{"filename": "shelley_frankenstein.pdf", "content": " \nMary Shelley \nFRANKENSTEIN \nOU LE PROM\u00c9TH\u00c9E MODERNE \n(1817) \n \n \u00c9dition du groupe \u00ab Ebooks libres et gratuits \u00bb \u2013 2 \u2013 Table des mati\u00e8res \n \nPR\u00c9FACE ..................................................................................5 \nPREMI\u00c8RE LETTRE ................................................................8 \nDEUXI\u00c8ME LETTRE ............................................................. 13 \nTROISI\u00c8ME LETTRE............................................................. 18 \nQUATRI\u00c8ME LETTRE .......................................................... 20 \nI .............................................................................................. 30 \nII..............................................................................................36 \nIII ............................................................................................43 \nIV.............................................................................................52 \nV ............................................................................................. 60 \nVI.............................................................................................68 \nVII ........................................................................................... 77 \nVIII ......................................................................................... 90 \u2013 3 \u2013 IX........................................................................................... 101 \nX ............................................................................................109 \nXI............................................................................................117 \nXII ......................................................................................... 126 \nXIII........................................................................................ 133 \nXIV ........................................................................................140 \nXV.......................................................................................... 146 \nXVI ........................................................................................ 157 \nXVII.......................................................................................168 \nXVIII ..................................................................................... 175 \nXIX ........................................................................................ 185 \nXX.......................................................................................... 194 \nXXI ....................................................................................... 206 \nXXII....................................................................................... 219 \nXXIII ..................................................................................... 231 \u2013 4 \u2013 XXIV..................................................................................... 240 \nR\u00c9CIT DE WALTON (SUITE)..............................................250 \n\u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique................................ 268 \n \u2013 5 \u2013 PR\u00c9FACE \nLe fait sur lequel est fond\u00e9 ce r\u00e9cit imaginaire a \u00e9t\u00e9 consid\u00e9r\u00e9 \npar le Dr Darwin et par quelques auteurs physiologistes alle-mands comme n\u2019appartenant nullement au domaine de l\u2019impossible. Je ne voudrai pas que l\u2019on me suspecte le moins du monde d\u2019accorder \u00e0 une telle hypoth\u00e8se une adh\u00e9sion sans res-trictions ; n\u00e9anmoins en \u00e9chafaud ant ma narration sur ce point \nde d\u00e9part, je consid\u00e8re ne pas avoir cr\u00e9\u00e9 un encha\u00eenement de \nfaits terrifiants relevant fonci\u00e8rement du surnaturel. \n L\u2019\u00e9v\u00e9nement dans lequel l\u2019histoire puise son int\u00e9r\u00eat ne pr\u00e9-\nsente pas les d\u00e9savantages qui s\u2019attachent aux simples r\u00e9cits trai-tant de fant\u00f4mes ou de magie. Il s\u2019est impos\u00e9 \u00e0 moi par la nou-\nveaut\u00e9 des situations auxquelles il pouvait donner lieu, car, bien \nque constituant physiquement une impossibilit\u00e9, il offrait \u00e0 l\u2019imagination l\u2019occasion de cerner les passions humaines avec plus de compr\u00e9hension et d\u2019autorit\u00e9 que l\u2019on pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement vraisemblables. \n Je me suis donc efforc\u00e9e de conserver leur v\u00e9rit\u00e9 aux princi-\npes \u00e9l\u00e9mentaires de la nature hu maine, tout en n\u2019h\u00e9sitant pas \u00e0 \ninnover dans le domaine des combinaisons auxquelles ils pou-vaient donner lieu. Cette r\u00e8gle se retrouve dans L\u2019Iliade , le po\u00e8me \n\u00e9pique de la Gr\u00e8ce ancienne, dans La temp\u00eate et dans Le Songe \nd\u2019une Nuit d\u2019\u00c9t\u00e9 , de Shakespeare, et plus particuli\u00e8rement en-\ncore, dans Le Paradis Perdu , de Milton. Ce n\u2019est donc pas faire \npreuve de pr\u00e9somption, m\u00eame pour un humble romancier aspi-rant \u00e0 distraire le lecteur ou \u00e0 tirer de son art une satisfaction \npersonnelle, que d\u2019apporter \u00e0 ses \u00e9crits un licence, ou plut\u00f4t, une \u2013 6 \u2013 r\u00e8gle dont l\u2019emploi a fait \u00e9clore dans les plus belles pages de la \npo\u00e9sie tant d\u2019exquises combinaisons de sentiments humains. \n Le fait sur lequel repose mon histoire m\u2019est venu \u00e0 l\u2019id\u00e9e, \u00e0 la \nsuite d\u2019une simple conversation. La r\u00e9daction en fut entreprise, \nen partie par amusement, et en partie parce qu\u2019elle offrait un moyen d\u2019exercer les ressources latentes de l\u2019esprit. Mais, \u00e0 me-sure que l\u2019ouvrage prenait corps, d\u2019autres motifs sont venus \ns\u2019ajouter aux premiers. Je ne suis aucunement indiff\u00e9rente \u00e0 la \nmani\u00e8re dont le lecteur r\u00e9agira devant l\u2019une ou l\u2019autre des ten-dances morales dont mes personnages font preuve. Cependant, ma principale pr\u00e9occupation, dans ce domaine, sera d\u2019\u00e9viter les effets \u00e9nervants des romans actuels, et de montrer la douceur d\u2019une affection familiale ainsi que l\u2019excellence de la vertu univer-selle. Les opinions du h\u00e9ros, d\u00e9 coulant naturellement de son ca-\nract\u00e8re et de la situation dans la quelle il se trouve, ne doivent \nnullement \u00eatre consid\u00e9r\u00e9es comme refl\u00e9tant n\u00e9cessairement les miennes. De m\u00eame, aucune conclusion ne devrait \u00eatre tir\u00e9e de ces pages, qui soit de nature \u00e0 po rter pr\u00e9judice \u00e0 une quelconque \ndoctrine philosophique. \n L\u2019auteur a puis\u00e9 un int\u00e9r\u00eat accru dans la r\u00e9daction de cette \nhistoire, du fait que celle-ci a \u00e9t\u00e9 commenc\u00e9e dans le cadre majes-tueux o\u00f9 se d\u00e9roule la plus grande partie de l\u2019action, et cela en compagnie d\u2019amis qu\u2019il lui serait impossible de ne pas regretter. \n J\u2019ai, en effet, pass\u00e9 l\u2019\u00e9t\u00e9 de 1816 dans les environs de Gen\u00e8ve. \nLa saison fut froide et pluvieuse, cette ann\u00e9e-l\u00e0, aussi nous r\u00e9-\nunissions-nous chaque soir autour d\u2019un grand feu de bois, nous \ncomplaisant parfois \u00e0 nous conter mutuellement des histoires allemandes de revenants, que nous avions glan\u00e9es, ici et l\u00e0. Ces r\u00e9cits nous donn\u00e8rent l\u2019id\u00e9e d\u2019en inventer \u00e0 notre tour, dans le seul but de nous distraire. \n \u2013 7 \u2013 Deux amis \u2014 dont l\u2019un e\u00fbt, assur\u00e9ment, \u00e9crit une histoire in-\nfiniment plus apte \u00e0 s\u00e9duire le public que tout ce que je pourrais \njamais esp\u00e9rer imaginer \u2014 ces deux amis et moi d\u00e9cid\u00e2mes donc \nd\u2019\u00e9crire chacun un conte bas\u00e9 sur une manifestation d\u2019ordre sur-naturel. \n Mais le temps se r\u00e9tablit soudai n, et mes amis me quitt\u00e8rent \npour entreprendre un voyage \u00e0 travers les Alpes. Les sites splen-dides qui s\u2019offrirent \u00e0 eux leur firent bient\u00f4t perdre jusqu\u2019au sou-venir de leurs \u00e9vocations spectrales. Le r\u00e9cit que voici est, par cons\u00e9quent, le seul qui ait \u00e9t\u00e9 men\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 son ach\u00e8vement. \n \nMarlow, septembre 1817. \u2013 8 \u2013 PREMI\u00c8RE LETTRE \n\u00c0 madame Saville, en Angleterre \n \nSaint-P\u00e9tersbourg, 11 d\u00e9cembre 17.. \n Vous serez bien heureuse d'apprendre qu'aucun malheur n'a \nmarqu\u00e9 le commencement d'une entr eprise \u00e0 propos de laquelle \nvous nourrissiez de funestes pressentiments. Je suis arriv\u00e9 ici hier et mon premier soin est de rassure r ma s\u0153ur sur ma sant\u00e9 et de \nlui dire que je crois de plus en plus au succ\u00e8s de mon entreprise. \n Je suis d\u00e9j\u00e0 loin au nord de Londres. Quand je me prom\u00e8ne \ndans les rues de P\u00e9tersbourg, je sens la brise froide du nord se jouer sur mon visage : cela me fort ifie et me remplit de joie. Com-\nprenez-vous une telle sensation ? \n Cette brise qui vient des r\u00e9gions vers lesquelles je m'avance \nme donne un avant-go\u00fbt de leur climat glacial. \n Inspir\u00e9s par ces vents prometteurs, mes r\u00eaves deviennent \nplus fervents, plus vivants. J'essaie en vain de me persuader que le \np\u00f4le est le si\u00e8ge du froid et de la d\u00e9solation : il se pr\u00e9sente \u00e0 mon imagination comme le pays de la beaut\u00e9 et du plaisir. \u00c0 cet en-droit, Margaret, le soleil est toujours visible, son large disque frange presque l'horizon et r\u00e9pand un \u00e9clat perp\u00e9tuel. L\u00e0 \u2013 si vous \nle permettez, ma s\u0153ur, je ferai confiance aux nombreux naviga-teurs qui m'ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 -, l\u00e0, la neig e et la glace sont bannies et, en \nnaviguant sur une mer calme, on peut \u00eatre transport\u00e9 sur une terre qui surpasse en prodiges et en beaut\u00e9 toutes les r\u00e9gions d\u00e9-\u2013 9 \u2013 couvertes jusqu'ici dans le mond e habitable. Ses tr\u00e9sors et ses \npaysages peuvent \u00eatre sans exempl e \u2013 et la plupart des ph\u00e9nom\u00e8-\nnes c\u00e9lestes doivent sans doute trouver leur explication en ces \nlieux encore intacts. Mais que ne peut-on pas esp\u00e9rer dans un pays \nqui offre une \u00e9ternelle lumi\u00e8re ? Je pourrais y d\u00e9couvrir la puis-sance merveilleuse qui attire l'aiguille des boussoles, y entrepren-dre d'innombrables observations c\u00e9lestes qui n'attendent que ce \nvoyage pour d\u00e9voiler leur \u00e9trang et\u00e9 apparente. Je vais assouvir \nmon ardente curiosit\u00e9 en explorant une partie du monde qui n'a jamais \u00e9t\u00e9 visit\u00e9e avant moi et pe ut-\u00eatre fouler un sol o\u00f9 aucun \nhomme n'a jamais march\u00e9. Tels sont mes \u00e9mois et ils suffisent pour annihiler toute crainte du da nger et de la mort, pour m'en-\ncourager \u00e0 partir de l'avant avec d\u00e9termination, ainsi qu'un enfant qui s'embarque sur un petit bateau avec ses camarades pour d\u00e9-\ncouvrir la rivi\u00e8re qui baigne so n pays natal. Mais, en supposant \nque toutes ces conjectures soient fa usses, vous ne pouvez contester \nl'inestimable b\u00e9n\u00e9fice que j'apporterai \u00e0 l'humanit\u00e9 jusqu'\u00e0 la der-ni\u00e8re g\u00e9n\u00e9ration, au cas o\u00f9 je d\u00e9couvrirais, \u00e0 proximit\u00e9 du p\u00f4le, un passage vers ces contr\u00e9es que nous atteignons aujourd'hui apr\u00e8s tant de mois, ou si je r\u00e9ussissais \u00e0 percer le secret de la force ma-\ngn\u00e9tique, lequel ne peut \u00eatre mis \u00e0 jour, \u00e0 moins que ce ne soit im-\npossible, que par un effort comparable au mien. \n Ces r\u00e9flexions ont dissip\u00e9 l'agitation avec laquelle j'ai com-\nmenc\u00e9 ma lettre, et je sens mo n c\u0153ur se remplir d'un enthou-\nsiasme qui m'\u00e9l\u00e8ve jusqu'au ciel ; rien n'est plus propice \u00e0 tran-quilliser l'esprit qu'un projet bien solide \u2013 un projet pr\u00e9cis sur le-\nquel on peut fixer toute son atte ntion. Cette exp\u00e9dition a \u00e9t\u00e9 le \nr\u00eave favori de mes ann\u00e9es d'enfance. J'ai lu avec passion les r\u00e9cits \nde voyages entrepris dans le but de parvenir au nord de l'oc\u00e9an \nPacifique, \u00e0 travers les mers du p\u00f4le. Vous devez vous souvenir \nque la biblioth\u00e8que de l'oncle Thomas \u00e9tait compos\u00e9e d'un ensem-ble d'ouvrages sur l'histoire de tous les voyages de d\u00e9couverte. Mon \u00e9ducation fut n\u00e9glig\u00e9e. \u2013 10 \u2013 \nPourtant, j'aimais \u00e9norm\u00e9ment lire et j'\u00e9tudiais ces ouvrages \nnuit et jour et au fur et \u00e0 mesure que j'en prenais connaissance, je regrettais la d\u00e9cision que mon avai t prise sur son lit de mort, alors \nque j'\u00e9tais encore un enfant \u2013 d\u00e9 fense avait \u00e9t\u00e9 faite \u00e0 mon oncle \nde me laisser embrasser la carri\u00e8re de marin. \n Ces visions s'att\u00e9nu\u00e8rent lorsque je lus, pour la premi\u00e8re fois, \ncertains po\u00e8tes dont les effusi ons p\u00e9n\u00e9traient mon \u00e2me et m'\u00e9le-\nvaient jusqu'au ciel. Je devins po\u00e8te moi aussi et je v\u00e9cus une an-n\u00e9e durant dans le Paradis de ma propre cr\u00e9ation. Je croyais de la sorte d\u00e9nicher une place dans le temple o\u00f9 \u00e9taient consacr\u00e9s les \nnoms d'Hom\u00e8re et de Shakespeare. Vous savez \u00e0 quel point je me suis tromp\u00e9 et de quelle fa\u00e7on j'ai eu \u00e0 supporter mon d\u00e9pit. \n Mais justement, c'est \u00e0 cette \u00e9poque que j'ai h\u00e9rit\u00e9 de mon \ncousin et que mes pens\u00e9es ont recouvr\u00e9 leurs premi\u00e8res inclina-tions. \n Six ans se sont pass\u00e9s depuis que j'ai pris la pr\u00e9sente d\u00e9ci-\nsion. \u00c0 pr\u00e9sent, je peux m\u00eame me rappeler l'heure o\u00f9 je me suis \nvou\u00e9 \u00e0 cette entreprise importante. J'ai commenc\u00e9 par habituer mon corps \u00e0 la fatigue. J'ai accompagn\u00e9 des baleiniers dans plu-sieurs exp\u00e9ditions en mer du Nord ; je me suis volontairement soumis au froid, au je\u00fbne, \u00e0 la soif, \u00e0 l'absence de sommeil. Pen-\ndant la journ\u00e9e, j'ai souvent travaill\u00e9 plus dur que n'importe quel marin, alors que la nuit, j'\u00e9tudiais les math\u00e9matiques, les th\u00e9ories \nm\u00e9dicales et ces branches de la science physique par lesquelles un \nmarin peut tirer le grand profit. \u00c0 deux reprises, je me suis engag\u00e9 comme contre-ma\u00eetre pour la p\u00eache au Groenland et je me suis acquitt\u00e9 de ma t\u00e2che \u00e0 merveille . Et j'avoue m\u00eame avoir \u00e9prouv\u00e9 \nune certaine fiert\u00e9 lorsque le capitaine m'a offert le commande-\nment en second de son vaisseau avant de me demander de rester \u00e0 bord, tant il \u00e9tait satisfait de mes services. \u2013 11 \u2013 \nEt maintenant, ma ch\u00e8re Margar et, ne suis-je pas en \u00e9tat \nd'accomplir quelque chose de grand ? J'aurais pu vivre dans l'ai-sance et le luxe mais, loin de me complaire dans la fortune, j'ai \npr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la gloire. Oh, si une voix encourageante pouvait me r\u00e9pon-\ndre par l'affirmative ! \n Mon courage et ma r\u00e9solution sont in\u00e9branlables, bien que \nmes espoirs connaissent des hauts et des bas et que je me sente souvent d\u00e9prim\u00e9. Je vais donc entreprendre ce long et p\u00e9rilleux voyage dont les vicissitudes exigeront toute ma force d'\u00e2me. Et je dois non seulement stimuler le moral des autres mais pr\u00e9server le mien, lorsqu'ils seront dans l'\u00e9preuve. \n C'est la meilleure saison pour voyager en Russie. On vole ra-\npidement sur la neige dans les tra\u00eeneaux : le mouvement en est doux et, selon moi, beaucoup plus agr\u00e9able qu'une diligence an-glaise. Le froid n'est pas excessif pour peu qu'on soit envelopp\u00e9 de fourrures \u2013 un costume que j'ai d\u00e9 j\u00e0 adopt\u00e9, car il y a une grande \ndiff\u00e9rence entre se promener sur un pont et rester assis plusieurs heure sans remuer, sans qu'aucun exercice emp\u00eache le sang de geler dans vos veines. Je n'ai nullement l'intention de perdre la vie sur la route entre Saint-P\u00e9tersbourg et Archangel. \n J e p a r t i r a i p o u r c e t t e v i l l e d a n s d e u x o u t r o i s s e m a i n e s e t \nmon intention est d'y louer un vaisseau, ce qui facile en versant une caution au propri\u00e9taire, et d'en gager autant de matelots que je \ncroirai n\u00e9cessaires parmi ceux qui sont habitu\u00e9s \u00e0 la p\u00eache \u00e0 la baleine. Je ne compte pas partir avant le mois de juin. Et quand serais-je de retour ? Ah ! \n Ma ch\u00e8re s\u0153ur, comment r\u00e9pondre \u00e0 cette question ? Si je r\u00e9-\nussis, des mois, des ann\u00e9es peut-\u00eatre s'\u00e9couleront avant nos re-trouvailles ! Sinon, vous me reverrez bient\u00f4t \u2013 ou jamais. \u2013 12 \u2013 \nAdieu, ma ch\u00e8re, ma tendre Margaret. Que le ciel vous b\u00e9-\nnisse et qu'il me prot\u00e8ge afin qu e je puisse toujours t\u00e9moigner ma \ngratitude pour tout votre amour et vos bont\u00e9s. \n \nVotre fr\u00e8re affectionn\u00e9, \nR.Walton. \u2013 13 \u2013 DEUXI\u00c8ME LETTRE \n\u00c0 Madame Saville, en Angleterre \n \nArchangel, 28 mars 17.. \n Que le temps passe lentement ici, o\u00f9 je suis entour\u00e9 par la \nglace et par la neige ! Mais j'ai progress\u00e9 d'un pas dans mon entre-prise. J'ai lou\u00e9 un vaisseau et je suis occup\u00e9 \u00e0 r\u00e9unir des matelots. \nCeux que j'ai d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9s semblent \u00eatre des hommes sur lesquels je puis compter et qui, \u00e0 coup s\u00fbr, poss\u00e8dent un courage in\u00e9bran-\nlable. \n Mais un de mes souhaits n'a pas encore pu \u00eatre exauc\u00e9 et \nc e t t e l a c u n e e s t p o u r m o i l e p l u s g r a n d d e s m a u x . J e n ' a i p a s d'ami, Margaret : si je suis entr a\u00een\u00e9 par l'enthousiasme du succ\u00e8s, \npersonne ne pourra participer \u00e0 ma joie. Si je rencontre quelque revers, qui me redonnera du courage ? \n Je confierai mes pens\u00e9es au papier, il est vrai, mais c'est un \npauvre moyen de communiquer ses sentiments. \n J'aimerais avoir la compagnie d'un homme qui sympathise-\nrait avec moi et dont le regard r\u00e9pondrait au mien. Vous devez me juger romantique, ma ch\u00e8re s\u0153ur, mais j'ai r\u00e9ellement besoin d'un ami. Je ne connais personne pr\u00e8s de moi qui soit affectueux et courageux, qui ait quelque cult ure, des go\u00fbts semblables aux \nmiens, qui aime ce que j'aime, qui puisse approuver ou amender mes plans. Comment trouver un ami capable de r\u00e9parer les fautes de votre pauvre fr\u00e8re ! Je suis tr op ardent dans l'ex\u00e9cution de mes \u2013 14 \u2013 travaux et trop impatient devant le s difficult\u00e9s. Mais le plus grave, \nc'est que je me suis \u00e9duqu\u00e9 moi- m\u00eame : durant les quatorze pre-\nmi\u00e8res ann\u00e9es de mon existence, je n'ai rien fait que de banal et je \nn'ai lu que les livres de voyage de l'oncle Thomas. \u00c0 un \u00e2ge plus avanc\u00e9, j'ai commenc\u00e9 \u00e0 d\u00e9couvrir les po\u00e8tes les plus c\u00e9l\u00e8bres de notre pays mais ce n'est que lorsque je me suis rendu compte que je ne pouvais plus en tirer profit que j'ai compris \u00e0 quel point il \u00e9tait n\u00e9cessaire d'apprendre la langue des autres pays. \u00c0 pr\u00e9sent, j'ai vingt-huit ans et, en r\u00e9alit\u00e9, je suis moins cultiv\u00e9 que la plupart \ndes gar\u00e7ons de quinze ans. Il re ste que je pense davantage et que \nmes songeries sont plus vastes et plus magnifiques, quoiqu'elles \nmanquent de coh\u00e9rence (comme le disent les peintres). Oui, j'ai grandement besoin d'un ami \u2013 un ami qui serait assez sens\u00e9 pour \nn e p a s m e p r e n d r e p o u r u n r o m a n t i q u e e t d o n t l a c o m p a g n i e pourrait quelque peu temp\u00e9rer mes extravagances. \n Baste, ce sont l\u00e0 des plaintes inutiles ! Ce n'est certainement \npas dans l'oc\u00e9an immense que je tr ouverai un ami, ni davantage ici \n\u00e0 Archangel, parmi les marchands et les marins. Toutefois, des sentiments qu'on ne s'attend pas \u00e0 rencontrer chez des \u00eatres rudes animent certains c\u0153urs. Mon lieutenant, par exemple, est un homme d'un grand courage et d'un e d\u00e9termination \u00e9tonnante. Il \naspire fortement \u00e0 la gloire, ou plut\u00f4t \u00e0 l'avancement dans sa car-ri\u00e8re. Il est Anglais et, nonobsta nt les pr\u00e9jug\u00e9s nationaux et pro-\nfessionnels, il n'est pas abruti par la culture et conserve quelques-unes des plus nobles qualit\u00e9s humaines. J'avais d'abord fait sa connaissance dans un baleinier ; qu and j'ai appris qu'il se trouvait \nsans emploi dans cette ville, je l' ai engag\u00e9 aussit\u00f4t afin qu'il me \nseconde dans mon entreprise. L'ho mme a un caract\u00e8re \u00e9gal et il \nest connu pour sa gentillesse et son respect de la discipline. Cette circonstance qui s'ajoute \u00e0 son int\u00e9grit\u00e9 et \u00e0 son courage a fait que j'\u00e9tais tr\u00e8s d\u00e9sireux de l'engager. Ma jeunesse pass\u00e9e dans la soli-tude, mes meilleures ann\u00e9es v\u00e9cues sous votre douce et f\u00e9minine influence ont tellement affin\u00e9 le fond de mon caract\u00e8re que je ne \u2013 15 \u2013 peux pas supporter l'habituelle brutalit\u00e9 qui r\u00e8gne \u00e0 bord d'un na-\nvire : je n'ai jamais cru qu'elle \u00e9t ait n\u00e9cessaire, et lorsque j'ai en-\ntendu parler un marin r\u00e9put\u00e9 pour sa gentillesse, son d\u00e9vouement \net son sens de la subordination, j'ai \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement heureux de pouvoir m'assurer de ses services. J'ai entendu parler de lui, d'une mani\u00e8re plut\u00f4t romanesque, par une dame qui lui doit le \nbonheur de sa vie. Voici bri\u00e8vement cette histoire. Il y a quelques \nann\u00e9es, il aimait une jeune dame russe de peu de fortune, alors \nqu'il avait pour sa part, gr\u00e2ce \u00e0 ses prises, amass\u00e9 une somme consid\u00e9rable. Le p\u00e8re de la jeune fille consentit donc \u00e0 ce qu'il l'\u00e9pouse. \n Pourtant, lorsque le jeune homme fit sa d\u00e9claration, elle se \nmit \u00e0 pleurer, se jeta aux pieds de son pr\u00e9tendant et lui confessa \nqu'elle aimait un autre \u2013 un ga r\u00e7on pauvre, ce qui expliquait \npourquoi son p\u00e8re n'avait jamais voulu consentir \u00e0 cette union. Le jeune homme la rassura et comme e lle lui r\u00e9v\u00e9lait le nom de son \namant, il cessa aussit\u00f4t de lui faire la cour. Avec son argent, il avait d\u00e9j\u00e0 achet\u00e9 une ferme o\u00f9 il comptait passer le reste de ses jours. Il en fit don \u00e0 son rival et alla jusq u'\u00e0 lui c\u00e9der sa fortune pour qu'il \npuisse acheter du b\u00e9tail. L\u00e0-dessu s, il demanda lui-m\u00eame au p\u00e8re \nde la jeune fille d'accepter qu'e lle \u00e9pouse l'homme qu'elle aimait. \nMais le p\u00e8re refusa cat\u00e9goriquem ent, pensant qu'il y allait d'une \nquestion d'honneur, et comme son attitude restait inflexible, notre marin quitta le pays. Il y retourna n\u00e9anmoins, quand il apprit que celle qu'il aimait s'\u00e9tait finalement mari\u00e9e. \u00ab Quel noble c\u0153ur ! \u00bb Allez-vous vous exclamer \u2013 et vous aurez raison. Il se trouve que ce n'est pas le cas : notre homme n'ouvre jamais le bouche et une \nesp\u00e8ce de nonchalance ignorante \u00e9mane de lui. Curieux compor-\ntement qui mitige l'int\u00e9r\u00eat et la sympathie qu'il devrait susciter. \n Mais si j'ai l'air de me plaindre un peu, si je puis concevoir \ndans mes travaux une consolation que je ne conna\u00eetrai peut-\u00eatre jamais, ne croyez pas que je sois incertain dans mes r\u00e9solutions. \u2013 16 \u2013 Elles sont invariables comme les destin et mon voyage n'est \u00e0 pr\u00e9-\nsent diff\u00e9r\u00e9 que jusqu'a`ce que le temps me permette de prendre \nla mer. L\u2019hiver a \u00e9t\u00e9 atrocement rude mais le printemps s'annonce bien et tout indique que la sais on sera remarquablement pr\u00e9coce, \nsi bien qu'il n'est peut-\u00eatre pas impossible que nous partions plus t\u00f4t que pr\u00e9vu. \n Je garderai mon sang-froid : vous me connaissez assez pour \nme faire confiance. Si la s\u00e9curit\u00e9 des autres est en jeu, je serai pru-\ndent et r\u00e9fl\u00e9chi. \n J e s u i s i n c a p a b l e d e v o u s d \u00e9 p e i n d r e t o u t c e q u e j e r e s s e n s , \nalors que je suis sur le point de mettre mon projet en ex\u00e9cution. Il est impossible de vous donner une id\u00e9e de mes agitations, agr\u00e9a-\nbles et p\u00e9nibles \u00e0 la fois, dans la fi\u00e8vre du d\u00e9part. Je vais vers des r\u00e9gions inconnues, au \u00ab pays du brouillard et de la neige \u00bb, mais je ne tuerai aucun albatros. Ne soye z donc pas alarm\u00e9e sur mon sort, \nne vous attendez pas \u00e0 ce que je revienne, \u00e0 l'instar de \u00ab l'Ancien Marinier \u00bb, \u00e9puis\u00e9 et mis\u00e9rable. Vous devez sourire \u00e0 cette allu-\nsion mais je vais vous d\u00e9voiler un secret. J'ai souvent attribu\u00e9 mon attachement, ma passion et mon enthousiasme pour les dangereux \nmyst\u00e8res de l'oc\u00e9an aux \u0153uvres le s plus extravagantes des po\u00e8tes \nmodernes. Quelque chose, quelque chose que je ne suis pas \u00e0 m\u00eame de comprendre, agite mon \u00e2me. Je suis s\u00fbrement beso-gneux \u2013 entreprenant comme un artisan qui travaille avec pers\u00e9-v\u00e9rance et courage \u2013 mais en outre il y a en moi l'amour du mer-veilleux, la croyance au merveilleux, pr\u00e9sente dans tous mes pro-jets. Ceci me pousse \u00e0 m'\u00e9loigner des sentiers battus, jusqu'\u00e0 af-fronter la mer sauvage et ces pays inconnus que je vais bient\u00f4t ex-\nplorer. \n Mais il faut revenir \u00e0 des consid\u00e9rations plus plaisantes. \u2013 17 \u2013 Vous reverrais-je prochainemen t, apr\u00e8s avoir travers\u00e9 des \nmers immenses et apr\u00e8s avoir doub l\u00e9 le cap le plus au sud de \nl'Afrique ou de l'Am\u00e9rique ? Je ne puis esp\u00e9rer un tel bonheur mais je n'ose pas non pl us regar der le revers du tableau. Po ur l e moment, continuez \u00e0 m'\u00e9crire \u00e0 la moindre occasion : je pourrais recevoir vos lettres, alors que j'en aurais le plus besoin pour me fortifier l'esprit. Je vous aime tr\u00e8s tendrement \n Souvenez-vous de moi avec affection, quand bien m\u00eame vous \nne devriez plus entendre parler de moi. \nVotre fr\u00e8re affectionn\u00e9, \nRobert Walton. \u2013 18 \u2013 TROISI\u00c8ME LETTRE \n\u00c0 Madame Saville, en Angleterre \n \n7 juillet, 17.. \n Ma ch\u00e8re s\u0153ur, Je vous \u00e9cris quelques lignes \u00e0 la h\u00e2te pour vous dire que je \nsuis en bonne sant\u00e9 \u2013 et que je progresse bien dans mon voyage. \nCette lettre arrivera en Anglete rre par l'interm\u00e9diaire d'un mar-\nchand qui rentre d'Archangel dans sa famille. Il est plus chanceux que moi qui ne verrai peut-\u00eatr e pas mon pays natal avant plu-\nsieurs ann\u00e9es. Je suis toutefois dans d'excellentes dispositions : mes hommes sont courageux et semblent fermes dans leurs r\u00e9so-lutions. \n Ils ne craignent pas les bancs de glace que nous affrontons \nsans cesse et qui indiquent les dangers des contr\u00e9es vers lesquelles nous nous avan\u00e7ons. Nous avons d\u00e9 j\u00e0 atteint une latitude tr\u00e8s \u00e9le-\nv\u00e9e. Ici, c'est l'\u00e9t\u00e9, bien qu'il ne fasse pas aussi chaud qu'en Angle-\nterre. Les vents du sud qui nous poussent rapidement vers les ri-\nves o\u00f9 je suis impatient d'accoster renouvellent \u00e0 tout moment la temp\u00e9rature. Je ne m'y attendais pas. \n Pas d'\u00e9v\u00e9nements jusqu'ici susc eptibles de devoir figurer \ndans une lettre. Un ou deux coups de vent et un m\u00e2t bris\u00e9 \u2013 des accidents qu'un marin avis\u00e9 ne rapp elle jamais et je serais bien \nheureux si rien de pire ne nous arrivait pendant notre voyage. \n \u2013 19 \u2013 Adieu, ma ch\u00e8re Margaret. Soye z assur\u00e9e que par amour pour \nvous et pour moi-m\u00eame je n'irai pas aveugl\u00e9ment \u00e0 la rencontre \ndu danger. Je resterai froid, pers\u00e9v\u00e8rent et prudent. \n Mais le succ\u00e8s viendra couronne r mes efforts. Pourquoi pas ? \nJusqu'\u00e0 ce jour, j'ai progress\u00e9, j'ai trac\u00e9 un chemin s\u00fbr \u00e0 travers les \nmers \u2013 et les \u00e9toiles elles-m\u00eames peuvent \u00eatre les t\u00e9moins de mon triomphe. Et d'ailleurs pourquoi n'aurais-je progress\u00e9, si les \u00e9l\u00e9-ments, m\u00eame s'ils sont hostiles, le permettent ? Qui peut arr\u00eater un c\u0153ur d\u00e9termin\u00e9 et un homme r\u00e9solu \u00e0 tout ? \n Contre mon gr\u00e9, mon c\u0153ur s'\u00e9panche de lui-m\u00eame ! Mais je \ndois finir. Que le ciel vous b\u00e9nisse, ma s\u0153ur ch\u00e9rie ! \nR. W. \u2013 20 \u2013 QUATRI\u00c8ME LETTRE \n\u00c0 Madame Saville, en Angleterre \n \n5 ao\u00fbt 17.. \n L'\u00e9v\u00e9nement que nous venons de vivre est si \u00e9trange que je ne \npeux pas m'emp\u00eacher de vous le rapporter, m\u00eame s'il est probable que nous allons nous revoir avant m\u00eame que cette lettre soit par-venue en votre possession. \n Lundi dernier (le 31 juillet), nous \u00e9tions presque entour\u00e9s par \nla glace qui encerclait notre navire de toutes parts, lui laissant \u00e0 \npeine un espace o\u00f9 il flottait. Notre situation \u00e9tait extr\u00eamement \ndangereuse, surtout qu'un \u00e9pais brou illard nous enveloppait. Nous \nsommes rest\u00e9s sur place, esp\u00e9rant quelque changement, une at-mosph\u00e8re et un temps plus favorables. \n Vers les deux heures, le broui llard se dissipa et nous aper\u00e7\u00fb-\nmes autour de nous d'immenses \u00eelots de glace d\u00e9chiquet\u00e9s : ils semblaient ne pas avoir de bornes. \n Quelques-uns de mes compagnons se mirent \u00e0 g\u00e9mir et je \ncommen\u00e7ais aussi \u00e0 devenir inquiet, quand soudain notre atten-tion fut attir\u00e9e par un objet bizarr e, de telle sorte que la situation \no\u00f9 nous trouvions nous pr\u00e9occupa moins. \n Nous distingu\u00e2mes un chariot bas, fix\u00e9 sur un tra\u00eeneau et tir\u00e9 \npar des chiens, passer au nord, \u00e0 la distance d'un demi-mille. Une silhouette de forme humaine, de toute apparence de stature gigan-\u2013 21 \u2013 tesque, \u00e9tait assise dans le tra\u00eeneau et guidait les chiens. Avec nos \nt\u00e9lescopes, nous observ\u00e2mes la rapi dit\u00e9 de la course du voyageur, \njusqu'\u00e0 ce que celui-ci disparaisse parmi les enchev\u00eatrements de glace. \n Cette circonstance nous sid\u00e9ra . Nous \u00e9tions \u2013 ou du moins \nnous pensions nous trouver \u00e0 des centaines de milles de la terre. Mais cette apparition laissait su pposer le contraire : en r\u00e9alit\u00e9 \nnous \u00e9tions moins loin que nous le croyions \n Comme nous \u00e9tions entour\u00e9s de glace, il ne nous fut pas pos-\nsible d'en suivre les traces avec une attention plus soutenue. \n Environ deux heures apr\u00e8s cette rencontre nous per\u00e7\u00fbmes le \ngrondement de la mer et avant la nuit la glace se rompit et lib\u00e9ra le \nnavire. Mais nous rest\u00e2mes sur pl ace jusqu'au matin de peur de \nheurter dans l'obscurit\u00e9 ces grandes masses qui d\u00e9rivent, d\u00e8s lors que la glace s'est bris\u00e9e. J'en prof itai \u00e0 ce moment-l\u00e0 pour me re-\nposer quelques heures. \n Dans la matin\u00e9e cependant, au point du jour, je montai sur le \npont et trouvai tous les matelots r\u00e9unis d'un seul c\u00f4t\u00e9 du navire, \ncomme s'ils parlaient \u00e0 quelqu'un qu i se trouvait dans la mer. Et \nen effet, un tra\u00eeneau semblable \u00e0 celui que nous avions vu avait d\u00e9riv\u00e9 vers nous pendant la nuit, sur un \u00e9norme morceau de glace. \nUn seul chien encore \u00e9tait vivant. Mais il y avait aussi un homme auquel les matelots s'adressaient pour qu'il monte \u00e0 bord. Ce \nn'\u00e9tait pas, ainsi que l'autre voyageur le paraissait, un habitant sauvage d'une \u00eele inconnue mais un Europ\u00e9en. Lorsque j'arrivai \nsur le pont, le second lui dit \n \u2013 Voici notre capitaine ! Il ne vous laissera jamais p\u00e9rir en \npleine mer. \n \u2013 22 \u2013 En m'apercevant, l'\u00e9tranger m'adressa la parole en anglais, \nbien qu'avec un accent \u00e9tranger : \n \u2013 Avant que je monte \u00e0 bord de votre vaisseau, dit-il, auriez-\nvous la bont\u00e9 de me dire de quel c\u00f4t\u00e9 vous vous dirigez ? \n Vous devez concevoir mon \u00e9tonne ment en entendant la ques-\ntion que posait cet homme qui \u00e9tait plong\u00e9 dans les affres et \u00e0 qui mon vaisseau devait para\u00eetre comme un bien plus pr\u00e9cieux que tous ceux que l'on rencontre sur la terre. Je lui r\u00e9pondis toutefois que nous allions en exploration vers le p\u00f4le Nord. \n Il parut satisfait et accepta de monter \u00e0 bord. Mon Dieu, \nMargaret, si vous aviez vu l'homme qui capitulait ainsi pour son salut, vous auriez connu une \u00e9norme surprise ! \n Ses membres \u00e9taient presque gel\u00e9s et son corps \u00e9tait atroce-\nment meurtri par la fatigue et la souffrance. Je n'ai jamais vu un h o m m e d a n s u n t e l \u00e9 t a t . N o u s n o u s e f f o r \u00e7 \u00e2 m e s d e l e c o n d u i r e dans la cabine mais, d\u00e8s qu'il ne fut plus en plein air, il perdit \nconnaissance. Nous le ramen\u00e2mes aussit\u00f4t sur le pont et, pour qu'il recouvre ses esprits, nous le frott\u00e2mes avec de l'eau de vie et \nf\u00eemes en sorte qu'il en avale une faible quantit\u00e9. Petit, \u00e0 petit, il redonna des signes de vie. Nous l'envelopp\u00e2mes alors dans des \ncouvertures et nous le pla\u00e7\u00e2mes pr\u00e8s du po\u00eale de la cuisine. Il alla \nprogressivement de mieux en mieux et prit un peu de potage pour se revigorer. \n Deux jours se pass\u00e8rent de la so rte, sans qu'il f\u00fbt capable de \nparler, et je craignis souvent que ses souffrances ne l'eussent priv\u00e9 de raison. Lorsqu'il fut quelque pe u r\u00e9tabli, je le conduisis dans \nma propre cabine et l'entourai de mes soins, autant qu'il m'\u00e9tait possible de le faire. Je n'ai jamais vu un individu plus curieux : ses yeux ont d'ordinaire une expression sauvage, comme s'il \u00e9tait fou, \u2013 23 \u2013 mais \u00e0 certains moments, pour peu qu'on soit gentil avec lui ou \nqu'on lui rende quelque service, sa physionomie devient lumi-\nneuse, \u00e0 telle enseigne qu'elle respire un sentiment de bienveil-lance et de douceur rare. Mais il est plus g\u00e9n\u00e9ralement m\u00e9lancoli-que et d\u00e9pressif \u2013 et parfois il grince les dents, \u00e0 croire qu'il n'a pas le courage de supporter le po ids des malheurs qui l'accablent. \n Quand mon h\u00f4te fut dans de meilleures dispositions, j'eus \ngrand-peine \u00e0 \u00e9loigner de lui les hommes qui br\u00fblaient de lui po-ser mille questions. Je ne voulai s pas qu'il f\u00fbt tourment\u00e9 par leur \nvaine curiosit\u00e9, \u00e9tant donn\u00e9 que l'am\u00e9lioration de son \u00e9tat mental et physique d\u00e9pendait \u00e9videmment du repos le plus total. Une fois seulement, le lieutenant lui demand a pourquoi il \u00e9tait venu de si \nloin sur la glace avec un \u00e9quipage tellement insolite. \n Sa physionomie prit aussit\u00f4t une expression de profond cha-\ngrin et il r\u00e9pondit : \n \u2013 Pour poursuivre quelqu'u n qui avait pris la fuite \n \u2013 Et l'homme que vous poursuiviez voyageait-il de la m\u00eame \nfa\u00e7on ? \n \u2013 Oui. \u2013 Dans ce cas, je crois que nous l'avons vu. La veille du jour \no\u00f9 nous avons recueilli, nous av ons aper\u00e7u sur une banquise des \nchiens qui tiraient un tra\u00eeneau o\u00f9 un homme avait pris place. \n Cet \u00e9change \u00e9veilla l'attention de l'\u00e9tranger et il posa une \nmultitude de questions \u00e0 propos de la route qu'avait suivie le d\u00e9-\nmon, comme il l'appelait. Par la suit e, quand il fut seul avec moi, il \nme dit : \n \u2013 24 \u2013 \u2013 J'ai sans aucun doute \u00e9veill\u00e9 votre curiosit\u00e9, comme aussi \ncelle de ces braves gens, mais vous \u00eates trop poli pour mener une \nenqu\u00eate. \n \u2013 C'est vrai. Ce serait plut\u00f4t impertinent et inhumain, si j'en \njuge votre \u00e9tat, de vous interroger. \n \u2013 Et pourtant vous m'avez sauv\u00e9 d'une \u00e9trange et p\u00e9rilleuse \nsituation, vous m'avez g\u00e9n\u00e9reusement rendu \u00e0 la vie. \n Ensuite, il me demanda si je pe nsais que la rupture de la glace \navait d\u00e9truit l'autre tra\u00eeneau. Je lui dis que je ne pouvais pas r\u00e9-pondre avec certitude, puisque la glace ne s'\u00e9tait pas bris\u00e9e avant \nminuit et que le voyageur avait eu la possibilit\u00e9 de trouver un abri. \nMais je ne pouvais gu\u00e8re appr\u00e9cier la situation. \n \u00c0 partir de ce moment-l\u00e0, un regain de vitalit\u00e9 anima le corps \nmeurtri de l'\u00e9tranger. Il manifestait une grande \u00e9nergie \u00e0 se trou-ver sur le pont afin de guetter le tra\u00eeneau que nous avions aper\u00e7u \nauparavant. Je l'engageai pourtant \u00e0 rester dans sa cabine car il \n\u00e9tait beaucoup trop faible pour supporter les rigueurs de l'atmos-\nph\u00e8re. Je lui promis qu'on ferait le guet \u00e0 sa place et qu'on l'averti-\nrait imm\u00e9diatement, au cas o\u00f9 on aurait la vision d'un nouvel ob-jet. \n Tel est mon journal jusqu'\u00e0 cette date concernant cette \n\u00e9trange circonstance. L'homme a progressivement recouvr\u00e9 sa sant\u00e9 mais il reste tr\u00e8s silencieux et donne des signes de g\u00eane lors-qu'un autre que moi entr e dans sa cabine. Toutefois, ses mani\u00e8res \nsont si conciliantes et si douces que les marins s'int\u00e9ressent \u00e0 son sort, bien qu'ils aient eu peu de ra pport avec lui. Pour ma part, je \ncommence \u00e0 l'aimer comme un fr\u00e8re. Son profond et perp\u00e9tuel chagrin attise en moi la sympathie et la compassion. Il a \u00e9t\u00e9 sans \u2013 25 \u2013 aucun doute un homme remarquable \u00e0 une certaine \u00e9poque de sa \nvie, pour rester encore dans le malheur si attrayant et si aimable. \n Je disais dans une de mes lettres, ma ch\u00e8re Margaret, que je \nne trouverais pas d'ami sur le vaste oc\u00e9an. Et voil\u00e0 que je ren-contre un homme que j'aurais \u00e9t\u00e9 heureux d'appr\u00e9cier comme un \nfr\u00e8re, avant qu'il ne f\u00fbt marqu\u00e9 par le malheur. \n Je continuerai de loin en loin mon journal sur l'\u00e9tranger, si de \nnouveaux avatars se pr\u00e9sentent. \n \n13 ao\u00fbt, 17.. \n Mon affection pour mon h\u00f4te augmente chaque jour. Il excite \n\u00e0 tout le moins mon admiration et ma piti\u00e9 \u00e0 un degr\u00e9 incroyable. \nComment pourrais-je voir une perso nne aussi noble d\u00e9truite par le \nchagrin sans \u00e9prouver la plus grande peine ? Il est si gentil et pourtant si r\u00e9serv\u00e9 \u2013 il est si cultiv\u00e9 ! Quand il parle, ce sont des propos qui coulent avec brio, avec une facilit\u00e9 et une \u00e9loquence \npeu communes. \n Il est \u00e0 pr\u00e9sent parfaitement r\u00e9tabli, et il ne quitte plus le \npont, selon toute apparence pour guetter le tra\u00eeneau qui a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 le sien. Pourtant, quelque malheureu x qu'il soit, il n'est pas exclu-\nsivement pr\u00e9occup\u00e9 par sa propre infortune : il s'int\u00e9resse vive-\nment aux projets des autres. Il m' a longuement questionn\u00e9 sur les \nmiens et je les lui ai communiqu\u00e9s sans d\u00e9tour. Il a retenu avec \nattention les arguments que j'avan \u00e7ais sur l'\u00e9ventuel succ\u00e8s de \nmon entreprise \u2013 et m\u00eame les mo indres d\u00e9tails des mesures que \nj'avais mises en \u0153uvre. Par la sym pathie qu'il exerce sur moi, j'ai \nlaiss\u00e9 parler mon c\u0153ur, j'ai dit avec toute l'ardeur de mon \u00e2me combien je serais heureux de sacr ifier ma fortune, mon existence \nm\u00eame, si cela devait contribuer \u00e0 la r\u00e9ussite de mon entreprise. La vie ou la mort, d'un homme sont peu de choses quand le savoir est \u2013 26 \u2013 en jeu, quand il s'agit d'en acqu\u00e9r ir la ma\u00eetrise compl\u00e8te pour le \ntransmettre \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9 et pour le plus grand bien de notre race. \nAlors que je parlais, une profonde tristesse apparut sur le visage \nde mon interlocuteur. Je constatai d'abord qu'il essayait de ma\u00eetri-\nser son \u00e9motion et il pla\u00e7a les mains devant ses yeux. Ma voix trembla et me manqua lorsqu'\u00e0 travers ses doigts je vis couler des larmes. Il eut un g\u00e9missement. Je me tus. Puis il prit la parole, la \nvoix \u00e9teinte : \n \u2013 Malheureux ! Est-ce vous partagez ma folie ? Avez-vous \n\u00e9galement bu ce breuvage \u00e9tourdi ssant ? \u00c9coutez-moi, laissez-moi \nvous raconter mon histoire et vous jetterez la coupe loin de vos l\u00e8vres ! \n De telles paroles, vous pouvez le concevoir, excit\u00e8rent forte-\nment mon imagination. Mais le paroxysme de douleur qui avait saisi l'\u00e9tranger eut rai son de ses forces chancelantes et plusieurs heure de repos et de tranquillit\u00e9 furent n\u00e9cessaires \u00e0 soi r\u00e9tablis-\nsement. \n Apr\u00e8s cette crise violente, il donna l'impression de se maudire \npour s'\u00eatre laiss\u00e9 emporter par la passion. \n Dominant la sombre tyrannie de son d\u00e9sespoir, il me reparla \nde quelques sujets qui me tenaient \u00e0 c\u0153ur. Il voulut conna\u00eetre l'histoire de mon enfance \u2013 ce fut vite fait ! Mais une multitude de pens\u00e9es m'avaient travers\u00e9 l'esprit. Je lui avouai le besoin que j'\u00e9prouvais de rencontrer un ami qui p\u00fbt sympathiser avec moi, convaincu qu'un homme n'est pas heureux s'il n'a pas cette \nchance. \n \u2013 Je suis d'accord avec vous, me r\u00e9pondit l'\u00e9tranger, nous \nsommes des cr\u00e9atures imparfaites, ne vivant qu'\u00e0 moiti\u00e9, si un \u00eatre \nplus sage meilleur, plus cher que nous-m\u00eame, c'est-\u00e0-dire un ami, \u2013 27 \u2013 n'est pas l\u00e0 pour nous aider, pour soutenir nos faiblesses. Autre-\nfois, j'ai eu un ami, la plus noble des cr\u00e9atures humaines, et c'est \u00e0 \nce titre que je suis capable de juger la v\u00e9ritable amiti\u00e9. Vous avez l'esp\u00e9rance et le monde devant vous, vous ne devez d\u00e9sesp\u00e9rer de rien. Mais moi\u2026 j'ai tout perdu et je ne peux pas refaire ma vie. \n Et tandis qu'il parlait, son visage eut une expression de calme \ntristesse qui me meurtrit le c\u0153ur. Puis, il se tut et bient\u00f4t regagna sa cabine. \n Malgr\u00e9 l'abattement de son esprit, nul ne peut jouir plus vi-\nvement que lui des beaut\u00e9s de la natu re. Le ciel \u00e9toil\u00e9, la mer, tous \nles spectacles qu'offrent ces r\u00e9gions merveilleuses semblent encore avoir le pouvoir d'\u00e9lever son \u00e2m e. Un tel homme a une double \nexistence : il peut supporter le malheur et, \u00eatre la proie des d\u00e9sil-lusions. \n Pourtant, quand il rentre en lui-m\u00eame, il ressemble \u00e0 un es-\nprit c\u00e9leste entour\u00e9 d'un halo qui le prot\u00e8ge du chagrin et de la \nfolie. \n Si vous riez de l'enthousiasme avec lequel je m'exprime sur \ncet aventurier extraordinaire, c'es t parce que vous ne pouvez pas le \nvoir. Vous avez \u00e9t\u00e9 \u00e9duqu\u00e9e, choy\u00e9e par les livres et la solitude, et vous \u00eates devenue un peu sceptique. Mais cela devrait vous per-mettre aussi de mieux appr\u00e9cier les m\u00e9rites rares de cet homme extraordinaire. J'ai essay\u00e9 de d\u00e9 couvrir la qualit\u00e9 qu'il poss\u00e8de, \ncelle qui domine chez lui et qui fait qu'il transcende tellement tou-tes les autres personnes que j'ai connues. Je crois qu'il s'agit d'un discernement intuitif, un sens du jugement rapide et infaillible, une connaissance de la nature de s choses, \u00e0 la fois pr\u00e9cise et \nclaire. \u00c0 quoi s'ajoutent une facilit\u00e9 d'expression et une voix dont les multiples intonations sont m\u00e9lodieuses. \n \u2013 28 \u2013 19 ao\u00fbt, 17.. \n \nL'\u00e9tranger m'a dit hier : \u2013 Vous pouvez constater ais\u00e9ment, capitaine Walton, que j'ai \n\u00e9prouv\u00e9 de grands et incomparables malheurs. J'\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 d'abord \u00e0 ensevelir \u00e0 jamais le so uvenir de ces maux mais vous \navez chang\u00e9 ma r\u00e9solution. Vous \u00eates en qu\u00eate du savoir et de la sagesse. Je l'ai \u00e9t\u00e9 aussi. Je souhaite ardemment que l'accomplis-sement de vos d\u00e9sirs ne devienne pas pour vous, comme ce, le fut pour moi, un poison venimeux. J'ignore si la relation de mes d\u00e9-boires pourrait vous \u00eatre utile. Cependant, lorsque je songe que vous \u00eates en train de suivre l'itin \u00e9raire que j'ai d\u00e9j\u00e0 suivi et que \nvous vous exposez \u00e0 certains p\u00e9rils qui ne me furent pas \u00e9pargn\u00e9s, \nj'imagine que vous serez en mesure de tirer une morale de mon histoire : elle sera profitable, si vous r\u00e9ussissez. En cas d'\u00e9chec, ce sera pour vous une consolation. Pr\u00e9parez-vous \u00e0 entendre des faits \nqu'on \u00e0 l'habitude de qualifier de merveilleux. Si nous nous \u00e9tions \ntrouv\u00e9s dans un d\u00e9cor moins imposant, j'aurais eu peur de ne pas \u00eatre cru, peut-\u00eatre de vous para\u00eetre ridicule. Mais beaucoup de choses para\u00eetront possibles dans ces r\u00e9gions sauvages et myst\u00e9-\nrieuses, m\u00eame si elles devraient faire rire ceux qui ignorent les innombrables pouvoirs de la nature. Mais je ne doute pas que mon histoire ne porte avec elle l'\u00e9vid ence de la v\u00e9rit\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements \nqui la composent. \n Il vous est facile d'imaginer ma joie quand cette proposition \nm'a \u00e9t\u00e9 faite. Mais je redoutais qu'e lle ravive aussi le chagrin et le \nd\u00e9sespoir de mon h\u00f4te. Et pourtant, je br\u00fblais d'entendre la rela-tion promise, moiti\u00e9 par curiosit\u00e9, moiti\u00e9 parce que j'avais le vif d\u00e9sir d'am\u00e9liorer son sort, si cela \u00e9tait dans mon pouvoir. J'expri-mai ces sentiments dans ma r\u00e9ponse. \n \u2013 29 \u2013 \u2013 Merci pour votre sympathie, me r\u00e9pondit-il, mais ce n'est \npas n\u00e9cessaire. Ma destin\u00e9e est presque accomplie. \n Je n'attends plus qu'une seule chose, apr\u00e8s quoi je reposerai \nen paix. Je sais ce qui vous anime, me dit-il encore comme j'allais \nl'interrompre, mais vous vous m\u00e9pr enez, mon ami, si je puis me \npermettre de vous appeler ainsi. Rien ne peut changer ma desti-n\u00e9e. \u00c9coutez mon histoire et vo us comprendrez combien mon sort \nest irr\u00e9vocable. \n Il me dit alors qu'il entreprendrait son r\u00e9cit le lendemain, d\u00e8s \nque j'aurais le temps de l'\u00e9coute r. Cette promesse lui valut mes \nremerciements les plus chaleureux. Je r\u00e9solus de consigner cha-que soir, si tant est que j'en aurais le loisir, ce qu'il m'aurait ra-\ncont\u00e9 dans la journ\u00e9e, dans les te rmes les plus exacts que possible. \n\u00c0 d \u00e9 f a u t d e q u o i , j e r \u00e9 d i g e r a i s a u m o i n s q u e l q u e s n o t e s . C e m a -nuscrit vous procurera sans doute le plus grand plaisir ; moi, moi \nqui ai connu cet homme et qui ai entendu le r\u00e9cit de ses propres l\u00e8vres \u2013 quel int\u00e9r\u00eat et quelle sympathie ne vais-je pas y trouver lorsque je le relirai plus tard ! M\u00eame aujourd'hui, alors que je \ncommence ma t\u00e2che, sa voix expressive sonne \u00e0 mes oreilles, ses yeux lumineux me regardent avec toute leur douceur m\u00e9lancoli-que, et j e vois sa mai n f ine qui se soul\u00e8ve lorsqu'il bouge, tandis \nque ses traits refl\u00e8tent l'\u00e9clat de son \u00e2me. Comme cette histoire doit \u00eatre \u00e9trange et bouleversante ! \u00c0 l'instar de la temp\u00eate qui s'est abattue sur ce beau navire en pleine course et qui en a fait \nune \u00e9pave ! \u2013 30 \u2013 I \nJe suis n\u00e9 \u00e0 Gen\u00e8ve et ma famille est l'une de plus importan-\ntes de cette r\u00e9publique. Mes anc\u00eatres ont \u00e9t\u00e9, de longues ann\u00e9es durant, conseillers ou syndics et mon p\u00e8re a occup\u00e9 plusieurs fonctions officielles avec honneur et gloire. Il \u00e9tait respect\u00e9 par tous ceux qui connaissaient en lui son int\u00e9grit\u00e9 et son inlassable d\u00e9vouement au bien public. Il fut, dans sa jeunesse, constamment absorb\u00e9 par les affaires de son pays. Un certain nombre de faits l'emp\u00each\u00e8rent de se marier t\u00f4t et ce ne fut que sur le d\u00e9clin de sa vie qu'il se maria et devint p\u00e8re de famille. \n Comme les circonstances de son mariage illustrent son carac-\nt\u00e8re, je ne puis pas ne pas les rela ter. Parmi ces amis intimes, figu-\nrait un commer\u00e7ant qui, apr\u00e8s avoi r connu la fortune, tomba dans \nla pauvret\u00e9, \u00e0 la suite de quelqu es op\u00e9rations malheureuses. Cet \nhomme dont le nom \u00e9tant Beaufort \u00e9tait un \u00eatre orgueilleux et in-\nflexible : il ne put se faire \u00e0 l'id\u00e9e de vivre pauvre et oubli\u00e9 dans ce \nm\u00eame pays o\u00f9 il avait brill\u00e9 autr efois par sa richesse et sa puis-\nsance. \n Il paya ses dettes, de la fa\u00e7on la plus honorable, et se retira \navec sa fille \u00e0 Lucerne o\u00f9 il v\u00e9cut dans l'oubli et la mis\u00e8re. \n Mon p\u00e8re aimait beaucoup Beaufort et il fut fort affect\u00e9 par \ncette retraite provoqu\u00e9e par de p\u00e9nibles circonstances. \n Il regretta le faux orgueil de son ami, d'autant que ce dernier \navait agi d'une mani\u00e8re qui n'\u00e9tait pas digne de l'affection qui les unissait. Il partit sans tarder \u00e0 sa recherche dans le but de le per-\u2013 31 \u2013 suader de reprendre son commerce, gr\u00e2ce \u00e0 son cr\u00e9dit et \u00e0 son \nassistance. \n Beaufort avait pris toutes les mesures n\u00e9cessaires pour se ca-\ncher et ce ne fut qu'au bout de dix mois que mon p\u00e8re d\u00e9couvrit sa retraite. Fou de joie, il se rendit dans sa maison qui \u00e9tait situ\u00e9e dans une ruelle, pr\u00e8s de la Reuss. \n Mais lorsqu'il y entra, seuls la mis\u00e8re et le d\u00e9sespoir l'accueil-\nlirent. Beaufort n'avait sauv\u00e9 de son naufrage qu'une faible somme \nd'argent mais elle devait suffire pour subsister quelques mois ; il \nesp\u00e9rait alors obtenir une place respectable chez un n\u00e9gociant. Dans l'intervalle, il resta donc inactif, ce qui ne fit qu'attiser son chagrin car il avait le loisir de r\u00e9fl\u00e9chir sur les revers qu'il avait essuy\u00e9s. Au bout de trois mois, il \u00e9tait devenu apathique et, inca-pable du moindre effort, il dut garder le lit. \n Sa fille prit soin de lui avec la plus grande tendresse. Avec d\u00e9-\nsespoir aussi car leurs faibles ressources diminuaient rapidement et qu'il n'y en avait pas d'autres . Par bonheur, Caroline poss\u00e9dait \nune volont\u00e9 peu commune et son courage grandit dans l'adversit\u00e9. Elle se procura une occupation honn\u00eate, tressa de la paille et, par quelques moyens, s'ing\u00e9nia \u00e0 gagner de quoi subvenir aux besoins essentiels. \n Plusieurs mois se pass\u00e8rent ainsi. L'\u00e9tat de son p\u00e8re empirait, \nelle consacrait la plus grande partie de son temps \u00e0 le soigner, ses ressources s'\u00e9puisaient et, dix mo is plus tard, Beaufort mourut \ndans ses bras, la laissant orphel ine et d\u00e9munie. Ce dernier coup \nl'accabla. Elle \u00e9tait agenouill\u00e9e en larmes, devant le cercueil, lors-que mon p\u00e8re entra dans la chambr e. Il apparut \u00e0 la pauvre fille \ncomme un ange protecteur et elle se confia \u00e0 lui. Apr\u00e8s l'enterre-\nment de son ami, il la conduisit \u00e0 Gen\u00e8ve et la pla\u00e7a sous la protec-\ntion d'un parent. Deux ans plus tard, Caroline devenait sa femme. \u2013 32 \u2013 \nIl y avait, entre mes parents, une grande diff\u00e9rence d'\u00e2ge mais \ncela parut renforcer les liens d'a ffection et de d\u00e9vouement qui les \nunissaient. Il y avait chez mon p\u00e8re un tel sens de la justice qu'il ne lui \u00e9tait pas possible d'aimer une personne qu'il ne pouvait pas estimer. Peut-\u00eatre autrefois avait-il souffert de l'infid\u00e9lit\u00e9 d'une femme et attribuait-il d\u00e8s lors plus de prix \u00e0 une vertu \u00e9prouv\u00e9e. \n Son attachement pour ma m\u00e8re \u00e9tait fait de gratitude et \nd'adoration que l'\u00e2ge ne peut expliquer : il respectait ses qualit\u00e9s et s'effor\u00e7ait par ce moyen de lui faire oublier toutes les peines qu'elle avait, endur\u00e9es. Il se comp ortait avec elle avec une gr\u00e2ce \ninexprimable : tout visait \u00e0 satisfaire ses d\u00e9sirs et ses go\u00fbts. Il cherchait \u00e0 la prot\u00e9ger, comme un jardinier prot\u00e8ge une plante \nexotique contre toute intemp\u00e9rie, et multipliait les attentions afin \nd'\u00e9mouvoir agr\u00e9ablement sa nature douce et bienveillante. \n La sant\u00e9 de ma m\u00e8re et m\u00eame sa tranquillit\u00e9 d'esprit avaient \n\u00e9t\u00e9 fortement \u00e9branl\u00e9es par le ma lheur. Mon p\u00e8re, durant les deux \nann\u00e9es qui avaient pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 son mariage, avait progressivement abandonn\u00e9 ses fonctions publiques. \n Apr\u00e8s leur union, mes parents gagn\u00e8rent aussit\u00f4t l'Italie. Le changement de d\u00e9cor, l'int\u00e9 r\u00eat d'un tel voyage dans un \npays aussi merveilleux devaient ra ffermir la sant\u00e9 de ma m\u00e8re. \n Apr\u00e8s l'Italie, ils visit\u00e8rent l'Allemagne et la France. Moi, leur \npremier enfant, je naquis \u00e0 Naples et d\u00e9j\u00e0 en bas \u00e2ge je les accom-\npagnai dans leurs p\u00e9riples. Je fus leur seul enfant, durant plu-sieurs ann\u00e9es. Bien qu'ils fussent fo rtement attach\u00e9s l'un \u00e0 l'autre, \nmes parents puisaient dans leur amour m\u00eame l'immense affection qu'ils me prodiguaient. Les tendres caresses de ma m\u00e8re, les sou-rires g\u00e9n\u00e9reux de mon p\u00e8re inondent mes premiers souvenirs. \u2013 33 \u2013 J'\u00e9tais leur jouet et leur idole et quelquefois plus encore leur en-\nfant, l'innocente et faible cr\u00e9ature que le ciel leur avait donn\u00e9e \npour l'\u00e9lever dans le bien et qu'ils se devaient de conduire vers le bonheur ou vers le malheur, selon qu'ils s'acquitteraient bien ou mal de leurs devoirs envers moi, Avec la conscience profonde de ce \nqu'ils devaient \u00e0 l'\u00eatre, qu'ils av aient enfant\u00e9 et gr\u00e2ce \u00e0 leur g\u00e9n\u00e9-\nrosit\u00e9, on peut imaginer que ma vie avec eux fut, \u00e0 tout instant, une le\u00e7on de patience, de charit\u00e9, de ma\u00eetrise de soi : guid\u00e9e par un fil de soie, elle fut une succession de jours heureux. \n Pendant longtemps, je fus l'un ique objet de leurs soins. \n Ma m\u00e8re d\u00e9sirait beaucoup avoir une fille mais je continuais \n\u00e0 \u00eatre leur seul enfant. Vers ma cinqui\u00e8me ann\u00e9e, nous f\u00eemes un voyage au-del\u00e0 de la fronti\u00e8re italienne pour passer une semaine \nsur les bords du lac de C\u00f4me. Mes parents rendaient souvent visite \u00e0 de pauvres gens. Pour ma m\u00e8re, ce n'\u00e9tait pas tant un devoir qu'une n\u00e9cessit\u00e9, qu'une passion. E lle se souvenait de ce qu'elle \navait elle-m\u00eame endur\u00e9 et se sentait oblig\u00e9e de devenir \u00e0 son tour un ange consolateur. Au cours d'une promenade, une pauvre ma-sure au fond d'un vallon attira son attention par son aspect d\u00e9la-\nbr\u00e9 : de nombreux enfants v\u00eatus de haillons jouaient dans les pa-rages \u2013 l'image m\u00eame du d\u00e9nuement le plus absolu. Un jour, alors que mon p\u00e8re s'\u00e9tait rendu \u00e0 Milan, ma m\u00e8re m'emmena visiter ce logis. \n Elle y trouva un paysan et sa femme, des gens qui travail-\nlaient dur, qui \u00e9taient terrass\u00e9s par la mis\u00e8re et qui devaient nour-\nrir cinq enfants affam\u00e9s. L'un d' entre eux capta plus particuli\u00e8re-\nment l'attention de ma m\u00e8re. C'\u00e9t ait une petite fille qui semblait \nappartenir \u00e0 un tout autre mond e. Alors que les quatre autres \n\u00e9taient de robustes petits vagabonds aux yeux fonc\u00e9s, elle \u00e9tait mince et blonde. Ses cheveux \u00e9taient si brillants qu'ils semblaient, nonobstant la pauvret\u00e9 des v\u00eateme nts, poser une couronne sur sa \u2013 34 \u2013 t\u00eate. Son front \u00e9tait calme et d\u00e9gag\u00e9, ses yeux bleus et limpides, \nses l\u00e8vres, les traits de son visage refl\u00e9taient une sensibilit\u00e9, une \ndouceur telles qu'en les apercevant, on ne pouvait pas s'emp\u00eacher \nde penser qu'elle \u00e9tait d'une esp\u00e8 ce diff\u00e9rente, une cr\u00e9ature en-\nvoy\u00e9e par le ciel dont la physionomie avait une empreinte ang\u00e9li-que. \n La paysanne s'aper\u00e7ut que ma m\u00e8 re regardait avec \u00e9merveil-\nlement cette jolie petite fille et, aussit\u00f4t, elle lui raconta son his-toire. Non, ce n'\u00e9tait pas son enfant mais bien la fille d'un noble milanais. La m\u00e8re, une Allemande, \u00e9tait morte en lui donnant le \njour. L'enfant avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9e chez ces braves gens, \u00e0 une \u00e9poque \no\u00f9 ils jouissaient d'une meilleure situation. Eux-m\u00eames \u00e9taient mari\u00e9s depuis peu et leur premier b\u00e9b\u00e9 venait pr\u00e9cis\u00e9ment de na\u00ee-tre. Quant au p\u00e8re de la fillette, c'\u00e9tait un de ces Italiens \u00e9lev\u00e9s dans le souvenir de l'ancienne magnificence de son pays, un de ces schiavi ognor frementi qui combattait lui-m\u00eame pour son ind\u00e9-\npendance. Il avait \u00e9t\u00e9 la victime de son courage et l'on ne savait trop s'il vivait encore ou s'il croupissait toujours dans les prisons \nautrichiennes. Ses biens avaient \u00e9t\u00e9 confisqu\u00e9s et c'est pourquoi sa fille \u00e9tait orpheline et pauvre. Elle avait v\u00e9cu aupr\u00e8s de ses parents \nd'adoption et elle avait grandi dans cette masure, un peu comme une rose au milieu des ronces. \n Quand mon p\u00e8re revint de Milan, il trouva jouant \u00e0 mes c\u00f4t\u00e9s \ndans le vestibule de notre demeur e, une enfant plus belle qu'un \nch\u00e9rubin, une cr\u00e9ature dont le regard irradiait et dont les mouve-ments \u00e9taient plus gracieux que ceux des chamois sur les monta-gnes. Cette pr\u00e9sence fut rapideme nt expliqu\u00e9e. Avec son accord, \nma m\u00e8re persuada les paysans qui la gardaient de lui confier la \ncharge de l'enfant. Ils l'aimaient certes et pour eux elle avait \u00e9t\u00e9 \nune b\u00e9n\u00e9diction. Mais ils comprirent qu'il n'\u00e9tait pas juste de la laisser dans la pauvret\u00e9 et le be soin au moment o\u00f9 la Providence \u2013 35 \u2013 lui assurait une protection plus pu issante. Ils consult\u00e8rent le cur\u00e9 \ndu village : il fut d\u00e9cid\u00e9 qu'\u00c9lisabeth \n Lavenza viendrait habiter la mais on de mes parents. Elle ne \nfut pas seulement une s\u0153ur pour moi mais aussi la d\u00e9licieuse \ncompagne de mes \u00e9tudes et de mes loisirs. \n Tout le monde adorait \u00c9lisabeth . L'attachement passionn\u00e9, la \nv\u00e9n\u00e9ration que chacun lui vouait et qui m'animait aussi furent mon orgueil et mon ravissement. La veille de son arriv\u00e9e, ma m\u00e8re m'avait dit, comme si elle plaisantait : \n \u00ab J'ai un joli cadeau pour mon Victor. Il le recevra demain. \u00bb \nEt c'est pourquoi, lorsqu'elle me pr\u00e9senta le lendemain \u00c9lisabeth comme le cadeau qui m'\u00e9tait promis, je pris ses propos \u00e0 la lettre, avec la gravit\u00e9 de l'enfance, et je voulus tenir \u00c9lisabeth pour \nmienne \u2013 afin de la prot\u00e9ger, de l'aimer et de la ch\u00e9rir. Les louan-ges qu'on lui adressait, je consid\u00e9r ais qu'elles m'\u00e9taient destin\u00e9es. \nNous nous appelions famili\u00e8rement cousin et cousine. Aucun mot, \naucune expression ne pourraient traduire l'amiti\u00e9 qu'elle me por-tait \u2013 elle qui \u00e9tait plus que ma s\u0153ur et que je voulais \u00e0 moi jus-\nqu'\u00e0 la mort. \n \u2013 36 \u2013 II \nNous avons \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9s ensemble. Il n'y avait m\u00eame pas un an \nde diff\u00e9rence entre nous. Je n'ai pas besoin de dire que nous \u00e9tions \u00e0 l'abri de toute dissension, de toute dispute. Notre amiti\u00e9 \u00e9tait empreinte de l'harmonie la plus totale et la diversit\u00e9, le contraste qui subsistait dans nos caract\u00e8r es nous rapprochaient davantage \nl'un de l'autre. \u00c9lisabeth \u00e9tait pl us calme, plus appliqu\u00e9e que moi. \nAvec mon temp\u00e9rament plus fougueux, je pouvais n\u00e9anmoins mieux me concentrer et, \u00e0 l'inverse d'elle, j'\u00e9tais avide de connais-\nsance. Elle se passionnait pour les cr\u00e9ations \u00e9th\u00e9r\u00e9es des po\u00e8tes et s'enchantait dans la contemplation des majestueux et merveilleux paysages suisses, autour de notre demeure \u2013 les dessins sublimes des montagnes, le changement des saisons, la temp\u00eate et la qui\u00e9-\ntude, le silence de l'hiver, la vie et la turbulence des \u00e9t\u00e9s alpins, tout l'\u00e9merveillait et la ravissait . Et tandis que ma compagne ad-\nmirait en toute s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 les magnifiques apparences des choses, je cherchais, moi, \u00e0 en d\u00e9terminer les causes profondes. \u00c0 mes yeux, \nle monde \u00e9tait un secret que je voulais percer. La curiosit\u00e9, la qu\u00eate ent\u00eat\u00e9e des lois cach\u00e9es de la nature, la joie proche de l'ex-tase qui m'animait lorsque je pouv ais en d\u00e9couvrir quelques-unes, \nce sont les premi\u00e8res sensations dont je me souvienne. \n \u00c0 la naissance d'un deuxi\u00e8me fils, mon cadet de sept ans, mes \nparents abandonn\u00e8rent tout \u00e0 fait le ur vie itin\u00e9rante pour se fixer \ndans leur pays natal. Nous poss\u00e9di ons une maison \u00e0 Gen\u00e8ve et une \nmaison de campagne \u00e0 Bellerive, sur la rive est du lac, \u00e0 une lieue \n\u00e0 peu pr\u00e8s de la ville. Nous r\u00e9si dions l\u00e0 la plupart du temps et \nl'existence que menaient mes parent s \u00e9tait plus recluse. D'instinct, \nje fuyais la foule pour ne m'attacher qu'\u00e0 quelques personnes. \u2013 37 \u2013 J'\u00e9tais d'ordinaire indiff\u00e9rent envers mes camarades d'\u00e9cole, quoi-\nque j'eusse nou\u00e9 des liens d'amiti\u00e9 avec l'un d'entre eux. Henry \nClerval, le fils d'un commer\u00e7ant de Gen\u00e8ve, \u00e9tait un gar\u00e7on extr\u00ea-\nmement dou\u00e9 et imaginatif. Il recherchait les risques pour eux- m\u00eames ainsi que les difficult\u00e9s et les dangers. Il avait lu de nom-breux livres de chevalerie et des romans, composait des chants h\u00e9ro\u00efques et il avait m\u00eame commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire des contes surnatu-rels et des r\u00e9cits d'aventures. Il essayait de nous faire jouer des pi\u00e8ces ou de nous faire participer \u00e0 des mascarades dont les per-sonnages \u00e9taient inspir\u00e9s par les h\u00e9ros de Roncevaux, de la Table Ronde, du roi Arthur et les innombrables chevaliers qui ont r\u00e9-pandu leur sang afin de d\u00e9livrer le Saint-S\u00e9pulcre des mains des infid\u00e8les. \n Personne n'aurait pu avoir une enfance plus heureuse que la \nmienne. Mes parents \u00e9taient au plus haut point attentionn\u00e9s et indulgents, et nous sentions que nous n'avions pas affaire \u00e0 des \ntyrans qui nous commandaient selo n leur bon caprice : c'\u00e9taient \ndes \u00eatres qui nous offraient les joies qui \u00e9taient les n\u00f4tres. Et quand il m'arrivait de c\u00f4toyer d' autres familles, je comprenais \ncombien mon sort \u00e9tait enviable \u2013 et cela ne faisait qu'augmenter ma gratitude. \n J'\u00e9tais parfois d'humeur violente et je nourrissais des pas-\nsions d\u00e9mesur\u00e9es. Par temp\u00e9rament, ce n'\u00e9tait pas vers les jeux d'enfant que je me portais mais vers le d\u00e9sir d'apprendre. Je ne \nvoulais pas que ce f\u00fbt n'importe quoi. J'avoue que ni la structure des langues, ni les principes des gouvernements, ni les diverses formes de la politique ne m'attir\u00e8re nt. C'\u00e9taient le secret du ciel et \nde la terre que je br\u00fblais de conna\u00eetre. Que je fusse int\u00e9ress\u00e9 par la substance ext\u00e9rieure des choses, par la nature ou par les myst\u00e8res \nd e l ' \u00e2 m e h u m a i n e , t o u t m e c o n d u i s a i t v e r s l a m \u00e9 t a p h y s i q u e o u plut\u00f4t, au sens le plus strict du terme, vers les secrets physiques de \nl'univers. \u2013 38 \u2013 \nDans le m\u00eame temps, Clerval, lui, s'occupait, pour ainsi dire, \nde la relation morale des choses \u2013 les tumultes de la vie, les vertus des h\u00e9ros, les actions des hommes. Il esp\u00e9rait, il r\u00eavait de devenir un jour un de ces fiers et aventu reux bienfaiteurs ; de l'humanit\u00e9 \ndont l'histoire conserve le nom. L'\u00e2me sainte d'\u00c9lisabeth brillait dans notre paisible demeure, comme la flamme d'un sanctuaire. \nElle avait toute notre sympathie. Son sourire, sa voix exquise, le doux \u00e9clat de ses yeux c\u00e9lestes \u00e9taient toujours pr\u00e9sents pour nous b\u00e9nir et nous inspirer. Elle \u00e9tait l'image vivante de l'amour qui apaise et qui charme. Les \u00e9tudes auraient peut-\u00eatre pu me rendre maussade et l'ardeur de mon temp\u00e9rament aurait pu aviver chez moi la brutalit\u00e9, si \u00c9lisabeth n'avait pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0 pour me communi-quer sa propre douceur. Et Cl erval \u2013 une pens\u00e9e mauvaise pou-\nvait-elle lui effleurer l'esprit ? \u2013 n'aurait pas \u00e9t\u00e9 si parfaitement \nhumain, si g\u00e9n\u00e9reux, si plein de bont\u00e9 et de tendresse en d\u00e9pit de ses go\u00fbts aventureux, si \u00c9lisabeth ne lui avait pas r\u00e9v\u00e9l\u00e9 les v\u00e9rita-\nbles valeurs du bien et ne lui avait pas fait comprendre que celles-ci devaient guider toutes ses ambitions ? \n Je ressens un plaisir exquis \u00e0 \u00e9voquer mes souvenirs de jeu-\nnesse, alors que le malheur n'avait pas encore souill\u00e9 mon esprit et \nchang\u00e9 mes visions brillantes et opportunes en sombres r\u00e9-\nflexions, \u00e9troites et \u00e9go\u00efstes. Au reste, en brossant le tableau de \nmes ann\u00e9es d'enfance, je rappelle aussi ces \u00e9v\u00e9nements qui, de fil \nen aiguille, me conduiront au r\u00e9cit de mes mis\u00e8res. Lorsque je cherche \u00e0 m'expliquer la naissance de cette passion qui devait in-\nfluer sur ma destin\u00e9e, je la compare \u00e0 une rivi\u00e8re de montagne dont les sources sont obscures et oubli\u00e9es. Mais cette rivi\u00e8re se gonfle, devient un torrent et, tand is que son d\u00e9bit augmente, elle \nbalaye tous mes espoirs et toutes mes all\u00e9gresses. \n La philosophie naturelle est le g\u00e9nie qui a eu raison de mon \ndestin. Je d\u00e9sire donc, dans ce r\u00e9ci t, \u00e9tablir les faits qui ont inspir\u00e9 \u2013 39 \u2013 ma pr\u00e9dilection pour cette science. J'avais treize ans lorsque nous \nf\u00eemes tous une excursion dans un e station thermale proche de \nThonon. Le mauvais temps nous contraint de rester une journ\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 l'int\u00e9rieur de l'auberge et, par hasard, j\u2019y d\u00e9nichais un volume des \u0153uvres de Cornelius Ag rippa. Je l'ouvris avec indiff\u00e9-\nrence mais la th\u00e9orie qu'il s'efforce de d\u00e9montrer et les faits prodi-gieux qu'il rapporte m'enthousi asm\u00e8rent bient\u00f4t. Une lumi\u00e8re \nnouvelle sembla \u00e9clairer mon esprit. Bondissant de joie, je fis part de ma d\u00e9couverte \u00e0 mon p\u00e8re. D'un air d\u00e9tach\u00e9, il consid\u00e9ra le ti-tre du livre avant de dire : \n \u2013 Ah ! Cornelius Agrippa ! Mon cher Victor, vous allez perdre \nvotre temps. C'est