{"filename": "Stoker-Dracula.pdf", "content": "Dracula\nBram Stoker\nPublication:\n 1897\nCat\u00e9gorie(s):\n Fiction, Horreur, Fantastique\nSource:\n http://www.ebooksgratuits.comA Propos Stoker:\nAbraham \"Bram\" Stoker (November 8, 1847 \u2013 April 20,\n1912) was an Irish writer, best remembered as the author\nof the influential horror novel Dracula. Source: Wikipedia\nNote:\n This book is brought to you by Feedbooks\nhttp://www.feedbooks.com\nStrictly for personal use, do not use this file for commercial\npurposes.Comment ces documents ont \u00e9t\u00e9 class\u00e9s les uns \u00e0 la suite\ndes autres, c\u2019est ce que leur lecture rendra clair. Tout le\nsuperflu a \u00e9t\u00e9 \u00e9limin\u00e9, afin qu\u2019une histoire qui contrevient \u00e0\ntout ce que la croyance juge possible de nos jours\ns\u2019impose comme une r\u00e9alit\u00e9 pure et simple. Il ne s\u2019y trouve,\ndu d\u00e9but jusqu\u2019\u00e0 la fin, aucune d\u00e9position o\u00f9 la m\u00e9moire ait\n\u00e9t\u00e9 susceptible de se fourvoyer, car tous les r\u00e9cits retenus\nsont contemporains des faits qu\u2019ils d\u00e9crivent, et sont\nrapport\u00e9s du point de vue de ceux qui les ont \u00e9crits et dans\nles limites de leurs connaissances.L\u2019invit\u00e9 de Dracula\n[Note - Premi\u00e8re partie du journal de Jonathan Harker\npubli\u00e9e en dehors de l\u2019\u00e9dition originale.]\n \nLorsque je partis en excursion, un beau soleil illuminait\nMunich, et l\u2019air \u00e9tait rempli de cette joie particuli\u00e8re au\nd\u00e9but de l\u2019\u00e9t\u00e9. La voiture s\u2019\u00e9branlait d\u00e9j\u00e0 lorsque \nHerr\nDelbr\u00fcck (le patron de l\u2019h\u00f4tel des Quatre Saisons o\u00f9 j\u2019\u00e9tais\ndescendu) accourut pour me souhaiter une promenade\nagr\u00e9able ; puis, la main toujours sur la porti\u00e8re, il s\u2019adressa\nau cocher :\n\u2013 Et, surtout, soyez de retour avant le soir, n\u2019est-ce pas ?\nPour le moment, il fait beau, mais ce vent du nord pourrait\nbien finir, malgr\u00e9 tout, par nous amener un orage. Il est vrai\nqu\u2019il est inutile de vous recommander la prudence : vous\nsavez aussi bien que moi qu\u2019il ne faut pas s\u2019attarder en\nchemin cette nuit !\nIl avait souri en disant ces derniers mots.\n\u2013 \nJa, mein Herr\n, fit Johann d\u2019un air entendu et, touchant\nde deux doigts son chapeau, il fit partir les chevaux \u00e0 toute\nvitesse.\nLorsque nous f\u00fbmes sortis de la ville, je lui fis signe\nd\u2019arr\u00eater, et lui demandai aussit\u00f4t :\n\u2013 Dites-moi, Johann, pourquoi le patron a-t-il parl\u00e9 ainsi\nde la nuit prochaine ?\nEn se signant, il me r\u00e9pondit bri\u00e8vement :\u2013 \nWalpurgis Nacht !\nPuis, de sa poche, il tira sa montre \u2013 une ancienne\nmontre allemande, en argent et de la grosseur d\u2019un navet ;\nil la consulta en fron\u00e7ant les sourcils, et haussa l\u00e9g\u00e8rement\nles \u00e9paules dans un mouvement de contrari\u00e9t\u00e9.\nJe compris que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 sa fa\u00e7on de protester assez\nrespectueusement contre ce retard inutile, et je me laissai\nretomber au fond de la voiture. Aussit\u00f4t, il se remit en route\n\u00e0 vive allure, comme s\u2019il voulait regagner le temps perdu.\nDe temps \u00e0 autre, les chevaux relevaient brusquement la\nt\u00eate et reniflaient \u2013 on e\u00fbt dit qu\u2019une odeur ou l\u2019autre qu\u2019eux\nseuls percevaient leur inspirait quelque crainte. Et chaque\nfois que je les voyais ainsi effray\u00e9s, moi-m\u00eame, assez\ninquiet, je regardais le paysage autour de moi. La route\n\u00e9tait battue des vents, car nous montions une c\u00f4te depuis\nun bon moment et parvenions sur un plateau. Peu apr\u00e8s, je\nvis un chemin par lequel, apparemment, on ne passait pas\nsouvent et qui, me semblait-il, s\u2019enfon\u00e7ait vers une vall\u00e9e\n\u00e9troite. J\u2019eus fort envie de le prendre et, m\u00eame au risque\nd\u2019importuner Johann, je lui criai \u00e0 nouveau d\u2019arr\u00eater et je lui\nexpliquai alors que j\u2019aimerais descendre par ce chemin.\nCherchant toutes sortes de pr\u00e9textes, il dit que c\u2019\u00e9tait\nimpossible \u2013 et il se signa plusieurs fois tandis qu\u2019il parlait.\nMa curiosit\u00e9 \u00e9veill\u00e9e, je lui posai de nombreuses\nquestions. Il y r\u00e9pondit \u00e9vasivement et en consultant sa\nmontre \u00e0 tout instant \u2013 en guise de protestation. \u00c0 la fin, je\nn\u2019y tins plus.\n\u2013 Johann, lui dis-je, je veux descendre par ce chemin. Je\nne vous oblige pas \u00e0 m\u2019accompagner ; mais je voudraissavoir pourquoi vous ne voulez pas le prendre.\nPour toute r\u00e9ponse, d\u2019un bond rapide, il sauta du si\u00e8ge.\nUne fois \u00e0 terre, il joignit les mains, me supplia de ne pas\nm\u2019enfoncer dans ce chemin. Il m\u00ealait \u00e0 son allemand assez\nde mots anglais pour que je le comprenne. Il me semblait\ntoujours qu\u2019il allait me dire quelque chose \u2013 dont la seule\nid\u00e9e sans aucun doute l\u2019effrayait -, mais, \u00e0 chaque fois, il\nse ressaisissait et r\u00e9p\u00e9tait simplement en faisant le signe\nde la croix :\n\u2013 \nWalpurgis Nacht ! Walpurgis Nacht !\nJe voulus un peu discuter, mais allez donc discuter\nquand vous ne comprenez pas la langue de votre\ninterlocuteur ! Il garda l\u2019avantage sur moi, car bien qu\u2019il\ns\u2019appliqu\u00e2t chaque fois \u00e0 utiliser les quelques mots\nd\u2019anglais qu\u2019il connaissait, il finissait toujours par s\u2019exciter\net par se remettre \u00e0 parler allemand \u2013 et, invariablement\nalors, il regardait sa montre pour me faire comprendre ce\nque j\u2019avais \u00e0 comprendre. Les chevaux aussi devenaient\nimpatients et ils renifl\u00e8rent \u00e0 nouveau ; voyant cela,\nl\u2019homme bl\u00eamit, regarda tout autour de lui, l\u2019air \u00e9pouvant\u00e9\net, soudain, saisissant les brides, conduisit les chevaux \u00e0\nquelques m\u00e8tres de l\u00e0. Je le suivis et lui demandai ce qui\nle poussait soudain \u00e0 quitter l\u2019endroit o\u00f9 nous nous \u00e9tions\nd\u2019abord arr\u00eat\u00e9s. Il se signa, me montra l\u2019endroit en\nquestion, fit encore avancer sa voiture vers la route\noppos\u00e9e et, enfin, le doigt tendu vers une croix qui se\ntrouvait l\u00e0, me dit, d\u2019abord en allemand puis dans son\nmauvais anglais :\n\u2013 C\u2019est l\u00e0 qu\u2019on a enterr\u00e9 celui qui s\u2019est tu\u00e9.Je me souvins alors de la coutume ancienne qui voulait\nqu\u2019on enterr\u00e2t les suicid\u00e9s \u00e0 proximit\u00e9 des carrefours.\n\u2013 Ah oui ! fis-je, un suicid\u00e9\u2026 Int\u00e9ressant\u2026 Mais il m\u2019\u00e9tait\ntoujours impossible de comprendre pourquoi les chevaux\navaient \u00e9t\u00e9 pris de frayeur.\nTandis que nous parlions de la sorte, nous parvint de\ntr\u00e8s loin un cri qui tenait \u00e0 la fois du jappement et de\nl\u2019aboiement ; de tr\u00e8s loin, certes, mais les chevaux se\nmontraient maintenant v\u00e9ritablement affol\u00e9s, et Johann eut\ntoutes les difficult\u00e9s du monde \u00e0 les apaiser. Il se retourna\nvers moi, et me dit, la voix tremblante :\n\u2013 On croirait entendre un loup, et pourtant il n\u2019y a plus de\nloups ici.\n\u2013 Ah non ? Et il y a longtemps que les loups\nn\u2019approchent plus de la ville ?\n\u2013 Tr\u00e8s, tr\u00e8s longtemps, du moins au printemps et en \u00e9t\u00e9 ;\nmais on les a revus parfois\u2026 avec la neige.\nIl caressait ses chevaux, essayant toujours de les calmer,\nlorsque le soleil fut cach\u00e9 par de gros nuages sombres qui,\nen quelques instants, envahirent le ciel. Presque en m\u00eame\ntemps un vent froid souffla \u2013 ou plut\u00f4t il y eut une seule\nbouff\u00e9e de vent froid qui ne devait \u00eatre somme toute qu\u2019un\nsigne pr\u00e9curseur car le soleil, bient\u00f4t, brilla \u00e0 nouveau. La\nmain en visi\u00e8re, Johann examina l\u2019horizon, puis me dit :\n\u2013 Temp\u00eate de neige ; nous l\u2019aurons avant longtemps.\nUne fois de plus, il regarda l\u2019heure, puis, tenant plus\nfermement les r\u00eanes, car assur\u00e9ment la nervosit\u00e9 des\nchevaux pouvait lui faire redouter le pire, il remonta sur le\nsi\u00e8ge comme si le moment \u00e9tait venu de reprendre laroute.\nQuant \u00e0 moi, je voulais encore qu\u2019il m\u2019expliqu\u00e2t quelque\nchose.\n\u2013 O\u00f9 m\u00e8ne donc cette petite route que vous refusez de\nprendre ? lui demandai-je. \u00c0 quel endroit arrive-t-on ?\nIl se signa, marmonna une pri\u00e8re entre les dents, puis se\ncontenta de me r\u00e9pondre :\n\u2013 Il est interdit d\u2019y aller.\n\u2013 Interdit d\u2019aller o\u00f9 ?\n\u2013 Mais au village.\n\u2013 Ah ! il y a un village, l\u00e0-bas ?\n\u2013 Non, non. Il y a des si\u00e8cles que personne n\u2019y vit plus.\n\u2013 Pourtant vous parliez d\u2019un village ?\n\u2013 Oui, il y en avait un.\n\u2013 Qu\u2019est-il devenu ?\nL\u00e0-dessus, il se lan\u00e7a dans une longue histoire o\u00f9\nl\u2019allemand se m\u00ealait \u00e0 l\u2019anglais dans un langage si\nembrouill\u00e9 que je le suivais difficilement, on s\u2019en doute ; je\ncrus comprendre cependant qu\u2019autrefois \u2013 il y avait de cela\ndes centaines et des centaines d\u2019ann\u00e9es \u2013 des hommes\n\u00e9taient morts dans ce village, y avaient \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9s ; puis\non avait entendu des bruits sous la terre, et lorsqu\u2019on avait\nouvert leurs tombes, ces hommes \u2013 et ces femmes -\u00e9taient\napparus pleins de vie, un sang vermeil colorant leurs\nl\u00e8vres. Aussi, afin de sauver leurs vies (et surtout leurs\n\u00e2mes, ajouta Johann en se signant), les habitants\ns\u2019enfuirent vers d\u2019autres villages o\u00f9 les vivants vivaient et\no\u00f9 les morts \u00e9taient des morts et non pas des\u2026 et non pas\nquelque chose d\u2019autre. Le cocher, \u00e9videmment, avait \u00e9t\u00e9sur le point de prononcer certains mots et, \u00e0 la derni\u00e8re\nseconde, il en avait \u00e9t\u00e9 lui-m\u00eame \u00e9pouvant\u00e9. Tandis qu\u2019il\npoursuivait son r\u00e9cit, il s\u2019excitait de plus en plus. On e\u00fbt dit\nque son imagination l\u2019emportait, et c\u2019est dans une v\u00e9ritable\ncrise de terreur qu\u2019il l\u2019acheva p\u00e2le comme la mort, suant \u00e0\ngrosses gouttes, tremblant, regardant avec angoisse tout\nautour de lui, comme s\u2019il s\u2019attendait \u00e0 voir se manifester\nquelque pr\u00e9sence redoutable sur la plaine o\u00f9 le soleil\nbrillait de tous ses feux. Finalement, il eut un cri d\u00e9chirant,\nplein de d\u00e9sespoir :\n\u2013 \nWalpurgis Nacht !\nEt il me montra la voiture comme pour me supplier d\u2019y\nreprendre place.\nMon sang anglais me monta \u00e0 la t\u00eate et, reculant d\u2019un\npas ou deux, je dis \u00e0 l\u2019Allemand :\n\u2013 Vous avez peur, Johann, vous avez peur ! Reprenez la\nroute de Munich ; je retournerai seul. La promenade \u00e0 pied\nme fera du bien.\nLa porti\u00e8re \u00e9tant ouverte, je n\u2019eus qu\u2019\u00e0 prendre ma\ncanne en bois de ch\u00eane dont, en vacances, j\u2019avais toujours\nsoin de me munir.\n\u2013 Oui, rentrez \u00e0 Munich, Johann, repris-je. \nWalpurgis\nNacht\n, \u00e7a ne concerne pas les Anglais.\nLes chevaux s\u2019\u00e9nervaient de plus en plus, et Johann\nessayait \u00e0 grand-peine de les retenir, cependant qu\u2019il me\npriait instamment de ne rien faire d\u2019aussi insens\u00e9. Pour\nmoi, j\u2019avais piti\u00e9 du pauvre gar\u00e7on qui prenait la chose\ntellement \u00e0 c\u0153ur. Cependant, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacherde rire. Sa frayeur lui avait fait oublier que, pour se faire\ncomprendre, il devait parler anglais, de sorte qu\u2019il continua\n\u00e0 baragouiner de l\u2019allemand. Cela devenait franchement\nennuyeux. Du doigt, je lui montrai sa route, lui criai :\n\u00ab Munich ! \u00bb et, me d\u00e9tournant, je m\u2019appr\u00eatai \u00e0 descendre\nvers la vall\u00e9e.\nCe fut, cette fois, avec un geste de d\u00e9sespoir qu\u2019il fit\nprendre \u00e0 ses chevaux la direction de Munich. Appuy\u00e9 sur\nma canne, je suivis la voiture des yeux : elle s\u2019\u00e9loignait tr\u00e8s\nlentement. Alors, apparut au sommet de la colline une\nsilhouette d\u2019homme \u2013 un homme grand et maigre ; je le\ndistinguais malgr\u00e9 la distance. Comme il approchait des\nchevaux, ceux-ci se mirent \u00e0 se cabrer, puis \u00e0 se d\u00e9battre,\net \u00e0 hennir de terreur. Johann n\u2019\u00e9tait plus ma\u00eetre d\u2019eux : ils\ns\u2019emball\u00e8rent. Bient\u00f4t je ne les vis plus ; alors je voulus \u00e0\nnouveau regarder l\u2019\u00e9tranger mais je m\u2019aper\u00e7us que lui\naussi avait disparu.\nMa foi, c\u2019est le c\u0153ur l\u00e9ger que je m\u2019engageai dans le\nchemin qui effrayait tant Johann \u2013 pourquoi ? il m\u2019\u00e9tait\nvraiment impossible de le comprendre ; je crois que je\nmarchai bien deux heures sans m\u2019apercevoir du temps qui\ns\u2019\u00e9coulait ni de la distance que je parcourais, et,\nassur\u00e9ment, sans rencontrer \u00e2me qui vive. L\u2019endroit \u00e9tait\ncompl\u00e8tement d\u00e9sert. Ceci, toutefois, je ne le remarquai\nque lorsque, \u00e0 un tournant du chemin, j\u2019arrivai \u00e0 la lisi\u00e8re\nd\u2019un bois dont la v\u00e9g\u00e9tation \u00e9tait clairsem\u00e9e. Alors\nseulement je me rendis compte de l\u2019impression qu\u2019avait\nfaite sur moi l\u2019aspect d\u00e9sol\u00e9 de cette partie du pays.\nJe m\u2019assis pour me reposer \u2013 observant peu \u00e0 peutoutes les choses autour de moi. Bient\u00f4t, il me sembla qu\u2019il\nfaisait beaucoup plus froid qu\u2019au d\u00e9but de ma promenade\net que j\u2019entendais un bruit ressemblant \u00e0 un long soupir\nentrecoup\u00e9 de temps \u00e0 autre d\u2019une sorte de mugissement\n\u00e9touff\u00e9. Je levai les yeux et je vis que de gros nuages, tr\u00e8s\nhaut, passaient dans le ciel, chass\u00e9s du nord vers le sud.\nUn orage allait \u00e9clater, c\u2019\u00e9tait certain. Je me sentis\nfrissonner, et je crus que j\u2019\u00e9tais rest\u00e9 trop longtemps assis\napr\u00e8s ces deux heures de marche. Je repris donc ma\npromenade.\nLe paysage devenait r\u00e9ellement merveilleux. Non pas\nque l\u2019\u0153il f\u00fbt attir\u00e9 particuli\u00e8rement par telle ou telle chose\nremarquable ; mais, de quelque c\u00f4t\u00e9 que l\u2019on se tourn\u00e2t,\ntout \u00e9tait d\u2019une beaut\u00e9 enchanteresse.\nL\u2019apr\u00e8s-midi touchait \u00e0 sa fin ; le cr\u00e9puscule tombait\nd\u00e9j\u00e0 lorsque je commen\u00e7ai \u00e0 me demander par quel\nchemin je retournerais vers Munich. L\u2019\u00e9clatante lumi\u00e8re du\njour \u00e9teinte, il faisait de plus en plus froid et les nuages qui\ns\u2019amoncelaient dans le ciel devenaient de plus en plus\nmena\u00e7ants, accompagn\u00e9s d\u2019un grondement lointain,\nduquel surgissait de temps \u00e0 autre ce cri myst\u00e9rieux que le\ncocher croyait reconna\u00eetre pour celui du loup. Un instant,\nj\u2019h\u00e9sitai. Pourtant, je l\u2019avais dit, je voulais voir ce village\nabandonn\u00e9. Continuant \u00e0 marcher, j\u2019arrivai bient\u00f4t dans\nune vaste plaine entour\u00e9e de collines aux flancs\ncompl\u00e8tement bois\u00e9s. Du regard, je suivis la sinueuse\nroute de campagne : elle disparaissait \u00e0 un tournant,\nderri\u00e8re un \u00e9pais bouquet d\u2019arbres qui s\u2019\u00e9levaient au pied\nd\u2019une des collines.J\u2019\u00e9tais encore \u00e0 contempler ce tableau, quand, soudain,\nun vent glac\u00e9 souffla et la neige se mit \u00e0 tomber. Je pensai\naux milles et aux milles que j\u2019avais parcourus dans cette\ncampagne d\u00e9serte, et j\u2019allai m\u2019abriter sous les arbres, en\nface de moi. Le ciel s\u2019assombrissait de minute en minute,\nles flocons de neige tombaient plus serr\u00e9s et avec une\nrapidit\u00e9 vertigineuse, si bien qu\u2019il ne fallut pas longtemps\npour que la terre, devant moi, autour de moi, dev\u00eent un tapis\nd\u2019une blancheur scintillante dont je ne distinguais pas\nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 perdue dans une sorte de brouillard. Je me\nremis en route, mais le chemin \u00e9tait tr\u00e8s mauvais ; ses\nc\u00f4t\u00e9s se confondaient ici avec les champs, l\u00e0 avec la\nlisi\u00e8re du bois, et la neige ne simplifiait pas les choses ;\naussi ne fus-je pas long \u00e0 m\u2019apercevoir que je m\u2019\u00e9tais\n\u00e9cart\u00e9 du chemin, car mes pieds, sous la neige,\ns\u2019enfon\u00e7aient de plus en plus dans l\u2019herbe et, me semblait-\nil, dans une sorte de mousse. Le vent soufflait avec\nviolence, le froid devenait piquant, et j\u2019en souffrais\nv\u00e9ritablement, en d\u00e9pit de l\u2019exercice que j\u2019\u00e9tais bien forc\u00e9\nde faire dans mes efforts pour avancer. Les tourbillons de\nneige m\u2019emp\u00eachaient presque de garder les yeux ouverts.\nDe temps en temps un \u00e9clair d\u00e9chirait les nues et, l\u2019espace\nd\u2019une ou deux secondes, je voyais alors devant moi de\ngrands arbres \u2013 surtout des ifs et des cypr\u00e8s couverts de\nneige.\n\u00c0 l\u2019abri sous les arbres et entour\u00e9 du silence de la plaine\nenvironnante, je n\u2019entendais rien d\u2019autre que le vent siffler\nau-dessus de ma t\u00eate. L\u2019obscurit\u00e9 qu\u2019avait cr\u00e9\u00e9e l\u2019orage\nfut engloutie par l\u2019obscurit\u00e9 d\u00e9finitive de la nuit\u2026 Puis latemp\u00eate parut s\u2019\u00e9loigner : il n\u2019y avait plus, par moments,\nque des rafales d\u2019une violence extr\u00eame et, chaque fois,\nj\u2019avais l\u2019impression que ce cri myst\u00e9rieux, presque\nsurnaturel, du loup \u00e9tait r\u00e9p\u00e9t\u00e9 par un \u00e9cho multiple.\nEntre les \u00e9normes nuages noirs apparaissait parfois un\nrayon de lune qui \u00e9clairait tout le paysage ; je pus de la\nsorte me rendre compte que j\u2019\u00e9tais parvenu au bord de ce\nqui ressemblait vraiment \u00e0 une for\u00eat d\u2019ifs et de cypr\u00e8s.\nComme la neige avait cess\u00e9 de tomber, je quittai mon abri\npour aller voir de plus pr\u00e8s. Je me dis que peut-\u00eatre je\ntrouverais l\u00e0 une maison, f\u00fbt-elle en ruine, qui me serait un\nrefuge plus s\u00fbr. Longeant la lisi\u00e8re du bois, je m\u2019aper\u00e7us\nque j\u2019en \u00e9tais s\u00e9par\u00e9 par un mur bas ; mais un peu plus\nloin, j\u2019y trouvai une br\u00e8che. \u00c0 cet endroit, la for\u00eat de cypr\u00e8s\ns\u2019ouvrait en deux rang\u00e9es parall\u00e8les pour former une all\u00e9e\nconduisant \u00e0 une masse carr\u00e9e qui devait \u00eatre un b\u00e2timent.\nMais au moment pr\u00e9cis o\u00f9 je l\u2019aper\u00e7us, des nuages\nvoil\u00e8rent la lune, et c\u2019est dans l\u2019obscurit\u00e9 compl\u00e8te que je\nremontai l\u2019all\u00e9e. Je frissonnais de froid tout en marchant,\nmais un refuge m\u2019attendait et cet espoir guidait mes pas ;\nen r\u00e9alit\u00e9, j\u2019avan\u00e7ais tel un aveugle.\nJe m\u2019arr\u00eatai, \u00e9tonn\u00e9 du silence soudain. L\u2019orage \u00e9tait\npass\u00e9 ; et, en sympathie e\u00fbt-on dit avec le calme de la\nnature, mon c\u0153ur semblait cesser de battre. Cela ne dura\nqu\u2019un instant, car la lune surgit \u00e0 nouveau d\u2019entre les\nnuages et je vis que j\u2019\u00e9tais dans un cimeti\u00e8re et que le\nb\u00e2timent carr\u00e9, au bout de l\u2019all\u00e9e, \u00e9tait un grand tombeau\nde marbre, blanc comme la neige qui le recouvrait presque\nenti\u00e8rement et recouvrait le cimeti\u00e8re tout entier. Le clairde lune amena un nouveau grondement de l\u2019orage qui\nmena\u00e7ait de recommencer et, en m\u00eame temps, j\u2019entendis\nles hurlements sourds mais prolong\u00e9s de loups ou de\nchiens. Terriblement impressionn\u00e9, je sentais le froid me\ntranspercer peu \u00e0 peu et, me semblait-il, jusqu\u2019au c\u0153ur\nm\u00eame. Alors, tandis que la lune \u00e9clairait encore le tombeau\nde marbre, l\u2019orage, avec une violence accrue, parut revenir\nsur ses pas.\nPouss\u00e9 par une sorte de fascination, j\u2019approchai de ce\nmausol\u00e9e qui se dressait l\u00e0, seul, assez \u00e9trangement ; je le\ncontournai et je lus, sur la porte de style dorique, cette\ninscription en allemand :\nCOMTESSE DOLINGEN DE GRATZ\nSTYRIE\nELLE A CHERCH\u00c9 ET TROUV\u00c9 LA MORT\n1801.\nAu-dessus du tombeau, apparemment fich\u00e9 dans le\nmarbre \u2013 le monument fun\u00e9raire \u00e9tait compos\u00e9 de\nplusieurs blocs de marbre \u2013 on voyait un long pieu en fer.\nRevenu de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, je d\u00e9chiffrai ces mots, grav\u00e9s en\ncaract\u00e8res russes :\nLES MORTS VONT VITE\nTout cela \u00e9tait si insolite et myst\u00e9rieux que je fus pr\u00e8s de\nm\u2019\u00e9vanouir. Je commen\u00e7ais \u00e0 regretter de n\u2019avoir pas suivi\nle conseil de Johann. Une id\u00e9e effrayante me vint alors \u00e0\nl\u2019esprit. C\u2019\u00e9tait la nuit de Walpurgis ! \nWalpurgis Nacht !\nOui, la nuit de Walpurgis durant laquelle des milliers et\ndes milliers de gens croient que le diable surgit parmi\nnous, que les morts sortent de leurs tombes, et que tous lesg\u00e9nies malins de la terre, de l\u2019air et des eaux m\u00e8nent une\nbacchanale. Je me trouvais au lieu m\u00eame que le cocher\navait voulu \u00e9viter \u00e0 tout prix \u2013 dans ce village abandonn\u00e9\ndepuis des si\u00e8cles. Ici, on avait enterr\u00e9 la suicid\u00e9e et\nj\u2019\u00e9tais seul devant son tombeau \u2013 impuissant, tremblant de\nfroid sous un linceul de neige, un orage violent mena\u00e7ant \u00e0\nnouveau ! Il me fallut faire appel \u00e0 tout mon courage, \u00e0 toute\nma raison, aux croyances religieuses dans lesquelles\nj\u2019avais \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9 pour ne pas succomber \u00e0 la terreur.\nJe fus pris bient\u00f4t dans une v\u00e9ritable tornade. Le sol\ntremblait comme sous le trot de centaines de chevaux, et,\ncette fois, ce ne fut plus une temp\u00eate de neige, mais une\ntemp\u00eate de gr\u00eale qui s\u2019abattit avec une telle force que les\ngr\u00ealons emportaient les feuilles, cassaient les branches si\nbien que, en un moment, les cypr\u00e8s ne m\u2019abrit\u00e8rent plus du\ntout. Je m\u2019\u00e9tais pr\u00e9cipit\u00e9 sous un autre arbre ; mais, l\u00e0 non\nplus, je ne fus pas longtemps \u00e0 l\u2019abri, et je cherchai un\nendroit qui p\u00fbt m\u2019\u00eatre vraiment un refuge : la porte du\ntombeau qui, \u00e9tant de style dorique, comportait une\nembrasure tr\u00e8s profonde. L\u00e0, appuy\u00e9 contre le bronze\nmassif, j\u2019\u00e9tais quelque peu prot\u00e9g\u00e9 des \u00e9normes gr\u00ealons,\ncar ils ne m\u2019atteignaient plus que par ricochets, apr\u00e8s \u00eatre\nd\u2019abord tomb\u00e9s dans l\u2019all\u00e9e ou sur la dalle de marbre.\nSoudain, la porte c\u00e9da, s\u2019entrouvrit vers l\u2019int\u00e9rieur. Le\nrefuge que m\u2019offrait ce s\u00e9pulcre me sembla une aubaine\npar cet orage impitoyable et j\u2019allais y entrer lorsqu\u2019un \u00e9clair\nfourchu illumina toute l\u2019\u00e9tendue du ciel. \u00c0 l\u2019instant m\u00eame,\naussi vrai que je suis vivant, je vis, ayant tourn\u00e9 les yeux\nvers l\u2019obscurit\u00e9 du caveau, une femme tr\u00e8s belle, aux jouesrondes, aux l\u00e8vres vermeilles, \u00e9tendue sur une civi\u00e8re, et\nqui semblait dormir. Il y eut un coup de tonnerre, et je fus\nsaisi comme par la main d\u2019un g\u00e9ant qui me rejeta dans la\ntemp\u00eate. Tout cela s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 si rapidement qu\u2019avant\nm\u00eame que je pusse me rendre compte du choc \u2013 tant\nmoral que physique \u2013 que j\u2019avais re\u00e7u, je sentis \u00e0 nouveau\nles gr\u00ealons s\u2019abattre sur moi. Mais en m\u00eame temps, j\u2019avais\nl\u2019impression \u00e9trange de n\u2019\u00eatre pas seul. Je regardai encore\nen direction du tombeau dont la porte \u00e9tait rest\u00e9e ouverte.\nUn autre \u00e9clair aveuglant parut venir frapper le pieu de fer\nqui surmontait le monument de marbre, puis se frayer un\nchemin jusqu\u2019au creux de la terre tout en d\u00e9truisant la\nmajestueuse s\u00e9pulture. La morte, en proie \u00e0 d\u2019affreuses\nsouffrances, se souleva un moment ; les flammes\nl\u2019entouraient de tous c\u00f4t\u00e9s, mais ses cris de douleur\n\u00e9taient \u00e9touff\u00e9s par le bruit du tonnerre. Ce fut ce concert\nhorrible que j\u2019entendis en dernier lieu, car \u00e0 nouveau la\nmain g\u00e9ante me saisit et m\u2019emporta \u00e0 travers la gr\u00eale,\ntandis que le cercle des collines autour de moi r\u00e9percutait\nles hurlements des loups. Le dernier spectacle dont je me\nsouvienne, est celui d\u2019une foule mouvante et blanche, fort\nvague \u00e0 vrai dire, comme si toutes les tombes s\u2019\u00e9taient\nouvertes pour laisser sortir les fant\u00f4mes des morts qui se\nrapprochaient tous de moi \u00e0 travers les tourbillons de gr\u00eale.\n\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\nPeu \u00e0 peu cependant, je repris connaissance ; puis\nj\u2019\u00e9prouvai une si grande fatigue qu\u2019elle m\u2019effraya. Il me fallut\nlongtemps pour me souvenir de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9. Mes\npieds me faisaient terriblement souffrir, et je n\u2019arrivais pas\u00e0 les remuer. Ils \u00e9taient comme engourdis. Ma nuque me\nsemblait glac\u00e9e ; toute ma colonne vert\u00e9brale, et mes\noreilles, de m\u00eame que mes pieds, \u00e9taient \u00e0 la fois\nengourdis et douloureux. Pourtant j\u2019avais au c\u0153ur une\nimpression de chaleur v\u00e9ritablement d\u00e9licieuse compar\u00e9e\n\u00e0 toutes ces sensations. C\u2019\u00e9tait un cauchemar \u2013 un\ncauchemar physique, si je puis me servir d\u2019une telle\nexpression ; car je ne sais quel poids tr\u00e8s lourd sur ma\npoitrine me rendait la respiration difficile.\nJe restai assez longtemps, je pense, dans cet \u00e9tat de\ndemi-l\u00e9thargie, et je n\u2019en sortis que pour sombrer dans le\nsommeil, \u00e0 moins que ce ne f\u00fbt une sorte\nd\u2019\u00e9vanouissement. Puis je fus pris d\u2019un haut-le-c\u0153ur,\ncomme lorsqu\u2019on commence \u00e0 \u00e9prouver le mal de mer ; en\nmoi montait le besoin incoercible d\u2019\u00eatre d\u00e9livr\u00e9 de quelque\nchose\u2026 je ne savais de quoi. Tout autour de moi r\u00e9gnait\nun silence profond, comme si le monde entier dormait ou\nvenait de mourir \u2013 silence que rompait seulement le\nhal\u00e8tement d\u2019un animal qui devait se trouver tout pr\u00e8s de\nmoi. Je sentis quelque chose de chaud qui m\u2019\u00e9corchait la\ngorge, et c\u2019est alors que m\u2019apparut l\u2019horrible v\u00e9rit\u00e9. Un gros\nanimal \u00e9tait couch\u00e9 sur moi, la gueule coll\u00e9e \u00e0 ma gorge.\nJe n\u2019osais pas remuer, sachant qu\u2019une prudente immobilit\u00e9\npourrait seule me sauver ; mais la b\u00eate, de son c\u00f4t\u00e9,\ncomprit sans doute qu\u2019il s\u2019\u00e9tait fait un changement en moi,\ncar elle redressa la t\u00eate. \u00c0 travers mes cils, je vis au-\ndessus de moi les deux grands yeux flamboyants d\u2019un loup\ngigantesque. Ses dents blanches, longues et pointues,\nbrillaient dans sa gueule rouge b\u00e9ante, et son souffle chaudet \u00e2cre m\u2019arrivait jusque sous les narines.\nUne fois de plus, il se passa un bon moment dont je n\u2019ai\ngard\u00e9 aucun souvenir. Enfin, je per\u00e7us un grognement\nsourd, et une sorte de jappement \u2013 ceci \u00e0 plusieurs\nreprises. Puis, tr\u00e8s loin, me sembla-t-il, j\u2019entendis comme\nplusieurs voix crier ensemble : \u00ab Hol\u00e0 ! Hol\u00e0 ! \u00bb Avec\npr\u00e9caution, je levai la t\u00eate pour regarder dans la direction\nd\u2019o\u00f9 venaient ces cris ; mais le cimeti\u00e8re me bouchait la\nvue. Le loup continuait \u00e0 japper d\u2019\u00e9trange fa\u00e7on, et une\nlueur rouge se mit \u00e0 contourner le bois de cypr\u00e8s ; il me\nsemblait qu\u2019elle suivait les voix. Celles-ci se rapprochaient\ncependant que le loup hurlait maintenant sans arr\u00eat et de\nplus en plus fort. Plus que jamais je craignais de faire le\nmoindre mouvement, de laisser \u00e9chapper ne f\u00fbt-ce qu\u2019un\nsoupir. Et la lueur rouge se rapprochait, elle aussi, par-\ndessus le linceul blanc qui s\u2019\u00e9tendait tout autour de moi\ndans la nuit. Tout \u00e0 coup surgit de derri\u00e8re les arbres, au\ntrot, un groupe de cavaliers portant des torches. Le loup, se\nlevant aussit\u00f4t, quitta ma poitrine et s\u2019enfon\u00e7a dans le\ncimeti\u00e8re. Je vis un des cavaliers (c\u2019\u00e9taient des soldats, je\nreconnaissais la tenue militaire) \u00e9pauler sa carabine et\nviser. Un de ses compagnons le toucha du coude, et la\nballe siffla au-dessus de ma t\u00eate. Assur\u00e9ment, il avait pris\nmon corps pour celui du loup. Un autre soldat vit l\u2019animal\nqui s\u2019\u00e9loignait, et un deuxi\u00e8me coup de feu fut tir\u00e9. Puis,\ntous les cavaliers partirent au galop, certains vers moi, les\nautres poursuivant le loup qui disparut sous les cypr\u00e8s\nlourds de neige.\nUne fois qu\u2019ils furent pr\u00e8s de moi, je voulus enfin remuerbras et jambes, mais cela me fut impossible : j\u2019\u00e9tais sans\nforces, encore que je ne perdisse rien de ce qui se\npassait, de ce qui se disait autour de moi. Deux ou trois\nsoldats mirent pied \u00e0 terre et s\u2019agenouill\u00e8rent pour\nm\u2019examiner de pr\u00e8s. L\u2019un d\u2019eux me souleva la t\u00eate, puis mit\nsa main sur mon c\u0153ur.\n\u2013 Tout va bien, mes amis ! cria-t-il. Son c\u0153ur bat\nencore !\nOn me versa un peu de brandy dans la gorge ; cela me\nfit revenir compl\u00e8tement \u00e0 moi, et j\u2019ouvris enfin les yeux tout\ngrands. Les lumi\u00e8res et les ombres jouaient dans les\narbres ; j\u2019entendais les hommes s\u2019interpeller. Leurs cris\nexprimaient l\u2019\u00e9pouvante, et bient\u00f4t ceux qui \u00e9taient partis \u00e0\nla recherche du loup vinrent les rejoindre, excit\u00e9s tels des\nposs\u00e9d\u00e9s. Ceux qui m\u2019entouraient les questionn\u00e8rent avec\nangoisse :\n\u2013 Et bien ! l\u2019avez-vous trouv\u00e9 ?\n\u2013 Non ! Non ! r\u00e9pondirent-ils pr\u00e9cipitamment, et l\u2019on\nsentait qu\u2019ils avaient encore peur. Allons-nous-en, vite,\nvite ! Quelle id\u00e9e de s\u2019attarder en un tel endroit, et\npr\u00e9cis\u00e9ment cette nuit !\n\u2013 Qu\u2019est-ce que c\u2019\u00e9tait ? demand\u00e8rent encore les autres,\nla voix de chacun trahissant l\u2019\u00e9motion qui lui \u00e9tait propre.\nLes r\u00e9ponses furent assez diff\u00e9rentes et surtout me\nsembl\u00e8rent fort ind\u00e9cises, comme si tous les hommes\navaient d\u2019abord voulu dire la m\u00eame chose, mais que la\nm\u00eame peur les e\u00fbt emp\u00each\u00e9s d\u2019aller jusqu\u2019au bout de leur\npens\u00e9e.\n\u2013 C\u2019\u00e9tait\u2026 c\u2019\u00e9tait\u2026 oui ! bredouilla l\u2019un d\u2019eux qui n\u2019\u00e9taitpas remis du choc.\n\u2013 Un loup\u2026 mais pas tout \u00e0 fait un loup ! dit un autre en\nfrissonnant d\u2019horreur.\n\u2013 Il ne sert \u00e0 rien de tirer sur lui si l\u2019on n\u2019a pas une balle\nb\u00e9nite, fit remarquer un troisi\u00e8me qui parlait avec plus de\ncalme.\n\u2013 Bien nous a pris de sortir cette nuit ! s\u2019exclama un\nquatri\u00e8me. Vraiment, nous aurons bien gagn\u00e9 nos mille\nmarks !\n\u2013 Il y avait du sang sur les \u00e9clats de marbre, dit un autre\n\u2013 et ce n\u2019est pas la foudre qui a pu l\u2019y mettre. Et lui ? N\u2019est-\nil pas en danger ? Regardez sa gorge ! Voyez, mes amis,\nle loup s\u2019est couch\u00e9 sur lui et lui a tenu le sang chaud.\nL\u2019officier, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre pench\u00e9 vers moi, d\u00e9clara :\n\u2013 Rien de grave ; la peau n\u2019est m\u00eame pas entam\u00e9e. Que\nsignifie donc tout ceci ? Car nous ne l\u2019aurions jamais\ntrouv\u00e9 sans les cris du loup.\n\u2013 Mais cette b\u00eate, o\u00f9 est-elle pass\u00e9e ? demanda le\nsoldat qui me soutenait la t\u00eate et qui, de tous, paraissait\n\u00eatre celui qui avait le mieux gard\u00e9 son sang-froid.\n\u2013 Elle est retourn\u00e9e chez elle, r\u00e9pondit son camarade.\nSon visage \u00e9tait livide et il tremblait de peur en regardant\nautour de lui. N\u2019y a-t-il pas assez de tombes ici o\u00f9 elle\npuisse se r\u00e9fugier ? Allons, mes amis ! Vite ! Quittons cet\nendroit maudit !\nLe soldat me fit asseoir, cependant que l\u2019officier donnait\nun ordre. Plusieurs hommes vinrent me prendre et me\nplac\u00e8rent sur un cheval. L\u2019officier lui-m\u00eame sauta en selle\nderri\u00e8re moi, passa ses bras autour de ma taille et \u00e0nouveau donna un ordre : celui du d\u00e9part. Laissant derri\u00e8re\nnous les cypr\u00e8s, nous part\u00eemes au galop dans un\nalignement tout militaire.