Je le crois bien: il écrit, oh! à miracle! J'attends ce soir, ou demain, son bulletin; je veux que vous le voyiez. -- Vous êtes bien bonne, madame, vous me ferez donc la grâce de me l'envoyer, Très sûrement, vous y pouvez compter. -- Oserai-je vous demander, s'il m'instruirait de la maladie de mademoiselle votre nièce. -- Oh! ma chère, je puis vous satisfaire à cet égard; est-ce que je ne vous l'ai pas détaillée, il n'y a rien de plus facile: c'est un crachement de sang considérable, causé par l'excès de la danse. Ma nièce l'aime à la fureur, nous ne lui connaissons que ce goût-là. En conséquence, c'est un plaisir qu'on lui procurait le plus qu'il était possible. Il y a quelques jours qu'elle s'y livra si inconsidérément, qu'il en est résulté un dangereux accident, au dire de cette vieille caboche de Patibe; car il prétend qu'elle a le poumon intéressé, et que le mariage lui serait très contraire: mais monsieur Dolin nous a protesté qu'il n'en était rien. Enfin, j'attends avec impatience les premières nouvelles qu'on doit m'envoyer par un courrier extraordinaire. -- Ce sera m'obliger essentiellement, lui dis-je; vous ne sauriez comprendre à quel point je m'intéresse à la santé de mademoiselle votre nièce. Il vint du monde, je la quittai et je crois, chère Elisabeth, que tu n'es pas fâchée de nous voir séparées; car je t'ai fait essuyer un récit plus froid, et quatre fois plus long que ceux qui nous excedent dans certaines tragédies; mais il est juste que tu partages l'ennui et l'impatience que celui-là m'a causé. Tu vois, par mon exactitude à te rendre les détails, que je n'ai pu être instruite de la source de la maladie de mademoiselle de N**** qu'après avoir écouté cent choses étrangères à tes intérêts. C'est ainsi que les demandeurs, en tous genre, sont forcés de s'asservir à des complaisances qu'ils n'auraient pas, s'ils ne préféraient la satisfaction de leurs désirs, quelqu'avilissement qu'il leur en puisse coûter. Quant à moi, je n'étais à la gêne, en écoutant la belle-sœur, que par ma vive curiosité sur ce qui concernait la maladie de sa nièce. Ce que j'ai appris à ce sujet valait la peine d'être attendu, et tu serais de bien mauvaise humeur, ou fort injuste, si tu te fâchais contre Henriette, du plaisir qu'elle trouve à te prouver combien sa mémoire est fidèle. D'ailleurs, je t'avouerai que mon intention est d'éviter toute espèce de raisonnement sur l'amour et l'étrange conduite du chevalier, parce que c'est la meilleure voie pour parvenir à la fin de ta douleur. Les réflexions sur sa cause, sont le seul aliment qui l'entretienne; je t'avertis donc que je les bannis dès ce jour de mes lettres, à moins qu'un événement, qui n'est pas impossible, ne nous rende la liberté d'espérer. J'aime le bon cœur de ta Julie, et les sentiments que tu as pour elle; mais je ne voudrais pas que tu lui parlasses sans cesse de tes peines: c'est montrer trop de faiblesse devant une personne à qui tu dois le meilleur exemple, puisque tu as l'empire fur ses actions. Je ne puis douter qu'elle ne te soit attachée; mais ce n'est point assez, il faut t'en faire respecter Si, comme moi, elle connaissait le fond de ton cœur, il n'est point d'hommage qu'elle ne rendît à tes vertus; mais fais attention, ma chère, que tu ne t'es ouverte à elle, que depuis l'instant où l'amour est devenu plus fort que la raison. Tu ne l'as mise dans ta confidence que par le besoin que tu avais de ses services. Elle ignore les généreux sacrifices dont tu fus capable; songes que plus le sort a mis d'intervalle entre vous, plus tu dois respecter son état en t'efforçant de triompher, à ses yeux, de tes faiblesses; et te montrer, par-là, digne de la fortunée prédilection de la providence. Malgré tes ferventes prières pour la délivrance de ma belle-sœur, elle n'accouche point; redouble-les, s'il est possible; mais je crains que tu ne sois encore plus occupée de l'amant que de l'amie, et je devine d'ici, quoique tu ne me le confesseras pas, que tu m'attendras plus patiemment, maintenant que je puis te donner presque tous les jours des nouvelles de la santé de mademoiselle de N****. Je t'embrasse avec une tendresse que je ne sentis jamais si vivement. J'enferme dans ma lettre mon cœur, mon âme, toutes mes facultés intellectuelles, en attendant que leur enveloppe puisse les suivre. Ce sera bien-tôt; au moins je m'en flatte. Ah! chère Elisabeth! comme je te presserai dans mes bras! Mes yeux pourront-ils assez te voir au gré de mon cœur? Je veux te forcer de dire alors......... Dieu! que l'amie d'Henriette est heureuse! Ecris-moi, je t'en conjure, et quoique je t'aie prié de modérer tes plaintes avec Julie, ne te contraints point avec moi. Que ta lettre soit remplie de gémissements, si tu en es soulagée! verses ta douleur par torrent dans mon sein! et puisse mon cœur, en la recelant toute entière, en épuiser la source! LETTRE LXI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Par quel miracle, chère Henriette, puis-je t'écrire si-tôt, et t'assurer, dans toute la tendresse de mon cœur, que je t'aime? Je sors de l'état le plus terrible dont il ne me reste qu'un peu de faiblesse. Il y a environ trois heures, qu'appuyée sur la fenêtre du balcon, où j'étais seule, j'aspirais après l'arrivée de ton courrier, qui m'a en effet apporté ta chère lettre. A peine achevois-je de la lire, que j'ai vu.......... ah! j'en tressaillis encore! j'ai vu Luzan s'avancer jusqu'au pied de l'escalier, et pliant un genou en terre, il m'a jeté un regard si attendrissant, que cette touchante image ne s'effacera jamais de mon souvenir. Entrainée par la surprise, mes mains se sont élevées au ciel; je ne sais quel effet a produit ce mouvement sur le chevalier: mais je l'ai vu fuir avec une précipitation incroyable. J'ai senti tous mes membres s'affaiblir; mes jambes se sont dérobées au soutien de mon corps. J'ai tombé, non sans connaissance, car les traits de Luzan venaient de faire une trop vive impression sur mon cœur, pour que je pusse cesser de sentir, mais j'étais privée de toutes mes forces, et je n'existais plus que par le sentiment de mon amour. Cet état était trop délicieux pour être durable. Un tremblement violent et presque convulsif a succédé à cette divine existence. On m'a obligée de me coucher. Julie vivement alarmée d'une si subite révolution, brûlait d'en savoir la cause, sans oser me la demander; et je me suis bien gardée de l'en instruire, d'après les sages observations que tu me fais à cet égard. Je m'en suis d'autant plus abstenue, que je suis très sûre que personne de la maison, pas même le suisse, n'a vu l'action de Luzan, parce que l'escalier, comme tu sais, est situé de façon qu'on ne peut l'apercevoir de la loge, et il n'y avait qui que ce soit dans la cour; ainsi je suis tranquille sur le secret de cette étonnante scène J'aurais été très affligée que quelqu'un en eût été témoin. Quels propos desavantageux n'aurait-on pas tenus dans la circonstance présente! et de tous les malheurs, celui qui porte atteinte à la réputation est, sens doute, aussi celui dont on doit être le plus inconsolable. J'ai eu un accès de fièvre qui m'a duré une heure; il a été si violent, que je me flattais déjà toucher au terme de mes maux; mais un sommeil tranquille, dont je n'avais pas joui depuis longtemps, a entièrement rétabli. le calme dans mes sens. Je me suis fait. habiller, j'ai défendu qu'on fît part à mon oncle de mon indisposition, parce qu'en supposant que le suisse lui parlât, en rentrant, de la prétendue visite du chevalier, je craindrais, qu'en combinant l'heure de mon accident, il ne se doutât d'une partie de la vérité, et certainement je dois la lui cacher plus que jamais; car ses persécutions recommencent, non pour son propre compte, car il a totalement renoncé au projet de m'épouser; mais il voudrait me marier à un autre lui-même. Et cet autre, le devinerais-tu, Henriette? C'est monsieur d'Arbroc, ce nouvel ami, dont je t'ai parlé, et pour qui il a pris une si belle passion. Qu'il sera heureux, me répète t-il sans cesse, du bonheur de cet honnête baron! Par ce mariage, il me constitue son unique héritière: il n'y met qu'une clause; c'est que je ne me séparerai jamais de lui. Ces propositions ne m'ont été faites que depuis la funeste déclaration de l'hymen du chevalier. Trop convaincue qu'il n'y avait plus d'espoir de m'unir avec le seul homme, de qui j'eusse voulu partager le sort, j'ai déclaré à mon oncle d'une manière très décidée, que je ne voulais point me marier, que j'étais réfolue de passer le reste de mes jours auprès de lui, et dans l'état de fille. Malgré une déclaration si poıtive, je sais, par Julie, qu'il a flatté monsieur d'Arbroc de me faire consentir tôt ou tard à sa volonté. Ce n'est point assez du malheur qui m'accable, il fallait que je fusse encore tyrannisée par la contrainte d'un rôle embarrassant; car je suis obligée de voir monsieur d'Arbroc tous les jours Il n'a presque plus d'autre table que la nôtre; il est supplié avec tant d'instance, par mon oncle, d'y venir, qu'il lui seroii difficile d'y résister, quand même il n'y serait pas attiré par son propre penchant. Il m'a dit (point à titre de galanterie, car il dédaigne ce ton;) que ma société lui plaisait beaucoup. Je t'avoue que j'en dirais autant de la sienne, si la triste situation de mon cœur me permettait de trouver du plaisir à autre chose qu'au seul sentiment qui l'affecte. Gémir, pleurer, m'ensevelir, pour ainsi dire, dans ma douleur, est tout ce que je désire, puisqu'il ne m'est plus permis, hélas! de souhaiter l'unique charme de ma vie. Cependant, que penses-tu de la démarche de Luzan? Elle prouve très sûrement qu'il m'aime toujours avec la même tendresse......... Chere et cruelle certitude, que de trouble tu répands dans mon âme!........ O ciel! les scrupules suffiront-ils désormais pour étouffer l'amour?........ Ah! Hentiette, pourquoi est-il venu? pourquoi a-t-il paru dans l'attitude de l'amant le plus tendre et le plus défolé?......... ou plus tôt, pourquoi a-t-il fui? Ta conversation avec la belle-sœur m'aurait amusé dans tout autre temps; mais tu es cruellement méchante de l'avoir servilement copiée, avant que de m'apprendre ce qui concernait la maladie de mademoiselle de N**** Elle me paraît fort considérable, d'après ce qu'en pense monsieur Patibe. Il est très renommé pour ce genre de maladie, et quoiqu'en dise la magnifique D**** il est très savant, et de plus, grand praticien, à ce que j'ai ouï-dire à monsieur d'Arbroc qui s'y connaît, et qui, assurément, ne donne pas des éloges qui ne soient bien mérités. Quant à monsieur Dolin, on en parie plus tôt comme d'un bel-esprit, que comme d'un homme instruit dans son art. Il compose, dit-on, et s'occupe plus de belles pensées, que de nouvelles découvertes. La démarche de Luzan me revient sans cesse dans l'esprit, ou plus tôt, je ne puis la perdre de vue. Ce n'est pas la seule fois qu'il sera venu, j'ai lieu de le croire; aussi mon cœur n'a-t-il presque jamais soupçonné le sien. Le véritable amour met en nous am instinct plus clairvoyant, plus sûr que les réflexions; car mon premier sentiment, en apprenant le mariage du chevalier, a été la douleur au lieu de l'indignation; ce qui me persuade qu'il ne fut jamais coupable. D'ailleurs, son action d'aujourd'hui, en est une preuve bien convaincante. Peut-être veut-il se rétracter de la parole qu'il a donnée à son grand-père? Le délai, qu'exige la maladie de mademoiselle de N**** lui laisse trop de temps, sans doute, pour réfléchir sur son malheur. Peut-être n'a-t-il pas le courage d'achever ce mortel sacrifice?......... Ah, Henriette, que ne doit-il pas souffrir! à quels affreux combats son âme est livrée? immoler son amour ou manquer à l'honneur de ses engagements.... ..... Mais puis-je encore le plaindre? lui, qui n'a pas daigné me procurer au moins la triste ressource de me montrer généreuse. Comment concilier tant de contradictions? Cependant si tu l'avais vu comme moi, un genou sur la première marche de l'escalier, une main dont il semblait presser son cœur, tu en aurais été pénétrée. Je crois, hélas! avoir vu couler ses larmes........ O mon Henriette! ce moment l'a rendu immortel dans mon cœur. Oui, il y régnera tant que je respirerai. Jamais, jamais, je ne pourrais l'en bannir, quand les lois divines et humaines m'en feraient un devoir............ Cependant il doit vivre pour une autre........ Ah! le ciel permettra t-il que ton Elisabeth soit conpable malgré elle? Non, je ne puis le croire, il rendra la paix à son âme troublée, ou il anéantira les funestes projets de ce mariage: dis, chère amie, ne puis-je pas l'espérer sans blesser sa justice? Ce que monsieur Patibe a dit aux parents de mademoiselle de N**** par rapport à l'état auquel on la destine, nous laisse de grandes espérances; car il est à présumer que la famille ne voudrait pas sacrifier sa vie à l'ambition: une raison de santé, qu'ils peuvent alléguer d'après l'attestation du médecin, est plus valable pour rompre le mariage, que la première qui avait déterminé madame de N**** à se dégager de sa parole. Je n'ose t'avouer toute l'impatience que j'ai d'avoir des nouvelles de ce bulletin qu'on doit te montrer; s'il était conforme à l'avis du premier médecin........ Ne m'accuses pas de le désirer: mais je ne puis m'empêcher d'être curieuse sur ce point. Adieu, chère amie, crois que je t'aime, puisque je respire. Cependant je n'ose te parler de mon amitié dans ces instants; la tienne est si vivement exprimée dans les dernières lignes de ta lettre, que je craindrais la comparaison. Je les ai baisées mille et mille fois, et les ai presque'effacées par mes larmes. N'en sois point effrayée, ce sont des larmes de tendresse. LETTRE LXII. De Madame d' Albi à Elisabeth. N'est-ce point une illusion de ton ardente imagination, chère Elisabeth, que cette apparition de Luzan? Ne t'es-tu point trompée, ou es-tu assez sûre du calme de tes sens, pour répondre qu'ils ne t'ont point séduite par le prestige d'un objet trop cher à ton cœur! Mon dieu! que ton récit me cause d'inquiétude, parce qu'il a fait naître en toi des espérances que tu ne te serais pas permises, et qu'il faut absolument bannir de ta pensée. Chere amie! je pleurs amèrement pour toi, de voir jusqu'à quel point ton sensible cœur est le jouet des circonstances et le théâtre des passions les plus opposées. Tu adores la vertu, et cependant tu idolâtres encore l'amant qui ne peut plus être à toi; tu abhorres le vice, tu rougis des faiblesses; néanmoins ces divers sentiments te livrent une guerre perpétuelle. Quand t'en verrai-je donc triompher d'une manière digne de toi, digne de cette opinion que ton vertueux courage m'avait donnée?...... Pardonne, ma bien aimée, s'il y a trop de sévérité dans mes paroles; mais quelques mots de ta lettre que je n'ai garde de relever, puisqu'il ne faut point te familiariser avec de semblables idées, m'ont affligée, et m'ont fait craindre que tu ne perdisses cette pureté de sentiments que tu as conservée jusqu'a ce jour malgré ta passion et tes malheurs........ Pardonne encore une fois aux alarmes d'une amie qui souffrirait plus des reproches qu'on pourrait faire à ta conduite, que de ceux que l'on ferait à la sienne....... mais c'est trop m'arrêter sur un sujet de crainte qui n'existe plus sans doute. Oui, je me plaîs à le croire, la sagesse de mon Elisabeth m'est un sûr garant de cette douce confiance. Je puis satisfaire ta curiosité sur le bulletin; mais non ton cœur, en supposant qu'il ait formé quelques coupables désirs. La belle-sœur de madame de N**** est venue ce matin chez moi pour me faire partager, a-t-elle dit, la joie de son succès. Je l'ai remerciée, comme tu l'imagines, pour plus d'une raison. Il ne m'arrive rien d'agréable, a-t-elle ajouté, qu'aussi-tôt je ne sois empressée de vous le communiquer -- Cela est trop bonbête, madame: vous avez donc eu de bonnes nouvelles de mademoiselle votre nièce? -- Ah! si bonnes, si bonnes qu'en vérité je ferai un présent à mon petit Dolin. Il a fait merveilles; ma belle-sœur en est enchantée, elle m'a écrit une lettre de remerciements à ce sujet qui est la plus obligeante du monde. -- Cela est d'autant plus flatteur pour vous, que votre {??}e se trouve beaucoup mieux, sans doute, depuis qu'on a suivi vos conseils -- Si elle s'en trouve mieux! je le crois bien. Imaginez-vous, chère madame d'Albi, que mosieur Dolin a totalement renversé le système de monsieur Patibe, qui, comme je vous l'ai déjà dit, prétendait que mademoiselle de N**** avait le poumon intéressé, et que le mariage lui serait funeste. Après un semblable avis vous n'auriez osé la marier? -- Sans doute, mais monsieur Dolin dans sa consultation prouve précisément le contraire. Il a été si éloquent qu'il ne reste pas vestige de la sinistre impression que le vieux radoteur nous avait donnée. J'espère que ma belle sœur le priera de suspendre ses visites, si cela n'est dé à exécuté; car je le lui ai déjà signifié dans ma lettre Je veux que mon petit Dolin ait seul l'honneur de cette cure. -- Vous n'avez pas tort, madame; dès qu'il est si habile, on peut lui confier entièrement la santé de mademoiselle votre nièce. Elle est donc hors de tout danger? -- Très-sûrement je vous en apporte le bulletin qui vous en convaincra. C'est un chef-d'œuvre de diction: nous n'avons pas un médecin qui écrive si joliment. Voyez. J'ai lu en effet ce merveilleux morceau; il m'a paru si original, d'une tournure si bizarre, si précieuse, que j'ai prié la D**** de m'en laisser prendre copie; je ne pouvais mieux lui faire ma cour. Elle m'a quittée, en m'assurant qu'elle me ferait part de toutes les nouvelles qu'elle recevrait fur la maladie de sa nièce. Ne me sache pas mauvais gré, si je continue de copier servilement nos dialogues avec la magnifique D.**** le ne puis bien rendre ce qu'elle dit que de cette manière: ne crois pas que je me dessaisisse en ta faveur de la pièce curieuse dont j'ai tiré copie. Non, j'aime encore mieux la copier une seconde fois; tu verras qu'il n'y a rien de si extraordinaire que le jargon de cette consultation. Ce n'est pas un style barbare, ni celui d'un savant, d'un médecin ou d'un académicien. Non, c'est un vrai style de ruelle. Le plus élégant petit-maître ne pourrait écrire avec tant de prétention..... Mais je suis bien bonne de faire toutes ces remarques: ne verras tu pas de quoi il s'agit? je vais te l'écrire, pendant que j'y pense. CONSULTATION du médecin Dolin. Mademoiselle de N **** pour laquelle on demande notre avis, à la fleur de l'âge, d'une complexion faible et délicate, d'une taille avantageuse et élégante, dont la peau est d'un blanc d'albâtre, et du plus fin tissu; nous a paru douée d'une sensibilité de nerfs très exquise. La nature, qui a pris plaisir à enrichir sa noble stature, semble ne s'être pas bornée aux avantages de sa personne, et lui a accordé un esprit délié, une imagination vive et ardente, un cœur tendre et sensible: ces qualités accompagnent ordinairement les tempéraments du genre de celui de mademoiselle. C'est sur ces considérations qu'il faut rechercher et établir le caractère de sa maladie, en découvrir la source et en développer les causes. Le symptôme, qui a jeté l'alarme; ne doit point faire craindre pour cette précieuse santé, et ne constitue pas la maladie essentielle; il ne dépend absolument point d'une altération de la poitrine, ou d'un vice du poumon. Quoique ce soit le lieu de la scène, l'action principale de la tragédie ne s'y passe pas. Il est dans le sexe un autre organe sujet à de fréquentes révolutions, dans l'âge heureux où est mademoiselle. C'est de-là que vient tout le défordre: le dérangement, qu'éprouve de ce côté, depuis quelque temps, la chère malade, autorise notre conjecture. Cet organe si sensible est particulièrement soumis à certaines affections de l'âme: il a une correspondance fort singulière et très intime avec toutes les autres parties, et les intéresse par cette étonnante sympathie à ses différents états. La nature a ses lois, auxqu-elles on ne peut pas se soustraire, sans préjudicier à sa santé, sans troubler les fonctions, et rompre la belle harmonie qu'elle a è{??}tablie entre elles. La nature a aussi son langage qu'il faut étudier avec soin pour l'interpréter sagement, et se conformer à ses vues. Un mouvement inconnu, un désir obscur et profond, qu'on ne peut d'abord expliquer et dont on ignore la cause, s'empare du cœur d'une jeune personne, change, pour ainsi dire, son être, et un nouvel univers se développe à ses yeux. Si quelque chose s'oppose à ce désir, si on veut le contraindre, s'il ne peut être rempli, il donne naissance à une iliade de maux qui augmentent de jour en jour. Ces réflexions nous aideront à donner une idée du mécanisme et de la marche de cette maladie; par-là nous serons en état d'indiquer les moyens les plus sûrs, les plus efficaces, et les plus naturels pour la combattre et en triompher. On sait que les personnes de la constitution que nous avons reconnue chez la malade, sont susceptibles des plus légères impressions. Leur grande sensibilité annonce un genre nerveux, irritable et très mobile; la moindre affection, une idée, en change et en pervertit l'action. Tout le monde connaît les effets des passions sur le corps. La joie, le chagrin, la peur, la colère; et pour nous rapprocher de notre objet, l'amour lui même, est la source de bien des phénomènes dans l'économie animale. Dès que ce sentiment si précieux, l'âme de l'univers, s'est fait entendre à un jeune cœur, les nerfs entrens dans des vibrations plus fréquentes et plus vives, le cours des esprits est plus animé. Dans cette charmante situation, tout s'embellit et devient plus intéressant, l'imagination est riante, et comme on dit, couleur de rose, elle pare tous les objets; les sensations sont plus mulipliées et plus agréables, on respire un air plus doux et plus pur, tant que le penchant du cœur est nourri par l'espoir. Mais si cette impulsion de la nature vient à être combattue ou traversée, la scène change. La tristesse l'abattement, une sombre mélancolie prennent la place de cette aimable gaieté; les yeux ne sont plus vifs et brillants, mais languissants et éteints; la pâleur, la maigreur succèdent à l'embonpoint et au beau coloris; le cours des espries devient irrégulier et inégal, les nerfs se crispent, et les parties où ils se rendent en grand nombre, qui sont elles-mêmes très mobiles, participent de cet état, éprouvent des contractions, de petites convulsions. C'est ce qui arrive, spécialement dans ce cas, à l'organe que nous avons désigné plus haut. L'ordre périodique de ses fonctions est interrompu, suspendu, quelquefois totalement supprimé; le cours du sang est troublé; il devient impétueux, sa distribution ne se fait plus également; il engorge et surcharge certaines parties, il se pratique différentes issues; donne lieu à des anxiétés de tout genre, à la toux, aux oppressions, au crachement de sang. Enfin, voilà la source, hélas! trop ordinaire, de presque tous les maux du beau sexe! D'après ces observations et ces principes incontestables, la médecine seule ne saurait enlever la cause du mal, et ne fera que calmer les accidents. Pour cet effet, nous jugeons la saignée du pied convenable; les adoucissants ne sont pas à négliger; il faut {??