sans int\u00e9r\u00eat ! \n Si, au lieu de cette remarque, mon p\u00e8re avait pris la peine de \nm'expliquer que les th\u00e9ories d'Agrippa avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9laiss\u00e9es et qu'on avait introduit depuis un nouveau syst\u00e8me scientifique fon-d\u00e9 sur la r\u00e9alit\u00e9 et la pratique et non plus sur des consid\u00e9rations extravagantes, j'aurais certes rejet\u00e9 Agrippa et, avec une imagina-tion \u00e9chauff\u00e9e comme la mienne, je m'en serais retourn\u00e9, avec une ardeur nouvelle, \u00e0 mes \u00e9tudes ant\u00e9rieures. Il est m\u00eame possible que le cours de mes id\u00e9es n'e\u00fbt jama is re\u00e7u la fatale impulsion qui \nme conduisit \u00e0 la ruine. Mais le simple coup d'\u0153il que mon p\u00e8re \navait adress\u00e9 au volume me laissa it envisager qu'il n'en connais-\nsait peut-\u00eatre pas le contenu. Aussi je continuai \u00e0 le lire avec la plus grande avidit\u00e9. \n Lorsque je fus de retour \u00e0 la maison, mon premier soin fut de \nm e p r o c u r e r t o u t e s l e s \u0153 u v r e s d e c e t a u t e u r p u i s c e l l e s d e P a r a -celse et du Grand Albert. Je lus et \u00e9tudiai avec d\u00e9lice les fantasma-gories de ces \u00e9crivains, croyant qu'en dehors de moi peu de gens en connaissaient les tr\u00e9sors. Je le r\u00e9p\u00e8te, j'\u00e9tais poss\u00e9d\u00e9 du br\u00fblant d\u00e9sir de p\u00e9n\u00e9trer les secrets de la nature. Nonobstant le travail acharn\u00e9 et les \u00e9tonnantes d\u00e9couvertes des philosophes modernes, \u2013 40 \u2013 je sortais toujours de mes \u00e9tudes m\u00e9content et insatisfait. On a \npr\u00e9tendu que Sir Isaac Newton se comparait \u00e0 un enfant qui ra-\nmasse des coquillages, au seuil du gigantesque oc\u00e9an inexplor\u00e9 de \nla v\u00e9rit\u00e9. Et, dans chacune des branches de la philosophie natu-relle, m\u00eame ses successeurs m'apparaissaient comme des profa-nes, incapables d'accomplir leur t\u00e2che. \n Le paysan illettr\u00e9 contemple les \u00e9l\u00e9ments qui l'entourent : ses \nutilisations pratiques lui sont fami li\u00e8res. Le philosophe le plus sa-\nvant n'en sait pas davantage \u2013 \u00e0 pe ine peut-il d\u00e9voiler le visage de \nla nature, alors que ses traits les plus singuliers restent \u00e0 ses yeux \nun secret et un myst\u00e8re. Il est \u00e0 m\u00eame de diss\u00e9quer, d'analyser, de \ndonner des noms mais, sans m\u00eame parler d'une cause finale, il ignore les causes secondaires et tertiaires. J'avais contempl\u00e9 les fortifications et les obstacles qu i semblaient interdire aux hommes \nd'acc\u00e9der \u00e0 la citadelle de la natu re et, parce que j\u2019\u00e9tais ignorant, \nj'avais perdu patience. \n Et pourtant il y avait ces livres, il y avait ces hommes qui \navaient \u00e9t\u00e9 plus loin et qui en savaient davantage. J'acceptai leurs hypoth\u00e8ses comme des certitudes et je devins leur disciple. Il peut para\u00eetre \u00e9trange que cela se produise au dix-huiti\u00e8me si\u00e8cle : alors \nque je suivais l'enseignement routinier des \u00e9coles de Gen\u00e8ve, je devenais, dans mes mati\u00e8res favo rites, un autodidacte. Comme \nmon p\u00e8re n\u00e9gligeait la science, je dus satisfaire tout seul, ainsi qu'un enfant aveugle, ma soif de savoir. Sous l'inspiration de mes nouveaux pr\u00e9cepteurs, je me livrai ardemment \u00e0 la recherche de la pierre philosophale et de l'\u00e9lixir de vie. Ce dernier objet retint sur-\ntout mon attention. Je le pr\u00e9f\u00e9rai \u00e0 la richesse \u2013 mais quelle gloire m'apporterait ma d\u00e9couverte, si je r\u00e9ussissais \u00e0 bannir la maladie du corps humain, \u00e0 rendre l'\u00eatre humain invuln\u00e9rable \u00e0 tout, si ce \nn'est \u00e0 la mort violente ! \n \u2013 41 \u2013 Ce ne furent pas mes seules visions. L'apparition des esprits \net des d\u00e9mons m'\u00e9tait largement promise par mes auteurs favoris \net je cherchais avec avidit\u00e9 l'accomplissement d'une telle pro-messe. Si mes, incantations restaient toujours vaines, j'en attri-buais la faute plut\u00f4t \u00e0 mon inexp\u00e9 rience et \u00e0 mon ignorance qu'\u00e0 \nun manque d'habilet\u00e9 ou de savoir-faire chez mes ma\u00eetres. Et ain-si, pour un temps, je m'absorbai dans l'\u00e9tude des syst\u00e8mes p\u00e9ri-m\u00e9s, je m\u00ealai, \u00e0 l'instar d'un profane, une, foule de th\u00e9ories contradictoires, je pataugeai d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment dans un bourbier de connaissances multiples, sans autre guide que mon imagination, que mes raisonnements pu\u00e9rils \u2013 et ce jusqu'\u00e0 ce qu'un accident \nv\u00eent modifier le cours de mes id\u00e9es. \n Vers ma quinzi\u00e8me ann\u00e9e, alo rs que nous nous trouvions \ndans notre propri\u00e9t\u00e9 de Bellerive , nous f\u00fbmes t\u00e9moins d'un orage \nd'une violence terrible. Il venait du Jura et s'annon\u00e7ait par de toni-\ntruants coups de tonnerre qui retentissaient de plusieurs c\u00f4t\u00e9s \u00e0 la fois. Int\u00e9ress\u00e9 par ce ph\u00e9nom\u00e8ne, j'en observai, tant que dura \nl'orage, son \u00e9volution. Alors que je m e t e n a i s s u r l e s e u i l d e m a \nmaison, je vis soudain un tourbillon de feu jaillir d'un vieux ch\u00eane, dress\u00e9 \u00e0 une vingtaine de pas. \u00c0 peine l'aveuglante lumi\u00e8re cessa-t-elle de briller que le ch\u00eane avait disparu \u2013 ce n'\u00e9tait plus qu'un tronc calcin\u00e9. Le lendemain, nous all\u00e2mes le voir et ce fut pour d\u00e9couvrir un arbre terrass\u00e9 d'une \u00e9trange fa\u00e7on. Il n'\u00e9tait pas fen-du par le choc mais enti\u00e8rement r\u00e9du it en petits rubans de bois. Je \nn'avais jamais rien vu qui f\u00fbt \u00e0 ce point d\u00e9truit. \n Avant cet \u00e9v\u00e9nement, j'ignorais tout des lois les plus \u00e9l\u00e9men-\ntaires de l'\u00e9lectricit\u00e9. Il se trouve qu'un physicien r\u00e9put\u00e9 se trou-vait en cette occurrence avec nous. Excit\u00e9 par la catastrophe, il se \nmit en devoir de nous expliquer sa propre th\u00e9orie sur l'\u00e9lectricit\u00e9 \net le galvanisme : elle m'\u00e9tonna consid\u00e9rablement. Ces propos re-\njetaient fortement dans l'ombre Cornelius Agrippa, le Grand Al-bert et Paracelse, les ma\u00eetres de mon imagination. Ce fut un coup \u2013 42 \u2013 du sort et, devant la faillite de leurs th\u00e9ories, je d\u00e9laissai mes re-\ncherches habituelles. Il me semblait que rien n'\u00e9tait, ne pouvait \n\u00eatre d\u00e9couvert. Tout ce qui m'av ait si longtemps \u00e9veill\u00e9 l'esprit \ndevenait brusquement m\u00e9prisable. Par un de ces caprices de l'es-prit qui sont si fr\u00e9quents quand nous sommes jeunes, j'abandon-nai mes anciens travaux, consid\u00e9rant l'histoire naturelle et tout ce \nqui en d\u00e9coulait comme des cr\u00e9ation s fausses et ineptes, montrant \nle plus grand d\u00e9dain pour cette pr\u00e9tendue science qui ne pouvait m\u00eame pas d\u00e9passer le stade du vrai savoir. Dans un tel \u00e9tat d'es-\nprit, je me tournai vers les math\u00e9matiques et les branches an-nexes, lesquelles me semblaient \u00e9rig\u00e9es sur des bases solides et \nqui \u00e0 ce titre m\u00e9ritaient ma consid\u00e9ration. \n Comme nos \u00e2mes sont \u00e9trangement construites, comme sont \nfragiles les liens qui nous attachent \u00e0 la prosp\u00e9rit\u00e9 et la ruine ! Quand je regarde derri\u00e8re moi, il me semble que le changement miraculeux de mes dispositions a \u00e9t\u00e9 provoqu\u00e9 par mon ange gar-dien \u2013 le dernier effort fourni par l'instinct de conservation pour pr\u00e9venir l'orage qui \u00e9tait, suspen du au-dessus de ma t\u00eate, pr\u00eat \u00e0 \nfondre sur moi. Sa victoire se manifesta lorsque j'abandonnai ces \ntravaux qui m'avaient caus\u00e9 tant de tourments et que je pus recou-vrer la tranquillit\u00e9 et la paix de l'\u00e2me. Et c'est ainsi que j'appris \u00e0 \nassocier l'id\u00e9e de mal \u00e0 la poursuite de mes travaux et celle de bien \u00e0 leur abandon. \n Ce violent effort vers l'esprit de bien fut pourtant inefficace. \nLa destin\u00e9e \u00e9tait trop puissante et ses lois immuables avaient d\u00e9-\ncr\u00e9t\u00e9 ma terrible et totale destruction. \n \u2013 43 \u2013 III \nComme je venais d'avoir dix-sept ans, mes parents d\u00e9cid\u00e8rent \nde me faire \u00e9tudier \u00e0 l'universit\u00e9 d'Ingolstadt. J'avais jusqu'alors suivi les cours des \u00e9coles de Gen\u00e8ve mais mon p\u00e8re crut qu'il \u00e9tait \nn\u00e9cessaire, pour que mon \u00e9ducat ion f\u00fbt compl\u00e8te de me faire \nconna\u00eetre d'autres usages que ceux de mon pays natal. Mon d\u00e9part fut fix\u00e9 pour un jour prochain mais, avant m\u00eame que ce jour f\u00fbt \nvenu, se produisit le premier malheur de ma vie \u2013 le pr\u00e9sage, en quelque sorte, de ma future mis\u00e8re. \n \u00c9lisabeth avait attrap\u00e9 la scarla tine. Sa maladie \u00e9tait grave et \nma cousine courait le plus grand danger. Pendant le temps de la maladie, on avait, par tous les moyens, persuad\u00e9 ma m\u00e8re de ne pas la voir. D'abord, elle avait c\u00e9d\u00e9 \u00e0 nos instances mais, alors qu'on lui apprenait que le mal empi rait, elle n'avait pas pu vaincre \nses angoisses. \n Elle prit soin d'\u00c9lisabeth et fi nit par triompher de la fi\u00e8vre : \n\u00c9lisabeth \u00e9tait sauv\u00e9e. Mais les cons\u00e9quences de cette imprudence lui furent fatales. Trois jours pl us tard, ma m\u00e8re tombait malade. \nSa fi\u00e8vre s'accompagnait de sympt\u00f4mes alarmants et, en regardant le visage des m\u00e9decins, on savait que le pire \u00e9tait attendu. Sur son lit de mort, elle avait encore tout son courage et toute sa bont\u00e9. \n Elle joignit les mains d'\u00c9lisabeth aux miennes. \u2013 Mes enfants, dit-elle, votre union aurait \u00e9t\u00e9 pour moi mon \nplus grand bonheur. Ce sera l\u00e0 \u00e0 pr\u00e9sent la consolation de votre p\u00e8re. \u00c9lisabeth, ma ch\u00e9rie, vous me remplacerez aupr\u00e8s de mes \u2013 44 \u2013 plus jeunes enfants. H\u00e9las ! je regrette d'\u00eatre s\u00e9par\u00e9e de vous. \nHeureuse et combl\u00e9e comme je l'\u00e9tais, comment n'aurais-je pas \nquelque peine de vous quitter ? Mais je ne dois pas avoir de telles \npens\u00e9es ! Je vais m'efforcer de me r\u00e9signer \u00e0 la mort et je souhaite que nous nous reverrons dans un autre monde. \n Elle mourut paisiblement, conservant sur ses traits \u00e9teints \nl'image de la tendresse. Je n'ai pas besoin de d\u00e9crire les senti-ments de ceux dont les liens les plus chers sont ainsi rompus, la douleur qui s'empare des \u00e2mes, le d\u00e9sespoir qui marque les visa-\nges. Il faut du temps avant de se rendre compte que l'\u00eatre aim\u00e9 que \nl'on voyait chaque jour pr\u00e8s de so i n'existe plus, surtout lorsque sa \nvie m\u00eame semblait \u00eatre une partie de la n\u00f4tre, que l'\u00e9clat des yeux \nqu'on a admir\u00e9s s'est \u00e9vanoui pour toujours et qu'une voix fami-\nli\u00e8re et douce ne vibre plus \u00e0 nos oreilles. C'est \u00e0 quoi l'on pense \nles premiers jours mais quand le temps prouve la r\u00e9alit\u00e9 du mal-heur, s'installe l'amertume du chagrin subi. \u00c0 qui la main effroya-ble de la mort n'a-t-elle pas enle v\u00e9 un \u00eatre cher ? Pourquoi de-\nvrais-je d\u00e9crire une peine que tout le monde a ressentie ou devra ressentir ? Mais il arrive un mome nt o\u00f9 le chagrin est plus un sou-\nvenir qu'une n\u00e9cessit\u00e9 et o\u00f9 le sourire qui illumine les l\u00e8vres, pour sacril\u00e8ge qu'il soit, ne peut plus \u00eatre chass\u00e9. Ma m\u00e8re \u00e9tait morte \nmais il nous restait encore des devoirs \u00e0 accomplir : nous devions continuer de vivre et apprendre \u00e0 nous aimer mutuellement, tant \nqu'un seul d'entre nous ne serait pas fauch\u00e9 par la mort. \n Mon d\u00e9part pour Ingolstadt, diff \u00e9r\u00e9 par ces \u00e9v\u00e9nements, fut \u00e0 \nnouveau d\u00e9cid\u00e9. J'obtins de mon p\u00e8re un ajournement de quel-\nques semaines. Il me semblait sa cril\u00e8ge d'abandonner le calme de \nnotre maison endeuill\u00e9e et de me pr\u00e9cipiter si vite dans les m\u00eal\u00e9es de la vie. Je d\u00e9couvrais le chagrin mais je n'en \u00e9tais pas moins per-turb\u00e9. J'avais de la peine \u00e0 quitte r mes miens et, par dessus tout, je \nne voulais pas que ma douce \u00c9lisabeth manque de consolation. \n \u2013 45 \u2013 En v\u00e9rit\u00e9, elle dissimulait son chagrin et s'effor\u00e7ait de nous \nr\u00e9conforter. Elle regardait la vie avec rage et assumait ses t\u00e2ches \ndans le z\u00e8le. Elle se d\u00e9vouait totalement pour ceux qu'on lui avait appris d'appeler son oncle et ses cousins. Jamais elle n'avait \u00e9t\u00e9 plus charmante qu'en ce moment et les sourires qu'elle prodiguait semblaient des rayons de soleil. E lle oubliait ainsi son propre cha-\ngrin dans les efforts qu'elle d\u00e9ployait pour faire oublier le n\u00f4tre. \n Le jour de mon d\u00e9part arriva enfi n, Clerval passa chez nous la \nderni\u00e8re soir\u00e9e. Il avait essay\u00e9 de persuader son p\u00e8re de m'accom-pagner et de devenir mon camarade d'\u00e9tude, mais en vain. Le p\u00e8re \nde Clerval \u00e9tait un commer\u00e7ant born\u00e9 qui ne voyait dans les aspi-rations et les ambitions de son fils que paresse et ruine. Henry res-sentait profond\u00e9ment le d\u00e9pit d'\u00eatre priv\u00e9 d'une \u00e9ducation lib\u00e9-rale. Il n'en parla gu\u00e8re mais, comme nous bavardions, je lisais dans le feu et l'animation de son regard la ferme r\u00e9solution de ne pas se laisser encha\u00eener aux promiscuit\u00e9s d'un commerce. \n Il \u00e9tait tard. Nous ne pouvions nous s\u00e9parer l'un de l'autre, ni \nnous d\u00e9cider \u00e0 nous dire adieu. On le fit pourtant, et ce fut sous le pr\u00e9texte de prendre du repos, chacun croyant ainsi tromper l'au-tre. Mais au lever du jour, quand je descendis pour monter dans la voiture qui devait m'emmener, ils \u00e9taient tous l\u00e0, mon p\u00e8re pour me b\u00e9nir, Clerval pour me serrer la main une fois encore, mon \u00c9li-\nsabeth pour me supplier de nouv eau d'\u00e9crire souvent, et pour \nm'entourer de ses attentions f\u00e9minines, moi qui avais \u00e9t\u00e9 son compagnon de jeu et son ami. \n Je me jetai dans la voiture qui me transportait et m'abandon-\nnai aux r\u00e9flexions les plus m\u00e9lancoliques. Moi, moi qui n'avais connu autour de moi que des compagnons aimables, des compa-gnons toujours pr\u00e9occup\u00e9s \u00e0 se fair e mutuellement plaisir, je me \nretrouvais \u00e0 pr\u00e9sent seul. \u00c0 l'universi t\u00e9 o\u00f9 je me rendais, je devais \nmoi-m\u00eame choisir mes amis et veiller \u00e0 ma propre protection. \u2013 46 \u2013 Jusque-l\u00e0, la vie familiale m'avait remarquablement pr\u00e9serv\u00e9, \u00e0 \ntelle enseigne que tout autre mode d'existence me r\u00e9pugnait. \n J'aimais mes fr\u00e8res, \u00c9lisabeth et Clerval \u2013 \u00ab de vieux visages \nfamiliers \u00bb ! Je croyais que j'\u00e9tai s totalement incapable de suppor-\nter la compagnie d'\u00e9trangers. C'est \u00e0 quoi je pensais au moment d'entreprendre mon voyage. \n Puis, chemin faisant, je repris courage et espoir. Je souhaitais \nardemment acqu\u00e9rir de nouvelles connaissances. Souvent, \u00e0 la maison, je m'\u00e9tais dit qu'il aurait \u00e9t\u00e9 p\u00e9nible de passer toute sa jeunesse au m\u00eame endroit et j'avais r\u00eav\u00e9 de d\u00e9couvrir le monde, de me faire une place dans la soci\u00e9t \u00e9. Maintenant, mes d\u00e9sirs allaient \ns'accomplir et il aurait \u00e9t\u00e9 vraiment sot de d\u00e9sesp\u00e9rer. \n J'eus tout le loisir de me livrer \u00e0 ces r\u00e9flexions et \u00e0 bien d'au-\ntres encore, pendant mon voyage \u00e0 Ingolstadt qui fut long et p\u00e9ni-\nble. Enfin, je distinguai le haut clocher blanc de la ville. Je descen-dis de voiture et me fis conduire \u00e0 mon appartement afin de passer \nla soir\u00e9e comme il me plairait. \n Le lendemain matin, je remis mes lettres d'introduction et \nrendis visite \u00e0 quelques-uns des principaux professeurs. \n Le hasard \u2013 ou plut\u00f4t l'influenc e diabolique, l\u2019Ange de la Des-\ntruction qui affirma sa toute-pu issance sur mon \u00eatre d\u00e8s que je \nquittai la maison de mon p\u00e8re \u2013 me fit d'abord aller chez M. Krempe, le professeur de philosophie naturelle. C'\u00e9tait un homme rude mais profond\u00e9ment imbu des secrets de la science. Il me posa de nombreuses questions sur les diff\u00e9rentes branches scientifiques, qui ont trait \u00e0 la philosophie naturelle. D'un air in-diff\u00e9rent et quelque peu d\u00e9daigneux, je lui citai les noms de mes alchimistes et ceux des principaux auteurs que j'avais \u00e9tudi\u00e9s. Le professeur me regarda fixement : \u2013 47 \u2013 \n\u2013 Avez-vous, dit-il, r\u00e9ellement perdu votre temps \u00e0 \u00e9tudier de \ntelles absurdit\u00e9s ? \n Je lui r\u00e9pondis par l'affirmative. \u2013 Chaque minute, poursuivit M. Krempe avec vivacit\u00e9, cha-\nque seconde que vous avez gaspill\u00e9es sur ces livres, sont absolu-ment perdues. Vous avez charg\u00e9 votre m\u00e9moire de syst\u00e8mes p\u00e9ri-m\u00e9s et de noms inutiles. Bon Dieu ! Dans quel d\u00e9sert avez-vous \nv\u00e9cu ? Personne n'a donc \u00e9t\u00e9 assez bon pour vous informer que ces \nr\u00eaves que vous avez nourris sont vieux de mille ans et parfaite-\nment ineptes ? Je ne m'attendais gu\u00e8re \u00e0 trouver au si\u00e8cle des lu-\nmi\u00e8res un disciple du Grand Albert et de Paracelse. Mon cher monsieur, vous devez enti\u00e8rement recommencer vos \u00e9tudes. \n Apr\u00e8s avoir parl\u00e9, il s'\u00e9carta de moi et se mit \u00e0 dresser une \nliste de livres traitant de philos ophie naturelle, en m'invitant \u00e0 les \nacqu\u00e9rir. Au moment de prendr e cong\u00e9 de moi, il m'annon\u00e7a \nqu'au d\u00e9but de la semaine prochain e il ouvrirait un cours de philo-\nsophie naturelle, consid\u00e9r\u00e9e sous ses divers aspects, et que M. Waldman, son coll\u00e8gue, en donnerait un de chimie, en alter-nance avec le sien. \n Je rentrai chez moi, nullement d\u00e9\u00e7u, car il y avait longtemps \nque je tenais pour p\u00e9rim\u00e9s les auteurs que le professeur avait r\u00e9-prouv\u00e9s avec tant de force, et je n'\u00e9tais pas anim\u00e9 du d\u00e9sir de les \u00e9tudier de nouveau. M. Krempe \u00e9tait un petit homme trapu, \u00e0 la voix rude et au visage repoussant . Aussi ne me disposait-il pas \u00e0 \npartager ses travaux. De mani\u00e8re peut-\u00eatre un peu trop philoso-phique et trop absolue, j'ai d\u00e9j\u00e0 expos\u00e9 les conclusions auxquelles \nj'\u00e9tais parvenu quelques ann\u00e9es au paravant : les r\u00e9sultats promis \npar les professeurs modernes de sciences naturelles ne m'avaient gu\u00e8re satisfait. Avec une confusio n d'id\u00e9es, explicable sans doute \u2013 48 \u2013 par mon extr\u00eame jeunesse et par le fait que j'avais eu de guide \naverti, j'avais suivi les pas de la science le long de la route du \ntemps et j'avais n\u00e9glig\u00e9 les d\u00e9couvertes des chercheurs modernes au b\u00e9n\u00e9fice des r\u00eaves d'alchimistes oubli\u00e9s. Je m\u00e9prisais les concepts de l'actuelle philosophie naturelle qui se d\u00e9sint\u00e9ressait des secrets de l'immortalit\u00e9 et de la puissance. Quelques points de vue, bien que futiles, paraissaient sublimes mais \u00e0 pr\u00e9sent les cho-ses avaient chang\u00e9. L'ambition de s chercheurs semblait se limiter \n\u00e0 annihiler ces visions sur lesquelles reposait au premier chef mon int\u00e9r\u00eat pour la science. Et l'on me demandait d'\u00e9changer des chi-m\u00e8res d'une infinie grandeur contre des r\u00e9alit\u00e9s de petite valeur ! \n Durant les deux ou trois premiers jours de mon installation \u00e0 \nIngolstadt, ce furent l\u00e0 mes r\u00e9flexions, alors que je cherchais \u00e0 me familiariser avec les habitants du quartier. Au d\u00e9but de la semaine \nsuivante, les paroles de M. Krempe concernant mes lectures me revinrent \u00e0 l'esprit. Je n'avais pa s l'intention d'aller suivre les \ncours de ce vaniteux personnage mais je me souvins de ce qu'il avait dit de M. Waldman que je n'avais pas vu jusqu'alors \u00e9tant \ndonn\u00e9 qu'il ne se trouvait pas en ville. \n Soit par curiosit\u00e9, soit par d\u00e9s\u0153uvrement, je me rendis dans \nla salle des cours o\u00f9 M. Waldma n entra peu apr\u00e8s. Il ne ressem-\nblait pas \u00e0 son coll\u00e8gue : il devait avoir la cinquantaine et de son visage \u00e9manait une tr\u00e8s grande bi enveillance. Des cheveux gris lui \ngarnissaient les tempes mais, sur le dessus de la t\u00eate, il les avait noirs. Il \u00e9tait petit, droit et avai t la voix la plus douce que j'eusse \njamais entendue. Il commen\u00e7a son cours en r\u00e9capitulant l'histoire de la chimie et les d\u00e9couvertes de plusieurs savants dont il cita le \nnom avec ferveur. Puis il donna un tableau rapide de l'\u00e9tat actuel de la science et expliqua certains vocables \u00e9l\u00e9mentaires. Apr\u00e8s avoir proc\u00e9d\u00e9 \u00e0 quelques exp\u00e9riences pr\u00e9paratoires, il fit le pan\u00e9-gyrique de la chimie moderne en des termes que je n'oublierai ja-mais. \u2013 49 \u2013 \n\u2013 Les anciens ma\u00eetres de cette science, dit-il, promettaient \ndes choses impossibles et n'accomplissaient rien. Les ma\u00eetres mo-dernes, eux, ne promettent rien : ils savent que les m\u00e9taux ne peu-\nvent pas se transmuter et que l'\u00e9l ixir de vie est une chim\u00e8re. Mais \nces philosophes dont les mains ne semblent faites que pour re-\nmuer la boue et dont les yeux ne servent qu'\u00e0 observer \u00e0 travers un \nmicroscope ou un creuset ont n\u00e9anmoins accompli des miracles. Ils d\u00e9voilent les secrets de la nature et en montrent tous les d\u00e9-tails. Ils ont acc\u00e9d\u00e9 au firmament. Ils ont d\u00e9couvert la circulation \nsanguine et analys\u00e9 l'air que nous respirons. Ils ont acquis des \npouvoirs, nouveaux et presque illi mit\u00e9s, ils ont dompt\u00e9 la foudre, \nimit\u00e9 les s\u00e9ismes et brav\u00e9 les ombres du monde invisible. \n Telles furent les paroles du prof esseur \u2013 ou plut\u00f4t laissez- \nmoi dire, telles furent les paroles du Destin, prononc\u00e9es pour me d\u00e9truire. Tandis que l'homme parlait, je me sentais la proie d'un ennemi r\u00e9ellement tangible. Une par une, toutes les touches qui \nformaient le m\u00e9canisme de mon \u00eatre furent \u00e9branl\u00e9es ; cordes apr\u00e8s cordes, elles r\u00e9sonn\u00e8rent en moi et bient\u00f4t mon esprit ne fut plus rempli que d'une seule pens\u00e9e, que d'un seul dessein. \n Voil\u00e0 ce qui a \u00e9t\u00e9 fait, s'exclamait l'\u00e2me de Frankenstein, mais \nmoi je ferai plus, beaucoup plus. Su r cette voie d\u00e9j\u00e0 trac\u00e9e, je cr\u00e9e-\nrai une nouvelle route, j'explorerai des pouvoirs inconnus et j'irai \nr\u00e9v\u00e9ler au monde les plus profonds myst\u00e8res de la cr\u00e9ation. \n Cette nuit-l\u00e0, je ne pus pas ferm er les yeux. J'avais les nerfs \u00e0 \nvif, je me sentais remu\u00e9 de toutes parts. Je savais que l'ordre sur-girait du chaos mais je ne parvenais \u00e0 le faire jaillir. Petit \u00e0 petit, \nalors que l'aube se levait, je me calmai et, \u00e0 mon r\u00e9veil, les pens\u00e9es de la nuit me parurent un r\u00eave. Seule demeurait la r\u00e9solution de poursuivre mes anciennes \u00e9tudes et de me consacrer \u00e0 une bran-\nche pour laquelle je me sentais particuli\u00e8rement dou\u00e9. Ce m\u00eame \u2013 50 \u2013 jour, je rendis visite \u00e0 M. Wald man. Ses mani\u00e8res dans le priv\u00e9 \n\u00e9taient plus courtoises, plus affectueuses encore qu'en public\u2019 Si, \nen donnant ses cours, il restait di gne, dans son propre foyer il se \nlaissait aller \u00e0 une grande affabili t\u00e9. Je lui exposai rapidement les \nanciennes recherches que j'avais poursuivies, \u00e0 peu pr\u00e8s dans les m\u00eames termes qu'en pr\u00e9sence de son coll\u00e8gue. Il \u00e9couta attenti-\nvement mon petit discours et sourit \u00e0 l'\u00e9nonc\u00e9 des noms de Corne-l i u s A g r i p p a e t d e P a r a c e l s e , m a i s s a n s a f f i c h e r l e m \u00e9 p r i s d e M. Krempe. \n \u2013 C'est gr\u00e2ce au z\u00e8le infatigable de ces hommes, me dit-il, que \nles savants d'aujourd'hui doivent les fondements de leurs connais-sances. C'est par leur t\u00e2che que la n\u00f4tre a \u00e9t\u00e9 facilit\u00e9e : \u00e9tablir une nomenclature et la classification ad\u00e9quate des faits qu'ils ont pour \nune large part mis en \u00e9vidence. Le s travaux de ces hommes de g\u00e9-\nnies, m\u00eame entrepris dans de fa usses directions, ont en fin de \ncompte \u00e9t\u00e9 nettement b\u00e9n\u00e9fiques. \n J'\u00e9coutai cet expos\u00e9 fait sans pr\u00e9somption ni affectation \navant de lui avouer que son cours avait dissip\u00e9 mes a priori envers les chimistes modernes. Je m'exprimai en des termes mesur\u00e9s, avec la modestie et la d\u00e9f\u00e9rence dues par un jeune homme \u00e0 l'\u00e9gard de son ma\u00eetre, sans laisser appara\u00eetre l'enthousiasme que j'avais pour aborder mes travaux futurs (ennuy\u00e9 de devoir lui avouer mon inexp\u00e9rience de la vie). Puis je lui demandai son avis au sujet des livres que j'avais \u00e0 me procurer. \n \u2013 Je suis ravi, me dit M. Waldman, de m'\u00eatre fait un \u00e9l\u00e8ve, et \nsi votre application \u00e9gale votre habilet\u00e9, je ne doute pas de votre succ\u00e8s. La chimie est la branche des sciences naturelles dans la-q u e l l e o n a f a i t e t p o u r r a f a i r e l e p l u s d e p r o g r \u00e8 s . J e m ' y s u i s consacr\u00e9 enti\u00e8rement mais je n'ai pas non plus n\u00e9glig\u00e9 les autres \nbranches : on serait un bien m\u00e9diocre chimiste, si on ne s'adonnait qu'\u00e0 cette seule partie des connai ssances humaines. Si vous \u00eates \u2013 51 \u2013 anim\u00e9 du d\u00e9sir de devenir un vrai savant, et non seulement un \nfaiseur d'exp\u00e9riences, je vous en gage \u00e0 \u00e9tudier tous les secteurs \ndes sciences naturelles, y compris les math\u00e9matiques. \n Il m'introduisit alors dans son laboratoire et m'y expliqua \nl'usage des diff\u00e9rents instruments. Il me d\u00e9signa tous ceux que je devais me procurer et me promit aussi de me pr\u00eater les siens, d\u00e8s \nque j'aurais assez d'exp\u00e9rience pour ne pas en d\u00e9t\u00e9riorer les m\u00e9-canismes. Il me fournit la liste de s livres que je lui avais r\u00e9clam\u00e9s \net je pris cong\u00e9 de lui. \n Ainsi s'acheva ce jour m\u00e9morable qui devait d\u00e9cider de mon \navenir. \u2013 52 \u2013 IV \n\u00c0 dater de ce jour, je me consacrai presque exclusivement \u00e0 \nl'\u00e9tude des sciences naturelles et su rtout \u00e0 celle de la chimie, dans \nle sens le plus \u00e9tendu du terme. Je lus avec passion les ouvrages \nrelatifs \u00e0 cette science r\u00e9dig\u00e9s par les savants modernes, ces ou-vrages o\u00f9 brillent leur g\u00e9nie et leur discernement. Je suivis les cours et fr\u00e9quentai les savants de l'universit\u00e9. Je reconnus m\u00eame en M. Krempe beaucoup de bon sens et une large \u00e9rudition, m\u00eame si sa physionomie et ses allures restaient r\u00e9barbatives. Mais ses \nqualit\u00e9s intellectuelles n'en \u00e9taien t pas affect\u00e9es. M. Waldman se \nr\u00e9v\u00e9la un v\u00e9ritable ami. Sa douceur excluait tout dogmatisme et son enseignement \u00e9tait dispens\u00e9 avec franchise et naturel, sans le \nmoindre soup\u00e7on de p\u00e9danterie. De mille et une fa\u00e7ons, il m'ouvrit \nle chemin du savoir et me rendit claires et commodes les th\u00e9ories les plus abstraites. Mon applicatio n avait d'abord \u00e9t\u00e9 fluctuante et \nincertaine : elle se renfor\u00e7a \u00e0 mesure que je progressais et devint bient\u00f4t si ardente que souvent l' aube me surprenait encore en \ntrain de travailler dans mon laboratoire. \n Avec une application aussi opini\u00e2tr e, il est facile de concevoir \nque je fis de rapides progr\u00e8s. Mon ardeur \u00e9tonnait les \u00e9tudiants, mes progr\u00e8s stup\u00e9fiaient mes ma\u00eet res. Souvent, avec malice, le \nprofesseur Krempe me demandait comment allait Cornelius Agrippa, dans le m\u00eame temps que M. Waldman, lui, exprimait sa satisfaction. Deux ans se pass\u00e8rent ainsi, sans que j'allasse \u00e0 Ge-n\u00e8ve tant je m'\u00e9tais engag\u00e9, corps et \u00e2me, \u00e0 poursuivre mes tra-vaux. Ceux qui connaissent cela, ceux qui sont fascin\u00e9s par la \nscience savent qu'il existe des br anches o\u00f9 nos devanciers ont tout \nd\u00e9couvert, alors que dans le doma ine de la science on d\u00e9couvre \u2013 53 \u2013 toujours du nouveau. Une intelligence moyenne qui se meut stric-\ntement et assid\u00fbment dans un seul secteur doit, c'est infaillible, y \nfaire de grands progr\u00e8s. J'avais, moi, sans cesse poursuivi le m\u00eame but, tout entier absorb\u00e9 par cette t\u00e2che, et J'avan\u00e7ais si vite qu'au bout de deux ans je r\u00e9ussis \u00e0 am\u00e9liorer plusieurs instruments de chimie \u2013 ce qui me valut beaucoup d'estime et de consid\u00e9ration dans l'universit\u00e9. Arriv\u00e9 \u00e0 ce poin t, ayant aussi bien assimil\u00e9 la \nth\u00e9orie que la pratique et tout le savoir que pouvaient m'inculquer \nles professeurs d'Ingolstadt, je jugeai que ma r\u00e9sidence dans cette ville n'\u00e9tait plus n\u00e9cessaire \u00e0 mes progr\u00e8s. J'envisageai alors de \nretourner aupr\u00e8s de mes parents, dans ma ville natale, lorsque se produisit un \u00e9v\u00e9nement qui prolongea mon s\u00e9jour. \n Un des ph\u00e9nom\u00e8nes qui avaien t singuli\u00e8rement retenu mon \nattention \u00e9tait la structure du corp s humain, et m\u00eame de tout \u00eatre \ndou\u00e9 de vie. D'o\u00f9 vient, me demandais-je souvent, le principe de la vie ? Une question hardie qui de tout temps avait constitu\u00e9 un myst\u00e8re. Pourtant, que de secrets ne d\u00e9voilerions-nous pas, si la l\u00e2chet\u00e9 et la n\u00e9gligence ne venaient perturber nos recherches ? Je ruminai ces circonstances et d\u00e9cidai bient\u00f4t de m'appliquer plus particuli\u00e8rement au domaine des sciences naturelles qui se rap-porte \u00e0 la physiologie. Si je n' avais pas \u00e9t\u00e9 anim\u00e9 d'un enthou-\nsiasme extraordinaire, l'\u00e9tude de cette branche m'aurait paru en-nuyeuse et presque intol\u00e9rable. Pour examiner les causes de la vie, \nnous devons d'abord conna\u00eetre celles de la mort. Je me tournai vers l'anatomie mais ce ne fut pa s suffisant. Je devais aussi obser-\nver la d\u00e9composition naturelle et la corruption du corps humain. \nDans mon \u00e9ducation, mon p\u00e8re av ait pris toutes ses pr\u00e9cautions \npour que mon esprit ne soit pa s impressionn\u00e9 par des horreurs \nsurnaturelles. Je ne souviens pas d'avoir trembl\u00e9 pour une supers-tition ni d'avoir craint l'apparition d'un spectre. Les t\u00e9n\u00e8bres n'avaient pas d'effet sur mon imag ination et un cimeti\u00e8re \u00e9tait \nseulement pour moi le reposoir des corps priv\u00e9s de vie qui, apr\u00e8s avoir connu la beaut\u00e9 et la force, deviennent la proie des vers. Et \u2013 54 \u2013 maintenant, j'\u00e9tais amen\u00e9 \u00e0 examiner les causes et l'\u00e9volution de la \ncorruption, \u00e0 passer mes jours et mes nuits dans des caveaux et \ndes charniers. Mon attention se concentrait ainsi sur l'objet le plus insupportable \u00e0 la d\u00e9licatesse des sentiments humains. Je voyais \nl'enlaidissement et la d\u00e9gradation des formes les plus pures, j'as-sistais \u00e0 l'action d\u00e9vastatrice de la mort ronger et, d\u00e9truire la vie, je d\u00e9couvrais la vermine se nourrir de l'\u0153il et du cerveau. Je fixais, \nj'observais, j'analysais en d\u00e9tail le s causes et les effets, les passages \nde la vie \u00e0 la mort et de la mort \u00e0 la vie. Et puis des t\u00e9n\u00e8bres une soudaine lueur jaillit dans, mon ce rveau une lueur si brillante, si \nmerveilleuse et pourtant si simple que j'en fus \u00e9bloui. Elle m'ou-\nvrait d'immenses perspectives et je fus \u00e9tonn\u00e9 que parmi tous les hommes de g\u00e9nie qui avaient men\u00e9 des exp\u00e9riences et entrepris \ndes travaux dans le m\u00eame sens je fusse le premier \u00e0 qui devait \u00eatre r\u00e9serv\u00e9 le privil\u00e8ge de d\u00e9couvrir un aussi formidable tr\u00e9sor. \n Souvenez-vous en, je ne vous rapp orte pas la vision d'un fou. \nAussi vrai que le soleil brille au firmament, je vous affirme que c'est la v\u00e9rit\u00e9. Quelque miracle s'es t produit sans doute et pourtant \nles \u00e9tapes de ma d\u00e9couverte ont \u00e9t\u00e9 distinctes et probantes. Apr\u00e8s des jours et des nuits de labeur in croyable et de fatigue, je d\u00e9cou-\nvrais la cause de la g\u00e9n\u00e9ration et de la vie. Davantage : je devenais capable d'animer la mati\u00e8re inerte. \n L'\u00e9tonnement dont je fus saisi avec cette d\u00e9couverte fit bien-\nt\u00f4t place \u00e0 l'all\u00e9gresse. Apr\u00e8s un travail long et p\u00e9nible, la r\u00e9alisa-tion de mes d\u00e9sirs constituait un e juste r\u00e9compense. Et cette d\u00e9-\ncouverte \u00e9tait si consid\u00e9rable, si prodigieuse que j'oubliai que je \nn'y \u00e9tais arriv\u00e9 que petit \u00e0 petit et que je ne consid\u00e9rai que le r\u00e9sul-tat. Ce qui avait \u00e9t\u00e9 \u00e9tudi\u00e9 et d\u00e9 sir\u00e9 par les savants les plus \u00e9mi-\nnents depuis la cr\u00e9ation du monde \u00e9tait \u00e0 pr\u00e9sent \u00e0 ma port\u00e9e. \n Mais ce n'\u00e9tait pas comme par magie que tout m'apparais-\nsait : la certitude que j'avais acquise \u00e9tait plut\u00f4t de nature \u00e0 diriger \u2013 55 \u2013 mes efforts vers un but pr\u00e9cis car celui- ci n'\u00e9tait pas encore at-\nteint. J'\u00e9tais comme l'Arabe qu'on avait enterr\u00e9 avec les morts et \nqui, parce qu'il avait d\u00e9couvert une lueur d'apparence insigni-fiante, allait pouvoir gagner le monde des vivants. \n Je constate, mon ami, \u00e0 votre, impatience, \u00e0 l'\u00e9tonnement et \u00e0 \nl'expectative que manifestent vos yeux, que vous vous attendez \u00e0 \nce que je vous r\u00e9v\u00e8le mon secret. Je ne peux pas le faire. \u00c9coutez \npatiemment la suite de mon histoi re et vous allez comprendre \npourquoi je reste sur la r\u00e9serve. Je ne peux pas vous entra\u00eener, imprudent et ardent comme je l'\u00e9tais moi-m\u00eame, vers votre des-truction et votre ruine. Appren ez, sinon par mes pr\u00e9ceptes, du \nmoins par mon exemple, combien il est dangereux d'acqu\u00e9rir le \nsavoir et combien est plus heureux l'homme qui croit que sa ville natale est le centre de l'univers et qui n'aspire pas \u00e0 d\u00e9passer ses \nlimites naturelles. \n Lorsque je m'aper\u00e7us que je poss\u00e9dais un pouvoir aussi \u00e9ton-\nnant, j'h\u00e9sitai longtemps sur la mani \u00e8re dont je l'utiliserais. J'\u00e9tais \ndonc capable d'animer la mati\u00e8r e mais cr\u00e9er un organisme avec \nl'entrelacement de ses fibres, de ses muscles et de ses veines, voil\u00e0 qui repr\u00e9sentait un travail d'une in croyable difficult\u00e9. Et d'abord je \nne savais pas si je tenterais de cr\u00e9er un \u00eatre qui me ressemblerait ou un organisme plus, simple. Mon premier succ\u00e8s avait \u00e0 ce point exalt\u00e9 mon imagination que je ne doutais pas de ma capacit\u00e9 d'animer un animal aussi comp lexe et aussi merveilleux que \nl'homme. Les mat\u00e9riaux dont je disposais ne semblaient gu\u00e8re convenir \u00e0 une entreprise aussi d\u00e9licate et aussi ardue mais cela ne devait pas handicaper mon succ\u00e8s. J'\u00e9tais pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 affronter une multitude de revers, mes essais pouvaient sans cesse \u00eatre infruc-tueux et, en d\u00e9finitive, mon \u0153uvre pouvait se r\u00e9v\u00e9ler imparfaite. \n Toutefois, je n'avais qu'\u00e0 consid\u00e9rer les progr\u00e8s qui s'effec-\ntuaient tous les jours dans le domaine de la science et de la m\u00e9ca-\u2013 56 \u2013 nique pour esp\u00e9rer que mes tentatives actuelles constitueraient les \nfondements de mon futur succ\u00e8s. Da ns l'ampleur et la complexit\u00e9 \nde mon plan, rien ne prouvait que ce f\u00fbt impossible. Ce fut dans cet \u00e9tat d'esprit que j'entrepris la cr\u00e9ation d'un \u00eatre humain. Les \ndimensions r\u00e9duites de certaines parties du corps de l'homme m'emp\u00each\u00e8rent d'avancer rapidement dans mon travail. Aussi je d\u00e9cidai, au rebours de ma premi\u00e8re intention, de mettre au point une cr\u00e9ature de stature gigantesque : il aurait plus ou moins huit \npieds de haut et sa carrure serait en proportion de sa taille. Cette \nd\u00e9cision prise, je passai plusieurs mois \u00e0 rechercher et \u00e0 se pr\u00e9pa-rer mon mat\u00e9riel et je me mis au travail. \n Personne ne peut concevoir la diversit\u00e9 des sentiments qui, \ndans le, feu de l'enthousiasme, me pouss\u00e8rent en avant, telle une tornade. La vie et la mort m'apparaissaient comme des limites id\u00e9ales qu'il y avait lieu de surm onter avant de r\u00e9pandre sur le \nmonde obscur un torrent de lumi\u00e8r e. Une esp\u00e8ce nouvelle me b\u00e9-\nnirait comme son cr\u00e9ateur. J'allais donner la vie \u00e0 des multiples \ncr\u00e9atures bonnes et g\u00e9n\u00e9reuses, et nul p\u00e8re n'allait plus que moi m\u00e9riter la gratitude de ses enfants. Dans le cours de mes r\u00e9-flexions, germait l'id\u00e9e que si je pouvais animer la mati\u00e8re inerte (ce qui, plus tard, allait devenir impossible) je serais aussi \u00e0 m\u00eame \nun jour de redonner la vie \u00e0 un corps apparemment vou\u00e9 \u00e0 la d\u00e9-\ncomposition. \n Ces pens\u00e9es me soutenaient, tand is que je poursuivais ma t\u00e2-\nche avec un acharnement infatigable. \u00c0 cause de mes \u00e9tudes, mes traits \u00e9taient devenus p\u00e2les et j'av ais fortement maigri. Parfois, sur \nle point de r\u00e9ussir, j'essuyais un \u00e9chec mais je me raccrochais tou-jours \u00e0 l'espoir que, le jour suivant, les heures suivantes verraient la r\u00e9alisation de mes projets. Le secret que j'\u00e9tais seul \u00e0 poss\u00e9der m'occupait tout entier et la lune assistait \u00e0 mon travail nocturne, tandis qu'avec obstination et impatience je sondais les myst\u00e8res de la nature. Qui pourrait imaginer l'horreur de mon labeur secret \u2013 57 \u2013 lorsque je profanais l'humidit\u00e9 des tombes ou torturais quelque \nanimal vivant pour arracher la vi e \u00e0 la mati\u00e8re inerte ? En y pen-\nsant, j'en tremble et mon regard se trouble. Mais une rage irr\u00e9sis-tible, la fr\u00e9n\u00e9sie me poussait en avant. Il semblait que toutes mes \nsensations n'existaient qu'en fonction de ce but. Mais ce n'\u00e9tait qu'une transe passag\u00e8re et, quand cette excitation d\u00e9mesur\u00e9e ces-sait d'op\u00e9rer, je revenais \u00e0 mes anciennes habitudes. Je r\u00e9unissais les os dans les charniers et mes doigts immondes violaient les extraordinaires secrets du corp s humain. J'avais am\u00e9nag\u00e9 une \nchambre ou plut\u00f4t une cellule tout en haut de ma maison, s\u00e9par\u00e9e des autres pi\u00e8ces par une galerie et un escalier \u2013 la cellule de mes \ncr\u00e9ations abjectes. Mes yeux sortai ent de leurs orbites quand je les \ncontemplais. La salle de dissection et l'abattoir me fournissaient la \nplupart de, mes mat\u00e9riaux et so uvent mon naturel sensible me \nfaisait d\u00e9tourner avec d\u00e9go\u00fbt de mon travail. Nonobstant, pouss\u00e9 par une curiosit\u00e9 toujours plus accrue, je m'approchais du but. \n Les mois d'\u00e9t\u00e9 s'\u00e9coul\u00e8rent, alors que j'\u00e9tais, corps et \u00e2me, \ntout \u00e0 mon travail. La saison \u00e9tait superbe. Jamais les champs n'avaient produit autant de r\u00e9coltes et les vignes luxuriantes au-tant de vins \u2013 mais mes regards restaient insensibles aux charmes \nde la nature. Et les m\u00eames sentiments qui me faisaient oublier les paysages alentour me d\u00e9tournaient aussi de mes amis dont j'\u00e9tais \u00e9loign\u00e9 de plusieurs lieues et que je n'avais plus revus depuis long-\ntemps. Je savais que mon silence le s inqui\u00e9tait et je me souvenais \ntr\u00e8s bien des paroles de mon p\u00e8re. \n \u2013 Je sais que tant que tu seras content de toi, nous aurons ton \naffection et que tu nous donneras r\u00e9guli\u00e8rement de tes nouvelles. Mais pardonne-moi de te dire que je consid\u00e9rerai toute interrup-tion de ta correspondance comme une preuve de n\u00e9gligence de \ntous tes autres devoirs. \n \u2013 58 \u2013 J'\u00e9tais donc parfaitement conscient des sentiments de mon \np\u00e8re mais je ne parvenais pas \u00e0 d\u00e9tacher mes pens\u00e9es de mon tra-\nvail qui, m\u00eame s'il \u00e9tait r\u00e9pugnant, exer\u00e7ait un irr\u00e9sistible attrait \nsur mon imagination. \u00c0 dire vrai , je ne voulais \u00e9prouver aucun \nsentiment d'affection jusqu'\u00e0 ce que mon \u0153uvre qui devait boule-verser toutes les lois habituelle s de la nature f\u00fbt accomplie. \n Je croyais alors que ce ne serait pas juste si mon p\u00e8re attri-\nbuait ma n\u00e9gligence au vice ou \u00e0 quelque faute de ma part. Pour-\ntant, je m'aper\u00e7ois aujourd'hui qu'il avait raison de penser que je n'\u00e9tais pas tout \u00e0 fait \u00e0 l'abri d'un bl\u00e2me. Un \u00eatre humain qui veut \nse perfectionner doit toujours rester lucide et serein, sans donner l'occasion \u00e0 une passion ou \u00e0 un d\u00e9sir momentan\u00e9 de troubler sa qui\u00e9tude. Je ne pense pas que la poursuite du savoir constitue une \nexception \u00e0 cette r\u00e8gle. Si l'\u00e9tude \u00e0 laquelle vous vous appliquez a \ntendance \u00e0 mettre en p\u00e9ril vos sent iments et votre go\u00fbt des plaisirs \nsimples, c'est que cette \u00e9tude est certainement m\u00e9prisable, c'est-\u00e0-dire, impropre \u00e0 la nature humaine. Si cette r\u00e8gle avait toujours \u00e9t\u00e9 observ\u00e9e, si les hommes renon\u00e7ai ent \u00e0 toute t\u00e2che qui serait de \nnature \u00e0 compromettre la tranquilli t\u00e9 de leurs affections familia-\nles, la Gr\u00e8ce n'aurait pas \u00e9t\u00e9 a sservie, C\u00e9sar aurait \u00e9pargn\u00e9 son \npays, l'Am\u00e9rique aurait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couverte par petites \u00e9tapes, sans que fussent an\u00e9antis les empires du Mexique et du P\u00e9rou. \n Mais je m'oublie \u00e0 faire de la morale, au moment le plus int\u00e9-\nressant de mon histoire et vos regards m'invitent \u00e0 poursuivre. \nMon p\u00e8re ne m'adressait aucun reproche dans ses lettres. Mon silence l'incitait seulement \u00e0 s'informer davantage sur mes pr\u00e9oc-cupations. L'hiver, le printemps, l'\u00e9t\u00e9 pass\u00e8rent et je travaillais toujours. Mais je n'\u00e9tais attentif ni aux fleurs ni \u00e0 l'\u00e9panouisse-\nment des bourgeons \u2013 choses qu'auparavant je regardais avec d\u00e9-lice \u2013 tant mes recherches m'absorbaient. Les feuilles, cette ann\u00e9e-l\u00e0, s'\u00e9taient fl\u00e9tries avant que mon travail n'approch\u00e2t de sa fin. Chaque jour n\u00e9anmoins me confir mait dans la r\u00e9ussite de mon \u2013 59 \u2013 entreprise, bien que mon enthousias me se transform\u00e2t par fois en \ninqui\u00e9tude. J'avais plut\u00f4t l'impression d'\u00eatre un esclave condamn\u00e9 \n\u00e0 travailler dans une mine ou \u00e0 ex\u00e9cuter quelque t\u00e2che insalubre \u2013 \nnon un artiste qui s'adonne \u00e0 so n occupation favorite. Chaque \nnuit, j'\u00e9tais oppress\u00e9 par la fi\u00e8vre et je commen\u00e7ais \u00e0 devenir de plus en plus nerveux. La chute d' une feuille me faisait sursauter, je \nfuyais mes semblables comme si j'\u00e9tais coupable d'un crime. Par-fois, je m'alarmais en voyant quelle \u00e9pave j'\u00e9tais devenu. Seul mon acharnement me soutenait encore. Mes travaux allaient finir. Je me disais que les exercices et les distractions auraient vite fait de chasser cette \u00e9trange maladie et je me promis de me reposer, une \nfois ma cr\u00e9ation accomplie. \u2013 60 \u2013 V \nCe fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins \u00e0 \nmettre un terme \u00e0 mes travaux. Avec une anxi\u00e9t\u00e9 qui me rappro-chait de l'agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui \ndevaient donner la vie et introduire une \u00e9tincelle d'existence dans cette mati\u00e8re inerte qui gisait \u00e0 mes pieds. Il \u00e9tait une heure du matin et la pluie frappait lugubrem ent contre les vitres. Ma bougie \nallait s'\u00e9teindre lorsque tout \u00e0 coup, au milieu de cette lumi\u00e8re vacillante, je vis s'ouvrir l'\u0153il jaun e stupide de la cr\u00e9ature. Elle se \nmit \u00e0 respirer et des mouvements convulsifs lui agit\u00e8rent les membres. \n Comment pourrais-je d\u00e9crire mon \u00e9moi devant un tel pro-\ndige ? Comment pourrais-je d\u00e9peindre cet \u00eatre horrible dont la cr\u00e9ation m'avait co\u00fbt\u00e9 tant de pe ines et tant de soins ? Ses mem-\nbres \u00e9taient proportionn\u00e9s et les traits que je lui avais choisis avaient quelque beaut\u00e9. Quelque be aut\u00e9 ! Grand Dieu ! Sa peau \njaun\u00e2tre, tendue \u00e0 l'extr\u00eame, diss imulait \u00e0 peine ses muscles et ses \nart\u00e8res. Sa longue chevelure \u00e9tait d'un noir brillant et ses dents \nd'une blancheur de nacre. Mais ces avantages ne formaient qu'un \ncontraste plus monstrueux avec se s yeux stupides dont la couleur \nsemblait presque la m\u00eame que celle, bl\u00eame, des orbites. Il avait la \npeau rid\u00e9e et les l\u00e8vres noires et minces. \n Les avatars multiples de l'existence ne sont pas aussi varia-\nbles que les sentiments humains. J'avais, pendant deux ans, tra-vaill\u00e9 sans r\u00e9pit pour donner la vie \u00e0 un corps inanim\u00e9. Et, pour cela, j'avais n\u00e9glig\u00e9 mon repos et ma sant\u00e9. Ce but, j'avais cherch\u00e9 \u00e0 l'atteindre avec une ardeur immod\u00e9r\u00e9e \u2013 mais maintenant que \u2013 61 \u2013 j'y \u00e9tais parvenu, la beaut\u00e9 de mon r\u00eave s'\u00e9vanouissait et j'avais le \nc\u0153ur rempli d'\u00e9pouvante et de d\u00e9 go\u00fbt. Incapable de supporter la \nvue de l'\u00eatre que j'avais cr\u00e9\u00e9, je sortis de mon laboratoire et long-temps je tournai en rond clans ma chambre \u00e0 coucher, sans trou-ver le sommeil. Enfin la fatigue l'emporta et je me jetai tout habill\u00e9 sur mon lit pour chercher, quelque temps, l'oubli de ma situation. En vain. Je dormis sans doute mais ce fut pour \u00eatre assailli par les \nr\u00eaves les plus terribles. Je crus voir \u00c9lisabeth, d\u00e9bordante de san-t\u00e9, se promener dans les rues d'Ingolstadt. Charm\u00e9 et surpris, je l'enla\u00e7ai mais, alors que je posais mes l\u00e8vres sur les siennes, elle \ndevint livide comme la mort. Ses traits se d\u00e9compos\u00e8rent et j'eus \nl'impression que je tenais entre mes bras le cadavre de ma m\u00e8re. \nUn linceul l'enveloppait et, \u00e0 travers les plis, je vis grouiller les vers de la tombe. Je me r\u00e9veillai avec horreur. \n Une sueur glac\u00e9e me couvrait le front, mes dents claquaient, \nj'\u00e9tais saisi de convulsions. Puis, la lumi\u00e8re jaun\u00e2tre de la lune se \nglissa \u00e0 travers les crois\u00e9es de la fen\u00eatre et j'aper\u00e7us le malheureux \u2013 le mis\u00e9rable monstre que j'avais cr\u00e9\u00e9. Il soulevait le rideau de mon lit et ses yeux, si je puis les appeler ainsi, \u00e9taient fix\u00e9s sur moi. Ses m\u00e2choires s'ouvrirent et il fit entendre des sons inarticu-l\u00e9s, tout en grima\u00e7ant. Peut-\u00eatre parlait-il mais je ne l'entendis pas. Une de ses mains \u00e9tait tendue, comme pour me retenir. Je pris la fuite et me pr\u00e9cipitai vers les escaliers. Je cherchai refuge dans la cour de la maison o\u00f9 je passai le reste de la nuit, marchant \nf\u00e9brilement de long en large, aux aguets, attentif au moindre bruit, \n\u00e0 croire qu'il annon\u00e7ait chaque fois l'approche du d\u00e9mon \u00e0 qui j'avais si piteusement donn\u00e9 la vie. \n Oh ! Quel mortel pourrait supporter l'horreur d'une telle si-\ntuation ! Une momie \u00e0 qui l'on rendrait l'\u00e2me ne pourrait pas \u00eatre aussi hideuse que ce mis\u00e9rable. Je l'avais observ\u00e9 avant qu'il ne f\u00fbt \nachev\u00e9 : il \u00e9tait laid \u00e0 ce moment -l\u00e0, mais quand ses muscles et ses \u2013 62 \u2013 articulations furent \u00e0 m\u00eame de se mouvoir, il devint si repoussant \nque Dante lui-m\u00eame n'aurait pas pu l'imaginer. \n Je passai une nuit \u00e9pouvantable. Quelquefois, mon pouls bat-\ntait si vite et si fort que je sentais la palpitation de chacune de mes art\u00e8res. Il m'arrivait aussi de chanceler, tant ma fatigue \u00e9tait grande, tant ma faiblesse \u00e9tait profonde. Et m\u00eal\u00e9e \u00e0 cette horreur, l'amertume n\u00e9e de mon d\u00e9pit me tiraillait. Les r\u00eaves dont je m'\u00e9tais nourri et qui avaient soutenu mon exaltation devenaient \u00e0 pr\u00e9sent un enfer. Le changement avait \u00e9t\u00e9 si brutal, la d\u00e9sillusion si compl\u00e8te ! \n Le jour, enfin, commen\u00e7a \u00e0 para\u00eet re \u2013 un jour sombre et plu-\nvieux. Mes yeux d\u00e9couvrirent le clocher blanc de l'\u00e9glise d'Ingols-tadt et l'horloge qui marquait six heures. \n Le portier ouvrait les portes de la cour qui, cette nuit, avait \n\u00e9t\u00e9 mon asile. Je sortis, allai pr\u00e9cipitamment par les rues, un peu comme si je voulais fuir le mis\u00e9rable, craignant de le rencontrer \u00e0 chaque carrefour. Je n'osais pas retourner dans mon appartement, \nje me sentais le besoin irr\u00e9sistible de marcher, bien que tremp\u00e9 par la pluie qui tombait \u00e0 verse d'un ciel sombre et bas. \n J'errai longtemps de la sorte, cherchant par la fatigue physi-\nque de me soulager du poids qui m'accablait l'esprit. \n Je parcourus les rues sans savoir o\u00f9 j'\u00e9tais ni ce que je faisais. \nMon c\u0153ur battait au rythme de la peur et j'allais en titubant, sans un seul regard en arri\u00e8re. \n \nTel celui qui, sur la route solitaire, \nChemine dans la peur et l'\u00e9pouvante, \nEt qui, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre retourn\u00e9, va de l'avant \nSans ne plus regarder derri\u00e8re lui ; \u2013 63 \u2013 Parce qu'il sait qu'un affreux d\u00e9mon \nMarche, mena\u00e7ant, dans son dos. \n En poursuivant ma route, j'arri vai finalement devant une au-\nberge o\u00f9 d'ordinaire s'arr\u00eataient les diligences et les voitures. Sans trop savoir pourquoi, j'y fis halt e. Durant quelques minutes, je \ngardai les yeux fix\u00e9s sur une voiture qui approchait au fond de la rue et, tandis qu'elle s'avan\u00e7ait, je vis que c'\u00e9tait la diligence de la \nSuisse. Elle s'immobilisa juste \u00e0 l' endroit o\u00f9 je me tenais. Lorsque \ns'ouvrit la porti\u00e8re, je reconnus Henry Clerval, lequel, en me \nvoyant, sauta de la voiture avant de s'exclamer : \u2013 Mon cher Fran-kenstein, comme je suis heureux de te voir ! Quelle joie de te trou-ver ici \u00e0 l'instant m\u00eame de mon arriv\u00e9e ! \n Rien ne pourrait \u00e9galer le plaisir que j'\u00e9prouvai \u00e0 la vue de \nClerval. Sa pr\u00e9sence me rappelait mon p\u00e8re, \u00c9lisabeth et toutes ces \nsc\u00e8nes de famille si ch\u00e8res \u00e0 mon so uvenir. Je lui pris la main et en \nun instant j'oubliai mon horreur et mon infortune. Je ressentis \nsoudain, pour la toute premi\u00e8re fois depuis des mois, la joie et la \ns\u00e9r\u00e9nit\u00e9. J'accueillis mon ami de la fa\u00e7on la plus cordiale et nous nous dirige\u00e2mes vers mon coll\u00e8ge. Clerval me parla de nos amis communs et me dit sa chance d'avoir pu venir \u00e0 Ingolstadt. \n \u2013 Tu imagines ais\u00e9ment les difficult\u00e9s que j'ai rencontr\u00e9es \npour faire admettre \u00e0 mon p\u00e8re que tout le savoir n\u00e9cessaire ne r\u00e9sidait pas seulement dans le noble art de la comptabilit\u00e9. Et, en effet, je crois que je l'ai laiss\u00e9 in cr\u00e9dule jusqu'\u00e0 la fin car sans cesse \nil reprenait les paroles du professeur hollandais, dans Le Vicaire \nde Wakefield : \n \u00ab Je gagne dix mille florins par an sans conna\u00eetre le grec, je \nmange de bon app\u00e9tit, sans conna\u00eetre le grec\u2019 \u00bb Mais, tout de m\u00eame, son affection pour moi l'a em port\u00e9 sur son aversion pour la \u2013 64 \u2013 science et il m'a autoris\u00e9 \u00e0 entreprendre le voyage au pays du sa-\nvoir. \n \u2013 Je te revois avec le plus grand plaisir mais parle-moi de \nmon p\u00e8re, de mes fr\u00e8res et d'\u00c9lisabeth. \n \u2013 Ils vont tr\u00e8s bien et ils sont tr\u00e8s heureux, seulement un peu \ntristes de ne pas avoir de tes nouvelles. \u00c0 propos, j'ai bien envie, moi, de te faire la morale. Mais , mon cher Frankenstein, poursui-\nvit-il en s'arr\u00eatant pour me d\u00e9visa ger, je n'avais pas remarqu\u00e9 tout \n\u00e0 l'heure combien tu avais l'air mala de. Tu es si p\u00e2le, on dirait que \ntu n'as pas dormi depuis plusieurs nuits. \n \u2013 Tu as devin\u00e9 juste. Ces derniers jours, mon travail m'a tel-\nlement absorb\u00e9 que je n'ai pas pu prendre de repos, comme tu le \nconstates. Mais j'esp\u00e8re, j'esp\u00e8re sinc\u00e8rement en avoir fini et pou-\nvoir me d\u00e9barrasser de ces contraintes. \n Je tremblais tr\u00e8s fort. Je ne pouvais supporter de r\u00e9fl\u00e9chir, et \nencore moins de songer aux \u00e9v\u00e9nements de la nuit pr\u00e9c\u00e9dente. Je h\u00e2tai le pas et bient\u00f4t nous arriv\u00e2 mes \u00e0 mon coll\u00e8ge. Avec un fris-\nson, il me vint l'id\u00e9e que la cr\u00e9a ture que j'avais laiss\u00e9e dans mon \nappartement pourrait y \u00eatre encore \u2013 vivre et se promener. J'avais peur de revoir le monstre et encore plus qu'Henry ne le v\u00eet. Je le priai donc de rester quelques inst ants au bas de l'escalier et me \npr\u00e9cipitai vers la pi\u00e8ce. Ma main \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sur la poign\u00e9e de la \nporte et je n'avais pas repris mes esprits. Je m'arr\u00eatai alors et un frisson me parcourut le dos. Puis, je poussai rudement la porte, comme les enfants le font d'ordinaire quand ils croient qu'un fan-t\u00f4me les attend de l'autre c\u00f4t\u00e9. \n Rien ne m'apparut. Je marchai prudemment mais mon ap-\npartement \u00e9tait vide et l'h\u00f4te d\u00e9te stable ne se trouvait pas dans ma \nchambre \u00e0 coucher. J'avais quelque peine \u00e0 croire que la chance \u2013 65 \u2013 avait pu me sourire. Assur\u00e9 de l'absence de mon ennemi, je frap-\npai les mains de joie et courus vers Clerval. \n Nous mont\u00e2mes chez moi et, tr\u00e8s vite, le domestique apporta \nle d\u00e9jeuner. Mais j'\u00e9tais incapable de me contenir \u2013 ce n'\u00e9tait plus la joie qui me poss\u00e9dait, je sentais ma chair fr\u00e9mir, mon c\u0153ur bat-tre la chamade. Je sautais par- dessus les chaises, battais des mains, riais bruyamment, sans aucun contr\u00f4le sur moi-m\u00eame. D'abord, Clerval mit mon all\u00e9gresse sur le compte de sa venue inopin\u00e9e mais, apr\u00e8s m'avoir observ \u00e9 avec attention, il remarqua \ndans mon regard des lueurs auxquelle s il n'\u00e9tait pas habitu\u00e9 et fut \nfrapp\u00e9 par mon rire \u00e9trange et tapageur. \n \u2013 Mon cher Victor, cria-t-il, pour l'amour de Dieu, qu'est- ce \nqui se passe ? Ne ris pas de cette fa\u00e7on. Tu es malade ! \n Quelle est la cause de tout ceci ? \u2013 Ne m'interroge pas ! m'\u00e9criai-je en mettant mes mains de-\nvant mes yeux car je pensais voir l'horrible spectre se glisser dans \nla pi\u00e8ce. Lui peut le dire. Oh ! sauve-moi ! \n \u00ab Sauve-moi ! \u00bb Je crus que le monstre s'emparait de moi, je me d\u00e9battis fu-\nrieusement et c\u00e9dai \u00e0 une violente crise. \n Pauvre Clerval ! \u00c0 quoi devait-i l penser ? Une rencontre qu'il \navait attendue avec tant de joie tournait au drame. \n Mais je ne voyais pas sa tristesse : j'\u00e9tais inanim\u00e9 et je ne re-\npris mes esprits qu'apr\u00e8s un long, long moment. \n \u2013 66 \u2013 Ce fut le commencement d'une fi\u00e8vre nerveuse qui me retint \nplusieurs mois. Durant tout ce te mps, Henry seul me soigna. J'ap-\npris plus tard que, tenant compte de l'\u00e2ge avanc\u00e9 de mon p\u00e8re, de son incapacit\u00e9 d'entreprendre un lo ng voyage et sachant qu'\u00c9lisa-\nbeth serait tr\u00e8s affect\u00e9e par ma maladie, il leur avait dissimul\u00e9, \nafin de ne pas les \u00e9mouvoir, la gr avit\u00e9 de mon \u00e9tat. Il savait qu'il \npouvait me soigner mieux que personne et, convaincu de me gu\u00e9-rir, il ne doutait pas qu'ainsi il agissait devant tout le monde de la meilleure fa\u00e7on. \n J'\u00e9tais en r\u00e9alit\u00e9 tr\u00e8s malade et , si je n'avais pas b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 des \nsoins et du d\u00e9vouement de mon ami, je ne me serais jamais r\u00e9ta-\nbli. Sans cesse, j'avais sous les yeux la silhouette du monstre que j'avais cr\u00e9\u00e9 et sans cesse je d\u00e9lirais \u00e0 son propos. Mes paroles, \u00e0 coup s\u00fbr, stup\u00e9fiaient Henry. D' abord, il crut qu'elles \u00e9taient le \nfruit d'une imagination d\u00e9r\u00e9gl\u00e9e mais, mon obstination \u00e0 revenir \ncontinuellement sur le m\u00eame sujet le persuada bient\u00f4t que mon trouble devait son origine \u00e0 un \u00e9v \u00e9nement extraordinaire et terri-\nble. \n Petit \u00e0 petit, nonobstant de fr\u00e9quentes rechutes qui alar-\nmaient et inqui\u00e9taient mon am i, je recouvrai la sant\u00e9. \n Je me s ouvie ns que la premi\u00e8re fois que je f us e n \u00e9t at d'ob-\nserver avec un certain plaisir les objets qui m'entouraient, je vis \nque les feuilles mortes avaient dis paru et que de jeunes bourgeons \npoussaient sur les arbres qui ombrageaient ma fen\u00eatre. Ce fut un printemps divin et la saison contribua grandement \u00e0 ma convales-cence. Je sentis aussi rena\u00eetre en mon c\u0153ur des sentiments de joie et de tendresse. Mon chagrin se dissipait et je commen\u00e7ai \u00e0 \u00eatre aussi gai que je l'avais \u00e9t\u00e9 avant d' \u00eatre pris par ma passion funeste. \n \u2013 Mon tr\u00e8s cher Clerval, m'excl amai-je, que tu es affectueux, \nque tu es bon pour moi ! Tout cet hiver, au lieu d'\u00e9tudier ainsi que \u2013 67 \u2013 tu le projetais, tu l'as pass\u00e9 au chevet d'un malade. Comment \npourrais-je te remercier ? J'\u00e9prouv e le plus vif remords pour le \nd\u00e9pit que je t'ai caus\u00e9, mais tu pourras le pardonner. \n \u2013 Je serais totalement quitte si toi-m\u00eame tu ne te tourmentais \nplus et si tu te r\u00e9tablissais au plus vite. Mais puisque tu sembles \naller mieux, je puis aborder un sujet diff\u00e9rent, n'est-ce pas ? \n Je tremblais. Ce sujet ! Que pouvait-il \u00eatre ? Allait-il faire al-\nlusion \u00e0 cette chose \u00e0 laquelle je n'osais plus penser ? \n \u2013 Calme-toi, dit Clerval qui me voyait changer de couleur. Je n'en parlerai pas, si cela te trouble. Mais ton p\u00e8re et ta cou-\nsine seraient bien heureux s'ils recevaient une lettre \u00e9crite de ta main. Ils ignorent que tu as \u00e9t\u00e9 au plus mal et s'interrogent sur ton \nlong silence. \n \u2013 Ce n'est donc que cela, mon cher Henry ? Comment pour-\nrais-tu supposer que ma premi\u00e8re pens\u00e9e n'irait pas vers ces \u00eatres que je ch\u00e9ris et qui m\u00e9ritent toute mon affection ? \n \u2013 Si tu te trouves dans cet \u00e9tat d'esprit, mon cher ami, tu te \nr\u00e9jouiras de lire une lettre qui t'a \u00e9t\u00e9 adress\u00e9e, il y a quelques jours. Elle est de ta cousine, je crois. \u2013 68 \u2013 VI \nClerval me mit alors entre les ma ins la lettre suivante, \u00e9crite \npar \u00c9lisabeth. \n \u00ab Mon cher cousin, \u00ab Tu as \u00e9t\u00e9 malade tr\u00e8s malade et m\u00eame les lettres fr\u00e9quentes \nde notre ami Henry n'arrivent pa s \u00e0 me rassurer sur ton \u00e9tat. On \nt'interdit d'\u00e9crire \u2013 de tenir une plume. Toutefois, un seul mot de toi, mon cher Victor, suffirait \u00e0 calmer nos appr\u00e9hensions. Pen-dant longtemps, j'ai cru que chaque courrier l'apporterait et mes instances ont r\u00e9ussi \u00e0 emp\u00eacher mon oncle de partir pour Ingols-tadt. Je lui ai avanc\u00e9 les fatigues et peut-\u00eatre les dangers d'un si \nlong trajet et souvent j'ai regrett\u00e9 de ne pas pouvoir l'entreprendre \nmoi-m\u00eame. Je suppose que la t\u00e2che de rester \u00e0 ton chevet est remplie par quelque vieille infirmi\u00e8re salari\u00e9e, une personne inca-pable d'exaucer tes d\u00e9sirs, d'avoir le s soins et les attentions de ta \npauvre cousine. Mais tout cela est fini \u00e0 pr\u00e9sent : Clerval nous \u00e9crit en effet que tu vas mieux. J'es p\u00e8re vivement que tu vas nous \nconfirmer tr\u00e8s vite cette nouvelle de ta propre main. \n \u00ab Gu\u00e9ris vite \u2013 et reviens-nous. Tu trouveras un foyer heu-\nreux et joyeux et des amis qui t'aiment tendrement. La sant\u00e9 de ton p\u00e8re est bonne. Il demande seulement de te voir et de s'assurer que tu vas bien. Si c'\u00e9tait le cas, il retrouverait toute sa conte-\nnance. Combien tu serais ravi de constater les progr\u00e8s d'Ernest. Il \na maintenant seize ans et il est plein d'\u00e9nergie et d'esprit. Il sou-haite \u00eatre un vrai Suisse et pren dre du service \u00e0 l'\u00e9tranger mais \nnous ne pouvons pas nous s\u00e9parer de lui, pas avant que son fr\u00e8re \u2013 69 \u2013 a\u00een\u00e9 soit de retour. Mon oncle n' est pas tr\u00e8s chaud \u00e0 l'id\u00e9e qu'il \nembrasse la carri\u00e8re militaire dans un pays lointain mais Ernest \nne poss\u00e8de pas ton sens de l'application. Il consid\u00e8re les \u00e9tudes comme une cha\u00eene odieuse. Son temps se passe au plein air : il escalade les collines et rame sur le lac\u2019 J'ai peur qu'il ne devienne \noisif si nous ne lui permettons pas d'embrasser la carri\u00e8re qu'il a \nchoisie. \n \u00ab Depuis que tu nous as quitt\u00e9s, peu de changement si ce \nn'est que nos chers enfants ont grandi. Le lac bleu et les monta-gnes aur\u00e9ol\u00e9es de neige \u2013 voil\u00e0 qu i ne change jamais. Je pense que \nnotre foyer paisible et nos c\u0153urs combl\u00e9s sont soumis aux m\u00eames lois immuables. Mes occupations ordinaires prennent tout mon temps et me distraient et je suis r\u00e9compens\u00e9e de mes efforts, en voyant autour de moi des visages heureux. Tout de m\u00eame un changement depuis ton d\u00e9part. Est- ce que tu te rappelles les cir-\nconstances dans lesquelles Justin e Moritz est entr\u00e9e dans notre \nfamille ? Probablement pas. Je t'en raconte l'histoire en quelques \nmots. Madame Moritz, sa m\u00e8re, \u00e9t ait rest\u00e9e veuve avec quatre en-\nfants. Justine, la troisi\u00e8me, avait toujours \u00e9t\u00e9 la pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e de son p\u00e8re mais sa m\u00e8re, elle, par une \u00e9trange perversit\u00e9, ne pouvait pas \nla supporter, de telle sorte qu'apr\u00e8s la mort de M. Moritz elle la traita tr\u00e8s mal. Ma tante s'en aper\u00e7ut et, quand Justine eut douze \nans, elle persuada la m\u00e8re de la laisser vivre dans notre maison. \nLes institutions r\u00e9publicaines de notre pays ont favoris\u00e9 des m\u0153urs plus simples et plus mod\u00e9r\u00e9es que celles des grandes mo-narchies, qui nous entourent. Il y a chez nous moins de diff\u00e9rence entre les diverses classes de la popu lation et celles-ci, ni plus pau-\nvres ni plus m\u00e9pris\u00e9es, ont des comportements plus moraux. Un \ndomestique \u00e0 Gen\u00e8ve, ce n'est pas du tout la m\u00eame chose qu'un \ndomestique en France ou en Anglet erre. Et Justine, ainsi accueillie \nchez nous, a appris les devoirs d' une servante \u2013 une condition qui, \ndans notre pays, n'entra\u00eene aucu n pr\u00e9jug\u00e9 d'ignorance ni aucun \nabandon de la dignit\u00e9 humaine. \u2013 70 \u2013 \n\u00ab Justine, tu dois t'en souvenir, \u00e9tait notre pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e. Je me \nrappelle qu'un jour tu as pr\u00e9tendu qu'un seul de ses regards suffi-\nsait \u00e0 chasser ta mauvaise humeur \u2013 et c'est l\u00e0 ce que dit Arioste \u00e0 \npropos de la beaut\u00e9 d'Angelica : e lle semble avoir un c\u0153ur franc et \ng\u00e9n\u00e9reux. Ma tante con\u00e7ut un si grand attachement pour elle \nqu'elle d\u00e9cida de lui donner une \u00e9ducation plus pouss\u00e9e qu'elle \nn'avait d'abord pens\u00e9 le faire. Ce bienfait fut pleinement r\u00e9com-\npens\u00e9. Justine \u00e9tait la cr\u00e9ature la plus reconnaissante du monde : Je ne dis pas qu'elle le manifestait toujours, jamais d'ailleurs sa reconnaissance n'\u00e9tait exprim\u00e9e verbalement mais ses regards montraient en suffisance combien elle adorait sa protectrice. Quoique d'une nature gaie, voire un peu \u00e9tourdie, elle pr\u00eatait la \nplus grande attention \u00e0 chaque geste de ma tante. Elle la tenait pour le mod\u00e8le de la vertu et cherchait \u00e0 imiter sa fa\u00e7on de parler et ses allures, si bien qu\u2019aujourd 'hui encore elle me la rappelle. \n \u00ab Quand ma tante que j'aimais tant mourut, nous \u00e9tions trop \nabsorb\u00e9s par notre chagrin pour nous soucier de Justine qui lui avait prodigu\u00e9 ses soins avec la pl us anxieuse affection. La pauvre \nJustine tomba malade \u2013 et pour tant d'autres malheurs l'atten-\ndaient. \n \u00ab Les uns apr\u00e8s les autres, ses fr\u00e8res et s\u0153urs moururent, et \nsa m\u00e8re, \u00e0 l'exception de la fille qu'elle avait n\u00e9glig\u00e9e, se retrouva sans enfants. Ceci la tourmenta et elle en vint \u00e0 se dire que la mort de ses pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s \u00e9tait le jugement du ciel qui la punissait ainsi de sa partialit\u00e9. Elle \u00e9tait catholique romaine et je crois que son confes-seur partagea sa fa\u00e7on de voir. Et d\u00e8s lors, quelques mois apr\u00e8s \nton d\u00e9part pour Ingolstadt, Justin e a \u00e9t\u00e9 rappel\u00e9e chez elle par sa \nm\u00e8re repentante. Pauvre fille ! Elle pleurait en quittant notre mai-\nson. Elle avait fortement chang\u00e9 depuis le d\u00e9c\u00e8s de ma tante : le chagrin avait rendu ses mani\u00e8res plus douces et plus affables, alors qu'elle s'\u00e9tait toujours distingu\u00e9e par sa vivacit\u00e9, et ce n'\u00e9tait \u2013 71 \u2013 pas la perspective d'habiter de no uveau avec sa m\u00e8re qui pouvait \nla r\u00e9jouir. Celle-ci manquait de consistance, Parfois elle suppliait \nJustine d'oublier le mal qu'elle lui avait fait mais, le plus souvent, \nelle la tenait responsable de la mort de ses fr\u00e8res et s\u0153urs. Et plus elle se lamentait, et plus elle devenait irascible jusqu'\u00e0 en perdre sa sant\u00e9. \u00c0 pr\u00e9sent, elle repose en paix car elle est morte l'hiver \ndernier, aux approches du froid. Justine est revenue chez nous et je t'assure que je l'aime tendrement. Elle est tr\u00e8s intelligente, gen-tille et particuli\u00e8rement belle. Comme je le disais tout \u00e0 l'heure, ses allures et ses expressions \u00e9voq uent sans cesse ma ch\u00e8re tante. \n \u00ab Je dois aussi te parler, mon cher cousin, de notre petit Wil-\nliam. Je voudrais que tu puisses le voir : il est tr\u00e8s grand pour son \n\u00e2ge, avec des yeux bleus et rieurs, des cils fonc\u00e9s et des cheveux boucl\u00e9s. Quand il sourit, deux petites fossettes surgissent sur ses joues qui sont roses de sant\u00e9. Il a d\u00e9j\u00e0 eu une ou deux petites \n\u00e9pouses mais c'est une jolie fillette de cinq ans qu'il pr\u00e9f\u00e8re, Loui-sa Biron. \n \u00ab \u00c0 pr\u00e9sent, mon cher Victor, j'esp\u00e8re que tu voudras \u00eatre in-\ndulgent en ce qui concerne mes co mm\u00e9rages sur le petit peuple de \nGen\u00e8ve. La jolie Miss Mansfield a d\u00e9j\u00e0 re\u00e7u des visites de f\u00e9licita-tion, \u00e0 l'occasion de son prochain mariage avec un jeune Anglais, John