\nComme je n\u2019avais pas encore recouvr\u00e9 l\u2019usage de la\nparole, il me fut impossible de rien raconter de mon\ninvraisemblable aventure. Et sans doute tombai-je\nendormi, car la seule chose dont je me souvienne \u00e0 partir\nde ce moment, c\u2019est de m\u2019\u00eatre retrouv\u00e9 debout, soutenu de\nchaque c\u00f4t\u00e9 par un soldat. Il faisait jour, et, vers le nord, se\nrefl\u00e9tait sur la neige un long rayon de soleil, semblable \u00e0 un\nsentier de sang. L\u2019officier recommandait \u00e0 ses hommes de\nne pas parler de ce qu\u2019ils avaient vu ; ils diraient seulement\nqu\u2019ils avaient trouv\u00e9 un Anglais que gardait un grand chien.\n\u2013 Un grand chien ! Mais ce n\u2019\u00e9tait pas un chien ! s\u2019\u00e9cria\nle soldat qui tout le temps avait montr\u00e9 une telle \u00e9pouvante.\nQuand je vois un loup, je sais sans doute le reconna\u00eetre\nd\u2019un chien !\nLe jeune officier reprit avec calme :\n\u2013 J\u2019ai dit un chien.\n\u2013 Un chien ! r\u00e9p\u00e9ta l\u2019autre d\u2019un air moqueur.\nDe toute \u00e9vidence, le soleil levant lui rendait du courage ;\net, me montrant du doigt, il ajouta :\n\u2013 Regardez sa gorge. Vous me direz que c\u2019est un chien\nqui a fait \u00e7a ?\nInstinctivement, je portai la main \u00e0 ma gorge et, aussit\u00f4t,\nje criai de douleur.\nTous m\u2019entour\u00e8rent ; certains, rest\u00e9s en selle, se\npenchaient pour mieux voir. Et, de nouveau, s\u2019\u00e9leva la voix\ncalme du jeune officier :\u2013 Un chien, ai-je dit ! Si nous racontions autre chose, on\nse moquerait de nous !\nUn soldat me reprit en selle avec lui, et nous\npoursuiv\u00eemes notre route jusque dans les faubourgs de\nMunich. L\u00e0, nous rencontr\u00e2mes une charrette dans laquelle\non me fit monter et qui me ramena \u00e0 l\u2019h\u00f4tel des Quatre\nSaisons. Le jeune officier m\u2019accompagnait, un de ses\nhommes gardant son cheval tandis que les autres\nregagnaient la caserne.\nHerr\n Delbr\u00fcck mit une telle h\u00e2te \u00e0 venir nous accueillir\nque nous compr\u00eemes tout de suite qu\u2019il nous avait attendus\navec impatience. Me prenant les deux mains, il ne les l\u00e2cha\npas avant que je ne fusse entr\u00e9 dans le corridor. L\u2019officier\nme salua et il allait se retirer quand je le priai de n\u2019en rien\nfaire ; j\u2019insistai au contraire pour qu\u2019il mont\u00e2t dans ma\nchambre avec nous.\nJe lui fis servir un verre de vin, et lui dis combien je lui\n\u00e9tais reconnaissant, ainsi qu\u2019\u00e0 ses hommes si courageux,\nde m\u2019avoir sauv\u00e9 la vie. Il me r\u00e9pondit simplement qu\u2019il en\n\u00e9tait lui-m\u00eame trop heureux ; que c\u2019\u00e9tait \nHerr\n Delbr\u00fcck qui,\nle premier, avait pris les mesures n\u00e9cessaires et que ces\nrecherches, en d\u00e9finitive, n\u2019avaient pas \u00e9t\u00e9 d\u00e9sagr\u00e9ables\ndu tout ; en entendant cette d\u00e9claration ambigu\u00eb, le patron\nde l\u2019h\u00f4tel sourit cependant que l\u2019officier nous priait de lui\npermettre de nous quitter : l\u2019heure le rappelait \u00e0 la caserne.\n\u2013 Mais, \nHerr\n Delbr\u00fcck, demandai-je alors, comment se\nfait-il que ces soldats soient venus \u00e0 ma recherche ? Et\npourquoi ?\nIl haussa les \u00e9paules, comme s\u2019il attachait peuIl haussa les \u00e9paules, comme s\u2019il attachait peu\nd\u2019importance \u00e0 sa propre d\u00e9marche, et me r\u00e9pondit :\n\u2013 Le commandant du r\u00e9giment dans lequel j\u2019ai servi m\u2019a\npermis de faire appel \u00e0 des volontaires.\n\u2013 Mais comment saviez-vous que je m\u2019\u00e9tais \u00e9gar\u00e9 ?\n\u2013 Le cocher est revenu ici avec ce qui restait de sa\nvoiture : elle avait \u00e9t\u00e9 presque compl\u00e8tement d\u00e9molie\nquand les chevaux s\u2019\u00e9taient emball\u00e9s.\n\u2013 Pourtant ce n\u2019est certes pas \u00e0 cause de cela\nseulement que vous avez envoy\u00e9 des soldats \u00e0 ma\nrecherche ?\n\u2013 Oh ! non\u2026 Regardez\u2026 Avant m\u00eame que le cocher ne\nsoit revenu, j\u2019avais re\u00e7u ce t\u00e9l\u00e9gramme du boyard dont\nvous allez \u00eatre l\u2019h\u00f4te\u2026\nEt il tira de sa poche un t\u00e9l\u00e9gramme qu\u2019il me tendit. Je\nlus :\n\u00ab Bistritz.\n\u00ab Veillez attentivement sur celui qui sera mon h\u00f4te ; sa\ns\u00fbret\u00e9 est pour moi tr\u00e8s pr\u00e9cieuse. S\u2019il lui arrivait quelque\nchose de f\u00e2cheux ou s\u2019il disparaissait, faites tout ce que\nvous pouvez pour le retrouver et lui sauver la vie. C\u2019est un\nAnglais, donc il aime l\u2019aventure. La neige, la nuit et les\nloups peuvent \u00eatre pour lui autant de dangers. Ne perdez\npas un instant si vous avez quelque inqui\u00e9tude \u00e0 son sujet.\nMa fortune me permettra de r\u00e9compenser votre z\u00e8le.\n\u00ab \nDRACULA\n \u00bb\nJe tenais encore cette d\u00e9p\u00eache en main, quand j\u2019eus\nl\u2019impression que la chambre tournait autour de moi ; et si le\npatron de l\u2019h\u00f4tel ne m\u2019avait pas soutenu, je crois que jeserais tomb\u00e9. Tout cela \u00e9tait si \u00e9trange, si myst\u00e9rieux, si\nincroyable, que j\u2019avais peu \u00e0 peu le sentiment d\u2019\u00eatre le\njouet et l\u2019enjeu de puissances contraires \u2013 et cette seule et\nvague id\u00e9e en quelque sorte me paralysait. Certes, je me\ntrouvais sous une protection myst\u00e9rieuse. Presque \u00e0 la\nminute opportune, un message venu d\u2019un pays lointain\nm\u2019avait pr\u00e9serv\u00e9 du danger de m\u2019endormir sous la neige et\nm\u2019avait tir\u00e9 de la gueule du loup.1\nChapitre\nJournal de Jonathan Harker \n(St\u00e9nographi\u00e9)\n \nBistritz, 3 mai\n \nQuitt\u00e9 Munich \u00e0 huit heures du soir, le 1\ner\n mai ; arriv\u00e9 \u00e0\nVienne, de bonne heure, le lendemain matin. Nous aurions\nd\u00fb y \u00eatre \u00e0 six heures quarante-six, mais le train avait une\nheure de retard. \u00c0 en juger d\u2019apr\u00e8s ce que j\u2019en ai pu\napercevoir du wagon et, d\u2019apr\u00e8s les quelques rues o\u00f9 je\nme suis promen\u00e9, une fois d\u00e9barqu\u00e9, Budapest est une\ntr\u00e8s belle ville. Mais je craignais de trop m\u2019\u00e9loigner de la\ngare : malgr\u00e9 ce retard, nous devions repartir comme\npr\u00e9vu. J\u2019eus l\u2019impression tr\u00e8s nette de quitter l\u2019Occident\npour entrer dans le monde oriental. Apr\u00e8s avoir franchi les\nmagnifiques ponts du Danube, ces mod\u00e8les d\u2019architectureoccidentale \u2013 le Danube ici est particuli\u00e8rement large et\nprofond \u2013, on p\u00e9n\u00e8tre imm\u00e9diatement dans une r\u00e9gion o\u00f9\npr\u00e9valent les coutumes turques.\nAyant quitt\u00e9 Budapest sans trop de retard, nous\narriv\u00e2mes le soir \u00e0 Klausenburgh. Je m\u2019y arr\u00eatai pour\npasser la nuit \u00e0 l\u2019H\u00f4tel Royal. On me servit au d\u00eener, ou\nplut\u00f4t au souper, un poulet au poivre rouge \u2013 d\u00e9licieux,\nmais cela vous donne une soif ! (j\u2019en ai demand\u00e9 la recette\n\u00e0 l\u2019intention de Mina). Le gar\u00e7on m\u2019a appris que cela\ns\u2019appelait du \npaprika hendl\n, que c\u2019\u00e9tait un plat national, et\ndonc que j\u2019en trouverais partout dans les Carpates. Ma\nl\u00e9g\u00e8re connaissance de l\u2019allemand me fut fort utile en cette\noccasion ; sans cela, vraiment, j\u2019ignore comment je m\u2019en\nserais tir\u00e9.\n\u00c0 Londres, quelques moments de loisir m\u2019avaient\npermis d\u2019aller au British Museum, et \u00e0 la biblioth\u00e8que\nj\u2019avais consult\u00e9 des cartes de g\u00e9ographie et des livres\ntraitant de la Transylvanie ; il me paraissait int\u00e9ressant de\nconna\u00eetre certaines choses du pays puisque j\u2019aurais affaire\n\u00e0 un gentilhomme de l\u00e0-bas. Je m\u2019en rendis compte ; la\nr\u00e9gion dont il parlait dans ses lettres \u00e9tait situ\u00e9e \u00e0 l\u2019est du\npays, \u00e0 la fronti\u00e8re des trois \u00c9tats \u2013 Transylvanie,\nMoldavie, Bukovine \u2013 dans les Carpates. Une des parties\nde l\u2019Europe les moins connues, et les plus sauvages. Mais\naucun livre, aucune carte ne put me renseigner sur l\u2019endroit\nexact o\u00f9 se trouvait le ch\u00e2teau du comte Dracula, car il\nn\u2019existe aucune carte d\u00e9taill\u00e9e de ce pays. Mes recherches\nm\u2019apprirent toutefois que Bistritz o\u00f9, me disait le comte\nDracula, je devrais prendre la diligence, \u00e9tait une vieillepetite ville, tr\u00e8s connue. Je noterais l\u00e0 mes principales\nimpressions, cela me rafra\u00eechira la m\u00e9moire quand je\nparlerai de mes voyages \u00e0 Mina.\nQuatre races se sont implant\u00e9es en Transylvanie : au\nsud, les Saxons auxquels se sont m\u00eal\u00e9s des Valaques qui\neux-m\u00eames descendent des Daces, \u00e0 l\u2019ouest, les\nMagyars ; \u00e0 l\u2019est et au nord, enfin, les Szeklers. C\u2019est parmi\nceux-ci que je dois s\u00e9journer. Ils pr\u00e9tendent descendre\nd\u2019Attila et des Huns. Peut-\u00eatre est-ce vrai, car lorsque les\nMagyars conquirent le pays au XI\ne\n si\u00e8cle, ils y trouv\u00e8rent\nles Huns d\u00e9j\u00e0 \u00e9tablis. Il para\u00eet que toutes les superstitions\ndu monde se retrouvent dans les Carpates, et ne manquent\npas de faire bouillonner l\u2019imagination populaire. S\u2019il en est\nainsi, mon s\u00e9jour pourra \u00eatre des plus int\u00e9ressants. (Je ne\nmanquerai pas d\u2019interroger le comte au sujet de ces\nnombreuses superstitions.)\nJe dormis mal ; non que mon lit ne f\u00fbt pas confortable,\nmais je fis toutes sortes de r\u00eaves \u00e9tranges. Un chien ne\ncessa, durant toute la nuit, de hurler sous ma fen\u00eatre : est-\nce la cause de mon insomnie, ou f\u00fbt-ce le paprika ? car\nj\u2019eus beau boire toute l\u2019eau de ma carafe, la soif me\ndess\u00e9chait toujours la gorge. Vers le matin, enfin, je me\nsuis sans doute profond\u00e9ment endormi, car je me suis\nr\u00e9veill\u00e9 en entendant frapper \u00e0 ma porte, et il me sembla\nqu\u2019on devait frapper depuis longtemps. Au petit d\u00e9jeuner,\nj\u2019eus \u00e0 nouveau du paprika, ainsi qu\u2019une esp\u00e8ce de\nporridge fait de farine de ma\u00efs qu\u2019on appelle \nmamaliga\n, et\nd\u2019aubergines farcies \u2013 plat excellent qui porte le nom deimpletata\n. (J\u2019en ai not\u00e9 \u00e9galement la recette pour Mina). Je\nd\u00e9jeunai en h\u00e2te, car le train partait quelques minutes avant\nhuit heures ; ou, plus exactement, il aurait d\u00fb partir\nquelques minutes avant huit heures mais, lorsque, apr\u00e8s\nune v\u00e9ritable course, j\u2019arrivai \u00e0 la gare \u00e0 sept heures et\ndemie, j\u2019attendis plus d\u2019une heure dans le compartiment o\u00f9\nje m\u2019\u00e9tais install\u00e9, avant que le train ne d\u00e9marr\u00e2t. Il me\nsemble que plus on va vers l\u2019est, plus les trains ont du\nretard. Qu\u2019est-ce que cela doit \u00eatre en Chine !\nNous roul\u00e2mes toute la journ\u00e9e \u00e0 travers un fort beau\npays, d\u2019aspects vari\u00e9s. Tant\u00f4t nous apercevions soit des\npetites villes, soit des ch\u00e2teaux juch\u00e9s au sommet de\ncollines escarp\u00e9es, comme on en voit repr\u00e9sent\u00e9s dans\nles anciens missels ; tant\u00f4t nous longions des cours d\u2019eau\nplus ou moins importants, mais qui tous, \u00e0 en juger par les\nlarges parapets de pierre qui les bordent, sont sans doute\nsujets \u00e0 de fortes crues. \u00c0 chaque gare o\u00f9 nous nous\narr\u00eations, les quais fourmillaient de gens v\u00eatus de\ncostumes de toutes sortes. Les uns ressemblaient tout\nsimplement \u00e0 des paysans comme on en voit chez nous ou\nen France ou en Allemagne -Ils portaient des vestes\ncourtes sur des pantalons de coupe assez grossi\u00e8re, et\ndes chapeaux ronds ; mais d\u2019autres groupes \u00e9taient des\nplus pittoresques. Les femmes paraissaient jolies pour\nautant que vous ne les voyiez pas de trop pr\u00e8s, mais la\nplupart \u00e9taient si fortes qu\u2019elles n\u2019avaient pour ainsi dire\npas de taille. Toutes portaient de volumineuses manches\nblanches et de larges ceintures garnies de bandes de\ntissus d\u2019autres couleurs, et qui flottaient tout autour d\u2019elles,au-dessus de leurs jupes. Les Slovaques \u00e9taient bien les\nplus \u00e9tranges de tous, avec leurs grands chapeaux de cow-\nboy, leurs pantalons bouffants d\u2019un blanc sale, leurs\nchemises de lin blanc et leurs lourdes ceintures de cuir,\nhautes de pr\u00e8s d\u2019un pied et clout\u00e9es de cuivre. Ils \u00e9taient\nchauss\u00e9s de hautes bottes dans lesquelles ils rentraient le\nbas de leurs pantalons ; leurs longs cheveux noirs et leurs\n\u00e9paisses moustaches noires ajoutaient encore \u00e0 leur\naspect pittoresque mais sans leur donner, en v\u00e9rit\u00e9, un air\ntr\u00e8s agr\u00e9able. Si j\u2019avais voyag\u00e9 en diligence, je les aurais\npris ais\u00e9ment pour des brigands, bien que, m\u2019a-t-on dit, ils\nne fassent jamais de mal \u00e0 personne ; au contraire, ils sont\nplut\u00f4t pusillanimes.\nIl faisait d\u00e9j\u00e0 nuit lorsque nous arriv\u00e2mes \u00e0 Bistritz qui, je\nl\u2019ai dit, est une vieille ville au pass\u00e9 int\u00e9ressant. Situ\u00e9e\npresque \u00e0 la fronti\u00e8re \u2013 en effet, en quittant Bistritz, il suffit\nde franchir le col de Borgo pour arriver en Bukovine \u2013, elle\na connu des p\u00e9riodes orageuses dont elle porte encore les\nmarques. Il y a cinquante ans, de grands incendies la\nravag\u00e8rent coup sur coup. Au d\u00e9but du XVII\ne\n si\u00e8cle, elle\navait soutenu un si\u00e8ge de trois semaines, perdu treize mille\nde ses habitants, sans parler de ceux qui tomb\u00e8rent\nvictimes de la famine et de la maladie.\nLe comte Dracula m\u2019avait indiqu\u00e9 l\u2019h\u00f4tel de la Couronne\nd\u2019or ; je fus ravi de voir que c\u2019\u00e9tait une tr\u00e8s vieille maison,\ncar, naturellement, je souhaitais conna\u00eetre, autant que\npossible, les coutumes du pays. De toute \u00e9vidence, on\nm\u2019attendait : lorsque j\u2019arrivai devant la porte, je me trouvai\nen face d\u2019une femme d\u2019un certain \u00e2ge, au visage plaisant,en face d\u2019une femme d\u2019un certain \u00e2ge, au visage plaisant,\nhabill\u00e9e comme les paysannes de l\u2019endroit d\u2019une blouse\nblanche et d\u2019un long tablier de couleur, qui enveloppait et\nmoulait le corps. Elle s\u2019inclina et me demanda aussit\u00f4t :\n\u2013 Vous \u00eates le monsieur Anglais ?\n\u2013 Oui, r\u00e9pondis-je, Jonathan Harker.\nElle sourit et dit quelque chose \u00e0 un homme en manches\nde chemise qui l\u2019avait suivie. Il disparut, mais revint\naussit\u00f4t et me tendit une lettre. Voici ce que je lus :\n\u00ab Mon ami,\n\u00ab Soyez le bienvenu dans les Carpates. Je vous attends\navec impatience. Dormez bien cette nuit. La diligence part\npour la Bukovine demain apr\u00e8s-midi \u00e0 trois heures ; votre\nplace est retenue. Ma voiture vous attendra au col de\nBorgo pour vous amener jusqu\u2019ici. J\u2019esp\u00e8re que depuis\nLondres votre voyage s\u2019est bien pass\u00e9 et que vous vous\nf\u00e9liciterez de votre s\u00e9jour dans mon beau pays.\n\u00ab Tr\u00e8s amicalement,\n\u00ab DRACULA \u00bb\n \n4 mai\n \nLe propri\u00e9taire de l\u2019h\u00f4tel avait, lui aussi, re\u00e7u une lettre\ndu comte, lui demandant de me r\u00e9server la meilleur place\nde la diligence ; mais lorsque je voulus lui poser certaines\nquestions, il se montra r\u00e9ticent et pr\u00e9tendit ne pas bien\nentendre l\u2019allemand que je parlais ; un mensonge,assur\u00e9ment, puisque, jusque-l\u00e0, il l\u2019avait parfaitement\ncompris \u2013 \u00e0 en juger en tout cas par la conversation que\nnous avions eue lors de mon arriv\u00e9e chez lui. Lui et sa\nfemme \u00e9chang\u00e8rent des regards inquiets puis il me\nr\u00e9pondit en bafouillant que l\u2019argent pour la diligence avait\n\u00e9t\u00e9 envoy\u00e9 dans une lettre, et qu\u2019il ne savait rien de plus.\nQuand je lui demandai s\u2019il connaissait le comte Dracula et\ns\u2019il pouvait me donner certains renseignements au sujet du\nch\u00e2teau, tous les deux se sign\u00e8rent, d\u00e9clar\u00e8rent qu\u2019ils en\nignoraient tout et me firent comprendre qu\u2019ils n\u2019en diraient\npas d\u2019avantage. Comme l\u2019heure du d\u00e9part approchait, je\nn\u2019eus pas le temps d\u2019interroger d\u2019autres personnes ; mais\ntout cela ma parut fort myst\u00e9rieux et peu encourageant.\nAu moment o\u00f9 j\u2019allais partir, la patronne monta \u00e0 ma\nchambre et me demanda sur un ton affol\u00e9 :\n\u2013 Devez-vous vraiment y aller ? Oh ! mon jeune\nmonsieur, devez-vous vraiment y aller ?\nElle \u00e9tait \u00e0 ce point boulevers\u00e9e qu\u2019elle avait de la peine\n\u00e0 retrouver le peu d\u2019allemand qu\u2019elle savait et le m\u00ealait \u00e0\ndes mots qui m\u2019\u00e9taient totalement \u00e9trangers. Quand je lui\nr\u00e9pondis que je devais partir tout de suite et que j\u2019avais \u00e0\ntraiter une affaire importante, elle me demanda encore :\n\u2013 Savez-vous quel jour nous sommes ?\nJe r\u00e9pondis que nous \u00e9tions le 4 mai.\n\u00ab Oui, fit-elle en hochant la t\u00eate, le 4 mai, bien s\u00fbr ! Mais\nquel jour est-ce ?\nComme je lui disais que je ne saisissais pas sa\nquestion, elle reprit :\n\u00ab C\u2019est la veille de la Saint-Georges. Ignorez-vous quecette nuit, aux douze coups de minuit, tous les mal\u00e9fices\nr\u00e9gneront en ma\u00eetres sur la terre ! Ignorez-vous o\u00f9 vous\nallez, et au-devant de quoi vous allez ?\nElle paraissait si \u00e9pouvant\u00e9e que je tentai, mais en vain,\nde la r\u00e9conforter. Finalement, elle s\u2019agenouilla et me\nsupplia de ne pas partir, ou, du moins, d\u2019attendre un jour ou\ndeux. Chose sans doute ridicule, je me sentais mal \u00e0 mon\naise. Cependant, on m\u2019attendait au ch\u00e2teau, rien ne\nm\u2019emp\u00eacherait d\u2019y aller. J\u2019essayai de la relever et lui dis\nsur un ton fort grave que je la remerciais, mais que je\ndevais absolument partir. Elle se releva, s\u2019essuya les yeux\npuis, prenant le crucifix suspendu \u00e0 son cou, elle me le\ntendit. Je ne savais que faire car, \u00e9lev\u00e9 dans la religion\nanglicane, j\u2019avais appris \u00e0 consid\u00e9rer de telles habitudes\ncomme relevant de l\u2019idol\u00e2trie, et pourtant j\u2019aurais fait\npreuve, me semblait-il, d\u2019impolitesse en repoussant ainsi\nl\u2019offre d\u2019une dame \u00e2g\u00e9e, qui ne me voulait que du bien et\nqui vivait, \u00e0 cause de moi, des moments de v\u00e9ritable\nangoisse. Elle lut sans doute sur mon visage l\u2019ind\u00e9cision\no\u00f9 je me trouvais; elle me passa le chapelet autour du cou\nen me disant simplement : \u00ab Pour l\u2019amour de votre m\u00e8re \u00bb,\npuis elle sortit de la chambre. J\u2019\u00e9cris ces pages de mon\njournal en attendant la diligence qui, naturellement, est en\nretard ; et la petite croix pend encore \u00e0 mon cou. Est-ce la\npeur qui agitait la vieille dame, ou les effrayantes\nsuperstitions du pays, ou cette croix elle-m\u00eame ? Je ne\nsais, mais le fait est que je me sens moins calme que\nd\u2019habitude. Si jamais ce journal parvient \u00e0 Mina avant que\nje ne la revoie moi-m\u00eame, elle y trouvera du moins mesadieux. Voici la diligence !\n \n5 mai. Au ch\u00e2teau\n \nLa p\u00e2leur grise du matin s\u2019est dissip\u00e9e peu \u00e0 peu, le\nsoleil est d\u00e9j\u00e0 haut sur l\u2019horizon qui appara\u00eet comme\nd\u00e9coup\u00e9 par des arbres ou des collines, sans que je\npuisse le pr\u00e9ciser, car il est si lointain que toutes choses,\ngrandes et petites, s\u2019y confondent. Je n\u2019ai plus envie de\ndormir, et puisqu\u2019il me sera loisible demain de me lever\nquand je le voudrai, je vais \u00e9crire jusqu\u2019\u00e0 ce que je me\nrendorme. Car j\u2019ai beaucoup de choses \u00e9tranges \u00e0 \u00e9crire ;\net, pour que le lecteur ne croie point que j\u2019ai fait un trop bon\nrepas avant de quitter Bistritz, qu\u2019il me permette de lui\ndonner exactement le menu. On me servit ce qu\u2019on appelle\nici un \u00ab steack de brigand \u00bb \u2013 quelques morceaux de lard\naccompagn\u00e9s d\u2019oignons, de b\u0153uf et de paprika, le tout\nenroul\u00e9 sur des petits b\u00e2tons et r\u00f4ti au-dessus de la\nflamme tout simplement comme, \u00e0 Londres, nous faisons\ndes abats de viandes de boucherie. Je bus du Mediasch\ndor\u00e9, vin qui vous pique l\u00e9g\u00e8rement la langue mais, ma foi,\nce n\u2019est pas d\u00e9sagr\u00e9able du tout. J\u2019en pris seulement deux\nverres.\nLorsque je montais dans la diligence, le conducteur\nn\u2019\u00e9tait pas encore sur son si\u00e8ge, mais je le vis qui\ns\u2019entretenait avec la patronne de l\u2019h\u00f4tel. Sans aucun douteils parlaient de moi car, de temps \u00e0 autre, ils tournaient la\nt\u00eate de mon c\u00f4t\u00e9 ; des gens, assis sur le banc pr\u00e8s de la\nporte de l\u2019h\u00f4tel, se lev\u00e8rent, s\u2019approch\u00e8rent d\u2019eux, \u00e9coutant\nce qu\u2019ils disaient, puis \u00e0 leur tour me regard\u00e8rent avec une\nvisible piti\u00e9. Pour moi, j\u2019entendais souvent les m\u00eames mots\nqui revenaient sur leurs l\u00e8vres \u2013 des mots que je ne\ncomprenais pas ; d\u2019ailleurs, ils parlaient plusieurs langues.\nAussi ouvrant tout tranquillement mon sac de voyage, j\u2019y\npris mon dictionnaire polygotte, et cherchai la signification\nde tous ces mots \u00e9tranges. J\u2019avoue qu\u2019il n\u2019y avait pas l\u00e0 de\nquoi me rendre courage car je m\u2019aper\u00e7us, par exemple\nque \nordog\n signifie Satan ; \npokol\n, enfer, \nstrego\u00efca\n, sorci\u00e8re,\nvrolok\n et \nvlkoslak\n, quelque chose comme vampire ou loup-\ngarou en deux dialectes diff\u00e9rents.\nQuand la diligence se mit en route, les gens qui, devant\nl\u2019h\u00f4tel s\u2019\u00e9taient rassembl\u00e9s de plus en plus nombreux,\nfirent tous ensemble le signe de croix, puis dirig\u00e8rent vers\nmoi l\u2019index et le majeur. Non sans quelque difficult\u00e9, je\nparvins \u00e0 me faire expliquer par un de mes compagnons\nde voyage ce que ces gestes signifiaient : ils voulaient me\nd\u00e9fendre ainsi contre le mauvais \u0153il. Nouvelle plut\u00f4t\nd\u00e9sagr\u00e9able pour moi qui partait vers l\u2019inconnu. Mais,\nd\u2019autre part, tous ces hommes et toutes ces femmes\nparaissaient me t\u00e9moigner tant de sympathie, partager le\nmalheur o\u00f9 ils me voyaient d\u00e9j\u00e0, que j\u2019en fus profond\u00e9ment\ntouch\u00e9. Je n\u2019oublierai jamais les derni\u00e8res images que\nj\u2019emportai de cette foule bigarr\u00e9e rassembl\u00e9e dans la cour\nde l\u2019h\u00f4tel, cependant que chacun se signait sous la large\nporte cintr\u00e9e, \u00e0 travers laquelle je voyais, au milieu de lacour, les feuillages des lauriers roses et des orangers\nplant\u00e9s dans des caisses peintes en vert. Le cocher, dont\nles larges pantalons cachaient presque le si\u00e8ge tout entier\n\u2013 le si\u00e8ge, cela se dit \ngotza\n \u2013, fit claquer son fouet au-\ndessus de ses quatre chevaux attel\u00e9s de front, et nous\npart\u00eemes.\nLa beaut\u00e9 du paysage me fit bient\u00f4t oublier mes\nangoisses ; mais je ne pense pas que j\u2019aurais pu m\u2019en\nd\u00e9barrasser aussi ais\u00e9ment si j\u2019avais saisi tous les propos\nde mes compagnons. Devant nous s\u2019\u00e9tendaient des bois\net des for\u00eats avec, \u00e7a et l\u00e0, des collines escarp\u00e9es au\nsommet desquelles apparaissaient un bouquet d\u2019arbres ou\nquelque ferme dont le pignon blanc surplombait la route.\nPartout, les arbres fruitiers \u00e9taient en fleurs \u2013 v\u00e9ritable\n\u00e9blouissement de pommiers, de pruniers, de poirier, de\ncerisiers ; et l\u2019herbe des vergers que nous longions\nscintillait de p\u00e9tales tomb\u00e9s. Contournant ou montant les\ncollines, la route se perdait dans les m\u00e9andres d\u2019herbe\nverte, ou se trouvait comme enferm\u00e9e entre deux lisi\u00e8res\nde bois de pins. Cette route \u00e9tait des plus mauvaises, et\npourtant nous roulions \u00e0 toute vitesse \u2013 ce qui m\u2019\u00e9tonnait\nbeaucoup. Sans doute le conducteur voulait-il arriver \u00e0\nBorgo Prund sans perdre de temps. On m\u2019apprit que la\nroute, en \u00e9t\u00e9, \u00e9tait excellente, mais qu\u2019elle n\u2019avait pas\nencore \u00e9t\u00e9 remise en \u00e9tat apr\u00e8s les chutes de neige de\nl\u2019hiver pr\u00e9c\u00e9dent. \u00c0 cet \u00e9gard, elle diff\u00e9rait des autres\nroutes des Carpates : de tous temps, en effet, on a eu soin\nde ne pas les entretenir, de peur que les Turcs ne\ns\u2019imaginent qu\u2019on pr\u00e9pare une invasion et qu\u2019ils nes\u2019imaginent qu\u2019on pr\u00e9pare une invasion et qu\u2019ils ne\nd\u00e9clarent aussit\u00f4t la guerre qui, \u00e0 vrai dire, est toujours sur\nle point d\u2019\u00e9clater.\nAu-del\u00e0 de ces collines, s\u2019\u00e9levaient d\u2019autres for\u00eats et les\ngrands pics des Carpates m\u00eames. Nous les voyions \u00e0\nnotre droite et \u00e0 notre gauche, le soleil d\u2019apr\u00e8s-midi\nilluminant leurs tons d\u00e9j\u00e0 splendides \u2013 bleu fonc\u00e9 et\npourpre dans le creux des hauts rochers, vert et brun l\u00e0 o\u00f9\nl\u2019herbe recouvrait l\u00e9g\u00e8rement la pierre, puis c\u2019\u00e9tait une\nperspective sans fin de rocs d\u00e9coup\u00e9s et pointus qui se\nperdaient dans le lointain, o\u00f9 surgissaient des sommets\nneigeux. Quand le soleil commen\u00e7a \u00e0 d\u00e9cliner, nous v\u00eemes,\nici et l\u00e0, dans les anfractuosit\u00e9s des rochers, \u00e9tinceler une\nchute d\u2019eau. Nous venions de contourner le flanc d\u2019une\ncolline et j\u2019avais l\u2019impression de me trouver juste au pied\nd\u2019un pic couvert de neige lorsqu\u2019un de mes compagnons\nde voyage ma toucha le bras et me dit en se signant avec\nferveur :\n\u2013 Regardez ! \nIstun szek !\n (Le tr\u00f4ne de Dieu !)\nNous continu\u00e2mes notre voyage qui me paraissait ne\njamais devoir finir. Le soleil, derri\u00e8re nous, descendait de\nplus en plus sur l\u2019horizon, et les ombres du soir, peu \u00e0 peu,\nnous entour\u00e8rent. Cette sensation d\u2019obscurit\u00e9 \u00e9tait d\u2019autant\nplus nette que, tout en haut, les sommets neigeux\nretenaient encore la clart\u00e9 du soleil et brillaient d\u2019une\nd\u00e9licate lumi\u00e8re rose. De temps \u00e0 autre nous d\u00e9passions\ndes Tch\u00e8ques et des Slovaques, v\u00eatus de leurs fameux\ncostumes nationaux, et je fis une p\u00e9nible remarque : la\nplupart \u00e9taient goitreux. Des croix s\u2019\u00e9levaient au bord de laroute et, chaque fois que nous passions devant l\u2019une\nd\u2019elles, tous les occupants de la diligence se signaient.\nNous v\u00eemes aussi des paysans ou des paysannes \u00e0\ngenoux devant des chapelles : ils ne tournaient m\u00eame pas\nla t\u00eate en entendant approcher la voiture : ils \u00e9taient tout \u00e0\nleurs d\u00e9votions et n\u2019avaient plus, e\u00fbt-on dit, ni yeux ni\noreilles pour le monde ext\u00e9rieur. Presque tout \u00e9tait\nnouveau pour moi : les meules de foin dress\u00e9es jusque\ndans les arbres, les nombreux saules pleureurs avec leurs\nbranches qui brillaient comme de l\u2019argent \u00e0 travers le vert\nd\u00e9licat des feuilles\u2026 Parfois nous rencontrions une\ncharrette de paysan, longue et sinueuse comme un\nserpent, sans doute pour \u00e9pouser les accidents de la route.\nDes hommes s\u2019y \u00e9taient install\u00e9s qui rentraient chez eux \u2013\nles Tch\u00e8ques \u00e9taient couverts de peaux de mouton\nblanches, les Slovaques de peaux de mouton teintes, ces\nderniers portant de longues haches comme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 des\nlances. La nuit s\u2019annon\u00e7ait froide, et l\u2019obscurit\u00e9 semblait\nplonger dans une brume \u00e9paisse ch\u00eanes, h\u00eatres et sapins\ntandis que, dans la vall\u00e9e au-dessous de nous qui\nmaintenant montions vers le col de Borgo, les sapins noirs\nse d\u00e9tachaient sur un fond de neige r\u00e9cemment tomb\u00e9e.\nParfois, quand la route traversait une sapini\u00e8re qui\nsemblait se refermer sur nous, de gros paquets de\nbrouillard nous cachaient m\u00eame les arbres, et c\u2019\u00e9tait pour\nl\u2019imagination quelque chose d\u2019effrayant ; je me laissais de\nnouveau gagner par l\u2019\u00e9pouvante que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 \u00e9prouv\u00e9e\n\u00e0 la fin de l\u2019apr\u00e8s-midi : dans les Carpates, le soleil\ncouchant donne ais\u00e9ment des formes fantastiques auxnuages qui roulent au creux des vall\u00e9es. Les collines\n\u00e9taient parfois si escarp\u00e9es que, malgr\u00e9 la h\u00e2te qui\nanimait notre conducteur, les chevaux \u00e9taient oblig\u00e9s de\nralentir le pas. Je manifestais le d\u00e9sir de descendre et de\nmarcher \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la voiture, comme, en pareil cas, c\u2019est la\ncoutume dans notre pays, mais le cocher s\u2019y opposa\nfermement.\n\u2013Non, non, me dit-il, ici il ne faut pas faire \u00e0 pied m\u00eame\nun bout de la route\u2026 Les chiens sont bien trop dangereux !\nEt il ajouta ce qu\u2019il consid\u00e9rait \u00e9videmment comme une\nsombre plaisanterie, car il consulta du regard tous les\nvoyageurs l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, pour s\u2019assurer sans doute de\nleur sourire approbateur :\n\u00ab Croyez-moi, vous en aurez eu suffisamment, de tout\nceci, quand vous irez au lit, ce soir. \u00bb\nIl ne s\u2019arr\u00eata que lorsqu\u2019il fallut allumer ses lampes.\nAlors les voyageurs devinrent fort excit\u00e9s ; chacun ne\ncessait de lui adresser la parole, le pressant, \u00e0 ce que je\npus comprendre, de rouler plus vite. Il se mit \u00e0 faire claquer\nson fouet sans piti\u00e9 sur le dos des chevaux, et \u00e0 l\u2019aide de\ncris et d\u2019appels les encouragea \u00e0 monter la c\u00f4te plus\nrapidement. \u00c0 un moment, je crus distinguer dans\nl\u2019obscurit\u00e9 une p\u00e2le lueur devant nous \u2013 mais ce n\u2019\u00e9tait\nsans doute rien d\u2019autre qu\u2019une crevasse dans les rochers.\nCependant, mes compagnons se montraient de plus en\nplus agit\u00e9s. La diligence roulait follement, ses ressorts\ngrin\u00e7aient et elle penchait d\u2019un c\u00f4t\u00e9 puis de l\u2019autre, comme\nune barque sur une mer d\u00e9mont\u00e9e. Je dus me retenir \u00e0 la\nparoi. Cependant, la route se fit bient\u00f4t plus r\u00e9guli\u00e8re, etj\u2019eus alors l\u2019impression que nous volions bel et bien. Elle\ndevenait aussi plus \u00e9troite, les montagnes, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et de\nl\u2019autre, se rapprochaient et semblaient, \u00e0 vrai dire, nous\nmenacer : nous traversions le col de Borgo. Tour \u00e0 tour,\nmes compagnons de voyage me firent des pr\u00e9sents,\ngousse d\u2019ail, rose sauvage s\u00e9ch\u00e9e\u2026 et je vis parfaitement\nqu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas question de les refuser ; certes, ces\ncadeaux \u00e9taient tous plus bizarres les uns que les autres,\nmais ils me les offrirent avec une simplicit\u00e9 vraiment\ntouchante, en r\u00e9p\u00e9tant ces gestes myst\u00e9rieux qu\u2019avaient\nfaits les gens rassembl\u00e9s devant l\u2019h\u00f4tel de Bistritz \u2013 le\nsigne de la croix et les deux doigts tendus pour me\nprot\u00e9ger contre le mauvais \u0153il. Le conducteur se pencha\nen avant ; sur les deux bancs de la diligence, les occupants\ntendaient le cou pour examiner le rebord ext\u00e9rieur. De\ntoute \u00e9vidence, ils s\u2019attendaient \u00e0 voir surgir quelque chose\ndans la nuit : je leur demandai de quoi il s\u2019agissait, mais\naucun ne voulut me donner la moindre explication. Cette\nvive curiosit\u00e9 persista un bon moment ; enfin, nous\nparv\u00eenmes sur le versant est du col. Des nuages noirs\ns\u2019amoncelaient, le temps \u00e9tait lourd comme si un orage\nallait \u00e9clater. On e\u00fbt dit que, des deux c\u00f4t\u00e9s de la\nmontagne, l\u2019atmosph\u00e8re \u00e9tait diff\u00e9rente et que nous \u00e9tions\nmaintenant dans une r\u00e9gion dangereuse. Pour moi, je\ncherchais des yeux la voiture qui devait me conduire chez\nle comte. Je m\u2019attendais d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre \u00e0\napercevoir ses lumi\u00e8res ; mais la nuit demeurait d\u2019un noir\nd\u2019encres. Seuls les rayons de nos lampes cahotantes\nprojetaient des lueurs dans lesquelles s\u2019\u00e9levait l\u2019haleinefumante des chevaux ; elles nous permettaient de\ndistinguer la route blanche devant nous \u2013 mais nulle trace\nd\u2019autre voiture que la n\u00f4tre. Mes compagnons, avec un\nsoupir de soulagement, reprirent une position plus\nconfortable \u2013 je le ressentis comme une raillerie : ils se\nmoquaient de mon propre d\u00e9sappointement. Je\nr\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 ce que j\u2019allais faire en cette situation\nembarrassante, quand le conducteur consulta sa montre et\ndit aux autres voyageurs quelques mots qu\u2019il me fut\nimpossible de saisir, mais j\u2019en devinai la signification :\n\u00ab Une heure de retard\u2026 \u00bb Puis, se tournant vers moi, il me\nconseilla dans un allemand encore plus mauvais que le\nmien :\n\u2013 Aucune voiture en vue ; c\u2019est que l\u2019on attend pas\nmonsieur. Continuez le voyage avec nous jusqu\u2019en\nBikovine, et vous viendrez ici demain ou apr\u00e8s\u2026 apr\u00e8s-\ndemain, cela vaudra mieux\u2026\nTandis qu\u2019il parlait, les chevaux se mirent \u00e0 hennir et \u00e0\nruer, et l\u2019homme les ma\u00eetrisa \u00e0 grand-peine. Puis, tandis\nque tous mes voisins poussaient des cris d\u2019effroi et se\nsignaient, une cal\u00e8che attel\u00e9e de quatre chevaux arriva\nderri\u00e8re nous, nous d\u00e9passa presque, mais s\u2019arr\u00eata \u00e0 c\u00f4t\u00e9\nde la diligence. \u00c0 la lueur de nos lampes, je vis que les\nchevaux \u00e9taient splendides, d\u2019un noir de charbon. Celui qui\nles conduisait \u00e9tait un homme de haute taille, dot\u00e9 d\u2019une\nlongue barbe brune, et coiff\u00e9 d\u2019un large chapeau noir qui\nnous cachait son visage. Au moment m\u00eame o\u00f9 il\ns\u2019adressait \u00e0 notre conducteur, je distinguai pourtant ses\nyeux, si brillants que, dans la clart\u00e9 des lampes, ilssemblaient rouges.