}acher à ceux sur-tout, qui ne peuvent blesser le palais de la chère petite malade, tels que les syrops d'orgeat, de violettes, le miel de Narbonne et le lait, si l'estomac et le goût s'en accommodent: Mais ce sont-là, il faut en convenir, de bien faibles palliatifs, qui n'étoufferont point le cri de la nature, et les remèdes, je le répète, ne peuvent rien contre l'amour. Le plus puissant de tous, le seul capable de mettre en fuite tous les accidents, de dissiper tous les maux; c'est de donner un époux jeune et aimable à mademoiselle. Ce joug si agréable, ce doux lien de la société, le mariage, remportera la victoire. Ainsi donc, non seulement on ne doit poin l'interdire et en priver mademoiselle; nous nous croyons obligés au contraire de le persuader, comme le seul et unique moyen. La société, l'empressement et les foin{??}un époux chéri, feront bientôt disparaître cette tristesse, cet abattement qui accablent la malade; les fonctions se rétabliront, le sang sera rappelé à son cours naturel et légitime; la gaieté, la vivacité, le goût pour les plaisirs et la dissipation ne seront pas long-temps sans reparaître; tout rentrera dans l'ordre, et le vœu de la nature sera rempli. Comment trouves-tu ce chef-d'œuvre de diction? en vérité la petite-maîtrise, et le ton frivole gagnent tous les états. Celui de médecin, qui doit être le plus grave, puisque de ses connaissances dépend la fanté et la vie des pauvres humains, n'est-il pas affligeant de le voir exercer pat un esprit si futile.......... Mais passons à ce qui t'intéresse. Par le détail que tu viens de lire, tu dois voir qu'il est très sûr que mademoiselle de N**** sera mariée, puisque monsieur Dolin prétend que cet état la garantirait désormais de semblables indispositions; ainsi tu me pardonneras, chère amie, de t'avoir dit un peu durement de bannir toute idée flatt{??}e de ce côté là. Cependant si tu n'étais trop prompte à te brûler au feu de l'espoir, je te communiquerois quelques réflexions qui, pour être fondées, ne doivent pas te donner de l'espérance, Monsieur Dolin, plus courtisan que véridique, ne se sera occupé que du soin d'apaiser les inquiétudes d'une famille alarmée. On se sera plaint des frayeurs qu'aura inspirées monsieur Patibe; il n'en faut pas davantage pour déterminer un médecin peu scrupuleux à rassurer par un avis contraire à celui qui l'a précédé; car à te parler franchement, je crois mademoiselle de N**** pulmonique; mais l'intérêt de sa famille, et sur-tout celui du petit Dolin exige qu'elle ne le soit pas: enfin nous verrons lequel sera le bon prophète. En attendant cet événement, je te supplie, chère Elisabeth, d{??}nger que le mariage est déclaré publiquement, et qu'il n'y a presque plus rien que la mort qui puisse le rompre. Tu me trouveras bien désolante aujourd'hui; mais tes secrètes dispositions m'ont si fort alarmée que j'ai cru devoir trancher dans le vis sans ménagement pour la douloureuse plaie que je ferais à ton cœur. Je le connais ce cœur; la vertu, j'en réponds, lui rendra sa première paix: mais serait-il bien sûr qu'elle le rame nât d'un coupable égarement? D'ailleurs crois-moi, il vaudrait mieux pleurer toute sa vie que de s'exposer à un seul jour de remords. Les nouveaux projets de ton oncle, pour te marier à son ami, ne me paraissent pas si déraisonnables, quoique trop précipités. Permets-moi de te dire que tu les as rejetés avec un serment toujours téméraire dans la situation d'esprit où tu es. Il me semble que ce monsieur d'Arbroc, pour qui tu m'as inspiré de l'estime, serait un excellent mari pour toi; tu ne m'as jamais dit autant de bien d'aucun homme, j'en excepte Luzan. Il faut qu'il ait de brillantes qualités pour qu'elles aient percé le nuage que ta douleur répand sur tous les objets étrangers à ta passion. Je vais souper après demain chez la belle-sœur de madame de N**** je ne manquerai pas de te marquer ce que j'aurai appris de la santé de sa nièce. LETTRE LXIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Impitoyable amie! ce ne sont plus des larmes de tendresse que tu fais verser à la triste Elisabeth; non, ce sont des larmes de sang! jamais la douleur la plus vive ne m'en fit répandre de si amères. Tu me parles comme si j'étais coupable; qu'ai-je donc fait? qu'ai-je donc osé pour exciter tes outrageants soupçons? une pensée involontaire, un désir combattu méritait-il l'humiliante crainte que tu me témoignes. Tu me fais un crime de l'espoir, du seul sentiment capable de me faire supporter mon malheur......... hé bien, cruelle, je n'espérerai plus!....... mais je suis dispensée de tenir la promesse qui a prolongé mon supplice. Oui, je saurai me servir de la dernière étincelle de courage qui me reste; c'est tout ce que je puis, après avoir perdu l'objet le plus cher à mon cœur: il ne manquait à la rigueur de mon sort que la perte de ton estime, et ton accablante lettre me l'a trop bien prouvé.............. barbare! tu m'as porté le coup mortel......... Ah Luzan, Luzan! toi seul as bien connu mon cœur, toi seul as su lui rendre justice....... hélas! tu n'aurais jamais douté de la pureté de ses sentiments. LETTRE LXIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth. DuboIs, à qui je fais prendre la poste, te confirmera le triste état où la tienne m'a plongée. L'injuste interprétation que tu donnes à mes sentiments ne me permet pas de différer une minute à te tirer de l'affreuse erreur où tu es sur mon compte; et si j'étais libre de partir, tu me verrais dans une heure à tes genoux essuyer tes précieuses larmes, en baiser mille et mille fois les traces........... Adorable délicatesse de mon Elisabeth, que je t'honore, et que turends de joie à mon cœur! chère amie! tu t'affliges de mes soupçons. Eh! mon dieu, s'ils étaient injustes, tu n'avais qu'à les dédaigner; mais ton âme sensible et pure ne peut même supporter l'ombre du blâme. O ma bien aimée! que ton noble désespoir rassure ton Henriette et lui prouve que ses craintes étaient mal fondées. Ces larmes de sang, que mes accusations t'ont fait verser, sont le plus digne hommage que tu pouvais rendre à la vertu; oui il prouve que tu l'aimes par-dessus tout, et que te soupçonner de t'éloigner de sa voie, c'est te donner la mort. Ah chère Elisabeth! par combien de serments ne m'engagerais-je pas aujourd'hui à répondre pour la vie de ta sagesse! Oublions donc pour jamais l'instant d'erreur qui nous a trompées toutes deux. Figure-toi ton Henriette à tes pieds, y expirant de douleur d'avoir donné lieu à l'odieuse pensée que tu avais perdu son estime. Ai-je besoin de te répéter combien je te considère! moi qui t'élevais un temple dans mon cœur comme à une créature céleste. Tu n'as point encore détruit ce respectable édifice; mais il dépend de toi d'ajouter à sa splendeur. Conserve tes jours, soutiens avec constance la perte de ton amant, sois inébranlabe quelque tentative qu'il puisse faire pour t'engager à devenir une seconde fois complice de sa désobeissance; tu mettras par-là le comble à ta gloire. Chere Elisabeth! donne un mot de réponse à Dubois, ne fût-ce que deux lignes qui contiennent cependant l'assurance de ton amitié, et sur-tout l'éternel oubli de ce qui t'a si sensiblement affligée. Envoie-moi le baiser de paix, je t'en conjure, je t'en donne mille pour celui-là, et sois sûre que mon âme est tout entière dans chacun d'eux, que je ne distribue que successivement par cette raison. On vient de me dire que la sœur de monsieur d'Albi avait quelques symptômes qui faisaient présumer qu'elle accoucherait bientôt. Si cela durait je ne pourrais aller ce soir chez la belle-sœur de madame de N**** comme je m'y suis engagée. Mais je me consolerais aisément de ne pas apprendre où en est la maladie de sa nièce, puisque j'aurais le plaisir de t'aller embrasser demain ou après; car c'est une condition faite avec mon mari. Ce baptême fait, je vole dans tes bras: me verras-tu avec plaisir? réponds-moi franchement. LETTRE LXV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Qu'il est doux et facile de dire la vérité à ce qu'on aime! Tu me demandes si je te verrai avec plaisir? ah! chère Henriette, n'en doute pas, quelque sens que puisse renfermer ta question je suis toute à toi, uniquement à toi!..... hélas!...... mais je ne dois vivre que pour t'aimer. Viens donc jouir de ton ouvrage, viens jouir de l'inestimable bonheur d'avoir sauvé du précipice une infortunée et non coupable amie. Que tu sais bien trouver le chemin de mon cœur! que tu as su lui rendre toute son ardeur pour la vertu! Oui, je me soumettrai à tout ce qu'elle exige de moi, puisque tu m'en crois capable; et je jure, par la sainte amitié qui nous lie, de ne jamais écouter les vœux de Luzan à moins que les circonstances ne forcent une seconde fois madame de N**** à dégager sa parole; mais tu m'as trop bien prouvé qu'il n'y fallait plus compter. C'en est donc fait, je ne le verrai plus; je ne recevrai pas même ses lettres, supposé qu'il m'écrive........ Quel sacrifice! ô dieu, celui de ma vie serait moins douloureux! Adieu, chère amie, j'aurais bien des choses à te dire d{??} baron et de monsieur d'Arbroc; mais je suis trop pressée de te renvoyer Dubois, et de répondre aux tendres marques de ton amitié. Je ne puis cependant t'exprimer toute la mienne dans ce moment, mais le temps et ma conduitete prouveront jusqu'à quel point je te chéris et te respecte, puisque je suivrai tes conseils au prix de tout ce qu'il en pourra coûter à mon cœur. Je t'embrasse de toute mon âme en attendant que mes bras puissent te presser, mes lèvres te baiser. Demain ou après j'aurai ce bonheur si la sœur de monsieur d'Albi accouche; sinon j'aurai de tes nouvelles sûrement. Tu iras chez la belle-sœur de madame de N**** avant que de m'écrire, cela est certain, puisque tu dois y souper ce soir: mais tu seras marraine avant vingt-quatre heures, je te verrai, ce qui est préférable à tout. LETTRE LXVI. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Nous ne nous verrons pas sitôt, chère Elisabeth; ausse alarme! ma belle-sœur n'accouche point, quoiqu-elle prétende avoir passé de plusieurs jours son terme. Tu verras que, pour me faire mourir d'impatience, la nature se sera jouée à enfanter un de ces prodiges que les ignorants nient, et que les sçavants assurent exister. Tu verras, dis je, que cette grossesse va durer onze à douze mois. Oh pour le coup, si la nature s'écartait à ce point de ses lois, bien plus constantes que celles des hommes, j'ose croire qu'alors je serais dispensée de m'asservir à l'usage qui m'enchaîne ici. Tu peux donc compter que, si, dans l'espace de quinze jours ou trois semaines, cet enfantement si désiré n'a pas lieu, je partirai décidément. Je fixe ce temps, parce qu'il est très possible que ma belle-sœur se soit trompée dans son calcul. Je vis hier au soir la magnifique D****........ qui était excédée de la vie; remarque que ce sont ses expressions; mais il faut te rendre notre dialogue, cela vaut mieux. Je suis touchée de votre chagrin, lui dis-je: vous serait-il arrivé quelque malheur? -- Des malheurs! ah! chère madame d'Albi, je les sais supporter; mais ce que j'éprouve m'est cent fois plus à charge. -- Eh! mon dieu! qu'est-ce donc? -- Ce que c'est? des dégoûts, des dégoûts, chère madame, dont je suis inconsolable. -- Vous aurait-on donné quelques désagréments à la cour? cependant vous y êtes si fort considérée. -- Certainement, et il est inouï que ma famille n'ait pas plus d'égards pour moi. -- Vous me surprenez. -- Vous serez pétrifiée d'étonnement, quand vous saurez ce dont il s'agit. Vous savez les soins que je me fuis donnée pour la maladie de ma nièce; je vous ai fait part des remerciements que j'en ai reçus, et combien l'on était émerveillé de monsieur Dolin. -- Je m'en souviens très bien. Est-ce qu'on l'aurait renvoyé? -- Non, madame, mais ce qui est presque aussi désobligeant pour moi, je viens d'apprendre par une amie que ma belle-sœur a gardé monsieur Patibe; quoique je lui eusse fort recommandé de lui faire suspendre ses visites. Il continue de voir ma nièce, à l'insu de monsieur Dolin à la vérité. Comment trouvez-vous ce procédé de la part de madame de N****? Je crois qu'il me brouillera avec elle; car je suis réellement outrée. -- Vous l'affligerez trop, madame. -- Croyez vous? tant mieux: en ce cas je serai bien vengée. -- Votre cœur est trop bon pour vous permettre de suivre ce premier mouvement de colère. -- J'avoue que je suis sensible; mais ne serait-ce pas une faiblesse de ne marquer aucun ressentiment? -- Non, au contraire; et dans tout ceci vous ne devez envisager que la santé de votre viece; pourvu qu'elle se rétablisse, c'est...... -- Je ne voudrais plus en répondre, puisqu'on suit d'autres avis que ceux de monsieur Dolin. Cependant j'ai reçu de lui deux bulletins depuis que je ne vous ai vue, qui annonçaient sa convalescence; mais mon amie, qui est arrivée de Paris cette après-midi, m'a dit que le crachement de sang avait reparu avec plus de force qu'au commencement; ce qui a fort effrayé madame de N**** En conséquence elle est résolue de faire une assemblée de parents à ce sujet. Je suis bien sûre qu'elle me pressera de m'y rendre, mais je vous réponds que je n'y paraîtrai pas. Je n'eus garde de lui faire changer de résolution sur ce point, parce que sa présence ici nous est trop nécessaire dans la circonstance actuelle. Nous nous séparames avec promesse réciproque de nous revoir incessamment. Je t'avoue, chère Elisabeth, et je le puis sans danger, puisque ta raison a repris tout son empire; je t'avoue donc que je commence à croire qu'il se fera quelque changement en ta faveur. Cette assemblée de parents nous présage une bonne rupture. Conviens que la belle-sœur de madame de N**** est tout-à-fait aimable de resuser d'y paraître; elle nous instruira de tout ce qui nous intéresse, et de plus, elle sera vengée de l'outrage qu'on lui a fait de ne s'en être pas uniquement rapporté à son petit Dolin. Son service à la cour est un prétexte admirable, sui ai-je dit, pour se dispenser d'aller à Paris, sans se brouiller avec sa belle-sœur. Tu vois, chère amie, que j'ai agi comme si j'eusse été animée de tes propres sentiments; mais en récompense de ma loyauté, tâche de préparer ton cœur à recevoir les événements sans excès quelconque. Nous avons été tant de fois déçûes, ranimées, abattues, désespérées, soutenues; il est plus prudent de ne compter sur rien de tout ce qui peut nous flatter. Quelques lignes n'auraient-elles pas suffit pour m'instruire au sujet de ton oncle et de monsieur d'Arbroc? Tu as vivement excité ma curiosité; j'espère que tu la satisferas dans ta réponse. Aurois-tu pris quelques sages résolutions sur les projets de ton oncle? Ecoute, mon Elisabeth, je voudrais bien que ce mariage, que le baron a si fort à cœur de faire réussir, ne fût pas entièrement dédaigné de toi, non que je prétende que tu en saisisses l'idée avec complaisance; mais je voudrais, au moins, que tu t'habituasses à le regar der sous le jour de la perspective; car cet objet, quoique susceptible du plus rigoureux examen, ne peut être envisagé de près par toi dans les dispositions où ton âme est actuellement; mais songe quelquefois que ton Henriette est heureuse, quoiqu'elle n'ait pas épousé un homme de la première jeunesse, ni du choix de son cœur. Sois sûre qu'un mari, pour qui on a conçu une estime distinguée, est préférable, avec le temps, à celui pour qui on ressent une vive tendresse. Il y a tant de craintes, tant de tyranniques délicatesses attachées au bonheur d'aimer passionnément, qu'en vérité je ne changerais pas la paix dont je jouis pour tous les charmes de l'amour; et si jo ne craignais de me faire haïr de toi, je te dirais que de tous les biens qui peuvent nous flatter, la perte de sa tendresse est, de toutes les pertes, celles dont on se console le plus facilement; j'en appelle à l'expérience générale, afin que tu n'imputes pas à moi seule le crime de lese-amour. Parcourons un instant les différentes passions. Qu'un avare ait perdu son trésor, un ministre sa place, un ambitieux ses espérances, un traitant sa fortune, un homme distingué son rang, une femme sa beauté, un courtisan sa sa faveur, un amant le plaisir d'aimer. Consulte tous ces êtres, même après dix années de disgrâces; il n'y en a pas un qui ne soit abysmé de regrets, qui ne pousse des soupirs d'amertume. Tous sont inconsolables, excepté l'amant qui sourit, en se rappelant le délire dont son cœur fut susceptible. Chere Elisabeth, je ne te dis-là que des vérités. Cependant je n'oserais t'en offrir le tableau, si j'étais certaine de te voir demain; tu ferais un trop mauvais accueil à la pauvre Henriette pour la punir de ses désolantes réflexions: mais appaises-toi, ma bien-aimée, je les retrancherai désormais, si tu l'exiges. Marques-moi si Luzan n'est point revenu. D'après ce que tu m'as dit dans ta dernière lettre, il y a lieu de penser que tu as donné des ordres pour qu'il ne pût jamais parvenir jusqu'à toi. Tu ne veux pas même recevoir ses lettres, m'as-tu dit, cela est très-bien. Il faut suivre constamment ce plan de conduite, jusqu'à ce que les choses soit entièrement changées. J'ai le plus tendre empressement de recevoir ta réponse; je ne te dissimule pas qu'il s'y joint un vif sentiment de curiosité. Tu as bien des choses à me dire du baron et de monsieur d'Arbroc, dis-donc vite. Je t'assure que, de mon côté, je ne te ferai pas languir sur ce que j'apprendrai ici. LETTRE LXVII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Eh mon dieu! qu'imagines-tu donc que je puisse avoir de si important à te dire sur mon oncle et monsieur d'Arbroc'? Quelle nouvelle résolution penses-tu que je puisse prendre en si peu de temps? Je n'ai point changé et ne changerai jamais à ce sujet, ne t'en flattes pas......... Tiens, Henriette, tu te déclares trop en faveur de ce parti, cela me fait de la peine. Oui, tu m'affliges sensiblement de penser qu'un jour je doive épouser un autre que celui que mon cœur s'est choisi, malgré tous les obstacles. Abandonne cette idée, car jamais, jamais elle ne se réalisera, quelque moyen que l'on tente pour m'y déterminer. On a déjà employé celui de l'intérêt, maintenant c'est l'amour. Il ne manquait plus que l'orage de cette passion imprévue, pour compléter mon tourment vis-à-vis de mon oncle, qui, toujours extrême dans ce qu'il veut, me presse avec une vivacité égale à celle dont tu as été témoin, lorsqu'il s'était mis dans la tête de devenir mon mari. Il y a quelques jours, qu'étant seule avec lui, il me dit avec, un peu d'humeur, que je ne marquais que de l'indifférence à son meilleur ami; que ce cher monsieur d'Arbroc en était pénétré de douleur, parce qu'il était éperdument amoureux de moi. Cette exagération ne me surprit point de la part de mon oncle, quoique je ne la crusse nullement fondée: mais il entra dans un détail si circonstancié de l'amour que son ami avait conçu pour moi, que je n'ai plus douté d'une chose, qui, jusque-là, m'était échappée. Mon oncle, me voyant persuadée de ce qu'il venait de me dire, me pria avec instance de ne pas désespérer son ami, de faire son bonheur en acceptant sa main et sa fortune. Je lui dis que j'étais fâchée de ne pouvoir répondre aux sentiments de monfieur d'Arbroc, que j'avais pour lui la plus haute estime; mais que j'avais malheureusement le cœur prévenu en faveur d'un autre; que sans cela, monsieur d'Arbroc serait le seul homme que je voulusse épouser: que, quant à ma passion, elle était sans espoir; que j'étais condamnée à n'en peut être jamais revoir l'objet; que par cette raison, je le suppliais de ne pas chercher à le connaître. Je n'ai garde, dit le baron, d'un ton piqué, de me creuser le cerveau pour deviner un être chimérique; mais ce qu'il y a de certain, c'est que vous devez songer sérieusement à prendre un état. Vous êtes trop jeune, comme fille, pour que je puisse recevoir grand monde chez moi; si vous étiez mariée, ma maison serait infiniment plus brillante. Monsieur d'Arbroc a une terre magnifique à cinq lieues de Paris; j'ai déjà formé le projet d'y donner des comédies, des fêtes galantes, comme chez madame de*****. Considérez tous ces avantages, ma chère nièce, et sur-tout, l'extrême amour de mon ami qui, au reste, est d'une agréable figure. Il n'est pas de la première jeunesse, mais un homme de trente-six ans n'est point d'un âge à rebuter, sur-tout quand il a aussi bonne mine que monsieur d'Arbroc. Comme j'écoutais tout cela dans le plus mome silence, le baron cru que j'allais y consentir. -- Allons, ma nièce, je vous donne un mois pour vous préparer à ce mariage; je vais dire à mon ami qu'il ne languira pas plus long-temps. -- Non, non, mon oncle, gardez-vous bien d'engager votre parole. Je suis fâchée de ne pouvoir vous obéir sur ce point; mais j'aimerais mieux rentrer au couvent que de me marier à qui que ce fût. -- Cela sera cependant, me