Melbourne. Manon, sa s\u0153ur qui est si laide, a \u00e9pous\u00e9, l'au-tomne dernier, le riche banquier, M. Duvillard. Quant \u00e0 ton meil-leur camarade de classe, Louis Ma noir, il a connu plusieurs revers \ndepuis le d\u00e9part de Clerval de Ge n\u00e8ve. Mais il est en train de se \nremettre et on rapporte qu'il projette de se marier avec une jolie Fran\u00e7aise, Madame Tavernier. E lle est veuve et beaucoup plus \n\u00e2g\u00e9e que lui mais elle est fort admir\u00e9e et elle pla\u00eet \u00e0 tout le monde. \n \u00ab J'\u00e9tais dans de bonnes dispositions d'esprit pour t'\u00e9crire, \nmon cher cousin. Mais, au moment d e c o n c l u r e , j e m e s e n s a n -\nxieuse. \u00c9cris-moi, mon tr\u00e8s cher Victor \u2013 une ligne \u2013 un mot qui \u2013 72 \u2013 sera une b\u00e9n\u00e9diction pour nous. Remercie mille fois Henry pour \nsa gentillesse, son affection et ses nombreuses lettres. Nous lui \nsommes sinc\u00e8rement reconnaissants. Adieu ! Mon cousin, prends \nsoin de toi et, je t'en supplie, \u00e9cris ! \n\u00c9lisabeth Lavenza, \nGen\u00e8ve, 18 mars 17.. \u00bb \n \u00ab Ch\u00e8re \u00c9lisabeth ! m'exclamai-je apr\u00e8s avoir lu sa lettre. Je \nvais \u00e9crire aussit\u00f4t et vous d\u00e9livrer de l'inqui\u00e9tude que vous \u00eates tous en train d'\u00e9prouver. \u00bb J'\u00e9crivis, mais cet effort me fatigua \u00e9norm\u00e9ment, bien que ma conval escence e\u00fbt commenc\u00e9 et suiv\u00eet \nnormalement son cours. Une quinzain e de jours plus tard, je fus \u00e0 \nm\u00eame de quitter ma chambre. \n Un de mes premiers soucis apr\u00e8s mon r\u00e9tablissement fut de \npr\u00e9senter Clerval \u00e0 plusieurs des professeurs de l'universit\u00e9. Avec ce qu'avait endur\u00e9 mon esprit, j'effectuais l\u00e0 une d\u00e9marche \nconventionnelle qui m'\u00e9tait p\u00e9nible. Depuis la nuit fatale qui avait \nmarqu\u00e9 la fin de mes travaux et le commencement de, mes mis\u00e8-\nres, j'avais con\u00e7u une violente antipathie pour le nom m\u00eame de la philosophie naturelle. Au surplus, qu and j'eus recouvr\u00e9 la sant\u00e9, la \nvue d'un instrument de chimie faisait rena\u00eetre mes peines et me rendait f\u00e9brile. Henry s'en aper\u00e7ut et fit dispara\u00eetre tous mes ap-\npareils. Il me poussa aussi \u00e0 changer d'appartement car il s'\u00e9tait rendu compte que j'\u00e9tais tr\u00e8s mal \u00e0 l'aise dans la pi\u00e8ce qui me ser-vait pr\u00e9c\u00e9demment de laboratoire. Mais toutes les pr\u00e9cautions prises par Clerval furent insuffisantes lors des visites que nous rend\u00eemes aux professeurs. M. Wa ldman me tortura lorsqu'il fit, \navec bont\u00e9 et chaleur, l'\u00e9loge des progr\u00e8s \u00e9tonnants que j'avais \nr\u00e9alis\u00e9s dans le domaine scientifique. Mais il vit tr\u00e8s vite que ce sujet me peinait et, n'en connaissant pas la cause r\u00e9elle, il mit mon \ntrouble sur le compte de la modestie et changea de sujet pour par-ler plut\u00f4t de la science en elle-m \u00eame, avec le souhait, c'\u00e9tait \u00e9vi-\ndent, que je sorte de ma r\u00e9serve. Que pouvais-je faire ? \u2013 73 \u2013 \nIl cherchait \u00e0 m'\u00eatre agr\u00e9able et il me tourmentait. Je sentais \nqu'il pla\u00e7ait devant moi, un \u00e0 un, ces instruments qui avaient pro-voqu\u00e9 ma lente et cruelle d\u00e9ch\u00e9ance. Je souffrais \u00e0 chacune de ses paroles mais je ne pouvais pas lu i r\u00e9v\u00e9ler ma douleur. Clerval, \ndont les yeux et la sensibilit\u00e9 discernaient toujours rapidement les sensations des autres, d\u00e9tourna la conversation, a ll\u00e9guant en guise \nd'excuse sa totale ignorance \u2013 si bien que nos propos prirent un \ntour plus g\u00e9n\u00e9ral. Je remerciai mon ami du fond du c\u0153ur mais \nsans lui dire mot. Je vis bien qu'i l \u00e9tait surpris mais il n'essaya ja-\nmais de d\u00e9couvrir mon secret. \n M\u00eame si je l'aimais avec un m\u00e9lange d'affection et de respect \nqui ne connaissait pas de bornes, je ne pouvais n\u00e9anmoins pas me d\u00e9cider \u00e0 lui confier l'\u00e9v\u00e9nement qu i me harcelait sans cesse l'es-\nprit car j'avais peur qu'en le partageant il me ferait souffrir davan-tage. \n M. Krempe ne fut pas aussi docile. Dans mon \u00e9tat, avec ma \nsensibilit\u00e9 \u00e0 fleur de peau, ses \u00e9log es brusques et grossiers me fi-\nrent m\u00eame plus de mal que la bienveillante approbation de M. Waldman. \n \u2013 Sacr\u00e9 nom ! s'\u00e9cria-t-il. Croyez-moi, monsieur Clerval, il \nnous a tous d\u00e9pass\u00e9s ! Ah ! Regard ez-moi si cela vous arrange, \nmais c'est l'enti\u00e8re v\u00e9rit\u00e9. Un jeun e homme qui, il y a peu d'ann\u00e9es \nencore, croyait en Cornelius Agrippa aussi fermement qu'en \nl'\u00c9vangile, est devenu aujourd'hui une des t\u00eates de l'universit\u00e9. Et \ns'il ne s'arr\u00eate pas, nous nous ferons pas le poids \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Ah, ah ! continua-t-il, tout en observant sur mes traits l'expression de mon trouble, monsieur Frankenstein est modeste, une excellente qualit\u00e9 chez un jeune homme. Les jeunes gens devraient se d\u00e9fier d'eux-m\u00eames, croyez-moi, monsieur Clerval. Je l\u2019\u00e9tais aussi quand j'\u00e9tais jeune, mais cela se dissipe en un rien de temps. \u2013 74 \u2013 \nL\u00e0-dessus, M. Krempe entreprit son propre \u00e9loge, ce qui, par \nbonheur, fit d\u00e9vier la conversation d'un sujet qui me faisait lour-\ndement souffrir. Clerval n'avait ja mais partag\u00e9 mes go\u00fbts pour la \nscience naturelle et ses recherches litt\u00e9raires diff\u00e9raient compl\u00e8-tement de celles qui m'int\u00e9ressaient. Il \u00e9tait venu \u00e0 l'universit\u00e9 dans le but de perfectionner se s connaissances des langues orien-\ntales et de r\u00e9aliser de la sorte les projets qui lui tenaient \u00e0 c\u0153ur. \nD\u00e9cid\u00e9 de poursuivre une carri\u00e8re glorieuse, il tournait les yeux vers l'Orient, vers un domaine o\u00f9 son esprit aventureux s'\u00e9panoui-\nrait en toute libert\u00e9. Le persan, l' arabe, le sanscrit l'attiraient par-\ndessus tout et je ne fus pas long \u00e0 le suivre sur cette voie-l\u00e0. \nN'ayant jamais aim\u00e9 l'inaction, vo ulant fuir mes pens\u00e9es, ha\u00efssant \nmes premi\u00e8res \u00e9tudes, j'\u00e9tais d\u00e8s lors d'autant plus disponible pour devenir le condisciple de mon ami. J'acquis non seulement \ndes connaissances nouvelles mais, en outre, je trouvai une conso-lation \u00e0 travers les \u0153uvres des orie ntalistes. Au rebours de Clerval, \nje n'entrepris pas une \u00e9tude critique de leurs dialectes, \u00e9tant don-n\u00e9 que je n'y voyais l\u00e0 qu'une dist raction passag\u00e8re. Si je lisais les \n\u00e9crivains orientaux, c'\u00e9tait unique ment pour comprendre le sens \nde leurs \u00e9crits et cela me d\u00e9do mmageait de mes peines. Leur m\u00e9-\nlancolie est apaisante, leur s\u00e9r\u00e9ni t\u00e9 joyeuse vous \u00e9l\u00e8ve \u00e0 un degr\u00e9 \nque je n'ai jamais atteint en \u00e9tudiant les auteurs des autres pays. Quand vous lisez leurs textes, la vie vous appara\u00eet comme un jar-\ndin de roses ensoleill\u00e9 \u2013 ce sont des sourires, les mimiques d'une belle ennemie, un feu qui vous co nsume le c\u0153ur. Quelle diff\u00e9rence \navec la po\u00e9sie virile et h\u00e9ro\u00efque de la Gr\u00e8ce et de Rome ! \n L'\u00e9t\u00e9 se passa ainsi, et mon retour \u00e0 Gen\u00e8ve fut fix\u00e9 pour la \nfin de l'automne. Mais divers incidents le diff\u00e9r\u00e8rent \u2013 il y eut l'hi-ver, la neige, des routes impraticables, de telle sorte que mon voyage fut retard\u00e9 jusqu'au printe mps suivant. Je fus fort afflig\u00e9 \npar ce retard car j'\u00e9tais impatient de revoir ma ville natale et mes amis. En fait j'avais diff\u00e9r\u00e9 mon retour parce que je n'avais aucune \u2013 75 \u2013 envie de laisser, Clerval dans une ville \u00e9trang\u00e8re, avant qu'il n'y \ne\u00fbt nou\u00e9 quelques relations. Cepend ant, l'hiver fut agr\u00e9able, et le \nprintemps, quoique plus tardif que de coutume, fut \u00e9galement beau. \n L e m o i s d e m a i a v a i t d \u00e9 j \u00e0 c o m m e n c \u00e9 e t j ' a t t e n d a i s t o u s l e s \njours la lettre qui fixerait la da te de mon d\u00e9part, quand Henry me \nproposa une excursion p\u00e9destre dans les environs d'Ingolstadt, afin que je puisse prendre cong\u00e9 du pays o\u00f9 j'avais si longtemps habit\u00e9. J'acceptai avec plaisir cette proposition. J'aimais l'exercice physique et Clerval avait toujours \u00e9t\u00e9 mon compagnon favori lors des randonn\u00e9es que nous faisions \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans mon pays natal. \n Ce furent quinze jours de p\u00e9 r\u00e9grinations. Ma sant\u00e9 et mon \nmoral m'\u00e9taient revenus depuis long temps, et le bon air, les ava-\ntars habituels du voyage, les discu ssions avec mon ami me fortifi\u00e8-\nrent plus encore. Les \u00e9tudes m'avaient retenu \u00e0 l'\u00e9cart de mes semblables et j'\u00e9tais devenu un \u00eat re asocial. Clerval r\u00e9ussit \u00e0 rani-\nmer en mon c\u0153ur de meilleurs sentiments. Il m'apprit \u00e0 aimer de nouveau la contemplation de la nature et le visage souriant des enfants. Excellent ami ! Comme tu m'aimais sinc\u00e8rement, avec \nquel courage n'as-tu pas essay\u00e9 d' \u00e9lever mon \u00e2me au niveau de la \ntienne ! Des exp\u00e9riences \u00e9go\u00efstes m'avaient min\u00e9 l'esprit mais par ta gentillesse et ta douceur tu m'as rendu l'\u00e9quilibre ! Et je rede-vins la cr\u00e9ature heureuse qui, il y a quelques ann\u00e9es \u00e0 peine, \u00e9tait \naim\u00e9e de tous et n'avait ni chagrin, ni souci. Lorsque j'\u00e9tais heu-reux, la nature avait le pouvoir de m'offrir les plus exquises sensa-\ntions. Cette saison \u00e9tait vraiment divine : les fleurs printani\u00e8res s'\u00e9panouissaient dans les haies, celles de l'\u00e9t\u00e9 \u00e9taient sur le point d'\u00e9clore. Je n'\u00e9tais plus la proie de ces pens\u00e9es obs\u00e9dantes qui, l'ann\u00e9e derni\u00e8re, en d\u00e9pit de tous mes efforts, m'avaient terrible-ment tourment\u00e9. \n \u2013 76 \u2013 Henry se r\u00e9jouissait de mon entrain et partageait sinc\u00e8re-\nment mon all\u00e9gresse. Il s'effor\u00e7ait de me distraire et m'exprimait \ntoutes ses impressions. En cette occurrence, les ressources de son esprit m'\u00e9tonn\u00e8rent : sa conversation \u00e9tait pleine d'imagination et, tr\u00e8s souvent, \u00e0 l'instar des conteu rs persans et arabes, il inventait \ndes histoires merveilleuses et passionnantes. Parfois aussi, il r\u00e9ci-tait mes po\u00e8mes pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s ou m'en tra\u00eenait dans des discours o\u00f9 il \nse montrait extr\u00eamement ing\u00e9nieux. \n Nous retourn\u00e2mes \u00e0 l'universit\u00e9 un samedi apr\u00e8s-midi. Les \npaysans dansaient et tous ceux qu e nous rencontrions semblaient \ngais et heureux. J'avais l'esprit lib\u00e9r\u00e9 et je bondissais sous l'em-prise d'une joie et d'une all\u00e9gresse sans pareilles. \n \u2013 77 \u2013 VII \n\u00c0 mon retour, je trouvai cette lettre de mon p\u00e8re. \n \u00ab Mon cher Victor, \u00ab Tu as sans doute attendu avec impatience une lettre qui \nfixerait la date de ton retour parmi nous et je pensais tout d'abord ne t'\u00e9crire que quelques lignes , en mentionnant uniquement le \njour o\u00f9 nous t'attendons. Mais ce serait l\u00e0 un service cruel que je \nne peux pas te rendre. Quelle se ra ta surprise, mon fils, au mo-\nment o\u00f9 tu t'attends \u00e0 un accueil heureux et agr\u00e9able, de ne rece-voir au contraire que des nouvelles tristes et douloureuses ? Comment, Victor, te parler de notre malheur ? L'absence ne peut pas t'avoir rendu insensible \u00e0 nos joies et \u00e0 nos chagrins, et com-ment infliger cette peine \u00e0 un fils si longtemps s\u00e9par\u00e9 de nous ? Je d\u00e9sire te pr\u00e9parer \u00e0 cette triste nouvelle mais je sais que c'est im-possible. Je vois d\u00e9j\u00e0 tes yeux parcourir la page, \u00e0 la recherche des mots qui t'apprendront l'horrible nouvelle. \n \u00ab William est mort ! Ce doux enfant dont les sourires r\u00e9jouis-\nsaient et r\u00e9chauffaient le c\u0153ur, qui \u00e9t ait si gentil, si gai ! Victor, il a \n\u00e9t\u00e9 assassin\u00e9 ! \n \u00ab Jeudi dernier (le 7 mai), ma ni\u00e8ce, tes deux fr\u00e8res et moi- \nm\u00eame nous \u00e9tions partis nous promener \u00e0 Plainpalais. La soir\u00e9e \u00e9tait chaude et sereine, et nous avons prolong\u00e9 notre promenade \nplus tard que d'ordinaire. Il fais ait d\u00e9j\u00e0 obscur quand nous avons \nd\u00e9cid\u00e9 de rentrer et c'est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que nous avons d\u00e9cou-vert que William et Ernest, partis en avant, ne nous avaient pas \u2013 78 \u2013 rejoints. En attendant leur retour, nous nous sommes assis sur un \nbanc\u2019 Bient\u00f4t Ernest apparut et nous demanda si nous avions vu \nson fr\u00e8re. Il dit qu'ils avaient jou\u00e9 ensemble, que William s'\u00e9tait \u00e9loign\u00e9 pour se cacher, qu'il l'avai t cherch\u00e9 en vain et qu'il avait \nattendu un long temps avant de revenir sur ses pas. \n \u00ab Ces propos nous secou\u00e8rent fortement et nous continu\u00e2mes \n\u00e0 chercher jusqu'\u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit. \u00c9lisabeth avan\u00e7a qu'il \u00e9tait \npeut-\u00eatre rentr\u00e9 la maison. Mais il n'y \u00e9tait pas. Nous sommes re-\ntourn\u00e9s, munis de torches. Je ne pouvais pas me calmer, sachant \nque mon petit gar\u00e7on \u00e9tait perdu et qu'il \u00e9tait expos\u00e9 \u00e0 l'humidit\u00e9 et \u00e0 la fra\u00eecheur de la nuit. \u00c9lisabeth aussi \u00e9tait fort anxieuse. Vers cinq heures du matin, j'ai d\u00e9couver t mon fils. Le soir pr\u00e9c\u00e9dent, il \n\u00e9tait svelte et en bonne sant\u00e9 ; \u00e0 pr\u00e9sent, je le voyais, \u00e9tendu sur \nl'herbe, livide et sans vie. Sur so n cou, figuraient encore les traces \nde doigt du meurtrier. \n \u00ab Il fut conduit \u00e0 la maison. L' angoisse qui se lisait sur mon \nvisage ne trompa pas \u00c9lisabeth. Elle voulut absolument voir le c o r p s . T o u t d ' a b o r d , j e t e n t a i d e l ' e n e m p \u00ea c h e r m a i s , d e v a n t s e s insistances, je la fis entrer dans la pi\u00e8ce o\u00f9 gisait mon fils. Elle \nexamina son cou et, joignant les mains, elle s'\u00e9cria : \u201cMon Dieu ! J'ai assassin\u00e9 mon enfant ch\u00e9ri !\u201d \n \u00ab Elle s'\u00e9vanouit et ne reprit connaissance qu'\u00e0 grand- peine. \nQuand elle reprit ses esprits, ce fut uniquement pour pleurer et g\u00e9mir. Elle me raconta que le so ir m\u00eame William l'avait suppli\u00e9e \nde lui laisser porter une pr\u00e9cieuse miniature qu'elle avait re\u00e7ue de sa m\u00e8re. La miniature avait disparu et, sans aucun doute, elle avait \n\u00e9t\u00e9 le mobile du meurtre. Jusqu'\u00e0 ce jour, nous n'avons trouv\u00e9 au-\ncune trace de l'assassin mais nous persistons dans nos recherches. Mais rien ne me rendra mon William ador\u00e9 ! \n \u2013 79 \u2013 \u00ab Reviens, mon cher Victor ! Toi seul peut consoler \u00c9lisabeth. \nElle se lamente sans cesse et s'a ccuse injustement d'\u00eatre la cause \nde ce crime. Ses plaintes brisent mon \u00e2me. Nous sommes tous malheureux, mais n'est-ce pas une raison de plus, mon fils, de ve-\nnir nous consoler ? Ta ch\u00e8re m\u00e8re, h\u00e9las ! Victor, je le dis \u00e0 pr\u00e9-sent, il faut remercier Dieu qu'elle ne soit plus en vie pour suppor-\nter ce drame cruel et affreux, la mort du plus jeune de ses enfants \nch\u00e9ris ! \n \u00ab Reviens, Victor ! Non pas avec des pens\u00e9es vengeresses \ncontre l'assassin mais avec des sentiments de paix et de douceur qui, loin de les envenimer, cicatr iseront les blessures de notre es-\nprit. Entre dans la maison du deui l, mon ami, mais avec bont\u00e9 et \naffection pour tous ceux qui t'aiment, sans haine pour tes enne-mis. \nTon p\u00e8re affectionn\u00e9 et afflig\u00e9, \nAlphonse Frankenstein. \nGen\u00e8ve, 12 mai 17.. \u00bb \n Clerval, qui me d\u00e9visageait pendan t que je lisais la lettre, fut \nsurpris de constater le d\u00e9sespoir qu i se lisait sur mon visage, alors \nque j'avais exprim\u00e9 ma joie en recevant des nouvelles de mes amis. Je jetai la lettre sur la table et me cachai la t\u00eate entre les mains. \n \u2013 Mon cher Frankenstein ! s'\u00e9cria Henry quand il vit que je \npleurais avec amertume. Tu es toujours aussi malheureux ? \n Cher ami, qu'est-ce qui s'est pass\u00e9 ? Je lui fis prendre la lettre, tandis que je marchais dans la \npi\u00e8ce avec une extr\u00eame agitation. Les larmes jaillirent des yeux de Clerval quand il apprit la cause de ma mis\u00e8re. \n \u2013 80 \u2013 \u2013 Je ne puis t'offrir aucune co nsolation, dit-il, cette catastro-\nphe est irr\u00e9parable. Qu'as-tu l'intention de faire ? \n \u2013 Partir imm\u00e9diatement pour Gen\u00e8ve. Accompagne-moi, \nHenry, et commande les chevaux. \n Alors que nous partions, Clerva l voulut formuler quelques \nmots de consolation mais il ne put exprimer que sa profonde sym-\npathie. \n \u2013 Pauvre William ! dit-il. Le cher enfant, il repose maintenant \naupr\u00e8s de sa m\u00e8re ! Celui qui l'a vu si joyeux, si jeune, si beau doit pleurer ce drame effroyable ! Mour ir si mis\u00e9rablement, sentir \nl'\u00e9treinte d'un criminel ! Comment un criminel peut-il annihiler \nune innocence aussi radieuse ? \n \u00ab Pauvre petit gars ! Nous n'av ons qu'une consolation : ses \namis pleurent et g\u00e9missent, lui il repose en paix. L'agonie a pris fin, ses souffrances ont disparu po ur toujours. La terre est son re-\nfuge mais il ne souffre plus. Il ne peut plus \u00eatre un sujet de piti\u00e9 : nous devons r\u00e9server ce sentiment pour ceux qui lui survivent. \u00bb \n Ce furent les paroles de Clerval, alors que nous avancions \ndans les rues : elles s'imprim\u00e8rent dans mon cerveau et je devais m'en souvenir dans ma solitude. Mais, pour l'heure, les chevaux \nvenaient d'arriver. Je montai dans un cabriolet et dis adieu \u00e0 mon ami. \n Mon voyage fut affreusement tr iste. Tout d'abord, j'avais vou-\nlu aller vite car j'avais h\u00e2te d'apporter mon r\u00e9confort et ma sympa-thie \u00e0 ma famille endeuill\u00e9e. Mais, au fur et \u00e0 mesure que je m'ap-prochais de ma ville natale, je ralentis ma course. J'\u00e9prouvais les pires peines \u00e0 ma\u00eetriser la mult itude des sensations qui m'agi-\ntaient. J'\u00e9voquais les d\u00e9cors familie rs que, depuis pr\u00e8s de six ans, \u2013 81 \u2013 je n'avais plus revus. Comme tout s'\u00e9tait transform\u00e9 dans l'inter-\nvalle ! Un \u00e9v\u00e9nement dramatique s'\u00e9tait produit mais des milliers \nde petits faits avaient d\u00fb \u00e9galem ent, par \u00e0-coups, transformer les \nchoses et prendre un caract\u00e8re d\u00e9ci sif. La peur me torturait. Je \ncraignais d'avancer, je redoutais mille contrari\u00e9t\u00e9s inconnues, in-d\u00e9finissables, qui me faisaient trembler. \n Je restai deux jours \u00e0 Lausanne, dans ce p\u00e9nible \u00e9tat d'esprit. \nJe contemplai le lac : ses eaux \u00e9taient calmes, tout alentour \u00e9tait tranquille, et les montagnes couvertes de neige, \u00ab ces palais de la nature \u00bb, n'avaient pas chang\u00e9. Par degr\u00e9s, le calme et la qui\u00e9tude \ndes paysages me r\u00e9confort\u00e8rent et je poursuivis mon voyage en \ndirection de Gen\u00e8ve. La route emprunte le contour du lac, lequel se r\u00e9tr\u00e9cit aux approches de Gen\u00e8ve. Je distinguai avec plus de nettet\u00e9 les flancs noirs du Jura et le radieux sommet du mont \nBlanc\u2019 Je pleurais comme un gosse. \u00ab Ch\u00e8res montagnes ! Mon lac merveilleux ! Comment accueillez-vous votre voyageur ? Vos sommets sont clairs, le ciel et le lac sont bleus et sereins. Est-ce un pr\u00e9sage de paix ou un d\u00e9fi \u00e0 mon malheur ? \u00bb \n Je crains, mon ami, que vous ne vous ennuyiez \u00e0 l'expos\u00e9 de \nces circonstances pr\u00e9liminaires mais ce furent l\u00e0 des jours de bon-heur relatif et je les \u00e9voque avec plaisir. Mon pays, m'on pays tant aim\u00e9 ! Qui mieux qu'un autochtone peut appr\u00e9cier avec enchan-tement ces cours d'eau, ces mont agnes et, par-dessus tout, ce lac \nsplendide ? \n Cependant, comme je me rapprochais de chez moi, le chagrin \net la peur refirent surface. La nuit, tout autour, commen\u00e7ait \u00e0 \ntomber et, quand je ne pus dist inguer qu'avec peine les sombres \nmontagnes je me sentis plus d\u00e9prim\u00e9 encore. Le paysage m'appa-raissait comme une vaste et obscure sc\u00e8ne mal\u00e9fique et je pr\u00e9-voyais sourdement que j'\u00e9tais condamn\u00e9 \u00e0 devenir la plus mis\u00e9ra-ble des cr\u00e9atures. H\u00e9las ! ce pressentiment n'allait \u00eatre infirm\u00e9 que \u2013 82 \u2013 sur un seul point : dans tout le malheur que j'avais imagin\u00e9 et re-\ndout\u00e9, je n'avais con\u00e7u que la centi\u00e8me partie des tourments que \nj'aurais \u00e0 subir. \n L'obscurit\u00e9 \u00e9tait totale lorsque j'arrivai dans les environs de \nGen\u00e8ve. Les portes de la ville \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 ferm\u00e9es et je fus oblig\u00e9 de passer la nuit \u00e0 S\u00e9cheron, un village situ\u00e9 \u00e0 une demi-lieue de Gen\u00e8ve. Le ciel \u00e9tait serein et, comme je me sentais incapable de prendre du repos, je d\u00e9cidai de me rendre \u00e0 l'endroit o\u00f9 mon pau-vre William avait \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9. Ne pouvant pas passer par la ville, je fis le tour du lac en bateau po ur atteindre Plainpalais. Durant ce \nbref voyage, je vis des \u00e9clairs dessiner sur le sommet du mont \nBlanc d'extraordinaires figures. L'orage parut venir \u00e0 grande vi-tesse. En arrivant, je me mis \u00e0 gravir la colline afin d'en observer l'\u00e9volution. Oui, il avan\u00e7ait, les cieux s'\u00e9taient obscurcis et je sen-\ntais la pluie qui commen\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 tomber \u00e0 grosses gouttes et \u00e0 \naugmenter de violence. \n Je quittai les parages et me remis \u00e0 marcher, malgr\u00e9 l'obscu-\nrit\u00e9, malgr\u00e9 l'orage qui se d\u00e9veloppait \u00e0 chaque instant et le ton-nerre qui grondait avec un bruit terrifiant au-dessus de ma t\u00eate. \nSes \u00e9chos se r\u00e9percutaient du c\u00f4t\u00e9 de Sal\u00eave, du Jura et des Alpes savoyardes. Des \u00e9clairs \u00e9normes m'av euglaient, illuminaient le lac \net le faisaient ressembler \u00e0 une vaste nappe de feu. Puis, un ins-tant, tout fut plong\u00e9 dans les t\u00e9n\u00e8bres jusqu'\u00e0 ce que mes yeux ne fussent plus \u00e9blouis. L'orage, comme cela se produit souvent en Suisse, surgissait en m\u00eame temps en divers points du ciel. Le sec-teur le plus violent \u00e9tait situ\u00e9 ex actement au nord de la ville, au-\ndessus de la partie du lac qui s'\u00e9t end entre le promontoire de Bel-\nlerive et le village de Cop\u00eate. Un autre orage projetait de faibles \u00e9clairs sur le Jura, alors qu'un tr oisi\u00e8me assombrissait et \u00e9clairait \ntour \u00e0 tour le M\u00f4le, un mont pointu \u00e0 l'est du lac\u2019 Tandis que j'ob-\nservais la temp\u00eate, \u00e0 la fois si belle et terrifiante, je progressais \u00e0 grands pas. Cette guerre sublime qui se passait dans le ciel \u00e9levait \u2013 83 \u2013 mon \u00e2me. Je joignis les mains et m'exclamai : \u00ab William, mon cher \nange ! Voil\u00e0 tes fun\u00e9railles, voil\u00e0 ton chant fun\u00e8bre ! \u00bb Et en pro-\nnon\u00e7ant ces paroles, j'aper\u00e7us au milieu de l'obscurit\u00e9 une sil-houette qui se d\u00e9robait, tout pr\u00e8s de moi, derri\u00e8re un bouquet d'arbres. Je me figeai pour la rep\u00e9rer. Je ne pouvais pas \u00eatre le jouet d'une m\u00e9prise. Un \u00e9clair i llumina l'apparition et me fit net-\ntement distinguer ses contours. Sa stature gigantesque, la diffor-\nmit\u00e9 de son aspect, trop hideux pour appartenir \u00e0 l'humanit\u00e9, m'apprirent sur-le-champ que c'\u00e9tait le mis\u00e9rable, l'\u00e9pouvantable d\u00e9mon \u00e0 qui j'avais donn\u00e9 la vie. Ma is que faisait-il l\u00e0 ? Pouvait-il \n\u00eatre (je fr\u00e9mis \u00e0 cette id\u00e9e) l'assassin de mon fr\u00e8re ? \u00c0 peine cette pens\u00e9e me traversa-t-elle l'esprit qu'elle s'imposa \u00e0 moi. Mes dents \nclaquaient et je dus m'appuyer cont re un arbre pour ne pas fl\u00e9chir. \nLa silhouette me d\u00e9passa rapidement et disparut dans les t\u00e9n\u00e8-bres. Aucun \u00eatre humain n'aurait pu d\u00e9truire cet enfant. Il \u00e9tait le \nmeurtrier ! Je ne pouvais plus en douter. Le seul fait que j'y avais pens\u00e9 en constituait la preuve irr\u00e9futable. Je songeai \u00e0 poursuivre le d\u00e9mon mais \u00e7'aurait \u00e9t\u00e9 en vain car d\u00e9j\u00e0 un nouvel \u00e9clair m'in-\ndiquait qu'il grimpait parmi les rochers, sur le proche versant per-pendiculaire du mont Sal\u00eave, la montagne qui, au sud, borde Plainpalais. Et bient\u00f4t il en atteignit le sommet et disparut. \n Je restai immobile. Le tonnerre ne grondait plus mais il pleu-\nvait toujours et le paysage \u00e9tait envelopp\u00e9 de t\u00e9n\u00e8bres imp\u00e9n\u00e9tra-bles. Les \u00e9v\u00e9nements que j'avais tant cherch\u00e9 \u00e0 oublier me reve-\nnaient \u00e0 l'esprit : tout le processus de la cr\u00e9ation, l'apparition du monstre, la main tendue, aupr\u00e8s de mon lit, sa disparition. Deux ann\u00e9es s'\u00e9taient maintenant \u00e9coul\u00e9es depuis cette nuit o\u00f9 il avait \nre\u00e7u la vie. \u00c9tait-ce son premier crime ? H\u00e9las ! J'avais l\u00e2ch\u00e9 dans \nle monde une cr\u00e9ature d\u00e9prav\u00e9e qui se d\u00e9lectait dans le carnage et \nle mal. N'\u00e9tait-ce donc pas lui qui avait assassin\u00e9 mon fr\u00e8re ? \n On ne peut pas concevoir l'ango isse que j'\u00e9prouvai durant le \nreste de cette nuit. Je la passai de hors, dans le froid et la pluie, \u2013 84 \u2013 quoique je fusse insensible aux capr ices du temps, tant mes esprits \n\u00e9taient assaillis par des sc\u00e8nes d' \u00e9pouvante et de d\u00e9sespoir. La \ncr\u00e9ature que j'avais d\u00e9cha\u00een\u00e9e, \u00e0 qui j'avais donn\u00e9 le pouvoir de commettre les actes les plus horribles \u2013 n'avait-elle pas tu\u00e9 mon fr\u00e8re ? -, je la consid\u00e9rais comme mon propre vampire, comme mon propre fant\u00f4me surgi de la tombe pour aller tuer tous ceux qui m'\u00e9taient chers. \n Au lever du jour, je dirigeai mes pas vers la ville. Les portes \n\u00e9taient ouvertes et je me h\u00e2tai vers la maison de mon p\u00e8re. Ma \npremi\u00e8re pens\u00e9e fut de lui r\u00e9v\u00e9ler ce que je savais de l'assassin et de le faire poursuivre imm\u00e9diatement. Mais j'h\u00e9sitai quand je r\u00e9-fl\u00e9chis \u00e0 l'histoire que je devais lui raconter. Un \u00eatre que j'avais \u00e9labor\u00e9 moi-m\u00eame, \u00e0 qui j'avais insuffl\u00e9 la vie et que j'avais ren-contr\u00e9 en pleine nuit entre les pr\u00e9cipices d'une montagne inacces-\nsible ! Et je me souvins aussi de la fi\u00e8vre qui s'\u00e9tait empar\u00e9e de moi au moment d'accomplir cette cr\u00e9ation. Un r\u00e9cit aussi peu vraisemblable serait mis au compte du d\u00e9lire. Si quelqu'un m'avait r a p p o r t \u00e9 u n e t e l l e a v e n t u r e , j e l ' a u r a i s p r i s p o u r u n f o u . A u s u r -plus, la nature \u00e9trange du monstr e rendrait vaine toute poursuite, \nm\u00eame si j'avais assez de cr\u00e9dit pour persuader les miens d'entre-prendre des recherches. \u00c0 quoi serviraient-elles d'ailleurs ? Qui pouvait \u00eatre \u00e0 m\u00eame de s'emparer d'une cr\u00e9ature qui avait pu gra-\nvir les flancs escarp\u00e9s du mont Sal\u00eave ? Apr\u00e8s avoir r\u00e9fl\u00e9chi, je \nd\u00e9cidai de me taire. \n Il \u00e9tait pr\u00e8s de cinq heures du matin quand je p\u00e9n\u00e9trai dans \nla maison de mon p\u00e8re. Je dis aux domestiques de ne pas d\u00e9ranger ma famille et je gagnai la biblio th\u00e8que pour attendre l'heure habi-\ntuelle du lever. \n Six ann\u00e9es s'\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es comme un r\u00eave, mais en laissant \nune trace ind\u00e9l\u00e9bile, et j'\u00e9tais assis \u00e0 la m\u00eame place, l\u00e0 m\u00eame o\u00f9 j'avais embrass\u00e9 mon p\u00e8re avant mon d\u00e9part pour Ingolstadt. \u2013 85 \u2013 Cher et v\u00e9n\u00e9r\u00e9 p\u00e8re ! Il \u00e9tait toujours l\u00e0. Je contemplai le portrait \nde ma m\u00e8re au- dessus de la chem in\u00e9e. C'\u00e9tait un sujet historique, \npeint selon le d\u00e9sir de mon p\u00e8re : elle repr\u00e9sentait Caroline Beau-fort, dans l'agonie du d\u00e9sespoir, en pleurs devant le cercueil de son p\u00e8re d\u00e9c\u00e9d\u00e9. Elle portait des v\u00eatements de campagne et ses joues \u00e9taient p\u00e2les. Mais elle \u00e9tait si digne, si belle qu'il n'\u00e9tait pas pos-sible d'\u00e9prouver de la piti\u00e9. Une miniature de William \u00e9tait accro-ch\u00e9e au tableau et, en la d\u00e9couvrant, je fondis en larmes. J'\u00e9tais ainsi absorb\u00e9 quand Ernest entra. Il m'avait entendu arriver et s'\u00e9tait d\u00e9p\u00each\u00e9 pour m'accueillir. La joie qu'il avait de me revoir \u00e9tait m\u00eal\u00e9e de tristesse. \n \u2013 Sois le bienvenu, mon cher Victor, dit-il. Ah ! Comme j'au-\nrais aim\u00e9 que tu fusses l\u00e0 trois mois plus t\u00f4t, nous \u00e9tions alors si joyeux et si heureux ! Tu viens \u00e0 pr\u00e9sent partager avec nous une \ndouleur que rien ne peut all\u00e9ger. \n Mais ta pr\u00e9sence, je l'esp\u00e8re, r\u00e9confortera notre p\u00e8re qui \nsemble accabl\u00e9 par le chagrin. Tu persuaderas peut-\u00eatre la pauvre \u00c9lisabeth de cesser ses vaines et p\u00e9nibles accusations. Pauvre Wil-\nliam ! Nous l'aimions, nous \u00e9tions fiers de lui ! \n Les yeux de mon fr\u00e8re \u00e9taient remplis de larmes. Un profond \nd\u00e9sespoir m'envahit. Jusque-l\u00e0, je n'avais fait qu'imaginer la tris-\ntesse de mon foyer d\u00e9sol\u00e9. La r\u00e9alit\u00e9 s'imposait \u00e0 moi comme une catastrophe plus terrible encore. J' essayai de calmer Ernest. Je lui \ndemandai des pr\u00e9cisions concernant mon p\u00e8re et celle que j'appe-lais ma cousine. \n \u2013 Elle plus que tout autre, me dit Ernest, a besoin de r\u00e9-\nconfort. Elle s'accuse sans cesse d'\u00eatre la responsable de la mort de notre fr\u00e8re et cela la rend tr\u00e8s malheureuse. \n Mais depuis qu'on a retrouv\u00e9 le meurtrier\u2026 \u2013 86 \u2013 \n\u2013 On a retrouv\u00e9 le meurtrier ! Mon Dieu ! Mais est-ce possi-\nble ? Comment a-t-on pu le pou rsuivre ? C'est inconcevable. Au-\ntant essayer de saisir le vent ou de retenir un torrent de montagne avec un f\u00e9tu de paille. Je l'ai vu , moi, cette nuit, il \u00e9tait libre ! \n \u2013 Je ne sais pas ce que tu ve ux dire, me r\u00e9pondit mon fr\u00e8re \navec un accent de surprise, mais \u00e0 nos yeux cette d\u00e9couverte n'a fait que s'ajouter \u00e0 notre mis\u00e8re. Tout d\u2019abord personne ne voulait y croire et m\u00eame \u00c9lisabeth, malgr\u00e9 toute l\u2019\u00e9vidence n\u2019est pas convaincue. Et de fait, qui pourra it r\u00e9ellement croire que Justine \nMoritz qui a toujours \u00e9t\u00e9 si aimable et si attach\u00e9e \u00e0 notre famille aurait \u00e9t\u00e9 tout \u00e0 coup capable de commettre un crime aussi abo-minable ? \n \u2013 Justine Moritz ! Pauvre, pauvre fille, elle a donc \u00e9t\u00e9 accu-\ns\u00e9e ? Mais ce n'est pas vrai, tout le monde sait cela ! \n Personne n'y croit, n'est-ce pas, Ernest ? \u2013 D'abord non effectivement. Mais certaines circonstances \nnous ont oblig\u00e9s \u00e0 y croire. Son comportement a \u00e9t\u00e9 si \u00e9trange \nqu'il a mis en lumi\u00e8re la r\u00e9alit\u00e9 des faits. Je crains qu'on ne puisse \nplus en douter. On la juge aujour d'hui m\u00eame, tu pourras t'en faire \nune opinion. \n Ernest me raconta que le matin o\u00f9 avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert le \nmeurtre du pauvre William, Justine \u00e9tait tomb\u00e9e malade et qu'elle \navait gard\u00e9 le lit durant plusieurs jours. Pendant ce temps, une des domestiques avait par hasard examin\u00e9 les v\u00eatements qu'elle por-tait la nuit du meurtre et, dans une des poches, elle avait d\u00e9cou-\nvert la miniature repr\u00e9sentant la m\u00e8re d'\u00c9lisabeth \u2013 cette mini-ature qu'on avait tenue polir le mobile du crime. La servante l'avait montr\u00e9e \u00e0 une de ses coll\u00e8gu es, laquelle, sans en toucher un \u2013 87 \u2013 mot \u00e0 la famille l'avait apport\u00e9e \u00e0 un magistrat. C'\u00e9tait sur cette \nbase que Justine avait \u00e9t\u00e9 appr\u00e9hend\u00e9e. \n Lorsqu'on l'avait accus\u00e9e du meurtre, Justine s\u2019\u00e9tait sentie si \n\u00e9mue qu'on avait confirm\u00e9 les soup\u00e7ons qui pesaient sur elle. Ce r\u00e9cit \u00e9tait bizarre mais il ne m\u2019avait pas convaincu. \n Aussi, je r\u00e9pliquai avec \u00e9nergie : \u2013 Mais tu te trompes. Moi, je connais l'assassin. Justine, la \npauvre, l'excellente Justine est innocente. \n \u00c0 cet instant, mon p\u00e8re fit son apparition. Je vis le d\u00e9sespoir \nprofond\u00e9ment trac\u00e9 sur son visage mais il s'effor\u00e7a de m'accueillir \navec chaleur. Apr\u00e8s que nous e\u00fb mes \u00e9chang\u00e9 nos tristes saluta-\ntions, il voulut manifestement parler d'autre chose que de notre malheur mais d\u00e9j\u00e0 Ernest s'\u00e9tait exclam\u00e9 : \n \u2013 Mon Dieu, papa ! Ernest pr\u00e9tend qu'il conna\u00eet l'assassin du \npauvre William. \n \u2013 Nous le savons aussi malheur eusement, r\u00e9pondit mon p\u00e8re. \nEt j'aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ne jamais le savoir plut\u00f4t que de d\u00e9couvrir tant de d\u00e9pravation et d'ingratitude chez une personne que j'estimais \nau plus haut point. \n Mon cher p\u00e8re, tu te trompes : Justine est innocente. \u2013 Si c'est le cas, Dieu veille ra \u00e0 ce qu'elle ne souffre pas \ncomme une coupable. On la juge au jourd'hui et j'esp\u00e8re, j'esp\u00e8re \nde tout mon c\u0153ur qu'elle sera acquitt\u00e9e. \n Ces propos me calm\u00e8rent. J'\u00e9tais fermement convaincu que \nJustine, comme du reste tout \u00eatre humain, \u00e9tait innocente de ce \u2013 88 \u2013 meurtre. Je n'avais donc pas peur qu'on produise contre elle une \npreuve formelle, assez flagrante pour la condamner. Mais mon \nhistoire n'\u00e9tait pas de celle qu\u2019on pouvait raconter publiquement : l'incroyable horreur qu'elle renferma it semblerait absurde pour le \ncommun des mortels. Et d'ailleurs ex istait-il, \u00e0 part moi le cr\u00e9a-\nteur, quelqu'un qui pourrait croire, \u00e0 moins de ne l'avoir vu, \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 de ce monument vivant de pr\u00e9somption et d'ignorance crasse que j'avais lib\u00e9r\u00e9 sur le monde ? Nous f\u00fbmes bient\u00f4t re-joints par \u00c9lisabeth. Elle avait fo rtement chang\u00e9 depuis la derni\u00e8re \nfois que je l'avais vue. \n E l l e a v a i t p l u s d e c h a r m e e n c o r e q u ' \u00e0 l ' \u00e9 p o q u e d e s o n e n -\nfance. Elle avait, certes, la m\u00eame candeur, la m\u00eame vivacit\u00e9 mais \nson \u00eatre refl\u00e9tait \u00e0 pr\u00e9sent la sensib ilit\u00e9 et l'intelligence. Elle m'ac-\ncueillit avec la plus grande affection. \n \u2013 Ta venue, mon cher cousin, dit-elle, me remplit d'espoir. Tu trouveras peut-\u00eatre le moyen de prouver l'innocence de la \npauvre Justine. H\u00e9las ! Qui serait en core en s\u00e9curit\u00e9, si elle devait \n\u00eatre convaincue de crime ? Je crois en son innocence comme en la mienne, aussi s\u00fbrement ! Notre malheur est doublement affreux : non seulement nous avons perdu ce gar\u00e7on que nous aimions tant mais en outre cette pauvre fille que je ch\u00e9ris de tout mon c\u0153ur va \u00eatre sans doute la proie d'un destin encore plus terrible. Si elle est condamn\u00e9e, jamais plus je ne conna\u00eetrai de joie. \n Mais elle ne le sera pas, je suis certaine qu'elle ne le sera pas \net je sais que je redeviendrai un jour heureuse, m\u00eame apr\u00e8s la \nmort du petit William ! \n \u2013 \u00c9lisabeth, Justine est innocente, dis-je. Et je suis \u00e0 m\u00eame \nde le prouver. Ne crains rien, essaye de reprendre tes esprits et sois s\u00fbre qu'elle sera acquitt\u00e9e. \u2013 89 \u2013 \n\u2013 Comme tu es bon et g\u00e9n\u00e9reux ! Tout le monde croit en sa \nculpabilit\u00e9 et cela me peine extr\u00eamement. Moi, je crois que non, alors m\u00eame que je suis d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de voir chacun se dresser contre elle ! \n \u00c9lisabeth se mit \u00e0 pleurer. \u2013 Tr\u00e8s ch\u00e8re ni\u00e8ce, dit mon p\u00e8re, s\u00e8che tes larmes. Si Justine \nest, comme tu le penses, innocente, fais confiance \u00e0 la justice de nos lois et au soin que je d\u00e9ploierai pour pr\u00e9venir la plus petite ombre de partialit\u00e9. \n \u2013 90 \u2013 VIII \nJusqu'\u00e0 onze heures, heure \u00e0 laquelle devait commencer le \nproc\u00e8s, nous ne p\u00fbmes nous d\u00e9partir de notre tristesse. \n Mon p\u00e8re et tous les autres membres de la famille \u00e9taient ci-\nt\u00e9s comme t\u00e9moins, et je les accompagnai au tribunal. \n Durant toute cette abominable parodie de justice, je souffris \nle martyre. On allait d\u00e9cider si le r\u00e9sultat de ma curiosit\u00e9 et de mes travaux inavouables serait la cause de la mort de deux \u00eatres hu-mains : l'un \u00e9tait un enfant ch armant, plein d'innocence et de \ngaiet\u00e9, l'autre allait conna\u00eetre une fin plus affreuse encore car l'in-famie et l'horreur s'attachent toujours \u00e0 la m\u00e9moire du meurtrier. \n Justine \u00e9tait une fille m\u00e9ritante, elle avait toutes les qualit\u00e9s \npour mener une vie heureuse et, \u00e0 pr \u00e9sent, par ma fa ute, on allait \nl'an\u00e9antir sous une tombe ignominieuse ! \n J'aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 mille fois avouer moi-m\u00eame le crime dont \nJustine \u00e9tait accus\u00e9e. Mais j'\u00e9tais absent au moment o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 commis et, si je faisais une d\u00e9clarat ion en ce sens, on n'y aurait vu \nque les divagations d'un fou et je n'aurais pas pu disculper celle \nqui souffrait par ma faute. \n Justine avait l'air calme. Elle avait rev\u00eatu des v\u00eatements de \ndeuil et ses traits, toujours attirants, en raison des sentiments qu'elle devait \u00e9prouver, d\u00e9gageai ent une beaut\u00e9 plus sereine en-\ncore. Elle semblait croire \u00e0 son innocence et elle ne tremblait pas, bien qu'elle f\u00fbt observ\u00e9e et ha\u00efe par un millier de personnes. Et, de \u2013 91 \u2013 fait, toute la gr\u00e2ce que sa beaut\u00e9 au rait pu susciter en d'autres cir-\nconstances \u00e9tait voil\u00e9e dans l'esprit des spectateurs par l'\u00e9normit\u00e9 \ndu crime qu'on lui attribuait. Elle \u00e9tait tranquille mais sa tranquil-\nlit\u00e9, \u00e9videmment, avait quelque chose de factice. \n Comme sa confusion avait \u00e9t\u00e9 consid\u00e9r\u00e9e comme une preuve \nde sa culpabilit\u00e9, elle s'appliquait \u00e0 para\u00eetre courageuse. Quand elle entra dans la salle du tribun al, elle la parcourut des yeux et \nd\u00e9couvrit tr\u00e8s vite o\u00f9 nous nous tenions. En nous voyant, elle ver-sa une larme puis elle se ma\u00eetrisa rapidement et, avec un regard \nd'une tristesse affectueuse, elle parut nous prouver sa totale inno-cence. \n L'audience fut ouverte. Apr\u00e8s que l'avocat g\u00e9n\u00e9ral eut d\u00e9pos\u00e9 \nl'acte d'accusation, plusieurs t\u00e9moins furent appel\u00e9s. Certains faits \u00e9tranges, en rapport les uns avec les autres, \u00e9taient suffisamment \naccablants pour \u00e9branler quicon que n'avait pas, comme moi, la \npreuve formelle de son innocence. Elle \u00e9tait sortie la nuit du meur-tre et, vers le matin, elle avait \u00e9t\u00e9 aper\u00e7ue par une mara\u00eech\u00e8re, \u00e0 proximit\u00e9 de l'endroit o\u00f9, plus tard , on avait d\u00e9couvert le corps de \nl'enfant assassin\u00e9. La mara\u00eech\u00e8re lui avait demand\u00e9 ce qu'elle fai-\nsait l\u00e0 et Justine, d'un air bizarre, lui avait donn\u00e9 une r\u00e9ponse confuse et inintelligible. Elle \u00e9tait rentr\u00e9e vers huit heures du ma-tin et, comme on s'\u00e9tait inqui\u00e9t\u00e9 de savoir ce qu'elle avait fait la nuit, elle avait r\u00e9pondu qu'elle \u00e9tai t partie \u00e0 la recherche de l'en-\nfant et si on avait appris quelque chose \u00e0 son propos. On lui avait montr\u00e9 le corps : une violente crise d'hyst\u00e9rie l'avait secou\u00e9e et, durant plusieurs jours, elle avait d \u00fb g a r d e r l e l i t . O n p r o d u i s i t \nbient\u00f4t la miniature qu'une des servantes avait trouv\u00e9e dans les poches de Justine. Et lorsque \u00c9l isabeth, d'une voix cass\u00e9e, recon-\nnut que c'\u00e9tait elle qui, une heur e avant le crime, l'avait pass\u00e9e \nautour du cou de William, un murmure d'horreur et d'indignation balaya le tribunal. \n \u2013 92 \u2013 Justine fut appel\u00e9e \u00e0 se d\u00e9fend re. \u00c0 mesure que le proc\u00e8s \navan\u00e7ait, sa contenance avait fl\u00e9chi. Ses traits exprimaient \u00e0 la fois \nla surprise, l'horreur et l'accablem ent. De temps \u00e0 autres, elle es-\nsayait de contenir ses larmes ma is, quand on lui donna la parole, \nelle reprit ses forces et parla d'une voix claire quoique vacillante. \n \u2013 Dieu sait, dit-elle, que je suis absolument innocente. Mais je ne pr\u00e9tends pas que mes protestations suffisent \u00e0 \nm'acquitter. Je fonde mon innocence sur une totale et simple ex-position des faits qui me sont reproch\u00e9s, et j'esp\u00e8re que la bonne r\u00e9putation dont j'ai toujours joui inclinera mes juges vers une in-\nterpr\u00e9tation favorable, l\u00e0 o\u00f9 cert aines circonstances laissent appa-\nra\u00eetre le doute et l'\u00e9quivoque. \n Elle rapporta alors qu'avec la permission d'\u00c9lisabeth elle \navait pass\u00e9 la soir\u00e9e du crime chez une tante, \u00e0 Ch\u00eane, un village \nsitu\u00e9 \u00e0 une lieue de Gen\u00e8ve. \u00c0 son retour, vers les neuf heures, elle \navait crois\u00e9 un homme qui lui avai t demand\u00e9 si elle savait quelque \nchose sur l'enfant qui \u00e9tait perdu. Elle avait \u00e9t\u00e9 alarm\u00e9e par ce r\u00e9-cit et elle avait elle-m\u00eame pass\u00e9 plusieurs heures \u00e0 le rechercher. Les portes de Gen\u00e8ve \u00e9tant ferm\u00e9es , elle avait d\u00fb trouver refuge \npour la nuit dans une grange, pr\u00e8s d'un cottage dont elle connais-sait les occupants mais qu'elle n' avait pas voulu d\u00e9ranger. La plus \ngrande partie de la nuit, elle avait veill\u00e9 avant de s'endormir. Le matin, des bruits de pas l'avaient r\u00e9veill\u00e9e. Elle avait quitt\u00e9 son refuge afin de poursuivre ses recher ches. Si elle n'\u00e9tait pas loin de \nl'endroit o\u00f9 gisait le corps, c'\u00e9tait sans qu'elle le s\u00fbt. Et si les ques-\ntions que lui avait pos\u00e9es la mara\u00eech\u00e8re l'avaient \u00e9mue, c'\u00e9tait parce qu'elle avait pass\u00e9 une nuit bl anche et que le sort du pauvre \nWilliam \u00e9tait encore incertain. Quant \u00e0 la miniature, elle n'avait aucune explication, \u00e0 fournir. \n \u2013 93 \u2013 \u2013 Je sais, continua la pauvre victime, que cette seule circons-\ntance m'accable lourdement et inexorablement mais je n'ai pas la \npossibilit\u00e9 de l'expliquer. Vous ayant exprim\u00e9 mon ignorance \u00e0 ce sujet, je ne puis qu'\u00e9mettre des hypoth\u00e8ses sur les causes proba-bles de la pr\u00e9sence de la miniatur e dans ma poche. Mais l\u00e0 aussi je \ndemeure perplexe. Je ne crois pas avoir des ennemis sur la terre, et certainement personne n'est anim\u00e9 du d\u00e9sir de me faire du mal. Est-ce le fait du meurtrier ? Je ne vois pas \u00e0 quelle occasion il au-\nrait pu agir de la sorte. Et d'aill eurs, s'il l'avait fait, pourquoi au-\nrait-il vol\u00e9 le bijou pour s'en d\u00e9barrasser aussi vite ? \n \u00ab Je confie ma cause \u00e0 la justice de mes juges, bien que je ne \nvoie aucune raison d'esp\u00e9rer. Je demande la faveur que l'on ques-\ntionne quelques t\u00e9moins \u00e0 mon propos. Si leurs d\u00e9positions ne v o n t p a s \u00e0 l ' e n c o n t r e d e m a c u l p a b i l i t \u00e9 p r \u00e9 s u m \u00e9 e , j e d e v r a i \u00ea t r e condamn\u00e9e, malgr\u00e9 que je plaide pour mon salut et pour mon in-nocence. \u00bb \n Plusieurs t\u00e9moins qui la connaissaient depuis des ann\u00e9es fu-\nrent appel\u00e9s et parl\u00e8rent en sa faveur. Toutefois, la peur et l'aver-sion du crime dont ils la croyaient coupable les timoraient et ne les incitaient pas \u00e0 dire du bien d'elle. \n \u00c9lisabeth se rendit compte que cet ultime recours \u2013 l'excel-\nlent caract\u00e8re et l'irr\u00e9prochable conduite de Justine \u2013 serait ineffi-cace et, en proie \u00e0 une violente agitation, elle demanda la permis-sion de s'adresser \u00e0 la cour. \n \u2013 Je suis, dit-elle, la cousine du malheureux enfant qui a \u00e9t\u00e9 \nassassin\u00e9, ou plut\u00f4t sa s\u0153ur car j'ai \u00e9t\u00e9 \u00e9duqu\u00e9e et \u00e9lev\u00e9e par ses parents bien avant qu'il ne f\u00fbt n\u00e9 . On pourra d\u00e8s lors juger ind\u00e9-\ncent de ma part d'intervenir en ce tte occasion mais lorsque je vois \nune cr\u00e9ature sur le point de p\u00e9ri r \u00e0 cause de la couardise de ses \npr\u00e9tendus amis, je d\u00e9sire \u00eatre autoris\u00e9e \u00e0 prendre la parole afin de \u2013 94 \u2013 pouvoir dire ce que je sais d'elle. Je connais personnellement l'ac-\ncus\u00e9e. J'ai v\u00e9cu dans la m\u00eame maison qu'elle, une premi\u00e8re fois \npendant cinq ans, plus r\u00e9cemment, pendant deux ans. Durant toute cette p\u00e9riode, elle m'a apparu comme la plus aimable, comme la plus d\u00e9vou\u00e9e des cr\u00e9atures. Elle a soign\u00e9 madame Fran-kenstein, ma tante, quand celle-ci \u00e9tait malade, et ce fut avec la \nplus grande affection. Par la suite, elle s'est occup\u00e9e de sa propre \nm\u00e8re alors que sa sant\u00e9 s'aggravait. La conduite de Justine a forc\u00e9 \nl'admiration de tout le monde. Pu is elle est venue vivre dans la \nmaison de mon oncle o\u00f9 elle a \u00e9t \u00e9 aim\u00e9e par toute la famille. Elle \n\u00e9tait extr\u00eamement attach\u00e9e \u00e0 l'enfant qui est mort et se comportait e n v e r s l u i c o m m e l a m \u00e8 r e l a p l u s a t t e n t i o n n \u00e9 e . P o u r m a p a r t , j e n'h\u00e9site pas \u00e0 dire que, contrairement \u00e0 toutes les \u00e9vidences, je crois et je suis certaine qu'elle est innocente. Elle n'a pas pu \u00eatre tent\u00e9e de commettre un geste pareil . Reste la miniature qui consti-\ntue la preuve capitale dont on l'accable : eh bien, si Justine avait \u00e9mis le d\u00e9sir de la poss\u00e9der, je la lui aurais donn\u00e9e, tant je l'estime et je la respecte. \n Un murmure d'approbation suivit le simple et vigoureux ap-\npel d'\u00c9lisabeth mais il saluait sa g\u00e9n\u00e9reuse intervention et non la \npauvre Justine vers laquelle le publ ic indign\u00e9 se retourna avec un \nsurcro\u00eet de violence en l'accusant de la plus noire ingratitude. Elle avait pleur\u00e9 pendant qu'\u00c9lisabeth parlait mais elle ne fit aucune r\u00e9ponse. \n Durant tout ce proc\u00e8s, ma pr opre agitation, ma f\u00e9brilit\u00e9 \n\u00e9taient extr\u00eames. Je croyais en so n innocence, j'en \u00e9tais convain-\ncu. Se pouvait-il que le d\u00e9mon qui avait assassin\u00e9 mon fr\u00e8re (je \nn'en doutais pas une minute) e\u00fbt aussi, dans son immonde perver-\nsit\u00e9, livr\u00e9 l'innocence \u00e0 la mort et \u00e0 l'ignominie ? Je n'\u00e9tais pas ca-pable de supporter l'horreur de ma situation \u2013 et lorsque je m'aper\u00e7us, \u00e0 travers le tumulte de l' assistance et l'attitude des ju-\nges, que la malheureuse victime avait \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9e, je me pr\u00e9ci-\u2013 95 \u2013 pitai, la mort dans l'\u00e2me, hors du tribunal. Les tortures de l'accu-\ns\u00e9e n'\u00e9galaient pas les miennes. Elle , elle \u00e9tait soutenue par l'inno-\ncence alors que les griffes du remord s me lac\u00e9raient le c\u0153ur et ne \nme l\u00e2chaient plus. \n Je passai une nuit \u00e9pouvantable. Le matin, je retournai au \ntribunal. Mes l\u00e8vres et ma gorge \u00e9taient dess\u00e9ch\u00e9es. Je n'osais pas poser la question fatale mais j'\u00e9tai s connu et le magistrat devina la \nraison de ma visite. Les boules avaient \u00e9t\u00e9 tir\u00e9es. Elles \u00e9taient tou-tes noires et Justine avait \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9e. \n Je ne pr\u00e9tends pas d\u00e9crire ce que je ressentis. J'avais eu au-\nparavant des sensations d'horreur et j'ai essay\u00e9 de les traduire de \nla mani\u00e8re la plus ad\u00e9quate mais aucun mot ne peut donner une id\u00e9e du terrible d\u00e9sespoir que j'\u00e9prouvai alors. La personne \u00e0 qui je m'adressais me dit que Justine avait d\u00e9j\u00e0 avou\u00e9 sa culpabilit\u00e9 : \n \u2013 Cette preuve, observa-t-elle, \u00e9tait superflue pour un cas \naussi probant mais nous sommes heureux de l'avoir eue. \n Aucun de nos juges n'aime condamner un criminel sur des \npr\u00e9somptions, aussi d\u00e9cisives soient-elles. \n C'\u00e9tait l\u00e0 une nouvelle \u00e9trang e et inattendue. Qu'est-ce que \ncela signifiait ? Mes yeux m'avai ent-ils tromp\u00e9 ? Et moi \u00e9tais-je \nr\u00e9ellement aussi fou que le monde entier m'aurait cru si j'avais r\u00e9v\u00e9l\u00e9 l'objet de mes soup\u00e7ons ? Je me d\u00e9p\u00eachai de rentrer \u00e0 la \nmaison o\u00f9 \u00c9lisabeth, aussit\u00f4t, me demanda quel \u00e9tait le verdict. \n \u2013 Ma cousine, lui dis-je, il s'es t pass\u00e9 ce que tu avais pr\u00e9vu. \nTous les juges pr\u00e9f\u00e8rent punir dix innocents plut\u00f4t que de lib\u00e9rer un seul coupable. Justine a avou\u00e9. \n \u2013 96 \u2013 Ce fut un coup atroce pour la pauvre \u00c9lisabeth qui avait cru \nfermement \u00e0 l'innocence de Justine. \n \u2013 H\u00e9las ! dit-elle, comment pou rrais-je croire de nouveau en \nla bont\u00e9 humaine ? Justine, que j' aimais et ch\u00e9rissais comme une \ns\u0153ur, comment pourrais-je voir la perfidie sur ces sourires inno-cents ? La douceur de son regard semblait la rendre incapable de \nm\u00e9chancet\u00e9 et de ruse. Et dire qu'elle a commis un meurtre ! \n Peu apr\u00e8s, on apprit que la malheureuse victime avait expri-\nm\u00e9 le d\u00e9sir de voir ma cousine. Mon p\u00e8re souhaitait qu'\u00c9lisabeth ne s'y rend\u00eet pas mais il la la issait libre d'agir \u00e0 sa guise. \n \u2013 Oui, dit \u00c9lisabeth, j'irai m\u00eame si elle est coupable. Et toi, \nVictor, tu pourras m'accompagner, je ne me sens pas capable d'y aller seule. \n L'id\u00e9e de cette visite me torturait mais je ne pouvais pas refu-\nser. \n Nous entr\u00e2mes dans la cellule obscure et nous aper\u00e7\u00fbmes \nJustine assise sur de la paille. Ses mains \u00e9taient ligot\u00e9es et sa t\u00eate \nreposait sur ses genoux. Elle se dressa en nous voyant entrer. Quand nous f\u00fbmes seuls avec elle, e lle se jeta aux pieds d'\u00c9lisabeth \net se mit \u00e0 pleurer. Ma cousine pleurait aussi. \n \u2013 Oh ! Justine, dit-elle, pourquoi m'as-tu priv\u00e9e de ma der-\nni\u00e8re consolation ? Je comptais su r ton innocence et, bien que j'aie \n\u00e9t\u00e9 tr\u00e8s malheureuse, je ne le suis pas autant que maintenant. \n \u2013 Vous aussi vous pensez que je suis fonci\u00e8rement mauvaise ? \nVous vous joignez donc \u00e0 mes ennemis pour m'accabler et me te-nir pour une criminelle ? \n \u2013 97 \u2013 Des sanglots \u00e9touffaient sa voix. \n \n\u2013 L\u00e8ve-toi ma pauvre fille, di t \u00c9lisabeth ! Pourquoi te mettre \n\u00e0 genoux, si tu es innocente ? Je ne fais pas partie de tes ennemis. Je crois que tu n'es pas coupable, malgr\u00e9 toutes les charges qui \np\u00e8sent sur toi, tant que je n'aurai pas entendu tes propres aveux. La rumeur, dis-tu, est fausse. \n Ma ch\u00e8re Justine, sois assur\u00e9e que rien ne pourra \u00e9branler \nma confiance en toi, except\u00e9 ta confession. \n \u2013 J'ai avou\u00e9 mais c'est un mensonge. J'ai avou\u00e9 mais c'est \npour obtenir l'absolution. Mais \u00e0 pr\u00e9sent ce mensonge p\u00e8se plus lourdement sur mon c\u0153ur que tous mes autres p\u00e9ch\u00e9s. Que Dieu \nme pardonne ! Depuis ma condamnation, mon confesseur me har-c\u00e8le. Il m'a tant \u00e9pouvant\u00e9e et menac\u00e9e que je commence \u00e0 penser \nque je suis bien le monstre qu'i l d\u00e9crit. Il me menace d'excommu-\nnication et me pr\u00e9dit l'enfer si je continue, \u00e0 nier. Ch\u00e8re madame, je n'ai eu aucune aide. Tout le monde m'a consid\u00e9r\u00e9e comme une \nmis\u00e9rable vou\u00e9e \u00e0 l'ignominie et \u00e0 la perdition. Que pouvais-je \nfaire ? Dans ces moments de d\u00e9sespoir, j'ai prof\u00e9r\u00e9 un mensonge et ce n'est qu'\u00e0 pr\u00e9sent que je me sens r\u00e9ellement mis\u00e9rable. \n Elle s'interrompit, tout en larmes, puis reprit la parole. \u2013 Je pensais avec horreur, madame, que vous auriez cru votre \nJustine, que vous aimiez tant et que votre tante a toujours tenue \nen plus haute estime, capable d'un meurtre que le diable seul au-\nrait pu commettre. Cher William ! \n Cher enfant ador\u00e9 ! Je le reverrai bient\u00f4t au ciel o\u00f9 nous se-\nrons tous heureux. Ce sera ma consolation \u00e0 l'heure de ma mort. \n \u2013 98 \u2013 \u2013 Oh ! Justine, pardonne-moi d'avoir dout\u00e9 de toi un seul ins-\ntant. Pourquoi as-tu avou\u00e9 ? Mais ne t'afflige pas, ma ch\u00e8re fille, \nn'aie pas peur. Je proclamerai, je prouverai ton innocence. J'\u00e9branlerai le c\u0153ur de pierre de tes ennemis par mes larmes et mes pri\u00e8res. Tu ne mourras pas ! T o i , m a c a m a r a d e d e j e u , m a \ncompagne, ma s\u0153ur, p\u00e9rir sur l'\u00e9c hafaud ! Non ! Non ! Jamais je \nne pourrais survivre \u00e0 un tel d\u00e9sastre ! \n Justine secoua douloureusement la t\u00eate. \u2013 Je n'ai pas peur de mourir, dit-elle. Cette angoisse est pas-\ns\u00e9e. Dieu me soutient et me donne le courage d'affronter le pire. Je vais quitter un monde de tristesse et d'amertume. Si vous vous \nsouvenez de moi, si vous avez la conviction que j'ai \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9e injustement, je me r\u00e9signerai au sort qui m'attend. Apprenez-moi, \nch\u00e8re madame, \u00e0 me soumettre sagement \u00e0 la volont\u00e9 du ciel. \n Durant cette conversation, je m'\u00e9t ais retir\u00e9 dans un coin de la \ncellule o\u00f9 je pouvais dissimuler l'horrible angoisse qui m'\u00e9trei-\ngnait. D\u00e9sespoir ! Qui oserait en parler ? La pauvre victime qui, le lendemain, allait passer l'effroyable fronti\u00e8re qui s\u00e9pare la vie de \nla mort, ne ressentait pas une douleur aussi atroce, aussi am\u00e8re \nque celle que j'\u00e9prouvais. Je serrai s les m\u00e2choires, je grin\u00e7ais des \ndents, je g\u00e9missais du plus profond de mon \u00e2me. Justine tressail-lit. Quand elle m'aper\u00e7ut, elle s'approcha de moi. \n \u2013 Cher monsieur, dit-elle, que vo us \u00eates bon de m'avoir rendu \nvisite. J'esp\u00e8re que vous ne me croyez pas coupable. \n Il m'\u00e9tait impossible de r\u00e9pondre. \u2013 Non, Justine, dit \u00c9lisabeth, il est autant convaincu que moi \nde ton innocence. M\u00eame lorsqu'il a su que tu avais avou\u00e9, il ne l'a \npas cru. \u2013 99 \u2013 \n\u2013 Je lui en suis reconnaissant e. Dans ces derniers moments, \nj'\u00e9prouve la plus sinc\u00e8re gratitude pour tous ceux qui pensent \u00e0 moi avec bont\u00e9. Comme l'affection des autres est pr\u00e9cieuse quand on est frapp\u00e9 par le malheur ? \n Elle en efface une grande partie \u2013 et je sens que je pourrai \nmourir en paix, maintenant que mon innocence est reconnue par \nvous, ma ch\u00e8re amie, et par votre cousin. \n Ainsi essayait-elle de nous r\u00e9conforter et se r\u00e9conforter elle-\nm\u00eame. Ainsi se r\u00e9signait-elle. Mais moi, moi le v\u00e9ritable assassin, je sentais en moi remuer le ver vivant qui annihile tout espoir et toute consolation. \u00c9lisabeth pleurait dans le malheur. Mais sa mi-s\u00e8re \u00e9tait celle de l'innocence, tel un nuage qui passe devant la lune et l'assombrit un court in stant sans en ternir l'\u00e9clat. \n L'angoisse et le d\u00e9sespoir avaient p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 au plus loin de mon \nc\u0153ur. Je portais en moi un enfer, un enfer que rien n'aurait pu \nconsommer. Nous rest\u00e2mes plusieurs heures aupr\u00e8s de Justine et ce ne fut qu'\u00e0 grand-peine qu'\u00c9lis abeth parvint \u00e0 s'arracher de ses \nbras. \n \u2013 Je voudrais mourir avec toi, criait-elle, je ne pourrais pas \nvivre dans ce monde de mis\u00e8re ! \n Justine eut une expression atte ndrie, alors qu'elle contenait \ndifficilement ses larmes. Elle embrassa \u00c9lisabeth et dit, d'une voix bris\u00e9e par l'\u00e9motion : \u2013 Adieu, ma ch\u00e8re, ma douce \u00c9lisabeth, ma \nseule amie ador\u00e9e ! Que le ciel dans sa bont\u00e9 vous b\u00e9nisse et vous prot\u00e8ge ! Puisse ce malheur \u00eatre le dernier que vous subirez ! Vi-vez, soyez heureuse et faites le bonheur des autres ! \n \u2013 100 \u2013 Et le lendemain, Justine mourut. L'\u00e9loquence d\u00e9chirante \nd'\u00c9lisabeth pour modifier l'opinion des juges avait \u00e9chou\u00e9. \n \u00c0 leurs yeux, la sainte \u00e9tait la meurtri\u00e8re. Mes appels pas-\nsionn\u00e9s et indign\u00e9s n'avaient servi \u00e0 rien non plus. Et quand je re\u00e7us leurs r\u00e9ponses glac\u00e9es, quand je compris leur rudesse, leurs raisonnements implacables, ma d\u00e9cision de passer aux aveux mourut sur mes l\u00e8vres. \n J'aurais pu me d\u00e9clarer fou mais certainement pas r\u00e9voquer \nla sentence de la malheureuse vi ctime. Elle p\u00e9rit sur l'\u00e9chafaud \ncomme une criminelle ! \n Je me d\u00e9tournai des tortures de mon propre c\u0153ur pour me \npencher sur le chagrin profond et muet d'\u00c9lisabeth. Cela aussi \u00e9tait mon \u0153uvre ! Et la peine de mon p\u00e8re, et la d\u00e9solation de cette maison autrefois si souriante \u2013 to ut cela, je l'avais provoqu\u00e9 de \nmes mains ! Vous pleurez, mes che rs amis, mais ce ne sont pas vos \nderniers pleurs ! Vous g\u00e9mirez encore et l'\u00e9cho de vos lamenta-tions s'entendra de nouveau ! Fr ankenstein, votre fils, votre pa-\nrent, votre enfant ch\u00e9ri, lui qui vo us donnerait jusqu'\u00e0 la derni\u00e8re \ngoutte de son sang, lui qui ne peut \u00e9prouver aucune joie si elle ne se refl\u00e8te pas \u00e9galement sur vos vi sages, lui qui voudrait remplir \nl'air de ses b\u00e9n\u00e9dictions et passer son existence \u00e0 vous servir, Frankenstein vous condamne et vous fait verser des pleurs ! \nComme il serait heureux au- del\u00e0 de tout espoir, si l'inexorable \ndestin \u00e9tait satisfait, si la destru ction prenait fin avant que la paix \ndu tombeau ne succ\u00e8de \u00e0 vos douloureux tourments ! \n Tels \u00e9taient les v\u0153ux de mon \u00e2me, bris\u00e9e par le remords, \nl'horreur et le d\u00e9sespoir ! Et pe ndant ce temps-l\u00e0, ceux que j'ai-\nmais pleuraient en vain sur les to mbes d e William et de Justine , \nles premi\u00e8res victimes de mes travaux impies. \u2013 101 \u2013 IX \nRien n'est plus p\u00e9nible pour l'esprit humain, apr\u00e8s que les \nsentiments ont \u00e9t\u00e9 ruin\u00e9s par une succession rapide d'\u00e9v\u00e9nements, que de retrouver le calme et l'inacti on qui excluent \u00e0 la fois l'esp\u00e9-\nrance et la peur. Justine \u00e9tait mo rte, elle \u00e9tait enterr\u00e9e et moi \nj'\u00e9tais vivant. Le sang coulait sans entraves dans mes veines mais \ndes vagues de remords et de d\u00e9se spoir m'oppressaient le c\u0153ur et \nje ne pouvais rien oublier. Je n'\u00e9tais plus \u00e0 m\u00eame de dormir. \n J'errais comme un esprit malfaisant, car j'avais \u00e9t\u00e9 l'auteur \nd'actes immondes, horribles au-del\u00e0 de toute expression, et d'au-tres, beaucoup d'autres (j'en \u00e9tais persuad\u00e9) allaient encore surve-nir. Et pourtant mon c\u0153ur d\u00e9bord ait d'affection et d'amour pour \nla vertu. J\u2019\u00e9tais entr\u00e9 dans la vie avec des intentions bienveillantes et j'avais souhait\u00e9, une fois que je r\u00e9ussirais \u00e0 les mettre en prati-que, me rendre utile \u00e0 mes semblables. Maintenant, tout \u00e9tait d\u00e9-truit. Au lieu d'avoir la conscience sereine \u2013 ce qui m'aurait permis de consid\u00e9rer le pass\u00e9 avec satisfaction et d'aller vers l'avenir avec de nouveaux espoirs -, j'\u00e9tais habit\u00e9 par le remords et par le sen-timent de ma culpabilit\u00e9. Et je vivais dans un enfer, au milieu de tortures sans nombre qu'aucun langage ne pourrait rendre. \n Cet \u00e9tat d'esprit agit sur ma sant\u00e9, laquelle, sans doute, ne \ns'\u00e9tait jamais enti\u00e8rement r\u00e9tablie depuis le premier choc qu'elle avait subi. Je fuyais le visage des hommes, le moindre bruit de joie ou de r\u00e9jouissance m'\u00e9nervait. La solitude \u00e9tait ma seule consola-\ntion \u2013 une profonde, une obscure, une mortelle solitude. \n \u2013 102 \u2013 Mon p\u00e8re constata avec peine ce changement perceptible \ndans mon caract\u00e8re et mes habitudes. Avec des arguments que lui \ninspiraient sa conscience sereine et sa vie sans reproche, il s'effor-\n\u00e7a de me donner courage, de me re ndre la force qui dissiperait ce \nsombre nuage au sein duquel je vivais. \n \u2013 Penses-tu, Victor, me dit-il, que je ne souffre pas moi aus-\nsi ? Personne ne pourrait aimer un enfant autant que j'ai aim\u00e9 ton \nfr\u00e8re (pendant qu'il parlait, ses yeux se mouill\u00e8rent de larmes) mais n'est-ce pas un devoir pour ceux qui survivent de s'abstenir \nd'augmenter leur chagrin en manifestant exag\u00e9r\u00e9ment sa propre douleur ? C'est l\u00e0 en outre un devoir envers toi-m\u00eame car une peine excessive emp\u00eache tout apai sement et m\u00eame l'accomplisse-\nment du devoir quotidien sans lequel un homme ne peut pas vivre en soci\u00e9t\u00e9. \n Ces conseils, quoique excellents, \u00e9taient totalement inappli-\ncables \u00e0 mon cas. J'aurais \u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 cacher ma peine et \u00e0 \nconsoler mes amis si, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de tous mes autres sentiments, n'\u00e9taient pas venus s'ajouter le re mords et une terreur alarmante. \nMaintenant, je ne pouvais que r\u00e9pondre \u00e0 mon p\u00e8re par des re-gards d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s et essayer de me soustraire \u00e0 sa vue. \n Vers cette \u00e9poque, nous nous re tir\u00e2mes dans notre propri\u00e9t\u00e9 \nde Bellerive. Ce changement \u00e9tait particuli\u00e8rement bienvenu pour moi. La fermeture r\u00e9guli\u00e8re des portes de la ville \u00e0 dix heures et l'impossibilit\u00e9 d'aller sur le lac apr\u00e8s cette heure avaient rendu fort d\u00e9sagr\u00e9able mon s\u00e9jour \u00e0 l'int\u00e9ri eur des murs de Gen\u00e8ve. J'\u00e9tais \nlibre \u00e0 pr\u00e9sent. Souvent, apr\u00e8s que le reste de la famille se retirait pour la nuit, je prenais une barq ue et passais de longues heures \nsur l'eau. Et parfois, toutes voiles dehors, je me laissais pousser \np a r l e v e n t o u a l o r s , a p r \u00e8 s a v o i r r a m \u00e9 j u s q u ' a u m i l i e u d u l a c , j e laissais mon embarcation d\u00e9river et je m'abandonnais \u00e0 de som-bres r\u00e9flexions. Quand tout \u00e9tait silencieux alentour, quand il ne \u2013 103 \u2013 restait que moi comme cr\u00e9ature inqui\u00e8te au milieu de ce site si \nbeau et si merveilleux \u2013 si l'on excepte quelques chauves-souris et \nquelques grenouilles dont le coassement rude et continu ne se per-cevait qu'aux abords du rivage -, j'\u00e9tais r\u00e9guli\u00e8rement tent\u00e9 de me pr\u00e9cipiter dans le lac afin que ses eaux puissent se refermer \u00e0 ja-mais sur moi et sur mes malheurs. Mais j'\u00e9tais retenu par la pen-\ns\u00e9e de l'h\u00e9ro\u00efque \u00c9lisabeth que j'aimais tendrement et dont \nl\u2019existence \u00e9tait fond\u00e9e sur la mie nne. Je pensais aussi \u00e0 mon p\u00e8re \net au fr\u00e8re qui me restait. Pouvais-je donc, par ma d\u00e9sertion hon-teuse, les laisser expos\u00e9s, sans aucun moyen de d\u00e9fense, \u00e0 la ma-lice de la cr\u00e9ature que j'avais moi-m\u00eame d\u00e9cha\u00een\u00e9e parmi eux ? \n Dans ces moments-l\u00e0, je pleurais am\u00e8rement et je souhaitais \nrecouvrer la paix afin d'apporter aux miens la consolation et le \nbonheur. Mais ce n'\u00e9tait pas possi ble. Le remords \u00e9tranglait le \nmoindre espoir. J'avais \u00e9t\u00e9 l'auteur des plus effroyables turpitudes e t j e v i v a i s d a n s l a c r a i n t e q u o t i d i e n n e d e v o i r l e m o n s t r e q u e j'avais cr\u00e9\u00e9 perp\u00e9trer de nouveaux horribles forfaits. J'avais l'obs-cur sentiment que tout n'\u00e9tait pas fini et qu'il allait encore com-\nmettre quelque crime prodigieux qui, par leur \u00e9normit\u00e9, effacerait peut-\u00eatre le souvenir des pr\u00e9c\u00e9den ts. Tout \u00e9tait \u00e0 craindre aussi \nlongtemps que vivrait un \u00eatre ch er. La r\u00e9pulsion que j'\u00e9prouvais \npour le monstre \u00e9tait infinie. \n Quand je pensais \u00e0 lui, je grin\u00e7ais des dents, mes yeux s'en-\nflammaient et je d\u00e9sirais avec ar deur d\u00e9truire la vie que j'avais \ncon\u00e7ue comme un d\u00e9ment. En songeant \u00e0 ses crimes et \u00e0 sa per-versit\u00e9, ma haine, ma volont\u00e9 de revanche n'avaient aucune limite. J'aurais m\u00eame entrepris un p\u00e8le rinage sur le plus haut sommet \ndes Andes, s'il avait fallu pr\u00e9cipiter le monstre parmi les rochers. Je voulais le revoir pour le damner, lui crier ma haine et venger la mort de William et de Justine. \n \u2013 104 \u2013 Notre maison \u00e9tait la maison du deuil. La sant\u00e9 de mon p\u00e8re \navait \u00e9t\u00e9 fortement secou\u00e9e par l'horreur des r\u00e9cents \u00e9v\u00e9nements. \n\u00c9lisabeth \u00e9tait morose et abattue ; elle ne prenait plus aucun plai-\nsir \u00e0 ses occupations habituelles. \n Toute joie lui semblait un sacril\u00e8ge envers les morts. G\u00e9mir, pleurer sans cesse, c'\u00e9taient, \u00e0 ses yeux, les seuls tri-\nbuts qu'il fallait payer \u00e0 l'innocence d\u00e9truite et bafou\u00e9e. \n Elle n'\u00e9tait plus du tout cette cr\u00e9ature heureuse qui, lorsque \nnous \u00e9tions jeunes, se promenait sur les bords du lac et parlait avec ravissement de nos futurs proj ets. Le premier de ces chagrins \nqui nous sont envoy\u00e9s pour nous d\u00e9tourner du monde l'avait frap-p\u00e9e et son obscure influence lui ravissait ses plus chers sourires. \n \u2013 Quand je pense, mon cher cousin, disait-elle, \u00e0 la fin pi-\ntoyable de Justine Moritz, je ne vo is plus le monde et ses \u0153uvres \ntels qu'ils m'apparaissaient auparavant. \n Autrefois, je consid\u00e9rais les histoires de vice et d'injustice que \nje lisais ou que j'entendais raconter comme des l\u00e9gendes ancien-nes ou des diableries imaginaires. Du moins \u00e9taient-elles lointai-\nnes et plus famili\u00e8res \u00e0 la raison qu'\u00e0 l'imagination. Mais mainte-\nnant le malheur est venu \u00e0 notre porte et l'\u00eatre humain ressemble \u00e0 mes yeux \u00e0 un monstre assoiff\u00e9 du sang des autres. Je suis in-\njuste, \u00e0 coup s\u00fbr. Tout le monde cr oyait la pauvre fille coupable et, \nsi elle avait pu commettre le crime pour lequel elle a souffert, elle aurait \u00e9t\u00e9 assur\u00e9ment la plus d\u00e9prav\u00e9e des cr\u00e9atures humaines. \nPour poss\u00e9der quelques bijoux, assassiner le fils