\n\u2013 Vous \u00eates bien t\u00f4t, ce soir, mon ami, lui dit-il.\nL\u2019autre r\u00e9pondit sur un ton mal assur\u00e9 :\n\u2013 Mais ce monsieur, qui est anglais, \u00e9tait press\u00e9\u2026\n\u2013 Voil\u00e0 pourquoi, je suppose, r\u00e9pliqua le nouveau venu,\nvous vouliez l\u2019emmener jusqu\u2019en Bukovine\u2026 Non, mon\nami, impossible de me tromper\u2026 J\u2019en sais trop, et mes\nchevaux sont rapides\u2026\nIl souriait en parlant, mais l\u2019expression de son visage\n\u00e9tait dure. Il \u00e9tait maintenant tout pr\u00e8s de la voiture ; on\nvoyait ses l\u00e8vres tr\u00e8s rouges, ses dents pointues, blanches\ncomme de l\u2019ivoire. Un voyageur murmura \u00e0 l\u2019oreille de son\nvoisin le vers fameux de Lenore de Burger :\nDenn die Todten reiten schnell\u2026\nCar les morts vont vite\u2026\nLe cocher de la cal\u00e8che l\u2019entendit certainement, car il\nregarda le voyageur avec, de nouveau, un \u00e9trange sourire.\nL\u2019autre d\u00e9tourna la t\u00eate tout en se signant et en tendant\ndeux doigts.\n\u2013 Qu\u2019on me donne les bagages de monsieur, reprit le\ncocher.\nEn moins de temps qu\u2019il ne faut pour le dire, mes valises\npass\u00e8rent de la diligence dans la cal\u00e8che. Puis, je\ndescendis moi-m\u00eame de la diligence et, comme l\u2019autre\nvoiture se trouvait tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9, le cocher m\u2019aida en me\nprenant le bras d\u2019une main qui me sembla d\u2019acier. Cet\nhomme devait \u00eatre d\u2019une force prodigieuse. Sans un mot, il\ntira sur les r\u00eanes, les chevaux firent demi-tour, et nous\nroul\u00e2mes \u00e0 nouveau et \u00e0 toute vitesse dans le col deBorgo. En regardant derri\u00e8re moi, je vis encore, \u00e0 la lueur\ndes lampes de la diligence, fumer les naseaux des\nchevaux ; et se dessin\u00e8rent une derni\u00e8re fois \u00e0 mes yeux\nles silhouettes de ceux qui, jusque-l\u00e0, avaient \u00e9t\u00e9 mes\ncompagnons de voyage : ils se signaient. Alors le\nconducteur fit claquer son fouet, et les chevaux prirent la\nroute de Bukovine. Comme ils s\u2019enfon\u00e7aient dans la nuit\nnoire, je frissonnai et me sentis en m\u00eame temps\naffreusement seul, mais aussit\u00f4t un manteau fut jet\u00e9 sur\nmes \u00e9paules, une couverture de voyage fut \u00e9tendue sur\nmes genoux et le cocher me dit, en un excellent allemand :\n\u2013 Mauvais temps, \nmein Herr\n, et le comte, mon ma\u00eetre,\nm\u2019a recommand\u00e9 de veiller \u00e0 ce que vous ne preniez pas\nfroid. Le flacon de \nslivovitz\n (l\u2019eau de vie de la r\u00e9gion) est l\u00e0,\nsous le si\u00e8ge, si vous en avez besoin.\nJe n\u2019en pris pas une goutte, mais ce m\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 un\nr\u00e9confort de savoir qu\u2019il y en avait dans la voiture. Mon\ninqui\u00e9tude, cependant, \u00e9tait loin de se calmer. Au\ncontraire. Je crois que si j\u2019en avais eu la possibilit\u00e9,\nj\u2019aurais interrompu ce voyage de plus en plus myst\u00e9rieux.\nLa cal\u00e8che, elle roulait de plus en plus vite, tout droit ;\nsoudain, elle tourna brusquement, prit une autre route, de\nnouveau toute droite. Il me semblait que nous passions et\nrepassions toujours au m\u00eame endroit ; aussi y appliquai-je\nmon attention, essayant de retrouver tel ou tel point de\nrep\u00e8re, et je m\u2019aper\u00e7us que je ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9.\nJ\u2019aurais voulu demander au cocher ce que cela signifiait ;\ntoutefois, je pr\u00e9f\u00e9rai me taire, me disant que, dans lasituation o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, j\u2019aurais beau protester s\u2019il avait re\u00e7u\nl\u2019ordre de tra\u00eener en route. Bient\u00f4t, cependant, j\u2019eus envie\nde savoir l\u2019heure, et je fis craquer une allumette afin de\nconsulter ma montre. Il \u00e9tait pr\u00e8s de minuit. Je tressaillis\nd\u2019horreur : sans doute les superstitions \u00e0 propos de tout ce\nqui se passe \u00e0 minuit m\u2019impressionnaient-elles davantage\napr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements insolites que je venais de vivre.\nQu\u2019allait-il arriver maintenant ?\nUn chien se mit \u00e0 hurler au bas de la route sans doute\ndans une cour de ferme ; on e\u00fbt dit un hurlement de peur,\nqui se prolongeait\u2026 Il fut repris par un autre chien, puis un\nautre et encore un autre jusqu\u2019\u00e0 ce que, port\u00e9s par le vent\nqui maintenant g\u00e9missait \u00e0 travers le col, ces cris\nsauvages et sinistres parussent venir de tous les coins du\npays. Ils montaient dans la nuit, d\u2019aussi loin que\nl\u2019imagination pouvait le concevoir\u2026 Aussit\u00f4t les chevaux\nse cabr\u00e8rent, mais le cocher les rassura en leur parlant\ndoucement; ils se calm\u00e8rent, mais ils tremblaient et suaient\ncomme s\u2019ils avaient fait une longue course au galop. Ce fut\nalors que des montagnes les plus \u00e9loign\u00e9es nous\nentend\u00eemes des hurlements plus impressionnants encore,\nplus aigus et plus forts en m\u00eame temps : des loups. Je fus\nsur le point de sauter de la cal\u00e8che et de m\u2019enfuir, tandis\nque les chevaux se cabraient et ruaient \u00e0 nouveau ; le\ncocher n\u2019eut pas trop de toute sa force pour les emp\u00eacher\nde s\u2019emballer. Mes oreilles, pourtant, s\u2019accoutum\u00e8rent\nbient\u00f4t \u00e0 ces cris, et les chevaux laiss\u00e8rent le cocher\ndescendre de la voiture et venir se placer devant eux. Il les\ncaressa, les tranquillisa, leur murmura toutes sortes demots gentils, et l\u2019effet fut extraordinaire : aussit\u00f4t, quoique\nne cessant pas de trembler, ils ob\u00e9irent au cocher qui\nremonta sur son si\u00e8ge, reprit les r\u00eanes et repartit \u00e0 toute\nallure. Cette fois, parvenu de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du col, il changea\nde direction et prit une route \u00e9troite qui s\u2019enfon\u00e7ait vers la\ndroite.\nBient\u00f4t, nous f\u00fbmes entre deux rang\u00e9es d\u2019arbres qui, \u00e0\ncertains endroits, formaient r\u00e9ellement une vo\u00fbte au-\ndessus du chemin, si bien que nous avions l\u2019impression de\ntraverser un tunnel. Et, de nouveau, de part et d\u2019autre, de\ngrands rochers nous gardaient, sans rien perdre\ncependant de leur air mena\u00e7ant. Abrit\u00e9s de la sorte, nous\nentendions toutefois le vent siffler et g\u00e9mir entre ces\nrochers, et les branches des arbres s\u2019agiter violemment. Il\nfaisait pourtant de plus en plus froid, une neige tr\u00e8s fine\ncommen\u00e7ait \u00e0 tomber \u2013 il ne fallut pas bien longtemps pour\nque tout f\u00fbt blanc autour de nous. Le vent nous apportait\nencore des hurlements de chiens, encore qu\u2019ils nous\nparvinssent de plus en plus faibles \u00e0 mesure que nous\nnous \u00e9loignons. Mais, \u00e0 entendre les loups, on e\u00fbt dit, au\ncontraire, qu\u2019eux se rapprochaient sans cesse, qu\u2019ils\nfiniraient par nous entourer compl\u00e8tement. J\u2019en \u00e9tais, je\nl\u2019avoue, fort effray\u00e9, et je voyais que l\u2019inqui\u00e9tude\nrecommen\u00e7ait \u00e0 s\u2019emparer des chevaux \u00e9galement. Le\ncocher, cependant, restait parfaitement calme, regardant \u00e0\ngauche puis \u00e0 droite, comme si de rien n\u2019\u00e9tait. J\u2019avais\nbeau essayer de distinguer quelque chose dans\nl\u2019obscurit\u00e9, je n\u2019y parvenais pas.\nTout \u00e0 coup, assez loin sur notre gauche, j\u2019aper\u00e7us unepetite flamme bleue qui vacillait. Le cocher dut la voir en\nm\u00eame temps que moi, car aussit\u00f4t il arr\u00eata les chevaux,\nsauta \u00e0 terre et disparut dans la nuit. Je me demandai ce\nque j\u2019allais faire\u2026 Les loups hurlaient de plus en plus pr\u00e8s\nde la voiture\u2026 J\u2019h\u00e9sitais encore quand le cocher r\u00e9apparut\nsoudain et, sans dire un mot, remonta sur son si\u00e8ge et se\nremit en route. Peut-\u00eatre m\u2019\u00e9tais-je endormi et cet incident\nne cessait-il de m\u2019obs\u00e9der en r\u00eave, car il me semblait qu\u2019il\nse renouvelait ind\u00e9finiment. Oui, quand j\u2019y pense\nmaintenant, j\u2019ai l\u2019impression d\u2019avoir fait un cauchemar\nhorrible. \u00c0 un moment donn\u00e9, la flamme bleue jaillit si pr\u00e8s\nde nous sur la route qu\u2019elle me permit, dans l\u2019obscurit\u00e9\nprofonde, de suivre chacun des gestes du clocher. Il se\ndirigea d\u2019un pas rapide vers l\u2019endroit o\u00f9 brillait la flamme \u2013\n\u00e9clat bien faible, malgr\u00e9 tout, puisque c\u2019est \u00e0 peine si l\u2019on\ndistinguait le sol alentour \u2013 ramassa quelques pierres qu\u2019il\nentassa de mani\u00e8re assez \u00e9trange. Une autre fois, un effet\nd\u2019optique \u00e0 peine croyable se produisit : se tenant entre la\nflamme et moi, il ne me la cachait pourtant pas le moins du\nmonde ; je continuais \u00e0 voir parfaitement la lueur vacillante\net myst\u00e9rieuse. J\u2019en restai un moment stup\u00e9fait, mais je me\ndis bient\u00f4t qu\u2019\u00e0 force de vouloir percer l\u2019obscurit\u00e9, mes\nyeux m\u2019avaient tromp\u00e9\u2026 Alors, nous roul\u00e2mes un bon\nmoment sans plus apercevoir de flammes bleues, mais les\nloups hurlaient toujours, comme s\u2019ils nous encerclaient et\ncomme si leur cercle avan\u00e7ait avec notre cal\u00e8che.\nLe cocher mit de nouveau pied \u00e0 terre et, cette fois,\ns\u2019\u00e9loigna davantage. Pendant son absence, les chevaux\ntrembl\u00e8rent encore plus fort qu\u2019ils ne l\u2019avaient fait jusque-l\u00e0,commenc\u00e8rent \u00e0 s\u2019\u00e9brouer, \u00e0 hennir de peur. Je cherchai\nen vain la cause de cet effroi, puisque, justement, plus\naucun loup ne hurlait, quand soudain la lune, qui voguait \u00e0\ntravers les gros nuages noirs, apparut derri\u00e8re le sommet\ndentel\u00e9 d\u2019un pic d\u2019une hauteur impressionnante, et je vis, \u00e0\nsa lueur blafarde, les loups qui nous entouraient, montrant\nleurs dents blanches et leurs langues rouges \u2013 et le poil\nh\u00e9riss\u00e9. Dans ce silence mena\u00e7ant, ils \u00e9taient cent fois\nplus effrayants que lorsqu\u2019ils hurlaient. Je commen\u00e7ais \u00e0\nmesurer le danger que je courais. La peur me paralysait.\nPuis, tout \u00e0 coup, ils recommenc\u00e8rent \u00e0 pousser leurs\nhurlements comme si le clair de lune avait sur eux quelque\neffet particulier. Les chevaux se d\u00e9menaient d\u2019impatience,\npromenaient autour d\u2019eux des regards \u00e0 faire piti\u00e9 ; mais le\ncercle vivant, le cercle d\u2019horreur, restait ferm\u00e9 autour d\u2019eux.\nJ\u2019appelai le cocher, je lui criai de revenir. Il me semblait\nque la seule chance qui me restait \u00e9tait d\u2019essayer de briser\nle cercle pour faciliter son retour. Je criai donc encore et\nfrappai sur la porti\u00e8re de la voiture, esp\u00e9rant effrayer les\nloups qui se trouvaient de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0 et permettre ainsi \u00e0\nl\u2019homme d\u2019approcher.\nComment fut-il l\u00e0 ? je n\u2019en sus rien, mais j\u2019entendis sa\nvoix autoritaire et, regardant dans la direction d\u2019o\u00f9 elle\nvenait, je le vis au milieu de la route. Tandis que de ses\nlongs bras il faisait le geste de repousser un obstacle\ninvisible, les loups reculaient peu \u00e0 peu. \u00c0 ce moment, un\ngros nuage couvrit la lune et, de nouveau, l\u2019obscurit\u00e9 fut\ncompl\u00e8te. Lorsque mes yeux y furent accoutum\u00e9s, je vis\nque le cocher remontait dans la cal\u00e8che et que les loupsavaient disparu. Tout cela \u00e9tait si \u00e9trange, si inqui\u00e9tant que\nje n\u2019osai ni parler, ni faire un seul mouvement. Le voyage\nme sembla interminable dans la nuit que la lune n\u2019\u00e9clairait\nm\u00eame plus. Nous continuions \u00e0 monter, et la route monta\nencore longtemps, bien que parfois, mais rarement, la\nvoiture pr\u00eet de courtes descentes rapides, pour aussit\u00f4t,\ngravir une nouvelle c\u00f4te. Tout \u00e0 coup, je m\u2019aper\u00e7us que le\ncocher faisait entrer les chevaux dans la cour d\u2019un grand\nch\u00e2teau en ruines. Des hautes fen\u00eatres obscures ne\ns\u2019\u00e9chappait aucun rai de lumi\u00e8re ; les vieux cr\u00e9neaux se\nd\u00e9coupaient sur le ciel o\u00f9 la lune, en ce moment, triomphait\ndes nuages.2\nChapitre\nJournal de Jonathan Harker \n(Suite)\n \n5 mai\n \nSans doute m\u2019\u00e9tais-je endormi ; sinon, comment aurais-\nje pu ne pas \u00eatre frapp\u00e9 par le spectre qu\u2019offrait ce vieux\nch\u00e2teau ? Dans la nuit, la cour paraissait grande et\ncomme, en outre, plusieurs passages obscurs partaient de\nl\u00e0 et conduisaient sous de grandes arches, cette cour\nparaissait peut-\u00eatre encore plus grande qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait en\nr\u00e9alit\u00e9. Je ne l\u2019ai pas encore vue pendant la journ\u00e9e.\nLa cal\u00e8che s\u2019arr\u00eata, le cocher en descendit, puis me\ntendit la main pour m\u2019aider \u00e0 descendre \u00e0 mon tour. De\nnouveau, je ne pus m\u2019emp\u00eacher de sentir sa force\nprodigieuse. Sa main ressemblait \u00e0 un \u00e9tau d\u2019acier qui, s\u2019il\nl\u2019avait voulu, aurait bel et bien \u00e9cras\u00e9 la mienne. Il pritl\u2019avait voulu, aurait bel et bien \u00e9cras\u00e9 la mienne. Il prit\nensuite mes bagages, les posa \u00e0 terre, pr\u00e8s de moi qui me\ntrouvais pr\u00e8s d\u2019une grande porte ancienne, toute clout\u00e9e\nde caboches de fer : l\u2019embrasure \u00e9tait de pierre massive.\nMalgr\u00e9 l\u2019obscurit\u00e9, je remarquai que la pierre \u00e9tait\nsculpt\u00e9e, mais que le temps et les intemp\u00e9ries avaient\nconsid\u00e9rablement us\u00e9 ces sculptures. Le cocher remonta\nsur son si\u00e8ge, agita les r\u00eanes, les chevaux repartirent, et la\nvoiture disparut sous un des passages obscurs.\nJe restais l\u00e0, ne sachant que faire. Pas de cloche pour\nsonner, pas de marteau pour frapper ; et il n\u2019\u00e9tait pas\nvraisemblable que l\u2019on p\u00fbt entendre ma voix de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9\nde ces murs \u00e9pais et de ces fen\u00eatres noires. J\u2019attendis de\nlongs moments qui me sembl\u00e8rent sans fin, sentis revenir\ntoutes mes appr\u00e9hensions, toutes mes angoisses. O\u00f9\ndonc \u00e9tais-je venu, et devant quels gens allais-je me\ntrouver ? Dans quelle sinistre aventure m\u2019\u00e9tais-je engag\u00e9 ?\n\u00c9tait-ce un incident ordinaire dans la vie d\u2019un clerc de\nsolicitor\n qui arrivait ici pour expliquer l\u2019achat d\u2019une\npropri\u00e9t\u00e9 sise pr\u00e8s de Londres ? Clerc de \nsolicitor\n. Voil\u00e0\nqui n\u2019aurait pas plu \u00e0 Mina. \nSolicitor\n, plut\u00f4t ! car quelques\nheures \u00e0 peine avant de quitter Londres, j\u2019en ai \u00e9t\u00e9\ninform\u00e9, j\u2019avais r\u00e9ussi mes examens. J\u2019ai donc le titre de\nsolicitor\n\u2026 Je me mis \u00e0 me frotter les yeux, \u00e0 me pincer un\npeu partout pour m\u2019assurer que j\u2019\u00e9tais bien \u00e9veill\u00e9. Car je\ncroyais au contraire faire un horrible cauchemar, je me\ndisais que j\u2019allais bient\u00f4t rouvrir les yeux pour constater\nque j\u2019\u00e9tais chez moi, que l\u2019aurore \u00e9clairait peu \u00e0 peu mes\nfen\u00eatres : ce n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 ma premi\u00e8re nuit de sommeilagit\u00e9 apr\u00e8s une journ\u00e9e de travail excessif. Mais non !\nJ\u2019avais mal partout o\u00f9 je me pin\u00e7ais, et mes yeux ne me\ntrompaient point ! J\u2019\u00e9tais parfaitement \u00e9veill\u00e9 et me\ntrouvais dans les Carpates ! Je n\u2019avais qu\u2019une chose \u00e0\nfaire : patienter, attendre le matin.\nJ\u2019en \u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 cette conclusion, lorsque j\u2019entendis un\npas lourd approcher derri\u00e8re la grande porte ; en m\u00eame\ntemps, je vis, par une fente, un rai de lumi\u00e8re. Puis ce fut le\nbruit de cha\u00eenes que l\u2019on d\u00e9tachait et de gros verrous que\nl\u2019on tirait. On mit quelques instants \u00e0 tirer une clef dans la\nserrure \u2013 sans doute celle-ci n\u2019avait-elle plus servi depuis\nlongtemps ? \u2013 et la grande porte s\u2019entrouvrit.\nDevant moi, se tenait un grand vieillard, ras\u00e9 de frais, si\nl\u2019on excepte la longue moustache blanche, et v\u00eatu de noir\ndes pieds \u00e0 la t\u00eate, compl\u00e8tement de noir, sans la moindre\ntache de couleur nulle part. Il tenait \u00e0 la main une ancienne\nlampe d\u2019argent dont la flamme br\u00fblait sans \u00eatre abrit\u00e9e\nd\u2019aucun verre, vacillant dans le courant d\u2019air et projetant de\nlongues ombres tremblotantes autour d\u2019elle. D\u2019un geste\npoli de la main droite, l\u2019homme me pria d\u2019entrer, et me dit\nen un anglais excellent mais sur un ton bizarre :\n\u2013 Soyez le bienvenu chez moi ! Entrez de votre plein\ngr\u00e9 !\nIl n\u2019avan\u00e7a pas d\u2019un pas vers moi, il restait l\u00e0, semblable\n\u00e0 une statue, comme si le premier geste qu\u2019il avait eu pour\nm\u2019accueillir l\u2019avait p\u00e9trifi\u00e9. Pourtant, \u00e0 peine avais-je franchi\nle seuil qu\u2019il vint vers moi, se pr\u00e9cipitant presque, et de sa\nmain tendue saisit la mienne avec une force qui me fit\nfr\u00e9mir de douleur \u2013 d\u2019autant plus que cette main \u00e9tait aussifroide que de la glace ; elle ressemblait davantage \u00e0 la\nmain d\u2019un mort qu\u2019\u00e0 celle d\u2019un vivant. Il r\u00e9p\u00e9ta :\n\u2013 Soyez le bienvenu chez moi ! Entrez de votre plein gr\u00e9,\nentrez sans crainte et laissez ici un peu du bonheur que\nvous apportez !\nLa force de sa poign\u00e9e de main, en outre, me rappelait\n\u00e0 tel point celle du cocher dont, \u00e0 aucun moment, je n\u2019avais\nvu le visage, que je me demandai alors si ce n\u2019\u00e9tait pas\nencore au cocher que j\u2019\u00e9tais en train de parler. Je voulus\nm\u2019en assurer :\n\u2013 Le comte Dracula ? fis-je.\nS\u2019inclinant courtoisement, il r\u00e9pondit :\n\u2013 Oui, c\u2019est moi le comte Dracula, et je vous souhaite la\nbienvenue dans ma maison, monsieur Harker. Entrez,\nentrez. La nuit est froide ; vous avez certainement besoin\nde vous reposer, et aussi de manger quelque chose\u2026\nTout en parlant, il posa la lampe sur une console fix\u00e9e au\nmur et, descendant le seuil, il alla prendre mes bagages ;\navant que j\u2019eusse pu l\u2019en pr\u00e9venir, il les avait mis dans le\ncorridor. J\u2019ouvris la bouche pour protester, mais aussit\u00f4t, il\nm\u2019imposa silence :\n\u2013 Non, monsieur, vous \u00eates mon invit\u00e9. Il est tard, tous\nmes domestiques sont couch\u00e9s. Permettez-moi de vous\nconduire moi-m\u00eame \u00e0 votre appartement.\nIl insista, voulant \u00e0 tout prix porter mes valises ; il traversa\nle corridor, prit un grand escalier en colima\u00e7on, puis un\nautre couloir, sur le pav\u00e9 duquel chacun de nos pas\nr\u00e9sonnait longuement. Arriv\u00e9 au bout, il poussa une lourde\nporte, et je fus tout aise de me trouver dans une chambrebien \u00e9clair\u00e9e o\u00f9 la table \u00e9tait dress\u00e9e pour le souper et o\u00f9\nun grand feu de bois flamboyait dans l\u2019imposante\nchemin\u00e9e.\nLe comte s\u2019arr\u00eata, d\u00e9posa mes bagages, ferma la porte\net, traversant la chambre, se dirigea vers une autre porte\nqui ouvrait sur une petite pi\u00e8ce octogonale \u00e9clair\u00e9e par une\nseule lampe : je n\u2019y vis aucune fen\u00eatre. Passant par cette\npi\u00e8ce, mon h\u00f4te alla vers une autre porte encore, la\npoussa, et m\u2019invita d\u2019un geste \u00e0 franchir ce nouveau seuil.\nAh ! L\u2019agr\u00e9able spectacle ! C\u2019\u00e9tait une vaste chambre \u00e0\ncoucher, bien \u00e9clair\u00e9e et chauff\u00e9e, elle aussi, par un grand\nfeu de bois. Visiblement, on venait de l\u2019allumer, mais il\nronflait d\u00e9j\u00e0 dans la haute chemin\u00e9e. Ce fut encore le\ncomte lui-m\u00eame qui apporta mes valises dans cette\nchambre, puis il se retira et me dit au moment de refermer\nla porte :\n\u2013 Vous d\u00e9sirez certainement, apr\u00e8s ce voyage, vous\nreposer un peu et changer de v\u00eatements. J\u2019esp\u00e8re que\nvous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin. Lorsque\nvous serez pr\u00eat, revenez dans l\u2019autre chambre. Votre\nsouper vous y attend.\nLa lumi\u00e8re et la bonne chaleur, la courtoisie du comte\naussi \u2013 tout cela semblait avoir mis fin \u00e0 mes angoisses.\nRassur\u00e9, je m\u2019aper\u00e7us tout \u00e0 coup que j\u2019\u00e9tais \u00e0 demi mort\nde faim. Je fis rapidement ma toilette, et retournai dans\nl\u2019autre chambre, comme m\u2019y avait invit\u00e9 le comte.\nLe repas \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 servi. Mon h\u00f4te, appuy\u00e9 \u00e0 l\u2019un des\nc\u00f4t\u00e9s de la chemin\u00e9e, me d\u00e9signa la table d\u2019un geste\naimable :\u2013 Je vous en prie, dit-il, prenez place et soupez \u00e0 votre\naise. Vous m\u2019excuserez, j\u2019esp\u00e8re, si je ne partage pas\nvotre repas ; mais ayant d\u00een\u00e9, je ne pourrais point souper.\nJe lui tendis la lettre scell\u00e9e que M. Hawkins m\u2019avait\nremise pour lui. Il l\u2019ouvrit et la lut, l\u2019air grave ; puis, avec un\ncharmant sourire, il me la donna pour que je la lise \u00e0 mon\ntour. Un passage au moins de cette lettre me combla de\njoie.\n\u00ab Je regrette vraiment qu\u2019une nouvelle attaque de goutte\nm\u2019emp\u00eache de voyager en ce moment, et m\u2019en emp\u00eachera\npendant un bon bout de temps, je le crains. N\u00e9anmoins, je\nsuis heureux de pouvoir vous envoyer \u00e0 ma place quelqu\u2019un\nen qui j\u2019ai une enti\u00e8re confiance. Ce jeune homme est plein\nd\u2019\u00e9nergie, il conna\u00eet parfaitement son m\u00e9tier. Je le r\u00e9p\u00e8te,\non peut avoir confiance en lui ; il est la discr\u00e9tion m\u00eame, et\nje pourrais presque dire qu\u2019il a grandi dans mon \u00e9tude.\nPendant son s\u00e9jour chez vous, il sera \u00e0 votre disposition\nchaque fois que vous le d\u00e9sirerez, et en toutes choses il\nsuivra vos instructions. \u00bb\nLe comte quitta chemin\u00e9e pour venir lui-m\u00eame \u00f4ter le\ncouvercle d\u2019un plat, et, l\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je mangeais un\npoulet r\u00f4ti qui \u00e9tait un vrai d\u00e9lice. Ajoutez \u00e0 cela un peu de\nfromage, une salade et deux verres de vieux Tokay, et vous\nconna\u00eetrez le menu de mon premier repas au ch\u00e2teau.\nPendant que je soupais, le comte me posa de nombreuses\nquestions sur mon voyage ; et je lui racontai l\u2019un apr\u00e8s\nl\u2019autre les incidents, pour moi \u00e9tranges, qui l\u2019avaient\nmarqu\u00e9.\nQuand j\u2019arrivai \u00e0 la fin de mon r\u00e9cit, j\u2019avais \u00e9galementtermin\u00e9 mon souper, et mon h\u00f4te en avant exprim\u00e9 le d\u00e9sir,\nj\u2019approchai une chaise du feu de bois pour fumer\nconfortablement un cigare qu\u2019il m\u2019offrit tout en s\u2019excusant\nde ne pas fumer lui-m\u00eame. C\u2019\u00e9tait, en v\u00e9rit\u00e9, la premi\u00e8re\noccasion qui m\u2019\u00e9tait donn\u00e9e de pouvoir bien l\u2019observer, et\nses traits accentu\u00e9s me frapp\u00e8rent.\nSon nez aquilin lui donnait v\u00e9ritablement un profil\nd\u2019aigle ; il avait le front haut, bomb\u00e9, les cheveux rares aux\ntempes mais abondants sur le reste de la t\u00eate ; les sourcils\nbroussailleux se rejoignaient presque au-dessus du nez, et\nleurs poils, tant ils \u00e9taient longs et touffus, donnaient\nl\u2019impression de boucler. La bouche, ou du moins ce que\nj\u2019en voyais sous l\u2019\u00e9norme moustache, avait une expression\ncruelle, et les dents, \u00e9clatantes de blancheur, \u00e9taient\nparticuli\u00e8rement pointues ; elles avan\u00e7aient au-dessus des\nl\u00e8vres dont le rouge vif annon\u00e7ait une vitalit\u00e9 extraordinaire\nchez un homme de cet \u00e2ge. Mais les oreilles \u00e9taient p\u00e2les,\net vers le haut se terminaient en pointe ; le menton, large,\nannon\u00e7ait, lui aussi, de la force, et les joues, quoique\ncreuses, \u00e9taient fermes. Une p\u00e2leur \u00e9tonnante, voil\u00e0\nl\u2019impression que laissait ce visage.\nJ\u2019avais bien remarqu\u00e9, certes, le dos de ses mains qu\u2019il\ntenait crois\u00e9es sur ses genoux, et, \u00e0 la clart\u00e9 du feu, elles\nm\u2019avaient paru plut\u00f4t blanches et fines ; mais maintenant\nque je les voyais de plus pr\u00e8s, je constatais, au contraire,\nqu\u2019elles \u00e9taient grossi\u00e8res : larges, avec des doigts courts\net gros. Aussi \u00e9trange que cela puisse sembler, le milieu\ndes paumes \u00e9tait couvert de poils. Toutefois, les ongles\n\u00e9taient longs et fins, taill\u00e9s en pointe. Quand le comte sepencha vers moi, \u00e0 me toucher, je ne pus m\u2019emp\u00eacher de\nfr\u00e9mir. Peut-\u00eatre, son haleine sentait-elle mauvais ; toujours\nest-il que mon c\u0153ur se souleva et qu\u2019il me fut impossible\nde le cacher. Le comte, sans aucun doute, le remarqua, car\nil recula en souriant d\u2019un sourire qui me parut de mauvais\naugure et qui me laissa encore mieux voir ses dents\npro\u00e9minentes. Puis il alla reprendre sa place pr\u00e8s de la\nchemin\u00e9e. Nous rest\u00e2mes un bon moment sans parler, et\ncomme en regardant autour de moi, je levai les yeux vers la\nfen\u00eatre, je la vis qui s\u2019\u00e9clairait des premi\u00e8res lueurs de\nl\u2019aube. Un lourd silence semblait peser sur toutes choses.\nPourtant, en \u00e9coutant attentivement, j\u2019eus l\u2019impression\nd\u2019entendre des loups hurler dans la vall\u00e9e. Les yeux de\nmon h\u00f4te brill\u00e8rent, et il me dit :\n\u2013 \u00c9coutez-les ! Les enfants de la nuit\u2026 En font-ils une\nmusique !\nLisant sans doute quelque \u00e9tonnement sur mon visage, il\najouta :\n\u2013 Ah ! Monsieur ! Des citadins comme vous ne pourront\njamais \u00e9prouver les sentiments du chasseur\u2026\nPensant soudain \u00e0 autre chose, il se leva.\n\u2013 Mais vous devez \u00eatre fatigu\u00e9, fit-il. Votre chambre est\npr\u00eate, et demain vous dormirez aussi tard que bon vous\nsemblera. Pour moi, je devrai m\u2019absenter jusque dans\nl\u2019apr\u00e8s-midi. Dormez donc autant que vous en avez envie,\net faites de beaux r\u00eaves !\nS\u2019inclinant courtoisement \u2013 toujours si courtoisement \u2013\npour me laisser passer, il ouvrit la porte de la petite pi\u00e8ce\noctogonale et, de l\u00e0, je gagnai ma chambre \u00e0 coucher\u2026Je suis plong\u00e9 dans une mer de doutes, de craintes\u2026\nJe pense \u00e0 toutes sortes de choses \u00e9tranges et bizarres,\nque je n\u2019ose m\u00eame pas \u00e9voquer clairement. Que Dieu me\ngarde, ne serait-ce que pour ceux qui me sont chers !\n \n7 mai\n \nLe matin, \u00e0 nouveau. Mais je suis bien repos\u00e9\nmaintenant, et les derni\u00e8res vingt-quatre heures se sont, \u00e0\ntout prendre, tr\u00e8s bien pass\u00e9es. Je fais la grasse matin\u00e9e,\nje me l\u00e8ve quand je veux. Une fois habill\u00e9, le premier jour,\nje suis all\u00e9 dans la pi\u00e8ce o\u00f9 j\u2019avais soup\u00e9 la veille, et o\u00f9 le\npetit d\u00e9jeuner \u00e9tait servi ; pour que le caf\u00e9 rest\u00e2t chaud, on\navait pos\u00e9 la cafeti\u00e8re dans l\u2019\u00e2tre. Sur la table, je trouvais\nune carte, portant ces mots :\n\u00ab Je dois m\u2019absenter. Ne m\u2019attendez pas. D \u00bb\nJe d\u00e9jeunai confortablement. Lorsque j\u2019eus termin\u00e9, je\ncherchais des yeux une sonnette, pour avertir les\ndomestiques qu\u2019on pouvait desservir. Mais je ne vis de\nsonnette nulle part. \u00c0 consid\u00e9rer les richesses\nextraordinaires \u00e9tal\u00e9es un peu partout dans cette maison, il\nest difficile de ne pas s\u2019\u00e9tonner qu\u2019y manquent des objets\ntout simplement utiles. Le service de table est en or,\nadmirablement cisel\u00e9, sans aucun doute d\u2019une tr\u00e8s grande\nvaleur. Les rideaux sont faits des tissus les plus\nsomptueux, les plus co\u00fbteux, de m\u00eame que les tentures demon lit, et ce sont de semblables \u00e9toffes \u00e9galement qui\nrecouvrent toutes les chaises et tous les fauteuils. Bien\nqu\u2019anciennes de plusieurs si\u00e8cles, elles sont encore en\nexcellent \u00e9tat ; j\u2019en ai vu de pareilles \u00e0 Hampton Court,\nmais l\u00e0, elles sont pour la plupart fort us\u00e9es et rong\u00e9es par\nles mites. Mais il n\u2019y a pas un seul miroir -pas un seul, dans\naucune des chambres. Il n\u2019y m\u00eame pas une glace sur ma\ntable de toilette, et quand je veux me raser ou me brosser\nles cheveux, je dois me servir du tout petit miroir de mon\nn\u00e9cessaire de voyage. Pas de domestiques non plus \u2013 du\nmoins, je n\u2019en ai pas encore aper\u00e7u un seul ; du reste, je\nn\u2019ai pas entendu le moindre bruit depuis que je suis ici, si\nce n\u2019est le hurlement des loups. Apr\u00e8s mon repas \u2013 je ne\nsais vraiment s\u2019il faut l\u2019appeler petit d\u00e9jeuner ou d\u00eener, car il\ndevait \u00eatre cinq ou six heures quand je le pris \u2013 je laissai\npasser quelques moments, puis j\u2019eus envie de lire, ne\nvoulant pas explorer le ch\u00e2teau avant d\u2019en avoir demand\u00e9\nla permission au comte. Mais dans la pi\u00e8ce o\u00f9 je me\ntrouvais, il n\u2019y avait ni livre, ni journal, ni m\u00eame de quoi\n\u00e9crire. Aussi, allai-je ouvrir une des portes, et je me trouvai\npr\u00e9cis\u00e9ment dans une sorte de biblioth\u00e8que o\u00f9 j\u2019essayai\nd\u2019ouvrir encore une autre porte, vis-\u00e0-vis de celle par\nlaquelle je venais d\u2019entrer. Mais elle \u00e9tait ferm\u00e9e \u00e0 clef.\nQuelle agr\u00e9able surprise de trouver l\u00e0 bon nombre de\nlivres anglais \u2013 il y en avait des rayons entiers \u2013 ainsi que\nplusieurs collections de revues et de journaux. Une table,\nau milieu de la pi\u00e8ce, \u00e9tait couverte de revues et de\njournaux anglais \u00e9galement, mais aucun de ces imprim\u00e9s\nn\u2019\u00e9tait r\u00e9cent. Les livres traitaient des sujets les plusdivers : histoire, g\u00e9ographie, politique, \u00e9conomie politique,\nbotanique, g\u00e9ologie, droit ; et tous concernaient\nl\u2019Angleterre, la vie et les coutumes anglaises.\nJ\u2019\u00e9tais en train d\u2019examiner tous ces titres lorsque la\nporte s\u2019ouvrit et le comte entra ; il me salua d\u2019une fa\u00e7on tr\u00e8s\ncordiale, me demanda si j\u2019avais pass\u00e9 une bonne nuit. Je\nsuis fort aise que vous soyez venu dans la biblioth\u00e8que, dit-\nil alors, car vous trouverez tout cela fort int\u00e9ressant, j\u2019en\nsuis s\u00fbr. Ces livres \u2013 il promenait la main sur le dos des\nvolumes \u2013 ont toujours \u00e9t\u00e9 pour moi de pr\u00e9cieux amis ; et\ndepuis quelques ann\u00e9es, c\u2019est-\u00e0-dire depuis que m\u2019est\nvenu l\u2019id\u00e9e d\u2019aller \u00e0 Londres, ils m\u2019ont procur\u00e9 bien des\nheures de r\u00e9el plaisir ! Ils m\u2019ont fait conna\u00eetre votre beau,\nvotre magnifique pays ; et conna\u00eetre l\u2019Angleterre, c\u2019est\nl\u2019aimer. Je voudrais tant me promener, parmi la foule, dans\nles rues de Londres, cette grande ville imposante, me\nperdre dans la cohue de ces hommes et de ces femmes,\npartager l\u2019existence de ce peuple et tout ce par quoi il\npasse, et jusqu\u2019\u00e0 la mort m\u00eame ! Mais h\u00e9las ! jusqu\u2019ici,\nc\u2019est uniquement par les livres que je connais votre langue.