dit-il, en me quittant, d'un air fort courroucé. Mais ce qui me rassure sur les suites de cette résolution, c'est la menace que j'ai faite d'aller au couvent, s'il voulait me contraindre: je suis bien sûre qu'il préférera de me voir fille toute sa vie, avant de permettre que je me sépare de lui. L'habitude est toute-puissante sur les âmes faibles. Sans ce lien, le baron varierait perpétuellement. Depuis cet entretien, il affecte d'être sérieux. Monsieur d'Arbroc, de son côté, me parle beaucoup moins; quand il rencontre mes yeux, il change de couleur, soupire; il se promène d'un air agité, et passe quelquefois deux heures sans preférer un mot. Sa situation me fait de la peine, parce qu'il n'est point importun. Il sait souffrir en silence; chose que je croyais au-dessus du ponvoir du cœur humain. Je t'avoue que, s'il est véritablement amoureux, je le plains d'autant plus, qu'il ne semblait pas susceptible de ce sentiment; car il n'est point d'un caractère passionné; la raison même semble guider toutes ses démarches, elle paraît l'âme de ses moindres discours; mais tout cela pour exciter l'admiration, n'en fait pas plus naître l'amour. D'ailleurs, il est écrit dans le livre des destinées, comme dans mon cœur, que jamais je n'en aimerai un autre que Luzan..... S'il m'était rendu! quel bonheur, chère Henriette!.......... Mais hélas! comme tu dis, il ne faut compter sur rien....... Cependant cette maladie qui devient plus considérable, cette assemblée de parents, cette bonne rupture; quels présages!......., Ah comme cet endroit de ta lettre a fait palpiter mon pauvre cœur! Mais à peine lui as-tu rendu la vie par l'espérance, que tu troubles son charme par les plus tristes réflexions; néanmoins je ne veux pas m'en fâcher, parce que cela m'en attirerait de plus accablantes encore, s'il était possible. Tu me demandes si Luzan a reparu chez moi, sans doute? non, non, je ne l'ai pas revu, il ne m'a point écrit, es-tu contente? Tu sais ce que je t'ai promis; pourquoi me faire des questions à ce sujet? méchante Henriette, crains-tu que je n'oublie ce triste serment? Tu l'as reçu avec joie et confiance, cela seul suffirait pour m'y rendre fidèle, quand l'honneur ne m'en ferait pas une loi inviolable. D'ailleurs, je n'ai point eu de mérite à le remplir jusqu'à ce moment, puisque le chevalier est à la campagne chez sa mère, depuis le jour qu'il vint au pied de l'escalier.... Que ce moment fut doux et terrible!...... Ah, chère amie! je crois que, si tu avais été à ma place, tu l'aurais rappelé, lorsque tu l'aurais vu fuir, après les marques de douleur qu'il venait de témoigner. C'est aujourd'hui, à table, que j'ai appris l'absence du chevalier: mon oncle a dit par forme de conversation, qu'il était allé chez la tante de mademoiselle de N****; qu'elle se plaignait beaucoup de Luzan, ainsi que toute la famille; qu'on trouvait fort indécent qu'il se tînt à la campagne dans la circonstance présente, et qu'il y avait tout à craindre qu'il ne fût un mauvais mari. Tu ne saurais imaginer tout ce que j'ai souffert d'apprendre qu'on pensait mal du chevalier. J'ai senti mon visage s'enflammer; je brûlais de justifier cet homme estimable; car il est clair maintenant qu'il ne l'a fait que pour se garantir de sa propre faiblesse. Mon cœur est son interprète, il ne peut se tromper. Mais j'oubliais que tu ne veux pas approfondir cette matière; n'en parlons donc plus jufqu'à ce que les choses soient changées; mais elles changeront, n'est-il pas vrai, chère Henriette? LETTRE LXVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Oui, chère Elisabeth, il y a grande apparence, en effet, que l'événement de cette maladie te sera favorable; je continue de m'en flatter, sans cependant le regarder comme certain; car cela dépend de tant de choses, il y a tant de personnes différentes qui doivent prononcer sur ton sort, qu'il faut en douter jusqu'à la décision de cette auguste assemblée, qui, sans être aussi nombreuse que l'aréopage, n'en sera peut être pas moins partagée dans ses opinions; j'en juge d'après le portrait de chaque assistant, dont la belle-sœur de madame de N**** m'a donné l'esquisse. Cette magnifique D**** m'a écrit ce matin, dans le ravissement de fon âme, m'a-t-elle marqué, pour me prier de lui faire le plaisir d'aller chez elle, parce que des raisons, qu'elle m'expliquerait, l'empêchaient de sortir. Tu imagines bien quel a été mon empressement de me rendre à son invitation. Je l'ai trouvée sur sa chaise longue, jouant parfaitement la malade. Je l'avais bien prévu, m'a-t-elle dit, avec le sourire d'une orgeilieuse joie, que ma belle-sœur me prierait pour cette assemblée dont mon amie m'avait parlé; mais avant que de vous apprendre ma réponse, il est nécessaire que vous lisiez la lettre et le bulletin que je reçus hier à onze heures du soir. J'ai d'abord lu la lettre, qui était de madame de N****. Elle marquait à la D**** que sa fille, après avoir été convalescente, était retombée très malade; que le crachement de sang était beaucoup plus considérable; que, dans cette fâcheuse extrémité, elle avait cru devoir, malgré sa confiance en monsieur Dolin, consulter une seconde fois monsieur Patibe, qui est le médecin de toute la famille, qui, par cette raison, n'aurait pas manqué de la blâmer de ne l'avoir pas fait appeler, au cas qu'il en fût mésarrivé à sa fille. Qu'au reste monsieur Dolin et monsieur Patibe ignoraient également qu'ils fussent deux à suivre la maladie de mademoiselle de N****; qu'elle avait été forcée de prendre ce parti pour que tout le monde fût content; que sa qualité de veuve rendait sa position très délicate, dans la conjoncture, sur-tout, après la dernière consultation de monsieur Patibe, dont elle lui envoyait copie; laquelle lui prouverait que le médecin persistait dans son premier sentiment: qu'il lui avait dit, de bouche, que ce serait sacrifier la vie de sa fille, si on la faisait passer à l'état de mariage. Elle ajoutait, qu'après une déclaration si effrayante, elle était fort indécise; qu'elle se croyait obligée de dégager sa parole vis-à-vis du comte et du chevalier; mais que craignant de s'exposer à la censure de ses parents, elle ne voulait rien prendre sur elle dans une affaire de cette importance; qu'ainsi elle les avait tous invités, et particulièrement madame la D**** à se rendre chez elle pour délibérer sur le parti le plus convenable. Elle finissait par supplier sa belle-sœur d'obtenir un congé de quelques jours, attendu que sa présence et ses avis étaient si essentiels, qu'on ne ferait rien sans elle. La lecture achevée, la magnifique D**** m'a dit, hé bien, chère madame d'Albi! Quelle réponse croyez-vous que j'aie faite à madame de N***? -- Je ne saurais la deviner, si ce n'est que vous avez refusé d'aller à Paris. -- Nonseulement je l'ai refusé; mais je m'y suis si singulièrement prise, que toute la famille, au moins ceux qui ont une certaine consistance, viendra ici demain à cinq heures du soir. -- J'admire le prodigieux empire que vous avez sur vos parents; madame de N**** viendra-t-elle aussi? -- Sans doute, je vous en réponds; c'est-elle précisément que j'ai le plaisir de déplacer. Oh! je vous avoue que je suis délicieusement vengée; cette circonstance est pour moi une bonne comédie! -- Vous avez donc appris ce matin que votre nièce se portait mieux? -- Au contraire: mais, écoutez ce que je fis hier. Après avoir donné des instructions à Beauchamp, mon valet-de-chambre, je le fis partir avec celui de ma belle-sœur, qui m'avait apporté sa lettre, chargé de ma réponse, par laquelle je lui marquais que je me serais rendue avec empressement à ses instances, si une indisposition, qui ne me permettait pas d'aller en voiture de plus d'un mois, ne mettait obstacle à mon tendre zèle pour elle et sa fille, qui m'était infiniment chère; que je ne lui envoyais Beauchamp que pour lui confirmer, ainsi qu'aux autres personnes de la famille, ma situation; qu'heureusement n'étant pas éloi née de Paris, il serait possible de se rendre chez moi, supposé que ma présence et mes conseils fussent nécessaires. J'ai fini par la supplier du faire agréer mes excuses fur l'impossibilité où je me trouvais de soutenir le mouvement du carrosse. Mon valet de-chambre m'a rapporté que madame de N**** avait haussé les épaules en lisant mon billet; et ce qui m'amuse le plus, c'est que dès le lendemain matin elle est allée chez tous ceux dont elle voulait avoir principalement l'avis: elle les a détermines à venir demain à Versailles. L'heure du rendez-vous est cinq heures du soir, comme je vous l'ai dit. Que pensez-vous de cet expédition? Ne la trouvez-vous pas unique? -- Certainement. Elle prouve, sur-tout, que vous êtes fort considérée de vos proches. -- Malgré cela je ne dissimule pas que ce sont des êtres fort singuliers. Ma belle-sœur m'a envoyé la liste de ceux qui doivent venir. C'est la vicomtesse de **** prude insoutenable, qui, à trente ans, ne met plus de rouge, pour éviter, dit-elle, les déclarations amoureuses; mais elle est si laide, qu'elle n'avait pas besoin de cette précaution. C'est le maréchal de **** vieux homme, brusque, et qui se pique de la franchise gauloise. C'est la baronne de *** passionnée pour les plaisirs de tout genre, qui, à cinquante ans, s'est fait protectrice des arts et des talents pour conserver une existence dans le monde. C'est l'évêque de **** esprit borné au-de-là de toute expression, qui ne connaît rien au-dessus des avantages de son état. C'est le président de **** homme flegmatique et d'une pédanterie excédante. Pour ma belle-fœur, vous devez la connaître sur ce que je vous en ai dit. Elle n'a d'autres travers, que celui. de vouloir plaire en dépit de ses quarante huit ans, de ses yeux éteints et de sa taille informe; on pourrait encore lui reprocher d'être trop faible; car vous avez dû voir, par sa lettre, qu'elle n'a gardé monsieur Patibe, que pour prévenir les murmures de sa famille; mais en la satisfaisant, elle n'a pas songé combien elle m'offensait, vu la grande prédilection que je lui ai marquée pour monsieur Dolin, qui la mérite. à tous égards Vous en allez juger, chère madame d'Albi. Lisez, lisez le bulletin du vieux radoteur. C'est bien le style le plus maussade, les termes les plus barbares. Oh! en vérité c'est un écrit assommant. S'il n'y avait que cet homme qui pût me sauver la vie, je vous certifie que j'aimerais mieux la perdre que de permettre qu'il écrivît seulement quatre lignes sur ma maladie. -- Quoi madame! vous pousseriez jusque-là votre aversion pour un mauvais style? -- Ah? chère madame, lisez-donc, je vous en conjure, vous verrez si l'on peut confier toute espèce de maux à un médecin de ce caractère. Il est désobligeant, ah!........ Mon petit Dolin, au contraire, n'écrit jamais des détails sur la maladie d'une femme, qu'il ne la rende plus intéreffante. C'est un je ne sais quoi, une tournure si affectueuse dans ses phrases, qu'on sent qu'il parle d'une personne aimable. Cela ne vous a-t-il pas paru tel dans le bulletin que je vous ai montré de lui.......... Mais, au nom du ciel! jetez donc au moins un coup d'œil sur celui de son vieux confrère. J'ai enfin lu cette consultation, que je brûlais de voir depuis l'instant qu'on me l'avait annoncée. J'ai feins de la trouver détestable, quoiqu'au fond je n'en puisse dire aucun mal. Au contraire, cet honnête monsieur Patibe est si fort de notre parti, sans nous connaître; le danger, qu'il fait craindre, si on marie mademoiselle de N**** est si conforme à nos intérêts, que je ne puis m'empêcher de trouver qu'il a raison, et qu'il est aussi savant que toute la faculté enfemble. Comme je riais de satisfaction en lisant le bulletin, la magnifique D**** a cru que c'était de pitié. Il est bien barroque dans ses expressions: convenez-en, chère madame. -- Assûrément: par cette lecture je vois qu'il a dû vous causer de vives alarmes sur les suites, si l'on mariait votre nièce -- Don; je n'ajoute pas foi à tout ce qu'il dit. J'espère que les avis de monsieur Dolin prévaudront sur le fien. J'ai prié la belle-fœur de me laisser prendre copie de cette dernière consultation; non pour comparer, comme elle s'en est flattée, mais pour te l'envoyer comme une pièce justificative de nos espérances. Je le joint à cette lettre, et je suis bien persuadée que sa lecture, loin de te donner des vapeurs, comme à la magnifique D**** te mettra du baume dans le sang. Voilà comme les divers intérêts sont approuver par les uns, ce qui est condamné par les autres....... Mais trêve de réflexions, je t'ai déjà impatientée par nos éternels dialogues qui, cependant devraient trouver grâce à tes yeux, parce qu'ils finissent toujours par quelqu'heureuse conclusion. D'ailleurs, ils n'ont jamais rien d'étranger à tes intérêts. Il est vrai que la belle-sœur dit des choses superflues, lorsque je lui fais des questions sur sa nièce; mais cette femme a tant de crédit dans sa famille, elle influe si fort sur tous les partis qu'on y prend, qu'il est indispensable d'exposer son caractère dans tout son jour, pour te mettre à portée de juger ce que tu peux craindre ò{??}u espérer. Ne me scache donc pas mauvais gré, si dans toutes les lettres où il a été question d'elle, je l'ai fait parler elle-même pour ne point altérer son imagination qui est son unique guide. Si au contraire, elle était conduite par le cœur, la moindre substance de ses discours suffirait pour t'instruire de ce qui concerne sa nièce: mais c'est un article sur lequel tu ne concevrais rien, si je n'avais la patience d'écouter et de répéter exactement tout ce qu'il lui plaît de me dire. Demain, chère Elisabeth, on prononcera sur ton sort, quoiqu'on ne parlera que de mademoiselle de N**** Je rapporte tout à toi; ainsi après demain tu seras informée de l'arrêt rendu pour ou contre tes intérêts. La D**** m'a déjà fait promettre d'y aller souper: tu penses bien que je ne me coucherai pas sans avoir satisfait mon cœur et ta juste curiosité. Je désire sincèrement pouvoir t'apprendre des nouvelles capables de rendre l'allégresse à ton âme. Mon impatience est égale à la tienne; je ne sais ce que c'est, mais je n'eus jamais tant d'envie de voir rompre ce mariage. Ta résignation, ta conduite, celle du chevalier, me semblent dignes de la plus fortunée récompense. Voir votre tendresse couronnée, après tant de revers, serait le plus beau miracle de l'amour. Cet espoir est si charmant, que je n'ai garde, aujourd'hui, d'en troubler la douceur par mes désolantes réflexions; quoique ce que tu m'as dit au sujet de ton oncle, et sur-tout de monsieur d'Arbroc, en ait fait naître une foule, je les réserve pour un autre temps, si le sort contraire à tes vœux et aux miens me forçait de les rappeler. Chere amie! tu as transgressé la loi du sage proverbe, qui défend de jurer qu' à telle source on ne se désalterera. Tu m'as protesté que jamais, jamais tu n'en pourrais épouser un autre que Luzan; ce serment me semble d'une grande témérité............ Mais, paix! il faut avoir égard à ta tendre prière, au moins pour ce moment. Je t'embrasse mille et mille fois. Ma belle-sœur n'accouche point; mais qu'est-ce que cela nous fait? pourvu que mademoiselle de N**** ne se marie pas....... Oh! il n'est pas possible qu'on y fonge, d'après la consultation de monsieur Patibe; tiens, la voilà; lis, et juges toi-même. CONSULTATION du médecin Patibe. Ce serait contre nos propres lumières et à la honte de l'art, que nous flatterions la famille de mademoiselle de N **** de l'espoir d'une parfaite guérison; il n'y a point à en attendre dans une maladie aussi grave, qui dépend d'une mauvaise complexion, d'une conformation de poitrine vicieuse, et d'une disposition héréditaire. Le principe du mal est intimement lié et inhérent à celui de la vie, et ne finira qu'avec elle. Un médecin doit connaître les bornes de son art, et distinguer les maux qui lui résistent de ceux où ses secours peuvent avoir du succès. La pulmonie de ce genre, et à ce degré, est l'opprobre de la médecine, et ne se guérit jamais. Nous devons le dire ouvertement. Notre dissimulation d'ailleurs dans la circonstance serait très condamnable. On se persuade pouvoir engager la malade dans les liens du mariage; ce serait le véritable moyen d'abréger ses maux en accélérant son trépas. Il faudrait, dans ce cas, mêler aux prèparatifs de sa noce, ceux de ses funérailles. En faisant passer ces personnes d'une fanté ainsi délabrée, d'une aussi chétive constitution, à l'état de mère, par des arrangements de famille, ou des vues d'ambition, on peuple nos villes de ces gens valétudinaires, hypocondriaques, poitrinaires, qui fatiguent tout le monde du récit de leurs maux, et demandent sans cesse à la médecine une guérison qu'ils n'en doivent pas attendre. Ces spectres humains sont un poids inutile à la terre, un fardeau insupportable dans la soctété, bons, tout au plus, à vider les boutiques de nos apothicaires, et à tarir nos sources d'eaux minérales. Ces dévots d'Epidaure importunent inutilement de leurs vœux la divinité, assiègent perpétuellement son temple et n'en sont point exaucés. Les personnes, qui portent avec elles le germe de ces maladies, doivent garder le cèlibat, parce que dans ces sortes d'unions, celui des deux conjoines qui apporte à l'état de père ou de mère une mauvaise disposition, altère les sources de la vie, que l'autre, par une meilleure association, aurait pu transmettre pure à sa postérité. Ces considérations seules devraient suffire pour dissuader la famille de mademoiselle, de son projet de mariage. Ajoûtons à cela qu'on ne peut, sans un danger inévitable pour les jours de la malade, l'exposer aux incommodités de la grossesse, et aux douleurs de l'enfantement. Les exemples des maux, que nous peignons, ne sont malheureusement que trop communs. Un bon citoyen ne saurait apporter trop d'attention à en diminuer le nombre. Nous ne croyons pas trop avancer en disant que, persuader le mariage à de telles personnes, c'est se rendre coupables d'homicide. Dans cette fâcheuse position, on doit se borner et s'attacher uniquement à adoucir le mal, calmer les douleurs, rendre au malade sa situation le plus supportable qu'il est possible. Rien de mieux pour y réussir, que d'insister sur le régime et les remèdes que nous avons indiqués précédemment. LETTRE LXIX. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. J'aurais les plus fortes espérances qu'on ne marierait pas mademoiselle de N**** d'après la consultation de monsieur Patibe, si la D**** n'avait intérêt que son petit Dolin triomphât. Cependant comme madame de N**** me paraît une très digne mère, qui ne veut point sacrifier sa fille pour la fortune d'un moment, puisqu'elle n'en jouirait pas long-temps; je suis fort portée à me flatter qu'il y aura plusieurs personnes de la famille de son avis; qu'ainsi la pluralité des voix l'emportera. Chere Henriette! si cela n'était pas, je ne répondrais plus de ma résignation. Je t'avoue que mon âme, entièrement épuisée par tant d{??} revers favorables et contraires, n'aurait plus la force de supporter ce dernier coup. Envain je me dis, selon tes conseils, qu'il faut se préparer à toute espèce d'événement; je sens qu'au fond du cœur j'ai l'intime confiance que Luzan me sera rendu. Tu admires fa conduite; tu en seras bien plus surprise, quand tu sauras que j'ai reçu une lettre de Saintré, qui me marque qu'il est fort inquiet de son ami; qu'il lui a écrit dès l'instant de son arrivée à Londres, sans en avoir encore de réponse. Il me fait beaucoup d'excuses de la liberté qu'il prend de s'adresser à moi: il ajoute qu'étant parti quatre jours avant celui qui était comme fixé pour notre union, il craint que notre secret trabi n'ait peut-être forcé le chevalier à fuir pour éviter le courroux de son grand-père; que dans cette fâcheuse supposition, il n'avait pas cru devoir écrire à d'autres qu'à moi, pour apprendre sûrement de ses nouvelles. Que penses-tu, chère Henriette, de cette lettre de Saintré? Seroit-il possible que Luzan ne lui ait pas fait réponse? qu'il gardât le silence sur son mariage avec son meilleur, son unique ami......? Te l'avouerai-je, Henriette? Je crains que ce ne soit un détour pour pénétrer mes dispositions actuelles. Il est vrai que l'extrême franchise de Saintré devrait prévenir cet injurieux soupcon; mais il me paraît si incroyable que le chevalier ne lui ait rien communiqué de tout ce qui s'est passé, que je ne sais plus à quel sentiment m'arrêter. Dans cette incertitude, je suis résolue de ne faire réponse à Saintré, qu'après la décision de cette redoutable assemblée; je dis redoutable; car je te confesse que je serai dans de mortelles transes, jusqu'au moment où tu m'apprendras mon dernier arrêt....... Ah dieu! que ne puis-je animer de mes sentiments tous ceux qui doivent prononcer sur mon sort, sur celui de mademoiselle de N****! Ce vœu n'est pas injuste, n'est-il pas vrai, chère amie? car enfin, quand mademoiselle de N**** n'épouserait pas Luzan, elle n'en serait pas plus malheureuse. Au contraire, si dans quelques années sa santé se rétablissait assez bien pour qu'on pût la marier sans danger pour sa vie, elle aurait peut-être le bonheur de trouver quelqu'un, je ne dis pas d'aussi aimable que le chevalier, cela est impossible, mais un mari, dont le cœur serait libre, et en qui elle n'aurait pas une violente passion à combattre pour s'en rendre la maîtresse. Ne penses-tu pas comme moi, qu'après le malheur d'unir sa destinée à quelqu'un qu'on n'aime pas, il n'y en a point de si affreux, pour un femme vertueuse, que celui d'épouser un homme, dont le cœur est prévenu d'un véritable amour pour un autre objet? Tu es trop charmante, aimable Henriette, de faire tant d'efforts pour justifier tes dialogues avec la magnifique D****. Ils t'amusent, sans doute: faut-il d'autre raison pour t'autorifer à me les rendre avec une si scrupuleuse exactitude? Continue; sans cela, tu serais la première femme qui aurait résisté à l'occasion de t'égayer aux dépens des ridicules d'une autre. Ne prends point ceci en mauvaise part, je t'en supplie; car je te confesse que j'en ferais