de son bienfaiteur et ami, un enfant qu'elle avait soig n\u00e9 depuis sa naissance et qu'elle \nsemblait aimer comme s'il \u00e9tait le sien ! Je ne pourrais consentir \u00e0 \nla mort d'aucun \u00eatre humain mais je n'admets pas non plus qu'un \ncriminel continue de vivre dans la soci\u00e9t\u00e9 des hommes. Justine \u2013 105 \u2013 pourtant est innocente, je sais, je sens qu'elle est innocente. Tu \npartages mon opinion, tu me l'as dit. H\u00e9las ! Victor, quand le men-\nsonge ressemble \u00e0 ce point \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, qui peut s'assurer d'un bon-heur durable ? \n J'ai l'impression de marcher au bord d'un pr\u00e9cipice o\u00f9 sont \nr\u00e9unis des milliers de gens sur le point de me pousser parmi les \nab\u00eemes. William et Justine ont \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9s et leur meurtrier est en libert\u00e9 : il circule librement dans le monde et peut-\u00eatre est-il respect\u00e9. M\u00eame si, pour ces m\u00eames crimes, je devais \u00eatre condam-n\u00e9e \u00e0 l'\u00e9chafaud, je ne voudrais pas \u00e9changer ma place contre celle de ce mis\u00e9rable ! \n J'\u00e9coutais ces paroles, la mort dans l'\u00e2me. J'\u00e9tais moi, non \npas en principe mais en r\u00e9alit\u00e9, le v\u00e9ritable assassin. \n \u00c9lisabeth avait lu l'angoisse sur mes traits. Elle me prit ten-\ndrement la main. \n \u2013 Mon cher ami, dit-elle, tu do is te calmer. Ces \u00e9v\u00e9nements \nm'ont \u00e9mue, et Dieu sait \u00e0 quel po int ! Mais je ne suis pas encore \naussi malheureuse que toi. Il y a sur ton visage une expression de \nd\u00e9sespoir et parfois de vengeance qui me fait trembler. Cher Vic-tor, bannis ces sombres passions. Rappelle-toi que tu es entour\u00e9 \nd'amis qui mettent en toi toutes leurs esp\u00e9rances. As-tu perdu le pouvoir de les rendre heureux ? Ah ! Tant que nous nous aimons, \ntant que nous gardons notre confiance les uns dans les autres, ici, dans ce pays de paix et de beaut\u00e9, le terroir natal, nous pouvons esp\u00e9rer la tranquillit\u00e9. Mais qui pourrait perturber notre paix ? \n Pareil langage, tenu par celle \u00e0 qui j'attachais plus de prix \nqu'\u00e0 n'importe quel autre don du ciel, n'aurait-il pas d\u00fb suffire \u00e0 \nchasser le d\u00e9mon qui se dissimula it dans mon c\u0153ur ? Et, tandis \nqu'elle parlait, je m'approchai d' elle, comme m\u00fb par la terreur, \u2013 106 \u2013 craignant au m\u00eame moment que le destructeur ne f\u00fbt l\u00e0 pour me \nla d\u00e9rober. \n Ainsi, ni la tendresse d'une amiti\u00e9, ni la beaut\u00e9 de la terre, ni \ncelle des cieux ne pouvaient d\u00e9livrer mon \u00e2me du malheur. Les accents de l'amour restaient sans effet. J'\u00e9tais envelopp\u00e9 par un \nnuage qu'aucune influence b\u00e9n\u00e9fiqu e ne pouvait franchir. Un cerf \nbless\u00e9 tra\u00eenant ses membres d\u00e9fai llants vers quelque recoin pour y \ncontempler la fl\u00e8che qui l'a transp erc\u00e9 et pour y mourir \u2013 voil\u00e0 \u00e0 \nquoi je ressemblais. \n Parfois, il m'arrivait de r\u00e9sister \u00e0 mon d\u00e9sespoir : le tourbil-\nlon des passions de mon \u00e2me me poussait \u00e0 chercher, dans un exercice physique ou un d\u00e9placement, une diversion \u00e0 son mal terrible. Ce fut au cours d'un acc\u00e8 s de cette sorte que j'abandonnai \nbrusquement la maison et gagnai les plus proches vall\u00e9es des Al-pes. Dans la magnificence de ses sites \u00e9ternels, je voulais y cher-cher l'oubli de moi-m\u00eame et de mes douleurs \u00e9ph\u00e9m\u00e8res. Mes pas \nme conduisirent vers la vall\u00e9e de Chamonix que j'avais souvent travers\u00e9e, \u00e0 l'\u00e9poque de mon adolescence. \n Six ann\u00e9es s'\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es depuis : moi, j'\u00e9tais une \u00e9pave \nmais rien n'avait chang\u00e9 dans ces paysages sauvages et immua-bles. \n J'effectuai \u00e0 cheval la premi\u00e8re partie de mon voyage. Puis, je louai une mule, la monture qui a le pied le plus s\u00fbr et \nqui circule le plus ais\u00e9ment sur les routes rocailleuses. Il faisait beau. C'\u00e9tait la mi-ao\u00fbt, environ deux mois apr\u00e8s la mort de Jus-tine, l'\u00e9poque affreuse d'o\u00f9 dataient tous mes malheurs. Le poids qui m'oppressait le c\u0153ur s'all\u00e9geait au fur et \u00e0 mesure que je p\u00e9n\u00e9-trais plus avant dans le ravin de l'Arve. D'immenses montagnes et \ndes pr\u00e9cipices m'entouraient de to utes parts. Le brouhaha de la \u2013 107 \u2013 rivi\u00e8re grondait parmi les rochers, les cascades tumultueuses an-\nnon\u00e7aient le r\u00e8gne d'un \u00eatre omnipotent \u2013 mais je n'avais plus \npeur, je n'\u00e9tais plus d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 fl\u00e9chir, sauf en pr\u00e9sence de Celui qui avait cr\u00e9\u00e9 ces \u00e9l\u00e9ments et qui les gouvernait. Plus je grimpais, plus \nla vall\u00e9e prenait un aspect magnif ique et grandiose. Des ch\u00e2teaux \nen ruine suspendus au bord des pr\u00e9cipices, pr\u00e8s des montagnes \nh\u00e9riss\u00e9es de sapins, l'Arve imp\u00e9tueuse, \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des chalets appa-raissant parmi les arbres, tout figurait au d\u00e9cor d'une singuli\u00e8re beaut\u00e9. Et cette beaut\u00e9 \u00e9tait plus grande encore, plus sublime gr\u00e2ce aux Alpes dont les d\u00f4mes et les pyramides couverts d'une neige \u00e9clatante dominaient tout, comme s'ils appartenaient \u00e0 un autre monde, habit\u00e9 par des \u00eatres d'une autre race. \n J e f r a n c h i s l e p o n t d e P \u00e9 l i s s i e r o \u00f9 l e r a v i n , f o r m \u00e9 p a r l a r i -\nvi\u00e8re, s'ouvrait devant moi et je commen\u00e7ai l'ascension de la mon-\ntagne qui le surplombe. Peu apr\u00e8s, j'entrai dans la vall\u00e9e de Cha-\nmonix. Cette vall\u00e9e est plus \u00e9tonna nte et plus sublime mais moins \nbelle et moins pittoresque que celle d e S e r v o x q u e j e v e n a i s t o u t \njuste de traverser. Les hautes montagnes neigeuses en forment les limites les plus proches mais je n'y voyais aucun ch\u00e2teau en ruine \nni aucun champ fertile. D'immenses glaciers bordaient la route. J'entendis le roulement de tonne rre d'une avalanche et aper\u00e7us la \nfum\u00e9e qui s'\u00e9levait sur son passage. Le mont Blanc, le supr\u00eame et \nmagnifique mont Blanc, se dressait au-dessus des aiguilles envi-ronnantes et son extraordinaire sommet dominait toute la vall\u00e9e. \n Une sensation de plaisir depuis longtemps oubli\u00e9e m'envahit \nplusieurs fois durant ce voyage. Une courbe sur mon chemin, un nouvel objet aper\u00e7u tout \u00e0 coup et identifi\u00e9 m'\u00e9voquaient les jours anciens et ravivaient les joies de mon adolescence. Le vent avec ses accents apaisants chuchotait de s consolations \u00e0 mes oreilles et \nla Nature, maternelle, m'invitait \u00e0 ne plus pleurer. Et puis, de nouveau, cette influence b\u00e9n\u00e9fique cessa d'agir \u2013 et je me trouvai encha\u00een\u00e9 \u00e0 mes chagrins, submerg\u00e9 par de tristes r\u00e9flexions. \u2013 108 \u2013 J'\u00e9peronnai ma monture, m'effo r\u00e7ant d'oublier le monde, mes \nfrayeurs et, par-dessus tout, de m'oublier moi-m\u00eame. Mais bien-\nt\u00f4t, dans une crise de d\u00e9sespoir, je mis pied \u00e0 terre et me jetai dans l'herbe, \u00e9cras\u00e9 par l'horreur et par la honte. \n \u00c0 la fin, j'arrivai au village de Chamonix. L'\u00e9puisement succ\u00e9-\nda \u00e0 la fatigue extr\u00eame que mon co rps et mes esprits avaient endu-\nr\u00e9e. Un court instant, je restai \u00e0 la fen\u00eatre de ma chambre, contemplant les \u00e9clairs livides qu i jouaient sur le mont Blanc, \n\u00e9coutant le rugissement de l'Ar ve qui poursuivait son cours en \ncontrebas. Ces bruits sourds eurent sur mes nerfs \u00e0 fleur de peau l'effet d'une berceuse. \n Lorsque je posai ma t\u00eate sur l'or eiller, je m'endormis aussit\u00f4t. \nEt je rendis gr\u00e2ce au sommeil que je sentais venir et qui me don-nait l'oubli. \u2013 109 \u2013 X \nLa journ\u00e9e suivante, je la passai \u00e0 errer au milieu de la vall\u00e9e. \nJe m'arr\u00eatai pr\u00e8s des sources de l'Arveiron qui sortent d'un glacier et descendent lentement le long des montagnes, comme pour bar-ricader la vall\u00e9e. Les flancs ab rupts des hauts sommets se dres-\nsaient devant moi et j'\u00e9tais domin\u00e9 par un mur de glace. Alentour \ngisaient quelques sapins fracass\u00e9s. Le silence solennel qui r\u00e9gnait dans ce glorieux sanctuaire de la nature n'\u00e9tait bris\u00e9 que par le \ntumulte des eaux, la chute de qu elque gigantesque fragment de \nroc, le grondement d'une avalanch e ou l'\u00e9cho, r\u00e9percut\u00e9 \u00e0 travers \nles montagnes, du craquement de la glace accumul\u00e9e qui, travail-lant en silence et selon des lois immuables, \u00e9clatait et se brisait de loin en loin, tel un jouet entre se s mains. Ces paysages sublimes et \nmagnifiques m'apportaient la plus grande consolation dont je pouvais b\u00e9n\u00e9ficier. Ils m'\u00e9levaien t au-dessus de la petitesse hu-\nmaine et, m\u00eame s'ils n'effa\u00e7aient pas mes peines, ils me fascinaient et m'apaisaient. Dans une certaine mesure aussi, ils m'\u00e9loignaient \ndes pens\u00e9es dont j'avais tant souffert ces derniers mois. Je ne ren-t r a i p o u r d o r m i r q u ' \u00e0 l a n u i t t o m b a n t e e t m o n s o m m e i l \u00e9 t a i t comme prot\u00e9g\u00e9 par les innombrables paysages que j'avais admir\u00e9s pendant toute la journ\u00e9e. Ils se r\u00e9unissaient autour de moi, la neige inviol\u00e9e des hauts sommets, les pics \u00e9clatants, les sapins, le ravin nu, l'aigle planant parmi les nuages \u2013 tous group\u00e9s pour me \ndonner la paix. \n Mais o\u00f9 \u00e9taient-ils pass\u00e9s le jour suivant, \u00e0 mon r\u00e9veil ? Le \ncalme de mon \u00e2me avait \u00e9t\u00e9 englouti dans mon sommeil et une sombre m\u00e9lancolie s'empara de mes pens\u00e9es. La pluie tombait \u00e0 \ntorrents, d'\u00e9paisses brumes dissimulaient les sommets des monta-\u2013 110 \u2013 gnes, au point que je ne pouvais m\u00ea me plus voir le visage de mes \nmeilleurs amis. Mais il m'\u00e9tait possible de franchir leur voile nua-\ngeux et de retrouver leur obscure retraite. Qu'\u00e9taient pour moi la pluie et l'orage ? Ma mule fut amen \u00e9e devant la porte et je d\u00e9cidai \nde gravir le sommet de Montanvert. Je me souvenais de l'effet qu'avait produit sur moi, la premi\u00e8 re fois que je l'avais vu, l'ex-\ntraordinaire glacier en perp\u00e9tuel mouvement. J'en avais ressenti une extase sublime qui avait donn\u00e9 des ailes \u00e0 mon \u00e2me et m'avait \u00e9loign\u00e9 du monde t\u00e9n\u00e9breux pour me conduire vers la lumi\u00e8re et la joie. La vision de ce que la nature avait de grandiose et de ma-jestueux m'\u00e9branlait toujours l'esprit et me faisait oublier les sou-cis de l'existence. J'\u00e9tais d\u00e9te rmin\u00e9 \u00e0 partir sans guide car je \nconnaissais fort bien le chemin. Au reste, la pr\u00e9sence d'une autre \npersonne aurait d\u00e9truit la grandeur solitaire du paysage. \n La pente est escarp\u00e9e mais le sentier, avec ses petits d\u00e9tours \nsuccessifs, permet l'acc\u00e8s au flanc perpendiculaire de la montagne. \nC'est un spectacle d'une terrifiante d\u00e9solation. \u00c0 de milliers d'en-\ndroits, on distingue des traces des avalanches de l'hiver. Des ar-bres d\u00e9truits et d\u00e9chiquet\u00e9s jonchent le sol, certains sont totale-ment bris\u00e9s, d'autres sont inclin\u00e9s, tant\u00f4t sur des rochers, tant\u00f4t \u00e0 la transversale sur des troncs. Le sentier, au fur et \u00e0 mesure qu'on monte, est coup\u00e9 par des ravins de neige, le long desquels, \u00e0 tout moment, se pr\u00e9cipitent des pierres. \n L'un d'entre eux est particuli\u00e8rement dangereux car le moin-\ndre bruit, ne serait-ce que la vo ix d'un homme, provoque une vi-\nbration de l'air et celle-ci suffit pour an\u00e9antir celui qui parle. Les sapins sont ni grands ni touffus, mais plus sombres \u2013 ce qui ajoute \n\u00e0 la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 du paysage. Je contemplai la vall\u00e9e sous mes yeux : une forte brume montait des cours d'eau et allait couronner les sommets des montagnes d'en face , perdus parmi les nues obscu-\nres. Avec la pluie qui tombait, le ciel sombre, tout ce qui m'entou-\nrait d\u00e9gageait la m\u00e9lancolie. H\u00e9las ! \u2013 111 \u2013 \nPourquoi l'homme s'enorgueillit-il d'une sensibilit\u00e9 sup\u00e9-\nrieure \u00e0 celle de la brute ? Elle est seulement plus n\u00e9cessaire. Si nos impulsions se bornaient \u00e0 la faim, \u00e0 la soif, au d\u00e9sir, nous \npourrions \u00eatre presque libres. Au contraire, nous sommes touch\u00e9s par la plus petite brise qui souffl e \u2013 ou m\u00eame un simple mot, ou \nencore l'image que ce mot peut faire surgir en nous. \n \nNous dormons, un r\u00eave peut . empoisonner notre sommeil. \nNous nous levons, une pens\u00e9e errante te perturbe notre jour-n\u00e9e. Nous sentons, pensons, raisonnons, nous rions, nous pleu-rons, Nous sommes pris par la douleur ou nous chassons no-tre chagrin. C'est pareil : que nous soyons heureux ou malheureux ; Le chemin du d\u00e9part est toujours libre. Pour l'homme, la veille ne ressemble pas au lendemain. Rien ne peut durer sinon le changement ! \n Il \u00e9tait pr\u00e8s de midi quand j' arrivai au bout de mon ascen-\nsion. Je m'assis un moment sur un rocher qui dominait la mer de \nglace. Une brume l'enveloppait, ainsi que les montagnes alentour. Bient\u00f4t, une brise dissipa le nuage et je descendis sur le glacier. Sa \nsurface est tr\u00e8s in\u00e9gale, un peu comme les vagues d'une mer agi-t\u00e9e, pleine de hauts et de bas, avec de profondes crevasses. Le champ de glace n'a pas plus d'une li eue de largeur mais je mis pr\u00e8s \nde deux heures pour le parcour ir. La montagne oppos\u00e9e est un \nbl o c r o c h e ux pe r pe n d i c ul ai r e . D u c \u00f4 t \u00e9 o \u00f9 j e m e t r o u vai s m ai n t e -nant, le Montanvert se dressait juste en face de moi, \u00e0 une dis-tance d'une lieue. Au-dessus, c'\u00e9tai t le mont Blanc, dans toute sa \nmajest\u00e9. Je m'avan\u00e7ai au milieu d'un renfoncement de rochers, \nfrapp\u00e9 par ce spectacle splendide et prodigieux. La mer, ou plut\u00f4t \nl'immense fleuve de glace, courai t \u00e0 travers les montagnes o\u00f9 do-\u2013 112 \u2013 minaient les sommets. Leurs pics glac\u00e9s et scintillants brillaient \nsous le soleil, au-dessus des nuages. \n Mon c\u0153ur, tant\u00f4t encore empli de tristesse, se gonflait \u00e0 pr\u00e9-\nsent d'un sentiment de joie. Je m'\u00e9criai : \n \u2013 Esprits errants, si vraiment vous errez et si vous ne restez \npas dans vos lits \u00e9troits, accordez-moi un peu de bonheur ou conduisez-moi, comme votre compagnon, loin des joies de l'exis-tence ! \n J'avais \u00e0 peine parl\u00e9 lorsque j'aper\u00e7us soudain, \u00e0 une certaine \ndistance, la silhouette d'un ho mme qui avan\u00e7ait vers moi \u00e0 une \nvitesse surhumaine. Il bondissait au milieu des crat\u00e8res de glace, parmi lesquels je m'\u00e9tais promen\u00e9 avec pr\u00e9caution. Sa stature aus-si, tandis qu'il s'approchait, semblait exceptionnelle pour un homme. J'\u00e9tais troubl\u00e9. \n Un brouillard passa sous mes yeux et je sentis que je perdais \ncontenance. Mais, avec le vent glacial qui soufflait, je repris rapi-dement les esprits. Et je vis, lorsque la cr\u00e9ature fut toute proche (spectacle extraordinaire et abhorr\u00e9 !), que c'\u00e9tait le monstre \u00e0 qui j'avais donn\u00e9 la vie. \n Je tremblai de rage et d'horre ur, r\u00e9solu \u00e0 attendre sa venue \navant d'engager avec lui un mortel combat. Il approcha. \n Ses traits exprimaient une douloureuse angoisse, m\u00eal\u00e9e de \nd\u00e9dain et de malice, alors que sa laideur atroce avait quelque \nchose de trop horrible pour un regard humain. \n Mais je me gardai de l'observer . La rage et la haine m'avaient \ntout d'abord priv\u00e9 de parole et je ne la retrouvai que pour expri-mer ma fureur et mon abomination. \u2013 113 \u2013 \n\u2013 D\u00e9mon ! m'exclamai-je. Oses-tu donc m'approcher ? N'as-\ntu pas peur de ma cruelle vengeanc e, que mon bras ne te fracasse \nla t\u00eate ? Va-t-en, vile cr\u00e9ature ! Ou plut\u00f4t, non, reste, que je te r\u00e9-\nduise en poussi\u00e8re ! Ah ! si je po uvais, en supprimant ta mis\u00e9rable \nexistence, rappeler \u00e0 la vie ces vi ctimes que tu as si diabolique-\nment assassin\u00e9es ! \n \u2013 Je m'attendais \u00e0 cet accueil, me r\u00e9pondit le monstre. Tous les hommes d\u00e9testent les malheureux. \u00c0 quel point doi-\nvent-ils me ha\u00efr alors, moi qui su is la plus malheureuse de toutes \nles cr\u00e9atures vivantes ! Toi cepe ndant, mon cr\u00e9ateur, toi tu me \nd\u00e9testes et tu me repousses, moi qui suis ta cr\u00e9ature \u00e0 laquelle tu es li\u00e9 par des liens qui ne peuvent \u00eatre bris\u00e9s que par la mort de l'un de nous deux. \n Tu te proposes de me tuer. Comment oses-tu ainsi jouer avec \nta vie ? Accomplis ton devoir envers moi et j'accomplirai le mien envers toi et envers le reste de l'humanit\u00e9. Si tu acceptes de te ral-lier \u00e0 mes conditions, je te laisserai en paix, toi et tous les tiens. Mais si tu refuses, je me nourrira i de la mort jusqu'\u00e0 me rassasier \ndu sang de tous ceux qui te sont chers ! \n \u2013 Monstre abhorr\u00e9 ! Cr\u00e9ature ignominieuse ! Les tortures de \nl'enfer ne suffiraient pas \u00e0 venger tes crimes. Mis\u00e9rable d\u00e9mon ! Tu me reproches ta cr\u00e9ation. Viens donc, que je puisse \u00e9teindre la \nflamme que j'ai si stupidement fait jaillir en toi ! \n Ma rage n'avait aucune limite. Je me jetai sur lui m\u00fb par tous \nles sentiments qui peuvent armer un homme \u00e0 en tuer un autre. \n Il m'\u00e9vita ais\u00e9ment et me dit : \u2013 114 \u2013 \u2013 Du calme ! \u00c9coute-moi d'abord avant de d\u00e9verser ta haine \ncontre moi. N'ai-je pas assez sou ffert que tu veuilles encore aug-\nmenter mon malheur ? La vie, bien qu'elle ne soit pour moi qu'une \naccumulation d'angoisse, m'est pr\u00e9c ieuse et je la d\u00e9fendrai. Rap-\npelle-toi, tu m'as fait plus puissant que toi, ma taille est plus grande que la tienne et mes me mbres sont plus souples que les \ntiens. Mais je ne tenterai pas \u00e0 m'opposer \u00e0 toi ! Je suis ta cr\u00e9ature et je serai m\u00eame doux et docile envers mon ma\u00eetre et mon sei-\ngneur naturels si, pour ta part, tu faisais comme moi. Oh ! Fran-kenstein, ne sois pas \u00e9quitable envers les autres et injuste envers moi seul. Tu me dois ta justice \u2013 davantage : ta cl\u00e9mence et ton \naffection. Oui, rappelle-toi que je suis ta cr\u00e9ature. Je devrais \u00eatre ton Adam mais je ne suis qu'un ange d\u00e9chu que tu prives de toute joie. Partout je vois le bonheur et moi, moi seul, j'en suis irr\u00e9voca-blement exclu. J'\u00e9tais g\u00e9n\u00e9reux et bon, c'est le malheur qui a fait \nde moi un monstre. Rends-moi heur eux et je serai de nouveau ver-\ntueux. \n \u2013 Va-t'en ! Je ne veux plus t'entendre. Il ne peut pas y avoir \nde relation entre toi et moi : nous sommes des ennemis. Va-t'en ou mesurons nos forces dans un combat et que l'un de nous p\u00e9risse ! \n \u2013 Comment puis-je t'\u00e9mouvoir ? Est-ce que mes supplications \nsont impuissantes \u00e0 te faire regarder avec bienveillance cette cr\u00e9a-ture qui t'implore et qui demande bont\u00e9 et compassion ? Crois-moi, Frankenstein, j'\u00e9tais g\u00e9n\u00e9reux, mon \u00e2me d\u00e9bordait d'amour et d'humanit\u00e9. Mais ne suis-je pas seul, pitoyablement seul ? Et \ntoi, mon cr\u00e9ateur, tu me hais ! Quel espoir puis-je mettre en tes semblables qui ne me doivent rien ? Ils me m\u00e9prisent et me d\u00e9tes-tent. Les montagnes d\u00e9sertes et les glaciers sont mon seul refuge. J'ai err\u00e9 ici de nombreux jours. Le s cavernes de glace que je suis le \nseul \u00e0 ne pas craindre sont mes abris, les seuls que les hommes ne me disputent pas. Je b\u00e9nis les ci eux limpides, ils me sont plus \ncl\u00e9ments que tes semblables. Si la multitude humaine connaissait \u2013 115 \u2013 mon existence, elle ferait ce que tu fais et elle viendrait me d\u00e9-\ntruire, les armes \u00e0 la main. Moi je la hais puisqu'elle m'abhorre ! \nJe ne ferai aucun pacte avec mes ennemis. Je suis mis\u00e9rable et ils partageront ma mis\u00e8re. Il est dans ton pouvoir cependant de me rendre justice et de d\u00e9livrer le monde du fl\u00e9au. Sans cela, non seu-lement toi et ta famille mais encore des milliers d'autres gens, vous serez pr\u00e9cipit\u00e9s dans le tourbillon de ma fureur ! Aie de la compassion, ne me chasse pas. \u00c9c oute mon histoire et, quand tu \nl'auras entendue, abandonne-moi ou plains-moi apr\u00e8s avoir jug\u00e9 ce que je m\u00e9rite. Mais \u00e9coute-moi : les lois humaines permettent que les coupables soient d\u2019abord entendus avant d'\u00eatre condam-n\u00e9s, si sanglants soient leurs forfaits. Pr\u00eate-moi attention, Fran-kenstein. Je suis accus\u00e9 de meurtre et pourtant tu ne pourrais pas, \nen toute conscience, d\u00e9truire ta propre cr\u00e9ature. Oh ! L'\u00e9ternelle \njustice humaine ! Je ne te demande pas de m'\u00e9pargner. \u00c9coute-moi seulement et, apr\u00e8s, si tu le peux et si tu le veux, d\u00e9truis ton \u0153uvre de tes propres mains ! \n \u2013 Pourquoi, ripostai-je, rappelles-tu \u00e0 mon souvenir des cir-\nconstances qui me font souffrir qu and bien m\u00eame j'en suis le mi-\ns\u00e9rable artisan et l'auteur ? Maud it soit le jour, monstre abomina-\nble, o\u00f9 tu as vu pour la premi\u00e8re fois la lumi\u00e8re ! Maudites soient \n(et je me maudis moi-m\u00eame) les ma ins qui t'ont fabriqu\u00e9 ! Tu m'as \nrendu malheureux au-del\u00e0 de tout e expression. Tu m'as \u00f4t\u00e9 le \npouvoir de consid\u00e9rer si je suis juste ou non envers toi. Va-t'en ! \nD\u00e9livre-moi de la vue de ton corps d\u00e9testable ! \n \u2013 Voil\u00e0, mon cr\u00e9ateur, comment je le ferai, dit-il. Et il pla\u00e7a devant mes yeux ses mains abominables. Je les re-\npoussai avec violence. \n \u2013 Je voulais seulement, reprit-il, t'\u00e9pargner la vue d'un spec-\ntacle que tu abhorres. Veux-tu m'\u00e9c outer un peu et m'accorder ta \u2013 116 \u2013 compassion ! Au nom des vertus que je poss\u00e9dais autrefois, je te le \ndemande. \u00c9coute mon histoire. Elle est longue et \u00e9trange, et la \ntemp\u00e9rature de ces lieux n'est pas bonne pour ton organisme. \nViens dans ma retraite sur la montagne. Le soleil est d\u00e9j\u00e0 haut dans le ciel. Avant qu'il ne desc ende se cacher derri\u00e8re les cimes \nneigeuses et n'aille \u00e9clairer un autre monde, tu auras entendu mon \nhistoire et tu pourras te d\u00e9cider. Il d\u00e9pend uniquement de toi que je quitte pour toujours le vois inage des hommes et m\u00e8ne une vie \ninnocente ou que je devienne un fl\u00e9au pour tes semblables et la \ncause de ta propre ruine. \n Apr\u00e8s avoir parl\u00e9, il se mit \u00e0 avancer au milieu des glaces. Je le suivis. Mon c\u0153ur \u00e9tait lour d et je ne lui avais pas r\u00e9pon-\ndu. Mais, tout en marchant, je songeai aux divers arguments qu'il \nm'avait fournis et je me d\u00e9cidai \u00e0 \u00e9couter son histoire. J'\u00e9tais en partie pouss\u00e9 par la curiosit\u00e9 et la piti\u00e9 avait entra\u00een\u00e9 ma d\u00e9cision. Jusque-l\u00e0, j'avais suppos\u00e9 qu'il \u00e9tait l'assassin de mon fr\u00e8re et \nj'\u00e9tais impatient de savoir s'il allait confirmer ou infirmer mon \npoint de vue. \n Pour la premi\u00e8re fois aussi, je sentais les devoirs, d'un cr\u00e9a-\nteur envers sa cr\u00e9ature et je co mprenais que je devais m'occuper \nde son bien avant de me plaindre de sa m\u00e9chancet\u00e9. Ces raisons m'avaient pouss\u00e9 \u00e0 acc\u00e9der \u00e0 sa demande. Nous travers\u00e2mes les glaces et escalad\u00e2mes le roc oppos\u00e9 . L'air \u00e9tait froid et la pluie re-\ncommen\u00e7ait \u00e0 tomber. Nous entr\u00e2mes dans la hutte. Le monstre avait l'air d'exulter. Moi, j'avais toujours le c\u0153ur lourd et j'\u00e9tais abattu. Mais j'avais d\u00e9cid\u00e9 de l'\u00e9c outer et je m'assis pr\u00e8s du feu \nque mon odieux compagnon alluma. Alors, il commen\u00e7a son his-toire. \u2013 117 \u2013 XI \n\u00ab J'ai beaucoup de peine \u00e0 me rappeler les premiers moments \nde mon existence. Les \u00e9v\u00e9nements de cette p\u00e9riode m'apparaissent confus et indistincts. Une multitude de sensations \u00e9tranges m'agi-tait. Je voyais, j'entendais, je sent ai s , j e t o u c h ai s \u2013 t o u t d e f a\u00e7 o n \nsimultan\u00e9e -, mais il me fallut un certain temps avant d'apprendre \u00e0 faire la distinction entre mes divers sens. Peu \u00e0 peu, je m'en sou-viens, une violente lumi\u00e8re m'excita s i b i e n q u e j e f u s o b l i g \u00e9 d e \nfermer les yeux. Surgit alors l'obscurit\u00e9 et j'en fus troubl\u00e9 mais \u00e0 peine en avais-je eu conscience qu'en ouvrant les yeux je revis la lumi\u00e8re. Je me mis \u00e0 marcher et je descendais, je crois, lorsque se produisit un grand changement da ns mes sensations. Auparavant, \ndes corps sombres et opaques m'entouraient, impossibles de tou-cher ou de voir. Mais voil\u00e0 que je d\u00e9couvrais que je pouvais me \nmouvoir en toute libert\u00e9 et que j'\u00e9tais capable de surmonter et de contourner les obstacles. La lumi\u00e8r e m'oppressait de plus en plus \net la chaleur me g\u00eanait, au fur et \u00e0 mesure que je marchais, \u00e0 telle \nenseigne que je recherchai un endroit o\u00f9 il y avait de l'ombre. Ce fut une for\u00eat pr\u00e8s d'Ingolstadt. L\u00e0, je me reposai en bordure d'un ruisseau, jusqu'\u00e0 \u00eatre tourment\u00e9 pa r la faim et par la soif. Cela \nm'arracha de ma torpeur. Je mangeai des baies que je d\u00e9nichai sur des arbres ou que je ramassai par te rre. J'\u00e9tanchai ma soif au ruis-\nseau et je m'\u00e9tendis sur le sol pour trouver le sommeil. \n \u00ab Il faisait sombre quand je me r\u00e9veillai. J'avais froid et je me \nsentis effray\u00e9, comme si, indistinctement, je me rendais compte de ma d\u00e9solation. Avant de quitte r ton appartement, ayant \u00e9prouv\u00e9 \nune sensation de froid, je m'\u00e9tais couvert de quelques v\u00eatements mais ce n'\u00e9tait pas assez pour me pr\u00e9munir contre la ros\u00e9e noc-\u2013 118 \u2013 turne. Je n'\u00e9tais qu'un \u00eatre mis\u00e9r able, pauvre et sans secours. Je \nne connaissais rien, je ne pouvais rien distinguer. Alentour tout \nme parut hostile. Je m'assis et pleurai. \n \u00ab Bient\u00f4t, une l\u00e9g\u00e8re lueur jaillit dans le ciel et j'\u00e9prouvai une \nsensation de plaisir. Je me dr essai et aper\u00e7us une forme rayon-\nnante parmi les arbres. Je la contemplai avec admiration. Elle bougeait lentement mais elle \u00e9clairait mon chemin et je repartis \u00e0 la recherche de baies. Il faisait en core froid, pourtant je d\u00e9couvris \nsous un arbre un large manteau dont je me couvris avant de me rasseoir par terre. Aucune pens\u00e9e pr\u00e9cise ne m'occupait l'esprit. \nTout \u00e9tait confus. Je sentais la lumi\u00e8re, la faim, le froid, l'obscuri-t\u00e9. D'innombrables bruits me tintaient aux oreilles et, de toutes parts, montaient des parfums multiples. La seule chose que je pouvais distinguer \u00e9tait la lune lu mineuse et je la fixai avec ravis-\nsement. Il y eut plusieurs jours et plusieurs nuits. La dur\u00e9e de la nuit avait fortement diminu\u00e9, lorsque je commen\u00e7ai \u00e0 diff\u00e9rencier mes diverses sensations. Progressivement, je vis le ruisseau o\u00f9 j'allais boire et les arbres sous les feuillages desquels je m'abritais. Je fus \u00e9merveill\u00e9 quand je d\u00e9couv ris pour la premi\u00e8re fois qu'un \nson agr\u00e9able qui m'avait souvent charm\u00e9 les oreilles provenait de la gorge des petites cr\u00e9atures ail\u00e9es qui, de temps \u00e0 autres, inter-ceptaient la lumi\u00e8re \u00e0 mes yeux. Je commen\u00e7ai aussi \u00e0 observer de fa\u00e7on beaucoup plus nette les formes qui m'entouraient et \u00e0 perce-voir les limites de la rayonnante vo\u00fbte de lumi\u00e8re au-dessus de \nmoi. Parfois, j'essayais d'imiter les sons m\u00e9lodieux des oiseaux mais sans succ\u00e8s. Et parfois aussi j'\u00e9prouvais le besoin d'exprimer mes sensations de ma propre mani \u00e8re mais les sons rudes et inar-\nticul\u00e9s qui sortaient de mes l\u00e8vres m'\u00e9pouvantaient et je retombais dans le silence. \n \u00ab La lune avait disparu de la nuit puis elle resurgi sous une \nforme, plus mince, et j'\u00e9tais toujours dans la for\u00eat. Dans l'inter-valle, mes sensations \u00e9taient devenu es bien distinctes et mon cer-\u2013 119 \u2013 veau enregistrait chaque jour des id\u00e9es nouvelles. Mes yeux com-\nmen\u00e7aient \u00e0 s'habituer \u00e0 la lumi\u00e8re et \u00e0 percevoir les objets dans \nleur forme la plus exacte. Je discernais l'insecte au milieu de l'herbe et, peu \u00e0 peu, une herbe d'une autre. Je d\u00e9couvrais que le moineau n'\u00e9mettait que des sons saccad\u00e9s, alors que le chant du \nmerle ou de la grive \u00e9tait doux et harmonieux. \n \u00ab U n j o u r q u e j ' \u00e9 t a i s t i r a i l l \u00e9 p a r l e f r o i d , j e d \u00e9 n i c h a i u n f e u \nque des vagabonds avaient abandonn\u00e9 et cette d\u00e9couverte de la chaleur fut pour moi un d\u00e9lice. Dans ma joie, je plongeai ma main parmi les braises br\u00fblantes mais je la retirai \u00e0 la h\u00e2 te en poussant \nun cri de douleur. Comme il est curieux, pensais-je, que la m\u00eame cause produise des effets oppos\u00e9s ! J'examinai les mat\u00e9riaux du feu et vis avec contentement qu'i ls \u00e9taient compos\u00e9s de bois. Je \nr\u00e9unis rapidement quelques branches mais elles \u00e9taient trop hu-mides et elles ne s'enflamm\u00e8rent pas. J'en fus pein\u00e9 et je m'assis pour contempler l'\u00e9volution du fe u. Le bois humide que j'avais \nplac\u00e9 pr\u00e8s du foyer s\u00e9cha et, de lu i- m\u00eame, se mit \u00e0 br\u00fbler. Je r\u00e9-\nfl\u00e9chis \u00e0 ce ph\u00e9nom\u00e8ne puis, apr\u00e8 s avoir ramass\u00e9 un tas de bran-\nches, j'en d\u00e9couvris la cause et m'effor\u00e7ai de r\u00e9unir une grande quantit\u00e9 de bois afin de les faire s\u00e9cher et d'avoir une bonne provi-sion. Quand tomba la nuit et qu e je voulus me reposer, j'eus \ngrand-peur que mon feu n'en v\u00eent \u00e0 s'\u00e9teindre. Je le recouvris soi-gneusement de bois sec et de feuilles et pla\u00e7ai au-dessus des bran-ches humides. Puis, apr\u00e8s avoir d\u00e9ploy\u00e9 mon manteau, je me cou-chai sur le sol et m'endormis. \n \u00ab Il faisait jour \u00e0 mon r\u00e9veil et mon premier soin fut d'exami-\nner le feu. Je le d\u00e9couvris et un e l\u00e9g\u00e8re brise le ranima rapide-\nment. En observant cela, il me vint l'id\u00e9e de fabriquer avec des branches un \u00e9cran qui ranimerait les braises alors qu'elles seraient \npr\u00e8s de s'\u00e9teindre. Quand la nuit revint, je vis avec plaisir que le feu donnait aussi bien la lumi\u00e8re que la chaleur et, gr\u00e2ce \u00e0 cette d\u00e9couverte, j'eus le moyen d'am\u00e9liorer ma nourriture car celle que \u2013 120 \u2013 les vagabonds avait abandonn\u00e9e \u00e0 cet endroit \u00e9tait cuite et beau-\ncoup plus savoureuse que les baies que je cueillais sur les arbres. \nAussi, essayai-je de pr\u00e9parer ma no urriture de la m\u00eame fa\u00e7on, en \nla pla\u00e7ant sur les braises vives. Ut ilis\u00e9es de la sorte, les baies se \ng\u00e2taient mais les noisettes et les ra cines, elles, avaient un meilleur \ngo\u00fbt. \n \u00ab Cependant, la nourriture se fa isait rare et il m'arrivait par-\nfois de passer une journ\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 chercher en vain des glands pour calmer les d\u00e9mangeaisons de la faim. Je d\u00e9cidai dans ces \nconditions de quitter l'endroit o\u00f9 j'avais s\u00e9journ\u00e9 jusque-l\u00e0 et d'en \nchercher un autre o\u00f9 mes rares be soins pourraient \u00eatre plus ais\u00e9-\nment satisfaits. Tandis que j'\u00e9mig rais, je regrettai am\u00e8rement la \nperte de ce feu que j'avais d\u00e9nich\u00e9 par hasard et que je ne savais pas comment reproduire. Durant plusieurs heures, je m'appliquai s\u00e9rieusement \u00e0 r\u00e9soudre cette diffi cult\u00e9 mais je fus bient\u00f4t oblig\u00e9 \nde renoncer \u00e0 mon projet. Envelo pp\u00e9 dans mon manteau, je tra-\nversai le bois en direction du sole il couchant. Je passai trois jours \n\u00e0 d\u00e9ambuler et, finalement, je d\u00e9couvris la plaine. La nuit pr\u00e9c\u00e9-dente, il avait beaucoup neig\u00e9 et les champs \u00e9taient uniform\u00e9ment blancs. Leur aspect \u00e9tait d\u00e9solant. Je constatai que mes pieds ge-laient sur la substance froide et humide qui recouvrait le sol. \n \u00ab Il \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s sept heures du matin et je voulais \u00e0 tout \nprix de la nourriture et un abri. \u00c0 la fin, j'aper\u00e7us une petite ca-\nbane sur une \u00e9minence et sans dout e avait-elle \u00e9t\u00e9 construite pour \nles besoins d'un berger. C'\u00e9tait l\u00e0, \u00e0 mes yeux, un spectacle nou-veau et j'en examinai la structure avec la plus grande curiosit\u00e9. Trouvant la porte ouverte, j'entrai. Un vieil homme \u00e9tait assis pr\u00e8s d'un feu sur lequel il pr\u00e9parait son repas. Il se retourna en enten-dant du bruit. D\u00e8s qu'il m'aper\u00e7ut , il poussa un hurlement et, d\u00e9-\nsertant sa cabane, il se mit \u00e0 courir \u00e0 travers champs, \u00e0 une vitesse que son grand \u00e2ge ne laissait pa s supposer. Son apparence, diff\u00e9-\nrente de tout ce que j'avais vu jusqu'alors, sa fuite me surprirent. \u2013 121 \u2013 Mais j'\u00e9tais ravi par l'allure de la cabane. Le sol \u00e9tait sec, la pluie et \nla neige ne pouvaient y p\u00e9n\u00e9trer \u2013 un endroit aussi charmant et \naussi divin \u00e0 mes yeux que Pandaemonium aux d\u00e9mons de l'enfer apr\u00e8s leurs \u00e9preuves dans le lac de feu. Je d\u00e9vorai avidement les \nrestes du repas du berger \u2013 du pain, du fromage, du lait, du vin, un aliment que je n'ai plus aim\u00e9 par la suite. Puis, rong\u00e9 de fati-gue, je m'\u00e9tendis sur un tas de paille et je m'endormis. \n \u00ab Je me r\u00e9veillai vers midi. Enco urag\u00e9 par la chaleur du soleil \nqui brillait avec \u00e9clat sur le sol bl anc, je d\u00e9cidai de poursuivre mon \nvoyage. Je ramassai ce qui restait encore du repas, le fourrai dans \nune besace que je trouvai et m' avan\u00e7ai parmi les champs de nom-\nbreuses heures. Au coucher du so leil, j'\u00e9tais aux abords d'un vil-\nlage. Quel spectacle miraculeux ! Les cabanes, les cottages char-mants, les maisons imposantes \u00e9v eill\u00e8rent tour \u00e0 tour mon admi-\nration. Les l\u00e9gumes dans les jardins, le lait et le fromage que je voyais expos\u00e9s \u00e0 la fen\u00eatre de certains chalets excit\u00e8rent mon ap-p\u00e9tit. J'entrai dans l'un des plus beaux mais j'avais \u00e0 peine mis le \npied \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur que les enfants se mirent \u00e0 crier et qu'une femme \ns'\u00e9vanouit. Tout le village \u00e9tait en effervescence. Certains fuyaient, \nd'autres m'attaqu\u00e8rent jusqu'\u00e0 ce que, gravement bless\u00e9 par les \npierres et les autres projectiles qu'on me lan\u00e7ait, je me sauve dans la plaine et aille peureusement me r\u00e9fugier dans une petite hutte, toute basse, et dont l'apparence, compar\u00e9e aux demeures du vil-lage, \u00e9tait mis\u00e9rable. Cette hutte, po urtant, \u00e9tait contigu\u00eb \u00e0 un joli \net agr\u00e9able chalet o\u00f9, apr\u00e8s la tr iste exp\u00e9rience que je venais de \nfaire, je n'osai pas entrer. Mon refuge en bois \u00e9tait si bas que \nj'avais toutes les difficult\u00e9s \u00e0 y rester, sans baisser la t\u00eate. Le sol \u00e9tait constitu\u00e9 de terre battue mais il \u00e9tait sec\u2019 Et bien que le vent y entr\u00e2t par d'innombrables fissures, l'abri me parut excellent contre la neige et la pluie. \n \u2013 122 \u2013 \u00ab C'\u00e9tait donc l\u00e0 ma retraite. Je m'\u00e9tendis par terre, heureux \nd'avoir trouv\u00e9 un asile, si mis\u00e9r able f\u00fbt-il, contre l'incl\u00e9mence de \nla saison et, plus encore, contre la barbarie des hommes. \n \u00ab Au matin, je me glissai hors de mon abri afin d'inspecter le \nchalet adjacent et pour voir si je pouvais rester dans la hutte que \nj'avais d\u00e9couverte. Elle \u00e9tait situ\u00e9e derri\u00e8re le chalet, entre une porcherie et un petit \u00e9tang. Il n' y avait qu'une seule ouverture et \nc'\u00e9tait par-l\u00e0 que je m'\u00e9tais gliss\u00e9. Je l'occultai et la bouchai avec \ndes pierres et du bois pour n'\u00eatre vu par personne mais de telle sorte que je puisse \u00e0 l'occasion y repasser. La lumi\u00e8re dont je jouissais \u00e9tait celle de la porcherie mais elle \u00e9tait suffisante. \n \u00ab Apr\u00e8s avoir am\u00e9nag\u00e9 mon abri et apr\u00e8s avoir dispos\u00e9 de la \npaille sur le sol, je me retirai car je venais de voir, \u00e0 quelque dis-t an c e , l a s i l h o u e t t e d ' u n h o m m e e t j e m e s o u v e n ai s t r o p bi e n d u traitement que j'avais subi la nuit pr\u00e9c\u00e9dente pour me fier \u00e0 lui. \nMais j'avais pr\u00e9alablement pris soin d'assurer ma subsistance \npour la journ\u00e9e : j'avais du pain et une tasse avec laquelle je pour-\nrais boire, plus facilement qu'en m'aidant de mes mains, l'eau pure \nqui coulait pr\u00e8s de mon abri. Le sol \u00e9tait l\u00e9g\u00e8rement sur\u00e9lev\u00e9, ce qui le rendait parfaitement sec, et, gr\u00e2ce \u00e0 la proximit\u00e9 de la che-min\u00e9e du chalet, la temp\u00e9rature \u00e9tait supportable. \n \u00ab \u00c9tant ainsi pourvu, je d\u00e9cidai de rester dans cette hutte jus-\nqu'au moment o\u00f9 se produirait un \u00e9v\u00e9nement qui changerait ma destin\u00e9e. C'\u00e9tait effectivement un paradis compar\u00e9 \u00e0 la for\u00eat, mon pr\u00e9c\u00e9dent abri, avec les branches gorg\u00e9es d'eau et le sol humide. Je mangeai mon repas avec plaisir. J'\u00e9tais sur le point de retirer \nune planche pour aller puiser de l' eau lorsque je per\u00e7us un bruit de \npas. \u00c0 travers une petite fissure, j' aper\u00e7us une jeune cr\u00e9ature qui, \navec un seau sur la t\u00eate, passait de vant ma hutte. Il s'agissait d'une \njeune fille d'allure accorte, tr\u00e8s diff\u00e9rente des servantes que j'ai eu \nl'occasion de voir depuis dans les chalets et les fermes. Et pourtant \u2013 123 \u2013 elle \u00e9tait pauvrement habill\u00e9e \u2013 une jupe tr\u00e8s ordinaire de couleur \nbleue et un corsage de toile. Se s cheveux blonds \u00e9taient tress\u00e9s \nsans aucune parure. Elle avait l'air serein mais triste. Je la perdis \nde vue mais, au bout d'un quart d'heure, elle reparut avec son seau qui \u00e0 pr\u00e9sent \u00e9tait partiellement rempli de lait. Comme elle s'avan\u00e7ait, visiblement g\u00ean\u00e9e par son fardeau, un jeune homme \nqui affichait le m\u00eame air de m\u00e9lancolie vint \u00e0 sa rencontre. Il prit le seau et le porta lui-m\u00eame jusqu' au chalet. Elle le suivit et ils \ndisparurent tous les deux. Mais bien t\u00f4t, je revis le jeune homme. Il \nportait des outils \u00e0 la main et ga gnait le champ derri\u00e8re le chalet. \nQuant \u00e0 la jeune fille, elle travailla it tant\u00f4t dans la maison tant\u00f4t \ndans la cour. \n \u00ab En inspectant mon logis, je remarquai qu'une des fen\u00eatres \ndu chalet avait jadis form\u00e9 une paroi mais que les vitres avaient \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9es par des planches. J'y d\u00e9couvris l\u00e0 une fente tr\u00e8s \nminuscule mais suffisante pour la isser passer le regard. Par cet \ninterstice, j'aper\u00e7us une agr\u00e9able petite pi\u00e8ce, chaul\u00e9e et propre mais presque d\u00e9pourvue de meuble. Dans un coin, pr\u00e8s d'un feu modeste, se tenait un vieillard, la t\u00eate entre les mains dans une \nattitude de d\u00e9solation. La jeune fille \u00e9tait occup\u00e9e \u00e0 se mettre de \nl'ordre dans le chalet mais, \u00e0 un moment donn\u00e9, elle alla, retirer \nun objet dans un tiroir qu'elle garda entre les mains avant de \nprendre place \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du vieil homme, lequel se mit \u00e0 jouer d'un instrument qui produisait des sons plus doux que la voix de la \ngrive ou du rossignol. C'\u00e9tait un spectacle d\u00e9licieux, m\u00eame pour moi, pauvre mis\u00e9rable ! qui n'avais jamais rien contempl\u00e9 d'aussi beau. Les cheveux argent\u00e9s et l'ag r\u00e9able expression du vieux fer-\nmier suscit\u00e8rent mon respect et, deva nt les doux gestes de la fille, \nj'\u00e9tais saisi d'amour. Il joua un air tendre et triste qui, je m'en aper\u00e7us, arracha des larmes chez son aimable compagne mais le vieillard n'y fit vraiment attentio n que lorsqu'elle se mit \u00e0 sanglo-\nter. Il pronon\u00e7a alors quelques mo ts et la jolie cr\u00e9ature, abandon-\nnant son ouvrage, s'agenouilla \u00e0 ses pieds. Il la releva et lui sourit \u2013 124 \u2013 avec tant de gentillesse et d'affection que j'\u00e9prouvai des sensations \nd'une nature particuli\u00e8rement accablante. C'\u00e9tait un m\u00e9lange de \npeine et de plaisir que je n'avais connu auparavant, que ce f\u00fbt avec \nla faim ou le froid, que ce f\u00fbt avec la chaleur ou l'app\u00e9tit. Je \nm'\u00e9loignai de la fen\u00eatre, incapable de supporter ces \u00e9motions. \n \u00ab Plus tard, le jeune homme fut de retour, portant une charge \nde bois sur ses \u00e9paules. La fille l' accueillit \u00e0 la porte, l'aida \u00e0 d\u00e9-\ncharger son fardeau et prit quelqu es b\u00fbches qu'elle alla disposer \nsur le feu du chalet. Puis, ils se retir\u00e8rent tous les deux dans un \ncoin o\u00f9 il lui montra un grand pain et un morceau de fromage. Elle \nparut satisfaite et partit arracher quelques racines et des plantes dans le jardin avant de les mettre da ns l'eau puis sur le feu. Alors, \nelle reprit son travail, tandis que le jeune homme gagnait le jardin et s'activait \u00e0 y b\u00eacher et enlever des racines. Cette besogne l'occu-pa presque une heure. La jeune fille le rejoignit ensuite et ils en-\ntr\u00e8rent ensemble dans le chalet. \n \u00ab Pendant ce temps-l\u00e0, le vieillard \u00e9tait rest\u00e9 pensif. Toute-\nfois, avec le retour de ses compagnons, il prit un air plus joyeux et ils s'assirent, pour manger. Le repas fut rapidement aval\u00e9. La jeune fille remit de l'ordre dans le chalet pendant que le vieillard, appuy\u00e9 au bras du jeune homme, se promenait quelques minutes \nau soleil. Rien n'aurait pu d\u00e9pas ser en beaut\u00e9 le contraste entre \nces deux g\u00e9n\u00e9reuses cr\u00e9atures. L' un \u00e9tait \u00e2g\u00e9, avec des cheveux \nd'argent et un visage rayonnant de bont\u00e9 et d'amour. L'autre \u00e9tait jeune, il y avait de la gr\u00e2ce sur ses traits, quoique son regard et son attitude exprimassent le d\u00e9pit et le d\u00e9sespoir. Le vieillard regagna le chalet et le jeune homme, avec d'autres outils que ceux qu'il avait employ\u00e9s le matin, partit en direction des champs. \n \u00ab Lorsque tomba la nuit, ce fut avec une extr\u00eame stup\u00e9faction \nque je d\u00e9couvris que les fermiers pouvaient prolonger la lumi\u00e8re \nau moyen de bougies, et je fus he ureux de constater que le coucher \u2013 125 \u2013 du soleil ne mettait pas fin au pl aisir que j'avais \u00e0 les observer. Le \nsoir, la jeune fille et son compagnon s'employ\u00e8rent \u00e0 des t\u00e2ches \nvari\u00e9es que je ne compris pas. Quant au vieillard, il reprit cet ins-trument qui rendait des sons m\u00e9lo dieux et qui, ce matin d\u00e9j\u00e0, \nm'avait ravi. Apr\u00e8s avoir achev\u00e9 son travail, le jeune homme commen\u00e7a, non pas \u00e0 jouer, mais \u00e0 \u00e9mettre des sons monotones \nqui n'avaient aucune ressemblance, ni avec l'harmonie de l'ins-\nt r u m e n t d u v i e i l l a r d n i a v e c l e c h a n t d e s o i s e a u x . J e d e v a i s a p -prendre par la suite qu'il lisait \u00e0 haute voix mais, \u00e0 cette \u00e9poque, je ne connaissais rien de la science des mots et des lettres. \n \u00ab Et, apr\u00e8s s'\u00eatre occup\u00e9e de la sorte pendant un petit temps, \nla famille \u00e9teignit les lumi\u00e8res et se retira, je suppose pour se re-poser. \u00bb \n \u2013 126 \u2013 XII \n\u00ab \u00c9tendu sur la paille, je ne parvenais pas \u00e0 dormir. Je pen-\nsais aux \u00e9v\u00e9nements de la journ\u00e9e, Ce qui m'avait le plus \u00e9tonn\u00e9, \nc'\u00e9taient les mani\u00e8res affables de ces gens. J'aurais voulu me join-dre \u00e0 eux mais j'avais peur. Je me souvenais trop bien du traite-ment que les villageois barbares m'avaient fait subir la nuit pr\u00e9c\u00e9-dente et je d\u00e9cidai, quelle que f\u00fb t la conduite que j'aurais \u00e0 tenir \npar la suite, de rester tranquille ment dans mon abri, \u00e0 observer les \nfermiers et \u00e0 essayer de d\u00e9couvrir mes motifs qui influen\u00e7aient leurs actions. \n \u00ab Les fermiers se lev\u00e8rent le matin suivant avec le soleil. La \njeune femme mit de l'ordre dans le chalet et pr\u00e9para la nourriture. Le jeune homme partit apr\u00e8s son premier repas. \n \u00ab La routine de cette journ\u00e9e fut identique \u00e0 celle de la veille. \nLe jeune homme \u00e9tait constamment occup\u00e9 \u00e0 l'ext\u00e9rieur et la fille se livrait \u00e0 ses diverses et laborieuses occupations. Le vieillard, lui, je m'en rendis compte bient\u00f4t, \u00e9t ait aveugle : il passait tout son \ntemps \u00e0 jouer de son instrument ou \u00e0 m\u00e9diter. Rien ne pouvait \n\u00e9galer l'amour et le respect que les jeunes fermiers portaient \u00e0 leur v\u00e9n\u00e9rable compagnon. Ils lui rend aient avec douceur et affection \ntoute une s\u00e9rie de petits services et, en r\u00e9compense, il leur adres-sait de gentils sourires. \n \u00ab Mais ils n'\u00e9taient pas tout \u00e0 fait heureux. Le jeune homme \net sa compagne se tenaient souvent \u00e0 l'\u00e9cart et donnaient l'impres-sion de pleurer. Je ne voyais pas la cau se de leur infor tune m ais j'en \u00e9tais profond\u00e9ment touch\u00e9. Si des \u00eatres aussi attentifs \u00e9taient \u2013 127 \u2013 malheureux, il n'\u00e9tait pas tellement \u00e9trange que moi, une cr\u00e9ature \nimparfaite et solitaire, je fusse mis\u00e9rable. Mais pourquoi \u00e9taient-\nils \u00e9prouv\u00e9s ? Ils poss\u00e9daient une charmante maison (du moins \nm'apparaissait-elle ainsi) et un certain confort. Ils avaient du feu pour se chauffer quand ils avaient froid et des viandes d\u00e9licieuses quand ils avaient faim. Ils portaient de bons v\u00eatements. Bien plus : \nils s'aimaient les uns les autres, ils se parlaient et \u00e9changeaient \nchaque jour des regards d'affection et de tendresse. Que signi-fiaient leurs larmes ? Exprimaient- elles r\u00e9ellement de la peine ? Je fus d'abord incapable de r\u00e9pondre \u00e0 ces questions mais une at-tention soutenue et le temps finirent par expliquer de nombreux faits qui, au premier abord, m'avaient paru des \u00e9nigmes. \n \u00ab Une tr\u00e8s longue p\u00e9riode s'\u00e9c oula avant que je ne d\u00e9cou-\nvrisse une des causes du malheur de cette aimable famille : c'\u00e9tait \nla pauvret\u00e9 dont elle souffrait \u00e0 un degr\u00e9 extr\u00eame. Leur nourriture \nse composait uniquement des l\u00e9gume s du jardin et du lait d'une \nvache qui avait fort maigri durant l'hiver et que ses ma\u00eetres avaient \ngrand-peine \u00e0 nourrir. Ils devaient souvent, je crois, \u00eatre terrible-\nment tiraill\u00e9s par la faim, plus particuli\u00e8rement les deux jeunes fermiers qui, la plupart du temps, pr\u00e9sentaient de la nourriture au \nvieillard et ne gardaient rien pour eux. \n \u00ab Ce trait de bont\u00e9 m'\u00e9mut beaucoup. J'avais pris l'habitude, \ndurant la nuit, de voler une partie de leurs aliments pour ma pro-pre consommation mais, quand je me rendis compte qu'en agis-\nsant de la sorte je m\u00e9contentais les fermiers, je m'en abstins et me contentai de baies, de noix et de racines que je ramassais dans un \nbois tout proche. \n \u00ab Je d\u00e9couvris aussi un autre moyen susceptible de les assis-\nter dans leurs labeurs. J'avais co nstat\u00e9 que le jeune homme passait \nchaque jour beaucoup de temps \u00e0 r\u00e9unir du bois pour le foyer fa-milial. Aussi, durant la nuit, je m' emparai de ses outils \u2013 dont tr\u00e8s \u2013 128 \u2013 vite j'avais d\u00e9couvert l'usage \u2013 et ramenai \u00e0 la maison assez de \nprovisions pour plusieurs jours. \n \u00ab Je me souviens que, la premi\u00e8re fois que je fis cela la jeune \nfemme, alors qu'elle venait d'ouvrir la porte le matin, parut extr\u00ea-mement \u00e9tonn\u00e9e en voyant la grande pile de bois sur le seuil. Elle \npronon\u00e7a \u00e0 haute voix quelques par oles et le jeune homme la re-\njoignit \u2013 et lui aussi exprima surp rise. Je remarquai avec plaisir \nque ce jour-l\u00e0 il ne se rendit pas dans la for\u00eat mais qu'il passa son \ntemps \u00e0 r\u00e9parer son chalet et \u00e0 cultiver le jardin. \n \u00ab Insensiblement, j'en vins \u00e0 faire une d\u00e9couverte d'une im-\nportance plus grande encore. Je m'aper\u00e7us que ces gens-l\u00e0 poss\u00e9-daient un moyen de communiquer leur exp\u00e9rience et, leurs senti-\nments par des sons articul\u00e9s. Je d\u00e9couvris que les mots dont ils se servaient produisaient tant\u00f4t le pl aisir ou la peine, tant\u00f4t le sou-\nrire ou la tristesse dans les gestes ou sur la physionomie de ceux qui les entendaient. C'\u00e9tait l\u00e0, sans nul doute, une science divine et \nje d\u00e9sirai ardemment l'acqu\u00e9rir. Mais toutes mes tentatives en ce sens \u00e9chou\u00e8rent. Leur prononciation \u00e9tait rapide et les mots qu'ils employaient ne semblaient pas avoir de rapport imm\u00e9diat avec les objets visibles, et j'\u00e9tais incapable de d\u00e9couvrir le moindre indice qui aurait pu me permettre de comprendre leurs r\u00e9f\u00e9rences. Ce-pendant, avec une grande applicat ion, apr\u00e8s \u00eatre rest\u00e9 dans ma \nhutte le temps de plusieurs r\u00e9volutions lunaires, je d\u00e9couvris les noms qu'ils donnaient dans leurs dialogues \u00e0 la plupart de leurs objets familiers. J'appris et employ ai les mots \u201cfeu\u201d, \u201clait\u201d, \u201cpain\u201d \net \u201cbois\u201d. J'appris aussi les noms des fermiers eux-m\u00eames. Le jeune homme et sa compagne en avaient chacun plusieurs, mais le vieillard un seulement qui \u00e9tait \u201cp\u00e8re\u201d. La fille \u00e9tait appel\u00e9e \u201cs\u0153ur\u201d ou \u201cAgatha\u201d, et le jeune homme \u201cF\u00e9lix\u201d, \u201cfr\u00e8re\u201d ou \u201cfils\u201d. Je ne pourrais pas d\u00e9crire ma joie quand je compris quelles id\u00e9es \u00e9taient appropri\u00e9es \u00e0 chacun de ses sons et quand je fus \u00e0 m\u00eame de les prononcer moi aussi. Je distinguai d'autres mots encore \u2013 129 \u2013 mais sans pouvoir les comprendre ni les appliquer, tels que \u201cbon\u201d, \n\u201ctr\u00e8s cher\u201d, \u201cmalheureux\u201d. \n \u00ab Ainsi se passa l'hiver. Les mani\u00e8res affables et la sympathie \ndes fermiers me les rendirent tr\u00e8s chers. Quand ils \u00e9taient mal-heureux, je me sentais d\u00e9prim\u00e9. Quand ils se r\u00e9jouissaient, je par-tageais leur all\u00e9gresse. En dehors d' e u x , j e v o y a i s p e u d e g e n s e t \njamais personne d'autre n'entrait da n s l a f e r m e . M a i s l e s a u t r e s \navaient des allures frustes et gro ssi\u00e8res et, par comparaison, ma \nsympathie pour mes amis ne faisait qu'augmenter. Le vieillard, je pouvais le constater, cherchait souvent \u00e0 encourager ses enfants \u2013 ainsi qu'il les appelait quelquefois \u2013 et \u00e0 dissiper leur m\u00e9lancolie. Il parlait alors avec un accent de gaiet\u00e9, avec une expression de bont\u00e9 qui me procurait du plaisir, Agatha l'\u00e9coutait avec respect, les yeux parfois remplis de larmes qu'elle essayait de faire dispa-\nra\u00eetre sans qu'il s'en aper\u00e7\u00fbt. Mais je remarquai que son visage et \nsa voix \u00e9taient g\u00e9n\u00e9ralement beau coup plus radieux, apr\u00e8s qu'elle \navait \u00e9cout\u00e9 les exhortations de son p\u00e8re. Ce n'\u00e9tait pas pareil avec F \u00e9 l i x . I l \u00e9 t a i t t o u j o u r s l e p l u s t r i s t e d u g r o u p e e t , m a l g r \u00e9 m o n manque d'exp\u00e9rience, il me donnait l'impression d'avoir davan-tage souffert que ses compagnons. Pourtant, s'il avait une physio-nomie plus afflig\u00e9e, sa voix \u00e9tai t caressante, plus douce que celle \nde sa s\u0153ur, surtout quand il s\u2019adressait au vieillard. \n \u00ab Je pourrais mentionner d'innombrables exemples qui illus-\ntreraient clairement les bonnes dispositions de ces aimables fer-miers. Au milieu de la pauvret\u00e9 et de la g\u00eane, F\u00e9lix offrait sponta-n\u00e9ment \u00e0 sa s\u0153ur la premi\u00e8re petite fleur blanche qui avait perc\u00e9 sous le tapis de neige. Tr\u00e8s t\u00f4t le matin, avant qu'elle ne f\u00fbt lev\u00e9e, \nil balayait la neige qui obstruait le chemin de l'\u00e9table, tirait de l'eau du puits et ramenait chez lui une provision de bois, qu'une \nmain inconnue, \u00e0 son grand \u00e9tonneme nt, continuait de lui fournir. \nPendant la journ\u00e9e, il travaillait, je crois, dans une ferme du voisi-\nnage car il partait souvent t\u00f4t le matin et ne rentrait que le soir, \u2013 130 \u2013 sans rapporter du bois. \u00c0 d'autres moments, il travaillait au jardin \nmais, comme il y avait peu de besogne en cette saison froide, il \nfaisait la lecture au vieillard et \u00e0 Agatha. \n \u00ab Ces lectures, au d\u00e9but, m'avaient extr\u00eamement intrigu\u00e9. \nMais, peu \u00e0 peu, je me rendis co mpte que les sons qu'il \u00e9mettait \nlorsqu'il parlait \u00e9taient les m\u00eames que ceux qu'il \u00e9mettait lorsqu'il \nlisait. Je supposai donc qu'il trou vait sur le papier des signes qui \nlui permettaient de parler et qu'il comprenait et je voulus moi aus-\nsi les conna\u00eetre. Mais \u00e9tait-ce possible puisque je ne pouvais pas saisir les sons correspondant \u00e0 ces signes ? N\u00e9anmoins, je fis de notables progr\u00e8s en ce domaine ma is ils n'\u00e9taient pas suffisants \npour me permettre de suivre une conversation quelconque, quelle que f\u00fbt l'application avec laquelle je m'attelais \u00e0 cette t\u00e2che. \nJ'avais une grande envie de r\u00e9v\u00e9le r ma pr\u00e9sence aux fermiers mais \nje m'apercevais bien que je ne de vais rien tenter avant d'avoir r\u00e9-\nussi \u00e0 ma\u00eetriser leur langage \u2013 et peut-\u00eatre, en \u00e9tant capable de parler, pouvais- je aussi faire oublier la difformit\u00e9 de ma figure, car sur ce point-l\u00e0 aussi j'avais appris \u00e0 mesurer les diff\u00e9rences \nexistant entre nous. \n \u00ab J'avais admir\u00e9 la perfection des corps des fermiers -leur \ngr\u00e2ce, leur beaut\u00e9, la d\u00e9licatesse de leur allure. Comme j'\u00e9tais ter-\nrifi\u00e9 lorsque je voyais mon reflet dans l'eau ! La premi\u00e8re fois, je m'\u00e9tais jet\u00e9 en arri\u00e8re, ne pouvant pas croire que c'\u00e9tait moi que le miroir r\u00e9fl\u00e9chissait. Mais lorsque je fus pleinement convaincu que \nj'\u00e9tais un authentique monstre, je ressentis une profonde, une humiliante amertume. H\u00e9las ! Je ne connaissais pas tout \u00e0 fait en-\ncore les cons\u00e9quences fatales de ma mis\u00e9rable difformit\u00e9 ! \n \u00ab \u00c0 mesure que le soleil devenait plus chaud et que les jour-\nn\u00e9es s'allongeaient, la neige dispar aissait et je voyais les arbres \nd\u00e9pouill\u00e9s et la terre noire. \u00c0 partir de ce moment-l\u00e0, F\u00e9lix travail-la davantage et les traces p\u00e9nibles de la famine s'\u00e9vanouirent. Leur \u2013 131 \u2013 nourriture, ainsi que je m'en aper\u00e7us par la suite, \u00e9tait frugale \nmais saine. Elle suffisait \u00e0 leurs besoins. Plusieurs nouvelles sortes \nde plantes pouss\u00e8rent dans le jardin qu'ils cultivaient. Et tous les \njours, \u00e0 mesure que la saison av an\u00e7ait, les signes de confort se \nmultipli\u00e8rent. \n \u00ab Quand il ne pleuvait pas, le vieillard, soutenu par son fils, \neffectuait sa promenade quotidienne. J'appris ainsi le terme qu'on employait quand l\u2019eau tombait du ciel. Ce ph\u00e9nom\u00e8ne-l\u00e0 \u00e9tait fr\u00e9-quent mais, tr\u00e8s vite, un grand vent s\u00e9chait la terre et la saison \ndevenait de plus en plus agr\u00e9able. \n \u00ab Ma mani\u00e8re de vivre dans mon abri ne variait pas. Durant \nla matin\u00e9e, j'observais les all\u00e9es et venues des fermiers et, lors-\nqu'ils \u00e9taient pris par leurs dive rses occupations, je dormais. Le \nreste de la journ\u00e9e, je les guettais encore. \u00c0 l'heure o\u00f9 ils allaient \nse coucher, s'il y avait la lune et que la nuit \u00e9tait claire, je gagnais \nles bois pour pourvoir \u00e0 ma propre nourriture et ramener au cha-let du combustible. \u00c0 mon retour, et aussi souvent que c'\u00e9tait n\u00e9-cessaire, j'enlevais la neige du sentier et accomplissais certaines besognes que j'avais vu faire par F\u00e9lix. Et je remarquais que ces \ntravaux, ex\u00e9cut\u00e9s par une main in visible, les \u00e9tonnaient toujours \naussi grandement. Une ou deux fois , \u00e0 ce propos, je les entendis \nemployer des mots comme \u201cbon g\u00e9nie\u201d ou \u201cmerveilleux\u201d mais \nj'ignorais alors la signification de ces termes. \n \u00ab Mes pens\u00e9es, \u00e0 pr\u00e9sent, devenaient plus agiles et j'avais \nh\u00e2te de d\u00e9couvrir les raisons d'\u00eatre et les sentiments de ces char-\nmantes cr\u00e9atures. J'\u00e9tais curieux de savoir pourquoi F\u00e9lix avait \nl'air si malheureux et Agatha si triste. Je pensais (pauvre fou !) qu'il \u00e9tait en mon pouvoir de leur restituer le bonheur. Quand je dormais ou quand j'\u00e9tais absent, l'image du v\u00e9n\u00e9rable p\u00e8re aveu-gle, de la douce Agatha et du beau F\u00e9lix me hantait l'esprit. Je les \ntenais pour des \u00eatres sup\u00e9rieurs qui seraient les arbitres de mon \u2013 132 \u2013 futur destin. J'imaginais mille mani \u00e8res de me pr\u00e9senter \u00e0 eux et \nde me faire accueillir, je pressentais leur panique mais je me disais \nque par mon comportement affable et mes paroles conciliantes je \npourrais gagner leur faveur d'abord et ensuite leur amiti\u00e9. \n \u00ab Toutes ces r\u00e9flexions m'exaltaient et me poussaient \u00e0 m'ap-\npliquer avec une ardeur nouvelle \u00e0 l'\u00e9tude de leur langue. Mes or-ganes \u00e9taient rudes peut-\u00eatre mais souples et, m\u00eame si ma voix ne \nposs\u00e9dait pas la douce intonation de la leur, je pronon\u00e7ais d\u00e9j\u00e0 \ncertains mots que j'avais compris avec une r\u00e9elle facilit\u00e9. C'\u00e9tait un peu comme dans l'histoire de l'\u00e2ne et du petit chien \u2013 l'\u00e2ne dont les intentions \u00e9taient affectueuses, nonobstant ses fa\u00e7ons bour-rues, m\u00e9ritait \u00e0 coup s\u00fbr un meilleur traitement que celui d'\u00eatre battu et r\u00e9pudi\u00e9. \n \u00ab Les averses rafra\u00eechissantes et l'agr\u00e9able temp\u00e9rature prin-\ntani\u00e8re chang\u00e8rent l\u2019aspect de la nature. Les hommes qui avant ce \nchangement semblaient s'\u00eatre cach\u00e9s dans les cavernes se disper-s\u00e8rent et s'adonn\u00e8rent \u00e0 diverses sortes de culture. Les oiseaux \u00e9mirent des notes plus caressantes et les feuilles se mirent \u00e0 bour-geonner sur les arbres. Heureuse, heureuse nature ! Demeure des dieux qui, il y a peu encore, \u00e9tait glaciale, humide et malsaine ! Mes esprits s'\u00e9levaient devant le visage enchanteur de la nature. \nLe pass\u00e9 s'effa\u00e7ait de ma m\u00e9moire, le pr\u00e9sent \u00e9tait tranquille et l'avenir s'annon\u00e7ait riche d'espoir et de joie ! \u00bb \u2013 133 \u2013 XIII \n\u00ab Mais j'en arrive rapidement \u00e0 la partie la plus \u00e9mouvante de \nmon histoire. Je vais relater les \u00e9v\u00e9nements qui m'ont touch\u00e9 et qui, de ce que j'\u00e9tais alors, ont fait ce que je suis devenu aujour-d'hui. \n \u00ab Le printemps progressait \u00e0 grands pas. La temp\u00e9rature \ns'adoucit et le ciel s'\u00e9claircit. J' \u00e9tais surpris de constater que ce qui \nauparavant n'\u00e9tait que d\u00e9sert et tristesse se parait \u00e0 pr\u00e9sent de fleurs et de verdure. Mes sens \u00e9taient charm\u00e9s et excit\u00e9s par mille senteurs d\u00e9licieuses, par mille spectacles merveilleux. \n \u00ab Ce fut lors d'une de ces journ\u00e9es, tandis que les fermiers se \nreposaient apr\u00e8s leur travail \u2013 le vi eillard jouait de la guitare et ses \nenfants l'\u00e9coutaient -, que je m'aper\u00e7us que les traits de F\u00e9lix \u00e9taient m\u00e9lancoliques au-del\u00e0 de toute expression. De loin en loin, il soupirait. Son p\u00e8re s'arr\u00eata de jouer et, \u00e0 son attitude, je suppo-\nsai qu'il \u00e9tait inquiet de savoir po urquoi son fils \u00e9tait triste. F\u00e9lix \nr\u00e9pondit avec un accent joyeux et le vieillard allait recommencer \u00e0 jouer lorsque quelqu'un frappa \u00e0 la porte. \n \u00ab C'\u00e9tait une cavali\u00e8re, accompagn\u00e9e d'un paysan qui lui ser-\nvait de guide. Elle \u00e9tait tout habill\u00e9e de noir et portait un voile \u00e9pais. Agatha lui posa une question et, pour toute r\u00e9ponse, l'\u00e9tran-\ng\u00e8re ne pronon\u00e7a que le nom de F\u00e9 lix. Sa voix \u00e9tait musicale mais \nassez diff\u00e9rente de celle de mes amis. En entendant son nom, F\u00e9lix s'empressa aupr\u00e8s de la dame, laquelle, lorsqu'elle le vit, releva son voile et je pus voir un visage d'une beaut\u00e9 ang\u00e9lique. Ses che-veux noirs \u00e9taient \u00e9trangement tress\u00e9s. Ses yeux \u00e9taient sombres, \u2013 134 \u2013 doux mais vifs. Ses traits \u00e9taient proportionn\u00e9s, son teint \u00e9clatait \nde fra\u00eecheur, ses joues se coloraient d'un rose d\u00e9licat. \n \u00ab F\u00e9lix parut ravi de la voir car toute trace de tristesse dispa-\nrut, de son visage et celui-ci rendit une expression de joie extati-que dont je ne le croyais pas capable. Ses yeux \u00e9tincel\u00e8rent et ses joues rougirent de plaisir : \u00e0 ce moment je me dis qu'il \u00e9tait aussi beau que l'\u00e9trang\u00e8re. Elle semblait la proie de sentiments divers. Elle essuya quelques larmes qui lu i coulaient des yeux et tendit la \nmain \u00e0 F\u00e9lix. Il la baisa avec c\u00e9r\u00e9monie et l'appela, pour autant que j'aie bien compris, sa douce Arabe. Elle ne parut pas com-prendre mais sourit. Il l'aida \u00e0 de scendre de cheval et, apr\u00e8s avoir \ncong\u00e9di\u00e9 le guide, il l'introduisit dans le chalet. Une conversation s'engagea alors entre lui et son p\u00e8re, et la jeune \u00e9trang\u00e8re alla s'agenouiller devant le vieil homme et voulut lui baiser la main. Mais il la releva et l'embrassa avec affection. \n \u00ab Bient\u00f4t, je me rendis compte que l'\u00e9trang\u00e8re pronon\u00e7ait des \nsons articul\u00e9s et semblait poss\u00e9de r un langage qui lui \u00e9tait propre, \nsi bien qu'elle ne comprenait pas mes amis, pas plus que mes amis, eux, ne la comprenaient. Ils \u00e9chang\u00e8rent de nombreux si-gnes que je ne saisis pas davantage mais je voyais que cette pr\u00e9-sence r\u00e9pandait la joie dans le chalet et dissipait le chagrin des fermiers, comme le soleil dissipe le brouillard matinal. F\u00e9lix avait l'air plus particuli\u00e8rement heureux et c'\u00e9tait avec des sourires ra-dieux qu'il s'affairait aupr\u00e8s de son Arabe. Agatha, la douce Aga-tha, \u00e9treignit les mains de la jolie \u00e9trang\u00e8re et, en d\u00e9signant son fr\u00e8re, elle effectua des signes qui semblaient dire qu'il avait \u00e9t\u00e9 fort triste jusqu'ici. Quelques heures s'\u00e9coul\u00e8rent. Tous les visages ex-primaient la joie mais j'en ignorais la cause. Mais bient\u00f4t, par la \nr\u00e9p\u00e9tition fr\u00e9quente du m\u00eame son qu'ils pronon\u00e7aient et que l'\u00e9trang\u00e8re, pour sa part, ne cessa it pas de reproduire, je constatai \nqu'elle cherchait \u00e0 apprendre leur la ngue. Et l'id\u00e9e me vint tout \u00e0 \ncoup que je pouvais moi-m\u00eame me servir de cet enseignement \u2013 135 \u2013 pour des fins similaires. Pour cette premi\u00e8re le\u00e7on, l'\u00e9trang\u00e8re ap-\nprit plus ou moins vingt mots. Je connaissais la plupart d'entre \neux mais je pus tirer profit des autres. \n \u00ab \u00c0 la nuit tombante, Agatha et l\u2019Arabe se retir\u00e8rent les pre-\nmi\u00e8res. Au moment de se s\u00e9parer, F\u00e9lix embrassa les mains de l'\u00e9trang\u00e8re et dit : \u00ab Bonsoir, douce Safie. \u00bb Il veilla encore long-temps, tout en parlant avec son p\u00e8re. Comme il r\u00e9p\u00e9tait r\u00e9guli\u00e8-\nrement ce nom, je supposai que leur h\u00f4tesse \u00e9tait au centre de leur conversation. Je d\u00e9sirais de tout c\u0153ur les comprendre. Mais, en d\u00e9pit de tous mes efforts, ce fut absolument impossible. \n \u00ab Le matin suivant, F\u00e9lix partit travailler et, apr\u00e8s qu'Agatha \neut achev\u00e9 ses besognes habituelles, l'Arabe s'assit aux pieds du vieillard. Elle lui prit sa guitare et se mit \u00e0 jouer des airs si \u00e9tran-\ngement beaux qu'ils m'arrach\u00e8rent \u00e0 la fois des larmes de joie et de \ntristesse. Elle chanta et sa voix d'une chaude sonorit\u00e9 s'\u00e9leva aussi \ndouce, aussi pure que celles des rossignols dans les bois. \n \u00ab Quand elle se tut, elle tendit la guitare \u00e0 Agatha qui, tout \nd'abord, la refusa. Puis, elle joua un air simple et se mit \u00e0 chanter, \nelle aussi, mais sa voix, m\u00eame si elle \u00e9tait douce, ne ressemblait \npas \u00e0 celle, merveilleuse, de l'\u00e9tra ng\u00e8re. Le vieillard parut trans-\nport\u00e9 de joie et pronon\u00e7a que lques paroles qu'Agatha s'effor\u00e7a \nd'expliquer \u00e0 Safie \u2013 et tout sembla it indiquer qu'il tenait \u00e0 mani-\nfester la joie que lui inspirait la musique. \n \u00ab Et maintenant les jours s'\u00e9c oulaient aussi paisiblement que \npar le pass\u00e9, avec cette diff\u00e9rence qu e, sur le visage de mes amis, la \njoie avait pris la place de la tristesse. Safie \u00e9tait toujours gaie et heureuse. Elle et moi, nous f\u00eemes de rapides progr\u00e8s dans l'\u00e9tude du langage, si bien qu'en deux mois je pouvais commencer \u00e0 com-prendre la plupart des mots utilis\u00e9s par mes protecteurs. \n \u2013 136 \u2013 \u00ab Dans l'intervalle, la terre noire s'\u00e9tait couverte d'herbes et \nles plaines vertes s'\u00e9taient h\u00e9riss\u00e9es d'innombrables fleurs, douces \n\u00e0 l'odorat et \u00e0 la vue, telles des \u00e9toiles luminescentes parmi la p\u00e9-nombre des bois. Le soleil \u00e9tait de plus en plus chaud, les nuits devinrent claires et embaum\u00e9es. Mes escapades nocturnes me procuraient un plaisir beaucoup plus grand, bien qu'elles fussent consid\u00e9rablement raccourcies par le coucher tardif et le lever ma-tinal du soleil. Pendant la journ\u00e9e, je ne m'aventurais plus jamais \n\u00e0 l'ext\u00e9rieur, craignant toujours le traitement que j'avais subi, la premi\u00e8re fois que j'\u00e9tais entr\u00e9 dans un village. \n \u00ab Je m'appliquais chaque jour davantage car je voulais ma\u00ee-\ntriser la langue le plus rapideme nt possible. Je peux me vanter \nd'avoir fait des progr\u00e8s plus ra pides que l'Arabe qui comprenait \npeu de choses et parlait par bribes et morceaux, tandis que, pour \nma part, je saisissais et \u00e9tais \u00e0 m\u00eame de reproduire la plupart des mots qui \u00e9taient prononc\u00e9s. \n \u00ab