\nJ\u2019esp\u00e8re, mon ami, que vous m\u2019apprendrez \u00e0 la parler !\n\u2013 Mais comte, lui dis-je, vous connaissez, vous parlez\nparfaitement l\u2019anglais !\nIl s\u2019inclina le visage tr\u00e8s grave.\n\u2013 Merci, mon ami ; votre appr\u00e9ciation est flatteuse, mais\nje crains fort d\u2019\u00eatre encore tr\u00e8s loin de mon but. Il est vrai\nque je connais le vocabulaire et la grammaire, mais quand\n\u00e0 parler convenablement\u2026\n\u2013 Encore une fois, vous parlez parfaitement !\u2013 Non, non\u2026 fit-il. Je sais bien que si j\u2019\u00e9tais \u00e0 Londres,\npersonne, \u00e0 m\u2019entendre parler, ne pourrait me prendre\npour un Anglais. C\u2019est pour cela que la connaissance que\nj\u2019ai de l\u2019anglais ne me suffit pas. Ici, je suis un gentilhomme,\nun boyard ; les petites gens me connaissent ; pour ces\npetites gens, je suis un seigneur. Mais \u00eatre \u00e9tranger dans\nun pays \u00e9tranger, c\u2019est comme si on n\u2019existait pas ;\npersonne ne vous conna\u00eet, et donc ne se soucie de vous le\nmoins du monde. Tout ce que je demande, c\u2019est d\u2019\u00eatre\nconsid\u00e9r\u00e9 comme un homme semblable aux autres, c\u2019est\nque personne ne s\u2019arr\u00eate en me voyant ou n\u2019interrompe sa\nconversation en m\u2019entendant parler pour jeter un\nd\u00e9daigneux : \u00ab Ah ! c\u2019est un \u00e9tranger ! \u00bb J\u2019ai \u00e9t\u00e9 ma\u00eetre\npendant tant d\u2019ann\u00e9es que je veux le rester \u2013 du moins, je\nveux que personne ne soit mon ma\u00eetre\u2026 Vous arrivez chez\nmoi non seulement comme l\u2019agent de mon ami Peter\nHawkins, d\u2019Exeter, afin de mettre au courant de tout ce qui\nconcerne ma nouvelle propri\u00e9t\u00e9 londonienne ; votre s\u00e9jour\nchez moi, je l\u2019esp\u00e8re, se prolongera, et ainsi, de\nconversation en conversation, je me familiariserai avec\nl\u2019accent anglais ; je vous demande de relever la moindre\ndes fautes que je ferai en parlant. Je suis navr\u00e9 d\u2019avoir d\u00fb\nm\u2019absenter aussi longtemps aujourd\u2019hui ; vous\nm\u2019excuserez, n\u2019est-ce pas, si je vous dis que j\u2019ai \u00e0\nm\u2019occuper de plusieurs affaires importantes.\nJe r\u00e9pondis que, \u00e9videmment, je l\u2019excusais, et lui\ndemandai s\u2019il m\u2019autorisait \u00e0 venir dans la biblioth\u00e8que\nchaque fois que j\u2019en aurais envie.\n\u2013 Certainement, fit-il.Et il ajouta :\n\u2013 Vous pouvez aller partout o\u00f9 vous voulez dans le\nch\u00e2teau, except\u00e9 dans les pi\u00e8ces dont vous trouverez les\nportes ferm\u00e9es \u00e0 clef, et o\u00f9, naturellement, vous ne\nd\u00e9sirerez pas entrer. Il y a une raison \u00e0 ce que toutes les\nchoses soient comme elles sont, et si vous les voyiez\ncomme je les vois, si vous saviez \u00e9galement ce que je\nsais, peut-\u00eatre comprendriez-vous mieux.\nJe dis que je n\u2019en doutais pas, et il poursuivit :\n\u2013 Nous sommes en Transylvanie, et la Transylvanie n\u2019est\npas l\u2019Angleterre. Nos us et coutumes ne sont pas les\nv\u00f4tres, et il y aura bien des choses qui vous para\u00eetront\ninsolites. Cela, du reste, ne vous \u00e9tonnera nullement si je\nm\u2019en r\u00e9f\u00e8re \u00e0 ce que vous m\u2019avez dit des incidents de\nvotre voyage.\nL\u2019allusion fit bondir la conversation ; comme il \u00e9tait\n\u00e9vident que le comte d\u00e9sirait parler, ne f\u00fbt-ce que pour le\nplaisir de parler, je lui posai maintes questions au sujet de\nce que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 pu remarquer dans son pays ou de ce\nque j\u2019y avais d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu. Parfois, il \u00e9ludait le sujet ou\nd\u00e9tournait l\u2019entretien en pr\u00e9tendant qu\u2019il ne comprenait pas\nce que je voulais dire ; en g\u00e9n\u00e9ral, pourtant, il me r\u00e9pondit\nfranchement. Au bout de quelques moments, me sentant\nplus assur\u00e9, je lui parlai de la fameuse nuit o\u00f9 j\u2019\u00e9tais arriv\u00e9\nau ch\u00e2teau et je le priai de m\u2019expliquer, entre autres\nchoses, pourquoi le cocher descendait de la voiture\nchaque fois qu\u2019il voyait une flamme bleue et pourquoi il\nallait vers l\u2019endroit m\u00eame o\u00f9 elle brillait. Il m\u2019apprit que\nselon une croyance populaire, pendant une certaine nuit del\u2019ann\u00e9e \u2013 la nuit o\u00f9 les mauvais g\u00e9nies sont suppos\u00e9s \u00eatre\nles ma\u00eetres du monde \u2013 on voit une flamme bleue \u00e0 chacun\ndes endroits o\u00f9 un tr\u00e9sor est cach\u00e9 sous terre.\n\u2013 Sans doute, poursuivit-il, un tr\u00e9sor a-t-il \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9\ndans la r\u00e9gion que vous avez parcourue l\u2019autre nuit, car\nc\u2019est un pays que se sont disput\u00e9s pendant des si\u00e8cles les\nValaques, les Saxons et les Turcs. Vraiment, il n\u2019y a pas un\nmorceau du sol qui n\u2019ait \u00e9t\u00e9 enrichi du sang de tous ces\nhommes, patriotes ou envahisseurs. Ce fut une \u00e9poque\nextraordinaire. Les hordes autrichiennes et hongroises\nnous mena\u00e7aient ; et nos anc\u00eatres allaient bravement \u00e0 leur\nrencontre \u2013 les femmes comme les hommes, les enfants\ncomme les vieillards \u2013, tous attendaient l\u2019ennemi, perch\u00e9s\nau sommet des rochers, et l\u00e0 ils provoquaient d\u2019artificielles\navalanches, qui engloutissaient l\u2019envahisseur. Quand,\nmalgr\u00e9 tout, l\u2019ennemi victorieux parvenait \u00e0 passer, il ne\ntrouvait \u00e0 peu pr\u00e8s plus rien dans le pays, car tous les\nhabitants avaient enfoui dans la terre tout ce qu\u2019ils\nposs\u00e9daient.\n\u2013 Mais, demandai-je, comment se fait-il que ces biens\nsoient rest\u00e9s cach\u00e9s aussi longtemps, alors que les petites\nflammes bleues indiquent l\u2019endroit o\u00f9 ils se trouvent, \u00e0 tout\nhomme qui veut seulement prendre la peine de regarder ?\nLe comte eut un sourire qui d\u00e9couvrit ses gencives et\nses longues dents pointues.\n\u2013 Ah ! fit-il, c\u2019est que votre homme est tout ensemble un\nimb\u00e9cile et un poltron ! Ces flammes apparaissent, je vous\nl\u2019ai dit, pendant une seule nuit de l\u2019ann\u00e9e \u2013 une nuit\nseulement \u2013 et, cette nuit-l\u00e0, il n\u2019y a pas un homme dans cepays qui voudrait mettre le nez dehors, \u00e0 moins d\u2019y \u00eatre\noblig\u00e9. Et, cher monsieur, croyez-moi, s\u2019il sortait de chez\nlui, alors il ne saurait que faire\u2026 Cet homme dont vous me\nparlez et qui aurait marqu\u00e9 l\u2019endroit de chaque flamme, eh\nbien ! il lui serait impossible de retrouver ensuite les\nrep\u00e8res qu\u2019il aurait pos\u00e9s. Vous non plus, je le jurerais,\nvous ne retrouveriez pas les endroits o\u00f9 vous avez vu ces\nflammes !\n\u2013 C\u2019est vrai, r\u00e9pliquai-je, pas plus que je ne pourrais\nretrouver un mort, si je me mettais \u00e0 se recherche.\nEt nous parl\u00e2mes d\u2019autre chose.\n\u2013 Allons, dit-il finalement, donnez-moi des nouvelles de\nLondres et tous les d\u00e9tails qu\u2019il vous sera possible au sujet\nde la maison que vous avez achet\u00e9e pour moi.\nJe le priais de bien vouloir excuser ma n\u00e9gligence, et\nsortis pour aller chercher des papiers dans ma chambre.\nPendant que je les mettais en ordre, j\u2019entendis un cliquetis\nde porcelaine et d\u2019argenterie dans la pi\u00e8ce voisine ; et\nquand j\u2019y repassai, je remarquai qu\u2019on avait desservi la\ntable et allum\u00e9 la lampe, car il faisait presque nuit. Dans la\nbiblioth\u00e8que aussi les lampes \u00e9taient maintenant allum\u00e9es,\net je trouvai le comte \u00e9tendu sur le sofa en train de lire.\nParmi tant d\u2019autres livres, il avait choisi le \nGuide Anglais\nde Bradshaw. Mais, l\u2019abandonnant, il se leva aussit\u00f4t pour\nvenir \u00f4ter les volumes et les journaux qui encombraient la\ntable ; et nous nous m\u00eemes \u00e0 examiner ensemble mes\nplans et mes chiffres. Chaque d\u00e9tail vraiment l\u2019int\u00e9ressait ;\nil me posa des questions sans fin sur la maison, l\u2019endroit\no\u00f9 elle \u00e9tait situ\u00e9e, et sur les lieux environnants. Ce dernierpoint, sans aucun doute, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 \u00e9tudi\u00e9\nminutieusement car je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019il en savait beaucoup\nplus que moi. Je ne manquai d\u2019ailleurs pas de le lui faire\nremarquer.\n\u2013 Mais mon ami, fit-il alors, cela n\u2019est-il pas n\u00e9cessaire\npour moi ? Quand j\u2019irais l\u00e0-bas, je serai seul ; et mon cher\nHarker Jonathan \u2013 oh ! pardonnez-moi : nous avons\nl\u2019habitude dans ce pays de mettre le nom de famille avant\nle pr\u00e9nom \u2013 mon cher Jonathan Harker ne sera pas pr\u00e8s\nde moi pour m\u2019aider de ses conseils et de ses\nconnaissances\u2026 Non\u2026 Pendant ce temps, \u00e0 des milles\nde l\u00e0, \u00e0 Exeter, il s\u2019occupera d\u2019affaires notariales avec mon\nautre ami, Peter Hawkins. Alors !\nLorsqu\u2019il eut pris connaissance de tous les d\u00e9tails\nconcernant l\u2019achat du domaine de Purflet, qu\u2019il eut sign\u00e9 les\npi\u00e8ces n\u00e9cessaires et \u00e9crit une lettre \u00e0 envoyer par le\nm\u00eame courrier \u00e0 M. Hawkins, il voulut savoir comment\nj\u2019avais d\u00e9couvert cette agr\u00e9able demeure. Aurais-je pu\nmieux faire que de lui lire les notes que j\u2019avais prises alors\net que je transcris ici ?\n\u00ab En suivant un chemin qui s\u2019\u00e9carte de la grand-route, \u00e0\nPurfleet, j\u2019arrivai devant une propri\u00e9t\u00e9 qui me parut pouvoir\nconvenir \u00e0 notre client ; une vieille affiche presque en\nmorceaux annon\u00e7ait que cette propri\u00e9t\u00e9 \u00e9tait \u00e0 vendre. Elle\nest entour\u00e9e de vieux murs construits en grosses pierres et\nqui visiblement n\u2019ont plus \u00e9t\u00e9 remis en \u00e9tat depuis des\nann\u00e9es. Les portes, ferm\u00e9es, sont faites de vieux ch\u00eane\nmassif et les ferrures sont rong\u00e9es de rouille.\n\u00ab Le domaine s\u2019appelle \nCarfax\n, nom qui vientprobablement de la vieille expression \nQuatre faces\n \n[1]\n,\npuisque la maison a quatre c\u00f4t\u00e9s, correspondant aux\nquatre points cardinaux. La superficie est d\u2019environ vingt\nacres et la propri\u00e9t\u00e9 est enti\u00e8rement entour\u00e9e, je l\u2019ai dit, de\ngros murs de pierres. Les arbres sont si nombreux qu\u2019ils\nl\u2019assombrissent par endroits ; l\u2019\u00e9tang, profond, doit \u00eatre\naliment\u00e9 par plusieurs sources, car l\u2019eau en est claire ; elle\ns\u2019\u00e9coule plus loin en un ruisseau assez large. La maison\nest tr\u00e8s grande et date assur\u00e9ment du Moyen Age ; une\npartie en effet est de pierres fort \u00e9paisses, et les rares\nfen\u00eatres qu\u2019on y voit sont haut plac\u00e9es, et d\u00e9fendues par\nde lourds barreaux de fer ; peut-\u00eatre \u00e9tais-ce autrefois un\ndonjon \u2013 en tout cas une chapelle y est attenante. N\u2019ayant\npas la clef de la porte qui permet de passer de la maison\ndans cette annexe, je n\u2019ai pu y entrer. Mais je l\u2019ai\nphotographi\u00e9e sous plusieurs angles. La demeure\nproprement dite a \u00e9t\u00e9 b\u00e2tie plus tard et je ne pourrais en\nappr\u00e9cier la dimension qui est consid\u00e9rable, c\u2019est tout ce\nque je puis dire. Il n\u2019existe que quelques maisons dans les\nenvirons, dont une tr\u00e8s grande et plut\u00f4t r\u00e9cente qui est\ndevenue un hospice pour ali\u00e9n\u00e9s. Celui-ci, cependant,\nn\u2019est pas visible du domaine de \nCarfax\n. \u00bb\nLorsque j\u2019eus termin\u00e9, le comte tint \u00e0 m\u2019expliquer \u00e0 quel\npoint la nouvelle demeure le satisfaisait.\n\u2013 Qu\u2019elle soit vaste et ancienne, cela me ravit, dit-il.\nJ\u2019appartiens moi-m\u00eame \u00e0 une tr\u00e8s ancienne famille, et je\nmourrais bient\u00f4t s\u2019il me fallait vivre dans une maison neuve.\nCe n\u2019est pas en un jour qu\u2019une maison devient habitable et,apr\u00e8s tout, il faut beaucoup de jours, n\u2019est-ce pas, pour\nfaire un si\u00e8cle ! Je suis tr\u00e8s content, \u00e9galement, de savoir\nqu\u2019il y a une chapelle parce qu\u2019il ne nous est pas du tout\nagr\u00e9able \u00e0 nous gentilshommes de Transylvanie, de\npenser que nos ossements pourraient \u00eatre m\u00eal\u00e9s \u00e0 ceux\nde gens qui nous sont inf\u00e9rieurs. En ce qui me concerne, je\nne recherche plus ni la gaiet\u00e9 ni la joie, je n\u2019attends plus le\nbonheur que donnent aux jeunes gens une journ\u00e9e de\ngrand soleil et le scintillement des eaux. C\u2019est que je ne\nsuis plus jeune ! Mon c\u0153ur, qui a pass\u00e9 de longues ann\u00e9es\n\u00e0 pleurer les morts, ne se sent plus attir\u00e9 par le plaisir.\nD\u2019autre part, les murs de mon ch\u00e2teau tombent en ruine,\nles ombres le traversent en grand nombre et les vents y\nsoufflent de partout. J\u2019aime les ombres et tout ce qui est\nobscur, rien ne me pla\u00eet tant que d\u2019\u00eatre seul avec mes\npens\u00e9es.\nSes paroles semblaient contredire l\u2019expression de son\nvisage, ou bien \u00e9taient-ce ses traits qui donnaient \u00e0 son\nsourire un je ne sais quoi de m\u00e9chant et de sombre ?\nBient\u00f4t, il s\u2019excusa de devoir me quitter, et me demanda\nde rassembler des papiers. Comme il ne revenait pas, je\nme mis \u00e0 parcourir un livre puis un autre\u2026 Mes yeux\ntomb\u00e8rent sur un atlas, ouvert, bien entendu, \u00e0 la carte\nd\u2019Angleterre, et, visiblement, cette carte avait \u00e9t\u00e9 consult\u00e9e\nde tr\u00e8s nombreuses fois. Je vis m\u00eame qu\u2019elle \u00e9tait\nmarqu\u00e9e de plusieurs petits cercles ; les examinant mieux,\nje constatai que l\u2019un de ceux-ci \u00e9tait trac\u00e9 \u00e0 l\u2019est de\nLondres, l\u00e0 m\u00eame o\u00f9 \u00e9tait situ\u00e9 le nouveau domaine du\ncomte ; deux autres cercles indiquaient l\u2019emplacementd\u2019Exeter et celui de Whitby, sur la c\u00f4te du Yorkshire.\nUne heure s\u2019\u00e9tait \u00e9coul\u00e9e quand le comte r\u00e9apparut.\n\u2013 Ah ! fit-il, toujours \u00e0 lire ? \u00c0 la bonne heure ! Mais, vous\nsavez, il ne faut pas travailler tout le temps\u2026 Venez, on\nvient de m\u2019avertir que votre souper est pr\u00eat.\nIl me prit le bras, et nous pass\u00e2mes dans la chambre\nvoisine o\u00f9, en effet, un souper d\u00e9licieux \u00e9tait servi. Une fois\nencore, le comte s\u2019excusa : il avait d\u00een\u00e9 dehors. Mais,\ncomme le soir pr\u00e9c\u00e9dent, il s\u2019assit pr\u00e8s de moi, et nous\nbavard\u00e2mes pendant tout le temps que je mangeai.\nLorsque j\u2019eus termin\u00e9, je fumai, toujours comme le soir\npr\u00e9c\u00e9dent, tandis qu\u2019il ne cessait de me poser question sur\nquestion. Les heures passaient, je devinais que la nuit\ndevait \u00eatre fort avanc\u00e9e, mais je ne disais rien, sentant qu\u2019il\n\u00e9tait de mon devoir de complaire \u00e0 mon h\u00f4te en toutes\nchoses. Je n\u2019avais nullement envie de dormir, mon long\nrepos de la veille m\u2019ayant compl\u00e8tement remis de la\nfatigue du voyage ; pourtant, j\u2019\u00e9prouvai ce frisson que tout\nle monde ressent peu avant l\u2019aube, laquelle n\u2019est pas sans\nrappeler une mar\u00e9e nouvelle. On dit que les moribonds\nrendent souvent le dernier soupir \u00e0 la naissance du jour ou\n\u00e0 mar\u00e9e changeante. Tous ceux qui ont v\u00e9cu cet instant o\u00f9\nl\u2019on passe de la nuit au jour me comprendront ais\u00e9ment.\nSoudain, nous entend\u00eemes le chant d\u2019un coq d\u00e9chirer l\u2019air\nd\u2019une fa\u00e7on presque surnaturelle.\nLe comte Dracula, se levant d\u2019un bond, s\u2019\u00e9cria :\n\u2013 Quoi ! Le matin d\u00e9j\u00e0 ! Encore une fois, pardonnez-moi\nde vous avoir oblig\u00e9 \u00e0 veiller si longtemps ! D\u00e9sormais,\nquand vous me parlerez de l\u2019Angleterre, mon nouveau paysqui m\u2019est d\u00e9j\u00e0 si cher, essayez de rendre vos propos\nmoins int\u00e9ressants afin que je n\u2019oublie plus le temps qui\npasse\u2026\nEt s\u2019inclinant devant moi, il sortit d\u2019un pas rapide.\nJe gagnai ma chambre o\u00f9 j\u2019\u00e9cartai les rideaux ; mais je\nne vis rien qui me paraisse int\u00e9ressant de signaler ici ; ma\nfen\u00eatre avait vue sur la cour et je remarquai seulement que\nle gris du ciel s\u2019\u00e9clairait peu \u00e0 peu. Aussi, apr\u00e8s avoir\nreferm\u00e9 les rideaux, me suis-je mis \u00e0 \u00e9crire ces pages.\n \n8 mai\n \nEn commen\u00e7ant ce journal, je craignais d\u2019\u00eatre diffus ;\nmais \u00e0 pr\u00e9sent je suis heureux de m\u2019\u00eatre, d\u00e8s le d\u00e9but,\narr\u00eat\u00e9 sur chaque d\u00e9tail, car ce ch\u00e2teau, ainsi que tout ce\nqu\u2019on y voit et tout ce qui s\u2019y passe, est si \u00e9trange que je ne\npuis m\u2019emp\u00eacher de m\u2019y sentir mal \u00e0 l\u2019aise. Je voudrais en\nsortir \u2013 en sortir sain et sauf ! \u2013 ou n\u2019y \u00eatre jamais venu ! Il\nse peut que veiller ainsi chaque nuit mette mes nerfs \u00e0 dure\n\u00e9preuve : et encore, s\u2019il n\u2019y avait que cela ! Peut-\u00eatre\nsupporterais-je cette existence si au moins je pouvais\nparler \u00e0 quelqu\u2019un, mais, voil\u00e0, il n\u2019y a absolument\npersonne, \u00e0 part le comte. Or, s\u2019il faut dire le fond de ma\npens\u00e9e, j\u2019ai bien peur d\u2019\u00eatre ici la seule \u00e2me qui vive\u2026\nOui, si l\u2019on me permet d\u2019exposer les faits tels qu\u2019ils sont,\ncela m\u2019aidera peut-\u00eatre \u00e0 les subir avec un peu plus depatience, \u00e0 mettre un frein \u00e0 mon imagination. Sinon, je\nsuis perdu. Les faits tels qu\u2019ils sont, ou du moins, tels qu\u2019ils\nme semblent \u00eatre\u2026\nQuand je me fus mis au lit, je dormis quelques heures \u00e0\npeine et, sentant que je ne pourrais pas me rendormir, je\nme levai. J\u2019avais accroch\u00e9 la petite glace de mon\nn\u00e9cessaire \u00e0 l\u2019espagnolette de ma fen\u00eatre et je\ncommen\u00e7ais \u00e0 me raser quand, soudain, je sentis une\nmain se poser sur mon \u00e9paule et reconnus la voix du comte\nqui me disait :\n\u2013 Bonjour !\nJe sursautai, fort \u00e9tonn\u00e9 de ne pas l\u2019avoir vu venir,\npuisque, dans le miroir, je voyais refl\u00e9ter toute l\u2019\u00e9tendue de\nla chambre qui se trouvait derri\u00e8re moi. Dans mon\nmouvement de surprise, je m\u2019\u00e9tais l\u00e9g\u00e8rement coup\u00e9, ce\nque je ne remarquai pas au moment m\u00eame. Lorsque j\u2019eus\nr\u00e9pondu au comte, je regardai \u00e0 nouveau dans le miroir\nessayant de comprendre comment j\u2019avais pu me tromper.\nCette fois, il n\u2019y avait pas d\u2019erreur possible, je savais que\nl\u2019homme \u00e9tait tout pr\u00e8s de moi ; il me suffisait de tourner\nl\u00e9g\u00e8rement la t\u00eate pour le voir contre mon \u00e9paule. Et\npourtant son image n\u2019\u00e9tait pas reproduite dans la glace !\nToute la pi\u00e8ce derri\u00e8re moi \u00e9tait refl\u00e9t\u00e9e dans le miroir ;\nmais il ne s\u2019y trouvait q\u2019un seul homme \u2013 celui qui \u00e9crit ces\nlignes. Ce fait stup\u00e9fiant, venant s\u2019ajouter \u00e0 tant d\u2019autres\nmyst\u00e8res, ne fit qu\u2019accentuer la sensation de malaise que\nj\u2019\u00e9prouve toujours lorsque le comte est l\u00e0. Mais, au m\u00eame\nmoment, je m\u2019aper\u00e7us que je saignais un peu au menton.\nPosant mon rasoir, je tournai la t\u00eate \u00e0 demi pour chercherdes yeux un morceau de coton. Quand le comte vit mon\nvisage, ses yeux \u00e9tincel\u00e8rent d\u2019une sorte de fureur\ndiabolique et, tout \u00e0 coup, il me saisit la gorge. Je reculai\nbrusquement et sa main toucha le chapelet auquel \u00e9tait\nsuspendu le petit crucifix. \u00c0 l\u2019instant, il se fit en lui un tel\nchangement, et sa fureur se dissipa d\u2019une fa\u00e7on si\nsoudaine, que je pouvais \u00e0 peine croire qu\u2019il s\u2019\u00e9tait mis\nr\u00e9ellement en col\u00e8re.\n\u2013 Prenez garde, me dit-il, prenez garde quand vous vous\nblessez. Dans ce pays, c\u2019est plus dangereux que vous ne\nle pensez\u2026\nPuis, d\u00e9crochant le miroir de l\u2019espagnolette, il poursuivit :\n\u2013 Et si vous \u00eates bless\u00e9, c\u2019est \u00e0 cause de cet objet de\nmalheur ! Il ne fait que flatter la vanit\u00e9 des hommes. Mieux\nvaut s\u2019en d\u00e9faire.\nIl ouvrit la lourde fen\u00eatre d\u2019un seul geste de sa terrible\nmain, et jeta le miroir qui alla se briser en mille morceaux\nsur le pav\u00e9 de la cour.\nPuis il sortit de la chambre sans plus prononcer un mot.\nComment vais-je pouvoir me raser maintenant ? Je ne\nvois qu\u2019un moyen ; me servir, en guise de miroir, du bo\u00eetier\nde ma montre ou du fond du r\u00e9cipient o\u00f9 je mets mon\nblaireau \u2013 ce r\u00e9cipient \u00e9tant heureusement en m\u00e9tal.\nQuand j\u2019entrai dans la salle \u00e0 manger, le petit d\u00e9jeuner\n\u00e9tait servi. Mais je ne vis le comte nulle part. Aussi bien je\nd\u00e9jeunai seul. Je n\u2019ai pas encore vu le comte manger ou\nboire. Quel homme singulier ! Apr\u00e8s mon repas, l\u2019envie me\nprit d\u2019aller \u00e0 la d\u00e9couverte du ch\u00e2teau. Je me dirigeai vers\nl\u2019escalier et, pr\u00e8s de l\u00e0, \u00e9tait ouverte la porte d\u2019unechambre dont la fen\u00eatre donnait sur le c\u00f4t\u00e9 sud. De cet\nendroit, la vue splendide me permit de d\u00e9couvrir un vaste\npaysage. Le ch\u00e2teau est b\u00e2ti sur le rebord m\u00eame d\u2019un\npr\u00e9cipice impressionnant. Une pierre que l\u2019on jetterait d\u2019un\ndes fen\u00eatres tomberait mille pieds plus bas sans avoir rien\ntouch\u00e9 sur son parcours. Aussi loin que l\u2019on puisse voir,\nc\u2019est une v\u00e9ritable mer des cimes vertes d\u2019arbres,\nentrecoup\u00e9e \u00e7a et l\u00e0 lorsque s\u2019ouvre un creux dans la\nmontagne. On distingue aussi comme des fils argent\u00e9s ; ce\nsont des ruisseaux qui coulent en des gorges profondes \u00e0\ntravers cette immense for\u00eat.\nMais je ne suis pas en humeur de d\u00e9crire toutes ces\nbeaut\u00e9s naturelles, car lorsque j\u2019eus contempl\u00e9 un moment\nle paysage, je poursuivis mon exploration. Des portes, des\nportes, des portes partout, et toutes ferm\u00e9es \u00e0 clef ou au\nverrou ! Il est impossible de sortir d\u2019ici, sauf peut-\u00eatre par\nles fen\u00eatres pratiqu\u00e9es dans les hauts murs.\nLe ch\u00e2teau est une vraie prison, et j\u2019y suis prisonnier !3\nChapitre\nJournal de Jonathan Harker \n(Suite)\nPrisonnier ! Quand je compris cela, je crus devenir fou. En\ncourant, je montais et descendais les escaliers \u00e0 plusieurs\nreprises, essayant d\u2019ouvrir chaque porte que je rencontrais,\nregardant anxieusement par toutes les fen\u00eatres devant\nlesquelles je passais. Mais bient\u00f4t le sentiment de mon\nimpuissance an\u00e9antit toute volont\u00e9 en moi. Et quand j\u2019y\nsonge, maintenant que quelques heures se sont \u00e9coul\u00e9es,\nje me dis que, vraiment, j\u2019\u00e9tais fou car, je m\u2019en rendis\ncompte, je me d\u00e9battais tel un rat dans une trappe. Une\nfois cependant que je sus qu\u2019il n\u2019y avait, h\u00e9las ! rien \u00e0 faire,\nje m\u2019assis tranquillement \u2013 calme, je crois, comme jamais\nencore je ne l\u2019avais \u00e9t\u00e9 de ma vie \u2013 pour r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ma\nsituation et chercher comment je pourrais tout de m\u00eame y\nrem\u00e9dier. \u00c0 l\u2019heure qu\u2019il est, j\u2019y r\u00e9fl\u00e9chis toujours sans \u00eatre\nparvenu \u00e0 aucune conclusion. Je suis certain d\u2019une seule\nchose, c\u2019est qu\u2019il est absolument inutile de faire part au\ncomte de mes sentiments. Mieux que quiconque, il sait queje suis prisonnier ici ; il l\u2019a voulu, et sans aucun doute a-t-il\nses raisons pour cela ; si donc je me confiais \u00e0 lui, il est\ntrop \u00e9vident qu\u2019il ne me dirait pas la v\u00e9rit\u00e9. Pour peu que je\ndistingue clairement la ligne \u00e0 suivre, il me faudra taire ce\nque je viens de d\u00e9couvrir, ne rien laisser soup\u00e7onner de\nmes craintes\u2026 et garder les yeux ouverts. Je suis, je le\nsais, ou bien comme un petit enfant, abus\u00e9 par la peur, ou\nbien dans de beaux draps ; et s\u2019il en est ainsi, j\u2019ai besoin,\net j\u2019aurai besoin, dans les jours \u00e0 venir, de toute ma\nclairvoyance.\nJ\u2019en \u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 ce point de mes r\u00e9flexions quand\nj\u2019entendis la grande porte d\u2019en bas se refermer : le comte\n\u00e9tait rentr\u00e9. Il ne vint pas tout de suite dans la biblioth\u00e8que,\net moi, sur la pointe des pieds, je retournai dans ma\nchambre. Quelle ne fut pas ma surprise de le trouver l\u00e0, en\ntrain de faire mon lit ! Je fus grandement \u00e9tonn\u00e9, certes,\nmais cela eut aussi pour effet de me confirmer ce que je\npensais depuis le d\u00e9but : qu\u2019il n\u2019y avait pas de\ndomestiques dans la maison. Et quand, un peu plus tard, je\nle vis par la fente de la porte mettre le couvert dans la salle\n\u00e0 manger, je n\u2019en doutais plus ; car s\u2019il se chargeait de ces\nt\u00e2ches, c\u2019est qu\u2019il n\u2019y avait personne d\u2019autre pour les\nremplir. Je frissonnai horriblement en songeant alors que,\ns\u2019il n\u2019y avait aucun domestique au ch\u00e2teau, c\u2019\u00e9tait le comte\nen personne qui conduisait la voiture qui m\u2019y avait amen\u00e9.\nSi telle \u00e9tait la v\u00e9rit\u00e9, que signifie ce pouvoir qu\u2019il a de se\nfaire ob\u00e9ir des loups, comme il l\u2019a fait, en levant\nsimplement la main ? Pourquoi tous les habitants de\nBistritz et tous mes compagnons de diligencenourrissaient-ils de telles craintes pour moi ? Pourquoi\nm\u2019avait-on donn\u00e9 la petite croix, la gousse d\u2019ail, la rose\nsauvage ? B\u00e9nie soit la brave femme qui m\u2019a mis ce\ncrucifix au cou ! Car je me sens plus fort et plus courageux\nchaque fois que je le touche. Je m\u2019\u00e9tonne qu\u2019un objet que\nl\u2019on m\u2019a depuis toujours appris \u00e0 consid\u00e9rer comme inutile\net de pure superstition puisse m\u2019\u00eatre de quelque secours\ndans la solitude et la d\u00e9tresse. Ce petit crucifix poss\u00e8de-t-il\nune vertu intrins\u00e8que, ou bien n\u2019est-ce qu\u2019un moyen pour\nraviver de chers souvenirs ? Un jour, je l\u2019esp\u00e8re,\nj\u2019examinerai la question et j\u2019essaierai de me faire une\nopinion. En attendant, je dois chercher \u00e0 me renseigner\nautant que possible au sujet du comte Dracula ; cela\nm\u2019aidera peut-\u00eatre \u00e0 mieux comprendre ce qui se passe.\nEt peut-\u00eatre ce soir parlera-t-il spontan\u00e9ment, si un mot de\nma part fait d\u00e9vier la conversation en ce sens. Toutefois, je\nle r\u00e9p\u00e8te, il me faudra \u00eatre tr\u00e8s prudent afin qu\u2019il ne se\ndoute pas de mes appr\u00e9hensions.\nMinuit\nJ\u2019ai eu un long entretien avec le comte. Je lui ai pos\u00e9\nquelques questions sur l\u2019histoire de la Transylvanie, et il\ns\u2019animait en me r\u00e9pondant. Le sujet semblait lui plaire !\nTandis qu\u2019il parlait des choses et des gens, et surtout\nquand il parlait de batailles, on e\u00fbt dit qu\u2019il avait assist\u00e9 \u00e0\ntoutes les sc\u00e8nes qu\u2019il me d\u00e9crivait. Cette attitude, il me\nl\u2019expliqua, en disant que, pour un boyard, la gloire de sa\nfamille et de son nom, c\u2019est son orgueil personnel, que leur\nhonneur est son honneur et leur destin, son destin. Chaque\nfois qu\u2019il parlait de sa famille, il disait \u00ab nous \u00bb, et, presquetoujours, employait le pluriel, ainsi que font les rois. Je\nvoudrais pouvoir reproduire ici exactement tout ce qu\u2019il m\u2019a\nracont\u00e9 car, pour moi, ce fut proprement fascinant. Il me\nsemblait entendre toute l\u2019histoire du pays. Il s\u2019excitait de\nplus en plus ; il marchait de long en large dans la pi\u00e8ce,\ntout en tirant sur sa grande moustache blanche en\nsaisissant n\u2019importe quel objet sur lequel il mettait la main\ncomme s\u2019il voulait l\u2019\u00e9craser. Je vais essayer de transcrire\nune partie de ce qu\u2019il m\u2019a dit, car on peut y retrouver d\u2019une\ncertaine fa\u00e7on l\u2019histoire de sa lign\u00e9e :\n\u2013 Nous, les Szeklers, nous avons le droit d\u2019\u00eatre fiers, car\ndans nos veines coule le sang de maints peuples braves et\ncourageux qui se sont battus comme des lions \u2013 pour\ns\u2019assurer la supr\u00e9matie. Dans ce pays o\u00f9 tourbillonnent\ndiff\u00e9rentes races europ\u00e9ennes, les guerriers venus\nd\u2019Islande ont apport\u00e9 cet esprit belliqueux que leur avaient\ninsuffl\u00e9 Thor et Odin, et ils ont d\u00e9ploy\u00e9 une telle furie sur\ntous les rivages de l\u2019Europe \u2013 de l\u2019Europe, certes, mais\naussi de l\u2019Asie et de l\u2019Afrique \u2013 que les gens se croyaient\nenvahis par des loups. En arrivant ici m\u00eame, ces guerriers\nredoutables rencontr\u00e8rent les Huns qui avaient port\u00e9\npartout le fer et la flamme ; si bien que leurs victimes\nagonisantes affirmaient que, dans les veines de leurs\nbourreaux, coulait le sang des vieilles sorci\u00e8res qui,\nexpuls\u00e9es de Scythie, s\u2019\u00e9taient dans le d\u00e9sert accoupl\u00e9es\naux d\u00e9mons. Les imb\u00e9ciles ! Quelle sorci\u00e8re, quel d\u00e9mon\nfut jamais aussi puissant qu\u2019Attila dont le sang coule dans\nnos veines ? s\u2019\u00e9cria-t-il en relevant ses manches afin de\nmontrer ses bras. D\u00e8s lors, faut-il s\u2019\u00e9tonner que noussoyons une race conqu\u00e9rante et fi\u00e8re, que lorsque les\nMagyars, les Lombards, les Avars ou les Turcs tent\u00e8rent de\npasser nos fronti\u00e8res par milliers, nous s\u00fbmes toujours les\nrepousser ? Est-ce \u00e9tonnant si, lorsque Arpad et ses\nl\u00e9gions voulurent envahir la m\u00e8re patrie, ils nous ont trouv\u00e9s\nsur la fronti\u00e8re ? Puis, quand les Hongrois se port\u00e8rent vers\nl\u2019est, les Magyars victorieux firent alliance avec les\nSzeklers, et c\u2019est \u00e0 nous d\u00e9sormais que fut confi\u00e9e\npendant des si\u00e8cles la garde de la fronti\u00e8re turque : bien\nplus, notre vigilance l\u00e0-bas semblait ne devoir jamais\nprendre fin car, selon l\u2019expression des Turcs eux-m\u00eames, \u00ab\nl\u2019eau dort, mais l\u2019ennemi veille \u00bb. Qui donc, parmi les\nquatre Nations, rassembla plus vite autour de l\u2019\u00e9tendard du\nroi quand retentit l\u2019appel aux armes ? Et quand donc fut\nlav\u00e9e la grande honte de mon pays, la honte de Cassova,\nlorsque les drapeaux des Valaques et des Magyars se\nsont abaiss\u00e9s sous le Croissant ? Et n\u2019est-ce pas un des\nmiens qui traversa le Danube pour aller battre le Turc sur\nson propre sol ? Oui, c\u2019est un Dracula ! Maudit soit son\nfr\u00e8re indigne qui vendit ensuite le peuple aux Turcs et qui fit\npeser sur tous la honte de l\u2019esclavage ! N\u2019est-ce pas ce\nm\u00eame Dracula qui l\u00e9gua son ardeur patriotique \u00e0 l\u2019un de\nses descendants qui, bien plus tard, traversa de nouveau le\nfleuve avec ses troupes pour envahir la Turquie ! Et qui,\nayant battu en retraite, revint plusieurs fois \u00e0 la charge,\nseul, et laissant derri\u00e8re lui le champ de bataille o\u00f9 gisaient\nses soldats, parce qu\u2019il savait que, finalement, \u00e0 lui seul, il\ntriompherait ! On pr\u00e9tend qu\u2019en agissant ainsi, il ne pensait\nqu\u2019\u00e0 lui ! Mais \u00e0 quoi serviraient des troupes si ellesn\u2019avaient un chef ? O\u00f9 aboutirait la guerre s\u2019il n\u2019y avait, pour\nla conduire, un cerveau et un c\u0153ur ? De nouveau lorsque,\napr\u00e8s la bataille de Mohacs, nous parv\u00eenmes \u00e0 rejeter le\njoug hongrois, nous, les Dracula, nous f\u00fbmes une fois\nencore parmi les chefs qui travaill\u00e8rent \u00e0 cette victoire !\nAh ! jeune homme, les Szeklers et les Dracula ont \u00e9t\u00e9 leur\nsang, leur cerveau et leur \u00e9p\u00e9e \u2013 les Szeklers peuvent se\nvanter d\u2019avoir accompli ce que ces parvenus, les\nHabsbourg et les Romanoff, ont \u00e9t\u00e9 incapables de\nr\u00e9aliser\u2026 Mais le temps des guerres est pass\u00e9. Le sang\nest consid\u00e9r\u00e9 comme chose trop pr\u00e9cieuse, en notre\n\u00e9poque de paix d\u00e9shonorante ; et toute cette gloire de nos\ngrands anc\u00eatres n\u2019est plus qu\u2019un beau conte.