autant, si j'étais à ta place, comme tu ne dois pas non plus trouver étrange, qu'à la mienne, je me venge un peu des impatiences que tu me causes. Mais, comme tu dis, la conclusion m'apprend toujours quelque nouvelle satisfaisante; ainsi j'approuve le passé, le préfent et le futur. Je te promets donc de ne m'en plaindre de ma vie; lorsque je ferai trop pressée, je passerai à la fin de la lettre. Tu dois maintenant être fort à ton aise sur ce chapitre. J'espère que, quand ta belle-sœur serait accouchée, tu ne partirais point sans être informée par la D*** du résultat de l'assemblée. Quel sera-t-il? Tout mon corps frissonne, quand je songe à ce que tu vas m'apprendre. Tu as mal fait de me marquer l'heure du rendez-vous; car je fuis sûre d'un violent accès de fièvre, pendant le temps que je croirai tous ces parents assemblés. LETTRE LXX. De Madame d' Albi à Elisabeth. Calme tes sens, chère Elisabeth, et redouble de patience, pour lire paisiblement tout ce que j'ai à te raconter, si non vas à la fin de la lettre, comme tu m'en as malignement menacée; mais je suis bien sûre, qu'après avoir lu le mot décisif, tu te hâteras de revenir aux premières lignes, et que tu liras tout sans en excepter une syllabe. Je sais qu'un client n'en veut qu'à la conclusion; mais lorsqu'elle ne lui est pas favorable, il cherche à se consoler par la lecture du plaidoyer; de même, si mon Elisabeth n'était pas satisfaite du jugement rendu par les parents de mademoiselle de N***, elle voudra s'instruire de leurs différentes opinions, pour savoir qui a fait pancher la balance; ainsi je puis entrer dans tous les détails que la circonstance exige, bien convaincue que ta curiosité ne te permettra pas d'en négliger aucun. Je t'avais marqué que la belle-sœur de madame de N**** m'avait invitée à souper chez elle le jour de l'assemblée: mais elle n'a pas cru que ce fût assez, pour la gloire de son crédit, de m'apprendre de bouche son triomphe; elle a voulu que j'en fusse témoin. Elle m'a fait prier d'aller dîner. J'ai d'abord pensé que, sans doute, l'assemblée n'avait plus lieu; mais quelle a été ma surprise, quand la belle-sœur de madame de N*** m'a dit, du ton le plus sérieux, qu'elle se faisait un indicible plaisir de me présenter à ses parents, comme sa meilleure amie, et qu'elle voulait absolument que je visse de quelle façon elle s'y prenait pour les faire acquiefcer à ses volontés. Je lui ai observé que je les gênerois dans la circonstance actuelle, qu'on n'oserait se livrer devant une étrangère, ni discuter des intérêts de famille. Mes représentations ont été inutiles; elle m'a pressée avec tant d'instance, et ma curiosité était si vive, que j'ai consenti de rester, au risque de tout ce qu'il en pourrait résulter: mais je n'ai que lieu de m'en applaudir, car de ma vie je ne m'amusai davantage. Imagines-toi qu'il n'est point d'éloges resplendissants et outrés que la magnifique D**** n'ait donnés à mon attachement pour elle. Ensuite les louanges, sur tous les points, ont été prodiguées avec tant d'excès, que ta pauvre Henriette a{??} rougi vingt fois des glorieux mensonges de la D****, car elle m'a attribué six talents, au moins, et autant de vertus que je ne possède pas; elle a si bien disposé les esprits en ma faveur, qu'on a parlé devant moi avec, autant de confiance, que si j'eusse été de la famille. A cinq heures précises madame de ***, la baronne de ***, la vicomtesse de ***, le maréchal de ***, le président de ***, sont arrivés. L'évêque de ***, est venu seul, parce que, a-t-il dit en entrant, il ne pouvait supporter d'être deux dans une voiture; que cela le suffoquait. La D***, à demi-couchée dans une otomane, a reçu tout le monde avec un air de dignité tout-à-fait imposant. Après beaucoup de compliments de condoléance sur son indisposition, qui aura paru réelle, parce qu'elle a eu soin de ne point mettre de rouge, on s'est placé en cercle auprès de la souveraine, qui a rompu le silence, que chacun semblait garder pour méditer sur l'important sujet qui les avait réunis. Comment se porte aujourd'hui mademoiselle de N***, ma chère nièce favorite? Monsieur Patibe persiste-t-il toujoursdans ses sinistres augures? Hélas oui! a répondu madame de N***, en poussant un grand soupir; la maladie de cette précieuse enfant, a-t-elle ajouté, m'accable entièrement; et ce qui a mis le comble à ma douleur, c'est, comme vous voyez, la circonstance de ce mariage. Faudra-t-il une seconde fois dégager ma parole vis-à-vis du comte? Mais madame, a dit le président, cette précaution me paraît assez conforme à la prudence, j'y réfléchirai. ( Le maréchal. )Bonexpédient, parbleu! de renvoyer à la réflexion, quand le cas presse de prendre un parti. Si à l'instant de livrer bataille ou de se défendre des surprises de l'ennemi, un général disait à l'armée, messieurs, j'y penserai; mon cher président, nivousni moi ne serions pas contents d'être nés français . -- ( Le président. ) D'accord, monsieur le maréchal, dans votre hypothèse; mais la question de madame de N*** exige un mûr examen: je n'ai garde de brusquer cette décision. Si madame avait eu la bonté de me donner un mémoire, j'aurais été en état de rendre un jugement raisonné, et fur le champ: mais à ce défaut, j'emprunterai les armes de l'expérience. Ecoutez: vous vous souvenez tous que mon cousin, monsieur de N***, est mort de la même maladie, dont sa fille est attaquée; les médecins lui avaient prédit, et nommément monsieur Patibe, que, s'il se mariait, il n'aurait pas deux années de vie. Nous nous rappelons, avec douleur, qu'en effet il nous fut enlevé dix-huit mois après son mariage. Madame de N** a porté un mouchoir à ses yeux, et a bien tiré parti de son office pour se rougir les paupières. Le maréchal, avec impatience, a dit: pardon, mon cher président; mais, franchement, votre exemple ne vaut pas le diable, parce qu'il y a une grande différence entre monsieur de N*** et sa fille. Un homme n'est point réservé sur certains articles, sur-tout quand il a une jolie femme...... Ici madame de N*** a minaudé, comme si elle n'avait eu que vingt aux; la vicomtesse s'est couvert le visage avec son éventail......... Le maréchal a continué: mais mademoiselle de N***, qui n'a jamais été, ni ne sera dans le cas d'aucun excès, se trouverait parfaitement du mariage; bien plus, je soutiens qu'il lui est nécessaire, pour rétablir sa santé. Qu'en pense madame la vicomtesse? -- Moi, monsieur le maréchal, a-t-elle dit en détournant la tête avec un air de courroux, je ne saurais prononcer sur semblable matière: quand on souhaitera mon avis, j'espère qu'on choisira un autre sujet. -- ( Le maréchal. ) Voila qui est excellent, et de quoi faut-il donc parler? Ne sommes-nous pas venus pour consulter si l'on marierait mademoiselle de N***? -- ( La duch... ) Cela n'est pas douteux, et l'on est bien forcé, malgré soi, d'entrer dans ces détails. -- ( La vicomtesse piquée. ) Oui, mais l'on pourrait s'exprimer de façon à ne pas blesser la pudeur. -- ( L'évêque. ) L'objection de madame fait honneur à sa délicatesse. Cependant........ ( Le maréchal vivement. ) Insensiblement nous allons perdre de vue le principal sujet qui nous a conduits ici. -- ( L'évêque. ) Non, monsieur le maréchal, quoique je n'aie rien dit encore, je m'en occupe essentiellement. Mon avis est que, comme il n'est pas séant qu'une femme reste dans le monde sans avoir un état, celui de religieuse est le seul qui convienne à mademoiselle de N***. Il y a mille douceurs attachées à ce genre de vie, qui sont salutaires à une mauvaise santé. Monseigneur a raison, a dit la baronne; ma chère cousine a une poitrine si délicate, qu'il faut la regarder comme une femme perdue pour la société. Assemblées, bals, soupers, tout lui sera interdit; on la condamnerait au régime, à la vie pastorale; en vérité, ce n'est pas la peine de la marier à ce prix. Il serait infiniment plus avantageux que madame la D*** employât son crédit pour la faire nommer à quelque bonne abbaye. -- ( Le maréchal. ) Ma foi non, je ne vois rien de si sot et de si inutile, que l'existence d'une religieuse; il vaudrait cent fois mieux marier mademoiselle de N***, dût le mariage abréger sa vie, parce qu'elle passerait, au moins, quelques années agréables avec un mari. De plus, elle donnerait des citoyens à l'état, ce qui est plus glorieux, pour nous, que toutes les abbayes du monde; et la carrière la plus limitée, remplie de cette saçon, serait aussi plus avantageuse, pour mademoiselle de N***, que la plus longue vie passée à languir tristement dans un monastère. La D**** riait; la vicomtesse pliait les épaules d'indignation; l'évêque, panché dans son fauteuil, semblait être sourd; la baronne regardait les peintures d'une boîte de de la D****; le président prêtait une grave attention; madame de N*** consultait tous les yeux, et particulièrement, ceux de sa belle-sœur, pour pénétrer ce qu'on allait décider. Le président a pris la parole après quelques minutes de réflexion. La proposition de monsieur le maréchal, a-t-il dit, demanderait d'être discutée méthodiquement; qu'en pensent ces dames? Madame de N*** a regardé sa montre: bon dieu, qu'il est tard, s'est-elle écriée! je suis inquiète de ma chère enfant. Je suis pressée de m'en retourner; je désirerais bien qu'on se déterminât sur le parti qu'il faut prendre. ( Le président. ) Tout est comme arrêté, madame; j'ai donné mes conclusions. -- ( L'évêque. ) J'ai dit mon sentiment. -- ( La baronne. ) Je l'ai ratifié, et je crois qu'on ne peut qu'y applaudir. ( Le maréchal. ) Quant à moi, je vous jure que j'ai parlé pour le bien de la chose, on en fera tout ce qu'on voudra. -- ( La vicomtesse. ) J'opine fort pour le célibat. -- ( La duch.....) Et moi pour le mariage: mais pour ne rien précipiter, relisons les consultations de monsieur Dolin; vous verrez comme ses raisons sont victorieuses sur les faibles arguments de monsieur Patibe. Le président lui a dit, madame, madame, monsieur Patibe est très savant, sa réputation est très ancienne..... -- ( La duch. ) N'importe, vous allez entendre comme monsieur Dolin l'éclipse, par l'élégance et la finesse de son style............ Elle a fait présenter les bulletins à monseigneur, pour le prier de les lire, et quoique sa grandeur n'ait jamais prêché ses ouailles, non plus que devant le roi, il n'en a pas moins lu les bulletins, comme s'il eût déclamé un sermon. Toutes les femmes, et moi-même, se cachaient de leur éventail pour rire, excepté la D*** qui interrompait monseigneur à chaque phrase, pour faire remarquer à l'assemblée, l'élégance que monsieur Dolin savait mettre en traitant un si triste sujet. Convenez, disait-elle avec enthousiasme, qu'il est impossible de démontrer plus évidemment la nécessité de marier mademoiselle de N***. Ici les différentes grimaces ont recommencé; sur-tout la vicomtesse. Elle échappait des soupirs à demiétouffés; elle s'agitait sur son fauteuil, donnait un exercice violent à son éventail, comme si elle eût été suffoquée par la chaleur. Madame de N***, impatientée de ce qu'on ne concluait rien, a fixé sa belle-sœur comme pour la charger de prononcer en dernier ressort. La D...... qui n'avait pas besoin de cette mission tacite pour prendre le ton décisif, a dit, d'un air délibéré, je crois que tout le monde sera de mon avis: si dans huit jours ma nièce n'est pas convalescente, c'est-à-dire, presque rétablie, madame de N*** dégagera sa parole vis-à-vis du comte, si toutefois monsieur Dolin prenait un sentiment conforme à celui de monsieur Patibe. On a trouvé cette décision miraculeuse; on a félicité la D........ d'un si heureux dénouement; on s'est retiré fort satisfait, au moins en apparence. Lorsque nous avons été seules, a D...... m'a fait remarquer avec quel art elle avait amené tout le monde à son avis; c'était en ne contredisant celui de personne, et ne déclarant le sien qu'au moment où la matière et les contestations étaient épuisées. Je lui ai demandé si, intérieurement, elle avait résolu qu'on mariât sa nièce, quoiqu'il en pût arriver. Je n'ai aucun projet là-dessus, m'a-t-elle dit; je compte voir mon petit Dolin cette semaine: quand nous aurons causé ensemble, je verrai. S'il n'est pas fort attaché à l'idée de ce mariage, j'en dégouterai ma belle-sœur: je suis très certaine de lui faire faire ce que je voudrai à cet égard. Elle m'a fait promettre, en la quittant, d'y aller dans cinq à six jours. Je n'ai garde d'y manquer; il faudra bien que nous sachions ce qu'elle aura décidé avec son petit Dolin. Je le présume incapable de préférer la victoire de son opinion à la vie de mademoiselle de N*** ainsi tu peux, chère Elisabeth, espérer sans crime, puisqu'il ne s'agit plus que du consentement de monsieur Dolin, pour empêcher le mariage du chevalier. Les huit jours fixés par la D..... vont te paraître huit siècles; car les amants nomment ainsi, même les minutes, qui retardent l'accomplissement de leurs désirs; mais un sûr moyen de modérer ton impatience, c'est de songer que ce moment, dans lequel l'amour te transporte sans cesse, te découvrira une vérité cent fois plus affreuse, que tout ce que tu as éprouvé jusqu'à présent. Tu apprendras, peut-être, que Luzan ne t'aime plus....... Je vois d'ici que tu vas te fâcher de cette supposition; hé bien, n'en parlons plus! La lettre du bon Saintré m'étonne. Si elle ne contient rien que de vrai, il y a de la cruauté de le laisser dans l'inquiétude où il paraît être; mais comme tu ne pourrais lui écrire, sans entrer dans des détails sur lesquels ton cœur s'exprimerait avec trop de tendresse, vu la circonstance, je ne puis assez applaudir le rigoureux, mais nécessaire silence que tu t'es imposé: observele, je t'en conjure, jusqu'à la Consommation de tout événement. Bon soir: il y a deux heures que je t'écris. Je t'embrasse bien tendrement, et vais me coucher. Songe que dans huit jours tu seras, peut-être, comblée de joie, ou, peut-être, de douleur. Hélas! qui sait? LETTRE LXXI. D'Elizabeth à Madame d'Albi. Encore six jours d'incertitude, chère Henriette; je m'étais flattée que ta lettre m'apprendrait un arrêt irrévocable. Serai-je donc sans cesse en proie à de nouveaux tourments? A peine l'espoir me sourit, que je suis obsédée par la crainte et l'impatience. Cependant, quelque cruelle que soit cette situation, j'avoue qu'il est bien consolant de pouvoir espérer sans remords. Oui, chère amie, tu ne saurais concevoir combien les dernières paroles de la D........ ont soulagé mon cœur. Quel violent combat n'aurait-il pas eu à souffrir, si la rupture du mariage de mademoiselle de N*** n'eût dépendu que de l'issue funeste de sa maladie? L'amour, trop souvent victorieux de la conscience la plus délicate, m'aurait, peut-être, entraînée à de coupables désirs; ce qui aurait rendu ton Elisabeth mille fois plus malheureuse; car rougir de ses sentiments, sans pouvoir les vaincre, est le pire des maux pour une âme bien née: au lieu que je puis, d'après la confidence de la D......, souhaiter, sans crime, que l'amour-propre n'engage pas monsieur Dolin à sacrifier la vérité au futile honneur de l'emporter sur l'avis de son concurrent. Ainsi que mademoiselle de N*** soit rétablie ou non, au terme fixé, cela est indifférent pour sa destinée; ce sont les conseils de monsieur Dolin qui doivent la régler. Il faut convenir que la belle-sœur de madame de N*** se conduit par de singuliers motifs. Elle peut être de bonne foi dans sa confiance pour son protégé; mais il est bien affligeant que le sort de trois personnes dépende des principes d'un seul homme. Pouvons-nous compter qu'il n'abusera point de son ascendant sur l'esprit de la D....? Quel est celui dont la probité est assez exacte, pour prononcer contre ses intérêts, lorsqu'on l'établit juge en sa propre cause? Ces réflexions font naître plus d'alarmes dans mon cœur, que les conseils que ta barbare prudence me donne pour modérer, au moins, le désir de la rupture. Tu me dis de songer que peut-être Luzan ne m'aime plus. Ah! quand tout ce qui respire, quand toi-même me le dirais, je ne pourrais me le persuader. Juge donc si je puis me livrer à l'idée de n'être plus aimée; non, je ne le croirais jamais, à moins que Luzan ne me le dît lui-même. Si j'osais, je te prierais de m'envoyer Dubois, dès que la belle-sœur aura parlé à monsieur Dolin, et que tu seras instruite de ce qu'ils auront résolu; car de leur décision dépend uniquement la joie ou la mort de mon cœur. Que dis-je? il lui resterait encore trop de vie pour sentir sa perte. Hâte-toi de me dire, si je suis condamnée à ce malheur. LETTRE LXXII. de Madame d'Albi à Elisabeth. Etrange nouvelle, chère Elisabeth, que j'ai à t'apprendre; loin de mettre fin à ton incertitude, elle ne peut que l'accroître. Je viens de chez la belle-sœur de madame de N***. Il y avait une une heure qu'elle était partie, m'a-t-on dit, avec monsieur Dolin. Quelle raison si pressante a pu l'obliger d'aller Paris? Demain est l'expiration du terme convenu pour rompre les engagements pris avec le comte, au cas que mademoiselle de N**** ne soit pas rétablie. J'ignore si elle l'est: je l'ai demandé à une femme de la D......... qui m'a dit, qu'elle n'en avait point oui parler; que sa maîtresse était partie sans rien dire sur ce sujet. Me voilà, je t'assure dans une très vive inquiétude. Ne pourriez-vous entre toi et Julie imaginer quelqu'expédient pour envoyer ton oncle chez cette tante de mademoiselle de N**** qu'il connaît. Nous serions au moins instruites d'une partie de la vérité. Nous ne saurions pas tout; car cette parente n'est point initiée dans les intimes secrets de la famille. Elle n'a pas été invitée à l'assemblée, sur cela seul, je gagerais, qu'elle est dans l'infortune malgré le magnifique présent qu'elle destine à sa nièce. La bonne femme se sera épuisée par bonté d'âme ou par vanité, pour que son offrande puisse le disputer et entrer en lice avec celle des plus opulents. Je ne sais quelle impression te fera le brusque départ de la D.... pour moi, à te parler franchement, je n'en augure rien de bon. Cependant, comme ma crainte n'est fondée que sur des peut-être, ne la regarde point comme un pressentiment certain. Applique-toi toute entière au soin de nous éclaircir.... Mais ne devrais-je pas assez te connaître pour savoir que cette recommandation est superflue. Tu ne me parles plus de l'honnête monsieur d'Arbroc, cet homme dont l'amour timide et silencieux a tant d'éloquence. Je t'avoue que, si j'étais libre, je ne voudrais pas voir long-temps circuler autour de moi un amoureux de ce caractère. Si je m'étais aperçue de ses soupirs, je confesse qu'il exciterait ma pitié. Ensuite.... Ensuite, tu sais que le reste suit de bien près. Tu ne saurais imaginer combien je suis curieuse de le voir: mais malgré ce motif et de plus puissants mille fois, je ne puis aller à Paris. Ma belle-sœur n'accouche toujours point. Son enfant merveilleux, qui selon son calcul à bientôt dix mois, trouve le sein de sa mère une si agréable prison, qu'il se refuse constamment aux vœux que je fais pour sa liberté. Cependant, je sacrifierais volontiers dix années de ma vie, si je pouvais à ce prix être auprès de toi dans cette circonstance. Je serai beaucoup plus inquiète à présent, que je ne verrai point la D...... Il me semblait que, tant qu'elle serait ici, il ne pourrait rien arriver de funeste à tes intérêts. Maintenant je crains tout. Au nom du ciel, chère Elisabeth, ne me laisse pas ignorer long-temps ce qui se passe; songe que j'ai mon tourment et le tien à souffrir. LETTRE LXXIII. D'Elisabeth à Madame d'Albi. Chere et tendre amie, il se passe des choses inconcevables dont j'ignore la source et la fin, et qui ont failli me coûter la vie, il y a environ quatre heures. Nous commencions à dîner, lorsqu'un domestique a demandé à parler au baron. Tu sais que depuis que je suis avec lui, j'ai obtenu comme une grâce qu'il ne fît attendre, ni ne renvoyât personne. On a fait entrer. C'était un laquais de Luzan. Je tenais une assiette qui m'est échappée des mains, tant j'ai été frappée à l'apparition de ce domestique. Il a présenté un billet à mon oncle de la part du comte. Je ne puis bien démêler, si c'est la joie, la frayeur ou ces deux sentiments qui m'ont saisie, en entendant nommer le père du chevalier; mais j'ai demeuré sans voix, sans respiration, sans connaissance. On a été obligé de couper mon lacet, mes cordons. J'ai resté plus de trois quarts d'heure dans cet état. En reprenant l'usage de mes sens, j'ai vu mon oncle et Julie tout en larmes, et le pauvre monsieur d'Arbroc si pâle et si effrayé, que je juge par-là du danger où ma vie était. Je ne sais si le baron n'a rien soupçonné de la cause de mon accident; mais il s'est conduit comme s'il l'eût absolument ignorée. Pour monsieur d'Arbroc, il avait l'air si touché de ma situation, qu'on eût dit qu'il l'avait devinée, et qu'il partageait ma peine. Dès que j'ai été bien remise, mon oncle est sorti seul pour aller chez le comte, il est revenu après deux heures d'absence, a fait atteler sa chaise de poste, ne m'a parlé que de ma santé, est parti en recommandant qu'on ne l'attendît point, qu'il allait à....... chez l'évêque de..... Son neveu..... O mon Dieu! que me présage ce mystérieux voyage? Voudrait-on me caufer une surprise qui me ferait mourir de joie? Serois-je assez heureuse pour épouser Luzan, de l'aveu de sa famille et de celui de son oncle? Chere Henriette, je ne sais que penser; je me livre peut-être à une folle espérance...... Mais de quoi s'agirait-il donc?....... Ah! je frémis, quand je porte mes tristes regards sur le séjour de la D...... à Paris. Pourquoi y est-elle venue? Pourquoi mon oncle est-il donc allé si précipitamment chez l'évêque de.......? Que je vais souffrir jusqu'à son retour, et que je me reproche de ne pas avoir osé lui demander le sujet d'un si prompt voyage! Mais rien ne saurait m'arrêter. Dès qu'il sera de retour j'oserai, oui, j'aurai le courage de m'informer de mon malheur ou de la félicité qu'on me prépare, et sitôt que j'en serai instruite, je ferai prendre la poste à Lapierre. Compte, compte, chère amie, sur mon exactitude.