Tout en apprenant \u00e0 parler, j' \u00e9tudiai aussi la science des let-\ntres qui \u00e9tait enseign\u00e9e \u00e0 l'\u00e9trang\u00e8re \u2013 et ainsi s'ouvrait sur mon chemin un vaste champ de merveille et de joie. \n \u00ab Le livre dans lequel F\u00e9lix instruisait Safie \u00e9tait Les Ruines \nou m\u00e9ditations sur les r\u00e9volutions des Empires de Volney . Je \nn'aurais jamais pu comprendre le sens de cet ouvrage si F\u00e9lix, en \nle lisant, ne donnait pas \u00e0 tout moment des explications. Il avait choisi cet ouvrage, disait-il, parce que son style d\u00e9clamatoire imi-tait les auteurs orientaux. Gr\u00e2ce \u00e0 cette \u0153uvre, j'acquis une connaissance g\u00e9n\u00e9rale de l'histoire et une vue d'ensemble sur les \ndivers empires existant dans le mond e. Je d\u00e9couvris de la sorte les \nm\u0153urs, les gouvernements et les religions des diff\u00e9rentes nations de la terre. J'entendis parler de la nonchalance des Asiatiques, du \nstup\u00e9fiant g\u00e9nie et de l'intelligence des Grecs, des guerres et des vertus extraordinaires des anciens Romains \u2013 et puis de leur d\u00e9-\u2013 137 \u2013 cadence et du d\u00e9clin de leur immense empire -, de la chevalerie, \ndu christianisme et des rois. Et j'entendis \u00e9galement parler de la \nd\u00e9couverte de l\u2019Am\u00e9rique et, co mme Safie, je fus \u00e9mu en appre-\nnant quel sort mis\u00e9rable avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 ses premiers habitants. \n \u00ab Ces merveilleuses relations m'inspir\u00e8rent des sentiments \n\u00e9tranges. L'homme \u00e9tait-il donc \u00e0 la fois si puissant, si vertueux, si \ng\u00e9n\u00e9reux, si vicieux et si vil ? \u00c0 certains moments, il apparaissait comme un agent du principe du mal et, \u00e0 d'autres, comme une expression de la noblesse et de la bont\u00e9. \u00catre un homme grand et vertueux, c'\u00e9tait, semble-t-il le plus grand honneur qui pouvait \n\u00e9choir \u00e0 une cr\u00e9ature sensible. \u00catre vil et vicieux, ainsi que beau-\ncoup d'individus l'avaient \u00e9t\u00e9, c'\u00e9tait la d\u00e9gradation la plus basse, une condition plus abjecte que celle de la taupe aveugle ou du mi-\ns\u00e9rable ver de terre. Longtemps, je ne pus concevoir comment un homme pouvait aller jusqu'\u00e0 tuer un de ses semblables ni pour-\nquoi il existait des lois et des gouvernements. Mais, lorsque j' en \nappris beaucoup plus sur le vice et les carnages, mon \u00e9tonnement cessa et je m'en d\u00e9tournai avec d\u00e9go\u00fbt et r\u00e9pulsion. \n \u00ab Chaque conversation entre les fermiers me faisait d\u00e9couvrir \n\u00e0 pr\u00e9sent de nouvelles merveilles. Ce fut en suivant l'enseignement \nque F\u00e9lix dispensait \u00e0 la jeune Ar abe que me fut expliqu\u00e9 l\u2019\u00e9trange \nsyst\u00e8me qui r\u00e9gissait la soci\u00e9t\u00e9 humaine : j'entendis parler de la division de la propri\u00e9t\u00e9, de l'immense richesse des uns, de l'ex-tr\u00eame pauvret\u00e9 des autres, de la li gn\u00e9e, de la descendance, du sang \nbleu. \n \u00ab Ces propos me pouss\u00e8rent \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir sur moi-m\u00eame. Je \nm'aper\u00e7us que le bien le plus estim\u00e9 par les cr\u00e9atures humaines \u00e9tait une origine haute et pure \u00e0 laquelle la richesse \u00e9tait unie. Avec un seul de ces avantages, un homme pouvait \u00eatre respect\u00e9. \nSans cela, il \u00e9tait tenu, sauf en de rares exceptions, pour un vaga-bond ou un esclave, condamn\u00e9 \u00e0 sacrifier ses forces au profit de \u2013 138 \u2013 quelques \u00e9lus ! Et moi alors, qu'est-ce que j'\u00e9tais ? J'ignorais abso-\nlument tout de ma cr\u00e9ation et de mon cr\u00e9ateur mais je savais que \nje ne poss\u00e9dais ni fortune, ni amis, ni aucune sorte de bien et qu'en revanche j'avais \u00e9t\u00e9 pourvu d'une figure hideuse, difforme et \nrepoussante. Je n'\u00e9tais certes pas un individu normal. J'\u00e9tais \nn\u00e9anmoins plus agile que les hommes et je pouvais subsister avec une nourriture plus fruste. Je supportais plus ais\u00e9ment les temp\u00e9-ratures les plus extr\u00eames. Ma taille \u00e9tait plus colossale. Quand je regardais autour de moi, je ne voyais, je n'entendais parler per-sonne qui me ressemble. \u00c9tais-je donc un monstre, un accident sur la terre que tous les hommes fuyaient et rejetaient ? \n \u00ab Je ne pourrais pas d\u00e9crire l'angoisse qui me tirailla apr\u00e8s de \ntelles r\u00e9flexions. J'essayais de les chasser mais mon chagrin ne \nfaisait qu'augmenter avec mon savo ir. Oh ! Pourquoi ne suis-je pas \ntoujours rest\u00e9 dans ma for\u00eat natale ? Je n'y aurais connu ni la \nfaim, ni la soif, ni la chaleur ! \n \u00ab Oh ! comme il est \u00e9trange d'apprendre ! La connaissance \ns'accroche \u00e0 l'esprit d\u00e8s qu'elle l' a touch\u00e9, comme le lichen sur le \nrocher. Je souhaitais souvent me d\u00e9barrasser de toute pens\u00e9e, de \ntoute sensation mais j'appris qu'il n'y avait qu'un seul moyen de se d\u00e9livrer de sa peine, et ce moyen-l\u00e0 \u00e9tait la mort \u2013 un \u00e9tat que je craignais sans m\u00eame le comprendre. J'admirais la vertu et les bons sentiments et j'aimais les mani\u00e8res affables et les grandes qualit\u00e9s de mes fermiers. Mais, av ec eux, je n'avais aucune rela-\ntion, si ce n'est celles que j'avais ob tenues par ruse en restant ni vu \nn i c o n n u , c e q u i e n f a i t r a v i v a it mon d\u00e9sir de me trouver parmi \neux. Les gentilles paroles d'Agatha, les sourires enjou\u00e9s de la charmante Arabe n'\u00e9taient pas pour moi. Les encourageantes ex-\nhortations du vieillard et l'agr\u00e9able conversation de F\u00e9lix ne l'\u00e9taient pas non plus. Comme j'\u00e9tais malheureux et mis\u00e9rable ! \n \u2013 139 \u2013 \u00ab D'autres enseignements m'impressionn\u00e8rent davantage. \nJ'appris qu'il existait une diff\u00e9renc e entre les sexes, que les enfants \nnaissaient et grandissaient. J'entendis parler de la joie d'un p\u00e8re devant le sourire d'un b\u00e9b\u00e9, des traits d'esprit des adolescents, de l'amour et du soin qu'apportait une m\u00e8re pour \u00e9lever sa famille, de \nl 'intelligence qui s'\u00e9panouit et qui se d\u00e9veloppe chez les jeunes. \nDe fr\u00e8re, de s\u0153ur, de tous ces multiples liens de parent\u00e9 qui unis-sent entre elles les cr\u00e9atures humaines. \n \u00ab Mais o\u00f9 \u00e9taient mes amis et mes relations ? Aucun p\u00e8re \nn'avait veill\u00e9 sur moi, aucune m\u00e8re ne m'avait combl\u00e9 de sourires et de caresses. Ou, si cela avait \u00e9t\u00e9 le cas, toute mon existence pas-s\u00e9e n'\u00e9tait plus qu'un n\u00e9ant, qu'un vide aveugle dans lequel je ne \ndistinguais rien. Aussi loin que je pouvais me rappeler, j'avais tou-jours eu la m\u00eame taille et les m\u00eames proportions. Et je n'avais ja-mais vu un \u00eatre qui me ressemblait ou qui avait accept\u00e9 d'entrer en relation avec moi. Qu'est-ce qu e j'\u00e9tais ? La question revenait \nsans cesse et je ne pouvais y r\u00e9pondre que par des soupirs. \n \u00ab Je vous expliquerai bient\u00f4t vers quoi tendaient tous ces \nsentiments mais laissez-moi d'abord vous reparler des fermiers dont l'histoire suscitait en moi des sentiments divers \u2013 indigna-tion, joie, \u00e9merveillement -, lesquels aboutissaient toujours \u00e0 me faire aimer et respecter davantage mes protecteurs (car je me plai-sais \u00e0 les appeler ainsi, innocent, tromp\u00e9 que j'\u00e9tais !). \u00bb \u2013 140 \u2013 XIV \n\u00ab Un certain temps s'\u00e9coula av ant que je ne connaisse l'his-\ntoire de mes amis. Elle ne manqua pas d'impressionner profon-d\u00e9ment mon esprit, d'autant qu'e lle \u00e9clairait toute une s\u00e9rie de \nfaits qui, pour quelqu'un d'aussi inexp\u00e9riment\u00e9 que moi, \u00e9taient aussi int\u00e9ressants que merveilleux. \n \u00ab Le nom du vieillard \u00e9tait De Lacey. Il descendait d'une no-\nble famille fran\u00e7aise et, durant de nombreuses ann\u00e9es, il avait v\u00e9-\ncu dans l'opulence, le respect de ses sup\u00e9rieurs et la consid\u00e9ration de ses pairs. Son fils avait \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9 pour servir son pays et Agatha fr\u00e9quentait les dames de la plus haute noblesse. Quelques mois \nencore avant mon arriv\u00e9e, ils vivaie nt dans une grande et luxueuse \nville nomm\u00e9e Paris, entour\u00e9s d'amis, jouissant de tous les privil\u00e8-ges que procuraient leur rang, la vert u, l'intelligence, le go\u00fbt et une \nfortune consid\u00e9rable. \n \u00ab Le p\u00e8re de Safie avait \u00e9t\u00e9 la cause de leur ruine. C'\u00e9tait un \nmarchant turc\u2019 Il habitait d\u00e9j\u00e0 Pa ris depuis quelques ann\u00e9es lors-\nque, pour une raison que je ne pus comprendre, il avait \u00e9t\u00e9 banni par son gouvernement. Il avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 et jet\u00e9 en prison le jour m\u00eame o\u00f9 Safie arrivait de Constantinople pour venir vivre avec lui. Il avait \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 et condamn\u00e9 \u00e0 mort. L'injustice de cette sen-tence \u00e9tait par trop flagrante. Tout Paris s'en \u00e9tait indign\u00e9e. L'on pr\u00e9tendait que c'\u00e9tait moins \u00e0 caus e du forfait qu'il avait commis \nqu'on l'avait condamn\u00e9e qu'\u00e0 cause de sa religion et de sa, ri-\nchesse. \n \u2013 141 \u2013 \u00ab Par hasard, F\u00e9lix avait assist\u00e9 au proc\u00e8s. Quand il avait ap-\npris la d\u00e9cision de la cour, il avait \u00e9t\u00e9 horrifi\u00e9 et indign\u00e9. \u00c0 ce mo-\nment-l\u00e0, il avait fait le v\u0153u sole nnel de d\u00e9livrer cet homme et de \nfaire l'impossible pour y aboutir. Apr\u00e8s qu'il avait plusieurs fois \nessay\u00e9 en vain de s'introduire dans la prison, il s'\u00e9tait aper\u00e7u qu'une fen\u00eatre grillag\u00e9e, dans une partie non gard\u00e9e du b\u00e2timent, \ndonnait acc\u00e8s \u00e0 la cellule du ma lheureux mahom\u00e9tan. Celui-ci, li\u00e9 \navec des cha\u00eenes, attendait dans le d\u00e9sespoir l'ex\u00e9cution de l'atroce \nsentence. Une nuit, F\u00e9lix atteignit la grille et d\u00e9voila ses intentions au prisonnier. Le Turc, aussi \u00e9t onn\u00e9 que ravi, encouragea alors \nson sauveteur en lui promettant des r\u00e9compenses et de l'argent. \nF\u00e9lix repoussa cette offre avec m\u00e9pris. N\u00e9anmoins, quand il vit \nl'adorable Safie qui avait l'autorisation de rendre visite \u00e0 son p\u00e8re lui exprimer par gestes son immens e gratitude, il ne put pas s'em-\np\u00eacher de penser que le prisonnier d\u00e9tenait en elle un tr\u00e9sor qui le r\u00e9compenserait largement de ses efforts et sa hardiesse. \n \u00ab Le Turc, tr\u00e8s vite, se rendit compte de l'impression que sa \nfille avait exerc\u00e9e sur F\u00e9lix et il s'effor\u00e7a d'int\u00e9resser davantage son sauveteur \u00e0 son sort en lui pr omettant le mariage, d\u00e8s qu'il \nserait conduit dans un lieu s\u00fbr. F\u00e9lix \u00e9tait si g\u00e9n\u00e9reux qu'il accepta cette proposition, bien qu'il v\u00eet l\u00e0 aussi le gage d'un bonheur futur. \n \u00ab Durant les jours suivants, tand is qu'il pr\u00e9parait l'\u00e9vasion du \nmarchand, son ardeur fut encore attis\u00e9e par les nombreuses let-tres que lui adressait la jeune fille . Elle avait trouv\u00e9 le moyen de \ns'exprimer dans sa langue, par l'interm\u00e9diaire d'un domestique \nqui \u00e9tait au service du Turc et qui connaissait le fran\u00e7ais. Elle le remerciait dans les termes les plus chaleureux pour les efforts qu'il \ncomptait mettre en \u0153uvre et, en m\u00eame temps, elle d\u00e9plorait ten-drement son propre sort. \n \u00ab J'ai des copies de ces lettres car j'ai trouv\u00e9 le moyen, pen-\ndant mon s\u00e9jour dans la hutte, de me procurer le n\u00e9cessaire pour \u2013 142 \u2013 \u00e9crire : elles sont souvent de la main de F\u00e9lix ou d'Agatha. Avant \nmon d\u00e9part, je te les remettrai : elles serviront de preuve \u00e0 mon \nhistoire. Mais pour l'heure, comme le soleil est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s bas, je n'aurai le temps que de te les r\u00e9sumer. \n \u00ab Safie y disait que sa m\u00e8re \u00e9tait une Arabe chr\u00e9tienne qui \navait \u00e9t\u00e9 captur\u00e9e et r\u00e9duite en esclavage par les Turcs. Mais \ncomme elle \u00e9tait tr\u00e8s belle elle avait conquis le c\u0153ur du p\u00e8re de Safie qui l'avait \u00e9pous\u00e9e. La jeune fille parlait en termes fervents \nde sa m\u00e8re qui, n\u00e9e libre, m\u00e9prisait l'esclavage auquel \u00e0 pr\u00e9sent elle \u00e9tait r\u00e9duite. Elle avait \u00e9lev\u00e9 sa fille dans les principes de la religion et lui avait appris \u00e0 d\u00e9velopper son intelligence et \u00e0 affir-mer son ind\u00e9pendance d'esprit \u2013 ce que l'Islam interdit aux fem-\nmes. Elle \u00e9tait morte mais ses pr\u00e9ceptes avaient touch\u00e9 Safie de mani\u00e8re ind\u00e9l\u00e9bile. Pour rien au monde, elle ne voulait retourner en Asie et \u00eatre enferm\u00e9e dans un harem o\u00f9 elle n'aurait que des divertissements pu\u00e9rils, indignes \u00e0 ses yeux, elle qui nourrissait \u00e0 \npr\u00e9sent de grandes id\u00e9es et cherchait \u00e0 s'\u00e9panouir. Le projet d'\u00e9pouser un chr\u00e9tien, de vivre d a n s u n p a y s o \u00f9 l e s f e m m e s \navaient l'occasion de tenir un rang dans la soci\u00e9t\u00e9, c'\u00e9tait inesp\u00e9r\u00e9 pour elle. \n \u00ab Le jour de l'ex\u00e9cution du Turc \u00e9tait fix\u00e9 et ce fut au cours de \nla nuit pr\u00e9c\u00e9dente que se d\u00e9roula l'\u00e9vasion. Au matin, l'homme se \ntrouvait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 plusieurs lieues de Paris. F\u00e9lix s'\u00e9tait procur\u00e9 des \npasseports au nom de son p\u00e8re, de s a s \u0153 u r e t d e l u i - m \u00ea m e . A u \npr\u00e9alable, il avait communiqu\u00e9 so n plan \u00e0 son p\u00e8re, lequel l'avait \na i d \u00e9 e n q u i t t a n t s a m a i s o n , s o u s l e p r \u00e9 t e x t e d ' u n v o y a g e , e n f a i t pour aller se cacher avec sa fille dans un quartier retir\u00e9 de Paris. \n \u00ab F\u00e9lix conduisit les fugitifs \u00e0 travers la France jusqu'\u00e0 Lyon \net de l\u00e0, par le mont Cenis, ils avaient gagn\u00e9 Livourne o\u00f9 le mar-chand avait d\u00e9cid\u00e9 d'attendre une occasion favorable pour rallier une r\u00e9gion quelconque sous d\u00e9pendance turque. \u2013 143 \u2013 \n\u00ab Safie d\u00e9cida de rester avec son p\u00e8re jusqu'au moment de \nson d\u00e9part, d'autant que le Turc avait renouvel\u00e9 sa promesse \nd'unir sa fille \u00e0 son lib\u00e9rateur. Et F\u00e9lix demeura avec eux dans cette attente. Il eut d\u00e8s lors le temps de jouir de la compagnie de la jeune Arabe qui lui portait l'affectio n la plus simple et la plus ten-\ndre. Ils se parlaient par l'interm \u00e9diaire d'un interpr\u00e8te et, plus \nsouvent, en s'\u00e9changeant des rega rds. Safie lui chantait les m\u00e9lo-\ndies de son pays natal. \n \u00ab Le Turc voyait cette intimit\u00e9 d'un \u0153il favorable et, appa-\nremment, encourageait les espoirs des jeunes amoureux. Dans son \nc\u0153ur n\u00e9anmoins, il \u00e9chafaudait d'au tres plans. Il r\u00e9pugnait \u00e0 l'id\u00e9e \nd'unir sa fille \u00e0 un chr\u00e9tien mais il avait peur de la r\u00e9action de F\u00e9-lix, s'il se montrait trop r\u00e9serv\u00e9 : il savait qu'il \u00e9tait dans le pouvoir \nde son lib\u00e9rateur de le livrer aux autorit\u00e9s italiennes. Il \u00e9labora une multitude de plans pour prolonger sa duperie, tant que ce se-rait n\u00e9cessaire. En r\u00e9alit\u00e9, il se pr\u00e9parait secr\u00e8tement \u00e0 emmener \nsa fille avec lui, \u00e0 l'heure de son d\u00e9part. Ses projets furent facilit\u00e9s \navec les mauvaises nouvelles en provenance de Paris. \n \u00ab Le gouvernement fran\u00e7ais pr it extr\u00eamement mal l'\u00e9vasion \nde sa victime et mit tout en \u0153uvre pour rechercher et punir le complice. Le complot de F\u00e9lix avait \u00e9t\u00e9 rapidement d\u00e9couvert et De Lacey et Agatha avaient \u00e9t\u00e9 jet\u00e9s en prison. Ces nouvelles \u00e9branl\u00e8rent F\u00e9lix et l'arrach\u00e8rent de son r\u00eave de bonheur. Son p\u00e8re qui \u00e9tait \u00e2g\u00e9 et aveugle ainsi que sa s\u0153ur se trouvaient en prison, alors que lui, il \u00e9tait li bre et en compagnie de quelqu'un \nqu'il aimait. Cette pens\u00e9e, il fut in capable de la supporter. Il prit \nde rapides dispositions avec le Turc : si ce dernier trouvait l'occa-sion de s'\u00e9chapper avant son retour, il veillerait \u00e0 placer Safie dans \nun couvent de Livourne. L\u00e0- dessus, F\u00e9lix se s\u00e9para de la belle Arabe et partit en h\u00e2te pour Paris. Il se livra \u00e0 la justice, esp\u00e9rant ainsi faire lib\u00e9rer De Lacey et Agatha. \u2013 144 \u2013 \n\u00ab Il ne devait pas r\u00e9ussir. Ils rest\u00e8rent tous les trois en prison \npendant cinq mois avant d'\u00eatre jug\u00e9s. Le verdict les priva de leur fortune et les condamna \u00e0 un exil perp\u00e9tuel, en dehors de leur \npays natal. \n \u00ab Ils d\u00e9nich\u00e8rent un asile mis\u00e9rable en Allemagne, l\u00e0 o\u00f9 moi-\nm\u00eame je les d\u00e9couvris. F\u00e9lix y apprit bient\u00f4t que le Turc perfide, pour lequel lui et sa famille avai ent tant endur\u00e9, avait su que son \nsauveur \u00e9tait ruin\u00e9 et, au m\u00e9pris de ce que le jeune homme avait \nfait pour son bien, il avait quitt\u00e9 l\u2019Italie avec sa fille. Par d\u00e9rision, il avait envoy\u00e9 \u00e0 F\u00e9lix une peti te somme d'argent pour l\u2019aider \navait-il dit, \u00e0 refaire surface. \n \u00ab C'\u00e9taient l\u00e0 les circonstances qui avaient min\u00e9 le c\u0153ur de \nF\u00e9lix et qui avaient fait de lui, \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 je l'avais vu pour la premi\u00e8re fois, le plus malheureux de la famille. Il aurait pu sup-porter la pauvret\u00e9 et, comme les revers avaient affermi son cou-rage, il s'en serait fait une gloire. Toutefois l'ingratitude du Turc et la perte de Safie \u00e9taient des maux plus terribles, plus irr\u00e9parables \nencore. Et voil\u00e0 que la venue de la jeune fille avait remodel\u00e9 son \nexistence. \n \u00ab Quand la nouvelle parvint \u00e0 Livourne que F\u00e9lix avait perdu \nsa fortune et son rang, le marchand ordonna \u00e0 sa fille de ne plus \npenser \u00e0 celui qu'elle aimait mais de pr\u00e9parer leur retour au pays natal. Un tel commandement r\u00e9volta la nature g\u00e9n\u00e9reuse de Safie. \nElle chercha bien \u00e0 protester mais son p\u00e8re, au comble de l'irrita-tion, r\u00e9it\u00e9ra son ordre tyrannique. \n \u00ab Quelques jours plus tard, le Turc entra dans l'appartement \nde sa fille et lui dit qu'il avait de bonnes raisons de croire que sa \npr\u00e9sence \u00e0 Livourne avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couverte et qu'il pourrait \u00eatre ra-pidement livr\u00e9 au gouvernement fr an\u00e7ais. C'est pourquoi il avait \u2013 145 \u2013 lou\u00e9 un bateau qui le conduirait \u00e0 Constantinople et il comptait y \npartir dans quelques heures. Il se proposait de laisser Safie sous la \ngarde d'un serviteur de confiance. Elle devrait le rejoindre par la suite, avec la plus grande partie de ses biens qui n'\u00e9taient toujours pas parvenus \u00e0 Livourne. \n \u00ab Une fois seule, Safie se demanda quel r\u00f4le elle devait tenir, \nquel \u00e9tait le meilleur parti \u00e0 prendre dans cette situation. Res\u00e9-journer en Turquie la r\u00e9pugnait \u2013 sa religion, son c\u0153ur lui interdi-\nsaient en outre de le faire. Gr\u00e2ce \u00e0 certains papiers de son p\u00e8re qui \nlui tomb\u00e8rent entre les mains, elle apprit l'exil de son amant et \nd\u00e9couvrit le nom de l'endroit o\u00f9 il s'\u00e9tait retir\u00e9. Elle h\u00e9sita un peu \npuis se d\u00e9cida \u00e0 agir. Elle prit avec elle quelques bijoux qui lui ap-partenaient et de l'argent, et qu itta l'Italie en, compagnie d'une \nservante qui, bien qu'elle f\u00fbt n\u00e9 e \u00e0 Livourne, connaissait des ru-\ndiments de turc\u2019 Elles partirent pour l'Allemagne. \n \u00ab Safie atteignit sans encomb re une ville, \u00e0 quelque vingt \nlieues de la ferme des De Lacey. Mais l\u00e0 sa servante tomba grave-m e n t m a l a d e . S a f i e l a s o i g n a a v e c l a p l u s g r a n d e a f f e c t i o n . L a jeune servante devait n\u00e9anmoins mo urir et Safie, qui ne connais-\nsait ni la langue de ce pays ni le s usages en vigueur dans le monde, \nresta tout \u00e0 fait seule. Par bonh eur, elle tomba dans de bonnes \nmains. Comme l'Italienne avait, avant de mourir, mentionn\u00e9 le \nnom de l'endroit o\u00f9 elles devaient se rendre, la femme qui les avait toutes deux h\u00e9berg\u00e9es chez elle s'occupa de Safie et fit en sorte qu'elle puisse arriver, saine et s a u v e , d a n s l e c h a l e t d e s o n \namant. \u00bb \n \u2013 146 \u2013 XV \n\u00ab Telle \u00e9tait l'histoire de mes chers amis. Elle exer\u00e7a sur moi \nune profonde impression et, \u00e0 travers les aspects de la vie sociale qu'elle abordait, j'appris \u00e0 aimer les vertus et \u00e0 ha\u00efr les vices de l'humanit\u00e9. \n \u00ab Jusque-l\u00e0, j'avais consid\u00e9r\u00e9 le crime comme un mal loin-\ntain. La bont\u00e9 et la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, je les avais sans cesse sous les yeux et cela suscitait en mon \u00eatre le d\u00e9sir de devenir un acteur sur cette sc\u00e8ne ou naissaient et s'exprimai ent tant de qualit\u00e9s admirables. \nMais, au moment o\u00f9 je vous parle les progr\u00e8s que je fis sur le plan intellectuel, je ne dois pas omettre un \u00e9v\u00e9nement qui se produisit au d\u00e9but du mois d'ao\u00fbt de la m\u00eame ann\u00e9e. \n \u00ab Une nuit, alors que je me rendais comme d'habitude dans le \nb o i s t o u t p r o c h e p o u r d \u00e9 n i c h e r m a n o u r r i t u r e e t r a p p o r t e r d u combustible \u00e0 mes protecteurs, je trouvai sur le sol une valise de \ncuir qui contenait quelques v\u00eateme nts et des livres. Je m'en empa-\nrai aussit\u00f4t et gagnai ma cabane. Par bonheur, les livres \u00e9taient \n\u00e9crits dans la langue dont j'avais appris les \u00e9l\u00e9ments dans le cha-let. Il s'agissait du Paradis perdu , d'un tome des Vies de Plutarque \net des Souffrances de Werther . La possession de ces tr\u00e9sors me \nprocura une joie \u00e9norme. Sans discontinuer, pour le plus grand bien de mon esprit, j'entrepris la lecture de ces histoires alors que mes amis, eux, vaquaient \u00e0 leurs occupations quotidiennes. \n \u00ab Il m'est difficile de vous d\u00e9crire ce que je ressentis alors. \nCes livres faisaient na\u00eetre en moi une infinit\u00e9 d'images et de sensa-\ntions qui, parfois, me menaient jusqu'\u00e0 l'extase mais qui, le plus \u2013 147 \u2013 s o u v e n t , m e j e t a i e n t d a n s l a d \u00e9 p r e s s i o n l a p l u s n o i r e . D a n s Les \nSouffrances de Werther , en plus de l'int\u00e9r\u00eat de cette histoire sim-\nple et \u00e9mouvante, tant d'opinions sont d\u00e9battues et une telle lu-\nmi\u00e8re est jet\u00e9e sur des sujets qui jusque-l\u00e0 m'avaient toujours paru \nobscurs que j'y trouvai une source in\u00e9puisable de sp\u00e9culations et \nd'\u00e9tonnement. Les gestes naturels et domestiques qui y sont d\u00e9-crits, les \u00e9tats d'\u00e2me amoureux s'harmonisaient parfaitement avec ce que je ressentais moi-m\u00eame vis- \u00e0-vis de mes protecteurs et avec \ntous les d\u00e9sirs que je nourrissais. Toutefois, je tenais, Werther pour l'\u00eatre le plus divin que j'av ais jamais contempl\u00e9 ou imagin\u00e9. \nLoin de toute pr\u00e9tention, il \u00e9tait une cr\u00e9ature profond\u00e9ment sim-ple. Les discussions sur la mort et le suicide me remplissaient \nd'\u00e9tonnement mais moi je ne pr\u00e9t endais pas trancher la question. \nSeulement, j'inclinais vers les opinio ns du h\u00e9ros dont je pleurais la \nmort, sans la comprendre avec exactitude. \n \u00ab Tout en lisant d'ailleurs, je faisais de fr\u00e9quents parall\u00e9lis-\nmes avec mes propres sentiments et ma propre condition. Je me \ntrouvais semblable et en m\u00eame temps \u00e9tranger aux personnages \nd e m e s l e c t u r e s e t \u00e0 c e u x d o n t j'\u00e9coutais les conversations. Je \nsympathisais avec eux et je les comprenais en partie mais je n'avais pas l'esprit clair. Je ne d\u00e9pendais de personne, je n'\u00e9tais li\u00e9 \u00e0 personne. \u00ab La route de mon d\u00e9part \u00e9tait libre \u00bb : personne ne pleurerait ma disparition. J'\u00e9tais hideux, dot\u00e9 d'une taille gigan-tesque. Quelle en \u00e9tait la raison ? Qui \u00e9tais-je ? Qu'\u00e9tais-je ? D'o\u00f9 est-ce que j'\u00e9tais issu ? Quelle \u00e9tait ma destin\u00e9e ? Ces questions \nme tiraillaient sans cesse mais j'\u00e9tais incapable de les r\u00e9soudre. Le tome des Vies de Plutarque que je poss\u00e9dais avait trait \u00e0 l'histoire \ndes premiers fondateurs des r\u00e9publiques de l'Antiquit\u00e9. Ce livre n'eut pas sur le moi le m\u00eame effet que Les Souffrances de Wer-\nther . Avec Werther, j'avais appris \u00e0 conna\u00eetre l'abattement et la \nm\u00e9lancolie. Plutarque, lui, m'insp ira des pens\u00e9es \u00e9lev\u00e9es : il m'\u00e9le-\nva au-dessus de la sph\u00e8re mis\u00e9r able de mes r\u00e9flexions \u00e9go\u00efstes \npour me faire aimer et admirer les h\u00e9ros des \u00e9poques anciennes. \u2013 148 \u2013 Beaucoup de choses parmi les le ctures d\u00e9passaient mon entende-\nment et mon exp\u00e9rience : je n'avais qu'une tr\u00e8s vague notion des \nroyaumes, des immenses \u00e9tendues de pays, des grands fleuves, des oc\u00e9ans immenses. Les villes, les \u00e9normes rassemblements hu-mains, je les ignorais totalement. Le chalet de mes protecteurs avait \u00e9t\u00e9 la seule \u00e9cole o\u00f9 j'avai s \u00e9tudi\u00e9 la nature humaine. Et \npourtant ce livre me faisait entrevoir de nouveaux, de vastes champs d'action. Je lus que des hommes s'occupaient des affaires \npubliques \u2013 qu'ils gouvernaient et qu'ils massacraient leurs sem-blables. Je sentais monter en moi une forte attirance pour la vertu et l'horreur du vice, si tant est que je comprenais la signification \nde ces termes, car \u00e0 mes yeux tout \u00e9tait relatif et je ne les appli-quais qu'au plaisir et qu'\u00e0 la souffrance. Pouss\u00e9 par ces senti-\nments, j'\u00e9tais bien s\u00fbr amen\u00e9 \u00e0 admirer les l\u00e9gislateurs les plus pacifiques, Numa, Solon, Lycurg ue, plut\u00f4t que Romulus ou Th\u00e9-\ns\u00e9e. L'existence patriarcale de mes protecteurs ne fit que consoli-der ces impressions dans mon esprit. Peut-\u00eatre que si ma premi\u00e8re r\u00e9v\u00e9lation du genre humain avait \u00e9t\u00e9 provoqu\u00e9e par un jeune sol-dat, avide de gloire et de batailles j'aurais \u00e9t\u00e9 anim\u00e9 par des sensa-tions fort diff\u00e9rentes. \n \u00ab Il reste que Le Paradis perdu me marqua d'une toute autre \nmani\u00e8re. Je le lus comme j'avais lu les autres livres qui m'\u00e9taient \ntomb\u00e9s entre les mains \u2013 comme s'il s'agissait d'une histoire vraie. \nIl m'inspira tout l'\u00e9tonnement et toute la stupeur que peut inspirer \nun dieu omnipotent parti en gue rre contre ses cr\u00e9atures. Et il \nm'arrivait souvent de comparer, certaines des situations d\u00e9crites avec celles que je vivais. Comme Adam, je n'\u00e9tais \u00e0 premi\u00e8re vue li\u00e9 \u00e0 personne dans l'existence. Mais, sur bien d'autres points, son cas \u00e9tait diff\u00e9rent du mien. C'\u00e9tai t une cr\u00e9ature pa rfaite, heureuse \net prosp\u00e8re, qui avait \u00e9t\u00e9 p\u00e9tri par les mains de Dieu et, qui avait \u00e9t\u00e9 prot\u00e9g\u00e9e par son Cr\u00e9ateur. Il lu i \u00e9tait permis de converser avec \ndes \u00eatres qui lui \u00e9taient sup\u00e9rieurs et de s'instruire, alors que moi \nj'\u00e9tais mis\u00e9rable, d\u00e9muni et seul. \u00c0 plus d'une reprise, je consid\u00e9-\u2013 149 \u2013 rai Satan comme l'entit\u00e9 qui personnifiait ma condition car sou-\nvent, comme lui, quand je voyais que mes protecteurs \u00e9taient heu-\nreux, je sentais la douloureuse morsure de l'envie. \n \u00ab Un autre \u00e9v\u00e9nement vint renforcer et confirmer ces impres-\nsions. Peu de temps apr\u00e8s mon inst allation dans la cabane, je d\u00e9-\ncouvris quelques papiers dans la poche d'un v\u00eatement que j'avais pris dans votre laboratoire. Tout d'abord, je les n\u00e9gligeai mais maintenant que j'\u00e9tais en mesure de d\u00e9chiffrer les caract\u00e8res de \nleur \u00e9criture, je me mis \u00e0 les \u00e9tudier avec attention. C'\u00e9tait ton journal des quatre mois qui avaient pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 ma cr\u00e9ation. Tu y d\u00e9-crivais minutieusement chaque \u00e9tape de l'\u00e9volution de ton travail, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de circonstances ayant trait \u00e0 ta vie de tous les jours. Tu te souviens sans aucun doute de ces notes. Les voici ! Tout ce qui concerne mes origines maudites y est consign\u00e9. Chaque d\u00e9tail de cette cha\u00eene de faits horribles y est mis en relief. Et y est donn\u00e9e aussi la description pr\u00e9cise de mon odieuse et repoussante per-sonne, en des termes qui accusent ta propre horreur et qui ren-dent la mienne ind\u00e9l\u00e9bile. J'\u00e9tai s d\u00e9go\u00fbt\u00e9 en lisant cela. \u201cMaudit \nsoit le jour de ma naissance !\u201d m'\u00e9criai-je. \n \u00ab Cr\u00e9ateur maudit ! Pourquoi as-tu fabriqu\u00e9 si hideux que \nm\u00eame toi tu d\u00e9tournes avec d\u00e9go\u00fbt ? Dieu dans sa piti\u00e9 a fait \nl'homme beau et attirant, d'apr\u00e8s sa propre image. Mais ma forme n'est qu'une caricature de la tien ne \u2013 et rendue plus r\u00e9pugnante \nencore parce qu'elle lui ressemble. Satan, lui, avait des comparses, \ndes diables pour l'admirer et l'enco urager. Mais moi je suis seul et \nha\u00ef. Voil\u00e0 \u00e0 quoi je songeais dans ma solitude et mon d\u00e9sespoir. \nPourtant, lorsque je pouvais contempler les qualit\u00e9s de mes voi-sins, leur amabilit\u00e9 et leur bienveillance, je me persuadais que d\u00e8s l'instant o\u00f9 ils s'apercevraient que je leur vouais de l'admiration ils \nme prendraient en piti\u00e9 et ne fera ient pas attention \u00e0 ma laideur. \nPouvaient-ils fermer leur porte \u00e0 un \u00eatre qui, f\u00fbt-il monstrueux, r\u00e9clamait leur compassion et leur amiti\u00e9 ? Je d\u00e9cidai \u00e0 tout le \u2013 150 \u2013 moins de ne pas d\u00e9sesp\u00e9rer et de me pr\u00e9parer d'une mani\u00e8re ou \nd'un autre \u00e0 un entretien dont d\u00e9pendrait mon sort. Je diff\u00e9rai ma \ntentative \u00e0 plusieurs mois car l'im portance que j'attachais \u00e0 sa r\u00e9-\nussite m'inspirait aussi la crainte d'essuyer un \u00e9chec\u2019 En outre, je constatais que mon savoir augmenta it avec l'exp\u00e9rience de chaque \njour et je ne voulais pas amorcer ce contact avant que quelques autres mois n\u2019eussent ajout\u00e9 \u00e0 ma sagacit\u00e9. \n \u00ab Dans l'intervalle, certains changements s'\u00e9taient produits \nau chalet. La pr\u00e9sence de Safie r\u00e9pandait le bonheur parmi ses occupants et je remarquai qu'il y r\u00e9gnait une plus grande abon-dance. F\u00e9lix et Agatha passaient davantage de temps \u00e0 se distraire \net \u00e0 discuter et, dans leurs t\u00e2ches, ils \u00e9taient aid\u00e9s par des domes-tiques. Ils ne paraissaient pas riches mais ils \u00e9taient contents et heureux. Leurs sentiments \u00e9taient sereins et paisibles alors que les miens devenaient chaque jour plus tumultueux. Tout en d\u00e9velop-pant mon savoir, je voyais de plus en plus clairement quel mis\u00e9ra-ble j'\u00e9tais. Il est vrai que j'\u00e9tai s plein d'espoir \u2013 espoir qui s'\u00e9va-\nnouissait pourtant lorsque j'aperce vais mon reflet, dans l\u2019eau ou \nmon ombre au clair de lune, m\u00eame si ce n'\u00e9tait l\u00e0 qu'une image tenue et inconsistante. \n \u00ab Je m'encourageais \u00e0 chasser ces inqui\u00e9tudes et \u00e0 me pr\u00e9pa-\nrer pour l'\u00e9preuve que j'\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 subir dans quelques mois. Parfois, je laissais mes pens\u00e9es so rtir des sentiers de la raison et \nerrer parmi les jardins du paradis, et j'imaginais que de charman-\ntes et aimables cr\u00e9atures sympathisaient avec moi et m'arra-chaient de mes t\u00e9n\u00e8bres, tandis que des sourires de consolation \nirradiaient leur visage ang\u00e9lique. Mais ce n'\u00e9tait que des r\u00eaves \u2013 il n'y avait pas d'\u00c8ve pour me charme r et d\u00e9truire mes peines. J'\u00e9tais \nseul. Je me souvenais des suppli cations d\u2019Adam \u00e0 son Cr\u00e9ateur. \nO\u00f9 \u00e9tait le mien ? Il m'avait ab andonn\u00e9 et, le c\u0153ur amer, je le \nmaudissais ! \n \u2013 151 \u2013 \u00ab L'automne se passa ainsi. Avec surprise et regret, je vis les \nfeuilles se fl\u00e9trir et tomber et la nature reprendre son aspect froid \net triste, telle qu'elle \u00e9tait la premi\u00e8re fois que j'avais d\u00e9couvert les for\u00eats et la lune. Pourtant je ne souffrais pas des rigueurs du cli-\nmat, \u00e9tant donn\u00e9 que ma conforma tion me disposait \u00e0 mieux sup-\nporter le froid que la chaleur. Ma plus grande joie avait \u00e9t\u00e9 le spec-\ntacle des fleurs, des oiseaux, des be aut\u00e9s estivales. Quand tout cela \ndisparut, je reportais toute mon a ttention sur les habitants du cha-\nlet. La fuite de l'\u00e9t\u00e9 n'avait nullement perturb\u00e9 leur bonheur. Ils s'aimaient et s'appr\u00e9ciaient mutuellement, chacun trouvait sa joie chez l'autre et ce n'\u00e9tait pas les contingences ext\u00e9rieures qui pou-vaient les affliger. Plus je les voya is, plus grand, \u00e9tait mon d\u00e9sir de \nsolliciter leur protection et leur tendresse. Mon c\u0153ur br\u00fblait de conna\u00eetre et d'aimer ces \u00eatres si g\u00e9n\u00e9reux. Voir leurs doux regards se poser sur moi avec affection, c\u2019\u00e9tait l'id\u00e9al vers lequel je tendais. Je n'osais pas penser qu'ils se d\u00e9tourneraient de moi avec horreur et d\u00e9dain. Le pauvre qui s'arr\u00eatait devant leur porte n'\u00e9tait jamais \n\u00e9conduit. Je demandais \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 de plus grands tr\u00e9sors qu'un \npeu de nourriture ou de repos : j'exigeais leur affection et leur sympathie. Et de cela, je ne me croyais pas indigne. \n \u00ab L'hiver avan\u00e7ait. Le cycle complet des saisons s'\u00e9tait d\u00e9rou-\nl\u00e9 depuis que je m'\u00e9tais \u00e9veill\u00e9 \u00e0 la vie. Durant cette p\u00e9riode, je m'appliquai uniquement \u00e0 pr\u00e9parer le plan qui me ferait p\u00e9n\u00e9trer \ndans le chalet de mes protecteu rs. J'\u00e9laborai de nombreux projets \net me d\u00e9cidai finaleme n t \u00e0 entrer dans la maiso n lorsque le vieil aveugle serait seul. J'avais asse z de sagacit\u00e9 pour me rendre \ncompte que ma laideur physique av ait constitu\u00e9 le principal objet \nd'horreur pour ceux qui m'avaient entrevu. Ma voix, quoique rude, \nn'avait en elle-m\u00eame rien de terrible. Je pensais donc qu'en l'ab-sence de ses enfants je pouvais gagner la confiance et la m\u00e9diation du vieux De Lacey et qu'\u00e0 travers lui je pourrais me faire accepter \npar mes jeunes protecteurs. \n \u2013 152 \u2013 \u00ab Un jour, comme le soleil brillait sur les feuilles rouge\u00e2tres \nqui jonchaient le sol et, bien qu\u2019il ne f\u00eet pas chaud, r\u00e9pandait la \njoie, Safie, Agatha et F\u00e9lix partire nt en promenade, de telle sorte \nque le vieillard, ainsi que je l'avais esp\u00e9r\u00e9, resta seul chalet. Quand ses enfants se furent \u00e9loign\u00e9s, il prit sa guitare et se mit \u00e0 jouer des airs \u00e0 la fois tristes et doux, plus tristes et plus doux que tous ceux \nque j'avais entendus auparavant. Tout d'abord, ses traits s'illumi-n\u00e8rent de plaisir mais, au fur et \u00e0 mesure qu'il jouait, ils devinrent sombres et tristes. \u00c0 la fin, laissant de c\u00f4t\u00e9 son instrument, il se plongea dans ses pens\u00e9es. \n \u00ab Mon c\u0153ur battait tr\u00e8s vite. C'\u00e9t ait l'heure, le moment d\u00e9cisif \n\u2013 mes espoirs allaient se r\u00e9aliser ou \u00eatre an\u00e9antis. Les domesti-ques s'\u00e9taient rendus \u00e0 une foire toute proche. Alentour le chalet, \ntout \u00e9tait silencieux. L'occasion \u00e9tait excellente. Pourtant, au mo-ment o\u00f9 j'allais ex\u00e9cuter mon plan, mes nerfs l\u00e2ch\u00e8rent et je \nm'\u00e9croulai sur le sol. Je me re levai et, faisant appel \u00e0 tout mon \ncourage, je d\u00e9pla\u00e7ai les planches que j'avais dispos\u00e9es devant ma cabane pour dissimuler ma retraite . L'air frais me ravigota. Avec \nun regain de d\u00e9termination, je m'approchai de la porte du chalet. \n \u00ab Je frappai. \u00ab \u2013 Qui est l\u00e0 ? demanda le vieillard. Entrez. \u00ab J'entrai. \u00ab \u2013 Excusez mon intrusion, dis-je , je suis un voyageur et je \ncherche du repos. Vous m'obligeriez grandement si vous me per-mettiez de m'asseoir quelques minu tes pr\u00e8s du feu. \u00bb- Venez donc, \ndit De Lacey. J'essayerai dans la mesure de mes moyens de vous aider mais, malheureusement, mes enfants ne sont pas \u00e0 la mai-son et je suis aveugle. Je crains d'\u00e9prouver quelque difficult\u00e9 \u00e0 \nvous procurer de la nourriture. \u2013 153 \u2013 \n\u00ab \u2013 Ne vous d\u00e9rangez pas, mon cher h\u00f4te. J'ai de la nourri-\nture. J'ai seulement besoin de chaleur et de repos. \n \u00ab Je m'assis et il y eut un silence. Je savais que chaque mi-\nnute \u00e9tait pr\u00e9cieuse pour moi mais je ne voyais pas de quelle ma-\nni\u00e8re commencer l'entretien. Ce fut le vieillard qui reprit la parole. \n \u00ab \u2013 Votre accent me laisse supposer que vous \u00eates mon com-\npatriote. \u00cates-vous Fran\u00e7ais ? \n \u00ab \u2013 Non. Mais j'ai \u00e9t\u00e9 \u00e9duqu\u00e9 par une famille fran\u00e7aise et vo-\ntre langue est la seule que je co nnaisse. Je compte \u00e0 pr\u00e9sent solli-\nc i t e r l a p r o t e c t i o n d ' a m i s q u e j ' a i m e d e t o u t m o n c \u0153 u r e t q u i , j e l'esp\u00e8re, seront affectueux avec moi. \n \u00ab \u2013 Ce sont des Allemands ? \u00ab \u2013 Non, ils sont Fran\u00e7ais. Mais changeons de sujet. Je suis \nune malheureuse cr\u00e9ature abandonn\u00e9e, j'ai beau regarder autour de moi, je n'ai aucun parent, au cun ami sur la terre. Ces gens ai-\nmables dont je viens de vous parl er, ils ne m'ont jamais vu et ils \nignorent tout de moi. Je suis tiraill\u00e9 par la peur car, si j'\u00e9choue, je serai pour toujours en marge du monde. \n \u00ab \u2013 Ne d\u00e9sesp\u00e9rez pas. Se trouver sans ami est effectivement \nune disgr\u00e2ce mais le c\u0153ur des ho mmes, quand ils ne sont pas gui-\nd\u00e9s par l'\u00e9go\u00efsme, d\u00e9borde d'amour et de charit\u00e9. Gardez donc toutes vos esp\u00e9rances. Si ces amis-l\u00e0 sont bons et affectueux, vous ne devez pas d\u00e9sesp\u00e9rer. \n \u00ab \u2013 Ils sont bons ! Ce sont les meilleures cr\u00e9atures au monde ! \nMalheureusement, ils ne sont pas tout \u00e0 fait dispos\u00e9s \u00e0 mon \u00e9gard. Mes intentions sont parfaites. Jusqu'ici, mon existence a \u00e9t\u00e9 inno-\u2013 154 \u2013 cente et, \u00e0 un certain degr\u00e9, na\u00efve. Pourtant de fatales pr\u00e9ventions \nleur ferment les yeux et, loin de me consid\u00e9rer comme un ami sen-\nsible et g\u00e9n\u00e9reux, ils me tiennent pour un monstre d\u00e9testable. \n \u00ab \u2013 C'est regrettable eh effet ! Mais si vous \u00eates r\u00e9ellement \nsans reproche, pouvez-vous leurrer ces gens ? \n \u00ab \u2013 C'est \u00e0 cette t\u00e2che que je m'applique. Elle provoque chez \nmoi une angoisse indicible. J'aime tendrement ces amis. Depuis de nombreux mois, \u00e0 leur insu, je leur ai rendu quotidiennement \ndes services mais ils croient que je leur veux du mal. C'est pr\u00e9ci-\ns\u00e9ment ce pr\u00e9jug\u00e9 que je voudrais vaincre. \n \u00ab \u2013 Et o\u00f9 r\u00e9sident vos amis ? \u00ab \u2013 Non loin d'ici. \u00ab Le vieillard s'interrompit avant de poursuivre. \u00ab \u2013 Si vous voulez sans r\u00e9serv e aucune me confier les d\u00e9tails \nde votre histoire, je pourrais peut-\u00eatre vous d\u00e9fendre aupr\u00e8s d'eux. Je suis aveugle et je suis inca pable d'appr\u00e9cier votre physionomie \nmais il y a quelque chose dans vos propos qui me persuade que \nvous \u00eates sinc\u00e8re. Je suis un pauvr e, un exil\u00e9 pourtant ce sera pour \nmoi un vrai plaisir de rendre service \u00e0 un de mes semblables. \n \u00ab \u2013 Quel homme excellent vous \u00eates ! Je vous remercie et \nj'accepte votre offre g\u00e9n\u00e9reuse. Vo us me redonnez du courage. Je \nsuis s\u00fbr qu'avec votre aide je ne serai pas banni de la soci\u00e9t\u00e9 et \npriv\u00e9 de la sympathie des hommes. \n \u00ab \u2013 Le ciel l'interdit ! M\u00eame si vous \u00e9tiez r\u00e9ellement un cri-\nminel, on ne pourrait que vous pousser au d\u00e9sespoir et non vous \ninciter \u00e0 la vertu. Moi aussi, je su is malheureux. Ma famille et moi, \u2013 155 \u2013 nous avons \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9s, quand bien m\u00eame nous \u00e9tions inno-\ncents. Jugez donc si je ne suis pas insensible \u00e0 votre d\u00e9tresse ! \n \u00ab \u2013 Comment puis-je vous remercier, vous mon seul bienfai-\nteur ? De vos l\u00e8vres jaillissent les premi\u00e8res paroles de bont\u00e9 qui me soient adress\u00e9es. Je vous serai toujours reconnaissant. L'hu-manit\u00e9 dont vous faites preuve en ce moment me garantit que ma \nrencontre avec mes amis sera une r\u00e9ussite. \n \u00ab \u2013 Puis-je conna\u00eetre leur nom et leur, adresse ? \u00ab Je me tus. Ainsi donc, me dis-je, est venu le moment de me \nd\u00e9cider, celui qui me comblera de bonheur ou qui m'en privera pour toujours. J'essayai vainemen t de trouver la fermet\u00e9 n\u00e9ces-\nsaire pour lui r\u00e9pondre et cet effo rt an\u00e9antit toutes mes \u00e9nergies. \nJe tombai sur une chaise et me mi s \u00e0 sangloter. \u00c0 cet instant, j'en-\ntendis les pas de mes jeunes protec teurs. Je n'avais plus une seule \nseconde \u00e0 perdre. Je saisis la main du vieillard et criai : \n \u00ab \u2013 Il est grand temps ! Sauvez-m oi, prot\u00e9gez-moi ! C'est vous \net votre famille, ces amis que je cherchais. Ne m'abandonnez pas alors que l'heure de mon \u00e9preuve vient de sonner ! \n \u00ab \u2013 Grand Dieu ! s'exclama le vieillard. Qui \u00eates-vous ? \u00ab \u00c0 cet instant, s'ouvrit la port e du chalet et F\u00e9lix, Safie et \nAgatha entr\u00e8rent. Comment d\u00e9crire leur \u00e9pouvante et leur stup\u00e9-faction lorsqu'ils m'aper\u00e7urent ? Ag atha s'\u00e9vanouit. Safie, incapa-\nble de secourir son amie, se pr\u00e9cipita hors du chalet. F\u00e9lix, lui, bondit sur moi et, avec une force surhumaine, m'arracha des ge-noux de son p\u00e8re. Saisi de fureur, il me jeta sur le sol et me frappa violemment avec un b\u00e2ton. J'aura is pu lui briser les membres, \ncomme le lion en pr\u00e9sence d'une antilope. Mais mes forces, para-lys\u00e9es par la fi\u00e8vre, d\u00e9faillirent et je me retins. Je vis qu'il allait me \u2013 156 \u2013 refrapper. Vaincu par la douleur et l'angoisse, je sortis du chalet \net, dans le tumulte g\u00e9n\u00e9ral, courus me cacher dans ma cabane. \u00bb \u2013 157 \u2013 XVI \n\u00ab Maudit, maudit cr\u00e9ateur ! Pourquoi est-ce que je vis ? \nPourquoi, \u00e0 cet instant, n'ai-je pas \u00e9t eint l'\u00e9tincelle de vie que tu as \nsi \u00e9tourdiment allum\u00e9e en moi ? Je ne sais pas. Le d\u00e9sespoir ne s'\u00e9tait pas encore empar\u00e9 de mon \u00eatre ; je n'\u00e9tais anim\u00e9 que par la rage et que par la vengeance. C'\u00e9tait avec d\u00e9lectation que j'aurais d\u00e9truit le chalet et ses occupants, que je me serais r\u00e9joui de leurs cris d'\u00e9pouvante et de leur malheur. \n \u00ab Quand la nuit tomba, je qui ttai ma cabane et allai me pro-\nmener dans le bois. \u00c0 pr\u00e9sent, je n'\u00e9prouvais plus la crainte d'\u00eatre d\u00e9couvert. Je lib\u00e9rai mon angoi sse en poussant des hurlements \neffroyables. Ainsi qu\u2019une b\u00eate sauvage qui vient briser ses cha\u00eenes, je d\u00e9truisais les objets qui se dr essaient devant moi, fon\u00e7ant parmi \nles, taillis \u00e0 la vitesse d\u2019un cerf. Oh ! Quelle affreuse nuit j\u2019ai pas-\ns\u00e9e ! Les froides \u00e9toiles se moquaient de moi, les arbres d\u00e9pouill\u00e9s \u00e9tendaient leurs branches au-dessus de ma t\u00eate, de loin en loin la \ndouce voix d'un oiseau venait d\u00e9chirer l'universel silence. Tout, sauf moi, se reposait ou s'amusait. Et moi, d\u00e9mon parmi les d\u00e9-mons, je portais l'enfer en mon sein. Ne trouvant personne avec qui sympathiser, je voulais arrach er les arbres, semer autour de \nmoi la ruine et la destruction avant de m'asseoir pour admirer \nmon \u0153uvre. \n \u00ab Mais c'\u00e9tait l\u00e0, un paroxysme insupportable. Ces exc\u00e8s phy-\nsiques m'avaient fatigu\u00e9 et je m'\u00e9tendis sur l'herbe humide, frapp\u00e9 d'impuissance et de d\u00e9sespoir. Parmi les myriades d'hommes exis-tait-il un seul qui pourrait avoir piti\u00e9 de moi ou qui pourrait me \nsecourir ? Devais-je \u00e9prouver de la bont\u00e9 envers mes ennemis ? \u2013 158 \u2013 Non ! \u00c0 partir de ce moment-l\u00e0, je d\u00e9clarai la guerre au genre hu-\nmain et, par-dessus tout, \u00e0 celui qui m'avait fa\u00e7onn\u00e9 et qui avait \nprovoqu\u00e9 chez-moi cette d\u00e9tresse intol\u00e9rable. \u00bbLe soleil se leva. J'entendis des voix d'homme et me rendis compte qu'il n'\u00e9tait pas possible de regagner mon abri pendant la journ\u00e9e. Je me cachai dans d'\u00e9pais taillis, d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 passer les heures suivantes \u00e0 r\u00e9-fl\u00e9chir sur ma situation. \n \u00ab Le soleil qui brillait agr\u00e9ablement et l'air pur me rendirent \njusqu'\u00e0 un certain point ma tranquillit\u00e9. En songeant \u00e0 ce qui s'\u00e9tait d\u00e9roul\u00e9 au chalet, je ne pus pas m'emp\u00eacher de croire que j\u2019avais fait preuve de trop de pr\u00e9c ipitation. J'avais, \u00e0 coup s\u00fbr, agi \navec imprudence. Il \u00e9tait clair que mes propos m'avaient ralli\u00e9 la confiance du p\u00e8re et j'avais co mmis une faute en exposant mon \nhorrible corps \u00e0 ses enfants. J'au rais d\u00fb m'habituer au vieux \nDe Lacey et ensuite seulement me montrer au reste de la famille, quand tout le monde aurait \u00e9t\u00e9 pr \u00e9par\u00e9 \u00e0 cette rencontre. Mais je \nne pensais pas que mes erreurs \u00e9taient irr\u00e9parables. Apr\u00e8s avoir r\u00e9fl\u00e9chi, je d\u00e9cidai de retourner au chalet, de revoir le vieil homme et de tenter par mes arguments de le gagner \u00e0 ma cause. \n \u00ab Ces pens\u00e9es m'apais\u00e8rent et, dans l'apr\u00e8s-midi, je tombai \ndans un profond sommeil. Mais ma fi\u00e8vre \u00e9tait telle que je ne pus pas faire des r\u00eaves tranquilles. L'ho rrible sc\u00e8ne qui avait eu lieu le \njour pr\u00e9c\u00e9dent surgissait \u00e0 tout instant devant mes yeux. Les femmes prenaient la fuite et F\u00e9lix, hors de lui, m'arrachait des ge-\nnoux de son p\u00e8re. Je m'\u00e9veillai \u00e9pui s\u00e9. Je vis qu'il faisait d\u00e9j\u00e0 nuit. \nJe sortis de ma cachette et partis \u00e0 la recherche de nourriture. \n \u00ab Quand ma faim fut apais\u00e9e, je dirigeai mes pas vers le sen-\ntier familier qui menait au chalet. Tout y \u00e9tait calme. Je me glissai \ndans ma cabane et attendis en si lence l'heure habituelle \u00e0 laquelle \nla famille se levait. Cette heure arriva. Le soleil \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 haut dans le ciel mais personne n'a pparut. Je tremblai violemment, \u2013 159 \u2013 appr\u00e9hendant quelque terrible malheur. L'int\u00e9rieur du chalet \u00e9tait \nsombre et je n'entendais rien bouger. Comment faire comprendre \nl'angoisse de cette attente ? \n \u00ab Bient\u00f4t deux paysans s'amen\u00e8ren t. Ils s'arr\u00eat\u00e8rent pr\u00e8s du \nchalet et se mirent \u00e0 parler avec des gestes violents. Je ne compre-nais pas ce qu\u2019ils disaient car ils parlaient la langue du pays, diff\u00e9-\nrente de celle de mes protecteurs. Peu apr\u00e8s pourtant, F\u00e9lix surgit avec un autre homme. J'\u00e9tais surpri s car je savais qu'il n'avait pas \nq u i t t \u00e9 l a m a i s o n c e m a t i n e t j ' a t t e n d i s a n x i e u s e m e n t a f i n d e d \u00e9 -couvrir \u00e0 travers ses paroles, l'explication de cet \u00e9trange compor-tement. \n \u00ab \u2013 Savez-vous, lui dit son compagnon, que vous allez \u00eatre \noblig\u00e9s de payer trois mois de loyer et que vous allez perdre la r\u00e9-colte de votre jardin ? Je ne d\u00e9sire pas obtenir d'injustes avantages et je vous demande de r\u00e9fl\u00e9chir quelques jours encore avant de \nvous d\u00e9cider. \n \u00ab \u2013 C'est absolument inutile, r\u00e9 pondit F\u00e9lix. Nous ne pouvons \nplus retourner habiter dans cette maison. La vie de mon p\u00e8re est menac\u00e9e, \u00e0 la suite des horribles \u00e9v\u00e9nements dont je vous ai fait part. Mon \u00e9pouse et ma s\u0153ur ne pourront jamais oublier leur \n\u00e9pouvante. Je vous prie de ne plus revenir sur cette question. Pre-nez possession de votre demeure et laissez-nous changer d'en-droit. \n \u00ab Tout en parlant, F\u00e9lix tremblait \u00e0 l'extr\u00eame. Avec son com-\npagnon, il entra dans le chalet. Ils y rest\u00e8rent quelques minutes \npuis repartirent. Je ne devais plus jamais revoir aucun des De Lacey. \n \u00ab Toute la journ\u00e9e, je ne boug eai pas de mon abri, abattu et \nd\u00e9courag\u00e9. Mes protecteurs \u00e9taient partis et ils avaient bris\u00e9 le \u2013 160 \u2013 seul lien qui me reliait au monde. Pour la premi\u00e8re fois, des sen-\ntiments de vengeance et de haine m'emplirent le c\u0153ur et je ne \npouvais rien faire pour les ma\u00eetriser. Me laissant emporter par le courant, je glissais vers la destru ction et la mort. Quand je pensais \n\u00e0 mes amis, \u00e0 la voix douce de De Lacey, aux beaux yeux d' Agatha, \u00e0 la splendide Arabe, ces dispositions-l\u00e0 s'\u00e9vanouissaient et j'\u00e9tais pris d'un acc\u00e8s de larmes. Et po urtant je me disais aussi qu'ils \nm'avaient chass\u00e9 et abandonn\u00e9 et ma col\u00e8re reprenait le dessus, une col\u00e8re aveugle qui me poussa it \u00e0 d\u00e9truire furieusement des \nobjets inanim\u00e9s, \u00e0 d\u00e9faut de m'a ttaquer \u00e0 des \u00eatres humains. Au \nmilieu de la, nuit, je pla\u00e7ai une grande quantit\u00e9 de bois autour du chalet. Puis, apr\u00e8s avoir saccag\u00e9 to utes les cultures du jardin, je \npatientai un peu avant de me mettre \u00e0 l'\u0153uvre. \n \u00ab Plus tard, un vent violent bondit des bois et dispersa rapi-\ndement les nuages qui sillonnaient le ciel. L'ouragan s'accrut ainsi \nqu'une avalanche et fit jaillir en moi une esp\u00e8ce de folie, renver-\nsant toutes les fronti\u00e8res de la rais on et de la r\u00e9flexion. Je mis le \nfeu \u00e0 une branche d'arbre s\u00e8che et me mis \u00e0 danser furieusement \nautour du chalet que j'avais v\u00e9n\u00e9r\u00e9, les yeux fix\u00e9s vers l'ouest, l\u00e0 o\u00f9 \nla lune approchait de l'horizon. \u00c0 la fin, ses contours disparurent et j'allumai ma torche. Je hurlai et j'attisai la paille, les b\u00fbches, les \nbranchages que j'avais r\u00e9unis. Le vent aviva les flammes, lesquel-les tr\u00e8s vite encercl\u00e8rent le chalet, s'y coll\u00e8rent, le l\u00e9ch\u00e8rent avec leurs langues meurtri\u00e8res et fourchues. \n \u00ab Une fois que je fus convainc u qu'il n'y avait plus aucun \nmoyen de sauver le b\u00e2timent, je qu ittai le voisinage et allai me r\u00e9-\nfugier dans les bois. \n \u00ab Et maintenant, avec le monde contre moi, o\u00f9 allais-je \nconduire mes pas ? Je d\u00e9cidai de fuir loin du th\u00e9\u00e2tre de mes mal-heurs. Mais, puisque j'\u00e9tais ha\u00ef et m\u00e9pris\u00e9, toute contr\u00e9e devait \nm'\u00eatre \u00e9galement hostile. Et puis, finalement, je pensai \u00e0 ton exis-\u2013 161 \u2013 tence. J'avais appris par tes papiers que tu avais \u00e9t\u00e9 mon p\u00e8re, \nmon cr\u00e9ateur. Qui pouvait \u00eatre plus attentionn\u00e9 \u00e0 mon \u00e9gard si-\nnon celui qui m'avait donn\u00e9 la vie ? Parmi les le\u00e7ons que F\u00e9lix avait dispens\u00e9es \u00e0 Safie, la g\u00e9ographie n'avait pas \u00e9t\u00e9 n\u00e9glig\u00e9e. J'avais appris de la sorte la situ ation respective des diff\u00e9rents pays \ndu globe. Tu avais indiqu\u00e9 Gen\u00e8ve comme nom de ta ville natale et je pris la d\u00e9cision de m'y rendre. \n \u00ab Mais comment allais-je m'orient er ? Je savais que je devais \nvoyager vers le sud-ouest pour arriver \u00e0 destination et je n'avais pour seul guide que le soleil. J'ignorais les noms des villes par les-quelles je devais passer et il n'\u00e9t ait pas possible que je me rensei-\ngne aupr\u00e8s d'un \u00eatre humain quelconque. Toutefois, je n'\u00e9tais pas d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. De toi seul j'esp\u00e9rais du secours, m\u00eame si jusque-l\u00e0 je \nn'avais \u00e9prouv\u00e9 pour toi que de la haine. Cr\u00e9ateur insensible et sans c\u0153ur ! Tu m'avais dot\u00e9 de perc eption et de passions et puis tu \nm'avais rejet\u00e9 comme un objet horrible et m\u00e9prisable aux yeux de l'humanit\u00e9. Mais ce n'est qu'\u00e0 to i que je pouvais r\u00e9clamer de la \npiti\u00e9 et de l'aide, ce n'\u00e9tait qu'\u00e0 toi que je pouvais demander cette justice que je cherchais en vain au pr\u00e8s de toutes les autres cr\u00e9atu-\nres humaines. \n \u00ab Mon p\u00e9riple fut long, \u00e9maill\u00e9 d'atroces souffrances. C'\u00e9tait \nla fin de l'automne quand je quittai la r\u00e9gion o\u00f9 j'avais s\u00e9journ\u00e9 si \nlongtemps. Je voyageais uniquement la nuit, craignant de ren-contrer le visage d'un homme. Auto ur de moi, la nat ur e d\u00e9p\u00e9ris-\nsait et le soleil perdait sa chaleur. J'affrontai la nuit et la neige. Les rivi\u00e8res \u00e9taient gel\u00e9es et la surface de la terre \u00e9tait dure et froide, sans le moindre abri. Oh, terre ! Co mbien de fois n'ai-je pas vou\u00e9 \u00e0 \nla mal\u00e9diction celui qui avait \u00e9t\u00e9 la cause de mon existence ! Ma bont\u00e9 naturelle avait disparu et to ut m'acheminait vers la haine et \nl\u2019amertume. Plus j'approchais de ta maison, plus je sentais l'esprit de vengeance souffler sur moi. Il neigeait ; les rivi\u00e8res \u00e9taient ge-l\u00e9es mais je ne prenais pas de re pos. J'avais peu d'indications pour \u2013 162 \u2013 me diriger mais je poss\u00e9dais une carte du pays, quoique souvent je \nm'\u00e9cartasse de ma route. Mon angoi sse ne me laissait aucun r\u00e9pit. \nAucun avatar ne pouvait venir alim enter ma fureur et ma disgr\u00e2ce. \nN\u00e9anmoins, il s'en produisit un lorsque j\u2019arrivai \u00e0 la fronti\u00e8re \nsuisse : le soleil avait recouvr\u00e9 sa chaleur et la terre recommen\u00e7ait \u00e0 verdir. Mais cela ne fit que renforcer mes sentiments d'amer-\ntume et de r\u00e9pulsion. \n \u00ab D'ordinaire, je me reposais pendant la journ\u00e9e et ne voya-\ngeais que la nuit, lorsque j'\u00e9tais certain de ne pas \u00eatre vue par des hommes. Un matin cependant, re marquant que ma route traver-\nsait une \u00e9paisse for\u00eat, je me risquai \u00e0 poursuivre mon chemin apr\u00e8s le lever du soleil. C'\u00e9tait un des premiers jours du printemps et j'\u00e9tais sous le charme de la luminosit\u00e9 et de la douceur de l'at-mosph\u00e8re. Je me sentais bien : la tendresse et le plaisir revivaient en moi, alors m\u00eame qu'ils m'avaient sembl\u00e9 morts depuis long-temps. \u00c0 moiti\u00e9 surpris par ses sensations nouvelles, je m'y aban-donnai, oubliant ma solitude et ma laideur et j'osai \u00eatre heureux. \nDe douces larmes me coul\u00e8rent sur les joues et je levai m\u00eame mes yeux humides vers le soleil qui me gratifiait d'une telle joie. \n \u00ab Je continuai \u00e0 marcher \u00e0 travers les sentiers de la for\u00eat jus-\nqu'\u00e0 en atteindre la lisi\u00e8re o\u00f9 coulait une rivi\u00e8re profonde et ra-pide. De nombreux arbres, \u00e0 pr\u00e9sent en fleurs, y plongeaient leurs branches. Je m'\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 l\u00e0, ne sachant trop quel sentier il me fallait suivre, lorsque j'entendis de s bruits de voix qui m'incit\u00e8rent \n\u00e0 me dissimuler \u00e0 l'ombre d'un cypr\u00e8s. J'y \u00e9tais \u00e0 peine cach\u00e9 qu'une fillette surgit en courant et en riant comme si quelqu'un lui venait sur les talons. Elle poursuiv it sa course le long des berges \nabruptes de la rivi\u00e8re. Soudain ; so n pied glissa et elle chuta au \nmilieu du rapide courant. Je me pr\u00e9cipitai hors de ma cachette et, \nau prix d'un effort extr \u00eame, je parvins \u00e0 la saisir et \u00e0 le sortir de \nl'eau. Elle \u00e9tait sans connaissance et, avec tous les moyens dont je disposais, j'entrepris de la ranime r, quand je fus tout \u00e0 coup inter-\u2013 163 \u2013 rompu par l'arriv\u00e9e d'un paysan, sa ns doute la personne que fuyait \nla fillette. En m'apercevant, il se rua sur moi, m'arracha la fille des \nmains et se pr\u00e9cipita vers la partie la plus sombre de la for\u00eat. Je le \nsuivis \u00e0 toute vitesse, sans savoir pourquoi. D\u00e8s que l'homme vit que je m'approchais, il s'empara de son fusil, le pointa vers mon corps et tira. Je tombai sur le sol. Redoublant de v\u00e9locit\u00e9, mon \nagresseur s'\u00e9chappa au milieu de la for\u00eat. \n \u00ab Voil\u00e0 comment on me remerciait pour ma bienveillance ! \nJ'avais sauv\u00e9 un \u00eatre humain de l a m o r t e t , p o u r t o u t e r \u00e9 c o m -\npense, je recevais une blessure qu i me faisait tordre de douleur. \nLes sentiments de bont\u00e9 et de tendresse auxquels je m'\u00e9tais aban-donn\u00e9 un peu plus t\u00f4t, firent plac e \u00e0 une rage d\u00e9moniaque et je me \nmis \u00e0 grincer des dents. Excit\u00e9 par la souffrance, je vouai une haine et une vengeance \u00e9ternelles \u00e0 l'humanit\u00e9 tout enti\u00e8re. Mais \nmon mal eut raison de moi. Mon po uls faiblissait et je m'\u00e9vanouis. \n \u00ab De nombreuses semaines, je menai une existence mis\u00e9rable \ndans les bois, essayant de gu\u00e9rir ma blessure. La balle s'\u00e9tait log\u00e9e \ndans mon \u00e9paule et je ne savais pas si elle s'y trouvait toujours ou si elle en \u00e9tait sortie \u2013 et dans ce cas, je n'avais aucun moyen de l'extraire. Mes souffrances, en outre, \u00e9taient aviv\u00e9es par l'acca-blante impression d'injustice et d'ingratitude dont j'avais \u00e9t\u00e9 la victime. Chaque jour, je criais vengeance \u2013 une vengeance pro-\nfonde et mortelle, la seule qui aura it pu compenser les outrages et \nl'angoisse que j'endurais. \n \u00ab Au bout de quelques semaines, ma plaie se cicatrisa et je \npoursuivis mon voyage. Ce n'\u00e9tait plus l'\u00e9clat du soleil ni les brises \nprintani\u00e8res qui pouvaient all\u00e9 ger mes tourments. Toute all\u00e9-\ngresse \u00e9tait une insulte \u00e0 mon d\u00e9pit et me faisait ressentir plus douloureusement encore que je n'\u00e9t ais pas destin\u00e9 \u00e0 la joie et au \nplaisir. \n \u2013 164 \u2013 \u00ab Pourtant mes fatigues touchaient \u00e0 leur fin et, deux mois \nplus tard, j'arrivai dans les environs de Gen\u00e8ve. \n \u00ab Comme le soir tombait, je me r\u00e9fugiai dans un abri au mi-\nlieu des champs afin de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 la mani\u00e8re dont j'allais t'abor-der. J'\u00e9tais \u00e9puis\u00e9, j'avais faim, j'\u00e9tais trop malheureux pour jouir \nde la douce brise du soir ou admi rer le soleil qui se couchait der-\nri\u00e8re les merveilleuses montagnes du Jura. \n \u00ab \u00c0 ce moment, un l\u00e9ger sommeil dissipait d\u00e9j\u00e0 ma ranc\u0153ur \nquand je fus r\u00e9veill\u00e9 par l'arriv\u00e9e d'un beau gar\u00e7on qui, plein d'agi-\nlit\u00e9, venait en courant vers l'abri qu e je m'\u00e9tais choisi. Et soudain, \nen le voyant, j'eus l'id\u00e9e qu'une petite cr\u00e9ature ne pouvait pas avoir, elle, de pr\u00e9jug\u00e9s et qu'elle n'avait assez v\u00e9cu pour conna\u00eetre \nl'\u00e9pouvante et la laideur. Aussi, si je parvenais \u00e0 m'emparer de lui, \nsi je r\u00e9ussissais \u00e0 en faire un ami et un compagnon, je ne serais plus seul dans ce monde peupl\u00e9 d\u2019hommes\u2019 \u00bbOb\u00e9issant \u00e0 mon im-pulsion, je saisis le gar\u00e7on au pa ssage et l'attirai vers moi. D\u00e8s que \nma physionomie lui fut r\u00e9v\u00e9l\u00e9e, il pla\u00e7a ses mains devant les yeux et poussa un cri formidable. Je lui tirai \u00e9nergiquement les mains \ndu visage et lui dis : \n \u00ab \u2013 Pourquoi fais-tu cela, mon enfant ? Je n'ai pas l'intention \nde te nuire. \u00c9coute-moi. \n \u00ab Il se d\u00e9battit violemment. \u00ab \u2013 L\u00e2chez-moi, hurla-t-il. Monstre ! Abominable cr\u00e9ature ! \nVous voulez me manger et me mettr e en pi\u00e8ces. Vous \u00eates un ogre. \nLaissez-moi partir ou je le dirai \u00e0 mon papa. \n \u00ab \u2013 Tu ne reverras plus jamais ton p\u00e8re, mon gar\u00e7on. Tu dois \nvenir avec moi ! \n \u2013 165 \u2013 \u00ab \u2013 Hideux monstre ! Laissez-moi partir. Mon papa est un \nsyndic\u2019 C'est M. Frankenstein\u2019.. Il vous punira. Vous n'oserez pas \nme garder ! \n \u00ab \u2013 Frankenstein ! Tu es donc de la famille de mon ennemi, \nde celui envers lequel je nourris une \u00e9ternelle vengeance. Tu seras ma premi\u00e8re victime ! \n \u00ab L'enfant se d\u00e9battait toujours et m'accablait d'injures qui \nme d\u00e9chiraient le c\u0153ur. Je le pris \u00e0 la, gorge pour le faire taire mais, en un rien de temps, il tomba mort \u00e0 mes pieds. \n \u00ab Je contemplai ma victime et mon c\u0153ur se gonfla d'exulta-\ntion et d'un triomphe infernal. En battant des mains, je m'\u00e9criai : \n \u00ab \u2013 Moi aussi, je peux cr\u00e9er la d\u00e9solation. Mon ennemi n'est \npas invuln\u00e9rable. Cette mort le remplira de d\u00e9sespoir et mille au-tres mis\u00e8res le tourmenteront et l'annihileront ! \n \u00ab Comme j'avais les yeux sur l'enfant, je vis quelque chose \nbriller sur son cou. Je m'en emparai. C'\u00e9tait le portrait d'une tr\u00e8s belle femme. En d\u00e9pit de ma hargne, il me s\u00e9duisit et me fascina. \nPour un court moment, je fus sous le charme de ses yeux sombres frang\u00e9s de longs cils et de ses l\u00e8vres exquises. Mais tr\u00e8s vite ma rage reprit le dessus. Je me rapp elai que j'\u00e9tais \u00e0 jamais priv\u00e9 des \njoies qu'une cr\u00e9ature aussi belle aurait pu m'octroyer et je me dis que si celle dont je contemplais le visage me voyait elle n'aurait plus cet aspect d\u00e9licieux mais un e expression de d\u00e9go\u00fbt et d'hor-\nreur. \n \u00ab Peux-tu t'\u00e9tonner que de telles pens\u00e9es aient attis\u00e9 ma fu-\nreur ? Je me demande pourquoi sur le moment m\u00eame, au lieu de donner libre cours \u00e0 mes sentiments de douleur par des exclama-\u2013 166 \u2013 tions, je ne me suis pas pr\u00e9cipit\u00e9 parmi les hommes en cherchant, \nau risque de perdre la vie, de les tuer. \n \u00ab Mais ces pens\u00e9es m'avaient \u00e9puis\u00e9 et je quittai l'endroit o\u00f9 \nj'avais commis le meurtre afin de d\u00e9nicher un abri plus s\u00fbr. J'en-trai dans une grange qui m'avait paru vide. Sur la paille, une femme y dormait. Elle \u00e9tait jeune, pas aussi belle que celle qui fi-gurait sur le portrait, avenante pourtant, pleine de charme et de sant\u00e9. Je me dis qu'une telle cr\u00e9ature \u00e9tait de celles dont les ra-dieux sourires ne me seraient jamais destin\u00e9s. Je me penchai sur elle et lui murmurai : \n \u00ab \u2013 R\u00e9veille-toi, ma douce, ton amant est \u00e0 tes c\u00f4t\u00e9s \u2013 il est \npr\u00eat \u00e0 te donner sa vie pour un seul de tes regards affectueux. R\u00e9-veille-toi, mon amour ! \n \u00ab La femme qui dormait remua et un frisson de terreur me \nparcourut. Et si elle se r\u00e9veillait e ffectivement, si elle me voyait, si \nelle me maudissait, si elle d\u00e9non\u00e7ait mon meurtre ? Elle le ferait sans nul doute d\u00e8s qu'elle ouvrirait les yeux et m'apercevrait. Cette id\u00e9e attisa ma folie, ranima ma ha rgne. Non, ce ne serait pas moi \nqui souffrirais, mais elle ! Le crime que j'avais commis parce ja-mais je n'aurais pu obtenir tout ce qu'elle aurait d\u00fb me donner, ce serait le sien. Elle en \u00e9tait la ca use, c'est elle qu'on punirait. Gr\u00e2ce \naux le\u00e7ons de F\u00e9lix sur les lois sanguinaires des hommes, j'avais appris \u00e0 pr\u00e9sent comment faire le mal. Je me penchai de nouveau et glissai soigneusement le portrait dans un des plis de sa robe. Elle bougea encore et je pris la fuite. \n \u00ab Durant quelques jours, je ha ntai l'endroit o\u00f9 s'\u00e9taient pro-\nduits ces \u00e9v\u00e9nements, tant\u00f4t dans l'espoir de te voir, tant\u00f4t de \nquitter \u00e0 jamais le monde et ses mis\u00e8res. Finalement, j'allai errer dans les montagnes et j'en ai explor\u00e9 tous les recoins, anim\u00e9 par une passion br\u00fblante que toi seul tu peux satisfaire. Nous ne nous \u2013 167 \u2013 s\u00e9parerons pas avant que tu n'aies acc\u00e9d\u00e9 \u00e0 ma demande. Je suis \nseul et mis\u00e9rable. L'homme ne veut pas de moi. Seule une femme, \naussi laide et aussi horrible que moi, souffrirait ma compagnie. \nElle devrait \u00eatre de la m\u00eame engeance et avoir tous mes d\u00e9fauts. Cet \u00eatre-l\u00e0, c'est \u00e0 toi de le cr\u00e9er ! \u00bb \u2013 168 \u2013 XVII \nLa cr\u00e9ature se tut et me regarda fixement, dans l'attente \nd'une r\u00e9ponse. Mais j'\u00e9tais d\u00e9contenanc\u00e9, perplexe, incapable d'ordonner suffisamment mes id\u00e9es pour comprendre toute l'\u00e9tendue de cette proposition. Il reprit la parole : \n \u2013 Tu dois cr\u00e9er une femme avec laquelle je peux vivre et par-\ntager toutes les affections qui sont n\u00e9cessaires \u00e0 mon existence. Toi seul, tu le peux. Je l'exige et c'est un droit que tu ne peux pas me refuser. \n La derni\u00e8re partie de son r\u00e9cit avait r\u00e9veill\u00e9 en moi la col\u00e8re \nqui s'\u00e9tait estomp\u00e9e, alors qu'il me racontait sa vie paisible au cha-let. Mais, avec ce qu'il avait dit, il ne m'\u00e9tait plus possible de contenir ma rage. \n \u2013 Je refuse, lui r\u00e9pondis-je. Et aucune torture ne r\u00e9ussirait \u00e0 \nm'arracher mon accord. Tu peux faire de moi l'homme le plus mi-s\u00e9rable mais tu ne pourras jama is m'abaisser \u00e0 ce point ! Cr\u00e9er \nune autre cr\u00e9ature pareille \u00e0 toi po ur que vous jetiez ensemble la \nd\u00e9solation sur le monde ? Va-t'en ! \n Je t'ai r\u00e9pondu. Tu peux me torturer mais je n'accepterai ja-\nmais ! \n \u2013 Tu te trompes, reprit le monstre. Au lieu de te menacer, je \nsuis dispos\u00e9 \u00e0 discuter avec toi. Si je suis mauvais, c'est parce que \nje suis malheureux. Ne suis-je pas banni et repouss\u00e9 par tout le genre humain ? Toi, mon cr\u00e9ateur , tu veux m'an\u00e9antir et triom-\u2013 169 \u2013 pher. R\u00e9fl\u00e9chis donc et demande-to i pourquoi je devrais avoir de \nla piti\u00e9 envers ceux qui n'en manifestent pas \u00e0 mon \u00e9gard ? Tu \nn'appellerais pas cela un meurtre si tu pouvais me pr\u00e9cipiter dans une de ces crevasses et d\u00e9truire mon corps, ton \u0153uvre, de tes pro-\npres mains ? Dois-je avoir du re spect pour l'homme qui me m\u00e9-\nprise ? Qu'il ait de l'affection pour moi et, au lieu de lui faire du \nmal, je le servirai s'il l'accepte avec des larmes de gratitude. Mais \nce n'est pas possible : les sent iments humains forment une bar-\nri\u00e8re infranchissable