\nLorsqu\u2019il se tut, le matin \u00e9tait proche, et nous nous\ns\u00e9par\u00e2mes pour aller nous coucher. (Ce journal ressemble\nterriblement aux \nContes des Mille et Une Nuits\n, car tout\ncesse au premier chant du coq, et sans doute fait-il songer\naussi \u00e0 l\u2019apparition, devant Hamlet, du fant\u00f4me de son\np\u00e8re).\n \n12 mai\n \nQu\u2019on me permette d\u2019exposer des faits \u2013 dans toute leur\nnudit\u00e9, leur nudit\u00e9, leur crudit\u00e9, tels qu\u2019on peut les v\u00e9rifier\ndans les livres et dont il est impossible de douter. Il me faut\nprendre garde de ne pas les confondre avec ce que j\u2019ai pumoi-m\u00eame observer, ou avec mes souvenirs. Hier soir,\nlorsque le comte a quitt\u00e9 sa chambre pour venir me\nretrouver, tout de suite, il s\u2019est mis \u00e0 m\u2019interroger sur des\nquestions de droits et sur la fa\u00e7on de traiter certaines\naffaires. Justement, ne sachant que faire d\u2019autre et pour\nm\u2019occuper l\u2019esprit, j\u2019avais pass\u00e9 la journ\u00e9e \u00e0 consulter\nplusieurs livres, \u00e0 revoir divers points que j\u2019avais \u00e9tudi\u00e9s \u00e0\nLincoln\u2019s Inn. Comme, dans les questions que me fit mon\nh\u00f4te, il y avait un certain ordre, je vais essayer de respecter\ncet ordre en les rappelant ici. Cela me sera peut-\u00eatre utile\nun jour.\nD\u2019abord, il me demanda si, en Angleterre, on pouvait\navoir deux \nsolicitors\n \u00e0 la fois ou m\u00eame plusieurs. Je lui\nr\u00e9pondis qu\u2019on pouvait en avoir une douzaine si on le\nd\u00e9sirait, mais qu\u2019il \u00e9tait cependant plus sage de n\u2019en\nprendre qu\u2019un pour une m\u00eame affaire ; qu\u2019en ayant recours\n\u00e0 plusieurs \nsolicitors\n en m\u00eame temps, le client \u00e9tait certain\nd\u2019agir contre ses propres int\u00e9r\u00eats. Le comte sembla\nparfaitement comprendre cela, et il me demanda alors s\u2019il y\naurait quelque difficult\u00e9 d\u2019ordre pratique \u00e0 prendre, par\nexemple, un \nsolicitor\n pour veiller \u00e0 des op\u00e9rations\nfinanci\u00e8res et un autre pour recevoir des marchandises\nexp\u00e9di\u00e9es par bateau au cas o\u00f9 le premier \nsolicitor\nhabiterait loin de tout port. Je le priai de s\u2019expliquer plus\nclairement, afin que je ne risque pas de me m\u00e9prendre sur\nle sens de sa question. Il reprit :\n\u2013 Eh bien ! supposons ceci. Notre ami commun,\nM. Peter Hawkins, \u00e0 l\u2019ombre de votre belle cath\u00e9draled\u2019Exeter, laquelle se trouve assez loin de Londres, ach\u00e8te\npour moi et par votre interm\u00e9diaire, une demeure dans\ncette derni\u00e8re ville. Bon ! Maintenant, laissez-moi vous dire\nfranchement \u2013 car vous pourriez trouver bizarre que je me\nsois adress\u00e9 pour cette affaire \u00e0 un homme qui r\u00e9side\naussi loin de Londres, et non pas tout simplement \u00e0 un\nLondonien \u2013 que je tenais \u00e0 ce qu\u2019aucun int\u00e9r\u00eat particulier\nne vienne contrecarrer le mien propre. Or un \nsolicitor\nLondonien aurait pu \u00eatre tent\u00e9 dans pareille transaction, de\nchercher un profit personnel ou de favoriser un ami ; c\u2019est\npourquoi j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 chercher ailleurs un interm\u00e9diaire qui,\nje le r\u00e9p\u00e8te, servirait au mieux mes propres int\u00e9r\u00eats.\nSupposons \u00e0 pr\u00e9sent que moi, qui fais beaucoup\nd\u2019affaires, je veuille envoyer des marchandises, mettons \u00e0\nNewcastle, ou \u00e0 Durham, ou \u00e0 Harwich, ou \u00e0 Douvres :\nn\u2019aurais-je pas plus de facilit\u00e9 en m\u2019adressant \u00e0 un homme\nd\u2019affaires install\u00e9 dans l\u2019un ou l\u2019autre de ces ports ?\nJe lui r\u00e9pondis que, certainement, ce serait plus facile,\nmais que les \nsolicitors\n avaient cr\u00e9\u00e9 entre eux un syst\u00e8me\nd\u2019agences permettant de r\u00e9gler toute affaire locale d\u2019apr\u00e8s\nles instructions de n\u2019importe quel \nsolicitor\n ; le client peut\nainsi confier ses int\u00e9r\u00eats \u00e0 un seul homme et ne plus\ns\u2019occuper le rien.\n\u2013 Mais, reprit-il, dans mon cas, pourrais-je moi-m\u00eame\ndiriger l\u2019affaire ?\n\u2013 Naturellement, fis-je ; cela se voit bien souvent lorsque\nl\u2019int\u00e9ress\u00e9 ne d\u00e9sire pas que d\u2019autres personnes aient\nconnaissance des transactions en cours.\n\u2013 Bon ! dit-il.\u2013 Bon ! dit-il.\nPuis il s\u2019informa de la fa\u00e7on dont il fallait s\u2019y prendre pour\nfaire des exp\u00e9ditions, me demanda quelles \u00e9taient les\nformalit\u00e9s exig\u00e9es, et \u00e0 quelles difficult\u00e9s on risquait de se\nbuter si l\u2019on n\u2019avait pas song\u00e9 auparavant \u00e0 prendre\ncertaines pr\u00e9cautions. Je lui donnai toutes les explications\ndont j\u2019\u00e9tais capable, et je suis s\u00fbr qu\u2019en me quittant, il dut\navoir l\u2019impression d\u2019\u00eatre pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de sa vocation \u2013 il\naurait rempli \u00e0 la perfection la profession de \nsolicitor\n car il\nn\u2019y avait rien \u00e0 quoi il n\u2019e\u00fbt pens\u00e9, rien qu\u2019il n\u2019e\u00fbt pr\u00e9vu.\nPour un homme qui n\u2019\u00e9tait jamais all\u00e9 en Angleterre et qui,\n\u00e9videmment, n\u2019avait pas une grande pratique des choses\nde la loi, ses connaissances \u00e0 ce sujet et aussi sa\nperspicacit\u00e9 \u00e9taient \u00e9tonnantes.\nLorsqu\u2019il eut tous les renseignements qu\u2019il d\u00e9sirait et\nque, de mon c\u00f4t\u00e9, j\u2019eus v\u00e9rifi\u00e9 certains points dans les\nlivres que j\u2019avais sous la main, il se leva brusquement en\nme demandant :\n\u2013 Depuis votre premi\u00e8re lettre, avez-vous de nouveau\n\u00e9crit \u00e0 notre ami M. Peter Hawkins ou \u00e0 d\u2019autres\npersonnes ?\nCe ne fut pas sans quelque amertume que je luis\nr\u00e9pondis que non, que je n\u2019avais pas encore eu l\u2019occasion\nd\u2019envoyer aucune lettre \u00e0 mes amis.\n\u2013 Alors, \u00e9crivez maintenant, dit-il, en appuyant sa lourde\nmain sur mon \u00e9paule : \u00e9crivez \u00e0 M. Peter Hawkins et \u00e0 qui\nvous voulez ; et annoncez s\u2019il vous pla\u00eet, que vous\ns\u00e9journerez ici encore un mois \u00e0 partir d\u2019aujourd\u2019hui.\n\u2013 Vous d\u00e9sirez que je reste ici si longtemps ? fis-je enfrissonnant \u00e0 cette seule pens\u00e9e.\n\u2013 Exactement, je le d\u00e9sire, et je n\u2019accepterai aucun\nrefus. Quand votre ma\u00eetre, votre patron\u2026 peu importe le\nnom que vous lui donnez\u2026 s\u2019engagea \u00e0 m\u2019envoyer\nquelqu\u2019un en son nom, il a \u00e9t\u00e9 bien entendu que\nj\u2019emploierais ses services comme bon me semblerait\u2026\nPas de refus ! Vous \u00eates d\u2019accord ?\nQue pouvais-je faire, sinon m\u2019incliner ? Il y allait de\nl\u2019int\u00e9r\u00eat de M. Hawkins, non du mien, et c\u2019est \u00e0 M. Hawkins\nque je devais penser, non \u00e0 moi. En outre, pendant que le\ncomte Dracula parlait, un je ne sais quoi dans son regard\net dans tout son comportement me rappelait que j\u2019\u00e9tais\nprisonnier chez lui et que, l\u2019aurais-je voulu, je n\u2019aurais pu\nabr\u00e9ger mon s\u00e9jour. Il comprit sa victoire \u00e0 la fa\u00e7on dont je\nm\u2019inclinai et vit, au trouble qui parut sur mes traits, que,\nd\u00e9cid\u00e9ment, il \u00e9tait le ma\u00eetre. Aussit\u00f4t, il exploita cette\ndouble force en poursuivant avec cette douceur de ton\nhabituelle chez lui et \u00e0 laquelle on ne pouvait r\u00e9sister :\n\u2013 Je vous prie avant tout, mon cher et jeune ami, de ne\nparler dans vos lettres que d\u2019affaires. Sans doute vos amis\naimeront-ils savoir que vous \u00eates en bonne sant\u00e9 et que\nvous songez au jour o\u00f9 vous serez de nouveau aupr\u00e8s\nd\u2019eux. De cela aussi, vous pouvez leur dire un mot.\nTout en parlant, il me tendit trois feuilles de papier et\ntrois enveloppes. C\u2019\u00e9tait du papier tr\u00e8s mince et, comme\nmon regard allait des feuilles et des enveloppes au visage\ndu comte qui souriait tranquillement, ses longues dents\npointues reposant sur la l\u00e8vre inf\u00e9rieure tr\u00e8s rouge, je\ncompris, aussi clairement que s\u2019il me l\u2019avait dit, que jedevais prendre garde \u00e0 ce que j\u2019allais \u00e9crire car il pourrait\nlire le tout. Aussi, d\u00e9cidai-je de n\u2019\u00e9crire ce soir-l\u00e0 que des\nlettres br\u00e8ves et assez insignifiantes, me r\u00e9servant d\u2019\u00e9crire\nplus longuement, par apr\u00e8s et en secret, \u00e0 M. Hawkins\nainsi qu\u2019\u00e0 Mina. \u00c0 Mina, il est vrai, je pouvais \u00e9crire en\nst\u00e9nographie, ce qui, et c\u2019est le moins qu\u2019on puisse dire,\nembarrasserait bien le comte s\u2019il voyait cet \u00e9trange\ngriffonnage. J\u2019\u00e9crivis donc deux lettres, puis je m\u2019assis\ntranquillement pour lire, tandis que le comte s\u2019occupait\n\u00e9galement de correspondance, s\u2019arr\u00eatant parfois d\u2019\u00e9crire\npour consulter certains livres qui se trouvaient sur sa table.\nSon travail termin\u00e9, il prit mes deux lettres qu\u2019il joignit aux\nsiennes, pla\u00e7a le paquet pr\u00e8s de l\u2019encrier et des plumes, et\nsortit. D\u00e8s que la porte se fut referm\u00e9e derri\u00e8re lui, je me\npenchai pour regarder les lettres. Ce faisant, je n\u2019\u00e9prouvais\naucun remords, car je savais qu\u2019en de telles circonstances,\nje devais chercher mon salut par n\u2019importe quel moyen.\nUne des lettres \u00e9tait adress\u00e9e \u00e0 Samuel F. Bellington,\nn\u00b07, The Crescent, Whitby ; une autre \u00e0 \nHerr\n Leutner,\nVarna ; troisi\u00e8me \u00e0 Coutts & Co., Londres, et la quatri\u00e8me\n\u00e0 \nHerren\n Klopstock Billreuth, banquiers \u00e0 Budapest. La\ndeuxi\u00e8me et la quatri\u00e8me de ces lettres n\u2019\u00e9taient pas\nferm\u00e9es. J\u2019\u00e9tais sur le point de les lire quand je vis tourner\nlentement la clenche de la porte. Je me rassis, n\u2019ayant eu\nque le temps de replacer les lettres dans l\u2019ordre o\u00f9 je les\navais trouv\u00e9es et de reprendre mon livre avant que le\ncomte, tenant une autre lettre en main, n\u2019entr\u00e2t dans la\npi\u00e8ce. Il prit une \u00e0 une les lettres qu\u2019il avait laiss\u00e9es sur la\ntable, les timbra avec soin, puis, se tournant vers moi, medit :\n\u2013 Vous voudrez bien m\u2019excuser, je l\u2019esp\u00e8re, mais j\u2019ai\nbeaucoup de travail ce soir. Vous trouverez ici, n\u2019est-ce\npas, tout ce dont vous avez besoin.\nArriv\u00e9 \u00e0 la porte, il se retourna, attendit un moment, et\nreprit :\n\u2013 Laissez-moi vous donner un conseil, mon cher jeune\nami, ou plut\u00f4t un avertissement : s\u2019il vous arrivait jamais de\nquitter ces appartements, nulle part ailleurs dans le ch\u00e2teau\nvous ne trouveriez le sommeil. Car ce manoir est vieux, il\nest peupl\u00e9 de souvenirs anciens, et les cauchemars\nattendent ceux qui dorment l\u00e0 o\u00f9 cela ne leur est pas\npermis. Soyez donc averti. Si, \u00e0 n\u2019importe quel moment,\nvous avez sommeil, si vous sentez que vous allez vous\nendormir, alors regagnez votre chambre au plus vite, ou\nl\u2019une ou l\u2019autre de ces pi\u00e8ces-ci, et, de la sorte, vous\npourrez dormir en toute s\u00e9curit\u00e9. Mais si vous n\u2019y prenez\ngarde\u2026\nLe ton sur lequel il avait prononc\u00e9 ces derni\u00e8res paroles\nsans m\u00eame achever sa phrase avait quelque chose de\npropre \u00e0 vous faire fr\u00e9mir d\u2019horreur ; en m\u00eame temps, il eut\nun geste comme pour signifier qu\u2019il s\u2019en lavait les mains.\nJe compris parfaitement. Un seul doute subsistait \u00e0\npr\u00e9sent pour moi : se pouvait-il qu\u2019un r\u00eave \u2013 n\u2019importe\nlequel \u2013 f\u00fbt plus terrible que ce filet aux mailles sombres et\nmyst\u00e9rieuses qui se refermait sur moi ?\nUn peu plus tard\nJe relis les derniers mots que j\u2019ai \u00e9crits, je les approuve,\net pourtant aucun doute ne me fait plus h\u00e9siter. Nulle part,et pourtant aucun doute ne me fait plus h\u00e9siter. Nulle part,\nje ne craindrai de m\u2019endormir, pourvu que le comte n\u2019y soit\npas. J\u2019ai accroch\u00e9 la petite croix au-dessus de mon lit ; je\nsuppose que, ainsi, mon repos sera calme sans\ncauchemars. Et la petite croix restera l\u00e0.\nQuand le comte m\u2019eut quitt\u00e9, de mon c\u00f4t\u00e9, je me retirai\ndans ma chambre. Quelques moments se pass\u00e8rent, puis,\ncomme je n\u2019entendais pas le moindre bruit, je sortis dans\nle couloir et montai l\u2019escalier de pierre jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit\nd\u2019o\u00f9 j\u2019avais vue sur le sud. Encore que cette vaste \u00e9tendue\nme f\u00fbt inaccessible, compar\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9troite cour obscure du\nch\u00e2teau, j\u2019avais en la regardant comme un sentiment de\nlibert\u00e9. Au contraire, quand mes regards plongeaient dans\nla cour, j\u2019avais v\u00e9ritablement l\u2019impression d\u2019\u00eatre prisonnier,\net je ne d\u00e9sirais rien tant que de respirer une bouff\u00e9e d\u2019air\nfrais, m\u00eame si c\u2019\u00e9tait l\u2019air nocturne. Et veiller une partie de\nla nuit, comme je suis oblig\u00e9 de le faire ici, me met \u00e0 bout.\nJe sursaute rien qu\u2019\u00e0 voir mon ombre, et toutes sortes\nd\u2019id\u00e9es, plus horribles les unes que les autres, me passent\npar la t\u00eate. Dieu sait, il est vrai, que mes craintes sont\nfond\u00e9es ! Je contemplai donc le paysage magnifique qui\ns\u2019\u00e9tendait, sous le clair de lune, presque aussi distinct que\npendant la journ\u00e9e. Sous cette douce lumi\u00e8re, les collines\nles plus lointaines se confondaient pourtant, et les ombres,\ndans les vall\u00e9es et dans les gorges, \u00e9taient d\u2019un noir\nvelout\u00e9. Cette simple beaut\u00e9 me calmait ; chaque souffle\nd\u2019air apportait avec lui paix et r\u00e9confort. Comme je me\npenchais \u00e0 la fen\u00eatre, mon attention fut attir\u00e9e par quelque\nchose qui bougeait \u00e0 l\u2019\u00e9tage en dessous, un peu \u00e0 ma\ngauche ; par ce que je savais de la disposition deschambres, il me sembla que les appartements du comte\npouvaient se trouver pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 cet endroit. La fen\u00eatre\n\u00e0 laquelle je me penchais \u00e9tait haute, d\u2019embrasure\nprofonde, avec des meneaux de pierre ; quoique ab\u00eem\u00e9e\npar les ans et les intemp\u00e9ries, rien d\u2019essentiel n\u2019y\nmanquait. Je me redressai afin de ne pas \u00eatre vu, mais je\ncontinuai \u00e0 faire le guet.\nLa t\u00eate du comte passa par la fen\u00eatre de l\u2019\u00e9tage en\ndessous ; sans voir son visage, je reconnus l\u2019homme \u00e0 son\ncou, \u00e0 son dos, et aux gestes de ses bras. D\u2019ailleurs, ne\nf\u00fbt-ce qu\u2019\u00e0 cause de ses mains que j\u2019avais eu tant\nd\u2019occasions d\u2019examiner, je ne pouvais pas me tromper.\nTout d\u2019abord, je fus int\u00e9ress\u00e9 et quelque peu amus\u00e9,\npuisqu\u2019il ne faut vraiment rien pour int\u00e9resser et amuser un\nhomme quand il est prisonnier. Ces sentiments pourtant\nfirent bient\u00f4t place \u00e0 la r\u00e9pulsion et \u00e0 la frayeur quand je vis\nle comte sortir lentement par la fen\u00eatre et se mettre \u00e0\nramper, la t\u00eate la premi\u00e8re, contre le mur du ch\u00e2teau. Il\ns\u2019accrochait ainsi au-dessus de cet ab\u00eeme vertigineux, et\nson manteau s\u2019\u00e9talait de part et d\u2019autre de son corps\ncomme deux grandes ailes. Je ne pouvais en croire mes\nyeux. Je pensais que c\u2019\u00e9tait un effet du clair de lune, un jeu\nd\u2019ombres ; mais, en regardant toujours plus attentivement,\nje compris que je ne me trompais pas. Je voyais\nparfaitement les doigts et les oreilles qui s\u2019agrippaient aux\nrebords de chaque pierre dont les ann\u00e9es avaient enlev\u00e9 le\nmortier, et, utilisant ainsi chaque asp\u00e9rit\u00e9, il descendit\nrapidement, exactement comme un l\u00e9zard se d\u00e9place le\nlong d\u2019un mur.Quel homme est-ce, ou plut\u00f4t quel genre de cr\u00e9ature\nsous l\u2019apparence d\u2019un homme ? Plus que jamais, je sens\nl\u2019horreur de ce lieu ; j\u2019ai peur\u2026 j\u2019ai terriblement peur\u2026 et il\nm\u2019est impossible de m\u2019enfuir.\n \n15 mai\n \nJ\u2019ai encore vu le comte qui sortait en rampant \u00e0 la\nmani\u00e8re d\u2019un l\u00e9zard. Il descendait le long du mur,\nl\u00e9g\u00e8rement de biais. Il a certainement parcouru cent pieds\nen se dirigeant vers la gauche. Puis il a disparu dans un\ntrou ou par une fen\u00eatre. Quand sa t\u00eate ne fut plus visible, je\nme suis pench\u00e9 pour essayer de mieux comprendre ce\nque tout cela signifiait, mais sans y parvenir, cette fen\u00eatre\nou ce trou \u00e9tant trop \u00e9loign\u00e9s de moi. Cependant, j\u2019\u00e9tais\ncertain qu\u2019il avait quitt\u00e9 le ch\u00e2teau, et j\u2019en profitai pour\nexplorer celui-ci comme je n\u2019avais pas encore os\u00e9 le faire.\nReculant de quelques pas, je me retrouvai au milieu de la\nchambre, pris une lampe, et essayai d\u2019ouvrir toutes les\nportes l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre ; toutes \u00e9taient ferm\u00e9es \u00e0 clef,\nainsi que je l\u2019avais pr\u00e9vu, et les serrures, je m\u2019en rendis\ncompte, \u00e9taient assez neuves. Je redescendis l\u2019escalier et\npris le corridor par la porte duquel j\u2019\u00e9tais entr\u00e9 dans la\nmaison, la nuit de mon arriv\u00e9e. Je m\u2019aper\u00e7us que je\npouvais facilement ouvrir les verrous de la porte et en \u00f4ter\nles cha\u00eenes ; mais la porte elle-m\u00eame \u00e9tait ferm\u00e9e \u00e0 clef, eton avait enlev\u00e9 la clef. Elle devait \u00eatre dans la chambre du\ncomte : il me faudrait donc saisir l\u2019instant o\u00f9 la porte de sa\nchambre ne serait pas ferm\u00e9e afin de pouvoir y p\u00e9n\u00e9trer,\nm\u2019emparer de la clef et m\u2019\u00e9vader.\nJe continuais \u00e0 examiner en d\u00e9tail tous les couloirs et les\ndiff\u00e9rents escaliers, et \u00e0 tenter d\u2019ouvrir les portes que je\nrencontrais au passage. Celles d\u2019une ou deux petites\npi\u00e8ces donnant sur le corridor \u00e9taient ouvertes, mais il n\u2019y\navait rien l\u00e0 de bien int\u00e9ressant, quelques vieux meubles\ncouverts de poussi\u00e8re, quelques fauteuils aux \u00e9toffes\nmang\u00e9es par des mites. \u00c0 la fin pourtant, j\u2019arrivai, en au\nhaut de l\u2019escalier, devant une porte qui, bien qu\u2019elle\nsembl\u00e2t ferm\u00e9e \u00e0 clef, c\u00e9da un peu quand j\u2019y appuyai la\nmain. En appuyant davantage, je m\u2019aper\u00e7us que, de fait,\nelle n\u2019\u00e9tait pas ferm\u00e9e \u00e0 clef mais qu\u2019elle r\u00e9sistait\nsimplement parce que les gonds en \u00e9taient l\u00e9g\u00e8rement\ndescendus et que, par cons\u00e9quent, elle reposait \u00e0 m\u00eame le\nplancher. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 une occasion qui, peut-\u00eatre, ne se\nrepr\u00e9senterait plus, aussi devais-je essayer d\u2019en profiter.\nApr\u00e8s quelques efforts, j\u2019ouvris la porte. J\u2019\u00e9tais dans une\naile du ch\u00e2teau qui se trouvait plus \u00e0 droite que les\nappartements que je connaissais d\u00e9j\u00e0, et \u00e0 un \u00e9tage plus\nbas. En regardant par les fen\u00eatres, je vis que ces\nappartements-ci s\u2019\u00e9tendaient le long du c\u00f4t\u00e9 sud du\nch\u00e2teau, les fen\u00eatres de la derni\u00e8re pi\u00e8ce donnant \u00e0 la fois\nsur le sud et sur l\u2019ouest. De part et d\u2019autre, se creusait un\ngrand pr\u00e9cipice. Le ch\u00e2teau \u00e9tait b\u00e2ti sur le coin d\u2019un\nimmense rocher, de sorte que sur trois c\u00f4t\u00e9s, il \u00e9tait\ninexpugnable ; aussi bien les hautes fen\u00eatres pratiqu\u00e9esdans ces murs \u2013 mais qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible d\u2019atteindre\npar aucun moyen, ni fronde, ni arc, ni arme \u00e0 feu \u2013 ces\nfen\u00eatres rendaient claire et agr\u00e9able cette partie du\nch\u00e2teau. Vers l\u2019est, on voyait une vall\u00e9e profonde et,\ns\u2019\u00e9levant dans le lointain, de hautes montagnes, peut-\u00eatre\ndes repaires de brigands, et des pics abrupts.\nNul doute que ces appartements \u00e9taient jadis habit\u00e9s\npar les dames, car tous les meubles paraissaient plus\nconfortables que ceux que j\u2019avais vus jusqu\u2019ici, dans les\nautres pi\u00e8ces. Il n\u2019y avait pas de rideaux aux fen\u00eatres, et le\nclair de lune, entrant par les vitres en forme de losange,\npermettait de distinguer les couleurs elles-m\u00eames tandis\nqu\u2019il adoucissait en quelque sorte l\u2019abondance de\npoussi\u00e8re qui recouvrait tout et att\u00e9nuait un peu les\nravages du temps et des mites. Ma lampe \u00e9tait sans doute\nassez inutile par ce brillant clair de lune ; pourtant, j\u2019\u00e9tais\nbien aise de l\u2019avoir prise, car je me trouvais tout de m\u00eame\ndans une solitude telle qu\u2019elle me gla\u00e7ait le c\u0153ur et me\nfaisait r\u00e9ellement trembler. Toutefois, cela valait mieux que\nd\u2019\u00eatre seul dans une des pi\u00e8ces que la pr\u00e9sence du comte\nm\u2019avait rendues odieuses. Aussi, apr\u00e8s un petit effort de\nvolont\u00e9, je sentis le calme revenir en moi\u2026 J\u2019\u00e9tais l\u00e0, assis\n\u00e0 une petite table de ch\u00eane o\u00f9 sans doute autrefois une\nbelle dame s\u2019\u00e9tait install\u00e9e, r\u00eavant et rougissant en m\u00eame\ntemps, pour \u00e9crire une lettre d\u2019amour assez maladroite.\nJ\u2019\u00e9tais l\u00e0, consignant dans mon journal, en caract\u00e8res\nst\u00e9nographiques, tout ce qui m\u2019\u00e9tait arriv\u00e9 depuis que je\nl\u2019avais ferm\u00e9 la derni\u00e8re fois. C\u2019est bien l\u00e0 le progr\u00e8s du\nXIX\ne\n si\u00e8cle ! Et pourtant, \u00e0 moins que je ne m\u2019abuse, lessi\u00e8cles pass\u00e9s avaient, et ont encore, des pouvoirs qui leur\nsont propres et que le \u00ab modernisme \u00bb ne peut pas tuer.\n \n16 mai, au matin\n \nDieu veuille que je garde mon \u00e9quilibre mental, car c\u2019est\ntout ce qu\u2019il me reste. La s\u00e9curit\u00e9, ou l\u2019assurance de\ns\u00e9curit\u00e9, sont choses qui pour moi appartiennent au pass\u00e9.\nPendant les semaines que j\u2019ai encore \u00e0 vivre ici, je ne puis\nesp\u00e9rer qu\u2019une chose, c\u2019est de ne pas devenir fou, pour\nautant que je ne le sois pas d\u00e9j\u00e0. Et si je suis sain d\u2019esprit,\nil est assur\u00e9ment affolant de penser que, de toutes les\nmenaces dont je suis entour\u00e9 ici, la pr\u00e9sence du comte est\nla moindre ! De lui seul, je puis attendre mon salut, quand\nbien m\u00eame ce serait en servant ses desseins. Grand\nDieu ! Dieu mis\u00e9ricordieux ! Faites que je reste calme, car\nsi mon calme m\u2019abandonne, il c\u00e9dera la place \u00e0 la folie !\nCertaines choses s\u2019\u00e9clairent qui, jusqu\u2019ici, sont rest\u00e9es\npour moi assez confuses. Par exemple, je n\u2019avais jamais\ntr\u00e8s bien saisi ce que Shakespeare voulait dire quand il\nfaisait dire \u00e0 Hamlet :\nMes tablettes ! Mes tablettes !\nC\u2019est l\u2019instant d\u2019y \u00e9crire, etc.\nMaintenant que j\u2019ai l\u2019impression que mon cerveau est\ncomme sorti de ses gonds ou qu\u2019il a re\u00e7u un choc fatal, moi\naussi je m\u2019en remets \u00e0 mon journal : il me servira de guide.Le fait d\u2019y inscrire en d\u00e9tail tout ce que je d\u00e9couvre sera\npour moi un apaisement.\nLe myst\u00e9rieux avertissement du comte m\u2019avait effray\u00e9 au\nmoment m\u00eame ; il m\u2019effraie plus encore maintenant que j\u2019y\npense, car je sais que cet homme gardera sur moi un\nterrible ascendant. Il me faudra craindre de ne pas assez\nprendre au s\u00e9rieux la moindre de ses paroles !\nQuand j\u2019eus \u00e9crit ces lignes de mon journal et remis\nfeuillets et plume dans ma poche, j\u2019eus envie de dormir. Je\nn\u2019avais nullement oubli\u00e9 l\u2019avertissement du comte, mais je\npris plaisir \u00e0 d\u00e9sob\u00e9ir. Le clair de lune me semblait doux,\nbienfaisant, et le vaste paysage que j\u2019apercevais au-\ndehors me r\u00e9confortait, je l\u2019ai dit, et me donnait un\nsentiment de libert\u00e9. Je d\u00e9cidai de ne pas retourner dans\nma chambre ou dans les pi\u00e8ces attenantes que j\u2019\u00e9tais\nd\u00e9cid\u00e9 \u00e0 fuir parce que je ne les connaissais que trop bien,\net de dormir ici o\u00f9 l\u2019on devinait encore la pr\u00e9sence des\ndames du temps jadis, o\u00f9 elles avaient chant\u00e9 peut-\u00eatre, et\ns\u00fbrement pass\u00e9 doucement leur vie monotone, mais le\nc\u0153ur parfois gonfl\u00e9 de tristesse lorsque leurs compagnons\nmenaient au loin des guerres sans merci. J\u2019approchai une\nchaise longue de la fen\u00eatre afin que, \u00e9tendu, je puisse\nencore voir le paysage, et, ignorant la poussi\u00e8re qui la\nrecouvrait, je m\u2019y installai pour dormir. Sans doute me suis-\nje, en effet, endormi ; je l\u2019esp\u00e8re, encore que je craigne que\nnon, car tout ce qui suivit me parut tellement r\u00e9el : si r\u00e9el\nque, maintenant, au grand jour, dans ma chambre \u00e9clair\u00e9e\npar le soleil matinal, je n\u2019arrive pas \u00e0 croire que j\u2019ai pu\nr\u00eaver.Je n\u2019\u00e9tais pas seul. Rien dans la chambre n\u2019avait chang\u00e9\ndepuis que j\u2019y \u00e9tais entr\u00e9. Je voyais sur le plancher \u00e9clair\u00e9\npar la lune les traces de mes propres pas dans la\npoussi\u00e8re. Mais en face de moi se tenaient trois jeunes\nfemmes, des dames de qualit\u00e9 \u00e0 en juger par leurs toilettes\net leurs mani\u00e8res. \u00c0 l\u2019instant o\u00f9 je les aper\u00e7us, je crus que\nje r\u00eavais car, bien que le clair de lune entr\u00e2t par une fen\u00eatre\nplac\u00e9e derri\u00e8re elles, elles ne projetaient aucune ombre sur\nle plancher. Elles s\u2019avanc\u00e8rent vers moi, me d\u00e9visag\u00e8rent\nun moment, puis se parl\u00e8rent \u00e0 l\u2019oreille. Deux d\u2019entre elles\navaient les cheveux bruns, le nez aquilin, comme le comte,\net de grands yeux noirs, per\u00e7ants, qui, dans la p\u00e2le clart\u00e9\nde la lune, donnaient presque la sensation du feu. La\ntroisi\u00e8me \u00e9tait extraordinairement belle, avec une longue\nchevelure d\u2019or ondul\u00e9e et des yeux qui ressemblaient \u00e0 de\np\u00e2les saphirs. Il me semblait conna\u00eetre ce visage, et ce\nsouvenir \u00e9tait li\u00e9 \u00e0 celui d\u2019un cauchemar, encore qu\u2019il me\nf\u00fbt impossible de me rappeler au moment m\u00eame o\u00f9 et\ndans quelles circonstances je l\u2019avais vu. Toutes les trois\navaient les dents d\u2019une blancheur \u00e9clatante, et qui brillaient\ncomme des perles entre leurs l\u00e8vres rouges et sensuelles.\nQuelque chose en elles me mettait mal \u00e0 l\u2019aise, j\u2019\u00e9prouvais\n\u00e0 la fois d\u00e9sir et \u00e9pouvante. Oui, je br\u00fblais de sentir sur les\nmiennes les baisers de ces l\u00e8vres rouges. Peut-\u00eatre\nvoudrait-il mieux ne pas \u00e9crire ces mots ; car cela pourrait\nfaire de la peine \u00e0 Mina si elle lit jamais mon journal ; et\npourtant, c\u2019est la v\u00e9rit\u00e9. Les trois jeunes femmes\nbavardaient entre elles, puis elles riaient, d\u2019un rire musical,\nargentin, qui pourtant avait un je ne sais quoi de dur, un sonqui semblait ne pas pouvoir sortir de l\u00e8vres humaines.\nC\u2019\u00e9tait comme le tintement, doux mais intol\u00e9rable, de\nverres sous le jeu d\u2019une main adroite. La blonde hocha la\nt\u00eate d\u2019un air provocant tandis que les autres la poussaient.\n\u2013 Allez-y ! dit l\u2019une d\u2019elles. Ce sera vous la premi\u00e8re ;\nnous vous suivrons.\n\u2013 Il est jeune et fort, ajouta l\u2019autre, \u00e0 toutes trois il nous\ndonnera un baiser.\nSans bouger, je regardais la sc\u00e8ne \u00e0 travers mes\npaupi\u00e8res \u00e0 demi ferm\u00e9es, en proie \u00e0 une impatience, \u00e0 un\nsupplice exquis.\nLa blonde s\u2019approcha, se pencha sur moi au point que je\nsentis sa respiration. L\u2019haleine, en un sens, \u00e9tais douce,\ndouce comme du miel, et produisait sur les nerfs la m\u00eame\nsensation que sa voix, mais quelque chose d\u2019amer se\nm\u00ealait \u00e0 cette douceur, quelque chose d\u2019amer comme il\ns\u2019en d\u00e9gage de l\u2019odeur du sang.\nJe n\u2019osais par relever les paupi\u00e8res, mais je continuais\nn\u00e9anmoins \u00e0 regarder \u00e0 travers mes cils, et je voyais\nparfaitement la jeune femme, maintenant agenouill\u00e9e, de\nplus en plus pench\u00e9e sur moi, l\u2019air ravi, combl\u00e9. Sur ses\ntraits \u00e9tait peinte une volupt\u00e9 \u00e0 la fois \u00e9mouvante et\nrepoussante et, tandis qu\u2019elle courbait le cou, elle se\npourl\u00e9chait r\u00e9ellement les babines comme un animal, \u00e0 tel\npoint que je pus voir \u00e0 la clart\u00e9 de la lune la salive scintiller\nsur les l\u00e8vres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se\npromenait sur les dents blanches et pointues. Sa t\u00eate\ndescendait de plus en plus, ses l\u00e8vres furent au niveau de\nma bouche, puis de mon menton, et j\u2019eus l\u2019impressionqu\u2019elles allaient se refermer sur ma gorge. Mais non, elle\ns\u2019arr\u00eata et j\u2019entendis un bruit, un peu semblable \u00e0 un\nclapotis, que faisait sa langue en l\u00e9chant encore ses dents\net ses l\u00e8vres tandis que je sentais le souffle chaud passer\nsur mon cou. Alors la peau de ma gorge r\u00e9agit comme si\nune main approchait de plus en plus pour chatouiller, et ce\nque je sentis, ce fut la caresse tremblante des l\u00e8vres sur\nma gorge et la l\u00e9g\u00e8re morsure de deux dents pointues. La\nsensation se prolongeant, je fermai les yeux dans une\nextase langoureuse. Puis j\u2019attendis : j\u2019attendis, le c\u0153ur\nbattant.\nMais, au m\u00eame instant, j\u2019\u00e9prouvai une autre sensation.\nRapide comme l\u2019\u00e9clair, le comte \u00e9tait l\u00e0, comme surgi\nd\u2019une tourmente. En effet, en ouvrant malgr\u00e9 moi les yeux,\nje vis sa main de fer saisir le cou d\u00e9licat de la jeune femme\net la repousser avec une force hercul\u00e9enne ; cependant les\nyeux bleus de la femme brillaient de col\u00e8re, ses dents\nblanches grin\u00e7aient de fureur et les jolies joues\ns\u2019empourpraient d\u2019indignation. Quant au comte ! Jamais je\nn\u2019aurais imagin\u00e9 qu\u2019on p\u00fbt se laisser emporter par une telle\nfureur. Ses yeux jetaient r\u00e9ellement des flammes, comme\nsi elles provenaient de l\u2019enfer m\u00eame ; son visage \u00e9tait\nd\u2019une p\u00e2leur de cadavre et ses traits durs \u00e9taient\nsinguli\u00e8rement tir\u00e9s ; les sourcils \u00e9pais qui se rejoignaient\nau-dessus du nez ressemblaient \u00e0 une barre mouvante de\nm\u00e9tal chauff\u00e9 \u00e0 blanc. D\u2019un geste brusque du bras, il\nenvoya la jeune femme presque \u00e0 l\u2019autre bout de la pi\u00e8ce,\net il se contenta de faire un signe aux deux autres qui,\naussit\u00f4t, recul\u00e8rent. C\u2019\u00e9tait le geste que je l\u2019avais vu fairedevant les loups. D\u2019une voix si basse qu\u2019elle \u00e9tait presque\nun murmure mais qui pourtant donnait v\u00e9ritablement\nl\u2019impression de couper l\u2019air pour r\u00e9sonner ensuite dans\ntoute la chambre, il leur dit :\n\u2013 Comment l\u2019une d\u2019entre vous a-t-elle os\u00e9 le toucher ?\nComment osez-vous poser les yeux sur lui alors que je\nvous l\u2019ai d\u00e9fendu ? Allez-vous en, vous dis-je ! Cet homme\nest en mon pouvoir ! Prenez garde d\u2019intervenir, ou vous\naurez affaire \u00e0 moi.\nLa jeune femme blonde, avec un sourire provocant, se\nretourna pour lui r\u00e9pondre :\n\u2013 Mais vous-m\u00eame n\u2019avez jamais aim\u00e9 ! Vous n\u2019aimez\npas !\nLes deux autres se joignirent \u00e0 elles, et des rires si\njoyeux, mais si durs, si impitoyables retentirent dans la\nchambre que je faillis m\u2019\u00e9vanouir. Au vrai, ils retentissaient\ncomme des rires de d\u00e9mons.\nLe comte, apr\u00e8s m\u2019avoir d\u00e9visag\u00e9 attentivement, se\nd\u00e9tourna et r\u00e9pliqua, \u00e0 nouveau dans un murmure :\n\u2013 Si, moi aussi, je peux aimer. Vous le savez d\u2019ailleurs\nparfaitement. Rappelez-vous ! Maintenant je vous promets\nque lorsque j\u2019en aurai fini avec lui, vous pourrez\nl\u2019embrasser autant qu\u2019il vous plaira ! Laissez-nous. Il me\nfaut \u00e0 pr\u00e9sent l\u2019\u00e9veiller, car le travail attend.\n\u2013 N\u2019aurons-nous donc rien cette nuit ? demanda l\u2019une\nd\u2019elles en riant l\u00e9g\u00e8rement tandis que du doigt elle\nd\u00e9signait le sac que le comte avait jet\u00e9 sur le plancher et\nqui remuait comme s\u2019il renfermait un \u00eatre vivant. Pour toute\nr\u00e9ponse, il secoua la t\u00eate. Une des jeunes femmes bonditen avant et ouvrit le sac. Je crus entendre un faible\ng\u00e9missement, comme celui d\u2019un enfant \u00e0 demi \u00e9touff\u00e9. Les\nfemmes entour\u00e8rent le sac tandis que je demeurais p\u00e9trifi\u00e9\nd\u2019horreur. Mais alors que je tenais encore mes regards\nfix\u00e9s sur le plancher, elles disparurent, et le sac disparut\navec elles. Aucune porte ne se trouvait \u00e0 proximit\u00e9, et si\nelles \u00e9taient pass\u00e9es devant moi, je l\u2019aurais remarqu\u00e9.\nElles avaient d\u00fb s\u2019\u00e9vanouir tout simplement dans les\nrayons de la lune et passer par la fen\u00eatre car, l\u2019espace d\u2019un\nmoment, j\u2019aper\u00e7us au-dehors leurs silhouettes \u00e0 peine\ndistinctes. Puis, elles disparurent tout \u00e0 fait.\nAlors, vaincu par l\u2019horreur, je sombrai dans\nl\u2019inconscience.4\nChapitre\nJournal de Jonathan Harker \n(Suite)\nJe me r\u00e9veillai dans mon lit. Si vraiment je n\u2019avais pas r\u00eav\u00e9\ntout cela, alors sans doute le comte m\u2019avait-il ramen\u00e9 ici.\nJ\u2019essayai de m\u2019en assurer, mais je ne pus arriver \u00e0 aucune\ncertitude. \u00c9videmment, je voyais autour de moi ce que je\npouvais prendre pour des preuves : par exemple, mes\nv\u00eatements soigneusement pli\u00e9s et pos\u00e9s sur une chaise\ncontrairement \u00e0 mes habitudes. En revanche, ma montre\n\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e, alors que je ne manque jamais de la remonter\navant de me coucher. Et d\u2019autres d\u00e9tails encore\u2026 Mais\nnon, tout cela ne prouvait rien si ce n\u2019est peut-\u00eatre que\nj\u2019avais \u00e9t\u00e9 distrait la veille au soir, ou m\u00eame, pour l\u2019une ou\nl\u2019autre cause, fort troubl\u00e9. Il me fallait chercher des preuves\nv\u00e9ritables. D\u2019une chose pourtant je me f\u00e9licitais : si le\ncomte m\u2019avait r\u00e9ellement ramen\u00e9 ici et d\u00e9shabill\u00e9, il l\u2019avait\nfait en toute h\u00e2te, car le contenu de mes poches \u00e9tait intact.\nCertes, e\u00fbt-il trouv\u00e9 ce journal, il n\u2019y aurait rien compris, n\u2019y\naurait vu qu\u2019une affaire fort d\u00e9plaisante pour lui, et l\u2019auraitpris pour le d\u00e9truire aussit\u00f4t. En regardant autour de moi,\ndans cette chambre o\u00f9 pourtant j\u2019avais connu tant\nd\u2019angoisses, tant de frayeurs, il me semblait que j\u2019y \u00e9tais\nmaintenant \u00e0 l\u2019abri car rien ne pouvait \u00eatre plus\n\u00e9pouvantable que ces femmes horribles qui attendaient \u2013\nqui attendent \u2013 de sucer mon sang.\n \n18 mai\n \nJ\u2019ai voulu revoir cette chambre en plein jour, car je dois \u00e0\ntout prix conna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9. Quand j\u2019arrivai \u00e0 la porte, au-\ndessus de l\u2019escalier, je la trouvai ferm\u00e9e. On avait essay\u00e9\nde la remettre en place contre le montant, la boiserie \u00e9tait\nm\u00eame ab\u00eem\u00e9e. Je m\u2019aper\u00e7us que le verrou n\u2019\u00e9tait pas mis,\nmais que la porte \u00e9tait ferm\u00e9e de l\u2019int\u00e9rieur. Je crains donc\nde ne pas avoir r\u00eav\u00e9, et, dor\u00e9navant, il me faudra agir en\npartant de cette quasi-certitude.\n \n19 mai\n \nAssur\u00e9ment, je suis pris dans les filets du comte ; inutile\nd\u2019esp\u00e9rer encore pouvoir m\u2019en \u00e9chapper. Hier soir, il m\u2019a\ndemand\u00e9 de son ton le plus charmant d\u2019\u00e9crire trois lettres,\nl\u2019une d\u2019entre elles disant que j\u2019avais presque termin\u00e9 montravail ici et que je repartirais dans quelques jours, l\u2019autre\nque je repartais le lendemain m\u00eame, la troisi\u00e8me enfin que\nj\u2019avais quitt\u00e9 le ch\u00e2teau et que j\u2019\u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 Bistritz. J\u2019eus\nfort envie de me r\u00e9volter contre une telle contrainte, mais,\nd\u2019autre part, je sentais qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 fou de discuter la\nvolont\u00e9 du comte puisque j\u2019\u00e9tais absolument en son\npouvoir ; et refuser de lui ob\u00e9ir, c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 sans doute faire\nna\u00eetre en lui des soup\u00e7ons et le mettre en col\u00e8re. D\u00e9j\u00e0, il\nsait que j\u2019en sais trop et que si je vis, je peux \u00eatre\ndangereux pour lui. Ma seule chance, s\u2019il existe encore une\nchance\u2026 consiste \u00e0 essayer de prolonger la situation\nactuelle. Peut-\u00eatre une occasion ou l\u2019autre se pr\u00e9sentera t-\nelle qui me permettra malgr\u00e9 tout de m\u2019\u00e9vader\u2026 Je vis ces\nyeux se remplir de cette fureur qui y brillait, quand, d\u2019un\ngeste brusque, il avait repouss\u00e9 cette belle et \u00e9trange\ncr\u00e9ature. Et il m\u2019expliqua que les services des postes\n\u00e9taient fort irr\u00e9guliers et que mes lettres rassuraient mes\namis ; puis il me dit que, pour ce qui \u00e9tait de la derni\u00e8re\nlettre, il la ferait garder \u00e0 Bistritz jusqu\u2019\u00e0 la date o\u00f9 je\ndevrais r\u00e9ellement partir, \u00e0 supposer que mon s\u00e9jour se\nprolonge\u00e2t, il me dit avec une telle conviction que\nm\u2019opposer \u00e0 lui sur ce point n\u2019e\u00fbt fait que provoquer de\nnouveaux soup\u00e7ons. Je feignis donc de l\u2019approuver, et je lui\ndemandai quelles dates je devais inscrire sur mes lettres.\nAyant r\u00e9fl\u00e9chi un moment, il me r\u00e9pondit :\n\u2013 Datez la premi\u00e8re du 12 juin, la deuxi\u00e8me du 19, et la\ntroisi\u00e8me du 29. Je sais maintenant le temps qu\u2019il me reste\n\u00e0 vivre. Dieu me prot\u00e8ge !\n 28 mai\n \nPeut-\u00eatre trouverai-je le moyen de m\u2019\u00e9chapper, ou, au\nmoins, d\u2019envoyer des nouvelles chez moi. Des tziganes\nsont venus au ch\u00e2teau, ils campent dans la cour. Je vais\n\u00e9crire quelques lettres, puis j\u2019essaierai de les leur donner\nafin qu\u2019ils les mettent \u00e0 la poste. Je leur ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 de ma\nfen\u00eatre, nous avons fait connaissance. Ils se sont\nd\u00e9couverts en s\u2019inclinant profond\u00e9ment et m\u2019on fait toutes\nsortes d\u2019autres signes que je ne comprends pas plus, je\nl\u2019avoue, que ce qu\u2019ils disent\u2026\nCes lettres sont pr\u00eates. Celle pour Mina est\nst\u00e9nographi\u00e9e et quant \u00e0 M. Hawkins, je lui demande\nsimplement de se mettre en rapport avec Mina. Je l\u2019ai mise\nau courant de ma situation sans toutefois lui parler des\nhorreurs que somme toute, je ne fais encore que\nsoup\u00e7onner. Elle mourrait de peur si je lui d\u00e9voilais toutes\nmes craintes. Ainsi, si m\u00eame les lettres n\u2019arrivent pas \u00e0\ndestination, le comte ne pourra pas se douter \u00e0 quel point\nj\u2019ai p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 ses intentions\u2026\nJ\u2019ai donn\u00e9 les lettres ; je les ai jet\u00e9es, accompagn\u00e9es\nd\u2019une pi\u00e8ce d\u2019or, d\u2019entre les barreaux de ma fen\u00eatre et, par\nsignes, j\u2019ai fait comprendre aux tziganes que je leur\ndemandai de les mettre \u00e0 la poste. Celui qui les a prises\nles a press\u00e9es contre son c\u0153ur en s\u2019inclinant plus encore\nque de coutume, puis les a plac\u00e9es sous son chapeau.Qu\u2019aurais-je pu faire d\u2019autre ? Je n\u2019avais plus qu\u2019\u00e0\nattendre. J\u2019allai dans la biblioth\u00e8que o\u00f9 je me mis \u00e0 lire.\nPuis, comme le comte ne venait pas, j\u2019ai \u00e9crit ces lignes\u2026\nPourtant, je ne suis pas rest\u00e9 longtemps seul ; le comte\nest venu s\u2019installer pr\u00e8s de moi et m\u2019a dit d\u2019une voix tr\u00e8s\ndouce cependant qu\u2019il ouvrait deux lettres :\n\u2013 Les tziganes m\u2019ont remis ces plis ; bien que j\u2019ignore\nd\u2019o\u00f9 ils viennent, j\u2019en prendrai soin, naturellement !\nVoyez\u2026 (il avait donc d\u00fb les examiner !) Celui-ci est de\nvous, adress\u00e9 \u00e0 mon ami Peter Hawkins ; l\u2019autre\u2026 (en\nouvrant la seconde enveloppe il consid\u00e9ra les caract\u00e8res\ninsolites, et il prit son air le plus sombre, et ses yeux\nbrill\u00e8rent d\u2019indignation et de m\u00e9chancet\u00e9 \u00e0 la fois)\u2026 l\u2019autre\nrepr\u00e9sente \u00e0 mes yeux une chose odieuse, il trahit une\namiti\u00e9 hospitali\u00e8re ! Et, de plus, il n\u2019est pas sign\u00e9\u2026 Donc,\nau fond, il ne peut pas nous int\u00e9resser.\nAvec le plus grand calme, il approcha de la lampe la\nfeuille et l\u2019enveloppe, les pr\u00e9sentant \u00e0 la flamme jusqu\u2019\u00e0 ce\nquelles fussent enti\u00e8rement br\u00fbl\u00e9es. Il reprit alors :\n\u2013 La lettre \u00e0 Hawkins, celle-l\u00e0, bien entendu, je l\u2019enverrai\npuisque c\u2019est vous qui l\u2019avez \u00e9crite. Vos lettres sont pour\nmoi choses sacr\u00e9es. Vous voudrez bien, n\u2019est-ce pas, mon\nami, me pardonner de l\u2019avoir ouverte, j\u2019ignorais de qui elle\n\u00e9tait. Vous allez la remettre sous enveloppe, j\u2019esp\u00e8re ?\nEt, s\u2019inclinant courtoisement, il me tendit la lettre avec\nune nouvelle enveloppe. Je ne pouvais, en effet, que\nr\u00e9diger \u00e0 nouveau l\u2019adresse et lui remettre le tout sans faire\nla moindre remarque. Lorsqu\u2019il me quitta, d\u00e8s qu\u2019il eut\nreferm\u00e9 la porte, j\u2019entendis la clef tourner doucement dansla serrure. Je laissai passer quelques instants, puis j\u2019allai\nessayer d\u2019ouvrir la porte ; elle \u00e9tait ferm\u00e9e \u00e0 clef.\nQuand, une ou deux heures plus tard, le comte, toujours\ntr\u00e8s calme, rentra dans la biblioth\u00e8que, je me r\u00e9veillai en\nsursaut, car je m\u2019\u00e9tais endormi sur le sofa. Le constatant, il\nme dit sur un ton tr\u00e8s poli et enjou\u00e9 \u00e0 la fois :\n\u2013 Vous \u00eates fatigu\u00e9, mon ami ? Mais allez donc vous\nmettre au lit. C\u2019est l\u00e0 que l\u2019on se repose le mieux.\nD\u2019ailleurs, je n\u2019aurai pas le plaisir de faire la conversation\navec vous ce soir, car j\u2019ai beaucoup de travail. Mais allez\ndormir, je vous prie\u2026\nJe passai dans ma chambre, me couchai, et, aussi\n\u00e9trange que cela puisse para\u00eetre, je dormis paisiblement,\nsans r\u00eaver. Le d\u00e9sespoir porte en lui son propre calmant.\n \n31 mai\n \nMa premi\u00e8re pens\u00e9e, ce matin, en m\u2019\u00e9veillant, fut d\u2019aller\nprendre quelques feuilles de papier et des enveloppes\ndans mon sac de voyage, de les mettre en poche, afin de\npouvoir \u00e9crire si j\u2019en avais l\u2019occasion \u00e0 un moment\nquelconque de la journ\u00e9e. Mais, nouvelle surprise, nouveau\nchoc !\nTous mes papiers avaient disparu, du plus insignifiant\njusqu\u2019\u00e0 ceux qui m\u2019\u00e9taient n\u00e9cessaires et indispensables\npour mon voyage, une fois que j\u2019aurais quitt\u00e9 le ch\u00e2teau. Jer\u00e9fl\u00e9chis un moment, puis je songeai \u00e0 aller ouvrir ma\nvalise et la garde-robe o\u00f9 j\u2019avais rang\u00e9 mes v\u00eatements.\nLe costume que je portais pour voyager n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0, ni\nmon pardessus, ni ma couverture de voyage\u2026 J\u2019eus beau\nchercher, je ne les trouvai nulle part\u2026 Quelle machination\ntout ceci cache-t-il encore ?\n \n17 juin\n \nCe matin, alors que j\u2019\u00e9tais assis sur le bord de mon lit \u00e0\nme mettre martel en t\u00eate, j\u2019entendis claquer des fouets au-\ndehors et r\u00e9sonner des sabots de chevaux sur le sentier\nrocailleux qui m\u00e8ne \u00e0 la cour du ch\u00e2teau. Le c\u0153ur battant\nde joie, je me pr\u00e9cipitai \u00e0 la fen\u00eatre et je vis deux grandes\ncharrettes qui entraient dans la cour, l\u2019une et l\u2019autre tir\u00e9es\npar huit chevaux robustes et men\u00e9es par un Slovaque en\ncostume national, sans oublier la peau de mouton, et\npourtant la longue hache. Faisant aussit\u00f4t demi-tour, je\ncourus vers la porte dans l\u2019intention de descendre et de\ntenter de les rejoindre pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e principale, car, me\ndisais-je, on avait d\u00fb leur ouvrir de ce c\u00f4t\u00e9. Et, de nouveau\nun choc : de l\u2019ext\u00e9rieur, on avait ferm\u00e9 ma porte \u00e0 clef !\nJe retournai \u00e0 la fen\u00eatre et criai. Tous lev\u00e8rent la t\u00eate et\nregard\u00e8rent, stup\u00e9faits et me montrant du doigt. Mais, \u00e0 ce\nmoment, arriva le chef des tziganes ; voyant que l\u2019attention\ng\u00e9n\u00e9rale se portait sur ma fen\u00eatre, il lan\u00e7a je ne sais quelmot qui les fit tous \u00e9clater de rire. D\u00e8s lors, tout effort de\nma part fut vain, et tout appel \u00e0 la piti\u00e9 ; personne ne leva\nm\u00eame plus les yeux vers moi. Les charrettes amenaient\ndes grandes caisses carr\u00e9es dont les poign\u00e9es \u00e9taient\nfaites de cordes \u00e9paisses. \u00c0 voir la facilit\u00e9 avec laquelle\nles Slovaques les maniaient et \u00e0 entendre le bruit qu\u2019elles\nfaisaient quand ils les laissaient tomber sur le pav\u00e9, on\ndevinait qu\u2019elles \u00e9taient vides. Lorsque toutes furent mises\nen tas dans un coin de la cour, les tziganes donn\u00e8rent aux\nSlovaques quelque argent, et ceux-ci, apr\u00e8s avoir crach\u00e9\nsur les pi\u00e8ces afin de s\u2019attirer la chance, retourn\u00e8rent d\u2019un\npas lent pr\u00e8s de leurs chevaux. \u00c0 mesure qu\u2019ils\ns\u2019\u00e9loignaient, j\u2019entendais de plus en plus faiblement les\nclaquements de leurs fouets.\n \n24 juin, un peu avant l\u2019aube\n \nLe comte m\u2019a quitt\u00e9 assez t\u00f4t hier soir et s\u2019est enferm\u00e9\ndans sa chambre. D\u00e8s qu\u2019il m\u2019a paru possible de le faire\nsans courir trop de risques, j\u2019ai gravi en toute h\u00e2te\nl\u2019escalier en colima\u00e7on, dans l\u2019intention de guetter le comte\npar la fen\u00eatre qui donne au sud ; je suis en effet certain qu\u2019il\nse passe quelque chose. Les tziganes campent je ne sais\no\u00f9 \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du ch\u00e2teau et sont occup\u00e9s \u00e0 quelque\ntravail. Je le sais, car de temps \u00e0 autre j\u2019entends un bruit\nlointain, \u00e9touff\u00e9, comme le bruit d\u2019une pioche, d\u2019une br\u00e8chepeut-\u00eatre et, quoi que ce soit, il s\u2019agit \u00e9videmment d\u2019une\naffaire criminelle.\nJ\u2019\u00e9tais \u00e0 la fen\u00eatre depuis pr\u00e8s d\u2019une demi-heure quand\nje vis comme une ombre d\u2019abord remuer \u00e0 la fen\u00eatre du\ncomte, puis commencer \u00e0 sortir. C\u2019\u00e9tait le comte lui-m\u00eame\nqui, bient\u00f4t, se trouva compl\u00e8tement au-dehors. Une fois\nde plus, ma surprise fut grande : il \u00e9tait v\u00eatu du costume\nque je portais pendant mon voyage et il avait jet\u00e9 sur ses\n\u00e9paules l\u2019horrible sac que j\u2019avais vu dispara\u00eetre en m\u00eame\ntemps que les trois jeunes femmes. Je ne pouvais plus\navoir de doute quant au but de sa nouvelle exp\u00e9dition et de\nplus, pour ce faire, il avait voulu plus ou moins prendre mon\napparence. C\u2019\u00e9tait encore un tour de son extr\u00eame malice :\nil s\u2019arrangeait de telle sorte que les gens croient me\nreconna\u00eetre ; ainsi, il pourrait prouver que l\u2019on m\u2019avait vu\nmettre mes lettres \u00e0 la poste en ville ou dans un ou l\u2019autre\ndes villages environnants, et toute vilenie dont il se rendrait\nd\u00e9sormais coupable me serait de fait attribu\u00e9e par les\nhabitants de l\u2019endroit.\nJ\u2019enrage \u00e0 la pens\u00e9e que toutes ses manigances\ncontinuent alors que je suis enferm\u00e9 ici, v\u00e9ritable\nprisonnier, sans m\u00eame la protection que la loi accorde aux\nvrais criminels.\nJe d\u00e9cidai alors d\u2019attendre le retour du comte et je restai\nlongtemps \u00e0 la fen\u00eatre, pour rien au monde je n\u2019aurais\nvoulu m\u2019en \u00e9loigner. \u00c0 un moment donn\u00e9, je remarquai des\npetites taches bizarres qui dansaient sur les rayons du clair\nde lune. On e\u00fbt dit de minuscules grains de poussi\u00e8re qui\ntourbillonnaient et se rassemblaient parfois en une sorte denuage. Tandis que mon regard s\u2019attachait sur eux,\nj\u2019\u00e9prouvai comme un apaisement. Je m\u2019appuyai contre\nl\u2019embrasure de la fen\u00eatre, cherchant une position plus\nconfortable pour mieux jouir de ce spectacle.\nQuelque chose me fit sursauter, des hurlements sourds\net plaintifs de chiens, montant de la vall\u00e9e que je ne\ndistinguais plus. Peu \u00e0 peu, je les entendis plus clairement,\net il me sembla que les grains de poussi\u00e8re prenaient de\nnouvelles formes en s\u2019accordant \u00e0 cette rumeur lointaine\ntandis qu\u2019ils dansaient sur les rayons faiblement lumineux.\nMoi-m\u00eame, je m\u2019effor\u00e7ais d\u2019\u00e9veiller au plus profond de moi\ndes instincts assoupis ; bien plus, c\u2019\u00e9tait mon \u00e2me qui\nluttait et essayait de r\u00e9pondre \u00e0 cet appel. J\u2019\u00e9tais\nhypnotis\u00e9 ! Les grains de poussi\u00e8re dansaient de plus en\nplus vite ; les rayons de la lune semblaient trembler pr\u00e8s de\nmoi, puis allaient se perdre dans l\u2019obscurit\u00e9. Eux aussi, en\nse rassemblant, prenaient des formes de fant\u00f4mes\u2026 Puis,\ntout \u00e0 coup, je sursautai \u00e0 nouveau, tout \u00e0 fait \u00e9veill\u00e9 et\nma\u00eetre de moi, et je m\u2019enfuis en criant. Ces formes\nfantomatiques qui peu \u00e0 peu se d\u00e9tachaient des rayons du\nclair de lune, je les reconnaissais : c\u2019\u00e9taient ces femmes\nelles-m\u00eames auxquelles le sort d\u00e9sormais me liait. Je\nm\u2019enfuis et une fois dans ma chambre, je me sentis un peu\nrassur\u00e9 : ici, les rayons de la lune ne p\u00e9n\u00e9traient pas, et la\nlampe \u00e9clairait jusqu\u2019au moindre recoin de la pi\u00e8ce.\nAu bout de deux heures environ, j\u2019entendis dans la\nchambre du comte, comme un vagissement aigu aussit\u00f4t\n\u00e9touff\u00e9. Puis plus rien : un silence profond, atroce, qui me\ngla\u00e7a le c\u0153ur. Je me pr\u00e9cipitai \u00e0 la porte pour l\u2019ouvrir ;mais j\u2019\u00e9tais enferm\u00e9 dans une prison et totalement\nimpuissant. Je m\u2019assis sur mon lit et me mis \u00e0 pleurer.\nC\u2019est alors que j\u2019entendis un cri au-dehors, dans la cour :\nle cri douloureux que poussait une femme, la chevelure en\nd\u00e9sordre et les deux mains sur son c\u0153ur, comme si elle\nn\u2019en pouvait plus d\u2019avoir couru. Elle \u00e9tait appuy\u00e9e contre la\ngrille. Quand elle me vit \u00e0 la fen\u00eatre, elle accourut en criant\nd\u2019une voix charg\u00e9e de menaces :\n\u2013 Monstre, rendez-moi mon enfant !\nPuis, se jetant \u00e0 genoux et levant les mains, elle r\u00e9p\u00e9ta\nles m\u00eames mots sur un ton d\u00e9chirant. Alors, elle s\u2019arracha\nles cheveux, se battit la poitrine, s\u2019abandonna aux gestes\nles plus extravagants que lui inspirait sa douleur. Enfin, elle\ns\u2019approcha de la fa\u00e7ade, s\u2019y jeta presque, et, bien que je\nne pusse plus voir, j\u2019entendis ses poings tambouriner sur la\nporte d\u2019entr\u00e9e.\nAu-dessus de moi, venant sans doute du haut de la tour,\nj\u2019entendis alors la voix du comte. Il appelait d\u2019un murmure\nrauque, qui avait quelque chose de m\u00e9tallique. Et, au loin,\nle hurlement des loups semblait lui r\u00e9pondre. Quelques\nminutes plus tard, \u00e0 peine, une bande de ces loups\nenvahissait la cour avec la force imp\u00e9tueuse des eaux\nquand elles rompu un barrage.\nLa femme ne poussa aucun cri et les loups cess\u00e8rent\npresque aussit\u00f4t de hurler. Je ne tardai pas \u00e0 les voir se\nretirer l\u2019un \u00e0 la suite de l\u2019autre en se pourl\u00e9chant les\nbabines.\nJe n\u2019arrivai pas \u00e0 plaindre cette femme, car, comprenant\nmaintenant le sort qui avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 son enfant, je medisais qu\u2019il valait mieux qu\u2019elle l\u2019e\u00fbt rejoint dans la mort.\nQue vais-je faire ? Que pourrais-je faire ? Comment\n\u00e9chapper \u00e0 cette longue nuit de terreur ?\n \n25 juin, au matin\n \nPour qu\u2019un homme comprenne \u00e0 quel point le matin peut\n\u00eatre doux \u00e0 son c\u0153ur et \u00e0 ses yeux, il faut que la nuit lui ait\n\u00e9t\u00e9 cruelle. Quand les rayons du soleil, ce matin, ont frapp\u00e9\nle sommet de la grille, juste devant ma fen\u00eatre, j\u2019ai eu\nl\u2019impression que c\u2019\u00e9tait la colombe de l\u2019arche qui s\u2019y\nposait ! Mes craintes se sont alors dissip\u00e9es comme si un\nv\u00eatement vaporeux avait fondu \u00e0 la chaleur. Je dois me\nd\u00e9cider \u00e0 agir tant que la clart\u00e9 du jour m\u2019en donne le\ncourage ! Hier soir, une de mes lettres est partie, la\npremi\u00e8re de cette s\u00e9rie fatale qui doit effacer de la terre\njusqu\u2019aux traces de mon existence. Il vaut mieux ne pas\ntrop y penser, mais agir !\nC\u2019est toujours le soir ou pendant la nuit que j\u2019ai senti\npeser sur moi des menaces, que, d\u2019une ou l\u2019autre fa\u00e7on, je\nme suis cru en danger. Et, depuis mon arriv\u00e9e ici, je n\u2019ai\npas encore vu le comte dans la journ\u00e9e. Est-ce qu\u2019il dort\nquand les autres veillent, est-ce qu\u2019il veille quand les autres\ndorment ? Ah ! si je pouvais entrer dans sa chambre ! Mais\nc\u2019est impossible. Sa porte est toujours ferm\u00e9e \u00e0 clef, il n\u2019y\naucun moyen\u2026Si, il y a un moyen\u2026 encore faut-il oser l\u2019employer. L\u00e0 o\u00f9\nle comte lui-m\u00eame passe, pourquoi un autre que lui ne\npasserait-il pas ? Je l\u2019ai vu sortir de sa fen\u00eatre en rampant.\nPourquoi n\u2019entrerais-je pas, moi, par sa fen\u00eatre ?\nL\u2019entreprise est sans doute d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, mais la situation\no\u00f9 je me trouve est plus d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e encore. Je vais m\u2019y\nrisquer. La chose la plus terrible qui puisse m\u2019arriver, c\u2019est\nde mourir. Or, la mort d\u2019un homme n\u2019est pas celle d\u2019un\nanimal, et la Vie \u00e9ternelle me sera peut-\u00eatre donn\u00e9e. Que\nDieu m\u2019assiste ! Adieu, Mina, si je ne dois pas revenir ;\nadieu mon ami fid\u00e8le qui \u00eates pour moi un second p\u00e8re ;\nadieu vous tous enfin, et encore une fois, Mina, adieu !\nLe m\u00eame jour, un peu plus tard\nJ\u2019ai donc \u00e9t\u00e9 l\u00e0-bas et, Dieu m\u2019aidant, je suis revenu\nsain et sauf dans ma chambre. J\u2019expliquerai tout en d\u00e9tail.\nAlors qu\u2019un grand \u00e9lan de courage m\u2019y poussait, je me\ndirigeai vers cette fen\u00eatre donnant sur le sud et, tout de\nsuite, je me suis hiss\u00e9 sur l\u2019\u00e9troit rebord de pierre qui, de\nce c\u00f4t\u00e9, court tout le long du mur. Les pierres sont\n\u00e9normes, tr\u00e8s grossi\u00e8rement taill\u00e9es, et le mortier, dans les\ninterstices, je l\u2019ai dit, a le plus souvent disparu. Une fois\nmes souliers \u00f4t\u00e9s, je suis parti \u00e0 l\u2019aventure\u2026 L\u2019espace\nd\u2019un instant, j\u2019ai baiss\u00e9 les yeux afin de m\u2019assurer que je\nn\u2019aurais pas le vertige s\u2019il m\u2019arrivait de plonger mes\nregards dans le vide, mais, par la suite, j\u2019ai eu soin de\nregarder devant moi. Je savais parfaitement o\u00f9 se trouvait\nla fen\u00eatre du comte, que j\u2019atteignis aussi vite que je pus. \u00c0\naucun moment je ne fus pris de vertige \u2013 sans doute \u00e9tais-\nje trop excit\u00e9 pour y c\u00e9der \u2013 et en un temps qui me paruttr\u00e8s court, je me trouvai sur le rebord de la fen\u00eatre \u00e0\nguillotine, essayant de la lever. Pourtant, j\u2019\u00e9tais fort agit\u00e9\nlorsque, me courbant et les pieds en avant, je me glissai\ndans la chambre. Des yeux, je cherchai le comte, mais je\nfis une heureuse d\u00e9couverte : il n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 ! La chambre\n\u00e9tait \u00e0 peine meubl\u00e9e, il y avait seulement quelques\nmeubles mal assortis, qui semblaient n\u2019avoir jamais servi :\nils \u00e9taient couverts de poussi\u00e8re, et certains \u00e9taient du\nm\u00eame style que ceux des appartements de l\u2019aile sud. Tout\nde suite, je songeai \u00e0 la clef, mais je ne la vis pas dans la\nserrure et je ne la trouvai nulle part. Mon attention fut attir\u00e9e\npar un gros tas de pi\u00e8ces d\u2019or dans un coin, des pi\u00e8ces\nroumaines, anglaises, autrichiennes, hongroises,\ngrecques, couvertes elles aussi de poussi\u00e8re comme si\nelles se trouvaient l\u00e0 depuis fort longtemps. Toutes \u00e9taient\nvieilles au moins de trois cents ans. Je remarquai\n\u00e9galement des cha\u00eenes, des bibelots, certains m\u00eame sertis\nde pierres pr\u00e9cieuses, mais le tout tr\u00e8s vieux et ab\u00eem\u00e9.\nJe me dirigeai alors vers une lourde porte que j\u2019aper\u00e7us\ndans un coin ; puisque je ne trouvais ni la clef de la\nchambre ni celle de la porte d\u2019entr\u00e9e \u2013 qui, il ne faut pas\nl\u2019oublier, \u00e9tait le principal objet de mes recherches \u2013 je\ndevais poursuivre mon exploration, sinon toutes les\nd\u00e9marches que je venais d\u2019accomplir auraient \u00e9t\u00e9 vaines.\nCette porte \u00e9tait ouverte et donnait acc\u00e8s \u00e0 un couloir aux\nmurs de pierre qui lui-m\u00eame conduisait \u00e0 un escalier en\ncolima\u00e7on fort abrupt. Je descendis en prenant beaucoup\nde pr\u00e9cautions, car l\u2019escalier n\u2019\u00e9tait \u00e9clair\u00e9 que par deux\nmeurtri\u00e8res pratiqu\u00e9es dans l\u2019\u00e9paisse ma\u00e7onnerie. Arriv\u00e9\u00e0 la derni\u00e8re marche, je me trouvai dans un nouveau\ncouloir obscur, un vrai tunnel o\u00f9 r\u00e9gnait une odeur \u00e2cre qui\n\u00e9voquait la mort : l\u2019odeur de vieille terre que l\u2019on vient de\nremuer. Tandis que j\u2019avan\u00e7ais, l\u2019odeur devenait plus lourde,\npresque insupportable. Enfin, je poussai une autre porte\ntr\u00e8s \u00e9paisse qui s\u2019ouvrit toute grande. J\u2019\u00e9tais dans une\nvieille chapelle en ruine o\u00f9, cela ne faisait aucun doute, des\ncorps avaient \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9s. Le toit tombait par endroits et,\nde deux des c\u00f4t\u00e9s de la chapelle, des marches\nconduisaient \u00e0 des caveaux, mais on voyait que le sol avait\n\u00e9t\u00e9 r\u00e9cemment retourn\u00e9 et la terre mise dans de grandes\ncaisses pos\u00e9es un peu partout : celles, sans aucun doute,\nqu\u2019avaient apport\u00e9es les Slovaques. Il n\u2019y avait personne.\nAussi continuai-je mes recherches : peut-\u00eatre existait-il une\nsortie dans les environs ? Non, aucune. Alors, j\u2019examinai\nles lieux plus minutieusement encore. Je descendis m\u00eame\ndans les caveaux o\u00f9 parvenait une faible lumi\u00e8re, encore\nque mon \u00e2me elle-m\u00eame y r\u00e9pugn\u00e2t. Dans les deux\npremiers, je ne vis rien sinon des fragments de vieux\ncercueils et des monceaux de poussi\u00e8re. Dans le\ntroisi\u00e8me pourtant, je fis une d\u00e9couverte.\nL\u00e0, dans une des grandes caisses pos\u00e9es sur un tas de\nterre fra\u00eechement retourn\u00e9e, gisait le comte ! \u00c9tait-il mort ou\nbien dormait-il ? Je n\u2019aurais pu le dire, car ses yeux \u00e9taient\nouverts, on aurait dit p\u00e9trifi\u00e9s ; mais non vitreux comme\ndans la mort, et les joues, malgr\u00e9 leur p\u00e2leur, gardaient la\nchaleur de la vie ; quant aux l\u00e8vres, elles \u00e9taient aussi\nrouges que d\u2019habitude. Mais le corps restait sans\nmouvement, sans aucun signe de respiration, et le c\u0153ursemblait avoir cess\u00e9 de battre. Je me penchai, esp\u00e9rant\nmalgr\u00e9 tout percevoir quelque signe de vie : en vain. Il ne\ndevait pas \u00eatre \u00e9tendu l\u00e0 depuis longtemps, l\u2019odeur de la\nterre \u00e9tant encore trop fra\u00eeche : apr\u00e8s quelques heures, on\nne l\u2019aurait plus sentie. Le couvercle de la caisse \u00e9tait\ndress\u00e9 contre celle-ci et perc\u00e9 de trous par-ci par l\u00e0. Je me\ndis que le comte gardait peut-\u00eatre les clefs dans une de\nses poches ; mais, comme je m\u2019appr\u00eatais \u00e0 le fouiller, je\nvis dans ses yeux, bien qu\u2019ils fussent \u00e9teints et\ninconscients de ma pr\u00e9sence, une telle expression de\nhaine que je m\u2019enfuis aussit\u00f4t, regagnai sa chambre,\nrepassai par la fen\u00eatre et remontai en rampant le long du\nmur. Une fois dans ma chambre, je me jetai tout essouffl\u00e9\nsur mon lit, et j\u2019essayai de rassembler mes id\u00e9es\u2026\n \n29 juin\n \nC\u2019est d\u2019aujourd\u2019hui qu\u2019est dat\u00e9e ma derni\u00e8re lettre, et le\ncomte a d\u00fb veiller \u00e0 ce qu\u2019il ne puisse exister aucun doute\nau sujet de la date car, une fois encore, je l\u2019ai vu quitter le\nch\u00e2teau en sortant par la m\u00eame fen\u00eatre et portant mes\nv\u00eatements. Tandis qu\u2019il descendait le mur \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un\nl\u00e9zard, je n\u2019avais qu\u2019un d\u00e9sir : saisir un fusil ou toute autre\narme meurtri\u00e8re afin de le tuer ! Encore que je me\ndemande si une arme, que seule une main humaine aurait\nfabriqu\u00e9e, aurait eu sur lui le moindre effet. Je n\u2019ai pas os\u00e9guetter son retour, car je craignais de voir encore les trois\nParques. Je revins dans la biblioth\u00e8que, pris un livre et,\nbient\u00f4t, je tombai endormi.\nJe fus r\u00e9veill\u00e9 par le comte qui me dit, mena\u00e7ant :\n\u2013 Demain, mon ami, nous nous ferons nos adieux. Vous\nrepartirez pour votre belle Angleterre, et moi vers une\noccupation dont l\u2019issue peut \u00eatre telle que nous ne nous\nverrons plus jamais. Votre lettre aux v\u00f4tres a \u00e9t\u00e9 mise \u00e0 la\nposte. Je ne serai pas ici demain, mais tout sera pr\u00eat pour\nvotre d\u00e9part. Les tziganes arriveront le matin, car ils ont un\ntravail \u00e0 poursuivre, de m\u00eame que les Slovaques. Quand ils\ns\u2019en seront all\u00e9s, ma voiture viendra vous chercher et elle\nvous conduira au col de Borgo o\u00f9 vous prendrez la\ndiligence pour Bistritz. Mais, malgr\u00e9 tout, j\u2019esp\u00e8re que\nj\u2019aurai encore le plaisir de vous recevoir au ch\u00e2teau de\nDracula !\nJe r\u00e9solus d\u2019\u00e9prouver sa sinc\u00e9rit\u00e9. Sa sinc\u00e9rit\u00e9 ! On a\nl\u2019impression de profaner ce mot quand on l\u2019applique \u00e0 un\ntel monstre. Je lui demandai donc de but en blanc :\n\u2013 Pourquoi ne puis-je pas repartir ce soir ?\n\u2013 Parce que, cher monsieur, mon cocher et mes chevaux\nsont en course.\n\u2013 Mais je marcherais volontiers. \u00c0 vrai dire, je voudrais\npartir tout de suite.\nIl sourit, d\u2019un sourire si doux, si diabolique en m\u00eame\ntemps, que je devinai sans difficult\u00e9 que cette douceur\ncachait quelque sinistre projet.\n\u2013 Et vos bagages ? Fit-il.\n\u2013 Peu importe, r\u00e9pliquai-je. Je les ferai prendre plus tard.Il se leva et reprit en s\u2019inclinant si poliment que je fus sur\nle point de me frotter les yeux, tant ici il avait l\u2019air sinc\u00e8re :\n\u2013 Vous, les Anglais, vous avez un dicton que j\u2019aime\nbeaucoup car il exprime fort bien ce qui r\u00e8gle notre\nconduite \u00e0 nous, boyards : \u00ab Bienvenue \u00e0 l\u2019h\u00f4te qui arrive ;\nbon voyage \u00e0 l\u2019h\u00f4te qui part ! \u00bb Venez avec moi, mon cher\njeune ami ; vous ne resterez pas une heure de plus chez\nmoi contre votre volont\u00e9, quoique je sois navr\u00e9 de votre\nd\u00e9part et d\u2019apprendre que vous veuillez le pr\u00e9cipiter ainsi.\nVenez !\nIl prit la lampe et, avec une gravit\u00e9 majestueuse, il me\npr\u00e9c\u00e9da pour descendre l\u2019escalier et se diriger ensuite\nvers la porte d\u2019entr\u00e9e. Mais dans le corridor, brusquement,\nil s\u2019arr\u00eata :\n\u2013 \u00c9coutez ! Fit-il.\nDes loups hurlaient, non loin du ch\u00e2teau. Il leva la main,\net on e\u00fbt dit que les hurlements s\u2019\u00e9levaient \u00e0 ce geste,\ncomme la musique d\u2019un grand orchestre ob\u00e9it \u00e0 la\nbaguette du chef. Apr\u00e8s un moment, il reprit son chemin,\ntoujours majestueux, et, parvenu \u00e0 la porte, il tira les gros\nverrous, enleva les lourdes cha\u00eenes, puis ouvrit lentement le\nbattant.\nJe m\u2019\u00e9tonnai : la porte, donc, n\u2019\u00e9tait pas ferm\u00e9e \u00e0 clef.\nSoup\u00e7onneux, je regardai autour de moi, mais je ne vis la\nclef nulle part.