pour notre un ion. Jamais pourtant je ne me \nsoumettrai \u00e0 un esclavage aussi abject. Je veux venger les injusti-ces que j'ai subies. \n Si je ne peux pas inspirer l'amour, je r\u00e9pandrai la peur, et \nprincipalement sur toi, mon plus grand ennemi, parce que tu m'as cr\u00e9\u00e9 et que je nourris envers toi une haine inextinguible. Je serai l'instrument de ta destruction jusq u'\u00e0 te retourner le c\u0153ur et te \nfaire maudire le jour o\u00f9 tu es n\u00e9 ! \n Tout en parlant, il \u00e9tait tiraill\u00e9 par une rage f\u00e9roce. Ses traits \n\u00e9taient parcourus de contorsion s tellement \u00e9pouvantables qu'au-\ncun regard humain n'aurait pu les supporter. Puis, il se calma et \npoursuivit : \n \u2013 J'avais l'intention d'\u00eatre raisonnable. Mon emportement \nm'est nuisible car tu dois te dire que c'est toi qui es la cause de mes \nexc\u00e8s. Si quelqu'un m'accordait des sentiments de bienveillance, je les lui rendrais au moins au centup le. Pour plaire \u00e0 une seule cr\u00e9a-\nture, je ferais la paix avec l'humani t\u00e9 tout enti\u00e8re. Mais je ne veux \npas non plus me laisser aller \u00e0 des r\u00eaves de bonheur qui ne peu-\nvent pas s'accomplir. Ce que je te demande est raisonnable et \ncommode \u2013 une cr\u00e9ature du sexe oppos\u00e9 aussi affreuse que moi. \nC'est l\u00e0 une maigre consolation mais c'est aussi tout ce que je peux \nrecevoir et je m'en contenterai. Il est vrai que nous serons des monstres \u00e0 l'\u00e9cart du monde mais, pour cette m\u00eame raison, nous \u2013 170 \u2013 serons davantage attach\u00e9s l'un \u00e0 l'autre. Nos vies ne seront pas \nheureuses mais elles seront sans ta che et je serai lib\u00e9r\u00e9 de la d\u00e9-\ntresse que j'\u00e9prouve. Oh, mon cr \u00e9ateur, rends-moi heureux ! Fais \nen sorte que je te sois reconna issant ! Laisse-moi me rendre \ncompte que je suis \u00e0 m\u00eame de susc iter la sympathie de quelqu'un. \nNe rejette pas ma requ\u00eate ! \n J'\u00e9tais secou\u00e9. Je tremblais en pensant aux cons\u00e9quences \npossibles d'une telle solution mais je sentais aussi qu'il y avait du vrai dans ses arguments. Son r\u00e9cit et les sentiments qu'il exprimait prouvaient qu'il \u00e9tait une cr\u00e9ature qui avait du bon sens. Est-ce que moi qui l'avais fait je ne deva is pas lui offrir des bribes de \nbonheur, pour autant que cela \u00e9tait dans mon pouvoir ? Il remar-qua que mes sentiments s'\u00e9taient modifi\u00e9s et dit : \n \u2013 Si tu consens, plus jamais aucune cr\u00e9ature humaine ne me \nreverra. Je partirai pour les vastes contr\u00e9es sauvages de l'Am\u00e9ri-que du Sud. Ma nourriture n'est pas celle des hommes, je ne tue ni \nl'agneau ni le chevreuil pour a paiser ma faim. Les racines et les \nbaies me suffisent largement. \n Ma compagne aura la m\u00eame complexion que la mienne et se \ncontentera de la m\u00eame chose. Nous ferons notre couche parmi les feuilles. Le soleil brillera pour nous comme pour les hommes et \nfera na\u00eetre notre nourriture. Cette description que je te donne est paisible et humaine et tu dois sentir que ce serait faire preuve de m\u00e9chancet\u00e9 et de cruaut\u00e9 que de me refuser cela. Tu as \u00e9t\u00e9 impi-toyable envers moi mais maintenant je lis la compassion dans ton \nregard. Permets-moi de profiter de cet instant favorable et laisse-moi te persuader d'obtenir ce que je d\u00e9sire avec tant d'ardeur. \n \u2013 Tu me proposes, dis-je, de fuir la proximit\u00e9 des hommes et \nde gagner des contr\u00e9es sauvages o\u00f9 les animaux seront tes seuls compagnons. Toi qui cherches l'amour et la sympathie des \u00eatres \u2013 171 \u2013 humains, comment pourrais-tu pers\u00e9 v\u00e9rer dans cet exil ? Tu re-\nviendras, tu redemanderas leur affection et tu rencontreras de \nnouveau leur haine. \n Tes passions diaboliques rena\u00eetront et tu auras alors une \ncompagne pour t'aider dans ton \u0153u vre de destruction. Ce n'est pas \npossible. Cesse de discuter l\u00e0-dessus car je ne suis pas d'accord. \n \u2013 Comme tes sentiments sont inconstants ! Il y a quelques \ninstants encore, tu \u00e9tais touch\u00e9 par mes paroles. Pourquoi mes dol\u00e9ances te rendent-elles de nouveau hostile ? Je le jure sur cette terre o\u00f9 je suis, sur toi qui m'as fabriqu\u00e9, si tu me donnes une compagne, je quitterai le voisinag e des hommes et j'irai me r\u00e9fu-\ngier, s'il le faut, dans les lieux les plus sauvages ! Mes passions diaboliques n'existeront plus puisque je conna\u00eetrai l'affection. Ma vie se passera paisiblement et, \u00e0 l'heure de ma mort, je ne maudi-rai pas mon cr\u00e9ateur. \n Ces mots eurent un \u00e9trange effet sur moi. J'avais piti\u00e9 de lui \net, en m\u00eame temps, je voulais le consoler. Mais, lorsque je le re-gardais, quand je voyais sa ma sse difforme ballotter au moment \no\u00f9 il prenait la parole, mon c\u0153ur se soulevait et je me sentais hor-\nrifi\u00e9 et d\u00e9go\u00fbt\u00e9. J'essayai de chasser ces sensations. Je pensais que si je pouvais \u00e9prouver de la sympathie pour lui, je n'avais pas le droit de lui refuser non plus ce maigre bonheur qu'il \u00e9tait en mon pouvoir de lui accorder. \n \u2013 Tu jures, dis-je, que tu seras bon. Tu t'es d\u00e9j\u00e0 montr\u00e9 si ma-\nlicieux que j'ai naturellement toutes les raisons de me m\u00e9fier de toi ! Et si tout cela \u00e9tait une feinte destin\u00e9e \u00e0 accro\u00eetre ton triom-phe et \u00e0 pr\u00e9cipiter ta soif de vengeance ? \n \u2013 Comment cela ? Je ne veux pas qu'on se moque de moi et \nj'exige une r\u00e9ponse. Si je n'ai ni attache, ni affection, la haine et le \u2013 172 \u2013 vice seront mon lot. L'amour annihilerait la cause de mes crimes \net je deviendrai une cr\u00e9ature do nt l'existence serait ignor\u00e9e de \ntous. Mes vices sont les fruits de cette solitude forc\u00e9e que j'ab-horre. Les vertus grandiront n\u00e9cessairement en moi lorsque je vi-vrai en communion avec une de mes semblables. J'\u00e9prouverai les \nsentiments d'un \u00eatre sensible et je ferai alors partie, au lieu d'en \u00eatre exclu, du processus ordinaire de l'existence. \n Je pris le temps de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 tout ce qu'il venait de d\u00e9velop-\nper et aux divers arguments auxquels il avait recouru. Je songeai qu'il avait eu, au d\u00e9but de son exis tence, quelques qualit\u00e9s et que \npar la suite celles-ci avaient subi un choc, \u00e0 cause du m\u00e9pris que lui avaient manifest\u00e9 ses protecteurs. Dans mes calculs, je ne pou-vais pas ne pas tenir compte de sa force et de ses menaces. \n Une cr\u00e9ature qui \u00e9tait capable de vivre parmi les glaciers et \nde fuir le long des pr\u00e9cipices inaccessibles poss\u00e9dait un pouvoir contre lequel il \u00e9tait vain de lu tter. Apr\u00e8s avoir longuement m\u00e9di-\nt\u00e9, je conclus qu'en toute justice je devais, aussi bien pour lui que \npour tous mes semblables, r\u00e9pond re favorablement \u00e0 sa requ\u00eate. \nAussi je me tournai vers lui pour lui dire : \n \u2013 J'accepte ce que tu me demand es, \u00e0 condition que tu me ju-\nres formellement de quitter l'Europe pour toujours ainsi que tout lieu o\u00f9 il y aurait des hommes, une fois que je t'aurai donn\u00e9 cette femme qui t'accompagnera dans ton exil. \n \u2013 Je le jure, cria-t-il, par le soleil, par le ciel, par le feu de \nl'amour qui me consume le c\u0153ur, que, si tu exauces ma pri\u00e8re, \njamais plus tu ne me reverras. Rentre donc dans ta maison com-mence ton travail. J'en attendrai le r\u00e9sultat avec une angoisse im-\nmense. Mais n'aie pas peur, quand tout sera pr\u00eat, je ferai mon ap-\nparition ! \n \u2013 173 \u2013 Sur ces mots, il me quitta pr\u00e9cipitamment, craignant sans \ndoute que je ne change d'avis. Je le vis descendre la montagne \u00e0 \ntoute vitesse, tel un aigle qui volait, et dispara\u00eetre rapidement parmi les ondulations de la mer de glace. \n Son r\u00e9cit avait occup\u00e9 une journ\u00e9e enti\u00e8re et le soleil touchait \nd\u00e9j\u00e0 l'horizon quand il partit. Je savais que je devais me d\u00e9p\u00eacher \nde rejoindre la vall\u00e9e si je ne voulais pas \u00eatre surpris par les t\u00e9n\u00e8-bres. Mais j'avais le c\u0153ur lourd et ma d\u00e9marche \u00e9tait lente. Je pei-nai sur les petits sentiers montagneux, mes pas manquaient de fermet\u00e9, tant j'\u00e9tais ind\u00e9cis, remu \u00e9 par tous les \u00e9v\u00e9nements de la \nj o u r n \u00e9 e . L a n u i t \u00e9 t a i t d \u00e9 j \u00e0 f o r t a v a n c \u00e9 e l o r s q u e j e p a r v i n s a u r e -fuge situ\u00e9 \u00e0 mi-route et je m'assis aupr\u00e8s d'une fontaine. De loin en loin, au milieu des nuages qui passaient, brillaient les \u00e9toiles. \nDes sapins sombres se dressaient devant moi et, par places, des arbres d\u00e9racin\u00e9s jonchaient le so l. C'\u00e9tait un spectacle d'une so-\nlennit\u00e9 extraordinaire qui m'arracha des pens\u00e9es \u00e9tranges. Je pleurai am\u00e8rement. Angoiss\u00e9, je joignis les mains et m'\u00e9criai : \n \u2013 Oh ! \u00c9toiles, nuages, vents ! Vous vous moquez tous de \nmoi ! Si vous me prenez en piti\u00e9, d\u00e9barrassez-moi de toute sensa-tion, de toute m\u00e9moire ! R\u00e9duisez-moi \u00e0 n\u00e9ant. \n Sinon, partez, partez et laissez-moi parmi les t\u00e9n\u00e8bres ! C'\u00e9taient des pens\u00e9es mis\u00e9rables et ridicules mais j'ai du mal \n\u00e0 vous dire combien j'\u00e9tais accabl\u00e9 par la vue de ces \u00e9toiles qui scintillaient sans rel\u00e2che, alors que soufflaient les rafales de vent, comme si c'\u00e9tait un violent sirocco qui allait me consumer. \n Il faisait jour quand j'arrivai au village de Chamonix. Je ne \npris aucun repos et me rendis imm\u00e9diatement \u00e0 Gen\u00e8ve. M\u00eame au plus profond de mon c\u0153ur, je ne pouvais pas interpr\u00e9ter mes sen-timents \u2013 ils m'\u00e9crasaient, comme le poids d'une montagne, et \u2013 174 \u2013 leurs exc\u00e8s \u00e9touffaient ma d\u00e9tresse . Tel \u00e9tait mon \u00e9tat d'esprit en \nr e n t r a n t c h e z m o i . J e p \u00e9 n \u00e9 t r a i d a n s l a m a i s o n e t m e p r \u00e9 s e n t a i \u00e0 \nma famille. Mon air hagard, abattu , provoqua une forte \u00e9motion. \nMais je ne r\u00e9pondis \u00e0 aucune ques tion et parlai \u00e0 peine. J'avais le \nsentiment d'\u00eatre mis au ban de la soci\u00e9t\u00e9, comme si je n\u2019avais plus le droit de r\u00e9clamer de l'affection comme si jamais plus je ne pou-vais partager la joie des miens. Et, pourtant, m\u00eame \u00e0 ce moment-\nl\u00e0, je les adorais. Pour les sauv er, je d\u00e9cidai de me consacrer \u00e0 \nl'\u0153uvre la plus abominable qui f\u00fbt. La perspective de cette t\u00e2che \nme remettait en m\u00e9moire, comme dans un r\u00eave, les \u00e9v\u00e9nements de la veille et cette pens\u00e9e seule \u00e9tai t pour moi toute la r\u00e9alit\u00e9 de la \nvie. \u2013 175 \u2013 XVIII \nDes jours et des jours, des sema ines et des semaines s'\u00e9taient \n\u00e9coul\u00e9s depuis mon retour \u00e0 Gen\u00e8ve et je n'avais toujours pas trouv\u00e9 le courage n\u00e9cessaire pour commencer ma t\u00e2che. J'avais \npeur de la vengeance du monstre d\u00e9 \u00e7u et pourtant je ne parvenais \npas \u00e0 dominer la r\u00e9pugnance que j'\u00e9prouvais devant la besogne \nqui m'\u00e9tait impos\u00e9e. Je m'aper\u00e7us que je ne pouvais pas fabriquer une cr\u00e9ature femelle, sans consacrer de nombreux mois \u00e0 des re-cherches approfondies et \u00e0 de longues exp\u00e9riences. \n J'avais entendu parler de certaines d\u00e9couvertes qui avaient \n\u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9es par un philosophe anglais dont le savoir devait m'ai-der \u00e0 r\u00e9ussir et je songeais souvent \u00e0 demander \u00e0 mon p\u00e8re la permission de me rendre en Angleterre. \n Cependant, je profitais de la moindre occasion pour ajourner \nce voyage et j'h\u00e9sitais toujours \u00e0 effectuer le premier pas dans une entreprise dont l'urgence commen\u00e7ait \u00e0 m'appara\u00eetre de moins en moins n\u00e9cessaire. \n Un changement, en outre, s'\u00e9tai t op\u00e9r\u00e9 en moi. Ma sant\u00e9, qui \njusque-l\u00e0 avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9caire, tendait \u00e0 se r\u00e9tablir. Quant \u00e0 mes es-prits, lorsqu'ils n'\u00e9taient pas trou bl\u00e9s par le souvenir de la pro-\nmesse que j'avais faite, ils recouvraient lentement leur \u00e9quilibre. Mon p\u00e8re assistait \u00e0 ce changement avec plaisir et cherchait tou-jours les meilleurs moyens de di ssiper ma m\u00e9lancolie qui, de \ntemps \u00e0 autres, resurgissait encore et dont les t\u00e9n\u00e8bres \u00e9paisses compromettaient le retour de la lumi\u00e8re. Dans ces moments-l\u00e0, je \nme r\u00e9fugiais dans la solitude la plus totale. \u2013 176 \u2013 \nDes journ\u00e9es enti\u00e8res, je restais seul sur le lac, dans une pe-\ntite barque, observant les nuages, \u00e9coutant dans le silence le cla-potis de l'eau. Mais la fra\u00eecheur de l\u2019air et l'\u00e9clat du soleil m'ai-\ndaient \u00e0 reprendre mon \u00e9quilibre et, quand je rentrais \u00e0 la maison, je r\u00e9pondais \u00e0 l'accueil de ma famille par des sourires plus sponta-n\u00e9s, et le c\u0153ur plus l\u00e9ger. \n Au retour d'une de ces promenades, mon p\u00e8re me parla en \napart\u00e9 : \n \u2013 Je suis heureux de constater, mon cher fils, que tu as repris \ntes anciennes distractions et que tu sembles redevenir toi-m\u00eame. Et pourtant tu restes afflig\u00e9 et tu fuis la soci\u00e9t\u00e9. Pendant un cer-t a i n t e m p s , j e m e s u i s p e r d u e n c o n j e c t u r e \u00e0 c e p r o p o s m a i s a u -jourd'hui une id\u00e9e m'a frapp\u00e9 et, si e lle est fond\u00e9e, je te prie de la \nreconna\u00eetre. \n Une r\u00e9serve de ta part sur ce point serait non seulement re-\ngrettable mais elle ne ferait que multiplier nos souffrances. \n Je tremblais violemment tandis que mon p\u00e8re m'exhortait. \u2013 Je t'avoue, mon fils, que j'ai toujours consid\u00e9r\u00e9 ton mariage \navec \u00c9lisabeth comme la base de notre bonheur familial et comme une garantie pour mes ann\u00e9es de vieillesse. Vous \u00eates attach\u00e9s l'un \u00e0 l'autre depuis votre plus tendre enfance. Vous avez fait vos \u00e9tu-\ndes ensemble et il semble que vos caract\u00e8res et vos go\u00fbts vous des-\ntinent enti\u00e8rement l'un vers l'autre. Mais l'exp\u00e9rience humaine est aveugle et il n'est pas impossible que ces projets que je crois b\u00e9n\u00e9-\nfiques soient au contraire r\u00e9duits \u00e0 n\u00e9ant. Toi, peut-\u00eatre, tu ne la tiens que pour une s\u0153ur et tu ne souhaites pas qu'elle puisse de-venir ta femme. Qui sait ? \n \u2013 177 \u2013 Existe-t-il quelqu'un d'autre que tu aimes ? Te consid\u00e9rant \n\u00eatre engag\u00e9 envers \u00c9lisabeth pour des questions d'honneur, peut-\n\u00eatre luttes-tu contre amour, ce qui pourrait expliquer les tour-\nments que tu sembles ressentir. \n \u2013 Rassure-toi, mon cher p\u00e8re, j'aime tendrement et sinc\u00e8re-\nment ma cousine. Je n'ai jamais rencontr\u00e9 une autre femme qui ait suscit\u00e9 en moi, comme \u00c9lisabeth, plus d'admiration et d'affection. Mon avenir et mes projets sont enti\u00e8rement fond\u00e9s sur ce ma-riage. \n \u2013 Que tu m'aies fait part de te s sentiments sur ce sujet, mon \ncher Victor, me procure une joie que je n'ai plus \u00e9prouv\u00e9e depuis \nlongtemps. Puisqu'il en est ainsi, notre bonheur est assur\u00e9, no-nobstant les r\u00e9cents \u00e9v\u00e9nements qui nous ont tant boulevers\u00e9s. \nMais c'est justement la tristesse qui semble te ronger si fort que j'aimerais dissiper. Dis-moi donc si tu vois une objection \u00e0 ce que le mariage soit c\u00e9l\u00e9br\u00e9 dans les plus brefs d\u00e9lais. Nous avons \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s malheureux et ce qui s'est pass\u00e9, il y a peu, a mis en p\u00e9ril no-tre tranquillit\u00e9 quotidienne. Je suis arriv\u00e9 \u00e0 l'\u00e2ge o\u00f9 il en faut. Toi tu es jeune et je ne pense pas, puisque nous poss\u00e9dons une fortune \nsuffisante, qu'un mariage \u00e0 ton \u00e2ge puisse aller \u00e0 l'encontre de tes \nprojets que tu as form\u00e9s. \n Mais ne va pas croire non plus que je d\u00e9sire t'imposer ton \nbonheur ni qu'un retard de ta part me causerait quelque d\u00e9sagr\u00e9-\nment. Interpr\u00e8te mes propos simplement et r\u00e9ponds-moi, je t\u2019en conjure, en toute confiance et en toute sinc\u00e9rit\u00e9. \n J'avais \u00e9cout\u00e9 mon p\u00e8re en silence et, pendant un certain \ntemps, je me sentis incapable de lui r\u00e9pondre. Je ressassais une \nmultitude de pens\u00e9es dans l'espoir d'arriver \u00e0 une conclusion. H\u00e9-\nlas ! L'id\u00e9e d'une union rapide avec \u00c9lisabeth m'effrayait et m'ac-cablait. J'\u00e9tais li\u00e9 par une prome sse solennelle que je n'avais pas \u2013 178 \u2013 encore tenue et que je ne pouvais pas rompre. Si je le faisais, les \npires malheurs allaient s'abattre su r ma famille et sur moi-m\u00eame ! \nPouvais-je participer \u00e0 une f\u00eate al ors qu'un tel poids me pesait sur \nles \u00e9paules et me faisait baisser la t\u00eate vers le sol ? Je devais tenir \nmon engagement et laisser le mo nstre partir avec sa compagne \navant de recouvrer la joie et la paix dans le mariage. \n Je me souvenais aussi qu'il \u00e9tait indispensable que j'entre-\nprenne un long voyage en Anglete rre ou qu'\u00e0 tout le moins j'en-\ngage une correspondance avec ce ph ilosophe qui avait fait des d\u00e9-\ncouvertes dont j'aurais besoin po ur accomplir ma tache, bien que \nce moyen-l\u00e0 f\u00fbt particuli\u00e8rement lent et peu commode. De sur-\ncro\u00eet, j'\u00e9prouvais un insurmontabl e d\u00e9go\u00fbt \u00e0 l'id\u00e9e d'engager cette \na f f r e u s e b e s o g n e d a n s l a m a i s o n d e m o n p \u00e8 r e , t o u t p r \u00e8 s d e c e u x que j'aimais. Je savais qu'une in finit\u00e9 d'accidents pouvaient se \nproduire \u2013 et le moindre d'entre eux serait de nature \u00e0 r\u00e9v\u00e9ler une histoire qui ferait fr\u00e9mir d'horreu r. Et puis, je savais aussi qu'il \nm'arrivait de temps \u00e0 autres de perdre le contr\u00f4le de moi-m\u00eame et d'\u00eatre dans l'impossibilit\u00e9 de dissimuler les terribles pens\u00e9es dont j'\u00e9tais envahi alors que je m'ad onnais \u00e0 mes occupations inhumai-\nnes. Pour les reprendre, il fallait que je me s\u00e9pare des miens. Et \nune fois que je commencerais ma t\u00e2che, je pourrais rapidement la mener \u00e0 son terme avant de retrouve r la paix et le bonheur dans \nma famille. Ma promesse ex\u00e9cut\u00e9e, le monstre partirait pour tou-jours. \u00c0 moins qu'un accident (une lubie de mon imagination ?) ne \nv\u00eent d\u00e9truire l'abominable cr\u00e9ature et ne me lib\u00e9r\u00e2t \u00e0 jamais de mon esclavage. \n Ces sentiments dict\u00e8rent ma r\u00e9ponse. J'exprimai \u00e0 mon p\u00e8re \nmon d\u00e9sir de gagner l'Angleterre mais lui cachai les v\u00e9ritables rai-sons de ma requ\u00eate. Je m'employ ai \u00e0 ne pas \u00e9veiller ses soup\u00e7ons \net je fis avec tant d'ardeur qu'i l c\u00e9da bient\u00f4t \u00e0 ma demande. Apr\u00e8s \nune longue p\u00e9riode de m\u00e9lancolie noire dont l'intensit\u00e9 et les ef-fets confinaient au d\u00e9lire, il fu t heureux de constater que je pou-\u2013 179 \u2013 vais \u00e9prouver quelque joie \u00e0 l'id\u00e9e d'entreprendre un voyage et il \nsouhaita que ce changement d'atmosph\u00e8re et de nombreuses dis-\ntractions ram\u00e8neraient, avant mon retour, compl\u00e8tement mon \u00e9quilibre. \n La dur\u00e9e de mon absence fut laiss\u00e9e \u00e0 mon appr\u00e9ciation. Quelques mois seulement ou une ann\u00e9e, c'\u00e9tait selon. Mon \np\u00e8re eut l'agr\u00e9able attention de me proposer un compagnon de voyage. Sans m'avertir, il s'arra ngea, avec la complicit\u00e9 d'\u00c9lisa-\nbeth, pour que Clerval se joign\u00eet \u00e0 moi \u00e0 Strasbourg. Cela pertur-bait la solitude qui \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 l'accomplissement de ma t\u00e2-che. Toutefois, pour le d\u00e9but du voyage, la pr\u00e9sence de mon ami ne pouvait en rien me g\u00eaner et je me r\u00e9jouis m\u00eame du fait qu'ainsi \nme seraient \u00e9pargn\u00e9es de longues heures de r\u00e9flexion solitaire et accablante. En outre, Henry pouvait au besoin intervenir au cas o\u00f9 \nle monstre surgirait. Si j'avais \u00e9t\u00e9 seul, il aurait pu sans doute, de temps \u00e0 autres, m'imposer son horrible pr\u00e9sence pour me rappeler que ma t\u00e2che devait \u00eatre men\u00e9e \u00e0 bonne fin ou pour en contr\u00f4ler \nl'avancement. \n Et donc je partirais pour l'Angleterre et il fut d\u00e9cid\u00e9 que mon \nmariage avec \u00c9lisabeth se d\u00e9roulerait aussit\u00f4t que je serais de re-tour. En raison de son grand \u00e2ge, mon p\u00e8re n'\u00e9tait pas d\u00e9sireux de le retarder outre mesure. Quant \u00e0 moi, j'y voyais la promesse d'une r\u00e9compense \u00e0 mes travaux immondes \u2013 la consolation apr\u00e8s mes affreux tourments. J'allais donc vivre dans l'attente de ce jour o\u00f9, lib\u00e9r\u00e9 de mon mis\u00e9rable esclavage, je pourrais en appeler \u00e0 \u00c9lisabeth et, par mon union avec elle, oublier mon pass\u00e9. \n Tandis que je me pr\u00e9parais \u00e0 mon voyage, une pens\u00e9e me \nhantait et m'emplissait de crainte et f\u00e9brilit\u00e9. Durant mon ab-sence, j'allais laisser les miens dans l'ignorance de leur ennemi, sans d\u00e9fense devant ses attaques, si jamais mon d\u00e9part le mettait \u2013 180 \u2013 hors de lui. Mais le monstre m'avait promis de me suivre partout \no\u00f9 j'irais : m'accompagnerait-il aussi en Angleterre ? En elle-\nm\u00eame, cette hypoth\u00e8se \u00e9tait extravagante, mais, d'un autre c\u00f4t\u00e9, elle me rassurait car e lle garantissait le salu t de ma famille. J'\u00e9tais \nangoiss\u00e9 \u00e0 l'id\u00e9e que les choses se passent autrement. Pendant \ntout le temps o\u00f9 je resterais sous l ' e m p i r e d u m o n s t r e , j e d e v a i s \nme laisser aller aux impulsions du moment. J'avais la nette im-pression qu'il suivrait mes pas et n'exposerait pas ma famille au \np\u00e9ril de ses machinations. \n Ce fut \u00e0 la fin du mois de septembre que je quittai mon pays \nnatal. Comme j'avais moi-m\u00eame nourri ce projet de voyage, \u00c9lisa-beth l'accepta mais elle \u00e9tait inqui\u00e8te \u00e0 l'id\u00e9e que, loin d'elle, je pouvais conna\u00eetre la tristesse et le chagrin. Par ses soins, Clerval m'avait \u00e9t\u00e9 adjoint \u2013 et pourtant un homme ne voit pas toujours les mille et une circonstances de la vie qui retiennent l'attention \nd'une femme. \u00c9lisabeth aurait vo ulu que je revienne vite. Une \nmultitude d'\u00e9motions la saisirent au moment des adieux et elle se \nmit \u00e0 pleurer en silence. \n Je me ruai dans la voiture qu i devait me conduire, ignorant \npresque o\u00f9 je partais, ne sachant trop ce qui se passait autour de moi. Je me souvins seulement \u2013 et cela m'angoissait plus que tout \u2013 que je donnai des ordres pour que mes instruments chimiques \nsoient plac\u00e9s dans mes bagages. La t\u00eate en feu, je traversai de nombreux et magnifiques paysages mais mes yeux ne se fixaient pas dessus. Je n'\u00e9tais capable de penser qu'au but de mon voyage \net qu'\u00e0 la t\u00e2che \u00e0 laquelle je devais me livrer. \n Ma morne indolence dura plusie urs jours, tandis que je par-\ncourais de nombreuses lieues. Quand j'arrivai \u00e0 Strasbourg, j'at-tendis Clerval quarante-huit heures jusqu'\u00e0 ce qu'il arriv\u00e2t. H\u00e9las ! Quel contraste entre nous ! Il s' emballait devant chaque paysage, \nse r\u00e9jouissait des magnificences du soleil couchant, et \u00e9tait plus \u2013 181 \u2013 ravi encore quand l'aube pointait et que naissait un nouveau jour. \nIl me d\u00e9signait les couleurs changeantes du d\u00e9cor et la configura-\ntion des cieux. \n \u2013 Voil\u00e0 la vie, s'\u00e9criait-il, voil\u00e0 les joies de l'existence. Mais toi, mon cher Frankenstein, pourquoi es-tu si d\u00e9pit\u00e9 et \nsi triste ? \n Il est vrai que j'\u00e9tais assailli par des pens\u00e9es obscures et que \nje ne m'int\u00e9ressais ni au soleil co uchant ni aux \u00e9clats lumineux qui \nse r\u00e9fl\u00e9chissaient sur le Rhin. Ah , mon ami, vous auriez trouv\u00e9 \nplus de plaisir dans le journal de Clerval qui admirait les paysages \navec les yeux de la sensibilit\u00e9 et de l'all\u00e9gresse qu'\u00e0 \u00e9couter mon histoire ! Je n'\u00e9tais qu'un \u00eatre mis\u00e9rable, hant\u00e9 par une mal\u00e9dic-tion qui me coupait de toute joie ! \n Nous avions d\u00e9cid\u00e9 de descendr e le Rhin en bateau de Stras-\nbourg \u00e0 Rotterdam o\u00f9 nous pou rrions nous embarquer pour Lon-\ndres. Lors de ce voyage, nous av ons long\u00e9 de nombreuses \u00eeles \nplant\u00e9es de saules et vu plusieurs villes tr\u00e8s belles. Nous nous ar-r\u00eat\u00e2mes un jour \u00e0 Mannheim et , une semaine apr\u00e8s notre d\u00e9part \nde Strasbourg, nous atteign\u00eemes Mayence. En aval, le cours du \nRhin y devient de plus en plus pittoresque. Le fleuve y est plus ra-pide et serpente autour de collines gu\u00e8re \u00e9lev\u00e9es mais plus abrup-tes et plus splendides. Nous v\u00eemes de nombreux ch\u00e2teaux en ruine \u00e9rig\u00e9s au bord des pr\u00e9cipices, alentour des for\u00eats noires, hautes et inaccessibles. Cette partie-l\u00e0 du Rh in offre en effet une singuli\u00e8re \nvari\u00e9t\u00e9 de paysages. \u00c0 tel endroit, vous voyez des rochers, des ch\u00e2-teaux en ruine dominant d'extraordinaires crevasses, avec le Rhin obscur en contrebas. Et puis, so udain, vous contournez un pro-\nm o n t o i r e e t c e s o n t d e r i c h e s vignobles qui s'\u00e9talent sur les co-\nteaux verdoyants et bient\u00f4t, le long du fleuve, des villes populeu-ses. Nous voyagions \u00e0 l'\u00e9poque de s vendanges et, tout en glissant \u2013 182 \u2013 sur les eaux, nous entendions le chant des paysans. M\u00eame moi, en \nd\u00e9pit de mon abattement, en d\u00e9pit de ces pens\u00e9es am\u00e8res qui me \npassaient sans cesse par la t\u00eate, j'\u00e9tais ravi. \u00c9tendu sur le bateau, je contemplais le ciel bleu sans nuage et j'avais l'impression de go\u00fbter \u00e0 une tranquillit\u00e9 \u00e0 laquelle je n'\u00e9tais plus habitu\u00e9 depuis \nlongtemps. Et si telles \u00e9taient mes sensations, comment d\u00e9crire celles d'Henry ? Il se croyait tran sport\u00e9 dans une r\u00e9gion f\u00e9erique \net ressentait une all\u00e9gresse rarement \u00e9prouv\u00e9e par un \u00eatre hu-main. \n \u2013 J'ai d\u00e9j\u00e0 vu, me dit-il, les plus beaux sites de notre pays. \u00ab J'ai visit\u00e9 les lacs de Lucerne et d'Uri o\u00f9 les montagnes en-\nneig\u00e9es descendent vers l'eau jusq u'\u00e0 la perpendiculaire en proje-\ntant leurs ombres noires et imp\u00e9n\u00e9trables et qui seraient un monde de t\u00e9n\u00e8bres si de nombreux \u00eelots verdoyants n'offraient pas au regard un aspect plus gai. \n \u00ab J'ai vu ces lacs au moment de la temp\u00eate quand le vent sou-\nlevait les flots et donnait une id\u00e9e de ce que doit \u00eatre un cyclone sur l'oc\u00e9an immense, j'ai vu les va gues se pr\u00e9cipiter au pied des \nmontagnes \u00e0 l'endroit o\u00f9 le pr\u00eatre et sa ma\u00eetresse ont \u00e9t\u00e9 ensevelis sous l'avalanche et o\u00f9, selon la ru meur, leur voix, la nuit, se m\u00eale \nencore aux rafales de vent. J'ai vu les montagnes du Valais et cel-\nles du Vaud, mais cette r\u00e9gion, Victor, me fascine plus que toutes ces merveilles. Les montagnes suisses poss\u00e8dent une \u00e9trange ma-jest\u00e9 mais il y a ici, sur les rives de ce fleuve superbe, un charme incomparable. Regarde ce ch\u00e2teau au-dessus du pr\u00e9cipice \u2013 et ce-lui-l\u00e0 sur l'\u00eele, presque dissimul\u00e9 sous les feuillages des arbres. Et regarde encore ce groupe de paysans qui reviennent de leur vigne. \nEt ce village \u00e0 moiti\u00e9 cach\u00e9 par les replis de la colline. Oh !, l'esprit qui hante et prot\u00e8ge ces lieux est plus proche de l'homme que celui qui habite nos glaciers et qui se r\u00e9fugie dans les recoins les plus \nretir\u00e9s des montagnes de notre pays ! \u00bb \u2013 183 \u2013 \n\u00ab Clerval ! Cher ami ! M\u00eame aujourd'hui, je suis heureux de \nrapporter tes paroles et t'adresser l'\u00e9loge que tu m\u00e9rites tant ! \u00bb C'\u00e9tait un \u00eatre form\u00e9 dans \u00ab la po\u00e9sie de la nature \u00bb. \n Son imagination libre, enthousiaste, n'avait d'\u00e9gal que la bon-\nt\u00e9 de son \u00e2me ! Il d\u00e9bordait d'affections, et son amiti\u00e9 poss\u00e9dait cette nature d\u00e9vou\u00e9e et merveille use que les grands esprits tien-\nnent d'ordinaire pour fantaisistes. Les sympathies humaines ne suffisaient pourtant pas \u00e0 lui combler le c\u0153ur. Le spectacle de la nature que d'autres ne se contentent que d'admirer, il l'aimait avec \nardeur. \n \nLe bruit de la cataracte \nLe hantait comme une passion : le roc grandiose, \nLa montagne, la for\u00eat profonde et obscure, \nLeurs couleurs et leurs formes lui donnaient \nDe l'app\u00e9tit. Un sentiment, un amour \nQui n'avait besoin d'aucun autre charme \nProduit par la raison ni d'aucun attrait \nQui ne soit offert par les yeux. \n O\u00f9 se trouve-t-il \u00e0 pr\u00e9sent ? Cet \u00eatre exquis est-il perdu \u00e0 ja-\nmais ? Cet esprit si alerte, si plein de fantaisie et d'imagination, cet inventeur de mondes qui n'existaie nt que pour lui \u2013 aurait-il r\u00e9el-\nlement p\u00e9ri ? N'existe-t-il plus qu'\u00e0 mon souvenir ? Non, ce n'est pas possible. Ton corps, comme model\u00e9 par les dieux, ta beaut\u00e9 rayonnante ont disparu mais ton es prit souffle encore et console \nton compagnon mis\u00e9rable. \n Pardonnez-moi cet acc\u00e8s de tristesse. Ces simples mots ne \nsont qu'un maigre tribut pour mettre mon ami en valeur mais ils apaisent mon c\u0153ur qui se serre d'angoisse \u00e0 son souvenir. Je vais continuer mon histoire. \u2013 184 \u2013 \nPass\u00e9 Cologne, nous sommes descendus \u00e0 travers les plaines \nhollandaises. Nous y avons d\u00e9cid\u00e9 de poursuivre notre voyage en \nchaise de poste, le vent nous \u00e9tant contraire et le courant du fleuve trop lent pour notre progression. \n Notre voyage perdit d\u00e8s lors cet int\u00e9r\u00eat que lui procurait la \nbeaut\u00e9 du paysage mais nous a rriv\u00e2mes en quelques jours \u00e0 Rot-\nterdam o\u00f9 nous devions prendre la mer pour l'Angleterre. C'\u00e9tait une matin\u00e9e claire de la fin du mo is de d\u00e9cembre lorsque, pour la \npremi\u00e8re fois, apparurent les falaises blanches de la Grande-Bretagne. Les rives de la Tamise nous offrirent un nouveau specta-cle car elles \u00e9taient plates et fertiles et parce que chaque ville nous rappelait un \u00e9v\u00e9nement historique. Nous v\u00eemes le fort de Tilbury qui \u00e9voquait l'Armada espagnole, Gravesend, Woolwich ainsi que Greenwich \u2013 autant de villes dont j'avais entendu parler chez moi. \n Et, finalement, nous aper\u00e7\u00fbmes les nombreux clochers de \nLondres, domin\u00e9s par le d\u00f4me de Saint-Paul et par la Tour, c\u00e9l\u00e8-bre dans l'histoire de l\u2019Angleterre. \u2013 185 \u2013 XIX \nNous d\u00e9cid\u00e2mes de rester et de s\u00e9journer plusieurs mois \u00e0 \nLondres, cette ville si c\u00e9l\u00e8bre et si merveilleuse. Clerval br\u00fblait de rencontrer les hommes les plus g\u00e9niaux et les plus talentueux de l\u2019\u00e9poque mais moi je n'y voyais qu'un int\u00e9r\u00eat secondaire. Ce qui \nme pr\u00e9occupait principalement, c'\u00e9taient les moyens d'obtenir les informations n\u00e9cessaires pour mettre ma promesse en \u0153uvre. Tr\u00e8s vite, je me servis des lettres d'introduction que j'avais appor-t\u00e9es avec moi et qui \u00e9taient adress\u00e9es aux physiciens les plus \u00e9mi-nents. \n Si mon voyage avait \u00e9t\u00e9 effectu\u00e9 \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 encore dans la \njoie, il m'aurait procur\u00e9 les plus be lles satisfactions. Mais les affres \navaient perturb\u00e9 mon existence et j'allais rendre visite \u00e0 ces per-\nsonnes uniquement pour obtenir des informations qu'eux seuls \n\u00e9taient capables de me fournir et qui m'int\u00e9ressaient au plus haut \npoint. Toute soci\u00e9t\u00e9 me tapait su r les nerfs. Seul, je pouvais \nm'abandonner \u00e0 contempler la terre et les cieux. \n La voix d'Henri m'apaisait \u00e9galement \u2013 et j'avais alors l'illu-\nsion d'une s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 passag\u00e8re. Mais bient\u00f4t, des visages joyeux que \nje voyais emplissaient mon c\u0153ur de d\u00e9sespoir. Il me semblait qu'une insurmontable barri\u00e8re s'\u00e9t ait dress\u00e9e entre les hommes et \nmoi, et cette barri\u00e8re \u00e9tait souill \u00e9e par le sang de William et de \nJustine : l'\u00e9vocation des \u00e9v\u00e9nements qui se rattachaient \u00e0 ces deux \nnoms ravivait ma d\u00e9tresse ! \n En Clerval, je revoyais l'image de ce que j'avais \u00e9t\u00e9 autrefois. \nIl \u00e9tait curieux, avide d'acqu\u00e9rir l' exp\u00e9rience et le savoir. La diff\u00e9-\u2013 186 \u2013 rence des m\u0153urs qu'il observait \u00e9tait pour lui une source in\u00e9pui-\nsable d'enseignement et de plaisir. Il avait, lui aussi, un but qu'il \npoursuivait depuis longtemps. Il vo ulait se rendre aux Indes car il \ncroyait que la connaissance qu'il avait des diverses langues et de la civilisation de ce pays l'aiderait beaucoup \u00e0 contribuer au progr\u00e8s de la colonisation et du commerce europ\u00e9ens. Et c'\u00e9tait avant tout \nen Grande-Bretagne qu'il pouvait mettre ses projets en ex\u00e9cution. Il n'\u00e9tait jamais d\u00e9s\u0153uvr\u00e9 et son bonheur aurait \u00e9t\u00e9 complet si je \nn'avais \u00e9t\u00e9 toujours triste et d\u00e9prim\u00e9. Je m'effor\u00e7ais le plus possi-ble de lui cacher mes peines car je ne voulais pas l'emp\u00eacher de go\u00fbter \u00e0 ses plaisirs naturels qu i ceux sont que rencontre un \nhomme qui n'a pas de soucis et qui n'est pas hant\u00e9 par de d\u00e9sa-gr\u00e9ables souvenirs, au moment o\u00f9 il p\u00e9n\u00e8tre dans un nouveau mi-\nlieu. Je refusais souvent d'accom pagner Henri sous pr\u00e9texte d'un \nautre engagement car je voulais rester seul. Je commen\u00e7ais par ailleurs de r\u00e9unir les mat\u00e9riaux qu i serviraient pour ma nouvelle \ncr\u00e9ation et c'\u00e9tait une torture pour moi, \u00e9quivalente \u00e0 celle qui consisterait \u00e0 recevoir, \u00e0 l'infini, des gouttes d'eau sur la t\u00eate. Cha-\nque fois qu'une pens\u00e9e avait trait \u00e0 mon travail, je vivais une an-goisse extr\u00eame et chaque fois qu'un propos y faisait allusion, mes l\u00e8vres tremblaient et mon c\u0153ur battait avec pr\u00e9cipitation. \n Au bout de quelques mois de no tre s\u00e9jour \u00e0 Londres, nous re-\n\u00e7\u00fbmes une lettre d'un \u00c9cossais qu i, autrefois, nous avait rendu \nvisite \u00e0 Gen\u00e8ve. Il nous parlait des beaut\u00e9s de son pays natal et \nnous demandait si elles n'\u00e9taient pas de nature \u00e0 prolonger notre \nvoyage jusqu'\u00e0 Perth o\u00f9 il habita it. Clerval \u00e9tait d\u00e9sireux d'accep-\nter aussit\u00f4t l'invitation. Quant \u00e0 moi, bien que je d\u00e9testasse la \ncompagnie des gens, j'\u00e9tais ravi de revoir les montagnes, les fleu-\nves et toutes ces merveilles dont la nature s'est servie pour parer ses lieux de pr\u00e9dilection. \n Nous \u00e9tions arriv\u00e9s en Angleterre au d\u00e9but du mois d'octobre \net nous \u00e9tions maintenant en f\u00e9vrier. Nous d\u00e9cid\u00e2mes d'entre-\u2013 187 \u2013 prendre ce voyage vers le nord \u00e0 la fin du mois suivant. Pour effec-\ntuer le trajet, nous ne voulions pas emprunter la grand-route \nd'\u00c9dimbourg mais plut\u00f4t visiter Windsor, Oxford, Matlock, les lacs du Cumberland, de telle so rte que notre p\u00e9riple se termine \nvers la fin du mois de juin. Dans mes bagages, j'emportai mes ins-\ntruments chimiques et le mat\u00e9riel que j'avais r\u00e9uni, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ache-ver mes travaux dans un coin obscur, sur les montagnes du nord de l'\u00c9cosse. \n Nous quitt\u00e2mes Londres le 27 mars et nous demeur\u00e2mes \nquelques jours \u00e0 Windsor pour y d\u00e9couvrir ses magnifiques for\u00eats. Pour nous qui \u00e9tions des montag nards, c'\u00e9tait l\u00e0 un d\u00e9cor nou-\nveau. Les ch\u00eanes majestueux, le gibier abondant, les nobles trou-peaux de cerfs \u2013 autant de choses que nous ne connaissions pas. \n De l\u00e0, nous part\u00eemes pour Oxford. Comme nous entrions \ndans la ville, nous avions la t\u00ea te pleine du souvenir des \u00e9v\u00e9ne-\nments qui s'y \u00e9taient d\u00e9roul\u00e9s, pr\u00e8s d'un si\u00e8cle et demi plus t\u00f4t. C'\u00e9tait ici que Charles Ier avait rassembl\u00e9 ses troupes. La ville lui \u00e9tait rest\u00e9e fid\u00e8le, alors que la nation enti\u00e8re l'avait abandonn\u00e9 \npour se ranger sous la banni\u00e8re du Parlement et de la libert\u00e9. Le souvenir de ce souverain malheureux et de ses compagnons -l'affectueux Falkland, l'insolent Gori ng -, de la reine et de son fils \ndonnait un int\u00e9r\u00eat particulier \u00e0 chaque quartier de la ville o\u00f9, sup-posait-on, ils avaient s\u00e9journ\u00e9. L'esprit des si\u00e8cles pass\u00e9s y avait trouv\u00e9 un refuge et nous en cherchions les traces avec ravisse-ment. Mais si de telles r\u00e9miniscences n'excitaient pas l'imagina-tion, la ville en elle-m\u00eame offrait suffisamment de beaut\u00e9s pour susciter notre admiration. \n Les coll\u00e8ges sont anciens et pittoresques, les rues pour la plu-\npart attrayantes, et l'Isis qui tourne autour de la ville \u00e0 travers les prairies verdoyantes s'\u00e9largit en une nappe tranquille o\u00f9 se refl\u00e8te \u2013 188 \u2013 un ensemble majestueux de tours, de clochers, de d\u00f4mes au milieu \ndes arbres s\u00e9culaires. \n Ce spectacle me plaisait, bien que ma joie f\u00fbt alt\u00e9r\u00e9e par le \nsouvenir du pass\u00e9 et par la craint e du futur. J'\u00e9tais fait pour le \nbonheur le plus paisible. Durant ma jeunesse, je n'avais jamais \u00e9t\u00e9 \nsaisi par la tourmente et, si parfoi s l'ennui me prenait, la contem-\nplation de ce qu'il y avait de merv eilleux dans la nature ou l'\u00e9tude \nde ce qu'il y avait de plus beau et de meilleur dans les \u0153uvres des hommes venait me distraire et me rendre l'\u00e9quilibre. Mais je \nn'\u00e9tais plus qu'un arbre foudroy\u00e9 \u2013 la d\u00e9tresse avait rong\u00e9 mon \u00e2me. Je sentais que je ne survivra is que pour une seule chose : of-\nfrir le spectacle d'un \u00eatre mis\u00e9rable qui serait un objet de piti\u00e9 pour les autres et de souffrance pour moi- m\u00eame. \n Nous rest\u00e2mes un long temps \u00e0 Oxford. Nous nous y prome-\nnions dans les environs et nous ch erchions \u00e0 identifier chaque site \nqui aurait pu \u00e9voquer l'\u00e9poque la plus troubl\u00e9e de l'histoire de \nl'Angleterre. Ces courts voyages d'exploration \u00e9taient r\u00e9guli\u00e8re-ment prolong\u00e9s par suite des chos es int\u00e9ressantes qui se pr\u00e9sen-\ntaient \u00e0 nous. \n Nous visit\u00e2mes ainsi la tombe de l'illustre Hampden et l'en-\ndroit o\u00f9 \u00e9tait tomb\u00e9 ce patriot e. Pendant un moment, mon \u00e2me \ns'\u00e9levait alors au-dessus des peurs mis\u00e9rables et vulgaires pour s'unir \u00e0 de grandes id\u00e9es de libert\u00e9 et de sacrifice dont ces monu-ments \u00e9taient la lumi\u00e8re et le souvenir. Et j'osais, quelques brefs instants, me lib\u00e9rer de mes cha\u00eenes et regarder alentour, l'esprit libre et fier ; mais le fer avait trop profond\u00e9ment p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 ma chair et, tremblant et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, je reco uvrais ma lamentable condition. \n Nous abandonn\u00e2mes Oxford avec regret pour gagner Matlock \nqui \u00e9tait notre prochaine \u00e9tape. Ju squ'\u00e0 un certain point, les cam-\npagnes qui environnent ce village ressemblent aux paysages suis-\u2013 189 \u2013 ses. Mais tout y est \u00e0 une \u00e9chelle plus petite et les collines ver-\ndoyantes n'ont pas cette blanche couronne des Alpes qui coiffe \ntoujours les montagnes couvertes de sapins de mon pays natal. \nNous visit\u00e2mes la merveilleuse grotte et les petits mus\u00e9es d'his-toire naturelle o\u00f9 les curiosit\u00e9s sont expos\u00e9es de la m\u00eame fa\u00e7on que dans les collections de Serv ox et de Chamonix. Ce dernier \nnom me fit trembler quand je l'entendis prononcer par Henry, et je me h\u00e2tai de quitter Matlock o\u00f9 s'\u00e9tait produite cette sinistre as-sociation d'id\u00e9es. \n Apr\u00e8s Derby, poursuivant toujou rs notre voyage vers le nord, \nnous pass\u00e2mes deux mois dans le Cumberland et le Westmorland. Je pouvais \u00e0 pr\u00e9sent m'imaginer me trouver dans les montagnes suisses. De l\u00e9g\u00e8res traces de neige qui demeuraient encore sur les flancs nord des montagnes, les la cs et le cours des torrents tumul-\ntueux m'\u00e9taient des spectacles che rs et familiers. Ici, en outre, \nnous nou\u00e2mes quelques relations qui me permirent de go\u00fbter \u00e0 un bonheur illusoire. Par comparaison, l'all\u00e9gresse de Clerval d\u00e9pas-\nsait de loin la mienne. Son esprit s'exaltait dans la compagnie d'hommes de talent et il puisait en lui-m\u00eame des capacit\u00e9s et des ressources dont il n'aurait jamais fait preuve s'il avait fr\u00e9quent\u00e9 des gens qui lui \u00e9taient inf\u00e9rieurs. \n \u2013 Je pourrais passer ma vie ici, me disait-il. Parmi ces mon-\ntagnes, je regretterais \u00e0 peine la Suisse et le Rhin. \n Mais il s'aper\u00e7ut aussi que la vie d'un voyageur comporte au-\ntant de fatigue que de joie. Il av ait toujours l'esprit en \u00e9veil et \nquand il commen\u00e7ait \u00e0 se reposer, il \u00e9tait \u00e0 peine amen\u00e9 \u00e0 d\u00e9lais-ser quelque chose qui lui avait proc ur\u00e9 du plaisir que d\u00e9j\u00e0 un nou-\nvel objet retenait toute son attention, jusqu'\u00e0 ce que celui-ci \u00e9ga-lement f\u00fbt remplac\u00e9 par un autre. \n \u2013 190 \u2013 Nous venions tout juste de visi ter les divers lacs du Cumber-\nland et du Westmorland et nous li er d'affection avec quelques-uns \ndes habitants qu'arriva la date de notre rendez-vous avec notre \nami \u00e9cossais et que nous d\u00fbmes po ursuivre notre voyage. Pour ma \npart, je n'en \u00e9tais pas f\u00e2ch\u00e9. J'avais depuis un certain temps n\u00e9gli-g\u00e9 ma promesse et j'avais peur que cela e\u00fbt contrari\u00e9 le monstre : il pouvait \u00eatre rest\u00e9 en Suisse et se venger sur mes parents. \n Cette id\u00e9e m'obs\u00e9dait et venait me troubler chaque fois que \nj'aurais pu jouir de repos et de calme. J'attendais mon courrier \navec une fi\u00e9vreuse impatience. Si les lettres avaient quelque re-\ntard, j'\u00e9tais malheureux et je no urrissais mille frayeurs. Et quand \nelles arrivaient, quand je reconnaissais l'\u00e9criture d'\u00c9lisabeth ou de mon p\u00e8re, j'avais peur de les lire et je craignais toujours le pire. Parfois, je croyais que le d\u00e9mon me courait derri\u00e8re et qu'il \u00e9tait capable, pour punir mon retard , d'assassiner mon compagnon. \nLorsque ces pens\u00e9es-l\u00e0 me passaient par la t\u00eate, je ne quittais pas Henry un seul instant, je le suivais comme son ombre pour le pro-t\u00e9ger contre une \u00e9ventuelle attaque du destructeur. J'avais l'im-pression que j'avais moi-m\u00eame commis quelque crime odieux et que j'\u00e9tais hant\u00e9 par ce souvenir. \n J'\u00e9tais innocent mais j'avais effectivement attir\u00e9 sur ma t\u00eate \nune horrible mal\u00e9diction, aussi mo rtelle que si j'avais \u00e9t\u00e9 coupa-\nble. \n Je visitai \u00c9dimbourg, l'\u0153il triste, l'esprit ailleurs. Et pourtant \ncette ville aurait d\u00fb int\u00e9resser la plus malheureuse des cr\u00e9atures humaines. Clerval ne l'aima pas au tant qu'Oxford dont le caract\u00e8re \nantique lui avait fortement plu. Tout efois, la beaut\u00e9, la sym\u00e9trie de \nla partie neuve d'\u00c9dimbourg, le s ch\u00e2teaux romantiques qui se \ntrouvaient \u00e0 proximit\u00e9, les plus charmants du monde \u2013 Arthur's \nSeat, St Bernard's Well \u2013 et les co llines du Pentland furent \u00e0 ses \u2013 191 \u2013 yeux une compensation et le remp l i r e n t d e j o i e e t d ' a d m i r a t i o n . \nMais moi j'\u00e9tais impatient d'arriver au terme de notre voyage. \n Apr\u00e8s une semaine, nous part\u00eemes d'\u00c9dimbourg pour gagner \nPerth, apr\u00e8s avoir pass\u00e9 par Coupar , St Andrew's et long\u00e9 les rives \nde la Tay. L\u00e0, notre ami nous attendait. \n Mais je n'\u00e9tais pas d'humeur \u00e0 me r\u00e9jouir ni \u00e0 parler avec des \n\u00e9trangers, ni m\u00eame \u00e0 m'enqu\u00e9rir de leur sant\u00e9 et de leurs projets \navec cette amabilit\u00e9 dont un invit\u00e9 doit faire preuve. Je me conten-\ntai d\u00e8s lors de dire \u00e0 Clerval que j'envisageais de visiter l'\u00c9cosse tout seul. \n \u2013 Et toi, amuse-toi bien, lui dis-je. Prenons cet endroit \ncomme lieu de rendez-vous. Je sera i absent un mois ou deux \u2013 et \nsurtout que mes d\u00e9placements ne te tracassent pas. J'ai besoin, pour un certain temps, de calme et de solitude. Quand je serai de \nretour, j'esp\u00e8re bien avoir le c\u0153ur plus l\u00e9ger et me trouver dans des dispositions d'esprit assez semblables aux tiennes. \n H e n r y v o u l u t m e d i s s u a d e r m a i s , v o y a n t q u e j e t e n a i s f e r -\nmement \u00e0 ce projet, il n'insista plus et me demanda seulement que je lui \u00e9crive souvent. \n \u2013 Je pr\u00e9f\u00e9rerais, me dit-il, \u00eatre \u00e0 tes c\u00f4t\u00e9s dans tes randon-\nn\u00e9es solitaires plut\u00f4t que de me tr ouver avec ces \u00c9cossais que je ne \nconnais pas. H\u00e2te-toi donc, mon cher ami, de revenir pour qu'avec toi je me sente de nouveau comme au pays, car voil\u00e0 des senti-ments que je ne peux pas \u00e9prouver durant ton absence. \n Abandonnant mon ami, je d\u00e9cidai de me retirer dans un coin \nperdu de l'\u00c9cosse pour achever mes travaux dans la solitude. Je ne doutais pas que le monstre m'y suiv rait et qu'une fois ma t\u00e2che \ntermin\u00e9e il me r\u00e9clamerait sa compagne. \u2013 192 \u2013 \nAvec ces r\u00e9solutions, je traver sai les montagnes du nord et \nchoisis, pour th\u00e9\u00e2tre de mes op\u00e9rat ions, une des \u00eeles les plus \u00e9loi-\ngn\u00e9es des Orcades. C\u2019\u00e9tait un endroit qui convenait assez bien \u00e0 mon travail, en fait une \u00eele rocheu se dont les flancs \u00e9taient conti-\nnuellement battus par les vagues. Le sol y \u00e9tait pauvre et c'est \u00e0 peine s'il offrait un peu de p\u00e2tu re \u00e0 quelques vaches. Quant aux \nhabitants ils n'\u00e9taient que cinq dont les membres malades et d\u00e9-charn\u00e9s prouvaient la vie lamentable. Pour disposer de l\u00e9gumes, de pain et m\u00eame d'eau fra\u00eeche, ils devaient, lorsqu'ils pouvaient se permettre ce luxe, gagner le continent, \u00e0 cinq miles de l\u00e0. \n Dans toute l'\u00eele, il n'y avait que trois mis\u00e9rables cabanes dont \nu n e , a u m o m e n t o \u00f9 j ' a r r i v a i , \u00e9 t a i t i n o c c u p \u00e9 e . J e l a l o u a i . E l l e s e composait de deux pi\u00e8ces o\u00f9 dominaient la crasse et l'abandon. Le toit de chaume s'\u00e9tait effondr\u00e9, les murs n'avaient plus de pl\u00e2tre et la porte \u00e9tait sortie de ses gonds. Je proc\u00e9dai \u00e0 quelques r\u00e9para-tions, achetai des meubles et pris possession de cette b\u00e2tisse -ce qui aurait d\u00fb sans doute \u00e9tonner les habitants de l'\u00eele s'ils n'\u00e9taient pas \u00e0 ce point englu\u00e9s dans leur so rdide mis\u00e8re. De la sorte, je v\u00e9-\ncus \u00e0 l'abri des regards et de toute g\u00eane et m\u00eame une distribution de v\u00eatements et de nourriture ne me valut presque aucun remer-\nciement, tant ces gens-l\u00e0, habitu\u00e9s \u00e0 souffrir, \u00e9taient incapables d'avoir les r\u00e9actions humaines les plus \u00e9l\u00e9mentaires. \n L a m a t i n \u00e9 e , j e l a c o n s a c r a i s a u t r a v a i l . L e s o i r , q u a n d l e \ntemps \u00e9tait favorable, j'allais me promener sur la plage de galets pour \u00e9couter les vagues mugir et bondir \u00e0 mes pieds. C'\u00e9tait un spectacle monotone mais qui variait toujours. Je songeais \u00e0 la Suisse. Comme elle \u00e9tait diff\u00e9rente de ce paysage d\u00e9sol\u00e9 et terri-\nfiant ! Ses collines sont couvertes de vignobles, ses chalets sont \ndiss\u00e9min\u00e9s \u00e0 travers les plaines ! Ses superbes lacs refl\u00e8tent des cieux bleus et sereins et, lorsqu'ils sont remu\u00e9s par les vents, leur \u2013 193 \u2013 tumulte, compar\u00e9 au rugissement de l'oc\u00e9an immense, n'est qu'un \njeu d'enfant. \n J'avais ainsi r\u00e9parti mon temps au d\u00e9but. Mais, au fur et \u00e0 \nmesure que je progressais dans mo n travail, il m'horrifiait et me \npesait de plus en plus. Parfois, des journ\u00e9es enti\u00e8res, je ne me sen-tais plus capable de p\u00e9n\u00e9trer dans mon laboratoire et, \u00e0 d'autres moments, je travaillais nuit et jour pour achever ma t\u00e2che. Mais je m'\u00e9tais attel\u00e9 \u00e0 une \u0153uvre inou\u00efe. \u00c0 l\u2019\u00e9poque de ma premi\u00e8re ex-p\u00e9rience, une esp\u00e8ce d'enthousiasme fou m'avait emp\u00each\u00e9 de voir l'horreur de ce que je faisais. Mes esprits avaient \u00e9t\u00e9 totalement accapar\u00e9s par l'accomplissement de ma t\u00e2che et mes yeux ne voyaient pas l'horreur grandissante. Mais \u00e0 pr\u00e9sent j'agissais de \nsang-froid et souvent, au milieu de mon travail, mon c\u0153ur se sou-\nlevait. \n Pris, occup\u00e9 par la plus \u00e9pouvantable besogne, plong\u00e9 dans \nune solitude o\u00f9 rien ne venait, ne f\u00fbt-ce qu'une seconde, distraire \nmon attention, je perdis peu \u00e0 peu mon \u00e9quilibre. Je devenais irri-table et f\u00e9brile. \u00c0 chaque instant, j'avais peur de rencontrer mon \npers\u00e9cuteur. Parfois, je restais a ssis, les yeux fix\u00e9s sur le sol, \nn'osant pas les lever, dans la craint e de voir surgir l'objet m\u00eame de \nmes effrois. Et je n'osais plus non plus m'\u00e9loigner de la vue de mes s e m b l a b l e s d e p e u r q u e l e m o n s t r e , m e s a c h a n t s e u l , n e v \u00ee n t r \u00e9 -clamer sa compagne. Et pourtant je progressais et mon travail avait d\u00e9j\u00e0 consid\u00e9rablement avanc\u00e9. J'envisageais son ach\u00e8vement avec un espoir trouble que je n' osais m\u00eame plus mettre en ques-\ntion, malgr\u00e9 les terribles et obscurs pressentiments que je nourris-sais au fond de mon c\u0153ur. \u2013 194 \u2013 XX \nUn soir, je me trouvais dans mo n laboratoire. Le soleil avait \ndisparu et la lune venait juste de se lever au-dessus de la mer. Il ne me restait plus assez de lumi\u00e8re pour travailler et je demeurai l\u00e0, perplexe, me demandant si j'allais abandonner ma t\u00e2che pour la nuit ou si, en m'appliquant plus encore, je ne pourrais pas plus \nvite la mener \u00e0 bonne fin. Comme je m'interrogeais, une foule de pens\u00e9es vinrent m'assaillir et je me mis \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir sur les cons\u00e9-quences de mon acte. Trois ans plus t\u00f4t, je m'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9 dans la m\u00eame voie et j'avais cr\u00e9\u00e9 un d\u00e9mon dont l'effroyable bar-barie m'avait d\u00e9chir\u00e9 le c\u0153ur et avait fait na\u00eetre en moi les re-mords les plus amers. Et maintena nt, j'\u00e9tais sur le point de fabri-\nquer une autre cr\u00e9ature dont je ne savais pas quelles seraient les dispositions d'esprit. Elle pouvait \u00eatre mille fois plus mauvaise que la premi\u00e8re et prendre plaisir \u00e0 tuer et \u00e0 semer la d\u00e9solation. \n Le d\u00e9mon, lui, avait jur\u00e9 de quitter le voisinage des hommes \net de se cacher dans les d\u00e9serts. Mais que dire de sa compagne ? Elle qui, selon toute probabilit\u00e9, allait devenir un animal dou\u00e9 de \npens\u00e9e et de raison, refuserait peut-\u00eatre de se soumettre \u00e0 un pacte conclu avant sa cr\u00e9ation. Et s'ils se ha\u00efssaient mutuelle-\nment ? Le monstre qui existait d\u00e9j\u00e0 et qui avait en horreur sa pro-\npre difformit\u00e9 n'allait-il pas se d\u00e9tester plus encore quand il ver-rait sous ses yeux sa r\u00e9plique f\u00e9minine ? Et celle-ci \u00e9galement se-rait peut-\u00eatre amen\u00e9e \u00e0 se d\u00e9tourner de lui pour pr\u00e9f\u00e9rer la beaut\u00e9 des hommes ? Si jamais elle l'abandonnait, il se retrouverait seul, ulc\u00e9r\u00e9 par cette nouvelle provocation faite par une cr\u00e9ature de son esp\u00e8ce. \n \u2013 195 \u2013 Si m\u00eame ils quittaient l'Europe et allaient habiter les d\u00e9serts \ndu nouveau monde, l'un des premiers effets de cette sympathie \ndont le monstre avait tant besoin serait une procr\u00e9ation \u2013 une race \nde d\u00e9mons se propagerait sur le monde et, tout en semant la ter-\nreur, mettrait l'existence du genre humain en p\u00e9ril. Avais-je le \ndroit, pour servir mes propres int\u00e9r\u00eats, d'infliger cette mal\u00e9diction sur les g\u00e9n\u00e9rations \u00e0 venir ? J'avais d'abord \u00e9t\u00e9 touch\u00e9 par les so-phismes de l'\u00eatre que j'avais cr\u00e9\u00e9 je m'\u00e9tais laiss\u00e9 impressionner par ses menaces diaboliques, mais, maintenant, pour la premi\u00e8re fois, le p\u00e9ril que constituait ma promesse s\u2019imposa \u00e0 moi. Je trem-blai en pensant que les g\u00e9n\u00e9ra tions futures me maudiraient \ncomme la peste, moi qui n'avais pas h\u00e9sit\u00e9, pour sauvegarder ma propre paix, de compromettre sans doute la survie de la race hu-\nmaine tout enti\u00e8re. \n Je frissonnai. Mon c\u0153ur se souleva tout \u00e0 coup, lorsque, re-\ndressant la t\u00eate, je vis au clair de lune le monstre qui me fixait par la fen\u00eatre. Un rictus immonde lui tordait les l\u00e8vres au moment o\u00f9 il me regardait, alors qu'il \u00e9tait venu constater l'\u00e9tat d'avancement des travaux qu'il m'avait impos\u00e9e. Ainsi donc, il m'avait suivi dans \nmes p\u00e9riples ! Il avait parcouru les for\u00eats, s'\u00e9tait dissimul\u00e9 dans \ndes grottes, s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 parmi les bruy\u00e8res et les landes d\u00e9ser-tes ! Et, \u00e0 pr\u00e9sent, il venait pour appr\u00e9cier mes progr\u00e8s et exiger que je remplisse ma promesse jusqu'au bout. \n Tandis que je le regardais, sa figure exprima la tra\u00eetrise et la \nmalice la plus noire. Je me rendis compte \u00e0 quel point j'avais \u00e9t\u00e9 fou de lui promettre une cr\u00e9ature qui lui ressemblerait et, trem-blant \u00e0 l'exc\u00e8s, je mis en pi\u00e8ce to ut ce que j'avais entrepris. Le \nmonstre me vit d\u00e9truire la cr\u00e9ature dont l'existence future allait lui \nassurer le bonheur et, avec un hu rlement de d\u00e9sespoir et de ven-\ngeance, il disparut. \n \u2013 196 \u2013 Je quittai le laboratoire et, apr\u00e8s avoir ferm\u00e9 la porte \u00e0 clef, je \nfis le serment solennel de ne plus jamais reprendre mes travaux. \nPuis, d'un pas h\u00e9sitant, je gagnai ma chambre \u00e0 coucher. J'\u00e9tais seul. Personne n'\u00e9tait \u00e0 mes c\u00f4t\u00e9s pour dissiper ma tristesse et m'arracher de ce climat oppressant de cauchemar \u00e9pouvantable. \n Les heures s'\u00e9coul\u00e8rent. Je me tenais pr\u00e8s de la fen\u00eatre et re-\ngardais en direction de la mer. Elle \u00e9tait presque immobile, car le vent \u00e9tait tomb\u00e9. Toute la nature se reposait sous le regard tran-quille de la lune. Quelques barques de p\u00eacheurs se d\u00e9tachaient seulement sur l'eau et, de loin en loin, une brise l\u00e9g\u00e8re amenait jusqu'\u00e0 moi le bruit des voix des p\u00eacheurs qui se h\u00e9laient. Je per-cevais le silence, bien que je n'eusse pas tout \u00e0 fait conscience de son \u00e9tendue. Mais soudain, j'entend is un bruit de rame le long du \nrivage et quelqu'un d\u00e9barqua tout pr\u00e8s de ma maison. \n Quelques minutes plus tard, je m'aper\u00e7us que ma porte grin-\n\u00e7ait, un peu comme si on cherchait \u00e0 ouvrir avec douceur. Je tremblais de la t\u00eate aux pieds. J'avais le pressentiment de savoir qui c'\u00e9tait et je me dis que je de vais appeler un de mes voisins. \nMais j'\u00e9prouvais cette impression d'abandon qu'on a si souvent \ndans les r\u00eaves, quand on essaie en vain de chasser un danger qui \nvous menace : je ne pouvais pas bouger. \n Bient\u00f4t, je per\u00e7us des bruits de pas dans le couloir. La porte \ns'ouvrit et le monstre que je craignais fit son apparition. Il ferma la porte, s'approcha de moi et me dit d'une voix assourdie : \n \u2013 Tu as d\u00e9truit l'\u0153uvre que tu avais commenc\u00e9e. Quelle est \ndonc ton intention ? Oserais-tu rompre ta promesse ? J'ai essuy\u00e9 bien des souffrances et des mis\u00e8res. J'ai quitt\u00e9 la Suisse en m\u00eame temps que toi, j'ai parcouru les ri ves du Rhin, travers\u00e9 ses \u00eeles cou-\nvertes de saules et les sommets de ses montagnes. De nombreux mois, j'ai v\u00e9cu au milieu des landes anglaises et dans des endroits \u2013 197 \u2013 d\u00e9serts, en \u00c9cosse. J'ai d\u00fb affronter la fatigue, le froid, la faim. \nPourrais-tu annihiler mes esp\u00e9rances ? \n \u2013 Va-t'en ! Je romps mon engagement ! Jamais je ne cr\u00e9erai \nun \u00eatre qui te ressemble, qui ait ta laideur et tes turpitudes ! \n \u2013 Esclave ! J'ai parl\u00e9 avec toi, il y a quelque temps mais tu as \nmontr\u00e9 que tu \u00e9tais indigne de ma condescendance ! Souviens-toi \nque je suis puissant. Tu te crois peut-\u00eatre malheureux mais je peux \nt'accabler plus encore au point que tu en viendras \u00e0 d\u00e9tester la lu-mi\u00e8re du jour. Tu es mon cr\u00e9ateur mais moi je suis ton ma\u00eetre. Tu \nob\u00e9iras ! \n \u2013 L'heure de mon h\u00e9sitation est r\u00e9volue et voil\u00e0 que com-\nmence l'\u00e8re de ton pouvoir. Tes menaces ne pourront pas me pousser \u00e0 accomplir un acte de crua ut\u00e9. Au contraire, elles ne font \nque renforcer ma d\u00e9termination de ne pas cr\u00e9er ta compagne de \nvice. Pourrais-je, de sang- froid, l\u00e2cher sur la terre un d\u00e9mon qui ne se compla\u00eet que dans le meurtr e et le mal ? Va-t'en ! Je suis \nin\u00e9branlable et tes paroles ne pou rraient qu'exasp\u00e9rer ma fureur ! \n Le monstre lut sur mon visage \u00e0 quel point j'\u00e9tais d\u00e9termin\u00e9 \net, dans sa rage impuissante, il se mit \u00e0 grincer les dents. \n \u2013 Chaque \u00eatre humain, s'\u00e9cria-t-il , peut s'associer \u00e0 un de ses \nsemblables, chaque animal est dot\u00e9 d'une femelle et tu voudrais que je reste seul ? J'avais des se ntiments d'affection et on n'y a \nr\u00e9pondu que par la haine et le m\u00e9 pris. Homme ! tu peux me d\u00e9tes-\nter mais fais attention ! Tes jours se passeront dans la souffrance et le malheur et bient\u00f4t je frapperai le coup qui t'enl\u00e8vera la paix \npour toujours. Seras-tu heureux si moi je devais ramper sous le poids de ma d\u00e9tresse ? Tu as la possibilit\u00e9 de me priver de toute passion mais la vengeance, elle, re stera \u2013 la vengeance qui me sera \naussi indispensable que la lumi\u00e8re et la nourriture ! Je mourrai \u2013 198 \u2013 peut-\u00eatre mais auparavant toi, mon tyran et mon bourreau, tu \nmaudiras le soleil qui verra tout es tes infortunes. Prends garde, \nparce que je suis sans peur et to ut-puissant ! Je vais te guetter \navec la ruse du serpent pour ve nir te piquer avec son venin ! \nHomme, tu te repentiras des maux que tu m'infliges ! \n \u2013 Cela suffit, d\u00e9mon ! N'empoisonne pas l'air de tes paroles \nimmondes ! Je t'ai fait part de ma d\u00e9cision et je ne suis pas l\u00e2che pour c\u00e9der devant tes menaces. Disparais, je reste inflexible ! \n \u2013 C'est bien, je m'en vais mais rappelle-toi, tu me retrouveras \nla nuit de tes noces. \n Je bondis sur lui et m'exclamai : \u2013 Odieuse cr\u00e9ature ! Avant de signer mon arr\u00eat de mort, es-\nsaie d'assurer ta propre survie ! \n Je voulus le saisir mais il m' \u00e9vita et se pr\u00e9cipita hors de la \nmaison. Apr\u00e8s quelques instants, je le vis sur sa barque qui filait \nsur l'eau \u00e0 la vitesse d'une fl\u00e8che, et bient\u00f4t il disparut au milieu \ndes vagues. \n Tout \u00e9tait de nouveau silencieux mais les paroles du monstre \nr\u00e9sonnaient encore \u00e0 mes oreilles. Bouillant de rage, je voulais \npoursuivre l'assassin et le pr\u00e9cipiter dans l'oc\u00e9an. Perturb\u00e9 \u00e0 l'ex-tr\u00eame, je me mis \u00e0 arpenter ma chambre, tandis que mon imagi-nation me sugg\u00e9rait mille figures qui me tourmentaient et me fai-saient souffrir. \n Pourquoi ne l'avais-je pas suivi pour me mesurer avec lui \ndans un combat mortel ? Mais je l'avais laiss\u00e9 partir et il avait ga-gn\u00e9 directement le continent. Je tremblais en me demandant quelle serait la prochaine victime offerte en sacrifice \u00e0 son insatia-\u2013 199 \u2013 ble vengeance. Et je me rappelai alors ses paroles : \u00ab Tu me re-\ntrouveras la nuit de tes noces\u2019 \u00bb C'\u00e9tait donc \u00e0 ce moment-l\u00e0 que \ns'accomplirait ma destin\u00e9e. Ce jour -l\u00e0 j'allais mourir et ainsi se-\nraient satisfaits ses instincts pervers. Cette id\u00e9e me fit peur. \n Pourtant, comme je pensais \u00e0 ma tendre \u00c9lisabeth, la voyant \nverser des larmes de tristesse parce qu'on avait arrach\u00e9 de ses bras celui qu'elle aimait, pour la premi\u00e8re fois depuis des mois je me mis \u00e0 pleurer et je d\u00e9cidai de tout entreprendre pour ne pas suc-comber aux griffes de mon ennemi. \n La nuit se passa, et le soleil se leva sur l'oc\u00e9an. J'\u00e9tais un peu \nplus calme, si tant est qu'on pui sse parler de calme quand la rage \nla plus violente c\u00e8de la place au d\u00e9sespoir le plus profond. Je quit-tai ma maison o\u00f9 s'\u00e9tait d\u00e9roul\u00e9e l'\u00e9pouvantable sc\u00e8ne de la nuit \nderni\u00e8re et allai me promener le long du rivage. La mer me fit \nl'impression d'une barri\u00e8re insurmontable dress\u00e9e entre mes sem-blables et moi. Oh ! si au moins cela avait \u00e9t\u00e9 possible ! J'aurais voulu passer mon existence sur ce rocher d\u00e9nud\u00e9, p\u00e9niblement, \nsans aucun doute, mais ne devant plus subir le choc soudain d'un \nmalheur. Si je partais, ce serait po ur \u00eatre sacrifi\u00e9 ou pour voir un \nd e c e u x q u e j ' a i m a i s t o m b e r s o u s l ' e m p i r e d u d \u00e9 m o n q u e j ' a v a i s moi-m\u00eame cr\u00e9\u00e9. \n J'errai sur l'\u00eele comme un spectr e inquiet, s\u00e9par\u00e9 de tout ce \nqui \u00e9tait ma joie, meurtri par cette s\u00e9paration. Vers midi, alors que le soleil \u00e9tait \u00e0 son z\u00e9nith, je me couchai sur l'herbe et m'abandon-nai \u00e0 un profond sommeil. J'avais veill\u00e9 toute la nuit pr\u00e9c\u00e9dente, j'avais les nerfs \u00e0 bout et les yeux alourdis par la fatigue et la tourmente. Le sommeil o\u00f9 je me perdis me fit du bien. Quand je me r\u00e9veillai, je sentis que j'a ppartenais \u00e0 nouveau au genre hu-\nmain et me mis \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir sur les \u00e9v\u00e9nements avec une plus grande lucidit\u00e9. N\u00e9anmoins, les paroles du monstre, tel un glas, me r\u00e9sonnaient toujours aux oreille s. On aurait dit qu'elles fai-\u2013 200 \u2013 saient partie d'un r\u00eave et, en m\u00eame temps, elles \u00e9taient distinctes \net r\u00e9ellement oppressantes. \n Le soleil \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 bas et je me trouvais sur la gr\u00e8ve en train \nd'apaiser ma faim en mangeant une galette de ma\u00efs, quand je vis une barque de p\u00eacheur venir ve rs moi ainsi qu'un homme qui \nm'apportait un paquet. Ce paquet contenait des lettres en prove-nance de Gen\u00e8ve et une qui m'av ait \u00e9t\u00e9 adress\u00e9e par Clerval. Il \ndisait qu'il perdait un peu son te mps et que ses amis de Londres \nsouhaitaient son retour pour conc lure les n\u00e9gociations qu'il avait \nentam\u00e9es en vue de son d\u00e9part aux Indes. Celui-ci, il ne d\u00e9sirait \npas le retarder davantage mais pu isque son s\u00e9jour \u00e0 Londres serait \nsuivi, plus vite qu'il ne l'avait suppos\u00e9, d'un tr\u00e8s long voyage, il me suppliait de lui accorder le plus de temps possible. Il voulait donc \nque je quitte mon \u00eele solitaire et le rencontre \u00e0 Perth d'o\u00f9 nous pourrions repartir vers le sud. Cette lettre, jusqu'\u00e0 un certain point ; me rappelait vers la vie et je d\u00e9cidai de prendre la route dans les deux jours. \n Toutefois, avant de partir, il me fallait encore accomplir une \nt\u00e2che qui me d\u00e9go\u00fbtait. Je devais emballer mon mat\u00e9riel et, pour \nce faire, entrer dans la pi\u00e8ce qui avait \u00e9t\u00e9 le th\u00e9\u00e2tre de mon odieuse besogne et manipuler des instruments dont la vue m'hor-\nripilait. Le lendemain, \u00e0 l'aube, je m'armai de courage et ouvris la porte de mon laboratoire. Les restes de la cr\u00e9ature inachev\u00e9e que j'avais d\u00e9truite \u00e9taient jonch\u00e9s sur le sol et j'eus l'impression que j'avais mutil\u00e9 la chair vivante d'un \u00eatre humain. J'h\u00e9sitai, avant de \nreprendre mes esprits et de p\u00e9n\u00e9trer dans le laboratoire. En trem-\nblant, j'emportai mes instruments hors de la pi\u00e8ce mais je me dis que je ne pouvais pas abandonner l\u00e0 les restes de mon \u0153uvre, si-\nnon pour exciter l'horreur et la suspicion chez les paysans. Aussi-t\u00f4t, je les r\u00e9unis dans un panier sur lequel je pla\u00e7ai une grande \nquantit\u00e9 de pierres et je d\u00e9cidai de le jeter dans la mer, cette m\u00eame \u2013 201 \u2013 nuit. Puis, je descendis sur la pl ace et me mis \u00e0 nettoyer et \u00e0 ran-\nger mon mat\u00e9riel. \n Depuis la nuit o\u00f9 le d\u00e9mon m'\u00e9tait apparu, j'avais subi une \ntransformation radicale \u2013 et aucu n \u00eatre humain peut avoir chang\u00e9 \n\u00e0 ce point. Auparavant, je consid\u00e9r ais que ma promesse devait \u00eatre \ntenue, en d\u00e9pit du profond d\u00e9sespoir qu'elle faisait na\u00eetre en moi et nonobstant toutes les cons\u00e9quenc es possibles. Mais \u00e0 pr\u00e9sent, il \nme semblait qu'un voile s'\u00e9tait d\u00e9 chir\u00e9 devant mes yeux et que, \npour la premi\u00e8re fois, je voyais les choses clairement. Pas un seul instant, ne me revint l'id\u00e9e de reprendre mes travaux. \n Certes existait toujours la mena ce que le monstre faisait peser \nsur moi mais je ne pensai pas qu'u n acte volontaire de ma part p\u00fbt \nl'annihiler. Je savais que cr\u00e9er un second monstre semblable au \npremier \u00e9tait la marque de l'\u00e9go\u00efsme le plus abject et le plus atroce et je bannis de mon esprit toute pens\u00e9e qui m'aurait amen\u00e9 \u00e0 une \nautre conclusion. \n La lune se leva entre deux ou trois heures du matin. \u00c0 ce \nmoment, je mis mon panier dans une petite embarcation et \nm'\u00e9loignai des c\u00f4tes d'environ quatre miles. L'endroit \u00e9tait parfai-tement solitaire. Quelques bateaux gagnaient la terre mais je les \u00e9vitai. J'avais le sentiment que j'\u00e9tais sur le point de commettre un crime affreux et j'avais atrocement peur de rencontrer un \u00eatre humain. Bient\u00f4t, la lune qui brillait jusque-l\u00e0 disparut derri\u00e8re un \u00e9pais nuage et je profitai de l'ob scurit\u00e9 pour jeter mon panier dans \nla mer. J'entendis un clapotis, comme le panier fendait les flots. Le \nciel \u00e9tait devenu nuageux mais l'air \u00e9tait pur, quoique refroidi par le vent du nord qui s'\u00e9tait lev\u00e9. Mais cela me rafra\u00eechit et me causa une sensation si agr\u00e9able que je voul us encore rester sur l'eau. Je \nbloquai le gouvernail et m'\u00e9tendis au fond de l'embarcation. Des nuages cachaient la lune, les t\u00e9n\u00e8bres s'\u00e9paississaient et je n'en-\u2013 202 \u2013 tendais plus que le bruit du bateau fouett\u00e9 par les vagues. Berc\u00e9 \npar ce murmure, je m'endormis apr\u00e8s tr\u00e8s peu de temps. \n Combien de temps suis-je rest\u00e9 l\u00e0 ? Je ne pourrais pas le dire \nmais, lorsque je me r\u00e9veillai, je m'aper\u00e7us que le soleil brillait d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s haut au milieu des cieux. Le vent \u00e9tait violent, et les vagues soulevaient de plus en plus fortement mon petit bateau. Je me rendis compte que le vent soufflait du nord-est et que je devais me \ntrouver tr\u00e8s loin de l'endroit o\u00f9 je m'\u00e9tais embarqu\u00e9. Je m'effor\u00e7ai \nde changer de trajectoire mais, tr\u00e8s vite, je constatai que par l\u00e0 je risquais de faire chavirer mon bateau. \n Dans ces conditions, ma seule ressource consistait \u00e0 me lais-\nser pousser par le vent. J'avoue que ma panique \u00e9tait grande. Je n'avais pas de boussole avec moi et je connaissais si mal la g\u00e9ogra-phie de cette partie du monde que la position du soleil ne pouvait \npas me servir. J'aurais pu d\u00e9river vers l'Atlantique et y conna\u00eetre les affres de la faim et de la soif avant d'\u00eatre englouti par les eaux qui grondaient et mugissaient alen tour. Il y avait d\u00e9j\u00e0 plusieurs \nheures que j'\u00e9tais parti et je commen\u00e7ais \u00e0 \u00e9prouver les tourments de la soif \u2013 pr\u00e9lude \u00e0 d'autres sou ffrances. Je regardai les cieux qui \n\u00e9taient couverts de nuages, lesque ls, sans cesse, \u00e9taient pouss\u00e9s \npar les vents. Puis je contemplai la mer : elle pouvait \u00eatre ma tombe. \n \u2013 Monstre ! m'\u00e9criai-je. Ta t\u00e2che est donc accomplie ! Je songeai \u00e0 \u00c9lisabeth, \u00e0 mon p\u00e8re, \u00e0 Clerval \u2013 ils \u00e9taient \nabandonn\u00e9s, d\u00e9sormais \u00e0 la merc i des passions et des instincts \nsanguinaires du monstre. Et cette pens\u00e9e ne fit qu'attiser mon d\u00e9-sespoir et me fit tellement souffr ir que maintenant encore, alors \nque le drame va conna\u00eetre son d\u00e9roulement, j'en fr\u00e9mis. \n \u2013 203 \u2013 Plusieurs heures se pass\u00e8rent ainsi. Puis, petit \u00e0 petit, tandis \nque le soleil descendait sur l'horizo n, le vent ne devint plus qu'une \nbrise l\u00e9g\u00e8re et les vagues furent moins fortes. Mais la houle, elle, \nne disparut pas. Je me sentais malade, incapable de tenir le gou-vernail, lorsque soudain j'aper\u00e7us des falaises en direction du sud. \n \u00c9puis\u00e9 comme je l'\u00e9tais par la fa tigue et la d\u00e9tresse que j'avais \nd\u00fb endurer durant des heures, j'eu s pourtant, la subite certitude \nque j'allais revivre. Mon c\u0153ur s'emplit de joie et des larmes coul\u00e8-rent de mes yeux. \n Comme les sentiments sont variables, comme est \u00e9trange cet \namour de la vie qui transcende l'exc\u00e8s de la tourmente ! \n En me servant d'une partie de mes v\u00eatements, je fabriquai \nune autre voile et mis rapidement le cap sur la terre. \n C'\u00e9tait, \u00e0 premi\u00e8re vue, une terre sauvage et rocailleuse mais, \ncomme j'approchais, j'aper\u00e7us ais\u00e9me nt des traces de culture. Je \nvis des navires en bordure du rivage et me trouvai tout \u00e0 coup transport\u00e9 dans le monde des hommes civilis\u00e9s. Je longeai soi-gneusement les c\u00f4tes et me guidai sur un clocher dont je pouvais distinguer le sommet au- del\u00e0 d'un promontoire. Comme j'\u00e9tais extr\u00eamement faible, je d\u00e9cidai de ga gner directement la ville o\u00f9 je \npourrais plus facilement me procurer de la nourriture. Par bon-heur, j'avais de l'argent sur moi. En contournant le promontoire, \nj'aper\u00e7us une charmante ville ainsi qu'un joli port o\u00f9 j'entrai, heu-reux d'avoir pu \u00e9chapper \u00e0 mon triste sort. \n Tandis que j'amarrais mon bateau et pliais les voiles, quel-\nques personnes arriv\u00e8rent vers l'endroit o\u00f9 je me tenais. Elles semblaient fort surprises de me voir mais, au lieu de me porter secours, elles se mirent \u00e0 parler en tre elles avec des gestes qui, en \ntout autre occasion, m'auraient inqui\u00e9t\u00e9. Je remarquai unique-\u2013 204 \u2013 ment qu'elles parlaient anglais et c'est dans cette langue que je \nleur adressai la parole : \n \u2013 Mes chers amis, dis-je, auriez-vous l'amabilit\u00e9 de me faire \nconna\u00eetre le nom de cette ville et de me dire o\u00f9 je suis ? \n \u2013 Vous le saurez bient\u00f4t, me r\u00e9pondit un homme d'une voix \nrude. Peut-\u00eatre vous trouvez-vous dans un endroit qui ne sera pas \nvraiment \u00e0 votre go\u00fbt mais, ce qu i est s\u00fbr, c'est qu'on ne demande-\nra pas votre avis pour vous loger. \n J'\u00e9tais particuli\u00e8rement surpris de recevoir une r\u00e9ponse aussi \nbrutale d'un \u00e9tranger et j'\u00e9tais tout aussi d\u00e9concert\u00e9 de lire l'hosti-\nlit\u00e9 sur le visage de ses compagnons. \n \u2013 Pourquoi me r\u00e9pondez-vous aussi bourrument, dis-je. Ce \nn'est certes pas dans les habitudes des Anglais d'accueillir les \u00e9trangers de fa\u00e7on inhospitali\u00e8re ! \n \u2013 Je ne sais pas, dit l'homme, quelle peut \u00eatre l'habitude des \nAnglais mais c'est l'habitude des Irlandais de ha\u00efr les vermines ! \n Tandis que se poursuivait ce cu rieux dialogue, je voyais la \nfoule rapidement grossir. Les visages exprimaient un m\u00e9lange \nd'int\u00e9r\u00eat et de col\u00e8re qui, peu \u00e0 peu, me troubla et me fit peur. Je demandai le chemin d'une auberge mais on ne me r\u00e9pondit pas. Je \nm'avan\u00e7ai et un murmure s'\u00e9leva de la foule qui me suivait et \nm'entourait. Alors surgit un individu qui n'avait pas l'air agr\u00e9able et qui me tapa sur l'\u00e9paule. \n \u2013 Venez, monsieur, me dit-il, vous devez me suivre chez \nM. Kirwin et vous expliquer avec lui. \n \u2013 205 \u2013 \u2013 Qui est M. Kirwin ? Pourquoi dois-je m'expliquer ? Je ne \nsuis pas dans un pays libre ? \n \u2013 Oui, monsieur ; libre pour les gens honn\u00eates. M. Kirwin est \nmagistrat et vous vous explique rez avec lui sur la mort d'un \nhomme qui a \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9 ici, la nuit derni\u00e8re. \n Cette r\u00e9ponse me fit tressaillir ma is, tr\u00e8s vite, je me contr\u00f4lai. \nJ'\u00e9tais innocent \u2013 et je pouvais ais\u00e9ment le prouver. Je suivis donc mon guide en silence et je fus conduit dans une des plus belles maisons de la ville. Je n'\u00e9tais pas loin de tomber de fatigue et de faim, mais, avec la foule qui m'entourait, je me dis qu'il \u00e9tait bon de ne pas me laisser aller car une d\u00e9faillance aurait pu signifier \u00e0 \nleurs veux que j'avais peur ou que j'\u00e9tais coupable. \n Pourtant, je ne m'attendais gu\u00e8r e \u00e0 la calamit\u00e9 qui allait sur-\nvenir quelques instants plus tard et \u00e9touffer dans l'horreur et le d\u00e9sespoir toute crainte d'ignominie et de mort. \n Il faut que je m'interrompe un peu car je dois rassembler tou-\ntes mes forces pour me rappeler dans le moindre d\u00e9tail les \u00e9v\u00e9ne-\nments pharamineux que je vais vous relater. \u2013 206 \u2013 XXI \nJe fus bient\u00f4t conduit devant un magistrat, un vieillard bien-\nveillant aux allures calmes et distingu\u00e9es. Il me regarda n\u00e9an-moins avec une certaine gravit\u00e9 pu is, se tournant vers les gens qui \nm'accompagnaient, il demanda quels \u00e9taient les t\u00e9moins de l'af-faire. \n Une demi-douzaine d'hommes se pr\u00e9sent\u00e8rent. Le magistrat \nd\u00e9signa l'un d'entre eux, lequel fit sa d\u00e9position. \n Il d\u00e9clara qu'il \u00e9tait parti p\u00eacher, la veille au soir, avec son fils \net son beau-fr\u00e8re, Daniel Nugent, mais que vers dix heures, apr\u00e8s avoir observ\u00e9 que le vent du nord \u00e9tait en train de se lever, ils avaient pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 regagn\u00e9 le port. C' \u00e9tait une nuit sans lune, extr\u00ea-\nmement obscure. Au lieu d'accoster dans la rade, ils avaient mouill\u00e9 selon leur habitude, dans une crique, plus ou moins deux miles plus bas. Il \u00e9tait parti le premier, muni d'une partie du ma-t\u00e9riel de p\u00eache, alors que ses co mpagnons le suivaient \u00e0 quelque \ndistance. Comme il avan\u00e7ait le long de la gr\u00e8ve, il avait heurt\u00e9 du pied quelque chose et s'\u00e9tait de tout son long \u00e9tal\u00e9 sur le sol. Ses compagnons lui avaient port\u00e9 secours et, \u00e0 la clart\u00e9 de leur lan-terne, ils s'\u00e9taient rendu compte qu 'il \u00e9tait tomb\u00e9 sur le corps d'un \nhomme mort, selon toute apparence. Ils avaient d'abord cru que c'\u00e9tait l\u00e0 le cadavre d'un noy\u00e9, reje t\u00e9 par la mer sur le rivage. Mais, \npar la suite, ils avaient remarq u\u00e9 que les v\u00eatements de l'homme \nn'\u00e9taient pas mouill\u00e9s et m\u00eame que le corps n'\u00e9tait pas encore tout \n\u00e0 fait froid. Ils l'avaient imm\u00e9diatement transport\u00e9 dans la maison d'une vieille femme qui habitait le s environs et avaient essay\u00e9 en \nvain de le ranimer. Tout semblait indiquer qu'il s'agissait d'un \u2013 207 \u2013 jeune homme qui devait avoir dans les vingt-cinq ans. \u00c0 premi\u00e8re \nvue, il avait \u00e9t\u00e9 \u00e9trangl\u00e9 et, en dehors d'une marque de doigt noire \nautour du cou, on ne voyait sur lui aucune trace de violence. \n La premi\u00e8re partie de cette d\u00e9position ne me concernait nul-\nlement. Mais, lorsque fut mentionn\u00e9e la marque de doigt, je me souvins du meurtre de mon fr\u00e8re et me sentis extr\u00eamement se-cou\u00e9. Mes membres tremblaient, un voile me couvrit les yeux et je \ndus m'appuyer sur une chaise pour me retenir. Le magistrat m'ob-servait d'un \u0153il attentif et, naturellement, mon attitude ne pr\u00e9sa-geait rien de bon. \n Les propos du p\u00eacheur furent confirm\u00e9s par son fils. Mais \nquand Daniel Nugent prit la par ole, il affirma cat\u00e9goriquement \nque, juste avant la chute de son co mpagnon, il avait vu un bateau \no\u00f9 il n'y avait qu'un homme, \u00e0 une faible distance du rivage. Et, \npour autant qu'il \u00e9tait possible d'en juger \u00e0 la lueur des quelques rares \u00e9toiles, c'\u00e9tait l\u00e0 le m\u00eame bateau que celui dans lequel j'avais accost\u00e9. \n Puis, une femme qui vivait pr\u00e8s de la plage et s'\u00e9tait tenue sur \nle seuil de sa maison pour guetter le retour des p\u00eacheurs d\u00e9clara qu'une heure avant qu'on ne lui ap prenne la d\u00e9couverte du corps, \nelle avait aper\u00e7u un bateau n'ayant qu'un seul homme \u00e0 bord, tout pr\u00e8s du rivage, non loin de l'endroit o\u00f9 on avait trouv\u00e9 le cadavre. \n La femme chez qui les p\u00e9cheurs avaient apport\u00e9 la malheu-\nreuse victime confirma les faits. Le corps n'\u00e9tait pas froid. On l'avait \u00e9tendu sur un lit et on l'avait frictionn\u00e9. Bien que le jeune homme f\u00fbt sans vie, Daniel s'\u00e9tai t rendu en ville pour qu\u00e9rir un \napothicaire. \n Plusieurs autres personnes fure nt interrog\u00e9es au sujet de \nmon accostage. Elles s'accord\u00e8rent po ur dire que, par suite du vent \u2013 208 \u2013 du nord qui s'\u00e9tait lev\u00e9 au milieu de la nuit, il \u00e9tait presque certain \nque j'avais d\u00e9riv\u00e9 durant de nombreuses heures et que j'avais \u00e9t\u00e9 \ncontraint de revenir tout pr\u00e8s de mon point de d\u00e9part. En outre, \nils firent observer que j'avais vraisemblablement amen\u00e9 le corps d'un autre endroit et que, ne co nnaissant sans doute pas la c\u00f4te, \nj'avais gagn\u00e9 le port, sans savoir quelle distance s\u00e9parait la ville du lieu o\u00f9 j'avais d\u00e9pos\u00e9 le cadavre. \n Apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 ces d\u00e9clarations, M. Kirwin souhaita me \nconduire dans la pi\u00e8ce o\u00f9 on avait plac\u00e9 le corps, en attendant l'inhumation. Il voulait sans doute se rendre compte de l'effet qu'exercerait sur moi ce spectacle. \n L'id\u00e9e lui \u00e9tait probablement venue au moment o\u00f9 j'avais \nmanifest\u00e9 une grande f\u00e9brilit\u00e9, alors que les circonstances du meurtre \u00e9taient d\u00e9crites. Je fus do nc emmen\u00e9 \u00e0 l'auberge, escort\u00e9 \npar le magistrat et par de nomb reuses autres personnes. Les \n\u00e9tranges co\u00efncidences de cette nuit fatidique ne pouvaient pas manquer de m'impressionner. \n Pourtant, comme je savais tr\u00e8s bien que j'\u00e9tais en train de \ndiscuter avec les habitants de mon \u00eele \u00e0 l'heure o\u00f9 le cadavre avait \n\u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert, je ne me faisais aucune inqui\u00e9tude sur les cons\u00e9-\nquences de cette affaire. \n J'entrai dans la pi\u00e8ce o\u00f9 on avait d\u00e9pos\u00e9 le corps et m'appro-\nchai du cercueil. Comment d\u00e9crire mes r\u00e9actions en d\u00e9couvrant le \ncadavre ? Je me sens encore sous le coup de l'horreur et je ne peux \npas penser \u00e0 cet \u00e9pouvantable instant sans souffrir le martyre. L'interrogatoire, la pr\u00e9sence du magistrat et des t\u00e9moins, tout, comme dans un r\u00eave, disparut de mo n esprit lorsque je vis, couch\u00e9 \ndevant moi le corps inanim\u00e9 de Henry Clerval. Je chancelai et, me pr\u00e9cipitant sur lui, je m'\u00e9criai : \n \u2013 209 \u2013 \u2013 Mes machinations criminelles ont donc eu \u00e9galement rai-\nson de ton existence, mon cher Henry ! J'ai d\u00e9j\u00e0 d\u00e9truit deux \u00eatres \nhumains. D'autres victimes vont encore succomber ! Mais toi, Clerval, mon ami, mon bienfaiteur\u2026 \n Un homme ne peut pas supporter longtemps une telle dou-\nleur : en proie \u00e0 de violentes conv ulsions, je fus conduit hors de la \npi\u00e8ce. \n La fi\u00e8vre me saisit. Pendant deux mois, je fus entre la vie et l\u00e0 \nmort. Mes d\u00e9lires, je l'appris plus tard, \u00e9taient effroyables. Je m'accusais du meurtre de William, de Justine, de Clerval. Parfois, \nje suppliais ceux qui m'assistaien t de d\u00e9truire le d\u00e9mon qui me \ntiraillait. Parfois aussi, je sentais les doigts du monstre qui me ser-\nraient le cou et je hurlais de terreur. Par bonheur, comme je m'ex-primais dans ma langue materne lle, seul M. Kriwin me compre-\nnait. Mais mes gesticulations et mes cris suffisaient \u00e0 effrayer les autres t\u00e9moins. \n Pourquoi ne suis-je pas mort ? Moi qui suis l'homme le plus \nmis\u00e9rable de la terre, j'aurais d\u00fb, n'est-ce pas, dispara\u00eetre dans l'oubli et le n\u00e9ant ? La mort em porte bien d'innombrables enfants \nen qui leurs parents avaient mis toutes leurs esp\u00e9rances ! Et com-bien de fianc\u00e9s et de jeunes amants, apr\u00e8s avoir connu le plaisir et l'ivresse, sont du jour au lendemain men\u00e9s au tombeau et rong\u00e9s par les vers ! De quoi \u00e9tais-je donc fait pour r\u00e9sister \u00e0 toutes ces \n\u00e9preuves qui sans cesse, comme la roue des supplices, venaient me \ntorturer ? \n Mais j'\u00e9tais condamn\u00e9 \u00e0 vivre. Au bout de deux mois, comme \nau sortir d'un r\u00eave, je m'aper\u00e7us que j'\u00e9tais en prison, \u00e9tendu sur un grabat, entour\u00e9 de gardiens, de verrous, de barri\u00e8res et de tout \nce qui se trouve dans un cachot. C'\u00e9tait un matin, je me le rappelle, quand je me rendis compte de ma situation. J'avais oubli\u00e9 les d\u00e9-\u2013 210 \u2013 tails des \u00e9v\u00e9nements que j'avais v\u00e9 cus et il me semblait seulement \nqu'un grand d\u00e9sastre s'\u00e9tait abattu sur moi. \n Mais, alors que je regardais alen tour et voyais les fen\u00eatres \npourvues de barreaux et l'exigu\u00eft\u00e9 de mon cachot, tout me revint en m\u00e9moire et je tressaillis de chagrin. \n Le bruit r\u00e9veilla une femme \u00e2g\u00e9e qui dormait sur une chaise, \n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi. Elle \u00e9tait garde-ma lade, la femme d'un des ge\u00f4liers. \nSes traits exprimaient tous les vice s qui caract\u00e9risent cette race de \ngens. Les lignes de son visage \u00e9taient grossi\u00e8res et rudes, comme celles des personnes habitu\u00e9es \u00e0 voir ma mis\u00e8re, sans jamais s'en \n\u00e9mouvoir. Le ton de sa voix traduisait la plus totale indiff\u00e9rence. Elle me parla en anglais et son intonation me frappa comme si je l'avais d\u00e9j\u00e0 per\u00e7ue du fond de mon d\u00e9lire. \n \u2013 Vous vous sentez mieux \u00e0 pr\u00e9sent ? me demanda-t-elle. Je lui r\u00e9pondis dans la m\u00eame langue, d'une voix affaiblie : \n \u2013 Je crois que oui. Mais si tout cela est vrai, si tout cela n'est \npas un r\u00eave, je regrette d'\u00eatre encore en vie et de ressentir tant de souffrance et tant d'horreur. \n \u2013 Pour \u00e7a, oui, me r\u00e9pondit la vieille femme, si vous voulez \nparler du monsieur que vous avez tu\u00e9, je crois qu'il aurait mieux \nfallu que vous fussiez mort car j'ai l'impression qu'on va \u00eatre dur envers vous ! Mais ce ne sont pas mes affaires ! Je suis ici pour vous soigner et pour vous aider \u00e0 vous r\u00e9tablir et je remplis cons-\nciencieusement mon office. Ce serait bien si tout le monde en fai-sait autant. \n Je me d\u00e9tournai avec d\u00e9go\u00fbt de cette femme qui \u00e9tait capable \nd'adresser des paroles aussi inhu maines \u00e0 un homme qui venait \u2013 211 \u2013 tout juste d'\u00e9chapper \u00e0 la mort. Mais je me sentais encore faible, \ndans l'impossibilit\u00e9 de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 tout ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9. Tous les \n\u00e9v\u00e9nements de ma vie me semblaie nt avoir \u00e9t\u00e9 des r\u00eaves. Parfois, \nje me demandais aussi si c'\u00e9tait vrai car rien ne se pr\u00e9sentait \u00e0 mon esprit avec la clart\u00e9 d'une \u00e9vidence. \n Au fur et \u00e0 mesure que ces images floues se pr\u00e9cisaient, je de-\nvenais plus fi\u00e9vreux. Les t\u00e9n\u00e8bres se pressaient autour de moi. Il n'y avait personne \u00e0 mes c\u00f4t\u00e9s pour me parler d'une voix douce et affectueuse \u2013 aucune main pour me secourir. Le m\u00e9decin venait, me prescrivait des rem\u00e8des que la vieille femme pr\u00e9parait \u00e0 mon intention. Mais le premier me manifestait de l'indiff\u00e9rence et, sur le visage de la seconde, ne se refl\u00e9tait que la rudesse. Qui, en de-hors du bourreau qui \u00e9tait pay\u00e9 pour me pendre, pouvait s'int\u00e9res-ser au sort d'un assassin ? \n C'\u00e9taient l\u00e0 les id\u00e9es qui me traversaient l'esprit. Cependant, j'appris bient\u00f4t que M. Kirwin avait eu pour moi \nles meilleures attentions. Il avait fait en sorte que ma ge\u00f4le fut la \nplus convenable de la prison (mais elle restait bien mis\u00e9rable) et que je puisse \u00eatre secouru par un m\u00e9decin et une garde-malade. Il \nest vrai qu'il ne venait pas me voir souvent : quoiqu'il f\u00fbt d\u00e9sireux de soulager les souffrances d'un \u00eatre humain, il ne voulait sans \ndoute pas assister aux tourments et aux lamentables divagations \nd'un assassin. Il venait donc, de temps \u00e0 autres, constater que l'on \nne me n\u00e9gligeait pas trop mais ses visites \u00e9taient br\u00e8ves et fort es-\npac\u00e9es. \n Un jour, alors que peu \u00e0 peu je me r\u00e9tablissais, j'\u00e9tais assis \nsur une chaise, les yeux \u00e0 moiti\u00e9 ouverts, le visage aussi livide que celui d'un mort, plong\u00e9 dans ma propre mis\u00e8re, et je me disais qu'il valait mieux que je meure plut\u00f4t que de retrouver un monde o\u00f9 tout me rappellerait mes infortunes. En m\u00eame temps, je son-\u2013 212 \u2013 geais \u00e0 me d\u00e9clarer coupable et \u00e0 me soumettre aux \u00e9preuves de la \nloi ainsi que Justine l'avait fait, alors m\u00eame qu'elle \u00e9tait innocente. \n Comme ces pens\u00e9es me venaient, la porte de ma cellule s'ou-\nvrit et M. Kirwin fit son apparit ion. Son visage exprimait la sym-\npathie et la compassion. Il s'assit sur une chaise \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi et \nm'adressa la parole en fran\u00e7ais. \n \u2013 Je crains que cet endroit ne vo us rebute, dit-il. Puis-je faire \nquelque chose qui serait de nature \u00e0 am\u00e9liorer votre sort ? \n \u2013 Je vous remercie mais tout cela n'a plus d'importance pour \nmoi. Je ne pourrais plus jamais sur cette terre recevoir de consola-tion. \n \u2013 Je sais que la sympathie d'un \u00e9tranger risque d'\u00eatre sans ef-\nfet sur quelqu'un comme vous frapp\u00e9 d'une si curieuse disgr\u00e2ce. Mais j'esp\u00e8re que bient\u00f4t vous po urrez quitter ce lieu de mis\u00e8re \ncar je ne doute pas qu'on r\u00e9ussira \u00e0 trouver un t\u00e9moignage qui vous innocentera de ce crime. \n \u2013 C'est bien le dernier de mes soucis. Par un \u00e9trange concours \nde circonstances, je suis devenu le plus mis\u00e9rable des mortels. Pers\u00e9cut\u00e9 et tortur\u00e9 comme je l'ai \u00e9t\u00e9 et comme je le suis, puis-je encore craindre la mort ? \n \u2013 Rien en effet n'est plus affreux ni plus triste que tout ce qui \ns'est pass\u00e9 derni\u00e8rement. \u00c0 la suite d'un accident bizarre, vous avez \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 sur ce rivage, r\u00e9put\u00e9 pour son hospitalit\u00e9, puis aussi-t\u00f4t arr\u00eat\u00e9 et accus\u00e9 de meurtre. Et la premi\u00e8re chose qu'on a mise \nsous vos yeux, c'est le corps de votre ami, tu\u00e9 de mani\u00e8re inexpli-\ncable et plac\u00e9 en quelque sorte par quelque d\u00e9mon sur votre che-min. \n \u2013 213 \u2013 Tandis que M. Kirwin parlait, en d\u00e9pit du trouble que me \ncausait le rappel de mes souffran ces, j'\u00e9tais fortement surpris \nd'apprendre qu'il en savait beaucoup sur moi. Je suppose qu'il lut l'\u00e9tonnement sur mes traits car il s'empressa d'ajouter : \n \u2013 Apr\u00e8s que vous \u00eates tomb\u00e9 malade, tous les papiers qui se \ntrouvaient sur vous m'ont \u00e9t\u00e9 apport \u00e9s. Je les ai examin\u00e9s afin de \npouvoir d\u00e9couvrir quelque renseignement susceptible de mettre votre famille au courant de vos malheurs et de votre \u00e9tat. J'ai trouv\u00e9 quelques lettres et, entre autres, une de votre p\u00e8re. \n Imm\u00e9diatement, j'ai \u00e9crit \u00e0 Gen\u00e8ve. Depuis que j'ai envoy\u00e9 \nma lettre, deux mois se sont \u00e9coul\u00e9s. Mais vous \u00eates toujours ma-lade et maintenant encore vous tremblez. \n Vous devez \u00eatre \u00e0 l'abri de toute \u00e9motion. \u2013 Attendre me serait mille fois plus p\u00e9nible ! Dites-moi donc \nqui est mort, quel autre meurtre il me faut \u00e0 pr\u00e9sent pleurer ! \n \u2013 Votre famille se porte bien, dit M. Kirwin avec gentillesse, \net il y a ici un ami qui est venu vous rendre visite. \n J'ignore la raison pour laque lle cette id\u00e9e s'imposa \u00e0 moi \nmais, \u00e0 cet instant, je crus que c' \u00e9tait l'assassin qui \u00e9tait venu pour \nme narguer et me rendre responsable de la mort de Clerval, afin de me pousser de nouveau \u00e0 satisf aire son d\u00e9sir satanique. Je mis \nla main devant mes yeux et poussai un cri de d\u00e9sespoir : \n \u2013 Oh ! Chassez-le ! Je ne peux pas le voir ! Pour l'amour de \nDieu, ne le laissez pas entrer ! \n \u2013 214 \u2013 M. Kirwin me consid\u00e9ra d'un air troubl\u00e9. Il ne pouvait pas \ns'emp\u00eacher de tenir mon exclam ation pour une pr\u00e9somption de \nma culpabilit\u00e9 et me dit d'un ton s\u00e9v\u00e8re : \n \u2013 J'aurais pens\u00e9, jeune homme, que la pr\u00e9sence de votre p\u00e8re \naurait \u00e9t\u00e9 la bienvenue et voil\u00e0 qu'elle vous inspire une vive r\u00e9pul-sion ! \n \u2013 Mon p\u00e8re ! m'\u00e9criai-je, tandis que tous les muscles de mon \nvisage se rel\u00e2chaient et que disparaissait mon trouble. Mon p\u00e8re est donc venu ? Quel homme merveilleux ! Mais o\u00f9 est-il ? Pour-quoi ne se d\u00e9p\u00eache-t-il pas ? \n Mon changement d'attitude surpri t le magistrat et lui fit plai-\nsir. Sans doute pensait-il que mon exclamation n'avait \u00e9t\u00e9 qu'un retour \u00e9ph\u00e9m\u00e8re de mon d\u00e9lire. Et de nouveau il devint affable. Il se leva et quitta la pi\u00e8ce avec la garde- malade. Un moment plus \ntard, mon p\u00e8re entrait. \n Rien, \u00e0 cet instant, n'aurait pu me procurer une joie plus \ncompl\u00e8te que cette arriv\u00e9e. Je lui tendis les mains et m'\u00e9criai :- Tu es donc sain et sauf !\u2026 Et \u00c9lisabeth\u2026 Et Ernest ? \n Mon p\u00e8re me calma et m'assura que tout le monde allait bien. \nEn abordant des sujets qui \u00e9taient chers \u00e0 mon c\u0153ur, il s'effor\u00e7a ensuite de me redonner courage. Ma is bient\u00f4t il se rendit compte \nqu'une prison n'\u00e9tait pas un havre de bonheur. \n \u2013 Quel endroit tu habites, mon fils ! dit-il, en regardant tris-\ntement les fen\u00eatres grillag\u00e9es et l'aspect sinistre de la cellule. Tu \u00e9tais parti en voyage pour trouver le bonheur mais la fatalit\u00e9 s'acharne sur toi. Le pauvre Clerval\u2019.. \n \u2013 215 \u2013 Le nom de mon ami assassin\u00e9 me causa, dans l'\u00e9tat d'abatte-\nment o\u00f9 je me trouvais, une prof onde \u00e9motion et j'\u00e9clatai en san-\nglots. \n \u2013 H\u00e9las ! Oui, mon p\u00e8re, r\u00e9pondis-je, une terrible fatalit\u00e9 me \npoursuit et je dois vivre pour l'accomplir. Si ce n'\u00e9tait pas le cas, je serais d\u00e9j\u00e0 tomb\u00e9 sur le cercueil d'Henry ! \n On ne nous permit pas de converser plus longtemps, \u00e9tant \ndonn\u00e9 que mon \u00e9tat de sant\u00e9 pr\u00e9caire n\u00e9cessitait le calme le plus absolu. M. Kirwin revint et insi sta pour que je n'\u00e9puise pas mes \nforces dans un effort trop gran d. Mais l'apparition de mon p\u00e8re \navait ressembl\u00e9 \u00e0 mes yeux \u00e0 celle d'un ange secourable et, peu \u00e0 \npeu, je recouvrai ma sant\u00e9. \n Tandis que la maladie disparaissa it, je tombai toutefois dans \nune sombre m\u00e9lancolie que rien ne r\u00e9ussissait \u00e0 dissiper. L'image de Clerval me hantait sans cesse \u2013 Clerval assassin\u00e9 ! \u00c0 plus d'une reprise, l'extr\u00eame agitation dont j'\u00e9tais la proie fit craindre \u00e0 mon entourage une dangereuse rechute. H\u00e9las ! Pourquoi tenaient-ils \ntant \u00e0 pr\u00e9server une existence affreuse et mis\u00e9rable ? C'\u00e9tait s\u00fbre-ment pour que j'accomplisse ma destin\u00e9e qui, \u00e0 pr\u00e9sent, approche de son terme. Bient\u00f4t, oh tr\u00e8s bien t\u00f4t ! la mort aura raison de mes \ntourments et me d\u00e9livrera de cet \u00e9crasant fardeau de souffrance que je porte avec moi. \n Et, une fois la justice ex\u00e9cut\u00e9e, je conna\u00eetrai le repos. Bien \nqu'elle f\u00fbt constamment pr\u00e9sente dans mon esprit, la mort me paraissait cependant lointaine. Des heures et des heures, je restais assis, immobile, prostr\u00e9, attendant une catastrophe brutale qui nous engloutirait, mon destructeur et moi dans ses ruines. \n L'ouverture des assises approchait . Il y avait d\u00e9j\u00e0 trois mois \nque j'\u00e9tais en prison et, quoique je fusse encore tr\u00e8s faible et tou-\u2013 216 \u2013 jours expos\u00e9 \u00e0 une rechute, je fu s contraint de parcourir une cen-\ntaine de miles pour gagner la ville o\u00f9 si\u00e9geait le tribunal. \nM. Kirwin s'occupa lui-m\u00eame de convoquer les t\u00e9moins et de pourvoir \u00e0 ma d\u00e9fense. On m'\u00e9pargna la disgr\u00e2ce de para\u00eetre en public comme un criminel car l'affaire ne fut pas d\u00e9battue devant la cour qui d\u00e9cide de la peine de mort. \n Apr\u00e8s avoir \u00e9tabli la preuve que je me trouvais bien dans les \nOrcades quand le corps de mon am i avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert, le grand \njury m'acquitta. Et, quinze jours apr\u00e8s mon transfert, j'\u00e9tais donc \nlib\u00e9r\u00e9. Le fait que j'\u00e9tais ainsi la v\u00e9 de tout soup\u00e7on soulagea mon \np\u00e8re : j'allais de nouveau respirer l'air pur et revenir au pays natal. \nMais je ne partageais pas ses sentiments : les murs d'une prison ou ceux d'un palais, pour mo i c'\u00e9tait du pareil au m\u00eame. \n D\u00e9sormais ma vie \u00e9tait empoisonn\u00e9e. Le soleil avait beau \nbriller pour moi, comme pour ceux qui ont le c\u0153ur en paix, je ne voyais alentour que des t\u00e9n\u00e8bres \u00e9 paisses, je ne distinguais aucune \nlueur, sinon celle que refl\u00e9taient deux yeux horribles. Et parfois c'\u00e9taient aussi les yeux d'Henry, obscurcis par la mort, les orbites sombres \u00e0 demi cach\u00e9es par les paup i\u00e8res et par la frange des cils. \nEt parfois encore c'\u00e9taient les ye ux humides et n\u00e9buleux du mons-\ntre, tels que je les avais vus la premi\u00e8re fois dans ma chambre \u00e0 Ingolstadt. \n Mon p\u00e8re essayait de ranimer en moi des sentiments d'affec-\ntion. Il me parlait de Gen\u00e8ve que j'allais revoir bient\u00f4t, d'\u00c9lisa-beth, d'Ernest. Mais ses paroles me faisaient g\u00e9mir. De loin en loin, certes, je ressentais un besoin de bonheur et je pensais m\u00e9-lancoliquement \u00e0 ma cousine que j' aimais ou, envahi par la mala-\ndie du pays, je br\u00fblais de revoir le lac bleu et le Rh\u00f4ne rapide qui me plaisaient tellement \u00e0 l'\u00e9poque de mon adolescence. Mais mon \u00e9tat g\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait la torpeur et peu m'importait alors de me trouver en prison ou de contempler de magnifiques paysages. Mes h\u00e9b\u00e9-\u2013 217 \u2013 tudes n'\u00e9taient travers\u00e9es que par des acc\u00e8s d'angoisse et de d\u00e9-\nsespoir. Et dans ces moments-l\u00e0, je ne songeais qu'\u00e0 mettre fin \u00e0 \nmes jours et j'aurais sans doute commis cet acte violent si je n'avais pas \u00e9t\u00e9 l'objet d'une surveillance rigoureuse. \n Il me restait pourtant un devoir \u00e0 accomplir et ce souvenir eut \nfinalement raison de mon d\u00e9sespoir \u00e9go\u00efste. Il \u00e9tait n\u00e9cessaire que je regagne Gen\u00e8ve dans les plus br efs d\u00e9lais pour veiller sur la vie \ndes miens et guetter l'arriv\u00e9e du meurtrier. Si j'avais de la chance, je trouverais le lieu de sa retraite \u2013 \u00e0 moins qu'il n'os\u00e2t lui-m\u00eame se manifester de nouveau, auquel cas, je devais, par un coup infail-lible, tuer cette cr\u00e9ature monstr ueuse que j'avais dou\u00e9e d'une cari-\ncature d'\u00e2me plus monstrueuse encore. Mon p\u00e8re, lui, souhaitait retarder notre d\u00e9part car il craign ait que je ne supporte pas les \nfatigues du voyage, tant j'\u00e9tais meurtri \u2013 l'ombre d'un \u00eatre hu-main. J'\u00e9tais sans force et, nuit et jour, rong\u00e9 par la fi\u00e8vre. \n Pourtant, comme je me montrais inquiet et impatient de quit-\nter l'Irlande, mon p\u00e8re crut bon de c\u00e9der. Nous primes place \u00e0 bord d'un navire qui partait pour Le Havre et, avec un vent favo-rable, nous quitt\u00e2mes les c\u00f4tes irlandaises. Il \u00e9tait minuit. \u00c9tendu sur le pont, je regardai les \u00e9toiles et \u00e9coutai le bruissement des vagues. Je b\u00e9nissais l'obscurit\u00e9 qu i d\u00e9robait l'Irlande \u00e0 ma vue et \nmon c\u0153ur battait de joie \u00e0 l'id\u00e9e que, bient\u00f4t, j'allais revoir Ge-n\u00e8ve. Le pass\u00e9 me donnait l'impression d'avoir \u00e9t\u00e9 un odieux cau-chemar. \n Pourtant, le vaisseau o\u00f9 je me trouvais, le vent qui me pous-\nsait loin des rivages de l'Irlande, la mer alentour, tout attestait que \nje n'avais v\u00e9cu un songe et que Cl erval, mon meilleur ami, avait \u00e9t\u00e9 \nla victime du monstre que j'avais cr\u00e9\u00e9. En pens\u00e9e, j'\u00e9voquais ma \nvie enti\u00e8re \u2013 ma s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 quand je me trouvais avec ma famille \u00e0 Gen\u00e8ve, la mort de ma m\u00e8re, mon d\u00e9part pour Ingolstadt. Je me rappelais en tremblant le fol enthousiasme qui m'avait pouss\u00e9 \u00e0 \u2013 218 \u2013 cr\u00e9er mon hideux ennemi et je revo yais la nuit o\u00f9 la vie lui avait \n\u00e9t\u00e9 donn\u00e9e. Je fus incapable de poursuivre le cours de mes pen-\ns\u00e9es : mille sensations m'oppress\u00e8rent et je me mis \u00e0 pleurer am\u00e8-rement. \n Depuis que ma sant\u00e9 s'\u00e9tait r\u00e9tablie, j'avais pris l'habitude de \nprendre chaque soir un peu de laudanum car cette drogue me donnait la possibilit\u00e9 de recouvrer le repos n\u00e9cessaire pour me maintenir en vie. Accabl\u00e9 par le souvenir de mes multiples mal-heurs, je bus le double de la do se ordinaire et bient\u00f4t m'endormis \nprofond\u00e9ment. \n Mais le sommeil ne m'arracha pas de mes pens\u00e9es et une in-\nfinit\u00e9 d'images sordides me travers\u00e8rent l'esprit. Vers le matin, une sorte de cauchemar me saisit . Je sentais autour de mon cou \nles mains du monstre et je ne po uvais pas m'en d\u00e9gager. Des hur-\nlements et des cris me r\u00e9sonnaient aux oreilles. Mon p\u00e8re qui veil-lait sur moi s'en rendit compte et me r\u00e9veilla. Les vagues nous en-touraient, le ciel \u00e9tait nuageux mais le d\u00e9mon n'\u00e9tait pas l\u00e0. J'\u00e9prouvai une impression de s\u00e9cu rit\u00e9, l'impression que s'\u00e9tait \nproduite une tr\u00eave entre le pr\u00e9sen t et mon avenir irr\u00e9versible et \ntragique. Ce fut une sorte d'oubli paisible, celle-l\u00e0 m\u00eame que l'es-prit humain, en de telles occasions, suscite si facilement. \u2013 219 \u2013 XXII \nNotre voyage \u00e9tait achev\u00e9. Une fois d\u00e9barqu\u00e9s, nous nous \nrend\u00eemes \u00e0 Paris. Mais je dus bient\u00f4t admettre que j\u2019avais pr\u00e9su-m\u00e9 de mes forces et que je devais me reposer avant d'aller plus loin. Dans ses soins et ses attent ions, mon p\u00e8re \u00e9tait infatigable \nmais il ignorait les causes originelles de mes souffrances et recou-rait \u00e0 des m\u00e9thodes qui \u00e9taient sans effet sur mon mal incurable. Il voulait que je m'amuse en soci\u00e9t\u00e9 et moi je ne pouvais pas voir le \nvisage d'un \u00eatre humain. Oh ! Non. Les hommes, je les consid\u00e9rais plut\u00f4t comme des fr\u00e8res et m\u00eame mes cr\u00e9atures les plus viles, de la m\u00eame fa\u00e7on que les plus nobles, m'attiraient. Mais voil\u00e0, il me \nsemblait que je n'avais pas le droit de les fr\u00e9quenter. J'avais d\u00e9-cha\u00een\u00e9 parmi eux un ennemi dont la seule joie consistait \u00e0 verser \nle sang et \u00e0 se d\u00e9lecter du malheur. Comme chaque homme, comme tous les hommes me ha\u00efraient et me mettraient au ban de la soci\u00e9t\u00e9 s'ils pouvaient conna\u00eetre mes actes abominables et les crimes que j'avais engendr\u00e9s ! \n \u00c0 la fin, mon p\u00e8re n'insista plus pour que je m\u00eale au monde et \ns'effor\u00e7a de vaincre mon d\u00e9sespoir par la force de ses arguments. Il pensait souvent que j'avais \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment marqu\u00e9 par l'accu-\nsation de meurtre qu'on avait fait peser sur moi et essayait de me montrer que mon orgueil \u00e9tait d\u00e9risoire. \n \u2013 H\u00e9las ! Mon p\u00e8re, dis-je, comme tu me connais mal ! Les \nhommes avec tout ce qu'ils ont comme sentiments et comme pas-sions seraient r\u00e9ellement avilis si un \u00eatre aussi mis\u00e9rable que moi pouvait avoir de l'orgueil. Justine, la pauvre Justine, \u00e9tait inno-cente, plus innocente que moi et pourtant on l'a \u00e9galement accu-\u2013 220 \u2013 s\u00e9e de meurtre et on lui a \u00f4t\u00e9 la vi e ! C'est \u00e0 cause de moi, c'est moi \nqui l'ai tu\u00e9e ! \n William, Justine, Henry, ils sont tous morts par ma faute ! Pendant mon emprisonnement, mon p\u00e8re m'avait souvent \nentendu tenir les m\u00eames propos. Lorsque je m'accusais de la sorte, il semblait parfois sur le point de me demander une explication mais, \u00e0 d'autres moments, il avai t l'air d'attribuer mes paroles au \nd\u00e9lire, comme si, pendant que j'\u00e9tais malade, cette id\u00e9e s'\u00e9tait pr\u00e9-sent\u00e9e \u00e0 moi et qu'elle avait contin u\u00e9 \u00e0 me poursuivre au cours de \nma convalescence. J'\u00e9vitais toute explication et ne r\u00e9v\u00e9lai jamais rien concernant le monstre que j'avais fabriqu\u00e9. \n J'\u00e9tais persuad\u00e9 qu'on me prendrait pour un fou et, pour \ncette raison, je gardais le silence. Du reste je n'avais aucune envie non plus de r\u00e9v\u00e9ler un secret qui plongerait mon auditeur dans la \nconsternation et serait de nature \u00e0 lui inspirer l'effroi et l'horreur. \nJe r\u00e9primais d\u00e8s lors mon br\u00fblant d\u00e9sir de sympathie et ne souf-flais mot alors m\u00eame que j'aurais donn\u00e9 le monde en \u00e9change de \nmon fatal secret. Et pourtant, contre mon gr\u00e9, je laissais \u00e9chapper \nmes propos comme celles que j\u2019ai rapport\u00e9es. Je ne pouvais pas les expliquer mais, en les pronon\u00e7ant, je soulageais passablement mon mal myst\u00e9rieux. \n Ce fut lors d'une telle circonstance que mon p\u00e8re me dit avec \nune expression d'\u00e9tonnement : \n \u2013 Mon cher Victor, de quoi parles-tu ? Je t'en prie, ne pro-\nnonce plus ces mots ! \n \u2013 Je ne suis pas fou ! m'\u00e9criai-je vivement. Le soleil et le ciel \nqui ont \u00e9t\u00e9 les t\u00e9moins de mes actes savent que je dis la v\u00e9rit\u00e9. Je suis l'assassin de toutes ces victimes innocentes. Elles sont mortes \u2013 221 \u2013 \u00e0 cause de mes machinations. J'aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 mille fois verser \nmon propre sang, goutte \u00e0 goutte, po ur leur sauver la vie ! Mais je \nn'ai pas pu le faire, je ne pouvai s pas sacrifier le genre humain tout \nentier ! \n La fin de mon propos fit croire \u00e0 mon p\u00e8re que j'avais l'esprit \nd\u00e9rang\u00e9 et aussit\u00f4t il changea de su jet, en s'effor\u00e7ant de donner un \nautre cours \u00e0 mes pens\u00e9es. Il cherchait par tous les moyens \u00e0 effa-cer de ma m\u00e9moire le souvenir des \u00e9v\u00e9nements qui s'\u00e9taient pro-\nduits en Irlande. \n Il n'y faisait jamais allusion, pa s plus qu'il ne parlait de mes \nautres souffrances. \n Avec le temps, je devins plus calme. J'avais toujours le c\u0153ur \nplein d'angoisse mais je ne parlais plus de mes crimes de fa\u00e7on incoh\u00e9rente. Il me suffisait d'en avoir conscience. En faisant un \nviolent effort sur moi-m\u00eame, je brimais la voix imp\u00e9rieuse de ma tourmente, quand bien m\u00eame je d\u00e9sirais parfois la r\u00e9v\u00e9ler au \nmonde entier. Ma conduite \u00e9tait plus paisible, plus \u00e9quilibr\u00e9e \nqu'elle ne l'avait jamais \u00e9t\u00e9 depuis mon voyage sur la mer de glace. \n Quelques jours avant que nous quittions Paris pour nous ren-\ndre en Suisse, je re\u00e7us d'\u00c9lisabeth la lettre suivante. \n \u00ab Mon cher ami, \u00ab C'est avec la plus grande joie que j'ai accueilli la lettre de \nmon oncle en provenance de Paris. Vous n'\u00eates donc plus tr\u00e8s loin \net je puis esp\u00e9rer vous revoir dans moins de deux semaines. Mon pauvre cousin, comme tu as d\u00fb be aucoup souffrir. Je m'attends \u00e0 \nte trouver plus p\u00e2le encore que tu ne l'\u00e9tais \u00e0 ton d\u00e9part de Ge-n\u00e8ve. L'hiver s'est pass\u00e9 fort tristement, tant j'\u00e9tais dans l'anxi\u00e9t\u00e9. \u2013 222 \u2013 Mais je souhaite te retrouver plus d\u00e9tendu, plus tranquille, le c\u0153ur \nparfaitement en paix. \n \u00ab Je crains n\u00e9anmoins que tu ne sois toujours dans les m\u00ea-\nmes dispositions d'esprit que celles qui te rendaient si malheureux il y a un an \u2013 et peut-\u00eatre, au fil du temps, \u00e9prouves-tu plus de chagrin encore. Mais je m'en voudrais de te troubler en ce mo-ment, alors que tu as d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 si malmen\u00e9. Il n'emp\u00eache ! J'ai convers\u00e9 avec mon oncle avant so n d\u00e9part pour l'Irlande et j'en \nconclus qu'une explication est n\u00e9cessaire entre nous. \n \u00ab Une explication ! vas-tu te demander. Quelle explication \n\u00c9lisabeth veut-elle donner ? Si tu te poses r\u00e9ellement cette ques-\ntion, c'est que mes pr\u00e9occupations sont sans fondement et que mes doutes n'ont aucune raison d'\u00eatre . Mais tu es loin de moi et il \nest possible que cette explication te fasse peur et qu'en m\u00eame temps tu la souhaites. Si c'est le cas, je ne peux pas retarder plus \nlongtemps ce besoin que j'ai de t'\u00e9c rire ce que j'ai si souvent voulu \nexprimer pendant ton absence mais que je n'ai jamais eu le cou-rage d'entreprendre. \n \u00ab Tu sais bien, Victor, que de puis notre enfance nos parents \nont caress\u00e9 l'espoir que nous no us mariions. Quand nous \u00e9tions \njeunes, ils en parlaient d\u00e9j\u00e0 et ils avaient la certitude que ce projet serait r\u00e9alis\u00e9. \u00c0 cette \u00e9poque, nous nous aimions comme des ca-marades de jeu et je crois qu'au fur et \u00e0 mesure que nous avons \ngrandi nous sommes devenus des amis chers. Souvent, un fr\u00e8re et une s\u0153ur \u00e9prouvent l'un pour l'autre une profonde affection sans que l'amour entre en ligne de comp te. Pourquoi n'en serait-il pas \nainsi pour nous ? Dis-le moi, mon cher Victor. Je t'en prie, r\u00e9-ponds-moi, pour notre bonheur \u00e0 tous deux, sinc\u00e8rement : est-ce que tu n'en aimes pas une autre ? \n \u2013 223 \u2013 \u00ab Tu as voyag\u00e9, tu as pass\u00e9 plusieurs ann\u00e9es de ta vie \u00e0 In-\ngolstadt et je t'avoue, mon ami, que lorsque, l'automne dernier, je \nt'ai vu si malheureux, cherchant la solitude, fuir la compagnie de \ntout le monde, je n'ai pas pu m'emp\u00eacher de croire que tu regret-tais ton engagement mais que tu te sentais oblig\u00e9, pour une ques-\ntion d'honneur, de r\u00e9pondre aux v\u0153ux de tes parents, quand bien m\u00eame ton c\u0153ur s'y opposait. Mais c'est \u00e0 un mauvais raisonne-ment. Je le confesse : je t'aime, Victor. Dans mes r\u00eaves, tu m'appa-rais toujours comme mon ami, comme mon compagnon le plus fid\u00e8le. Mais c'est ton bonheur que je d\u00e9sire autant que le mien, et \nje te d\u00e9clare que si ton mariage devait t'\u00eatre impos\u00e9 et non libre-ment consenti j'en serais \u00e9terne llement malheureuse. Je pleure en \npensant que tu pourrais te sacrif ier au mot \u00ab honneur \u00bb, alors que \ntu as \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 par les plus crue lles calamit\u00e9s et que seuls l'amour \ne t l a j o i e s o n t d e n a t u r e \u00e0 t e r e n d r e t o n \u00e9 q u i l i b r e . M o i j e t ' a i m e d'un amour d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 et je ne voudrais pas attiser tes tour-ments en me dressant comme un obstacle devant tes d\u00e9sirs. Ah ! Victor, sois assur\u00e9 que ta cousine et ta camarade de jeu t'aime trop sinc\u00e8rement pour ne pas envisager avec crainte une telle solution. Sois heureux, mon ami, et si tu r\u00e9ponds \u00e0 ma demande, sois cer-tain que rien sur terre ne pou rrait troubler ma tranquillit\u00e9. \n \u00ab Mais que cette lettre ne te pe rturbe pas. Ne me r\u00e9ponds ni \ndemain, ni apr\u00e8s-demain, ni m\u00eame avant ton retour si elle devait te peiner. Mon oncle m'enverra des nouvelles de ta sant\u00e9 et si je distingue un seul sourire sur tes l\u00e8vres quand nous nous ren-contrerons, un sourire qui aurait pour origine une de mes initiati-\nves, je n'aurais plus besoin d'aucun autre bonheur. \nElisabeth Lavenza, \nGen\u00e8ve, le 18 mai 17.. \u00bb \n Cette lettre me remit en m\u00e9moire la menace du monstre que \nj'avais oubli\u00e9e : Tu me retrouveras la nuit de tes noces ! C'\u00e9tait ma \ncondamnation ! Cette nuit-l\u00e0, le d\u00e9mon mettrait tout en \u0153uvre \u2013 224 \u2013 pour me d\u00e9truire et m'enlever le rayon de bonheur qui aurait pu, \npartiellement, me consoler de mes souffrances. Cette nuit-l\u00e0, ses \ncrimes trouveraient leur apoth\u00e9ose dans ma propre mort. Bien ! Il en serait donc ainsi ! Nous allions engager un combat d\u00e9cisif et, s'il sortait victorieux, j'aurais la paix et son pouvoir sur moi serait \ntermin\u00e9. S'il \u00e9tait vaincu, je reviendrais un homme libre. H\u00e9las ! Quelle libert\u00e9 ? Celle dont jouit le paysan apr\u00e8s que sa famille a \u00e9t\u00e9 massacr\u00e9e sous ses yeux, quand sa ferme a \u00e9t\u00e9 d\u00e9truite, quand ses \nlabours ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9vast\u00e9s et qu'il se retrouve seul, sans toit, sans \nbien \u2013 mais libre ! \n Voil\u00e0 comment serait ma libert\u00e9, sauf qu'avec \u00c9lisabeth je \nposs\u00e9derais un tr\u00e9sor, malheureuse ment un tr\u00e9sor que j'aurais \nre\u00e7u avec d'horribles remords et le sentiment d'une culpabilit\u00e9 qui me poursuivrait jusqu'\u00e0 la fin de mes jours. \n Douce, tendre \u00c9lisabeth ! Je lus et relus sa lettre \u2013 et d'agr\u00e9a-\nbles sensations se gliss\u00e8rent en moi, suscitant des chim\u00e8res \nd'amour et d'all\u00e9gresse. Mais la pomme avait d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 mang\u00e9e et l'ange levait le bras pour m'interdire toute esp\u00e9rance. Pourtant, pour rendre \u00c9lisabeth heureuse, j'\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 mourir. Si le mons-tre mettait sa menace \u00e0 ex\u00e9cution, la mort \u00e9tait in\u00e9vitable. Mais est-ce que mon mariage pr\u00e9cipiterait mon destin ? Le monstre pouvait en effet avancer de quelqu es mois la date de ma destruc-\ntion et, s'il soup\u00e7onnait que pour ma part j'envisageais de retarder \nmon mariage, \u00e9pouvant\u00e9 par ses menaces, il trouverait s\u00fbrement un autre moyen, peut-\u00eatre plus te rrible encore, d'assouvir sa ven-\ngeance. Il avait jur\u00e9 de venir la nuit de mes noces mais cela ne voulait pas dire que dans l'intervalle il ne se manifesterait pas. Et \nd'ailleurs, pour bien me montrer qu'il avait soif de sang, n'avait-il assassin\u00e9 Clerval, imm\u00e9diatemen t apr\u00e8s avoir prof\u00e9r\u00e9 ses mena-\nces ? \n \u2013 225 \u2013 Aussi je me dis que, puisque mon mariage dans les plus brefs \nd\u00e9lais faisait \u00e0 la fois le bonheur de ma cousine et celui de mon \np\u00e8re, je ne pouvais plus le retarder, quelle que f\u00fbt l'intention du monstre d'attenter \u00e0 ma vie. \n Ce fut dans cet \u00e9tat d'esprit que j'\u00e9crivis \u00e0 \u00c9lisabeth. Ma lettre \n\u00e9tait sereine et affectueuse. \n \u00ab Je crains, ma ch\u00e9rie, lui disais-je, que nous ne r\u00e9coltions \npas beaucoup de bonheur sur cette terre. Pourtant, celui que je \npeux encore trouver est en toi. Ch asse donc tes craintes sans fon-\ndement. C'est \u00e0 toi seul que j'ai consacr\u00e9 ma vie et c'est vers toi que vont tous mes efforts. J'ai un secret, \u00c9lisabeth, un secret abo-minable. Quand il te sera r\u00e9v\u00e9l\u00e9, tu en fr\u00e9miras d'horreur et alors, loin d'\u00eatre surprise de ma mis\u00e8re, tu t'\u00e9tonneras que je vive tou-jours apr\u00e8s tout ce que j'ai endur\u00e9. Je te rapporterai cette ef-frayante et lamentable histoire le lendemain de notre mariage car, ma ch\u00e8re cousine, une parfaite co nfiance doit r\u00e9gner entre nous. \nMais jusque-l\u00e0, je t'en conjure, n'en fais ni mention ni allusion. Je te le demande avec force et je sa is que tu en tiendras compte. \u00bb \n Une semaine apr\u00e8s la r\u00e9ception de la lettre d'\u00c9lisabeth, nous \narriv\u00e2mes \u00e0 Gen\u00e8ve. La d\u00e9licieuse fille m'accueillit avec beaucoup \nde chaleur mais des larmes lui mo nt\u00e8rent aux yeux d\u00e8s qu'elle vit \nque j'avais maigri et que j'avais les joues br\u00fblantes de fi\u00e8vre. Elle aussi avait chang\u00e9. Elle \u00e9tait plus mince et elle avait un peu perdu \nde cette magnifique vivacit\u00e9 qui faisait son charme autrefois. \n Pourtant, sa gentillesse, ses regards pleins de compassion la \nrendaient plus apte \u00e0 devenir la compagne d'un \u00eatre aussi d\u00e9prim\u00e9 \net aussi mis\u00e9rable que moi. \n La tranquillit\u00e9 dont je jouissais alors ne dura pas longtemps. \nMes souvenirs me rendaient fou et quand je songeais \u00e0 ce qui \u2013 226 \u2013 s'\u00e9tait pass\u00e9, j'\u00e9tais la proie d'un e v\u00e9ritable crise de d\u00e9mence. Tan-\nt\u00f4t, je devenais furieux, enrag\u00e9 ; tant\u00f4t, je restais immobile, ava-\nchi. Je ne parlais plus, je ne regardais personne et, sans remuer, je ressassais la multitude des malheu rs qui s'\u00e9taient abattus sur moi. \n \u00c9lisabeth seule avait le pouvoir de m'arracher de mes souf-\nfrances. Ma douce voix m'apaisait lorsque j'\u00e9tais transport\u00e9 par la \npassion, et elle m'insufflait des sentiments humains quand j'\u00e9tais s o u s l e c o u p d e l a t o r p e u r . E l l e pl e u r ai t av e c m o i e t s u r m o i . E t , d\u00e8s lors que je recouvrais la raison , elle me grondait et veillait \u00e0 \ninspirer chez moi un peu de r\u00e9si gnation. Ah ! Ceux qui sont mal-\nheureux peuvent bien se r\u00e9signer ma is un coupable, lui, ne trouve \njamais la paix ! Les tortures du remords empoisonnent la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \nqu'on rencontre parfois dans un exc\u00e8s de chagrin. \n Peu apr\u00e8s mon arriv\u00e9e, mon p\u00e8re aborda la question de mon \nmariage tr\u00e8s prochain avec \u00c9lisabeth. Je gardai le silence. \n \u2013 As-tu donc pris un autre engagement ? \u2013 Pas le moins du monde. J'aime \u00c9lisabeth et j\u2019envisage notre \nunion avec joie. Fixons donc la date. Dans la vie ou dans la mort, je me consacrerai au bonheur de ma cousine. \n \u2013 Ne parle pas de la sorte, mon cher Victor. Nous avons d\u00e9j\u00e0 \nd\u00fb affronter de grands malheurs ma is nous devons nous rattacher \ndavantage l'un \u00e0 l'autre et repo rter vers ceux qui nous restent \nl'amour que nous avions pour ceux que nous avons perdus. Notre cercle de famille s'est r\u00e9duit mais il y a lieu de resserrer plus en-\ncore nos liens d'affection mutuels, Et quand le temps aura adouci \nnotre d\u00e9sespoir, na\u00eetront de nouv eaux objets d'attachement et ils \nremplaceront tous ceux dont nous avons \u00e9t\u00e9 si cruellement priv\u00e9s. \n \u2013 227 \u2013 Tels \u00e9taient les conseils de mon p\u00e8re. Mais le souvenir de la \nmenace me hantait toujours et vo us ne vous \u00e9tonnerez pas que, \ndevant la toute puissance que le monstre avait manifest\u00e9e \u00e0 tra-vers ses actes sordides, me f\u00fbt venue l'id\u00e9e qu'il \u00e9tait invincible. Quand il avait prononc\u00e9 ces mots Tu me trouveras la nuit de tes noces, j'y avais vu un avertissement dont l'issue \u00e9tait in\u00e9vitable. La mort pouvait-elle \u00eatre un mal pour moi si \u00c9lisabeth, elle, restait en vie ? Aussi, ce fut d'un air content et m\u00eame joyeux que je d\u00e9cidai avec mon p\u00e8re, sous r\u00e9serve du consentement de ma cousine, que la c\u00e9r\u00e9monie aurait lieu dans di x jours. En m\u00eame temps, j'imagi-\nnais fixer l'heure de mon destin. \n Grand Dieu ! Si j'avais pu, un seul instant, deviner les inten-\ntions diaboliques de mon implacable ennemi, je me serais plut\u00f4t exil\u00e9 \u00e0 jamais de mon pays natal et je me serais r\u00e9sign\u00e9 \u00e0 errer \u00e0 \ntravers le monde, comme un paria, au lieu de consentir \u00e0 ce mal-heureux mariage ! Mais, comme s'il avait poss\u00e9d\u00e9 un pouvoir ma-gique, le monstre m'avait dissimul\u00e9 ses v\u00e9ritables intentions. Alors \nque je pensais avoir pr\u00e9par\u00e9 ma propre mort, je h\u00e2tais celle d'un \u00eatre que j'aimais. \n Comme approchait la date fix\u00e9e du mariage, soit par l\u00e2chet\u00e9, \nsoit en raison de quelque pressentiment, je me sentais fl\u00e9chir. Mais je cachais mes \u00e9tats d'\u00e2me en me montrant joyeux, de telle sorte des sourires et la joie illu m i n a i e n t l e v i s a g e d e m o n p \u00e8 r e , \nsans r\u00e9ussir n\u00e9anmoins \u00e0 leurrer \u00c9l isabeth. Elle envisageait notre \nunion avec s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 o\u00f9 pourtant affleurait une certaine crainte, \nr\u00e9sultant des malheurs que nous av ions subis. Elle avait sans \ndoute peur que ce bien-\u00eatre, en apparence s\u00fbr et tangible, ne dis-\npar\u00fbt soudain comme un r\u00eave et ne laiss\u00e2t d'autre trace qu'un pro-fond et immense regret. \n Les pr\u00e9paratifs allaient bon train. Nous recevions des visites \nde f\u00e9licitation et tout donnait l'impression de l'all\u00e9gresse. Je dis-\u2013 228 \u2013 simulais autant que je le pouvais l'anxi\u00e9t\u00e9 qui me rongeait le c\u0153ur \net semblais sans d\u00e9tour m'int\u00e9resser aux plans de mon p\u00e8re, lequel \n\u00e9tait peut-\u00eatre occup\u00e9 \u00e0 dresser le d\u00e9cor de ma propre trag\u00e9die. Gr\u00e2ce \u00e0 ses d\u00e9marches, il avait pu obtenir du gouvernement autri-\nchien qu'une partie du patrimoine d'\u00c9lisabeth lui soit restitu\u00e9e. Elle poss\u00e9dait une petite maison de campagne en bordure du lac de C\u00f4me et il avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9 qu'aussit\u00f4t apr\u00e8s notre mariage nous partirions pour la villa Valenza et que nous passerions nos pre-miers jours de bonheur pr\u00e8s de ce lac superbe. \n Entre-temps, je pris toutes mes pr\u00e9cautions pour me d\u00e9fen-\ndre au cas o\u00f9 le monstre aurait voulu ouvertement s'attaquer \u00e0 \nmoi. Je portais sans cesse sur moi des pistolets et un poignard et \nj'\u00e9tais toujours sur mes gardes pour pr\u00e9venir la moindre ruse. Par-\nl\u00e0, je m'assurais une plus grande tranquillit\u00e9. \u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, \u00e0 mesure \nqu'approchait le jour de la c\u00e9r\u00e9monie, la menace du monstre me semblait illusoire, peu susceptible de troubler ma paix et, du coup, \nle bonheur que j'esp\u00e9rais trouver dans le mariage prenait chaque \njour plus de poids \u2013 et cela se confirmait aussi par le fait que j'en-tendais \u00e0 tout moment dire autour de moi que rien ne pouvait plus d\u00e9sormais mettre cet \u00e9v\u00e9nement en p\u00e9ril. \n \u00c9lisabeth semblait heureuse. Ma s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 contribuait large-\nment \u00e0 assurer le calme de son espr it. Mais le jour o\u00f9 nos d\u00e9sirs et \nma propre destin\u00e9e allaient enfin s'accomplir, elle devint m\u00e9lanco-lique et un triste pressentiment s'empara d'elle. Peut-\u00eatre pensait-\nelle au formidable secret que je lui avais promis de r\u00e9v\u00e9ler, le jour apr\u00e8s notre mariage. Dans le m\u00eame temps, mon p\u00e8re rayonnait de joie et ne voyait dans la m\u00e9lancolie de sa ni\u00e8ce qu'un signe de ti-midit\u00e9. \n Apr\u00e8s la c\u00e9r\u00e9monie, de nombreux invit\u00e9s se r\u00e9unirent dans la \nmaison de mon p\u00e8re. Il avait \u00e9t\u00e9 convenu qu'\u00c9lisabeth et moi \u2013 229 \u2013 commencerions notre voyage par eau et qu'apr\u00e8s avoir dormi \u00e0 \nEvian nous le poursuivrions le lendemain. \n La journ\u00e9e \u00e9tait belle, le vent favorable, tout souriait \u00e0 notre \nvoyage de noce. \n Ce furent les derniers moments de ma vie pendant lesquels \nj'\u00e9prouvai encore des sentiments de bonheur. \n Nous voguions \u00e0 bonne allure. Le soleil chauffait mais nous \n\u00e9tions prot\u00e9g\u00e9s par une esp\u00e8ce de dais et admirions la beaut\u00e9 du paysage \u2013 le mont Sal\u00e8ve, les jolies berges de Montal\u00e8gre et, \u00e0 une certaine distance, dominant tout, le magnifique mont Blanc et l'ensemble des montagnes enneig\u00e9es qui s'efforcent vainement de rivaliser avec lui. \n Parfois, au-del\u00e0 de la rive d'en face, nous voyions le puissant \nJura opposer ses flancs obscurs aux ambitieux qui veulent quitter \nleur pays natal, former une infran chissable barri\u00e8re devant l'enva-\nhisseur qui aurait voulu le r\u00e9duire en esclavage. \n Je pris \u00c9lisabeth par la main. \u2013 Tu es triste, mon amour. Ah ! Si tu connaissais mes souf-\nfrances pass\u00e9es, si tu connaissais ce lles que je dois encore subir, tu \nmettrais tout en \u0153uvre pour que je puisse go\u00fbter aujourd'hui mes derni\u00e8res heures de joie, loin de tout d\u00e9sespoir. \n \u2013 Sois heureux, mon cher Victor, me r\u00e9pondit \u00c9lisabeth. Il n'y a ici, je pense, rien qui puisse te perturber. Sois certain \nque si la joie ne se lit pas sur mon visage, mon, c\u0153ur, lui, est com-bl\u00e9. Quelque lointain pressentiment m'emp\u00eache de trop m\u2019\u00e9pancher mais je ne veux pas \u00e9couter cette voix sinistre. Re-\u2013 230 \u2013 garde comme nous progressons, comme les nuages qui tant\u00f4t cou-\nvrent et tant\u00f4t d\u00e9couvrent le sommet du mont Blanc rendent le \npanorama plus beau encore. Peux -tu entendre les innombrables \npoissons qui nagent dans l'eau limpide o\u00f9 nous pouvons distin-guer chaque caillou au fond du lac ? \n Quel jour divin ! Comme la natu re enti\u00e8re semble heureuse et \nsereine. \u00c9lisabeth essayait ainsi de chasser de ses pens\u00e9es et des miennes toute trace de pr\u00e9occupation m\u00e9lancolique. Mais son humeur \u00e9tait changeante : \u00e0 certains moments, la joie brillait dans ses yeux puis de nouveau, elle se laissait aller \u00e0 la r\u00eaverie. \n Le soleil descendait \u00e0 l'horizon. Nous avions pass\u00e9 la Durance \net nous observions ses m\u00e9andres \u00e0 travers les ravins et le long des collines. Ici, les Alpes enserraient le lac et nous approchions de l'amphith\u00e9\u00e2tre de montagnes qui le bordent \u00e0 l'est. Le clocher d'Evian brillait au-dessus des bois qui entourent la ville et au pied \ndes cha\u00eenes de montagnes qui la surplombent. \n Le vent qui jusqu'alors nous avait entra\u00een\u00e9s avec une rapidit\u00e9 \n\u00e9tonnante ne devint plus qu'une l\u00e9g\u00e8re brise. Son souffle suffisait \u00e0 peine \u00e0 rider l\u2019eau et \u00e0 agiter faiblement les arbres. Nous \u00e9tions pr\u00e8s du rivage d'o\u00f9 nous parvena ient des senteurs d\u00e9licieuses de \nfleurs et de foin. \n Le soleil disparut \u00e0 l'horizon comme nous d\u00e9barquions et je \nsentis resurgir en moi les effrois et les tourments qui allaient bien-t\u00f4t s'accomplir et me ronger pour toujours. \u2013 231 \u2013 XXIII \nIl \u00e9tait huit heures quand nous descend\u00eemes du bateau. Un \ncourt moment, nous nous promen\u00e2mes sur la berge pour jouir du soleil couchant, puis nous nous retir\u00e2mes dans l'auberge. De l\u00e0 \nnous contempl\u00e2mes encore le pa ysage \u2013 les eaux, les bois, les \nmontagnes obscurcis par la nuit mais dont les contours noirs res-taient visibles. \n Le vent qui s'\u00e9tait calm\u00e9 au sud soufflait maintenant de \nl'ouest avec une grande violence. La lune avait d\u00e9j\u00e0 atteint son \napog\u00e9e et commen\u00e7ait \u00e0 descendre. Elle \u00e9tait de loin en loin ca-ch\u00e9e par les nuages qui passaient devant elle, plus rapides qu'un vol de vautour. Le lac refl\u00e9tait l' image d'un ciel tourment\u00e9, rendue \nplus mouvante encore par les va gues qui commen\u00e7aient \u00e0 surgir. \nSoudain, les cieux furent \u00e0 l'orage et la pluie se mit \u00e0 tomber. Toute la journ\u00e9e durant, j'\u00e9tais rest\u00e9 calme. Cependant, comme la nuit voilait les contours des objets, une multitude de frayeurs m'agit\u00e8rent l'esprit. J'\u00e9tais \u00e0 la fois anxieux et sur mes gardes, tan-dis qu'avec ma main droite je serra is un pistolet que j'avais dissi-\nmul\u00e9 sur ma poitrine. Chaque brui t me faisait peur mais j'\u00e9tais \nbien d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 d\u00e9fendre ch\u00e8rement ma vie et \u00e0 poursuivre le duel \njusqu'\u00e0 ce que mon adversaire f\u00fbt tu\u00e9 ou que je meure. \n \u00c9lisabeth observait mon agitation, l'air timide et sans rien \ndire. Mais, il y avait quelque chose dans mon regard qui dut lui inspirer de la frayeur car elle me dit bient\u00f4t en tremblant : \n \u2013 Pourquoi tu t'agites ainsi, mo n cher Victor. De quoi as- tu \ndonc peur ? \u2013 232 \u2013 \n\u2013 Oh ! Calme-toi, calme-toi, mon amour, r\u00e9pondis-je. Cette \nnuit \u2013 et puis tout sera bien. Cette nuit est un cauchemar, un v\u00e9ri-\ntable cauchemar ! \n Au bout d'une heure pass\u00e9e ainsi, je compris soudain quelle \nchose horrible serait pour mon \u00e9pou se le combat que j'\u00e9tais sur le \npoint d'engager et je l'invitai \u00e9ner giquement \u00e0 se retirer, d\u00e9cidant \nde la rejoindre que lorsque la situation du monstre me serait exac-tement connue. \n Elle me laissa donc et je cont inuai pendant un certain temps \u00e0 \ncirculer au milieu des corridors de l'auberge, inspectant chaque recoin qui aurait pu servir de ca chette \u00e0 mon adversaire. Mais je \nne d\u00e9couvris aucune trace de lui et je commen\u00e7ais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 supposer qu'il y avait beaucoup de chance qu'il ne m\u00eet pas sa menace \u00e0 ex\u00e9-cution, lorsque tout \u00e0 coup j'entendis un cri terrible et effrayant. \n Il venait de la chambre o\u00f9 \u00c9lisabeth s'\u00e9tait retir\u00e9e. La v\u00e9rit\u00e9, \ntoute la v\u00e9rit\u00e9 s'imposa \u00e0 moi : je laissai tomber les bras et tous mes muscles se fig\u00e8rent. Je sentis que mon sang se gla\u00e7ait et ve-nait chatouiller l'extr\u00e9mit\u00e9 de mes membres. Mais cela ne dura qu'un instant. Un autre cri jaillit et je me ruai vers la chambre. \n Grand, Dieu ! Pourquoi ne suis -je pas mort \u00e0 ce moment- l\u00e0 ? \nPourquoi suis-je ici \u00e0 vous relate r l'an\u00e9antissement de ma seule \nesp\u00e9rance et de la plus pure des cr\u00e9atures humaines ? Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la t\u00eate pendante, les traits livi-des, contract\u00e9s, \u00e0 moiti\u00e9 cach\u00e9s par sa chevelure. O\u00f9 que je me tourne, je vois la m\u00eame image \u2013 les bras ballants, \u00e9tendue sur son \nlit nuptial, telle que le meurtrier l'avait laiss\u00e9e. Pourrais-je encore \nvivre apr\u00e8s cela ? H\u00e9las ! La vie es t obstin\u00e9e : elle se cramponne \u00e0 \nvous m\u00eame quand on la d\u00e9teste. \u00c0 cet instant, je perdis connais-sance et m'\u00e9croulai sur le sol. \u2013 233 \u2013 \nLorsque je retrouvai mes esprits, les gens de l'auberge m'en-\ntouraient. Leur physionomie exprimait une indicible terreur mais cette terreur-l\u00e0 me semblait un e caricature, l'ombre des senti-\nments qui m'accablaient. Je m'\u00e9cartai d'eux et gagnai la chambre o\u00f9 gisait le corps d'\u00c9lisabeth, mon amour, mon \u00e9pouse, si vivante, si douce, si belle, il y a quelques minutes \u00e0 peine. Elle n'\u00e9tait plus dans la position dans laquelle je l'avais d\u00e9couverte la premi\u00e8re \nfois. \u00c0 pr\u00e9sent, elle avait la t\u00eate appuy\u00e9e sur un bras. Un mouchoir \nlui couvrait le visage et le cou. J'aurais pu croire qu'elle dormait. \nJe me ruai sur elle et l'enla\u00e7ai avec ardeur mais la rigidit\u00e9 de ses membres et le froid de sa chair me disaient que je ne tenais plus \nentre mes bras cette \u00c9lisabeth que j' avais tant aim\u00e9e et tant ch\u00e9rie. \nSur son cou apparaissaient les traces de doigt criminelles et aucun \nsouffle ne s'\u00e9chappait de ses l\u00e8vres. \n Tandis que je me tenais pench\u00e9 sur elle, dans l'agonie du d\u00e9-\nsespoir, je levai les yeux. Jusqu'\u00e0 cet instant, les fen\u00eatres de la chambre \u00e9taient sombres et j'\u00e9pro uvai une esp\u00e8ce de panique en \nvoyant la lueur jaune et p\u00e2le de la lune illuminer la pi\u00e8ce. \u00c0 l'ext\u00e9-\nrieur, les volets n'\u00e9taient pas mis. Avec une sensation d'horreur indescriptible, je vis \u00e0 travers la fe n\u00eatre ouverte la plus hideuse, la \nplus abominable des figures. Une grimace tordait les traits du monstre. Il semblait se moquer et, d'un doigt immonde, me d\u00e9si-\ngner le corps de ma femme. Je me pr\u00e9cipitai vers la fen\u00eatre, tirai m'on pistolet de ma poitrine et fis feu. \n Mais il m'\u00e9vita, changea de place et alla, \u00e0 la vitesse de \nl'\u00e9clair, plonger dans le lac. Le co up de feu attira une foule de gens \ndans la chambre. \n Je montrai l'endroit o\u00f9 le mons tre avait disparu et nous sui-\nv\u00eemes ses traces en bateau. On jeta des filets mais en vain. Au bout \nde plusieurs heures, nous rentr\u00e2 mes bredouilles. Quelques-unes \u2013 234 \u2013 des personnes qui m'accompagnaient \u00e9taient d'avis que le monstre \nn'avait jamais exist\u00e9 que dans mon imagination. Pourtant, apr\u00e8s \navoir d\u00e9barqu\u00e9, d'autres entreprirent des recherches dans la r\u00e9-gion et partirent dans plusieurs directions, vers les bois et les vi-gnobles. \n Je pris le risque de me joindre \u00e0 eux et m'\u00e9loignai quelque \npeu de la maison. Ma t\u00eate se mit \u00e0 tourner, je me mis \u00e0 tituber comme un homme ivre et tombai, \u00e0 bout de force. \n Un voile me couvrait les yeux et la fi\u00e8vre me br\u00fblait le corps. \nDans cet \u00e9tat, tout juste conscient de ce qui m'arrivait, je fus ra-men\u00e9 et d\u00e9pos\u00e9 sur un lit. Mes regards fouillaient la chambre, \ncomme s'ils cherchaient quelque chose que j'aurais perdu. \n Apr\u00e8s un certain temps, je me levai et d'instinct, me tra\u00eenai \nvers la chambre o\u00f9 reposait le corps de mon amour. Des femmes en pleurs l'entouraient. Je me penchai sur \u00c9lisabeth et me mis \u00e0 pleurer moi aussi. Aucune id\u00e9e ne me venait \u00e0 l'esprit, mes pen-\ns\u00e9es erraient de-ci de-l\u00e0, tournaient confus\u00e9ment autour de mes malheurs et de leurs causes. J'\u00e9t ais perdu dans un nuage d'\u00e9ton-\nnement et d'horreur. La mort de William, l'ex\u00e9cution de Justine, le \nmeurtre de Clerval, l'assassinat de mon \u00e9pouse ! \u00c0 ce m\u00eame mo-ment, je ne savais pas non plus si mon p\u00e8re et mon fr\u00e8re \u00e9taient \u00e0 \nl'abri des ruses du d\u00e9mon. Mon p\u00e8re \u00e9tait peut-\u00eatre en train de se battre avec lui et Ernest gisait mort \u00e0 ses pieds. Cette pens\u00e9e me fit frissonner et me rappela \u00e0 l'action. Je me mis en branle et d\u00e9cidai de regagner Gen\u00e8ve le plus rapidement possible. \n Il n'y avait pas de chevaux disponibles et je dus retourner par \nle lac\u2019 Mais le vent n'\u00e9tait pas fa vorable et il pleuvait \u00e0 verse. Tou-\ntefois, le jour se levait et je pouvais raisonnablement esp\u00e9rer arri-\nver avant la nuit. Je pris avec moi des rameurs et me mis \u00e9gale-\nment \u00e0 la t\u00e2che car j'avais toujou rs constat\u00e9 que l'exercice physi-\u2013 235 \u2013 que soulageait mes tourmentes morales. Mais ma mis\u00e8re \u00e9tait \ntelle, j'avais \u00e9t\u00e9 \u00e0 ce point remu\u00e9 que je n'avais plus aucune force. \nJe l\u00e2chai les rames et, la t\u00eate en tre les mains, je m'abandonnai \u00e0 la \nd\u00e9tresse. Si je levais les yeux, je voyais ces paysages qui m'avaient \ntellement ravi autrefois et que j'avais contempl\u00e9s, la veille encore, avec celle qui n'\u00e9tait plus qu'une ombre, qu'un souvenir. Les lar-\nmes jaillirent de mes yeux. Depuis un moment, la pluie avait cess\u00e9 et je pouvais apercevoir les poissons qui sillonnaient l'eau et que j'avais d\u00e9j\u00e0 observ\u00e9s quelques heures auparavant : c'\u00e9tait \u00c9lisabeth qui avait attir\u00e9 mon attention sur eux. \n Rien n\u2019est plus p\u00e9nible \u00e0 l'espr it humain qu'un grand et brus-\nque changement. Le soleil avait beau briller, les nuages avaient beau s'\u00e9paissir, rien ne pouvait plus d\u00e9sormais m'appara\u00eetre comme la veille. Un d\u00e9mon m'avait ravi tout espoir d'un bonheur futur ! Aucune cr\u00e9ature n'\u00e9tait plus mis\u00e9rable que moi. De m\u00e9-moire d'homme, aucun \u00e9v\u00e9nement n'a jamais \u00e9t\u00e9 plus \u00e9pouvanta-ble. \n Mais pourquoi m'\u00e9tendre sur le s incidents qui suivirent l'ef-\nfroyable catastrophe ? Ce que j'ai v\u00e9cu est une histoire d'horreur. L'apog\u00e9e est atteint \u2013 et ce que je dois vous rapporter encore ris-que d'\u00eatre fastidieux. Sachez donc que tous les amis, les uns apr\u00e8s les autres, m'ont \u00e9t\u00e9 ravis et que je suis rest\u00e9 dans la d\u00e9solation. Mes forces s'\u00e9puisent et je dois encore, bri\u00e8vement, vous raconter la fin de cette affreuse histoire. \n J'arrivai \u00e0 Gen\u00e8ve. Mon p\u00e8re et Ernest \u00e9taient vivants mais \nmon p\u00e8re s'effondra sous le coup de la nouvelle que je lui rappor-\ntais. Je le vois encore, ce merveilleux vieillard ! Ses regards er-raient dans le vague, il avait pe rdu ce qui l'avait tant charm\u00e9, ce \nqui faisait son d\u00e9lice \u2013 son \u00c9lisab eth qui \u00e9tait plus que sa fille, \u00e0 \nlaquelle il avait vou\u00e9 toute l'affection qu'un homme ressent, au d\u00e9clin de sa vie, quand il n'a que peu d'attaches et qu'il s'accroche \u2013 236 \u2013 avec \u00e9nergie \u00e0 ce qui lui reste. Maudit, maudit soit le monstre qui \na inflig\u00e9 le malheur \u00e0 cet homme v\u00e9n\u00e9rable et qui l'a condamn\u00e9 \u00e0 \nmourir de chagrin ! Mon p\u00e8re n'aurait pas pu survivre \u00e0 toutes ces horreurs qui s'\u00e9taient accumul\u00e9es sur lui. Soudain, toute sa vitalit\u00e9 \ns'\u00e9vanouit et il fui : incapable de se lever de son lit. Quelques jours \nplus tard, il mourait dans mes bras. \n Qu'advint-il alors de moi ? Je ne sais pas. Je perdis toute sen-\nsation, si ce n'est que des cha\u00eenes et des t\u00e9n\u00e8bres m'entouraient. Parfois, il est vrai, je r\u00eavais que je me promenais au milieu des val-\nlons fleuris et des pr\u00e9s en com pagnie de mes amis d'enfance, et \npuis je me r\u00e9veillais et me voyais dans une ge\u00f4le. J'\u00e9tais frapp\u00e9 d'h\u00e9b\u00e9tude. Par la suite, je repris progressivement conscience de mes malheurs et de la situation dans laquelle je me trouvais. Je fus rel\u00e2ch\u00e9. On m'avait d\u00e9clar\u00e9 fou et, durant plusieurs mois, selon ce que j'ai pu apprendre, une cellule solitaire avait \u00e9t\u00e9 mon seul lo-\ngement. \n La libert\u00e9 pourtant ne m'aurait servi \u00e0 rien si je n'avais pas \neu, au fur et \u00e0 mesure que ma rais on me revenait, le d\u00e9sir de me \nvenger. Alors que j'\u00e9tais assailli par le souvenir de mes malheurs, \nje commen\u00e7ai \u00e0 m'interroger sur le urs causes \u2013 sur le monstre que \nj'avais cr\u00e9\u00e9, l'abominable d\u00e9mon que j'avais l\u00e2ch\u00e9 sur le monde pour me d\u00e9truire. \n Quand j'y pensais, une rage folle s'emparait de moi, je d\u00e9si-\nrais, je priais ardemment pour qu 'il p\u00fbt tomber entre mes mains et \nque je fusse en mesure d'accompli r ma vengeance sur sa t\u00eate mau-\ndite. \n Ma haine ne se borna pas long temps \u00e0 des souhaits inutiles. \nJe me mis \u00e9galement \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir su r les moyens les plus s\u00fbrs d'ar-\nriver \u00e0 mes fins. Dans cet ordre d' id\u00e9e, \u00e0 peu pr\u00e8s un mois apr\u00e8s \nma lib\u00e9ration, je me rendis aupr\u00e8s d'un magistrat de la ville qui \u2013 237 \u2013 s'occupait des affaires criminelles et lui dis que j'avais une accusa-\ntion \u00e0 porter, que je connaissais l' assassin de ma famille et que je \nvoulais qu'il us\u00e2t de toute son autorit\u00e9 pour mettre la main sur le coupable. \n Le magistrat m'\u00e9couta avec attention et gentillesse. \u2013 Soyez assur\u00e9, monsieur, dit-il , que je ne m\u00e9nagerai aucune \npeine pour retrouver le sc\u00e9l\u00e9rat. \n \u2013 Je vous remercie. Mais \u00e9coutez la d\u00e9position que j'ai \u00e0 vous \nfaire. C'est, il est vrai, un r\u00e9cit si \u00e9trange que je craindrais que vous \nn'y accordiez aucun cr\u00e9dit, s'il n'y avait un fait, apparemment extraordinaire, qui devrait entra\u00eener votre conviction. Mon his-toire est du reste si logique qu'o n ne pourrait pas la confondre \navec un r\u00eave et je n'ai aucune raison de vous mentir. \n L'attitude que j'avais adopt\u00e9e \u00e9tait pressante mais calme. J'avais form\u00e9 le projet de pou rsuivre mon destructeur jusque \ndans la mort et cette d\u00e9cision avait quelque peu adouci ma d\u00e9-tresse et m'avait momentan\u00e9ment r\u00e9co ncili\u00e9 avec la vie. Je rappor-\ntai donc bri\u00e8vement mon histoire mais avec fermet\u00e9 et pr\u00e9cision, en donnant les dates de chaque \u00e9v \u00e9nement, sans jamais me laisser \naller \u00e0 l'invective ni \u00e0 la col\u00e8re. \n D'abord, le magistrat parut totalement incr\u00e9dule mais, \ncomme je continuais, il devint plus attentif et plus int\u00e9ress\u00e9. Je le voyais souvent frissonner d'horreur. \n Parfois, une vive surprise, d\u00e9po urvue de tout scepticisme, se \npeignait sur son visage. \n Je terminai mon r\u00e9cit en disant : \u2013 238 \u2013 \n\u2013 Telle est la cr\u00e9ature que j'accuse et que je vous demande de \nfaire arr\u00eater et de punir en usant de tout votre pouvoir. C'est votre devoir de magistrat, et je crois, j'esp\u00e8re que les sentiments d'un homme comme vous ne seront pas r\u00e9volt\u00e9s si vous exercez vos \nfonctions en pareil cas. \n Ce point amena un grand changement d'attitude chez mon \nauditeur. Il avait \u00e9cout\u00e9 mon histoire avec cette sorte de demi-croyance qu'on accorde aux r\u00e9cits de fant\u00f4mes et aux \u00e9v\u00e9nements \nsurnaturels. Mais, quand je l'eus pr ess\u00e9 d'agir officiellement, toute \nson incr\u00e9dulit\u00e9 reprit le dessus. \n Il me r\u00e9pondit toutefois avec douceur : \u2013 Je voudrais volontiers vous aider dans cette t\u00e2che mais la \ncr\u00e9ature dont vous m'avez parl \u00e9 semble poss\u00e9der une force qui \nannihilerait tous mes efforts. Qui serait capable de suivre un ani-mal qui peut traverser une mer de glace et se r\u00e9fugier dans des \ngrottes et des trous o\u00f9 aucun \u00eatre humain n'oserait s'aventurer ? \nAu surplus, plusieurs mois se so nt pass\u00e9s depuis qu'elle a commis \nses crimes et personne ne peut di re aujourd'hui o\u00f9 elle erre et \ndans quelle r\u00e9gion elle habite maintenant. \n \u2013 Je ne doute pas qu'elle se cache quelque part pr\u00e8s de l'en-\ndroit o\u00f9 je r\u00e9side et, si elle avait effectivement trouv\u00e9 refuge dans les Alpes, on peut la traquer comme un chamois et l'abattre \nc o m m e u n e b \u00ea t e d e p r o i e . M a i s j e d e v i n e v o s s e n t i m e n t s . V o u s n'accordez aucun cr\u00e9dit \u00e0 mon histoire et vous n'avez pas l'inten-tion de poursuivre mon ennemi et d'aller le ch\u00e2tier dans sa re-traite. \n Avec ces mots, la col\u00e8re avait \u00e9clat\u00e9 dans mes yeux. Le magis-\ntrat en fut troubl\u00e9. \u2013 239 \u2013 \n\u2013 Vous vous m\u00e9prenez, dit-il. Je vais agir et, s'il est en mon \npouvoir de capturer le monstre, soyez assur\u00e9 qu'il sera puni selon ses crimes. Mais j'ai peur, d'apr\u00e8s ce que vous m'avez dit vous-\nm\u00eame de sa puissance, que ce ne soit pas possible. Aussi, tout en \nvous promettant de prendre toutes les mesures qui s'imposent, je pense que vous devez vous attendre \u00e0 un \u00e9chec. \n \u2013 I l n e p e u t p a s e n \u00ea t r e a i n s i ! M a i s t o u t c e q u e j e p o u r r a i s \nvous dire n'a que peu de poids. Ma soif de vengeance ne vous concerne pas. Bien que je sache que c'est l\u00e0 un vice, je vous avoue qu'elle me d\u00e9vore et qu'elle est devenue ma seule passion. Ma rage \nest indicible quand je pense que le tueur que j'ai l\u00e2ch\u00e9 dans le \nmonde vit toujours. Vous refusez ce que je vous demande. J'ai une autre possibilit\u00e9 : je vais moi-m\u00eame, au p\u00e9ril de ma vie, d\u00e9truire le \nmonstre ! \n Je tremblais \u00e0 l'extr\u00eame en pronon\u00e7ant ces mots. Il y avait de \nl'extravagance dans mes mani\u00e8res et aussi, je n'en doute pas, cette \nesp\u00e8ce de fr\u00e9n\u00e9sie hautaine qui, dit-on, saisissait les martyrs de \nl ' A n t i q u i t \u00e9 . M a i s p o u r u n m a g i s t r a t d e G e n \u00e8 v e d o n t l ' e s p r i t \u00e9 t a i t accapar\u00e9 par d'autres id\u00e9es que le d\u00e9vouement et l'h\u00e9ro\u00efsme, cette noblesse d'\u00e2me devait beaucoup ressembler \u00e0 de la d\u00e9mence. Il s'effor\u00e7a de me calmer, comme une nourrice calmerait un enfant, et tint mon histoire pour le fruit de mon d\u00e9lire. \n \u2013 Monsieur ! m'\u00e9criai-je, en d\u00e9pit de l'orgueil de votre savoir, \ncomme vous \u00eates ignorant ! Assez ! Vous ne savez pas ce que vous dites. Furieux et troubl\u00e9, je me s\u00e9parai du magistra t et me retirai \naussit\u00f4t chez moi pour r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 un autre moyen d'action. \u2013 240 \u2013 XXIV \nJe n'avais d\u00e8s lors plus qu'une seule id\u00e9e en t\u00eate et rien d'au-\ntre n'existait pour moi. J'\u00e9tais ga gn\u00e9 par la fureur. Il n'y avait que \nla vengeance pour me donner la force de vivre et de r\u00e9sister : elle modulait tous mes sentiments et me permettait de tenir le coup \navec calme, sans quoi le d\u00e9lire \u2013 si, ce n'est la mort \u2013 aurait eu rai-son de moi. \n Ma premi\u00e8re r\u00e9solution fut de quitter Gen\u00e8ve \u00e0 jamais. Le \npays qui, \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 j'\u00e9tais heureux et entour\u00e9 d'affection, \nm'\u00e9tait si cher m'\u00e9tait devenu, dans l'adversit\u00e9, d\u00e9testable. Je pris avec moi un peu d'argent ainsi que quelques bijoux qui avaient appartenu \u00e0 ma m\u00e8re et je partis. \n Et ainsi d\u00e9but\u00e8rent mes p\u00e9r\u00e9grinations qui ne cesseront \nqu'avec ma mort. J'ai travers\u00e9 une grande partie de la terre et j'ai \nv\u00e9cu toutes ces aventures que connaissent les voyageurs dans les d\u00e9serts et les contr\u00e9es barbares. \n Comment ai-je surv\u00e9cu \u00e0 tout cela ? Que de fois ne me suis-je \npas couch\u00e9 sur le sable, \u00e9puis\u00e9, en appelant la mort ! Mais ma soif \nde revanche me maintenait en vie et je ne voulais pas mourir en laissant derri\u00e8re moi mon adversaire ! \n Quand je quittai Gen\u00e8ve, mon pr emier soin fut de retrouver \nles traces de mon ennemi diaboliq ue. Mais je n'avais aucun plan \npr\u00e9cis et j'errais de nombreuses heures autour de la ville, ne sa-\nchant trop o\u00f9 me diriger. Comme la nuit approchait, je me surpris \n\u00e0 l'entr\u00e9e du cimeti\u00e8re o\u00f9 reposa ient William, \u00c9lisabeth et mon \u2013 241 \u2013 p\u00e8re. J'y p\u00e9n\u00e9trai et m'approchai de leur tombe. Tout \u00e9tait silen-\ncieux, sauf que le vent agitait doucement les branches des arbres. \nLa nuit \u00e9tait quasiment noire et le d\u00e9cor avait quelque chose de solennel qui aurait touch\u00e9 m\u00eame l'\u00eatre le moins \u00e9motif. Il me sem-blait que les esprits des d\u00e9funts flottaient alentour et projetaient sur ma t\u00eate une ombre que je pouvai s sentir mais que je ne voyais \npas. \n La profonde tristesse de cette sc\u00e8ne eut d'abord pour effet de \nraviver rapidement ma rage et mon d\u00e9sespoir. Ils \u00e9taient morts ! Moi, moi je vivais ! Leur assassin aussi \u00e9tait en vie et, pour le d\u00e9-\ntruire, je devais mener une existence lamentable. Je m'agenouillai dans l'herbe, baisai la terre et m'\u00e9criai, les l\u00e8vres tremblantes : \n \u2013 Par cette terre sacr\u00e9e sur laquelle je m'agenouille, par les \nombres qui m'entourent, par le pr ofond et infini chagrin qui me \nd\u00e9vore, par toi \u00e9galement, \u00f4 Nuit, et les esprits qui r\u00e8gnent sur toi, \nje jure de poursuivre le d\u00e9mon qui est la cause de ma d\u00e9tresse, \nm\u00eame si dans ce combat je dois p\u00e9rir ! C'est pour cette raison que je veux vivre. Pour ex\u00e9cuter cette vengeance qui m'est ch\u00e8re, je dois encore contempler le soleil et fouler l'herbe verte de la terre qui, autrement, dispara\u00eetrait pour toujours de ma vue. Et j'en ap-pelle \u00e0 vous aussi, esprits des morts, et \u00e0 toi, souffle errant de la vengeance, pour m'aider et me guider dans cette t\u00e2che ! Puisse le monstre sinistre et diabolique conna\u00eetre l'agonie la plus profonde ! Puisse-t-il, lui aussi, \u00e9prouver ce d\u00e9sespoir qui aujourd'hui me \ntourmente ! \n J'avais entam\u00e9 ma conjuration avec une solennit\u00e9 et une em-\nphase qui m'assuraient presque que les esprits des d\u00e9funts que j'avais aim\u00e9s m'approuvaient mais, en m\u00eame temps que mes der-ni\u00e8res paroles, ma fureur reprit le dessus et la rage me laissa sans voix. \n \u2013 242 \u2013 Alors, dans le silence de la nu it, \u00e9clata un \u00e9norme rire diabo-\nlique \u2013 et longuement, douloureusement, il me r\u00e9sonna aux oreil-\nles. Les montagnes en r\u00e9percut\u00e8ren t l'\u00e9cho et j'eus l'impression \nqu'alentour l'enfer m\u00eame se moquai t et se riait de moi. \u00c0 cet ins-\ntant, j'aurais s\u00fbrement eu un geste de folie et j'aurais mis fin \u00e0 ma \nmis\u00e9rable existence, si mon serment n'avait pas \u00e9t\u00e9 prononc\u00e9 et si je ne m'\u00e9tais pas vou\u00e9 \u00e0 la vengeance. Le rire mourut et cette voix famili\u00e8re, d\u00e9testable, s'\u00e9leva, toute proche, et m'adressa dans un murmure parfaitement distinct : \n \u2013 Je suis satisfait, mis\u00e9rable cr\u00e9ature ! Tu as d\u00e9cid\u00e9 de vivre \net je suis satisfait ! \n Je bondis vers l'endroit d'o\u00f9 avai t surgi la voix mais le d\u00e9mon \navait disparu. Soudain, la lune qui s'\u00e9tait lev\u00e9e \u00e9claira la silhouette difforme et monstrueuse qui fuyait avec une incroyable vitesse. Je me mis en chasse \u2013 et depuis des mois et des mois, cette t\u00e2che me prend tout entier. Tr\u00e8s vaguement guid\u00e9, j'ai suivi le Rh\u00f4ne, mais en vain. Et puis ce furent les eaux bleues de la M\u00e9diterran\u00e9e. \n Par un hasard \u00e9trange, j'ai vu une nuit le monstre lui- m\u00eame \ns'embarquer sur un navire qui partai t pour la mer Noire. Je pris ce \nm\u00eame navire mais il m'avait \u00e9chapp\u00e9, je ne sais pas comment. \n \u00c0 travers les steppes tartares et russes, j'ai continu\u00e9 \u00e0 suivre \nses traces, bien qu'il m'\u00e9chapp\u00e2t toujours. Parfois, des paysans, terrifi\u00e9s par son horrible appariti on, m'indiquaient la route. Par-\nfois aussi, c'\u00e9tait le monstre lui- m\u00eame qui laissait des traces der-ri\u00e8re lui, de peur que je n'arr\u00eate mes poursuites ou que je ne d\u00e9-cide, dans mon d\u00e9sespoir, de mour ir. Puis, avec la tomb\u00e9e des nei-\nges, je pouvais voir sur la plaine blanche les empreintes de ses pas. Vous qui entrez tout juste dans la vie, vous qui ne connaissez ni les chagrins ni les tourments, comment pouvez-vous comprendre ce que j'ai \u00e9prouv\u00e9 et ce que j'\u00e9prouv e encore ? Le froid, la faim, la \u2013 243 \u2013 fatigue \u2013 voil\u00e0 les moindres de me s maux ! J'\u00e9tais poss\u00e9d\u00e9 par un \nd\u00e9mon, l'enfer se trouvait en moi-m\u00eame. Pourtant, quelque bon \ng\u00e9nie me surveillait encore et guidait mes pas aux heures o\u00f9 j'\u00e9tais meurtri, o\u00f9 je me d\u00e9battais dans d'inextricables difficult\u00e9s. De \ntemps \u00e0 autres, quand j'\u00e9tais rong \u00e9 par la faim, quand les forces \nme manquaient, je trouvais de quoi manger dans un lieu d\u00e9sert et cela me ravigotait. C'\u00e9taient, il est vrai, souvent des aliments gros-siers, comme ceux que mangeaient les paysans de la r\u00e9gion, mais \nje ne doutais pas que ces vivres avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9pos\u00e9s l\u00e0 par les es-prits dont j'avais implor\u00e9 le soutien. Et souvent aussi, quand r\u00e9-gnait la s\u00e9cheresse et que j'avais terriblement soif, des nuages ve-naient obscurcir le ciel et la pluie qui tombait alors me permettait d'\u00e9tancher ma soif, avant de dispara\u00eetre. \n Je suivais, si cela \u00e9tait possible, les cours d'eau. Mais d'ordi-\nnaire le monstre les \u00e9vitait car c'\u00e9t ait l\u00e0 que les populations \u00e9taient \nles plus nombreuses. Aux autres endroits, il y avait peu de gens et je devais g\u00e9n\u00e9ralement me nourri r de la chair des animaux sauva-\nges que je rencontrais sur ma route. J'avais de l'argent et, en en \ndistribuant un peu, je gagnais la confiance des villageois, ou en-\ncore je leur offrais l'animal que j'avais tu\u00e9 apr\u00e8s en avoir pr\u00e9lev\u00e9 un petit morceau pour moi, en \u00e9c hange d'un feu et de quelques \nustensiles de cuisson. \n Telle qu'elle se passait, ma vie m'\u00e9tait sans doute odieuse et \nc e n ' e s t q u e d a n s l e s o m m e i l q u e j e g o \u00fb t a i s u n p e u d e j o i e . \u00d4 sommeil b\u00e9ni ! Souvent, quand ma mis\u00e8re \u00e9tait \u00e0 son comble, le \nrepos m'entra\u00eenait vers les r\u00eaves les plus d\u00e9licieux. Les esprits veil-laient sur moi et m'apportaient quelques moments ou quelques \nheures de f\u00e9licit\u00e9 afin que je garde assez de force pour remplir ma mission. Sans cela, j'aurais sombr\u00e9 dans la propre d\u00e9tresse. Et \npendant la journ\u00e9e, j'\u00e9tais souten u et enhardi par les esp\u00e9rances \nde la nuit. Dans mon sommeil, je voyais mes amis, mon \u00e9pouse, mon pays tant aim\u00e9. Je voyais le doux visage de mon p\u00e8re, j'en-\u2013 244 \u2013 tendais la voix limpide d'\u00c9lisabeth , je retrouvais Clerval resplen-\ndissant de jeunesse et de sant\u00e9. \n Quand une longue marche m'avait ext\u00e9nu\u00e9, je me persuadais \nsouvent que j'avais v\u00e9cu un cauchema r et qu'avec la nuit je retrou-\nverais la rassurante r\u00e9alit\u00e9 aupr\u00e8s de mes chers amis. Quel im-mense attachement j'avais pour eux ! Comme je m'accrochais \u00e0 leur corps ! Ils me hantaient m\u00eame pendant mes heures de veille et je pouvais croire qu'ils vivaient toujours ! Dans de tels mo-ments, ma soif de vengeance s'\u00e9v anouissait et je poursuivais ma \nroute sur les traces du d\u00e9mon, davantage comme un devoir que le ciel m'avait impos\u00e9, comme si une force dont je n'\u00e9tais pas cons-cient me poussait \u00e0 agir, que parce que je le voulais de plein gr\u00e9. \n Je ne connaissais pas les r\u00e9actions du monstre. De temps \u00e0 \nautres, il laissait des inscriptions sur des \u00e9corces d'arbre ou sur des rochers. Elles me guidaient et ravivaient ma fureur. \u00ab Mon r\u00e8gne n'est pas encore achev\u00e9, disait ainsi l'un de ses messages, tu \nvis mais ma puissance est absolue. Suis-moi. Je me dirige vers les \nglaces \u00e9ternelles du p\u00f4le Nord, o\u00f9 tu subiras les contraintes du \nfroid et du gel auxquelles moi je su is insensible. Tu trouveras tout \npr\u00e8s d'ici, si tu ne me suis pas de trop loin, un li\u00e8vre mort. Mange-le et reprends des forces. Allons, mon ennemi ! Nous devons en-core lutter pour nos existences, et avant que n'arrive le jour de no-tre confrontation, tu dois encore endurer de nombreuses heures de souffrance et de mis\u00e8re. \u00bb \n Ignoble d\u00e9mon ! De nouveau, je jure de me venger. De nou-\nveau, je te voue, abominable cr\u00e9ature, \u00e0 la torture et \u00e0 la mort ! Jamais je n'abandonnerai mes recherches, pas avant que l'un de nous meure ! Et quelle extase alors, quand je rejoindrai \u00c9lisabeth et mes amis disparus qui, d'ores et d\u00e9j\u00e0, ont pr\u00e9par\u00e9 la r\u00e9com-pense de mon dur labeur et de mon horrible p\u00e8lerinage ! \n \u2013 245 \u2013 Tandis que se poursuivait mon p\u00e9riple vers le nord, il neigeait \nde plus en plus et le froid augmentait tellement qu'il devenait dif-\nficile de le supporter. Les pays ans ne bougeaient plus de leurs \nchaumi\u00e8res. Seuls quelques-uns d' entre eux, les plus vigoureux, \ns'aventuraient encore \u00e0 l'ext\u00e9rieu r pour capturer des animaux qui \nsortaient de leur trou afin de subvenir \u00e0 leur faim. Les rivi\u00e8res \u00e9taient recouvertes de glace et il \u00e9tait impossible de se procurer du poisson. J'\u00e9tais ainsi priv\u00e9 de mon principal moyen de subsis-tance. \n Le triomphe de mon ennemi se concr\u00e9tisait au fur et \u00e0 me-\nsure que se multipliaient mes propres difficult\u00e9s. Une des inscrip-tions qu'il avait laiss\u00e9es \u00e9tait r\u00e9dig\u00e9e ainsi : \u00ab Pr\u00e9pare-toi. Tes souffrances ne font que commencer. Mets une fourrure sur toi et fais provision de nourriture car nous allons bient\u00f4t entreprendre \nun voyage qui va, pour mon plus grand agr\u00e9ment, accro\u00eetre encore tes souffrances. \u00bb \n Ces mots ironiques ranimaient mon courage et ma pers\u00e9v\u00e9-\nrance. Jamais je n'abandonnerais mo n projet. En priant le ciel de \nm'aider, je continuai avec une farouche d\u00e9termination \u00e0 traverser des d\u00e9serts immenses jusqu'\u00e0 ce qu'au loin m'appar\u00fbt l'oc\u00e9an, \nformant une ultime barri\u00e8re \u00e0 l'horizon. Oh ! Comme il diff\u00e9rait des mers bleues du sud ! Couvert de glace, il ne se d\u00e9tachait de la terre que parce qu'il avait un aspect plus sauvage et plus \u00e2pre. \n Lorsqu'ils avaient aper\u00e7u la M\u00e9diterran\u00e9e du haut des contre-\nforts de l'Asie, les Grecs avaient pl eur\u00e9 de joie et salu\u00e9 avec all\u00e9-\ngresse la fin de leurs \u00e9preuves. Mo i, je ne pleurai pas. Je m'age-\nnouillai, le c\u0153ur palpitant, et reme rciai l'esprit qui m'avait guid\u00e9 et \nqui m'avait conduit jusqu'ici sain et sauf. J'allais y rencontrer mon \nadversaire et me mesurer avec lui, au m\u00e9pris de tous ses sarcas-mes. \n \u2013 246 \u2013 Quelques semaines auparavant, je m'\u00e9tais procur\u00e9 un tra\u00ee-\nneau et des chiens, ce qui m'avait permis de traverser les neiges \u00e0 \ngrande vitesse. Je ne savais pas si le monstre disposait des m\u00eames avantages mais je constatai qu'au li eu de perdre tous les jours du \nterrain sur lui j'en gagnais et qu'a insi, au moment o\u00f9 je me trou-\nvais en vue de l'oc\u00e9an, il n'avait plus qu'une seule journ\u00e9e d'avance \nsur moi. J'esp\u00e9rais donc le rattrape r avant qu'il n'e\u00fbt atteint le ri-\nvage. Ma d\u00e9termination augmenta encore et, deux jours plus tard, j'arrivai \u00e0 un mis\u00e9rable hameau situ\u00e9 sur la c\u00f4te. \n Je m'enquis du monstre aupr\u00e8s des habitants et obtins des \nrenseignements pr\u00e9cis. Ils me dirent qu'en effet une gigantesque cr\u00e9ature avait surgi la nuit pr\u00e9c\u00e9dente. Arm\u00e9 d'un fusil et de plu-sieurs pistolets, il avait provoqu\u00e9 la panique et fait fuir les oc-\ncupants d'une chaumi\u00e8re isol\u00e9e. \n Il leur avait pris leurs provisions pour l'hiver et les avait mi-\nses sur un tra\u00eeneau auquel il avai t attel\u00e9 de nombreux chiens. Puis, \nle soir m\u00eame, au grand soulagement des villageois effray\u00e9s, il avait poursuivi sa course dans une direct ion o\u00f9 il n'y avait aucune terre. \nOn supposait qu'il allait p\u00e9rir ra pidement, emport\u00e9 par la glace ou \nenglouti au milieu des banquises \u00e9ternelles. \n En apprenant cela, j'eus un mome nt de d\u00e9sespoir. Il m'avait \n\u00e9chapp\u00e9 et je devais entreprendre une longue et p\u00e9rilleuse ran-donn\u00e9e vers les icebergs, affrontant un froid que m\u00eame les indig\u00e8-nes ne devaient supporter que tr\u00e8s mal et qui pour moi, originaire \nd'un pays au climat temp\u00e9r\u00e9, risquait d'\u00eatre fatidique. Mais, \u00e0 l'id\u00e9e que le d\u00e9mon vivrait et triompherait, ma soif de vengeance reprit le dessus et, comme une mar\u00e9e formidable, domina tous mes autres sentiments. Apr\u00e8s un court repos pendant lequel les \nesprits des d\u00e9funts m'apparurent et m'incit\u00e8rent \u00e0 mener ma t\u00e2che \njusqu'au bout, je me pr\u00e9parai \u00e0 repartir. \n \u2013 247 \u2013 J'\u00e9changeai mon tra\u00eeneau cont re un autre mieux adapt\u00e9 au \nterrain polaire et, apr\u00e8s avoir r\u00e9un i une grande quantit\u00e9 de provi-\nsions, je quittai le pays. \n J'ignore combien de jours se sont \u00e9coul\u00e9s depuis mais j'ai en-\ndur\u00e9 des tourments que je n'aurais pas \u00e9t\u00e9 capable de vaincre si je \nn'avais pas eu en moi le sentimen t que la cause que je d\u00e9fendais \n\u00e9tait juste. Souvent, d'immenses et d'imposantes montagnes de glace me barraient le passage et je pouvais entendre le gronde-ment des eaux souterraines qui me na\u00e7aient de m'engloutir. Puis, \nde nouveau, le gel s'intensifiait et ma route redevenait plus s\u00fbre. \n D'apr\u00e8s la quantit\u00e9 de provisions que j'avais consomm\u00e9es, je \nm'aper\u00e7us que mon voyage durait d\u00e9j\u00e0 depuis trois semaines. \u00c0 \ntout moment, l'accomplissement de ma vengeance \u00e9tait diff\u00e9r\u00e9 et, chaque fois je versais des larmes de d\u00e9couragement. Et il est vrai que je succombais de plus en plus au d\u00e9sespoir. Un jour, apr\u00e8s que \nles pauvres b\u00eates qui me tra\u00eenaient au prix de grands efforts \u00e9taient parvenues au sommet d'une montagne de glace, l'une d'el-\nl e s , \u00e0 b o u t d e f o r c e , m o u r u t e t j e m e m i s \u00e0 c o n t e m p l e r a v e c a n -goisse le site qui s'\u00e9tendait devant moi. \n Soudain, mon regard surprit un point sombre au sein de \nl'immensit\u00e9. J'essayai de d\u00e9couvrir ce que cela pouvait \u00eatre et je \npoussai un cri de joie lorsque je me rendis compte qu'il s'agissait d'un tra\u00eeneau d'o\u00f9 se d\u00e9tachait une silhouette gigantesque qui m'\u00e9tait famili\u00e8re. Oh ! Comme mon c\u0153ur fut envahi d'espoir ! Des larmes chaudes jaillirent de mes yeux et je me h\u00e2tai de les essuyer p o u r n e p a s p e r d r e l e d \u00e9 m o n d e v u e . M a i s m e s l a r m e s n e t a r i s -saient pas, tant j'\u00e9tais \u00e9mu, et j'\u00e9clatai bel et bien en sanglots. \n Ce n'\u00e9tait pourtant pas le moment de perdre son temps. Je \nme d\u00e9barrassai du chien mort et je nourris abondamment les au-tres. Puis, apr\u00e8s une heure de repos absolument n\u00e9cessaire, no-\u2013 248 \u2013 nobstant les circonstances, je repris ma route. Le tra\u00eeneau \u00e9tait \ne n c o r e v i s i bl e e t j e n e l e pe r d ai s pas d e vue , s au f d e l o i n e n l o i n \nquand il disparaissait derri\u00e8re des blocs de glace. Mais, de plus en plus, je gagnais sur lui. Deux jo urs plus tard, mon ennemi n'\u00e9tait \nplus qu'\u00e0 un mile de moi. Mon c\u0153ur bondissait. \n Tout \u00e0 coup, alors m\u00eame que j'al lais pouvoir me mesurer avec \nle monstre, mes espoirs furent a nnihil\u00e9s : sa trace m'avait \u00e9chap-\np\u00e9. Je per\u00e7us un bruit de tonnerre, le vent se leva et les eaux sou-terraines se mirent \u00e0 gronder de fa \u00e7on de plus en plus terrifiante. \nJ'allai plus vite mais en vain. \n La mer tonitruait et, avec des secousses de tremblement de \nterre, la glace se rompit et craqua dans un tumulte formidable. Ce \nfut vite fini : en quelques mi nutes une mer bouillonnante avait \nsurgi entre mon ennemi et moi et d\u00e9j\u00e0 je d\u00e9rivais sur un petit bloc de glace qui fondait sans cesse et me pr\u00e9parait \u00e0 la mort la plus affreuse. \n De terribles heures se pass\u00e8rent ainsi. Mes chiens moururent \net j'allais moi-m\u00eame succomber sous le poids de mes innombra-\nbles tourments, lorsque j'ai aper\u00e7u votre navire tirant son ancre et \nque j'ai eu l'espoir de vivre encore. Je ne savais pas que des ba-teaux s'aventuraient si loin dans le nord et la chose me stup\u00e9fia. Je \nd\u00e9truisis dare-dare une partie de mon tra\u00eeneau pour me fabriquer des rames et je parvins ainsi, malgr\u00e9 mon extr\u00eame faiblesse, \u00e0 faire avancer mon radeau de glace dans la direction de votre na-vire. J'\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9, au cas o\u00f9 vous comptiez aller vers le sud, de m'en remettre \u00e0 la merci de la mer plut\u00f4t que d'abandonner ma t\u00e2che. J'esp\u00e9rais m\u00eame vous dema nder un canot afin de poursui-\nvre le monstre. Mais vous vous dirigiez vers le nord. Je n'avais \nplus de force quand vous m'avez pris \u00e0 bord de votre navire o\u00f9 j'aurais pu rapidement sombrer da ns une mort que je redoute en-\ncore, car je n'ai toujours pas accompli ma mission. \u2013 249 \u2013 \nOh ! Quand donc les esprits qui me guident et qui m'ont \nconduit vers le monstre m'accorderont-ils le repos auquel j'as-pire ? Ou bien dois-je mourir et lui doit-il rester en vie ? \n S'il en est ainsi, jurez-moi, Walton, qu'il n'\u00e9chappera pas et \nque vous le poursuivrez afin que sa mort soit ma vengeance. Mais \noserais-je vous demander d'entreprendre ce p\u00e8lerinage, d'endurer tous ces tourments que j'ai subis ? \n Non, je ne suis pas \u00e9go\u00efste. Et pourtant, quand je serai mort, \ns'il devait vous appara\u00eetre, si le s pourvoyeurs de la vengeance de-\nvaient le conduire jusqu'\u00e0 vous, jurez-moi qu'il ne survivra pas \u2013 \njurez-moi qu'il ne triomphera pas de mes malheurs et qu'il ne \npourra plus avoir la possibilit\u00e9 d' augmenter encore la liste de ses \ncrimes immondes ! Il est volubile et persuasif et il a d\u00e9j\u00e0 r\u00e9ussi par ses paroles \u00e0 avoir une emprise sur moi. Ne vous fiez pas \u00e0 lui ! Son \u00e2me est aussi diabolique que son corps, pleine de m\u00e9chancet\u00e9 et de ruses abjectes. Ne l'\u00e9coutez pas ! \n Rappelez-vous les noms de William, de Justine, de Clerval, \nd'\u00c9lisabeth, de mon p\u00e8re, du mis\u00e9r able Victor, et enfoncez-lui vo-\ntre \u00e9p\u00e9e dans le c\u0153ur ! Je serai pr\u00eat de vous et je guiderai votre arme ! \n \u2013 250 \u2013 R\u00c9CIT DE WALTON (SUITE) \nLe 26 ao\u00fbt, 17. \n Vous venez de lire cette \u00e9trange et terrifiante histoire, Marga-\nret. Est-ce que vous ne sentez pas votre sang se glacer d'horreur ? Parfois, saisi de douleur, Frankenstein \u00e9tait incapable de conti-nuer son r\u00e9cit. \u00c0 d'autres moments, sa voix, d\u00e9j\u00e0 h\u00e9sitante, se bri-sait et ce n'\u00e9tait qu'avec peine qu'il pronon\u00e7ait ces paroles char-g\u00e9es d'angoisse. Ses beaux yeux brillaient tant\u00f4t d'indignation et tant\u00f4t ils exprimaient la tristesse et la plus profonde amertume. \n Mais il lui arrivait aussi de ma\u00eetriser son propos et de relater \nles \u00e9v\u00e9nements les plus horribles d'une voix tranquille, sans le \nmoindre signe d'\u00e9nervement. Puis, comme un volcan qui entre en \n\u00e9ruption, son visage changeait tout \u00e0 coup d'expression et, avec une fureur sauvage, il lan\u00e7ait des impr\u00e9cations \u00e0 son adversaire. \n Son histoire est logique et, selon toute apparence, elle dit la \nv\u00e9rit\u00e9. Mais je vous avoue que les lettres de F\u00e9lix et de Safie qui \nm'ont \u00e9t\u00e9 montr\u00e9es et l'apparition du monstre \u00e0 proximit\u00e9 de no-tre navire m'ont beaucoup plus convaincu, que les protestations \ndu malheureux, aussi \u00e9nergiques et coh\u00e9rentes qu'elles fussent. \nAssur\u00e9ment, ce monstre existe ! Je n'en doute pas \u2013 et je reste m\u00eame confondu de surprise et d'admiration. \u00c0 plusieurs reprises, j'ai cherch\u00e9 \u00e0 savoir comment Frankenstein avait pr\u00e9cis\u00e9ment cr\u00e9\u00e9 le monstre mais sur ce point il a \u00e9t\u00e9 imp\u00e9n\u00e9trable. \n \u2013 \u00cates-vous fou, mon ami ? me dit-il. \u00c0 quoi vous pousse \ndonc votre d\u00e9raisonnable curiosit\u00e9 ? Voudriez-vous \u00e9galement \u2013 251 \u2013 cr\u00e9er un \u00eatre qui serait votre en nemi le plus d\u00e9moniaque sur la \nterre ? Laissez, laissez cela ! Ti rez une le\u00e7on de mes malheurs et \nfaites en sorte de ne pas en attirer sur vous ! \n Frankenstein, s'\u00e9tait rendu compte que tout en suivant son \nhistoire je prenais des notes. Il me demanda de les lui montrer. Il \ncorrigea et d\u00e9veloppa lui-m\u00eame de nombreux passages, surtout pour donner plus de vie et d'esprit aux conversations qu'il avait eues avec le monstre. \n \u2013 Puisque vous avez consign\u00e9 mon histoire, dit-il, je ne vou-\ndrais pas qu'elle passe \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9 sous une forme mutil\u00e9e et de fa\u00e7on incompl\u00e8te. \n Pendant une semaine, j'\u00e9coutai ainsi le r\u00e9cit le plus \u00e9trange \njamais con\u00e7u. L'int\u00e9r\u00eat que je po rtais \u00e0 mon h\u00f4te dont les mani\u00e8-\nres \u00e9taient toujours nobles et af fables influen\u00e7a beaucoup mes \npens\u00e9es et mes sentiments. \n J'aimerais l'aider mais puis-je donner le conseil de vivre \u00e0 un \nhomme aussi mis\u00e9rable, aussi pr iv\u00e9 de toute consolation ? Oh, \nnon ! La seule joie qu'il pourra co nna\u00eetre encore, c'est celle que lui \nprocurera la paix au moment de mourir. Pour l'heure, c'est dans la solitude et le d\u00e9lire qu'il trouve un peu de soulagement. Lorsqu'il \nr\u00eave, il croit parler avec ses amis et, par ce biais, il se console de ses malheurs ou se convainc qu'il doit assouvir sa vengeance. \n Pour lui, ce ne sont pas des phantasmes : il est persuad\u00e9 que \nles siens, venus d'un autre monde, se mettent \u00e0 converser avec lui. Et cette conviction conf\u00e8re \u00e0 ses songeries une telle solennit\u00e9 que \nnon seulement elles impressionnent mais qu'en outre elles sem-blent vraies. \n \u2013 252 \u2013 Nos discussions n'ont pas toujou rs trait au r\u00e9cit de ses mal-\nheurs. Dans le domaine litt\u00e9raire, ses connaissances sont vastes et \nil a l'esprit vif et lucide. Son \u00e9loquence est aussi persuasive que \ntouchante. Quand il rapporte un \u00e9v\u00e9nement path\u00e9tique ou qu'il cherche \u00e0 susciter la piti\u00e9 ou la tendresse, je ne peux pas l'\u00e9couter \nsans avoir les larmes aux yeux. Qu elle g\u00e9n\u00e9reuse cr\u00e9ature devait-\nelle \u00eatre autrefois pour rester da ns l'adversit\u00e9 aussi noble, aussi \nadmirable ! Au demeurant, il a l'air d'\u00eatre conscient de sa valeur et de l'\u00e9tendue de sa d\u00e9ch\u00e9ance. \n \u2013 Quand j'\u00e9tais plus jeune, me dit-il, je me croyais destin\u00e9 \u00e0 \nentreprendre de grandes t\u00e2ches. J'avais beaucoup de sensibilit\u00e9 mais je poss\u00e9dais aussi une froide ur de jugement qui m'e\u00fbt servi \npour d'illustres travaux. Ce sentiment de ma valeur personnelle m'a soutenu dans des circonstances o\u00f9 d'autres se seraient laiss\u00e9s abattre, car je trouve qu'il est criminel de gaspiller en chagrin des talents qui peuvent \u00eatre utiles \u00e0 ses semblables. Quand je songeais \u00e0 l'\u0153uvre que j'avais accomplie, ri en moins que la cr\u00e9ation d'un \nanimal sensible et dou\u00e9 de raison , je ne pouvais pas me comparer \n\u00e0 de vulgaires inventeurs. Mais cette id\u00e9e qui m'a exalt\u00e9 au com-mencement de ma carri\u00e8re ne me sert aujourd'hui qu'\u00e0 me plonger dans l'avilissement. Toutes mes sp \u00e9culations, tous mes espoirs ne \nsont plus rien et, comme l'archange qui aspirait \u00e0 la toute-puissance, je suis dans un enfer \u00e9ternel. Mon imagination \u00e9tait vive, mes facult\u00e9s d'analyse et d'application \u00e9taient intenses et c'est par l'union de toutes ces qualit\u00e9s que m'est venue l'id\u00e9e de cr\u00e9er un \u00eatre humain et de mettr e mon projet \u00e0 ex\u00e9cution. M\u00eame \nmaintenant, je ne peux pas \u00e9voquer sans enthousiasme mes id\u00e9aux, alors que mon \u0153uvre n'\u00e9tait que balbutiante. Avec mes projets, je traversais les cieux, ta nt\u00f4t exalt\u00e9 par ma puissance, tan-\nt\u00f4t secou\u00e9 en songeant \u00e0 ce qui en r\u00e9sulterait. Depuis mon en-fance, j'ai \u00e9t\u00e9 nourri par de gran ds espoirs et par de magnifiques \nambitions. Mais comme je suis tomb\u00e9 bas ! \n \u2013 253 \u2013 \u00ab Oh, mon ami, si vous m'aviez connu alors, vous ne me re-\nconna\u00eetriez plus aujourd'hui dans ma d\u00e9ch\u00e9ance ! Rarement, \nj'\u00e9tais la proie du doute. Mon destin me conduisait au plus haut jusqu'au jour o\u00f9 je suis tomb\u00e9 po ur ne plus jamais, jamais relever \nla t\u00eate ! Dois-je donc perdre cet \u00eatre admirable ? J'ai longtemps cherch\u00e9 un ami, une personne avec laquelle je pourrais sympathi-\nser et que j'aimerais. Et voil\u00e0 que je la trouve sur ces mers d\u00e9sertes \nmais j'ai bien peur de ne l'avoir rencontr\u00e9e que pour la perdre tout \naussit\u00f4t. J'aurais voulu r\u00e9concilier Frankenstein avec la vie mais il \nen repousse l'id\u00e9e. \n \u00ab Je vous remercie, Walton, me dit-il, pour vos aimables in-\ntentions \u00e0 l'\u00e9gard d'un \u00eatre aussi mis\u00e9rable que moi mais quand vous me parlez de nouveaux liens et de nouvelles affections, croyez-vous qu'ils pourraient re mplacer ceux que j'ai perdus ? \nQuel homme pourrait tenir pr\u00e8s de moi la place de Clerval, quelle \nfemme celle d'\u00c9lisabeth ? M\u00eame quand cet attachement n'est pas parfait, les compagnons de notre enfance exercent sur nous un \npouvoir auquel ne peuvent pr\u00e9tendre les amis qu'on se fait par la suite. Ils connaissent nos penchants juv\u00e9niles qui, m\u00eame s'ils se modifient plus tard, ne se volatili sent jamais. Ils peuvent juger nos \nactes avec plus de discernement car ils en savent les raisons. Un fr\u00e8re ou une s\u0153ur ne peut pas suspecter l'autre de tromperie ou de duplicit\u00e9, \u00e0 moins que ces sympt\u00f4me s-l\u00e0 n'apparaissent tr\u00e8s t\u00f4t. \nEn revanche, un ami, quelle que soit la force de l'attachement qu'on lui porte, peut, \u00e0 son corps d\u00e9fendant, \u00eatre l'objet d'une sus-picion. Pourtant, mes amis \u00e0 moi m'\u00e9taient chers, non pas par l'ef-fet de l'habitude ou de la proximit\u00e9, mais parce qu'ils avaient leurs qualit\u00e9s propres. O\u00f9 que je me trouve, j'entends la douce voix d'\u00c9lisabeth, les paroles que Clerval me glisse \u00e0 l'oreille. Ils sont \nmorts et c'est du fond de ma solitude que je dois me persuader de pr\u00e9server encore ma vie. Si j'\u00e9tai s engag\u00e9 dans une t\u00e2che qui serait \nconsid\u00e9rablement utile \u00e0 l'humanit\u00e9, je vivrais pour la mener \u00e0 bien. Mais mon destin n'est plus l\u00e0 . Je dois poursuivre et d\u00e9truire \u2013 254 \u2013 le monstre que j'ai cr\u00e9\u00e9. Ce n'es t qu'alors que j'aurai rempli mon \nr\u00f4le sur la terre et que je pourrai mourir. \u00bb \n \nLe 2 septembre \n Ma s\u0153ur bien aim\u00e9e, Je t'\u00e9cris alors que le danger me guette, \nsans savoir si je reverrai encore l\u2019 Angleterre et tous mes amis qui y \ndemeurent. Je suis entour\u00e9 de montagnes de glace qui ne permet-tent aucune issue et menacent \u00e0 tout instant notre navire. Les bra-\nves gar\u00e7ons que j'ai persuad\u00e9s de me suivre attendent que je les aide mais je n'ai rien \u00e0 leur donner. Il y a quelque chose de terri-blement d\u00e9sastreux dans notre situation mais ni le courage ni l'es-poir ne me manquent. \n C'est affreux de penser que la vi e de ces gens d\u00e9pend de moi. \nSi nous devons p\u00e9rir, ce sera \u00e0 cause de mes projets insens\u00e9s. \n Mais vous, Margaret, quel sera alors votre \u00e9tat d'\u00e2me ? Vous n'allez pas entendre parler de ma disparition et vous at-\ntendrez avec anxi\u00e9t\u00e9 mon retour. Les ann\u00e9es se passeront, le d\u00e9-sespoir vous aura min\u00e9e et pourta nt vous garderez au fond de \nvous-m\u00eame un peu de confiance. Oh, ma s\u0153ur bien aim\u00e9e, la perspective d'un tel chagrin me para\u00eet plus cruelle que ma propre mort ! Mais vous avez un mari et de charmants enfants. Vous pou-vez \u00eatre heureuse. \n Que les cieux vous b\u00e9nissent, vous et les v\u00f4tres ! Mon malheureux h\u00f4te me consid\u00e8re avec la plus tendre com-\npassion. Il essaye de me redonner espoir et me parle comme si la vie \u00e9tait un bien qu'il estime enco re. Il me rappelle que tels acci-\ndents ne sont pas rares dans ces r\u00e9gions et que des navigateurs y \nont \u00e9chapp\u00e9. Et, malgr\u00e9 moi, ses promesses m'encouragent. Cha-\u2013 255 \u2013 cun des marins subit le charme de son \u00e9loquence. Lorsqu'il prend \nla parole, on ne d\u00e9sesp\u00e8re plus longtemps et nos forces nous re-\nviennent, au point que les immens es montagnes de glace qui nous \nencerclent semblent \u00e0 nos yeux de s taupini\u00e8res qui ne pourraient \npas r\u00e9sister devant le bon voul oir des hommes. Mais ces impres-\nsions-l\u00e0 sont passag\u00e8res. \n Chaque jour de d\u00e9sillusion augm ente la frayeur des marins et \nje crains presque une mutinerie provoqu\u00e9e par leur d\u00e9sespoir. \n \nLe 5 septembre \n Il vient de se produire une sc\u00e8ne qui sort du commun et, bien \nqu'il soit peu probable que ces pa piers vous parviennent jamais, je \nne peux pas m'emp\u00eacher de vous la rapporter. \n Nous sommes toujours entour\u00e9s par des montagnes de glace, \net le danger d'\u00eatre \u00e9cras\u00e9s sous leur pression est toujours aussi grand. Il fait un froid excessif. Dans ce paysage d\u00e9sol\u00e9, plusieurs d e m e s c o m p a g n o n s o n t d \u00e9 j \u00e0 t r o u v \u00e9 l a m o r t . L a s a n t \u00e9 d e F r a n -kenstein d\u00e9cline de jour en jour. La fi\u00e8vre brille dans ses yeux. Il est \u00e9puis\u00e9. Apr\u00e8s le moindre effo rt fourni, il retombe imm\u00e9diate-\nment dans l'apathie la plus compl\u00e8te. \n J'ai mentionn\u00e9 dans ma derni\u00e8re lettre que je craignais une \nmutinerie. Ce matin, comme je fi xais le visage bl\u00eame de mon ami \n\u2013 ses yeux \u00e0 moiti\u00e9 clos et ses me mbres inertes -, j'ai \u00e9t\u00e9 surpris \npar une demi-douzaine de marins qui demandaient d'\u00eatre re\u00e7us dans ma cabine. Ils entr\u00e8rent et leur leader prit la parole. Il me dit que ses compagnons et lui-m\u00eame avaient \u00e9t\u00e9 choisis par l\u2019\u00e9quipage afin de m'adresser une requ\u00eate qu'en toute justice je ne pouvais pas refuser. Nous \u00e9tions encercl\u00e9s par la glace et nous \u00e9tions sans doute dans l'impossibilit\u00e9 de jamais nous en d\u00e9gager. Pourtant si la glace se brisait quand m\u00eame et nous offrait ainsi un passage, \u2013 256 \u2013 l'\u00e9quipage croyait que j'aurais l' audace de poursuivre mon voyage \net que j'exposerais tout le monde \u00e0 de nouveaux p\u00e9rils. Aussi insis-\ntaient-ils pour que je prenne l'engagement formel de mettre aussi-t\u00f4t le cap vers le sud, au cas o\u00f9 le navire ne serait plus bloqu\u00e9. \n Ce discours me troubla. Je n'\u00e9tais pas encore au fond du d\u00e9-\nsespoir et je n'avais pas encore eu l'id\u00e9e de rebrousser chemin, si \nl a m e r d e v e n a i t l i b r e . M a i s a v a i s - j e l e d r o i t , e n t o u t e \u00e9 q u i t \u00e9 , d e rejeter cette demande ? J'h\u00e9sitais \u00e0 r\u00e9pondre lorsque Frankenstein qui \u00e9tait d'abord rest\u00e9 silencieux et qui du reste semblait trop fai-\nble pour entendre quoi que ce f\u00fbt se redressa tout \u00e0 coup. Ses yeux \n\u00e9tincelaient et ses traits exprimai ent une vague vitalit\u00e9. Il se tour-\nna vers les hommes. \n \u2013 \u00c0 quoi pensez-vous ? dit-il. Qu'est-ce que vous exigez de vo-\ntre capitaine ? Allez-vous si facilement vous d\u00e9tourner de votre but ? N'avez-vous pas dit que cette exp\u00e9dition \u00e9tait glorieuse ? Et \npourquoi l'est-elle d'ailleurs ? Non pas parce que ce p\u00e9riple \u00e9tait commode et serein comme dans les mers du sud, mais parce qu'il comporte plein de dangers et d'effrois, parce que, devant chaque nouvel obstacle, il vous a fallu fa ire appel \u00e0 votre courage et \u00e0 votre \nt\u00e9nacit\u00e9, parce que le p\u00e9ril et la mort vous environnent, parce que \nvous aviez une mission \u00e0 accomplir. Voil\u00e0 pour quelle raison elle est glorieuse, voil\u00e0 pour quelle ra ison cette entreprise est honora-\nble ! \n \u00ab Vous \u00e9tiez promus \u00e0 devenir les bienfaiteurs de l'humanit\u00e9, \nafin que vos noms figurent \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ceux qui ont affront\u00e9 la mort pour le plus grand bien de leurs semblables. Et maintenant alors que l'illusion du danger se pr\u00e9sen te \u00e0 vous ou, si vous pr\u00e9f\u00e9rez, \nalors que vous \u00eates confront\u00e9s \u00e0 une premi\u00e8re \u00e9preuve d'enver-\ngure, vous reculez et vous vous contentez de passer pour des hommes incapables de supporter le froid et l'adversit\u00e9. Pauvres hommes ! Vous \u00eates frileux et vous voulez rentrer vous chauffer \u2013 257 \u2013 pr\u00e8s d'un feu ! Pourquoi vous \u00eates-vous pr\u00e9par\u00e9s \u00e0 cette exp\u00e9di-\ntion ? Vous n'aviez pas besoin de quitter vos maisons et d'exposer \nvotre capitaine \u00e0 la d\u00e9faite et \u00e0 la honte, uniquement pour prouver \nque vous \u00e9tiez des l\u00e2ches ! Oh ! soyez des hommes \u2013 ou m\u00eame plus que des hommes ! Montrez-vous aussi fermes que le roc ! Cette glace n'est pas faite de la m\u00eame mati\u00e8re que vos c\u0153urs. \n \u00ab Elle peut changer et ne pas r\u00e9sister devant votre d\u00e9termina-\ntion. Ne retournez pas dans vos familles avec, sur le front, les \nstigmates du d\u00e9shonneur. Rentrez chez vous comme des h\u00e9ros qui \nont lutt\u00e9, qui ont triomph\u00e9, qui ne sa vent pas ce qu'est la fuite de-\nvant l'ennemi ! \u00bb \n Il avait parl\u00e9 d'une voix si sereine, avec une intonation qui \ns'adaptait tellement bien aux sentiments exprim\u00e9s dans son dis-cours, son regard refl\u00e9tait si bien le courage et l'h\u00e9ro\u00efsme que les marins, cela ne vous surprendra pa s, en furent \u00e9mus. Ils se d\u00e9visa-\ng\u00e8rent, incapables de r\u00e9pondre. \n Je pris la parole. Je les priai de se retirer et de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce \nqui avait \u00e9t\u00e9 dit. Je pr\u00e9cisai que je ne les conduirais pas vers le \nnord, si cela allait \u00e0 l'encontre de leur d\u00e9sir, mais que j'esp\u00e9rais les voir m\u00e9diter et sentir rena\u00eetre leur courage. \n Ils partirent. Je me tournai vers mon compagnon : il \u00e9tait re-\ntomb\u00e9 dans son apathie et semblait presque inanim\u00e9. \n J'ignore comment tout cela va se terminer mais je sais que je \npr\u00e9f\u00e9rerais mourir plut\u00f4t que de rentrer chez moi sans avoir men\u00e9 \nma t\u00e2che \u00e0 bien' Je crains n\u00e9anmoins que ce ne soit l\u00e0 mon sort. Mes hommes ne sont pas anim\u00e9s par des id\u00e9es de gloire et d'hon-neur et ils ne pourront pas dava ntage supporter les \u00e9preuves qui \nse pr\u00e9sentent \u00e0 nous. \n \u2013 258 \u2013 Le 7 septembre \n \nLes d\u00e9s sont jet\u00e9s. J'ai accept\u00e9 de rebrousser chemin, \u00e0 moins \nque les glaces ne nous d\u00e9truisent avant ! Voil\u00e0 comment, par la couardise et l'ind\u00e9cision, mes espoirs s'envolent. Je rentre d\u00e9\u00e7u, sans avoir appris ce que je cherchais. Je n'ai pas assez de sagesse pour me r\u00e9signer calmement \u00e0 cette injustice. \n \nLe 12 septembre \n C'est fini ! Je rentre en Angleterre. J'ai perdu mes espoirs \nd'\u00eatre utile et illustre. J'ai perdu mon ami. Mais je vais essayer, ma ch\u00e8re s\u0153ur, de vous rapporter les \u00e9v\u00e9nements dans le d\u00e9tail. Tant que je voguerai vers l'Angleterre et vers vous, je ne veux pas me \nlaisser abattre. \n Le 9 septembre, la glace s'est mise \u00e0 bouger. Nous avons en-\ntendu au loin comme des coups de tonnerre et les blocs de glace se brisaient, craquaient de toutes parts. Nous courions un \u00e9norme danger mais, comme nous ne pouv ions rien faire non plus, mon \nattention s'est port\u00e9e sur mon h\u00f4te dont l'\u00e9tat de sant\u00e9 avait telle-ment empir\u00e9 qu'il ne pouvait plus du tout quitter son lit. La glace se d\u00e9chirait devant nous et nous d\u00e9rivions rapidement vers le nord. Le vent soufflait de l'ouest, si bien que le onzi\u00e8me passage en \ndirection du sud se trouva enti\u00e8rement d\u00e9gag\u00e9. \n Quand les marins s'en aper\u00e7urent et constat\u00e8rent que leur re-\ntour vers le pays natal \u00e9tait, selon toute apparence, assur\u00e9, ils pouss\u00e8rent de vibrants cris de jo ie et s'agit\u00e8rent durant de longs \nmoments. Frankenstein qui sommeillait se r\u00e9veilla et s'enquit de la cause de tout ce vacarme. \n \u2013 Ils crient, lui dis-je, parce qu'ils vont bient\u00f4t rentrer en An-\ngleterre. \u2013 259 \u2013 \n\u2013 Vous allez donc r\u00e9ellement rebrousser chemin ? \n \u2013 H\u00e9las, oui ! Je ne peux pas m' opposer \u00e0 leur requ\u00eate, je ne \npeux pas les exposer davantage aux dangers et il faut que je re-\ntourne. \n \u2013 Faites-le, si vous le voulez mais moi je ne peux pas. Il vous \nest possible d'abandonner votre projet mais le mien m'a \u00e9t\u00e9 impo-s\u00e9 par le Ciel. Je ne d\u00e9sob\u00e9irai pas . Je suis \u00e0 bout de forces mais \nles esprits qui m'assistent me do nneront s\u00fbrement encore un peu \nde vigueur. \n Tout en pronon\u00e7ant ces mots, il essaya de sortir de son lit \nmais cet effort lui co\u00fbta trop. Il retomba et s'\u00e9vanouit. \n Il lui fallut beaucoup de temps avant de se remettre et plus \nd'une fois je crus qu'il avait bel et bien expir\u00e9. \u00c0 la fin, il ouvrit les \nyeux. Il respirait avec peine et \u00e9t ait incapable de parler. Le m\u00e9de-\ncin lui donna un calmant et ordonn a qu'on ne le d\u00e9range point. Il \nme fit savoir par la suite que mon ami n'avait plus, \u00e0 n'en pas dou-ter, que quelques heures \u00e0 vivre. \n Le diagnostic \u00e9tait prononc\u00e9, je n'avais plus qu'\u00e0 me morfon-\ndre et qu'\u00e0 attendre. Je m'assis su r son lit et l'examinai. Ses yeux \n\u00e9taient clos et je crus qu'il dormait. \n Mais soudain il m'appela d'une vo ix faible et, me faisant signe \nd'approcher, il se mit \u00e0 me parler. \n \u00ab H\u00e9las ! mes forces m'abandonnent ! Je sens que je vais \nbient\u00f4t mourir et lui, mon ennemi et mon pers\u00e9cuteur, va conti-nuer de vivre. Ne croyez pas, Walton, que dans mes derniers mo-ments j'\u00e9prouve encore de la haine et nourrisse ce br\u00fblant d\u00e9sir de \u2013 260 \u2013 me venger. Mais je sens qu'il est juste que je souhaite la mort de \nmon adversaire. Durant ces derniers jours, j'ai fait mon examen de \nconscience. Je ne pense pas que je suis bl\u00e2mable. Dans un acc\u00e8s \nd'enthousiasme fou, j'ai cr\u00e9\u00e9 un \u00eatre dou\u00e9 de raison et je devais lui \nassurer, pour autant que la chose \u00e9tait possible, le bien-\u00eatre et le bonheur. C'\u00e9tait l\u00e0 mon devoir mais j'en avais un autre aussi, bien \nplus important : envers les cr\u00e9ature s de mon esp\u00e8ce ! Il d\u00e9pendait \nde moi qu'elles soient heureuses ou mis\u00e9rables ! Et c'est la raison pour laquelle j'ai refus\u00e9 de dote r le monstre d'une compagne. J'ai \nb i e n f a i t , j e c r o i s . D a n s l e m a l , i l a t \u00e9 m o i g n \u00e9 d ' u n e p e r v e r s i t \u00e9 e t d'un \u00e9go\u00efsme exceptionnels. Il a tu \u00e9 mes amis, il a vou\u00e9 \u00e0 la mort \ndes \u00eatres sensibles et heureux et j'ignore jusqu'o\u00f9 peut mener cette soif de destruction. Oui, c'est un e cr\u00e9ature abominable et il faut \nqu'elle meure pour que les autres vivent ! C'est moi qui devais ac-\ncomplir cette mission mortelle mais j'y ai failli. \n \u00ab Pouss\u00e9 par des motifs \u00e9go\u00efstes et cruels, je vous ai demand\u00e9 \nde la remplir \u00e0 ma place. Mais \u00e0 pr \u00e9sent, si je vous renouvelle ma \ndemande, c'est seulement au nom de la raison et de la vertu. \n \u00ab Mais je ne peux exiger de vous que vous renonciez pour au-\ntant \u00e0 votre patrie ni \u00e0 vos amis . Puisque vous rentrez en Angle-\nterre, vous n'aurez plus d\u00e9sormai s beaucoup de chance de ren-\ncontrer le monstre. Mais je vous laisse appr\u00e9cier mon point de vue et d\u00e9cider ce que vous estimez devoir faire, d'autant que ma lucidi-t\u00e9 est d\u00e9j\u00e0 perturb\u00e9e par l'approche de la mort. Je n'ose pas vous presser d'agir car je suis peut-\u00eatre encore sous le coup de la pas-sion. \n \u00ab Je supporte toutefois tr\u00e8s mal l'id\u00e9e qu'il vit toujours et qu'il \npourrait \u00eatre l'instrument de no mbreux autres crimes. Il reste \nqu'en ce moment m\u00eame, pour la premi\u00e8re fois depuis des ann\u00e9es, je suis heureux \u2013 heureux parce que je vais mourir. D\u00e9j\u00e0 les sil-houettes des \u00eatres que j'ai aim\u00e9s sont proches et j'ai h\u00e2te de leur \u2013 261 \u2013 tendre les bras. Adieu, Walton ! Cherchez le bonheur dans le \ncalme et \u00e9vitez l'ambition, m\u00eame si ce n'est que celle, \u00e0 premi\u00e8re \nvue innocente, qui a trait \u00e0 la science et aux d\u00e9couvertes. Mais pourquoi tenir ce discours ? J'ai pour ma part \u00e9chou\u00e9 dans mes travaux mais un autre pourrait r\u00e9ussir. \u00bb \n Sa voix faiblissait au fur et \u00e0 mesure qu'il parlait. \n Finalement, \u00e9puis\u00e9 par l'effort, il sombra dans le silence. Une demi-heure plus tard, il tenta de nouveau de m'adresser \nla parole mais en vain. Il me serr a doucement la main et ses yeux \nse ferm\u00e8rent pour toujours, tandis qu'un tendre sourire se figeait sur ses l\u00e8vres. \n Margaret, en quels termes puis-je vous rapporter la fin pr\u00e9-\nmatur\u00e9e de ce glorieux esprit ? Et comment m'exprimer pour vous faire comprendre la profondeur de mon chagrin ? Tout ce que je \npourrais vous dire serait inad\u00e9quat et insuffisant. Je pleure, je suis \nenvelopp\u00e9 par un nuage de d\u00e9sesp oir. Mais je vogue vers l'Angle-\nterre et peut-\u00eatre vais-je y trouver une consolation. \n Je suis interrompu. Que signifie ce tapage ? Il est minuit, le \nvent souffle convenablement et l'homme de quart, sur le pont, ne remue gu\u00e8re. Mais voil\u00e0 un nouveau bruit. On dirait la voix d'un \nhomme \u2013 une voix tr\u00e8s rauque. Cela provient de la cabine o\u00f9 re-pose le corps de Frankenstein. \n Je dois me lever et aller voir. Bonne nuit, ma s\u0153ur. Grand Dieu ! \u00c0 quelle sc\u00e8ne ai-je donc assist\u00e9 ! Je ne peux pas \nme la rappeler sans tressaillir. Je me demande m\u00eame si je serai \ncapable de vous la narrer dans le d\u00e9tail. Et pourtant l'histoire que \u2013 262 \u2013 je vous ai racont\u00e9e serait incompl\u00e8te sans cette stup\u00e9fiante catas-\ntrophe finale. \n Je p\u00e9n\u00e9trai donc dans la cabine o\u00f9 se trouvait la d\u00e9pouille de \nmon ami. Sur elle \u00e9tait pench\u00e9e une silhouette que mes mots sont impuissants \u00e0 d\u00e9crire \u2013 elle avait une taille gigantesque, aux pro-portions difformes et inhabituelles. \n Telle qu'elle se tenait, elle avait le visage cach\u00e9 par de longues \nm\u00e8ches de cheveux. Elle tendait une main \u00e9norme dont la couleur et la texture \u00e9voquaient celles d'une momie Quand elle entendit \nque je m'approchais, elle cessa ses plaintes horribles et douloureu-ses et fit un pas en direction de la fen\u00eatre. Jamais je n'ai vu tant \nd'\u00e9pouvante sur un visage d'une hi deur aussi monstrueuse. Malgr\u00e9 \nmoi, je fermai les yeux et je songeai \u00e0 ce que j'avais promis de faire en pr\u00e9sence de ce tueur. Je lui ordonnai de ne pas bouger. \n Il se figea, me consid\u00e9ra avec \u00e9tonnement, regarda de nou-\nveau la d\u00e9pouille de son cr\u00e9ateur et parut oublier que je me trou-vais l\u00e0. Sa posture, ses gestes, tout chez lui accusait la rage la plus \nsauvage et la passion la plus incontr\u00f4lable. \n \u2013 Voil\u00e0 une autre de mes victimes ! s'\u00e9cria-t-il. Avec cette \nmort, mes crimes sont consomm\u00e9s et prend fin la s\u00e9rie de mes tourments ! Oh, Frankenstein ! Cr\u00e9ature g\u00e9n\u00e9reuse et admirable, \u00e0 quoi bon \u00e0 pr\u00e9sent te demander pa rdon ? Je t'ai donc tu\u00e9 apr\u00e8s \navoir tu\u00e9 tous ceux que tu aimais ! \n H\u00e9las ! Il est d\u00e9j\u00e0 froid, il ne peut pas me r\u00e9pondre ! Il haletait. Ma premi\u00e8re impu lsion fut d'accomplir mon de-\nvoir et d'ob\u00e9ir \u00e0 l'ultime requ\u00eate de Frankenstein en supprimant son ennemi. Mais un m\u00e9lange de curiosit\u00e9 et de compassion me retenait. Je m'approchai de l'incroyable cr\u00e9ature, sans oser de \u2013 263 \u2013 nouveau lever les yeux sur elle, ta nt sa laideur \u00e9tait inhumaine et \nrepoussante. J'essayai de lui parler mais aucun mot ne jaillit \u00e0 mes \nl\u00e8vres. Le monstre continuait \u00e0 s'adresser des reproches doulou-reux et incoh\u00e9rents. \u00c0 la fin, comme il se calmait un peu et que sa passion se rel\u00e2chait, je r\u00e9ussis \u00e0 lui parler. \n \u2013 Votre repentir, dis-je, est d\u00e9sormais superflu. Si vous aviez \n\u00e9cout\u00e9 la voix de votre conscience et si vous aviez ob\u00e9i \u00e0 l'aiguillon \ndu remords, si vous n'aviez pas pouss\u00e9 \u00e0 l'extr\u00eame votre soif de \nvengeance diabolique, Frankenstein serait toujours en vie ! \n \u2013 M a i s v o u s r \u00ea v e z ? m e r \u00e9 p o n d i t l e m o n s t r e . V o u s c r o y e z \ndonc que je ne souffre pas et que je n'ai pas de remords ? Lui, poursuivit-il en d\u00e9signant la d\u00e9po uille, lui n'a pas \u00e9prouv\u00e9 la dix-\nmilli\u00e8me partie des souffrances que j'ai endur\u00e9es alors que je per-p\u00e9trais mes crimes ! J'agissais \u00e9go\u00efstement et, en m\u00eame temps, \nmon c\u0153ur \u00e9tait empoisonn\u00e9 par le remords. Croyez-vous que les r\u00e2les de Clerval ont \u00e9t\u00e9 une douc e musique \u00e0 mes oreilles ? Mon \nc\u0153ur \u00e9tait fait pour susciter l'amour et la sympathie et, quand j'ai \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de me tourner vers le mal et de ha\u00efr le monde, il a d\u00fb supporter le changement au prix des tourments les plus inimagi-nables ! \n \u00ab Apr\u00e8s l'assassinat de Clerval, je suis retourn\u00e9 en Suisse, \nl'\u00e2me meurtrie. J'avais piti\u00e9 de Frankenstein et ma piti\u00e9 me faisait horreur. Je me suis d\u00e9test\u00e9 ! Mais quand j'ai appris que lui, l'au-teur de mon existence et de ma d\u00e9tresse indicible, aspirait au bon-heur, quand j'ai d\u00e9couvert que, tout en accumulant les peines et le \nd\u00e9sespoir sur moi, il recherchait la paix dans des sentiments et des \n\u00e9motions que je ne pouvais conna\u00ee tre, l'envie et une profonde in-\ndignation m'ont inspir\u00e9 une terrible soif de vengeance. Je me suis souvenu de la menace que j'avais prof\u00e9r\u00e9e et j'ai d\u00e9cid\u00e9 de la met-tre \u00e0 ex\u00e9cution. Je savais que je me pr\u00e9parais ainsi une torture \nplus mortelle encore mais j'\u00e9tais l'esclave et non le ma\u00eetre d'une \u2013 264 \u2013 impulsion que j'abominais mais \u00e0 la quelle je devais ob\u00e9ir. Mais \nlorsque la jeune femme est morte ! Non, cette fois-l\u00e0, je n'ai rien \nressenti ! J'avais chass\u00e9 tout sentiment, \u00e9vacu\u00e9 tout scrupule pour mieux jouir de mon d\u00e9sespoir. \u00c0 ce point, je n'avais plus qu'\u00e0 \nadapter mon caract\u00e8re \u00e0 la situation que j'avais choisie. Accomplir mes desseins d\u00e9moniaques devint pour moi une passion insatia-\nble. Et maintenant, elle est consomm\u00e9e et voil\u00e0 ma derni\u00e8re vic-time ! \u00bb \n Tout d'abord, je fus touch\u00e9 pa r ces paroles qui \u00e9taient l'ex-\npression de sa d\u00e9tresse. Puis, je me souvins que Frankenstein \nm'avait parl\u00e9 de son \u00e9loquence et de son pouvoir de persuasion et, \ntandis que mon regard tombait de nouveau sur le corps de mon \nami, mon indignation fut \u00e0 son comble. \n \u2013 Mis\u00e9rable ! m'\u00e9criai-je. Comment avez-vous l'audace de ve-\nnir vous lamenter sur un d\u00e9sastre dont vous \u00eates l'auteur ? Vous \njetez une torche enflamm\u00e9e sur un p\u00e2t\u00e9 de maisons et, lorsqu'elles \nont br\u00fbl\u00e9, vous venez vous asseoir sur les ruines et vous en pleurez \nla disparition ! Vil hypocrite ! Si ce lui qui vous chagrine tant vivait \nencore, il serait toujours l'objet, la proie de votre immonde ven-\ngeance. Ce n'est pas de la piti\u00e9 que vous ressentez. Vous vous la-mentez uniquement parce que la victime de vos instincts pervers n'est plus sous votre empire ! \n \u2013 Oh ! ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, dit-il en m'inter-\nrompant, bien que je comprenne que mes actes vous inspirent une \ntelle impression. Je ne vous demande pas de compatir \u00e0 ma mi-s\u00e8re. Jamais chez personne je n'ai trouv\u00e9 de la sympathie ! Quand je la cherchais au d\u00e9but, c'\u00e9tait par amour de la vertu, parce que mon c\u0153ur d\u00e9bordait d'affection. Mais aujourd'hui quels senti-\nments pourrais-je partager ? Tant que dureront mes souffrances, \nje souffrirai seul ! \u00c0 ma mort, l'horreur et l'opprobre survivront \u00e0 ma m\u00e9moire. Autrefois, mon imagination tissait des r\u00eaves de ver-\u2013 265 \u2013 tu, de gloire et d'all\u00e9gresse. Autrefois, j'esp\u00e9rais rencontrer des \n\u00eatres qui, ne tenant pas compte de ma laideur, m'aimeraient pour \ntoutes ces qualit\u00e9s qui m'animaient. Des pens\u00e9es d'attachement et de d\u00e9votion me nourrissaient. Ma is le crime m'a d\u00e9grad\u00e9 et m'a \nrabaiss\u00e9 au rang de l'animal le plus vil. Aucune faute, aucun mal, aucune perversit\u00e9, aucune d\u00e9tre sse n'est comparable \u00e0 la mienne. \nQuand je parcours l'effrayant catalogue de mes forfaits, je ne peux pas croire que je suis cette m\u00eame cr\u00e9ature qui avait ces visions s u b l i m e s e t t r a n s c e n d a n t e s d e b e a u t \u00e9 e t d e b o n t \u00e9 . M a i s i l e n v a ainsi. Les anges d\u00e9chus deviennent l e s d \u00e9 m o n s d u m a l . E t p o u r -\ntant m\u00eame les ennemis de Dieu et des hommes trouvent dans l'ab-jection des amis et des partenaires. Moi, je suis seul. \n \u00ab Vous qui appelez Frankenstein votre ami, vous semblez \nconna\u00eetre mes crimes et mes infortunes. Mais il y a une chose qu'il n'a pas pu vous dire \u2013 les heures, les mois de mis\u00e8re que j'ai v\u00e9cus, rong\u00e9 par mes passions d\u00e9vorantes ! Et j'ai eu beau d\u00e9truire les \nesp\u00e9rances de mon cr\u00e9ateur, je n' ai jamais pu satisfaire mes pro-\npres d\u00e9sirs. Ils sont toujours aussi ardents et aussi inassouvis. J'ai constamment cherch\u00e9 l'amour et l'amiti\u00e9 \u2013 mais pour \u00eatre banni ! Pourquoi cette injustice ? Suis-je donc le seul fautif alors que l'humanit\u00e9 enti\u00e8re a p\u00e9ch\u00e9 contre moi ? Pourquoi ne pas ha\u00efr F\u00e9lix \nqui a refus\u00e9 mon amiti\u00e9 et m'a ferm\u00e9 sa porte ? Pourquoi ne pas d\u00e9tester le paysan qui a voulu tuer celui qui avait sauver son en-fant ? Non, ce sont tous des \u00eatre s vertueux et immacul\u00e9s ! Et moi, \nmoi je suis mis\u00e9rable et abandonn\u00e9, je ne suis qu'un avorton qu'on m\u00e9prise, qu'on refoule et qu'on bafoue ! En me rappelant ces in-justices, le sang me boue encore dans les veines. \n \u00ab Oui, c'est vrai que je suis mis\u00e9rable ! J'ai tu\u00e9 des \u00eatres ado-\nrables et sans d\u00e9fense, j'ai \u00e9trangl\u00e9 un innocent dans son sommeil, j'ai assassin\u00e9 une cr\u00e9ature qui n'avait jamais rien fait de mal, ni \u00e0 moi ni \u00e0 personne. Oui, j'ai vou\u00e9 \u00e0 la mis\u00e8re mon cr\u00e9ateur, un \nhomme exceptionnel qui aurait d\u00fb in spirer le respect et l'admira-\u2013 266 \u2013 tion de ses semblables. Je l'ai poursuivi jusqu'\u00e0 ce qu'il devienne \ncette lamentable d\u00e9pouille. Il est l\u00e0, dans le froid de la mort ! Vous \nme ha\u00efssez mais votre d\u00e9go\u00fbt ne peut pas \u00e9galer celui que je res-sens pour moi-m\u00eame. Lorsque je regarde ces mains qui ont fait le mal, je pense au c\u0153ur qui les a co n\u00e7ues et j'attends le moment o\u00f9 \nelles se poseront sur mes yeux et o\u00f9 je n'aurai plus honte de mes actes. \n \u00ab N'ayez pas peur, je ne serai plus l'instrument d'autres for-\nfaits. Ma t\u00e2che est d\u00e9sormais acco mplie. Ni votre mort, ni celle \nd'aucun autre homme n'est \u00e0 pr\u00e9sen t n\u00e9cessaire pour que s'ach\u00e8ve \nmon destin ! Ma vie seule suffit. So yez assur\u00e9 que je vais tr\u00e8s bien-\nt\u00f4t effectuer ce sacrifice. Je qui tterai votre vaisseau sur le radeau \nde glace qui m'a conduit et je gagnerai l'extr\u00e9mit\u00e9 la plus septen-t r i o n a l e d u g l o b e . E t l \u00e0 , j e r \u00e9 u n i r a i t o u t c e q u i p e u t b r \u00fb l e r p o u r \u00e9difier mon b\u00fbcher fun\u00e9raire et r\u00e9duire en cendres ma mis\u00e9rable carcasse. Ainsi, mes restes ne pou rront jamais \u00e9veiller la curiosit\u00e9 \ndans le cerveau d'un homme qui vo udrait cr\u00e9er un \u00eatre semblable \n\u00e0 moi. Je vais mourir. Je ne conna\u00eetrai plus jamais les tourments qui m'ont rong\u00e9 ni ces r\u00eaves impossi bles. Celui qui m'a appel\u00e9 \u00e0 la \nvie est mort et, quand moi-m\u00eame je ne serais plus, notre souvenir \u00e0 tous les deux s'\u00e9vanouira pour to ujours. Je ne contemplerai plus \nle soleil ni les \u00e9toiles, je ne sentirai plus le vent sur mon visage. Lumi\u00e8re, sentiments, sensations, tout sera \u00e9teint. C'est \u00e0 ce prix que je trouverai le bonheur. Il y a des ann\u00e9es, quand pour la pre-mi\u00e8re fois les images du monde se sont pr\u00e9sent\u00e9es \u00e0 moi, quand j'ai senti la r\u00e9confortante chaleur de l'\u00e9t\u00e9, quand j'ai per\u00e7u le bruissement des feuilles et les chants des oiseaux, tout m'\u00e9tait cher et je n'aurais pas voulu mourir. \u00c0 pr\u00e9sent, la mort est mon unique consolation. Envenim\u00e9 par mes crimes, tiraill\u00e9 par le remords le plus amer, o\u00f9 pourrais-je trouver le repos si ce n'est dans la mort ? \n \u00ab Adieu ! Je vous quitte, vous \u00eates le dernier \u00eatre humain que \nj'aurais vu. Adieu, Frankenstein ! Si tu vivais toujours, si tu nour-\u2013 267 \u2013 rissais toujours contre moi ta soif de vengeance, c'est en me lais-\nsant vivre qu'elle aurait \u00e9t\u00e9 la mi eux assouvie ! Mais ce n'est pas \nainsi que les choses se sont pass\u00e9es ! Tu voulais me d\u00e9truire pour \nque je ne cause pas davantage de d\u00e9sastres. Et pourtant si, d'une \nmani\u00e8re qui m'est inconnue, tu n'as pas cess\u00e9 de penser et de sen-\ntir, sache que tu n'aurais pas trouv\u00e9 une meilleure vengeance que celle que je subis en ce moment. Oui, tu as souffert mais pas au-tant que moi, car l'aiguillon du remords ne cessera d'exciter mes plaies que lorsque la mort les aura ferm\u00e9es pour toujours ! \n \u00ab Mais bient\u00f4t, s'\u00e9cria le monstr e avec une ardeur triste et so-\nlennelle, je vais mourir et tout ce que j'\u00e9prouve pour l'heure dispa-ra\u00eetra ! Bient\u00f4t, cette d\u00e9tresse qui me consume prendra fin ! Je vais monter triomphalement sur mon b\u00fbcher fun\u00e9raire et j'exulte-rai dans la torture des flammes d\u00e9vorantes. Puis, leur \u00e9clat s'\u00e9teindra et mes cendres seront balay\u00e9es par le vent jusqu'\u00e0 la mer. Mon esprit dormira en paix, ou, s'il peut penser encore, il \npensera s\u00fbrement \u00e0 tout autre chose. \n Adieu ! \u00bb Apr\u00e8s avoir prononc\u00e9 ces mots, il bondit par la fen\u00eatre de la \ncabine et sauta sur le radeau de glace qui flottait pr\u00e8s du navire. Il fut bient\u00f4t emport\u00e9 par les vagues et disparut dans les t\u00e9n\u00e8bres \nlointaines. \u2013 268 \u2013 \u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique \nTexte libre de droits. \n \nCorrections, \u00e9dition, conversion informatique et publication par le \ngroupe : \nEbooks libres et gratuits \n \nhttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits \n \nAdresse du site web du groupe : \n http://www.ebooksgratuits.com/ \n \n\u2014\u2014 \n11 septembre 2003 \n\u2014\u2014 \n \n- Dispositions : \nLes livres que nous mettons \u00e0 votre disposition, sont des textes li-bres de droits, que vous pouvez utiliser librement, \u00e0 une fin non \ncommerciale et non professionnelle . 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