\nAu fur et \u00e0 mesure que le battant s\u2019ouvrait, les cris des\nloups au-dehors devenaient de plus en plus furieux. Et les\nb\u00eates, la gueule ouverte laissant voir leurs gencives rouges\net leurs dents grin\u00e7antes, apparurent dans l\u2019embrasure dela porte. Je compris alors qu\u2019il \u00e9tait vain de vouloir\nm\u2019opposer \u00e0 la volont\u00e9 du comte. Qu\u2019aurais-je pu contre lui,\nfort de tels alli\u00e9s ? Cependant, la porte continuait \u00e0 s\u2019ouvrir\nlentement et le comte, seul, se tenait sur le seuil. Comme\nun \u00e9clair, une id\u00e9e me traversa l\u2019esprit : l\u2019heure fatale avait\npeut-\u00eatre sonn\u00e9 pour moi ; j\u2019allais \u00eatre donn\u00e9 en p\u00e2ture aux\nloups, et parce que je l\u2019avais voulu ! C\u2019\u00e9tait l\u00e0 un de ces\ntours infernaux qui devait plaire au comte. Finalement,\nd\u00e9cid\u00e9 \u00e0 tenter une derni\u00e8re fois ma chance, je m\u2019\u00e9criai :\n\u2013 Fermez la porte ! J\u2019attendrai ! Je partirai demain\nmatin !\nPuis, des mains, je me couvris le visage afin de cacher\net mes larmes et mon amer d\u00e9sappointement.\nD\u2019un seul geste de son bras puissant, le comte referma\nle battant, puis le verrou, et ces claquements cons\u00e9cutifs\nr\u00e9sonn\u00e8rent dans tout le haut corridor.\nSans dire un mot ni l\u2019un ni l\u2019autre, nous retourn\u00e2mes dans\nla biblioth\u00e8que d\u2019o\u00f9, presque aussit\u00f4t, je regagnai ma\nchambre. Pour la derni\u00e8re fois, je vis le comte Dracula,\nm\u2019envoyant un baiser de sa main ; ses yeux brillaient de\ntriomphe et ses traits rayonnaient d\u2019un sourire dont Judas\ne\u00fbt pu \u00eatre fier.\nJ\u2019allais me mettre au lit lorsqu\u2019il me sembla entendre que\nl\u2019on chuchotait derri\u00e8re ma porte. Je m\u2019en approchai sur la\npointe des pieds, et j\u2019\u00e9coutai. Je crus reconna\u00eetre la voix du\ncomte :\n\u2013 Non, non, disait la voix, retournez d\u2019o\u00f9 vous venez !\nPour vous, ce n\u2019est pas encore le moment\u2026 Attendez ! Un\npeu de patience ! Cette nuit m\u2019appartient, la prochainesera \u00e0 vous !\nDes rires moqueurs et \u00e9touff\u00e9s lui r\u00e9pondirent ; fou de\nrage, j\u2019ouvris brusquement la porte, et je vis les trois\nfemmes qui se pourl\u00e9chaient les babines. Quand, de leur\nc\u00f4t\u00e9, elles m\u2019aper\u00e7urent, ensemble elles partirent \u00e0\nnouveau d\u2019un rire sinistre, et s\u2019enfuirent.\nRentr\u00e9 dans ma chambre, je me jetai \u00e0 genoux. Ma fin\n\u00e9tait-elle donc si proche ? Demain ! Demain ! Oh,\nSeigneur ! Secourez-moi et secourez tous les miens !\n \n30 Juin, au matin\n \nPeut-\u00eatre sont-ce les derni\u00e8res lignes que j\u2019\u00e9cris dans ce\njournal. D\u00e8s mon r\u00e9veil, un peu avant l\u2019aube, je me suis\nagenouill\u00e9, car si mon heure est venue, je veux que la mort\nme trouve pr\u00eat.\nBient\u00f4t, je sentis dans l\u2019air ce subtil changement dont j\u2019ai\nd\u00e9j\u00e0 parl\u00e9\u2026 puis le matin fut l\u00e0\u2026 Avec le premier chant du\ncoq, j\u2019ai senti que j\u2019\u00e9tais sauv\u00e9. C\u2019est d\u2019un c\u0153ur l\u00e9ger que\nj\u2019ai ouvert ma porte et que je suis descendu. Je remarquai\ntout de suite que la porte d\u2019entr\u00e9e n\u2019\u00e9tait pas ferm\u00e9e \u00e0\nclef : donc que je pourrais fuir. Les mains toutes\ntremblantes d\u2019impatience, je d\u00e9tachai les cha\u00eenes et ouvris\nles verrous.\nMais la porte refusait de s\u2019\u00e9branler. Mon\nd\u00e9couragement, mon d\u00e9sespoir furent extr\u00eames.Cependant je tirai sur la porte, esp\u00e9rant que, toute massive\nqu\u2019elle f\u00fbt, elle c\u00e9derait, mais en vain. Je compris qu\u2019elle\navait \u00e9t\u00e9 ferm\u00e9e \u00e0 clef apr\u00e8s que j\u2019eus quitt\u00e9 le comte.\nAlors, je me dis que, \u00e0 tout prix, il me fallait trouver cette\nclef et que, pour me la procurer, j\u2019allais de nouveau ramper\nle long du mur et entrer dans la chambre du comte. Sans\ndoute me tuerait-il s\u2019il me voyait chez lui, mais de tous les\nmaux qui pourraient m\u2019arriver, la mort me semblait le\nmoindre. Sans perdre un moment, je remontai jusqu\u2019\u00e0 la\nfen\u00eatre qui me permettait de sortir de la maison et de\ndescendre jusqu\u2019\u00e0 celle du comte. La chambre du comte\n\u00e9tait vide. Je ne trouvai de clef nulle part, mais le tas de\npi\u00e8ces d\u2019or \u00e9tait toujours l\u00e0. Par l\u2019escalier et le couloir\nobscur que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 pris la premi\u00e8re fois, je retournai \u00e0\nla chapelle. Je ne savais que trop, maintenant, o\u00f9 trouver le\nmonstre que je cherchais.\nLa grande caisse se trouvait encore \u00e0 la m\u00eame place,\ncontre le mur, mais, cette fois, le couvercle \u00e9tait mis, non\npas attach\u00e9 ; seulement les clous \u00e9taient dispos\u00e9s en sorte\nqu\u2019il suffisait de donner les n\u00e9cessaires coups de marteau.\nIl me fallait, je le savais, fouiller le corps pour trouver la clef ;\nje soulevai donc le couvercle, l\u2019appuyai contre le mur ; et ce\nque je vis alors m\u2019emplit d\u2019horreur ! Oui, le comte gisait l\u00e0,\nmais il paraissait \u00e0 moiti\u00e9 rajeuni, car ses cheveux blancs,\nsa moustache blanche \u00e9taient maintenant d\u2019un gris de fer ;\nles joues \u00e9taient plus pleines et une certaine rougeur\napparaissait sous la p\u00e2leur de la peau. Quant aux l\u00e8vres,\nelles \u00e9taient vermeilles que jamais, car des gouttes de\nsang frais sortaient des coins de la bouche, coulaient sur lementon et sur le cou. Les yeux enfonc\u00e9s et brillants\ndisparaissaient dans le visage boursoufl\u00e9. On e\u00fbt dit que\ncette horrible cr\u00e9ature \u00e9tait tout simplement gorg\u00e9e de\nsang. Je fr\u00e9mis quand je dus me pencher pour toucher ce\ncorps ; tout en moi r\u00e9pugnait \u00e0 ce contact ; mais je devais\ntrouver ce que je cherchais, ou j\u2019\u00e9tais perdu ! La nuit\nprochaine pouvait voir mon propre corps offert en festin \u00e0\nl\u2019effroyable trio. Je cherchai, dans toutes les poches, entre\nles v\u00eatements, mais, de clef, nulle part ! M\u2019interrompant, je\nregardai le comte encore plus attentivement. Sur ces traits\ngonfl\u00e9s errait comme un sourire moqueur qui me rendait\nfou. Et c\u2019\u00e9tait cet \u00eatre-l\u00e0 que j\u2019avais aid\u00e9 \u00e0 s\u2019installer pr\u00e8s\nde Londres, o\u00f9, peut-\u00eatre dor\u00e9navant, pendant des si\u00e8cles,\nil allait satisfaire sa soif de sang, et cr\u00e9er un cercle\nnouveau, un cercle de plus en plus \u00e9largi de cr\u00e9atures \u00e0\ndemi d\u00e9moniaques qui se gorgeraient du sang des faibles.\nPens\u00e9e qui, en m\u2019affolant, devenait pour moi litt\u00e9ralement\ninsupportable. Il me fallait d\u00e9barrasser le monde d\u2019un tel\nmonstre. Je n\u2019avais pas d\u2019arme sous la main, mais je\nsaisis une pelle dont les ouvriers s\u2019\u00e9taient servis pour\nremplir les caisses et, la soulevant bien haut, je frappai\navec le tranchant l\u2019odieux visage. Mais, \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, la\nt\u00eate tourna l\u00e9g\u00e8rement, les yeux, brillant de tout leur \u00e9clat\nvenimeux, rencontr\u00e8rent les miens. Je demeurai comme\nparalys\u00e9 ; la pelle tournoya dans mes mains, et ne fit\nqu\u2019effleurer le visage, mais entailla profond\u00e9ment le front.\nPuis la pelle m\u2019\u00e9chappa, tomba sur la caisse et, comme je\nvoulais la retirer, elle accrocha le couvercle qui retomba,\nme cachant l\u2019affreux spectacle. Le dernier d\u00e9tail que j\u2019envis, fut le visage boursoufl\u00e9 couvert de sang, marqu\u00e9 de ce\nsourire m\u00e9chant qui venait, e\u00fbt-on dit, des profondeurs de\nl\u2019enfer.\nJe r\u00e9fl\u00e9chissais, je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 ce que j\u2019allais faire,\nmais j\u2019\u00e9tais incapable de penser, et j\u2019attendis, de plus en\nplus d\u00e9courag\u00e9. Je restai l\u00e0, quand soudain j\u2019entendis au\nloin un chant que chantaient plusieurs tziganes, et ce chant\nse rapprochait, et avec lui des bruits de roues et des\nclaquements de fouets. Les tziganes et les Slovaques dont\nle comte m\u2019avait parl\u00e9, arrivaient. Apr\u00e8s avoir jet\u00e9 un\ndernier regard autour de moi puis \u00e0 la caisse qui contenait\nle corps odieux, je regagnai en courant la chambre du\ncomte, bien d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfuir au moment o\u00f9 s\u2019ouvrirait la\nporte d\u2019entr\u00e9e. J\u2019\u00e9coutai attentivement ; j\u2019entendis, au rez-\nde-chauss\u00e9e, grincer la clef dans l\u2019\u00e9norme serrure et\ns\u2019ouvrir le lourd battant. Ou bien il devait y avoir d\u2019autres\nentr\u00e9es dans le ch\u00e2teau, ou bien quelqu\u2019un avait la clef\nd\u2019une des portes. Puis j\u2019entendis cro\u00eetre et d\u00e9cro\u00eetre le bruit\nde nombreux pas dans un des couloirs. Je me retournai,\npour courir \u00e0 nouveau vers le caveau o\u00f9, qui sait ? Il y avait\npeut-\u00eatre une issue que je n\u2019avais pas vue. Mais, \u00e0 ce\nmoment, un violent courant d\u2019air referma la porte qui\ndonnait acc\u00e8s \u00e0 l\u2019escalier en colima\u00e7on et, du coup, toute\nla poussi\u00e8re s\u2019envola. Quand je me pr\u00e9cipitai pour ouvrir\ncette porte, je la trouvai ferm\u00e9e \u00e0 clef. J\u2019\u00e9tais \u00e0 nouveau\nprisonnier ; le filet du destin se resserrait de plus en plus\nautour de moi.\nTandis que j\u2019\u00e9cris, j\u2019entends dans le couloir, en bas, que\nl\u2019on marche lourdement et qu\u2019on laisse tomber\u2026 oui\u2026 cesont sans doute les caisses remplies de terre. Puis, un\nbruit de marteau ; on cloue le couvercle de la fameuse\ncaisse. Maintenant, j\u2019entends les pas dans le corridor,\nsuivis d\u2019autres pas qui me semblent plus l\u00e9gers.\nOn referme la porte ; on remet les cha\u00eenes ; on tourne la\nclef dans la serrure ; on la retire de la serrure ; puis on\nouvre et on referme une autre porte ; j\u2019entends tourner la\nclef et pousser le verrou.\n\u00c9coutez ! Dans la cour et, au-del\u00e0, dans le sentier\nrocailleux, passent et s\u2019\u00e9loignent les charrettes ; je les\nentends qui roulent et j\u2019entends les fouets qui claquent. Et\nle chant des tziganes s\u2019\u00e9teint et meurt peu \u00e0 peu \u00e0 mes\noreilles.\nJe suis seul dans le ch\u00e2teau, seul avec ces trois\nfemmes ! Des femmes ! Mina est une femme et, entre\nMina et elles, il n\u2019y a rien de commun. Elles, ce sont des\nd\u00e9mons !\nMais je ne resterai pas seul avec elles. Je tenterai de\nramper le long des mur, plus loin que je ne l\u2019ai jamais fait\nencore ; et j\u2019emporterai des pi\u00e8ces d\u2019or : je pourrais en\navoir besoin plus tard. Il faut absolument que je quitte le\nch\u00e2teau.\nAlors, je repartirai vers les miens ! Le premier train, et le\nplus rapide, m\u2019emportera loin de ce lieu maudit, loin de\ncette terre maudite o\u00f9 le diable et ses cr\u00e9atures vivent\ncomme s\u2019ils \u00e9taient de ce monde !\nHeureusement, la mis\u00e9ricorde de Dieu est pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0\nla mort sous la dent de ces monstres, et le pr\u00e9cipice est\nhaut, escarp\u00e9. Au bas, un homme peut s\u2019endormir \u2013comme un homme. Adieu, vous tous ! Mina !5\nChapitre\n \nLettre de Miss Mina Murray \u00e0 Miss Lucy\nWestenra\n \n9 mai\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Lucy,\n\u00ab Pardonne mon long silence, mais c\u2019est bien simple, j\u2019ai\n\u00e9t\u00e9 litt\u00e9ralement accabl\u00e9e de travail. La vie d\u2019une\ninstitutrice n\u2019est pas toujours commode. J\u2019ai h\u00e2te d\u2019\u00eatre\navec toi, au bord de la mer, pour bavarder sans fin et b\u00e2tir\nnos ch\u00e2teaux en Espagne. Oui, j\u2019ai beaucoup travaill\u00e9 ces\ntemps-ci parce que je veux pouvoir collaborer avec\nJonathan ; j\u2019\u00e9tudie assid\u00fbment la st\u00e9nographie ; de cette\nfa\u00e7on, quand nous serons mari\u00e9s, je pourrai l\u2019aider,\nprendre en st\u00e9no toutes ses notes et les dactylographierensuite, car j\u2019apprends \u00e9galement \u00e0 \u00e9crire \u00e0 la machine :\nj\u2019y passe des heures enti\u00e8res. D\u2019ailleurs, il nous arrive\nparfois, \u00e0 tous deux, de st\u00e9nographier nos lettres, et je sais\nqu\u2019en voyage il tient un journal st\u00e9nographi\u00e9, lui aussi.\nQuand je serai chez toi, je ferai de m\u00eame ; je commencerai\nun journal, y \u00e9crirai chaque fois que j\u2019en aurai envie, et j\u2019y\nmettrai tout ce qui me passera par la t\u00eate. Je ne pense pas\nqu\u2019il int\u00e9ressera beaucoup les autres : ce n\u2019est du reste\npas \u00e0 leur intention que je le tiendrai. Peut-\u00eatre le\nmontrerai-je un jour \u00e0 Jonathan si un passage ou l\u2019autre en\nvaut la peine, mais ce sera pour moi avant tout comme un\ncahier d\u2019exercices. Je voudrais faire ce que font les\nfemmes journalistes : prendre des interviews, d\u00e9crire ce\nque j\u2019ai vu, essayer de me rappeler les conversations\nentendues, et les rapporter fid\u00e8lement. On me dit que, avec\nun peu de pratique, on se souvient ais\u00e9ment de tout ce qui\ns\u2019est pass\u00e9, de tout ce qu\u2019on a entendu au cours d\u2019une\njourn\u00e9e. Enfin, nous verrons\u2026 Je me r\u00e9jouis de te parler de\nmes petits projets. Je viens justement de recevoir un mot\nde Jonathan, qui est toujours en Transylvanie. Il va bien, et il\nsera ici dans une semaine environ. Je voudrais d\u00e9j\u00e0\nl\u2019entendre me raconter tout son voyage. Cela doit \u00eatre\nmerveilleux, de voir tant de pays ! Je me demande si un\njour nous voyagerons ensemble : je veux dire Jonathan et\nmoi. Dix heures sonnent. Au revoir !\n\u00ab Affectueusement \u00e0 toi,\n\u00ab MINA\n\u00ab P.S. Quand tu m\u2019\u00e9criras, dis-moi tout ! Cela ne t\u2019est\nplus arriv\u00e9 depuis longtemps. Je crois avoir entendu parlerd\u2019un beau grand jeune homme aux cheveux boucl\u00e9s ? ? \u00bbLettre de Lucy Westenra \u00e0 Mina Murray\n \nMercredi, 17, Chatham Street\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Mina,\n\u00ab Avoue que ton reproche n\u2019est pas fond\u00e9 : je t\u2019ai \u00e9crit\ndeux fois depuis que nous nous sommes quitt\u00e9es, et ta\nderni\u00e8re lettre \u00e9tait seulement la deuxi\u00e8me que tu\nm\u2019envoyais ! En outre, je n\u2019ai rien de nouveau \u00e0 te dire,\nrien, vraiment, qui puisse t\u2019int\u00e9resser. Nous sortons\nbeaucoup, soit pour aller visiter des expositions de\ntableaux, soit pour faire dans le parc des promenades \u00e0\npied ou \u00e0 cheval. En ce qui concerne le grand jeune\nhomme aux cheveux boucl\u00e9s, je suppose que tu fais\nallusions \u00e0 celui qui m\u2019accompagnait au dernier concert.\nDes bruits ont \u00e9videmment couru\u2026 C\u2019\u00e9tait M. Holmwood. Il\nvient souvent en visite chez nous, et maman et lui\ns\u2019entendent tr\u00e8s bien ; ils s\u2019int\u00e9ressent aux m\u00eames choses.\nJ\u2019y pense ; nous avons r\u00e9cemment rencontr\u00e9 quelqu\u2019un qui\nserait comme on dit, fait pour toi, si tu n\u2019\u00e9tais pas d\u00e9j\u00e0\nfianc\u00e9e \u00e0 Jonathan. C\u2019est un excellent parti ! Un jeune\nhomme beau, \u00e9l\u00e9gant, riche, et de tr\u00e8s bonne naissance. Il\nest m\u00e9decin et tr\u00e8s intelligent. Figure-toi qu\u2019il n\u2019a que vingt-\nneuf ans et qu\u2019il dirige un hospice d\u2019ali\u00e9n\u00e9s tr\u00e8s important.M. Holmwood me l\u2019a pr\u00e9sent\u00e9, et lui aussi, maintenant, a\npris l\u2019habitude de nous faire visite. Je crois que c\u2019est\nl\u2019homme le plus ferme, le plus r\u00e9solu que je connaisse,\nmais en m\u00eame temps le plus calme. Il semble \u00eatre d\u2019un\ncaract\u00e8re imperturbable. J\u2019imagine le pouvoir \u00e9tonnant qu\u2019il\ndoit exercer sur ses malades. Il vous regarde toujours dans\nles yeux, comme s\u2019il voulait lire vos pens\u00e9es. Il agit souvent\nde la sorte \u00e0 mon \u00e9gard, mais je me flatte de pouvoir dire\nqu\u2019il n\u2019a pas encore atteint son but !\n\u00ab Il me suffit de me regarder dans mon miroir. As-tu\njamais essay\u00e9 de lire sur ton propre visage ? Moi, je l\u2019ai\nfait, et je t\u2019assure que ce n\u2019est pas perdre son temps, mais\nc\u2019est bien plus difficile qu\u2019on ne le croit avant d\u2019avoir\nessay\u00e9. Ce m\u00e9decin pr\u00e9tend que je suis pour lui un cas\npsychologique assez curieux et, en toute humilit\u00e9, je pense\nqu\u2019il a raison. Mais la psychologie ! Tu le sais, je ne\nm\u2019int\u00e9resse pas assez \u00e0 la mode pour pouvoir d\u00e9crire ce\nqui se porte. La mode est une scie ! C\u2019est l\u00e0 une fa\u00e7on de\nparler, de l\u2019argot, peu importe, comme dit Arthur\u2026 Voil\u00e0\ntoutes les nouvelles.\n\u00ab Mina, depuis l\u2019enfance, nous nous sommes toujours dit\nl\u2019une \u00e0 l\u2019autre tous nos secrets ; nous avons dormi\nensemble, pris nos repas ensemble, ri et pleur\u00e9 ensemble ;\net maintenant que j\u2019ai bavard\u00e9 avec toi, je voudrais\nbavarder encore ! Oh ! Mina, n\u2019as-tu pas devin\u00e9 ? Je\nl\u2019aime ! Je rougis en \u00e9crivant ces mots, car, si j\u2019ai des\nraisons de croire que lui m\u2019aime aussi, il ne me l\u2019a pas\nencore dit. Mina, je l\u2019aime ! Je l\u2019aime ! Je l\u2019aime ! Voil\u00e0 !\n\u00c9crire ce mot me fait du bien.\u00ab Que ne suis-je avec toi, ma ch\u00e9rie, assise pr\u00e8s du feu\nen d\u00e9shabill\u00e9 comme nous en avions l\u2019habitude ; nous\nparlerions, et j\u2019essaierais de t\u2019expliquer tout ce que\nj\u2019\u00e9prouve. Je ne sais pas comment j\u2019ose faire de telles\nconfidences, m\u00eame \u00e0 toi\u2026 J\u2019ai peur de m\u2019arr\u00eater d\u2019\u00e9crire,\ncar alors je d\u00e9chirerais peut-\u00eatre cette lettre et, d\u2019autre part,\nje ne veux pas m\u2019arr\u00eater d\u2019\u00e9crire, car je d\u00e9sire tant tout te\nraconter. R\u00e9ponds-moi imm\u00e9diatement, dis-moi\nfranchement tout ce que tu penses. Mina, il faut bien que je\nm\u2019arr\u00eate\u2026 Bonsoir. Prie pour moi, Mina, et prie pour mon\nbonheur.\n\u00ab Lucy.\n\u00ab P.S. Inutile de te dire, n\u2019est-ce pas, que ceci est un\nsecret ? Bonsoir, encore ! L.Lettre de Lucy Westenra \u00e0 Mina Murray\n \n24 mai\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Mina,\n\u00ab Merci, merci et encore merci pour ta gentille lettre. Je\nsuis si heureuse de me confier \u00e0 toi et de savoir que tu me\ncomprends ! Ma ch\u00e9rie, un bonheur ne vient jamais seul.\nComme les vieux proverbes disent vrai ! J\u2019aurai vingt ans\nen septembre et, jusqu\u2019\u00e0 ce jour, personne ne m\u2019avait\njamais demand\u00e9e en mariage, du moins, jamais\ns\u00e9rieusement ; et voici qu\u2019aujourd\u2019hui j\u2019ai re\u00e7u trois\npropositions de mariage ! Oui, trois propositions en une\nseule journ\u00e9e ! N\u2019est-ce pas terrible ? Je suis si triste, si\nsinc\u00e8rement triste pour deux pauvres gar\u00e7ons. Oh ! Mina,\nmon bonheur est tel que je ne sais que faire\u2026 Trois\ndemandes en mariage ! Ne le raconte surtout pas \u00e0 nos\namies : elles pourraient se mettre en t\u00eate toutes sortes\nd\u2019id\u00e9es extravagantes, se croire offens\u00e9es, d\u00e9daign\u00e9es, si\ndurant la premi\u00e8re journ\u00e9e de vacances qu\u2019elles passent\nchez elles, elles n\u2019en recevaient pas moins de six ! Il y a\ndes jeunes filles si l\u00e9g\u00e8res, si vaines ! Tandis que nous, ma\nch\u00e8re Mina, qui sommes fianc\u00e9es et sur le point de nous\n\u00e9tablir sagement dans le mariage, nous m\u00e9prisons pareillevanit\u00e9 !\u2026 Mais, il faut que je te parle de tous les trois\u2026 Tu\nme promets, n\u2019est-ce pas, de garder le secret ? Jonathan,\nlui, \u00e9videmment, tu peux le mettre au courant\u2026 lui seul\u2026\nCar s\u2019il s\u2019agissait de toi, moi, j\u2019en parlerais certainement \u00e0\nArthur. Une femme doit tout dire \u00e0 son mari, n\u2019est-ce pas,\nch\u00e8re ? Et mon premier d\u00e9sir est de ne pas avoir de secret\npour le mien. Un homme \u2013 et ils sont tous pareils \u2013 aime\nque les femmes, et surtout la sienne, soient sinc\u00e8res ; mais\nles femmes, je le crains, ne sont pas toujours aussi\nfranches qu\u2019elles devraient l\u2019\u00eatre. Eh bien ! ma ch\u00e8re,\nvoil\u00e0 : le num\u00e9ro un est arriv\u00e9 vers midi, au moment o\u00f9\nnous allions nous mettre \u00e0 table pour d\u00e9jeuner. Je t\u2019ai d\u00e9j\u00e0\nparl\u00e9 de lui : c\u2019est le Dr John Seward, le directeur de\nl\u2019hospice d\u2019ali\u00e9n\u00e9s, un homme \u00e0 la forte m\u00e2choire et au\nfront tr\u00e8s haut. D\u2019apparence, il \u00e9tait parfaitement calme,\nmais je le devinais plut\u00f4t nerveux. Il s\u2019\u00e9tait \u00e9videmment\ntrac\u00e9 une ligne de conduite dont il voulait ne rien oublier ;\nn\u00e9anmoins, il faillit presque s\u2019asseoir sur son chapeau haut\nde forme, ce que les hommes, en g\u00e9n\u00e9ral, ne font pas\nquand ils sont de sang-froid ; puis, afin de para\u00eetre \u00e0 son\naise, il s\u2019est mis \u00e0 jouer avec un bistouri\u2026 je ne sais pas\ncomment je n\u2019ai pas cri\u00e9 d\u2019effroi en voyant cela ! Mais,\nMina, il m\u2019a parl\u00e9 sans d\u00e9tours. Il m\u2019a dit combien il tenait \u00e0\nmoi, bien qu\u2019il ne me connaisse que depuis si peu de\ntemps, et que sa vie lui semblerait merveilleuse si j\u2019\u00e9tais \u00e0\nses c\u00f4t\u00e9s pour l\u2019aider, l\u2019encourager, le r\u00e9conforter. Il\nd\u00e9sirait me faire comprendre quelle serait l\u2019\u00e9tendue de son\nmalheur si je le repoussais, mais, quand il vit mes larmes, il\ns\u2019\u00e9cria qu\u2019il \u00e9tait une brute, qu\u2019il ne voulait pas ajouter \u00e0mon chagrin. Il me demanda seulement si, le temps aidant,\nje pourrais l\u2019aimer. Je secouai la t\u00eate, ses mains se mirent\n\u00e0 trembler et, non sans quelques h\u00e9sitations, il chercha \u00e0\nsavoir si j\u2019aimais d\u00e9j\u00e0 ailleurs. Mais il s\u2019exprima tr\u00e8s\npoliment, disant que pour rien au monde il ne voudrait\nm\u2019arracher une confidence ; il demandait simplement si\nmon c\u0153ur \u00e9tait libre parce que, dit-il, quand le c\u0153ur d\u2019une\nfemme est libre, l\u2019homme qui l\u2019aime peut garder quelque\nespoir. Alors, Mina, j\u2019ai senti qu\u2019il \u00e9tait de mon devoir de lui\navouer que, en effet, j\u2019aimais quelqu\u2019un. Aussit\u00f4t, il s\u2019est\nlev\u00e9, l\u2019air tr\u00e8s grave et toujours aussi calme tandis qu\u2019il me\nprenait les deux mains en me souhaitant beaucoup de\nbonheur. Il ajouta que si j\u2019avais jamais besoin d\u2019un ami,\nd\u2019un ami tr\u00e8s d\u00e9vou\u00e9, je pourrais compter sur lui. Oh ! Ma\nch\u00e8re Mina, en t\u2019\u00e9crivant, je ne puis pas encore\nm\u2019emp\u00eacher de pleurer ; tu pardonneras, n\u2019est-ce pas, les\ntraces de mes larmes sur cette lettre ? \u00catre demand\u00e9e en\nmariage, c\u2019est charmant, et tout, et tout, mais je t\u2019assure on\nn\u2019est pas tout \u00e0 fait heureuse quand on a vu un pauvre\ngar\u00e7on qui vous aime sinc\u00e8rement s\u2019en aller le c\u0153ur\nbris\u00e9\u2026 quand on sait parfaitement que, quoi qu\u2019il puisse\ndire au moment m\u00eame, on dispara\u00eetra compl\u00e8tement de sa\nvie. Ma ch\u00e9rie, je m\u2019arr\u00eate, je suis incapable d\u2019en \u00e9crire\ndavantage, je suis tr\u00e8s triste, et pourtant si heureuse !\n\u00ab Le soir\n\u00ab Arthur vient de partir, et je me sens beaucoup,\nbeaucoup mieux qu\u2019au moment o\u00f9 j\u2019ai interrompu cette\nlettre. Je vais donc continuer \u00e0 te raconter ma journ\u00e9e. Le\nnum\u00e9ro deux est arriv\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9jeuner. C\u2019est un gar\u00e7onabsolument charmant, un Am\u00e9ricain du Texas, et il para\u00eet si\njeune que l\u2019on se demande s\u2019il est possible qu\u2019il ait d\u00e9j\u00e0 vu\ntant de pays et tant de choses ! Je comprends la pauvre\nDesd\u00e9mone, et ce qu\u2019elle a d\u00fb \u00e9prouver quand elle\nentendait tant de longues histoires s\u00e9duisantes, m\u00eame\nracont\u00e9es par un Noir ! Nous, les femmes nous avons sans\ndoute tellement peur de tout que nous pensons tout de\nsuite qu\u2019un homme nous rassurera, nous prot\u00e9gera, et nous\nl\u2019\u00e9pousons. Si j\u2019\u00e9tais un homme, je sais parfaitement ce\nque je ferais pour gagner le c\u0153ur d\u2019une jeune fille\u2026 Mais\nnon, au fond, je ne le sais pas, car si M. Morris (c\u2019est\nl\u2019Am\u00e9ricain) nous raconte toutes ses aventures, Arthur ne\nraconte jamais rien, et pourtant\u2026 Mais, ma ch\u00e9rie, je vais\ntrop vite\u2026 M. Quincey P.Morris m\u2019a trouv\u00e9e seule. Quand\nun homme rencontre une fille, elle est toujours seule\u2026\ncomme par hasard. Non, ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait vrai, car\nArthur, \u00e0 deux reprises, s\u2019est arrang\u00e9 pour me trouver seule\net je l\u2019ai aid\u00e9 : le hasard n\u2019y \u00e9tait pour rien, je ne rougis pas\nde l\u2019avouer maintenant. Je dois te dire pour commencer\nque M. Morris ne parle pas toujours argot ; de fait, il ne le\nfait jamais devant les \u00e9trangers, car il est fort bien \u00e9lev\u00e9 et\nses mani\u00e8res sont des plus distingu\u00e9es. Mais il s\u2019est\naper\u00e7u que je trouverais amusant de l\u2019entendre parler\nl\u2019argot am\u00e9ricain, et, quand personne n\u2019est l\u00e0 qui puisse en\n\u00eatre choqu\u00e9, il dit des choses si dr\u00f4les ! Je me demande\nm\u00eame, ma ch\u00e9rie, s\u2019il n\u2019invente pas toutes ses tournures,\ncar elles signifient toujours exactement ce qu\u2019il veut dire.\nMais il faut avoir l\u2019habitude de parler argot\u2026 Je ne sais\npas si je m\u2019y mettrai jamais\u2026 d\u2019ailleurs, j\u2019ignore si celaplairait \u00e0 Arthur, je ne lui ai jamais encore entendu\nemployer un seul mot d\u2019argot. Bon, M. Morris s\u2019assit donc \u00e0\nc\u00f4t\u00e9 de moi, l\u2019air heureux et joyeux, encore que tr\u00e8s\nnerveux, je m\u2019en aper\u00e7us tout de suite. Il me prit la main et,\nla serrant longuement, il me dit sur un ton tr\u00e8s, tr\u00e8s doux :\n\u00ab \u2013 Miss Lucy, je ne suis m\u00eame pas digne, je le sais, de\nnouer les lacets de vos jolis souliers, mais je pense que si\nvous attendez de trouver un homme qui le soit, vous\nattendrez encore longtemps. Ne voulez-vous pas que nous\nfassions route ensemble, oui, que nous descendions\nensemble cette longue, longue route, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, sous le\nharnais ?\n\u00ab Il paraissait d\u2019humeur si gaie, vraiment, que j\u2019eus\nl\u2019impression que si je refusais son offre, il en serait\nbeaucoup moins affect\u00e9 que le pauvre Dr Seward ; aussi\nr\u00e9pondis-je, \u00e0 mon tour sur un ton enjou\u00e9, que je ne\nconnaissais rien en fait d\u2019attelage, et que je n\u2019avais pas\nencore envie de me laisser mettre le harnais.\n\u00ab Il s\u2019excusa d\u2019avoir parl\u00e9 peut-\u00eatre trop l\u00e9g\u00e8rement et il\nme pria de lui pardonner une telle erreur en une occasion\nqui pour lui \u00e9tait particuli\u00e8rement grave et importante. En\npronon\u00e7ant ces mots, il avait l\u2019air si navr\u00e9 et en m\u00eame\ntemps si s\u00e9rieux qu\u2019il me fut impossible de ne pas\n\u00e9prouver et ne pas arborer la m\u00eame gravit\u00e9 \u2013 Oh ! Mina, tu\nvas me traiter d\u2019horrible coquette ! \u2013 encore que je ne\npusse m\u2019emp\u00eacher d\u2019exulter \u00e0 part moi en pensant qu\u2019il\n\u00e9tait le deuxi\u00e8me, aujourd\u2019hui, \u00e0 me demander ma main !\nAlors, ma ch\u00e9rie, avant m\u00eame que je n\u2019aie eu le temps de\nr\u00e9pondre, il se mit \u00e0 d\u00e9verser, oui, d\u00e9verser un torrent deparoles tendres et amoureuses, d\u00e9posant \u00e0 mes pieds son\nc\u0153ur et son \u00e2me. Encore une fois, il disait tout cela avec\ntant de s\u00e9rieux que jamais plus, dor\u00e9navant, je ne penserai\nd\u2019un homme qu\u2019il est fatalement toujours d\u2019humeur gaie et\nplein d\u2019entrain, et jamais s\u00e9rieux, uniquement parce qu\u2019il lui\narrive de se montrer parfois joyeux et de parler sur un\nmode plaisant. Sans doute lut-il sur mon visage quelque\nchose qui l\u2019inqui\u00e9ta, car il s\u2019interrompit tout \u00e0 coup et me dit\navec une sorte de ferveur fort courageuse qui me l\u2019aurait\nfait aimer si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 libre :\n\u00ab \u2013 Lucy, vous \u00eates une jeune fille sinc\u00e8re, parfaitement\nhonn\u00eate avec vous-m\u00eame. Je ne serais pas ici \u00e0 vous\nparler si je ne le savais pas, si je ne connaissais pas non\nplus votre franchise. Avouez-moi donc, comme si nous\n\u00e9tions deux amis l\u2019un en face de l\u2019autre, si vous aimez d\u00e9j\u00e0\nquelqu\u2019un ? Dans ce cas, je ne vous importunerai jamais\nplus, mais je serai pour vous, si vous le voulez bien, un ami\ntr\u00e8s fid\u00e8le.\n\u00ab Ma ch\u00e8re Mina, pourquoi les hommes ont-ils une telle\ngrandeur d\u2019\u00e2me alors que nous, les femmes, sommes si\nindignes d\u2019eux ? Je m\u2019en rendis compte soudain ; depuis\npr\u00e8s d\u2019une demi-heure je ne faisais que plaisanter, et cet\nhomme, \u00e0 qui je m\u2019adressais sur ce ton, \u00e9tait la distinction,\nla d\u00e9licatesse m\u00eame. Je fondis en larmes, car vraiment\nj\u2019\u00e9tais tr\u00e8s triste, tr\u00e8s malheureuse. Pourquoi une jeune fille\nne peut-elle pas \u00e9pouser trois hommes, et plus m\u00eame si\nelle en a l\u2019occasion ? Ne crois-tu pas que cela \u00e9pargnerait\nbien des ennuis ? Mais, je le sais, ce ne sont pas l\u00e0 des\npropos \u00e0 tenir\u2026 Seulement je peux dire que, malgr\u00e9 meslarmes, j\u2019eus le courage de regarder M. Morris dans les\nyeux et lui r\u00e9pondre avec cette franchise dont lui-m\u00eame\nvenait de parler :\n\u00ab \u2013 Oui, j\u2019aime quelqu\u2019un, bien qu\u2019il ne m\u2019ait pas encore\ndit, lui, qu\u2019il m\u2019aimait.\n\u00ab Je compris tout de suite que j\u2019avais eu raison de lui\nparler ouvertement, car son visage s\u2019illumina ; il tendit les\ndeux mains, prit les miennes (je crois m\u00eame que c\u2019est moi\nqui mit mes mains dans les siennes) et me dit sur un ton le\nplus cordial :\n\u00ab \u2013 Voil\u00e0 une petite fille sinc\u00e8re et loyale ! Il vaut\nbeaucoup mieux arriver trop tard pour gagner votre c\u0153ur\nqu\u2019arriver \u00e0 temps pour gagner celui de n\u2019importe quelle\nautre jeune fille de la terre. Ne pleurez pas ma ch\u00e8re Lucy ;\nsi c\u2019est pour moi, n\u2019ayez crainte : je suis habitu\u00e9 aux coups\net saurai supporter celui-ci. Mais si cet autre gar\u00e7on ne\nconna\u00eet pas encore son bonheur, eh bien ! il devra prouver\nbient\u00f4t qu\u2019il s\u2019en rend compte et l\u2019appr\u00e9cie, ou bien il aura\naffaire \u00e0 moi. Ma petite fille, votre honn\u00eatet\u00e9, votre courage,\nvotre sinc\u00e9rit\u00e9 vous ont acquis un v\u00e9ritable ami, ce qui est\nplus rare qu\u2019un amoureux \u2013 plus d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 en tout cas.\nMa ch\u00e8re Lucy, je vais devoir parcourir un chemin bien\nsolitaire avant de quitter ce monde pour le Royaume\n\u00e9ternel. Ne me donnerez-vous pas un baiser, un seul ? Ce\nsera pour moi un souvenir qui \u00e9clairera ma nuit de temps \u00e0\nautre. Dites-vous bien que vous pouvez me le donner si\ncela vous pla\u00eet, puisque cet autre jeune homme \u2013 ce doit\n\u00eatre un tr\u00e8s bon gar\u00e7on, Lucy, et tr\u00e8s attachant, tr\u00e8s fin,\nsinon vous ne l\u2019aimeriez pas \u2013 ne s\u2019est pas encore d\u00e9clar\u00e9.\u00ab Ces derniers mots, Mina, m\u2019attendrirent r\u00e9ellement :\nn\u2019\u00e9tait-ce pas admirable de parler ainsi d\u2019un rival, alors\nque, d\u2019autre part, il avait tant de chagrin ? Je me penchai\nvers lui et lui donnai un baiser. Il se leva, mes deux mains\nencore dans les siennes, et tandis qu\u2019il promenait\nlonguement les yeux sur mon visage \u2013 je sentais que je\nrougissais beaucoup \u2013 il reprit :\n\u00ab \u2013 Ma petite fille, je tiens vos mains dans les miennes,\net vous m\u2019avez donn\u00e9 un baiser : si cela ne scelle pas notre\namiti\u00e9, rien ne le fera. Merci d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 bonne et si sinc\u00e8re\nenvers moi, et au revoir !\n\u00ab Il laissa retomber mes mains, prit son chapeau et se\ndirigea d\u2019un pas rapide vers la porte sans jeter un regard\nen arri\u00e8re, sans verser une larme, sans h\u00e9siter, sans\ns\u2019arr\u00eater\u2026 Et moi, je suis ici \u00e0 pleurer comme un b\u00e9b\u00e9\u2026\nOh ! pourquoi un homme comme celui-l\u00e0 doit-il \u00eatre si\nmalheureux quand il y a au monde tant de jeunes filles qui\nbaiseraient le sol sur lequel il marche ? Moi-m\u00eame je le\nferais si j\u2019\u00e9tais libre, seulement voil\u00e0, je ne d\u00e9sire pas \u00eatre\nlibre ! Ma ch\u00e9rie, tout cela me trouble beaucoup et,\nmaintenant, je me sens incapable de te d\u00e9crire mon\nbonheur, alors que je t\u2019en ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 ! Et je ne veux rien\nte dire du num\u00e9ro trois avant que mon bonheur ne soit\nentier.\n\u00ab Ton amie pour toujours.\n\u00ab Lucy.\n\u00ab P.S. Oh ! le num\u00e9ro trois\u2026 Mais ai-je besoin de t\u2019en\nparler, du num\u00e9ro trois ? Tout est d\u2019ailleurs si confus pour\nmoi\u2026 Il me semble que quelques minutes \u00e0 peine se sont\u00e9coul\u00e9es entre le moment o\u00f9 il est entr\u00e9 au salon et celui\no\u00f9 il m\u2019a serr\u00e9e dans ses bras et couverte de baisers. Je\nsuis tellement, tellement heureuse ! Et je ne sais pas ce\nque j\u2019ai fait pour m\u00e9riter ce bonheur. J\u2019essaierai seulement\nd\u00e9sormais de prouver \u00e0 Dieu que je lui suis\nreconnaissante de m\u2019avoir envoy\u00e9, dans sa bont\u00e9 infinie,\nun amoureux, un mari et un ami. \u00bb\n\u00ab Au revoir. \u00bbJournal du Dr. Seward (Enregistr\u00e9 sur\nphonographe)\n \n25 mai\n \nAssez d\u00e9prim\u00e9 aujourd\u2019hui. Pas d\u2019app\u00e9tit\u2026 impossible\nm\u00eame de me reposer. Alors, j\u2019en reviens \u00e0 mon journal\u2026\nDepuis que ma demande en mariage a \u00e9t\u00e9 repouss\u00e9e,\nhier, j\u2019ai l\u2019impression de vivre dans le vide ; plus rien ne me\nsemble assez important pour m\u00e9riter que l\u2019on s\u2019en\noccupe\u2026 Comme je sais que le seul rem\u00e8de \u00e0 cet \u00e9tat est\nle travail, j\u2019ai rassembl\u00e9 tout ce qui me restait de forces et\nje suis all\u00e9 voir mes malades. J\u2019en ai examin\u00e9 un dont le\ncas me para\u00eet particuli\u00e8rement int\u00e9ressant. Son\ncomportement est si bizarre que je suis maintenant bien\nd\u00e9cid\u00e9 \u00e0 faire tous les efforts n\u00e9cessaires pour essayer de\ncomprendre ce qui se passe en lui. Il me semble enfin que\nje commence \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer son myst\u00e8re.\nJe lui ai pos\u00e9 plus de questions que d\u2019habitude afin de\nmieux voir \u00e0 quel genre d\u2019hallucination il est en proie. Il y\navait une certaine cruaut\u00e9, je m\u2019en rends compte\nmaintenant, \u00e0 agir ainsi. C\u2019\u00e9tait un peu comme si j\u2019avais\nvoulu le pousser \u00e0 ne parler que de sa folie, chose quej\u2019\u00e9vite toujours avec mes malades, exactement comme\nj\u2019\u00e9viterais la gueule de l\u2019enfer.\n(N.B. En quelles circonstances pourrais-je ne pas \u00e9viter\nla gueule de l\u2019enfer ?) \nOmnia Romae venalia sunt.\n L\u2019enfer\na son prix, lui aussi ! \nVerb. sap.\n S\u2019il existe quelque chose\nde r\u00e9el derri\u00e8re ce comportement instinctif, cela vaut la\npeine de rechercher exactement ce qu\u2019il en est ; autant\ncommencer d\u00e8s maintenant\u2026\nR.M. Renfield \naetas\n 59. Temp\u00e9rament sanguin ; grande\nforce physique ; excitation ; p\u00e9riodes d\u2019abattement,\nconduisant \u00e0 des id\u00e9es fixes que je ne m\u2019explique pas\nencore. J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019un temp\u00e9rament sanguin, s\u2019il\nvient \u00e0 se d\u00e9s\u00e9quilibrer, peut en arriver \u00e0 obnubiler\ncompl\u00e8tement la raison ; et ces hommes peuvent devenir\ndangereux dans la mesure o\u00f9 ils sont d\u00e9pourvus\nd\u2019\u00e9go\u00efsme. Chez les \u00e9go\u00efstes, l\u2019instinct de conservation est\nun bouclier qui prot\u00e8ge aussi bien leurs ennemis que leur\npropre personne. Je crois que lorsque le moi reste ferme\net solide, la force centrip\u00e8te est en d\u00e9s\u00e9quilibre avec la\nforce centrifuge ; quand le devoir, une cause, etc.\nconstituent le point fixe, la centrifuge l\u2019emporte, et seuls un\nhasard ou une s\u00e9rie de hasards peuvent r\u00e9tablir l\u2019\u00e9quilibre.Lettre de Quincey P. Morris \u00e0\nl\u2019honorable Arthur Holmwood\n \n25 mai\n \n\u00ab Mon cher Art,\n\u00ab Nous nous sommes racont\u00e9 des histoires \u00e0 n\u2019en plus\nfinir, assis dans la prairie, pr\u00e8s du feu de camp ; et,\nr\u00e9ciproquement, nous avons pans\u00e9 nos blessures apr\u00e8s\navoir essay\u00e9 d\u2019aborder aux \u00eeles Marquises ; puis nous\navons bu \u00e0 la sant\u00e9 de l\u2019un et de l\u2019autre au bord du lac\nTiticaca. J\u2019aurais encore d\u2019autres histoires \u00e0 raconter,\nd\u2019autres blessures \u00e0 gu\u00e9rir, et une autre sant\u00e9 \u00e0 porter.\nVoulez-vous que ce soit demain soir, pr\u00e8s de mon feu de\ncamp ? Je n\u2019ai aucun scrupule \u00e0 vous le demander,\npuisque je sais qu\u2019une certaine dame est invit\u00e9e \u00e0 un\ncertain grand d\u00eener, et donc, que vous \u00eates libre. Nous ne\nserons que trois, le troisi\u00e8me \u00e9tant notre vieux Jack\nSeward. Lui et moi d\u00e9sirons m\u00e9langer nos larmes \u00e0 notre\nvin et, de tout c\u0153ur, boire \u00e0 la sant\u00e9 de l\u2019homme le plus\nheureux du monde, qui a su gagner le c\u0153ur le plus noble\nde la cr\u00e9ation, et le plus digne d\u2019\u00eatre gagn\u00e9. Nous vous\npromettons un accueil chaleureux, une r\u00e9ception plus quefraternelle et des v\u0153ux aussi sinc\u00e8res qu\u2019est sinc\u00e8re\nenvers vous-m\u00eame votre main droite ! Nous jurons tous les\ndeux de vous renvoyer chez vous si vous buvez vraiment\ntrop \u00e0 la sant\u00e9 d\u2019une certaine paire d\u2019yeux ! Nous vous\nattendons !\n\u00ab V\u00f4tre, comme par le pass\u00e9 et pour toujours,\n\u00ab Quincey P.MORRIS \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme d\u2019arthur Holmwood \u00e0\nQuincey P.Morris\n \n\u00ab Comptez sur moi. J\u2019apporte des messages, qui\ntinteront longtemps \u00e0 vos oreilles \u00e0 tous deux.\n\u00ab Art. \u00bb6\nChapitre\n \nJournal de Mina Murray\n \nWhitby, 24 juillet\n \nLucy, plus jolie et plus charmante que jamais, est venue\nme chercher \u00e0 la descente du train, et nous nous sommes\nrendues aussit\u00f4t \u00e0 l\u2019h\u00f4tel du Crescent o\u00f9 elle et sa m\u00e8re\nont leurs appartements. C\u2019est un endroit ravissant. Une\npetite rivi\u00e8re, l\u2019Esk, coule \u00e0 travers une vall\u00e9e profonde qui\ns\u2019\u00e9largit peu \u00e0 peu aux abords du port. Un grand viaduc\npasse au-dessus, support\u00e9 par de hauts piliers ; quand on\nregarde entre ceux-ci, le paysage appara\u00eet plus \u00e9tendu qu\u2019il\nne l\u2019est en r\u00e9alit\u00e9. La vall\u00e9e est tr\u00e8s belle, d\u2019un vert\nmagnifique, et les collines sont si escarp\u00e9es que lorsque\nvous vous trouvez au sommet de l\u2019une ou de l\u2019autre, c\u2019est \u00e0\npeine si vous apercevez le creux au fond duquel serpentepeine si vous apercevez le creux au fond duquel serpente\nle cours d\u2019eau, \u00e0 moins que vous ne vous teniez tout au\nbord du pr\u00e9cipice. Les maisons de la vieille ville sont\ntoutes coiff\u00e9es de toits rouges, et semblent grimper les\nunes sur les autres, comme on le voit sur les gravures qui\nrepr\u00e9sentent Nuremberg. \u00c0 peine a-t-on quitt\u00e9 la ville, on\narrive aux ruines de l\u2019ancienne abbaye de Whitby qui fut\nmise \u00e0 sac par les Danois et o\u00f9 se situe une partie de\nMarimon, la sc\u00e8ne, entre autres, o\u00f9 la jeune fille est\nemmur\u00e9e vive. Ce sont des ruines immenses, qui vous\ndonnent un r\u00e9el sentiment de grandeur, et pittoresques par\nplus d\u2019un aspect.\nUne l\u00e9gende veut que parfois\u2026 une dame apparaisse \u00e0\nl\u2019une des fen\u00eatres. Entre ces ruines et la ville s\u2019\u00e9l\u00e8ve le\nclocher de l\u2019\u00e9glise paroissiale, laquelle est entour\u00e9e d\u2019un\nvaste cimeti\u00e8re. \u00c0 mon avis, c\u2019est le plus bel endroit de\nWhitby : on a de l\u00e0 une vue magnifique sur le port et sur la\nbaie d\u2019o\u00f9 promontoire s\u2019avance dans la mer. Dans le port,\nce promontoire devient si abrupt que les bords se sont\n\u00e9boul\u00e9s, et que certaines tombes (car le cimeti\u00e8re se\nprolonge jusque-l\u00e0) ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9truites. Des all\u00e9es plant\u00e9es\nd\u2019arbres traversent le cimeti\u00e8re, et des bancs engagent les\npromeneurs \u00e0 s\u2019asseoir des heures enti\u00e8res tout en\ncontemplant le paysage et en s\u2019abandonnant aux caresses\nde la brise marine. Moi-m\u00eame, je viens souvent m\u2019y\ninstaller pour travailler. En fait, je suis assise en ce moment\nsur un de ces bancs et j\u2019\u00e9cris, mon cahier sur mes genoux,\nnon sans \u00e9couter cependant la conversation de trois\nvieillards, pr\u00e8s de moi, qui sans doute, n\u2019ont rien \u00e0 faire de\ntoute la journ\u00e9e que se r\u00e9unir ici pour parler de la pluie ettoute la journ\u00e9e que se r\u00e9unir ici pour parler de la pluie et\ndu beau temps.\n\u00c0 mes pieds, c\u2019est le port, et, au-del\u00e0, un long mur de\ngranit qui s\u2019enfonce dans la mer et finalement dessine une\ncourbe au milieu de laquelle se dresse un phare. Le\npaysage est admirable \u00e0 mar\u00e9e haute, mais quand la mer\nse retire, on ne voit plus en fait d\u2019eau, que l\u2019Esk qui coule\nentre les bancs de sable en contournant \u00e7\u00e0 et l\u00e0 un rocher.\nPlus loin que le port, mais de ce c\u00f4t\u00e9-ci, s\u2019\u00e9l\u00e8ve, sur la\nlongueur d\u2019environ un demi mille, un haut banc de roches\nqui part de derri\u00e8re le phare ; au bout, se trouve une bou\u00e9e\nmunie d\u2019une cloche qui sonne lugubrement par gros temps.\nUne l\u00e9gende locale veut que, lorsqu\u2019un bateau est perdu,\nles marins entendent cette cloche jusqu\u2019en haute mer\u2026 Il\nfaut que je demande \u00e0 ce vieillard qui vient vers moi si cela\nest vrai\u2026\nC\u2019est un vieil homme extraordinaire. Il doit \u00eatre\nterriblement \u00e2g\u00e9, car son visage est tout rid\u00e9, tout rugueux\ncomme l\u2019\u00e9corce d\u2019un arbre. Il m\u2019a dit qu\u2019il a pr\u00e8s de cent\nans, qu\u2019il se trouvait sur un bateau de p\u00eache au Groenland\nlors de la bataille de Waterloo. Et c\u2019est, je le crains, un\nsceptique, car lorsque je lui ai parl\u00e9 de la cloche que l\u2019on\nentend jusqu\u2019en haute mer, et de la dame en blanc de\nl\u2019abbaye, il m\u2019a r\u00e9pondu assez brusquement :\n\u2013 V\u2019savez, mam\u2019zelle, moi, j\u2019n\u2019y crois pas trop, \u00e0 toutes\nces histoires\u2026 c\u2019\u00e9tait bon autrefois\u2026 R\u2019marquez que je\nn\u2019dis pas qu\u2019\u00e7a n\u2019a jamais exist\u00e9, j\u2019dis qu\u2019\u00e7a n\u2019existait d\u00e9j\u00e0\nplus d\u2019mon temps\u2026 Tout \u00e7a c\u2019est tr\u00e8s bien pour les\n\u00e9trangers, les excursionnist\u2019 et tout \u00e7a\u2026 mais pas pour\nun\u2019jolie jeune dame comme vous. Les gens qui viennent \u00e0un\u2019jolie jeune dame comme vous. Les gens qui viennent \u00e0\npied de York et de Leeds et qui sont toujours \u00e0 manger des\nharengs saurs et \u00e0 boire du th\u00e9 et \u00e0 regarder ce qu\u2019il y a \u00e0\nacheter bon march\u00e9, y croiraient peut-\u00eatre. Mais je\nm\u2019demande qui pourrait s\u2019mettre en peine pour leur\nraconter des mensonges pareils, m\u00eame pas les journaux\nqui sont pleins de sottises.\nJe me dis : \u00ab Voici un homme dont on peut sans doute\napprendre beaucoup de choses int\u00e9ressantes \u00bb, et je lui\ndemandai de me parler de la p\u00eache \u00e0 la baleine telle qu\u2019on\nla pratiquait autrefois. Au moment o\u00f9 il allait commencer\nses r\u00e9cits, six heures sonn\u00e8rent ; aussit\u00f4t, il se leva\np\u00e9niblement en disant :\n\u2013 M\u2019faut rentrer \u00e0 la maison, mam\u2019zelle : ma p\u2019tit\u2019fille\nn\u2019aime pas d\u2019attendre quand l\u2019th\u00e9 est pr\u00eat, et i\u2019m\u2019faut\nbeaucoup d\u2019temps pour descendre les marches\u2026\nIl s\u2019en alla en tra\u00eenant la jambe, et je le suivis des yeux\ntandis qu\u2019il se pressait autant qu\u2019il le pouvait pour\ndescendre les degr\u00e9s.\nCet escalier constitue une des caract\u00e9ristiques de\nl\u2019endroit. Il conduit de la ville \u00e0 l\u2019\u00e9glise ; il y a des centaines\nde marches \u2013 en fait, j\u2019imagine mal combien il y en a \u2013 qui\nmontent l\u00e9g\u00e8rement en colima\u00e7on. Et il n\u2019est pas raide du\ntout \u2013 au contraire \u2013 si bien qu\u2019un cheval pourrait ais\u00e9ment\nle monter ou le descendre. Sans doute autrefois menait-il\n\u00e9galement aux abords de l\u2019abbaye\u2026 Moi aussi, je vais\nrentrer. Lucy devait aller faire une visite avec sa m\u00e8re, cet\napr\u00e8s-midi. J\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ne pas les accompagner. Elles\nsont d\u00e9j\u00e0 probablement de retour.\n 1\ner\n ao\u00fbt\n \nJe suis ici, avec Lucy, depuis une heure environ, et nous\navons eu une conversation fort int\u00e9ressante avec mon\nnouvel ami, le vieux marin et ses deux compagnons qui\nviennent chaque jour le rejoindre. Des trois, c\u2019est\n\u00e9videmment lui que l\u2019on pourrait appeler monsieur l\u2019Oracle\net je pense que, plus jeune il devait \u00eatre autoritaire. Il veut\ntoujours avoir raison, et contredit tout le monde. Quand cela\nlui est impossible, il va presque jusqu\u2019\u00e0 injurier les autres,\net quand ceux-ci se taisent, il croit les avoir convaincus.\nLucy a mis une robe blanche qui lui va \u00e0 ravir et, depuis\nqu\u2019elle est \u00e0 Whitby, elle a un teint admirable. J\u2019ai\nremarqu\u00e9 que les trois vieillards ne laissent jamais passer\nl\u2019occasion de venir s\u2019asseoir aupr\u00e8s d\u2019elle quand nous\nnous installons ici. Il est vrai qu\u2019elle est aimable avec les\nvieilles personnes. Personne ne peut r\u00e9sister \u00e0 son\ncharme. Mon vieil ami lui-m\u00eame a \u00e9t\u00e9 s\u00e9duit et il ne la\ncontredit jamais, aussi j\u2019attrape, moi, tout ce qu\u2019il veut lui\n\u00e9pargner ! J\u2019ai encore amen\u00e9 la conversation sur le sujet\ndes l\u00e9gendes, et il s\u2019est lanc\u00e9 dans une sorte de sermon !\n\u2013 Tout \u00e7a, mam\u2019zelle, j\u2019vous l\u2019ai d\u2019j\u00e0 dit, c\u2019est des\nsottises, des b\u00eatises : voil\u00e0 c\u2019que c\u2019est, et rien d\u2019autr\u2019 !\nToutes ces histoires de charme, d\u2019envo\u00fbt\u2019ment, de\nsorcellerie, c\u2019est tout juste bon pour les vieilles femmes qui\nont un peu perdu la t\u00eate. Tout \u00e7a a \u00e9t\u00e9 invent\u00e9 par lespasteurs et les racoleurs de clients dans les h\u00f4tels pour\namener les gens \u00e0 faire ce qu\u2019ils ne veulent pas faire. Ca\nm\u2019rend furieux rien qu\u2019d\u2019y penser. Et \u00e7a n\u2019leur suffit pas de\nl\u2019imprimer sur leurs papiers ou de le pr\u00eacher en chaire\nd\u2019v\u00e9rit\u00e9, ils les gravent m\u00eame sur les pierres tombales\u2026\nR\u2019gardez autour de vous, partout o\u00f9 vous voulez : toutes\nces pierres qui dressent la t\u00eate avec orgueil, au fond, elles\nsont \u00e9cras\u00e9es sous l\u2019poids des mensonges qu\u2019on a grav\u00e9s\nd\u2019ssus ! \u00ab Ci-g\u00eet un tel\u2026 \u00bb ou bien : \u00ab \u00c0 la m\u00e9moire\nv\u00e9n\u00e9r\u00e9e de\u2026 \u00bb Et, sous la plupart de ces pierres, il n\u2019y a\npersonne ! On ne se soucie pas plus de la m\u00e9moire d\u2019un\ntel ou d\u2019un tel que d\u2019une pinc\u00e9e de tabac ! Allez, c\u2019sont de\nbeaux mensonges, des mensonges d\u2019une sorte ou de\nl\u2019autre, mais rien qu\u2019des mensonges ! Dieu du ciel ! C\u2019sra\ndu beau et du joli, au Jugement dernier, quand ils arrivr\u2019ont\ntous en tr\u00e9buchant les uns sur les autr\u2019s et en tra\u00eenant\np\u00e9niblement leurs pierres tombales pour essayer d\u2019prouver\nqu\u2019ils \u00e9taient bien en dessous ! Y en a qui auront bien du\nmal \u00e0 y parvenir, leurs mains s\u2019ront rest\u00e9es trop longtemps\nau fond d\u2019la mer pour pouvoir saisir la pierre, h\u00e9 !\n\u00c0 l\u2019air satisfait du vieillard et \u00e0 la mani\u00e8re dont il\ncherchait du regard l\u2019approbation de ses deux\ncompagnons, je compris qu\u2019il voulait se mettre ainsi en\nvaleur, aussi me suffit-il de poser une question :\n\u2013 Oh ! M. Swales, vous ne parlez pas s\u00e9rieusement !\nPresque aucune de ces tombes n\u2019est vide, n\u2019est-ce pas ?\nIl reprit de plus belle :\n\u2013 Sottises, que j\u2019vous dis et vous r\u00e9p\u00e8te ! Y en a bien\npeu qui n\u2019soient pas vides\u2026 mais voil\u00e0\u2026 les gens sonttrop bons\u2026 i croient tout c\u2019qu\u2019on leur raconte\u2026\nMensonges, tout \u00e7a ! \u00c9coutez-moi bien : vous arrivez ici\nsans rien conna\u00eetre, en \u00e9trange, comme on dit, et vous\nvoyez cette\u2026\nJe ne saisis pas le mot qu\u2019il pronon\u00e7a. Du reste, je ne\ncomprenais pas la moiti\u00e9 du dialecte qu\u2019il parlait, et je sais\nque je reproduis fort mal ici son langage pittoresque, mais\nj\u2019approuvai d\u2019un signe de t\u00eate, me doutant qu\u2019il devait\ns\u2019agir de l\u2019\u00e9glise. Il poursuivit donc :\n\u2013 Et vous croyez que toutes ces pierres, tout autour,\nrecouvrent des gens qui sont l\u00e0, bien tranquilles ?\n\u00c0 nouveau, je fis signe que oui.\n\u2013 Mais c\u2019est justement l\u00e0, le mensonge ! Il y a des\nvingtaines et des vingtaines et des vingtaines de ces\ncouchettes qui sont aussi vides que la bo\u00eete au vieux Dun\nun vendredi soir !\nIl chercha \u00e0 nouveau l\u2019approbation des deux autres et\ntous trois \u00e9clat\u00e8rent de rire.\n\u2013 Et, bon Dieu ! pourrait-il en \u00eatre autrement ? Regardez\ncelle-l\u00e0, l\u00e0\u2026 celle que j\u2019vous montre\u2026 et lisez ! Oui\u2026 allez-\ny\u2026\nJe m\u2019approchai de la tombe qu\u2019il d\u00e9signait du doigt, et je\nlus :\nEdward Spencelagh, capitaine au long cours,\nassassin\u00e9 par des pirates au large de la Cordill\u00e8re des\nAndes, \u00e0 l\u2019\u00e2ge de 30 ans. Avril 1854.\nQuand je revins, M. Swales reprit :\n\u2013 Qui donc l\u2019aurait ram\u2019n\u00e9 au pays pour le mett\u2019l\u00e0 ?\nAssassin\u00e9 au large de la Cordill\u00e8re des Andes ! Et sonAssassin\u00e9 au large de la Cordill\u00e8re des Andes ! Et son\ncorps est l\u00e0, p\u2019t-t\u00eat ? J\u2019pourrais vous en citer une douzaine\nqui sont au fond d\u2019la mer, au Groenland ou par-l\u00e0 (il\nmontrait le nord) \u00e0 moins que les courants ne les aient\nemport\u00e9s. Mais leurs tombes sont ici, autour de vous. De\nvotre place, avec vos jeunes yeux, vous pouvez lire tous\nces petits mensonges grav\u00e9s sur la pierre tombale. Tenez,\nce Braithwaite Lowrey\u2026 je connaissais son p\u00e8re\u2026 il a p\u00e9ri\nlors du naufrage du \u00ab Belle Vie \u00bb au large du Groenland en\n20\u2026 ou cet Andrew Woodhouse, noy\u00e9 presque au m\u00eame\nmoment en 1777\u2026 et John Paxton, noy\u00e9 l\u2019ann\u00e9e suivante\nau Cap Farexell\u2026 et le vieux John Rawlings, dont l\u2019grand-\np\u00e8re a navigu\u00e9 avec moi\u2026 il s\u2019est noy\u00e9 dans le golfe de\nFinlande en 50. Croyez-vous que tous ces hommes\naccourront \u00e0 Whitby, quand les trompettes du Jugement\ndernier sonneront ? J\u2019ai comme qui dirait mes id\u00e9es l\u00e0-\ndessus ! J\u2019vous assure, i s\u2019bouscul\u2019ront tellement les uns\nles autr\u2019 qu\u2019on croira assister \u00e0 un combat sur la glace\nd\u2019avant les temps des temps et qui durait du point du jour\njusqu\u2019\u00e0 la nuit noire, quand les combattants essayaient\nd\u2019panser leurs blessures \u00e0 la clart\u00e9 de l\u2019aurore bor\u00e9ale !\nC\u2019\u00e9tait sans aucun doute une plaisanterie courante dans\nle pays, car, ravi, il \u00e9clata \u00e0 nouveau de rire, en m\u00eame\ntemps que les deux autres vieillards.\n\u2013 Mais, dis-je, vous vous trompez quand vous pr\u00e9tendez\nque tous ces pauvres gens -ou plut\u00f4t leurs \u00e2mes- devront\nse pr\u00e9senter avec leurs pierres tombales au Jugement\ndernier. Pensez-vous vraiment que ce sera n\u00e9cessaire ?\n\u2013 Ben, sinon \u00e0 quoi serviraient les pierres tombales,\nj\u2019vous l\u2019demand\u2019, mam\u2019zelle ?j\u2019vous l\u2019demand\u2019, mam\u2019zelle ?\n\u2013 \u00c0 faire plaisir \u00e0 leurs familles, n\u2019est-ce pas ?\n\u2013 \u00c0 faire plaisir \u00e0 leurs familles, n\u2019est-ce pas ? r\u00e9p\u00e9ta-t-il\nd\u2019un ton moqueur. Dites-moi, o\u00f9 serait l\u2019plaisir pour les\nfamilles de savoir que ce qui est grav\u00e9 sur les tombes,\nc\u2019est des mensonges, et que tout l\u2019monde l\u2019sait bien ?\nDu doigt, il montra une pierre, \u00e0 nos pieds, qui avait \u00e9t\u00e9\npos\u00e9e comme une dalle sous le banc pour le maintenir au\nbord de la falaise.\n\u2013 Lisez les mensonges qui sont l\u00e0-dessus, me dit-il.\nD\u2019o\u00f9 je me trouvais, je ne pouvais lire les lettres qu\u2019\u00e0\nl\u2019envers, mais Lucy, mieux plac\u00e9e que moi, se pencha et\nlut :\n\u00c0 la m\u00e9moire v\u00e9n\u00e9r\u00e9e de George Canon, mort, dans\nl\u2019espoir de la r\u00e9surrection glorieuse de la chair, le 29\njuillet 1873, en tombant du haut du promontoire. Cette\ntombe a \u00e9t\u00e9 \u00e9rig\u00e9e par sa m\u00e8re, inconsolable de la perte\nd\u2019un enfant bien-aim\u00e9. Il \u00e9tait fils unique et elle \u00e9tait\nveuve.\n\u2013 Vraiment, M. Swales, dit-elle, je ne vois pas ce qu\u2019il y a\nde dr\u00f4le \u00e0 cela.\nElle avait fait cette remarque sur un ton grave et s\u00e9v\u00e8re.\n\u2013 Vous ne voyez pas ce qu\u2019il y a de dr\u00f4le\u2026 Ha ! Ha !\nC\u2019est parce que vous ne connaissez pas la m\u00e8re\ninconsolable\u2026 une m\u00e9g\u00e8re qui ha\u00efssait son fils parce qu\u2019il\n\u00e9tait infirme, et, lui, de son c\u00f4t\u00e9, il la ha\u00efssait tellement qu\u2019il\ns\u2019est suicid\u00e9 pour qu\u2019elle ne puisse pas toucher son\nassurance-vie. Il s\u2019est fait sauter la cervelle avec le vieux\nfusil dont il se servait pour faire peur aux corbeaux. Ce jour-l\u00e0, il ne tirait pas pour effrayer les corbeaux\u2026 Et c\u2019est ce\nqu\u2019on appelle tomber du haut des rochers\u2026 Bien s\u00fbr, il est\ntomb\u00e9\u2026 Quant \u00e0 l\u2019espoir de la r\u00e9surrection des corps, je\nlui ai souvent entendu dire qu\u2019il d\u00e9sirait aller en enfer\npuisque sa m\u00e8re, pieuse comme elle l\u2019\u00e9tait, irait s\u00fbrement\nau ciel et qu\u2019il ne voulait pas aller y pourrir avec elle\u2026\nMaintenant, dites-moi, cette pierre (et il donnait \u00e0 la pierre\ndes petits coups de canne tout en parlant) n\u2019est-elle pas\ncouverte de mensonges et Gabriel ne s\u2019ra-t-il pas d\u00e9go\u00fbt\u00e9\nquand notre Georgie arrivant en haut, tout essoufl\u00e9 d\u2019avoir\ntra\u00een\u00e9 sa pierre tombale, lui offrira cette pierre et voudra lui\nfaire croir\u2019r tout c\u2019qui est \u00e9crit d\u2019ssus ?\nJe ne savais que r\u00e9pondre, mais Lucy, en se levant, fit\nd\u00e9vier la conversation :\n\u2013 Oh ! Pourquoi nous raconter tout cela ? C\u2019est le banc\no\u00f9 je viens toujours m\u2019asseoir, je ne le quitte pour ainsi dire\npas ; et maintenant, je me dirai tout le temps que je suis\nassise sur la tombe d\u2019un suicid\u00e9 !\n\u2013 Cela n\u2019vous f\u2019ra pas d\u2019mal, ma jolie ; et pour ce qui est\ndu pauv\u2019Georgie, lui, i sera heureux d\u2019avoir sur ses genoux\nune si charmante fille\u2026 Non, \u00e7a n\u2019vous f\u2019ra pas d\u2019mal\u2026 Y a\npr\u00e8s d\u2019vingt ans, moi, que j m\u2019assieds ici, et \u00e7a n\u2019m\u2019a pas\nfait d\u2019mal ! N\u2019pensez pas trop \u00e0 ceux qui sont couch\u00e9s en\ndessous de vous, ou qui n\u2019sont pas du tout couch\u00e9s l\u00e0. I\ns\u2019ra encore temps d\u2019avoir peur quand vous verrez toutes\nles tombes emport\u00e9es les unes apr\u00e8s les autres et le\ncimeti\u00e8re aussi ras qu\u2019un champ de chaumes\u2026 Mais v\u2019la\nla cloche qui sonne, j\u2019dois m\u2019en aller. Vot\u2019serviteur,\nmesdames !Et il s\u2019\u00e9loigna, tra\u00eenant la jambe.\nNous rest\u00e2mes encore quelque temps assises sur le\nbanc et le paysage devant nous \u00e9tait si beau que nous\nnous pr\u00eemes la main pour le contempler. Puis Lucy me\nparla encore longuement d\u2019Arthur et de leur prochain\nmariage. J\u2019en eus le c\u0153ur un peu serr\u00e9, car il y a plus d\u2019un\nmois maintenant que je suis sans nouvelles de Jonathan.\nM\u00eame jour\nJe suis revenue ici, tr\u00e8s triste. Pas encore de lettre pour\nmoi au courrier du soir. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il n\u2019est rien arriv\u00e9 de\nf\u00e2cheux \u00e0 Jonathan. Neuf heures viennent de sonner. Les\nlumi\u00e8res scintillent un peu partout dans la ville, parfois\nisol\u00e9es, parfois au contraire \u00e9clairant les rues de leurs\nrang\u00e9es r\u00e9guli\u00e8res. Elles se suivent l\u2019une l\u2019autre en\nremontant l\u2019Esk et deviennent invisible quand la vall\u00e9e\ns\u2019incurve. \u00c0 ma gauche, la vue du paysage est litt\u00e9ralement\ncoup\u00e9e par la ligne que forment les toits des vieilles\nmaisons proches de l\u2019abbaye. Des brebis et des agneaux\nb\u00ealent dans les champs, derri\u00e8re moi, et, en bas, on entend\nles sabots d\u2019un \u00e2ne qui commence \u00e0 monter la route.\nL\u2019orchestre du port joue une valse et, plus loin sur le quai,\ndans une petite ruelle l\u00e9g\u00e8rement en retrait, l\u2019Arm\u00e9e du\nSalut tient une r\u00e9union. Les deux orchestres jouent \u00e0 tue-\nt\u00eate, pourtant aucun des deux n\u2019entend l\u2019autre ; mais moi,\nd\u2019ici, je les entends et je les vois tous les deux. Je me\ndemande o\u00f9 est Jonathan en ce moment, et s\u2019il pense \u00e0\nmoi. Je voudrais tant qu\u2019il soit ici !Journal du Dr Seward\n \n5 juin\n \nLe cas de Renfield devient de plus en plus int\u00e9ressant au\nfur et \u00e0 mesure que je comprends mieux l\u2019homme. Sont\ntr\u00e8s d\u00e9velopp\u00e9s chez lui : l\u2019\u00e9go\u00efsme, la dissimulation et\nl\u2019obstination. J\u2019esp\u00e8re arriver \u00e0 saisir pourquoi il est \u00e0 ce\npoint obstin\u00e9. Il me semble qu\u2019il s\u2019est propos\u00e9 un but bien\nd\u00e9fini, mais lequel ? Cependant, il aime les animaux, bien\nqu\u2019il y ait sans doute une \u00e9trange cruaut\u00e9 dans cet amour\nqui va \u00e0 toutes sortes de b\u00eates diff\u00e9rentes. Pour le\nmoment, sa manie est d\u2019attraper les mouches. Il en a d\u00e9j\u00e0\nune telle quantit\u00e9 qu\u2019il m\u2019a paru indispensable de lui faire\nmoi-m\u00eame une observation \u00e0 ce sujet. \u00c0 mon grand\n\u00e9tonnement, il ne s\u2019est pas mis en col\u00e8re, comme je le\ncraignais, mais, apr\u00e8s avoir r\u00e9fl\u00e9chi quelques instants, il\nm\u2019a simplement demand\u00e9 sur un ton fort s\u00e9rieux :\n\u2013 Vous m\u2019accordez trois jours ? En trois jours, je les ferai\ndispara\u00eetre.\nBien entendu, j\u2019ai r\u00e9pondu oui. Plus que jamais, je vais\nl\u2019observer.\n 18 juin\n \nPour le moment, il ne pense plus qu\u2019aux araign\u00e9es ; il en\na pris de tr\u00e8s grosses qu\u2019il a mises dans une bo\u00eete. Pour\nles nourrir, il leur donne ses mouches, dont le nombre\ndiminue beaucoup, encore qu\u2019il en ait attrap\u00e9 de nouvelles\navec, comme app\u00e2t, sur le rebord de sa fen\u00eatre, la moiti\u00e9\ndes repas qu\u2019on lui apporte.\n \n1\ner\n juillet\n \nSes araign\u00e9es deviennent aussi encombrantes que ses\nmouches, et je lui ai ordonn\u00e9 aujourd\u2019hui de s\u2019en\nd\u00e9barrasser. Devant son air d\u00e9sol\u00e9, j\u2019ai pr\u00e9cis\u00e9 qu\u2019il devait\nen faire dispara\u00eetre une bonne partie au moins. Le visage\nrayonnant, il m\u2019a promis qu\u2019il le ferait. Comme la premi\u00e8re\nfois, je lui ai donn\u00e9 un d\u00e9lai de trois jours. Pendant que\nj\u2019\u00e9tais avec lui, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 assez d\u00e9go\u00fbt\u00e9 quand une grosse\nmouche \u00e0 viande, gonfl\u00e9e de je ne sais quelle pourriture,\ns\u2019est mise \u00e0 voler dans la chambre ; il l\u2019a attrap\u00e9e et, l\u2019air\nravi, l\u2019a tenue un instant entre le pouce et l\u2019index, puis,\navant m\u00eame que je me doute de ce qu\u2019il allait faire, il l\u2019a\nmise en bouche et mang\u00e9e. Je lui ai dit sans m\u00e9nagement\nma fa\u00e7on de penser, mais il a r\u00e9pliqu\u00e9 avec calme quecela \u00e9tait tr\u00e8s bon et tr\u00e8s sain, que cette mouche \u00e9tait\npleine de vie et qu\u2019elle lui transmettait la vie. Une id\u00e9e me\nvint alors, ou plut\u00f4t le soup\u00e7on d\u2019une id\u00e9e. Il faut que je\nsache comment il se d\u00e9barrasse de ses araign\u00e9es. Un\nprobl\u00e8me assez s\u00e9rieux le pr\u00e9occupe \u00e9videmment, car il\nprend sans cesse des notes dans un calepin. Des pages\nenti\u00e8res sont remplies de chiffres, comme s\u2019il faisait des\ncalculs compliqu\u00e9s.\n \n8 juillet\n \nDans sa folie, il suit r\u00e9ellement une m\u00e9thode, et l\u2019id\u00e9e qui\nm\u2019\u00e9tait venue prend forme peu \u00e0 peu. Elle sera bient\u00f4t\nparfaitement claire et, \u00f4 activit\u00e9 mentale inconsciente !\nVous aurez \u00e0 c\u00e9der le pas \u00e0 une activit\u00e9 mentale\nconsciente. \u00c0 dessein, je n\u2019ai pas vu mon malade pendant\nquelques jours ; ainsi, j\u2019\u00e9tais certain, s\u2019il s\u2019\u00e9tait produit un\nchangement dans son \u00e9tat, de le remarquer. Il ne para\u00eet pas\ny en avoir, si ce n\u2019est qu\u2019une autre marotte le poss\u00e8de. Il a\npu attraper un moineau et l\u2019a d\u00e9j\u00e0 apprivois\u00e9, d\u2019une\nmani\u00e8re bien simple, je m\u2019en rends compte : les araign\u00e9es\nsont beaucoup moins nombreuses. Celles qui restent,\ncependant, sont bien nourries, car il attrape toujours des\nmouches en laissant pr\u00e8s de la fen\u00eatre une bonne partie de\nses repas.\n 19 juillet\n \nNous faisons des progr\u00e8s dans l\u2019\u00e9tude du cas. Renfield\na maintenant toute une colonie de moineaux ; les mouches\net les araign\u00e9es ont presque enti\u00e8rement disparu. Quand\nje suis entr\u00e9 dans la chambre, il s\u2019est pr\u00e9cipit\u00e9 vers moi en\nme disant qu\u2019il voulait me demander une grande faveur,\nune tr\u00e8s tr\u00e8s grande faveur ; en parlant, il me flattait, tel un\nchien qui flatte son ma\u00eetre. Je le priai de me dire de quoi il\ns\u2019agissait, et il reprit, avec dans la voix et dans le\ncomportement, une sorte d\u2019extase :\n\u2013 Je voudrais un chaton, un joli petit chat avec lequel je\npourrais jouer ; je l\u2019\u00e9l\u00e8verais, et je lui donnerais \u00e0 manger\u2026\noh ! oui\u2026 je lui donnerais \u00e0 manger !\nEn v\u00e9rit\u00e9, je ne m\u2019\u00e9tais pas du tout attendu \u00e0 ceci, car si\nj\u2019avais remarqu\u00e9 ses pr\u00e9f\u00e9rences pour des b\u00eates de plus\nen plus grosses, je ne pouvais tout de m\u00eame pas admettre\nque sa jolie famille de moineaux apprivois\u00e9s dispar\u00fbt de la\nfa\u00e7on dont avaient disparu les mouches et les araign\u00e9es ;\nje r\u00e9pondis donc que je r\u00e9fl\u00e9chirais. Avant de le quitter\npourtant, je lui demandai sur un ton indiff\u00e9rent s\u2019il n\u2019aimerait\npas mieux avoir un chat qu\u2019un chaton.\n\u2013 Oh ! oui, fit-il avec un enthousiasme qui le trahit, un\nchat ! J\u2019aimerais avoir un chat ! Si je vous demandais un\nchaton, c\u2019\u00e9tait de crainte que vous ne me refusiez un chat !\nParce que personne ne m\u2019aurait refus\u00e9 un petit chat, n\u2019est-\nce pas ?Je hochai la t\u00eate et lui dis que je pensais que ce n\u2019\u00e9tait\npas possible, du moins pour le moment, mais enfin que l\u2019on\nverrait\u2026 Son visage s\u2019assombrit et j\u2019y lu, comme un\navertissement de danger, car il eut soudain un regard\nf\u00e9roce qui ressemblait au regard d\u2019un meurtrier. Ce\nmalade, je n\u2019en doute plus, est un homicide en puissance.\nJe vais voir o\u00f9 le m\u00e8ne son obsession actuelle.\n10 heures du soir\nJe suis retourn\u00e9 dans sa chambre et je l\u2019ai trouv\u00e9 assis\ndans un coin, broyant du noir. D\u00e8s mon entr\u00e9e, il s\u2019est jet\u00e9\n\u00e0 genoux devant moi et m\u2019a suppli\u00e9 de lui procurer un chat ;\nson salut, disait-il, en d\u00e9pendait. J\u2019ai tenu bon, j\u2019ai r\u00e9pondu\nqu\u2019il n\u2019en aurait pas ; sur quoi, sans dire un mot, il est\nretourn\u00e9 dans son coin en se mordant les poings. J\u2019irai le\nvoir de bonne heure demain matin.\n \n20 juillet\n \nVu Renfield tr\u00e8s t\u00f4t, avant le passage du surveillant dans\nles chambres. Je l\u2019ai trouv\u00e9 lev\u00e9 et fredonnant un air ; il\n\u00e9tendait du sucre sur l\u2019appui de fen\u00eatre, recommen\u00e7ait \u00e0\nattraper des mouches, et cela avec une \u00e9vidente gaiet\u00e9. Je\ncherchai des yeux ses moineaux et, ne les voyant pas, lui\ndemandai o\u00f9 ils \u00e9taient. Il me r\u00e9pondit sans tourner la t\u00eate\nqu\u2019ils s\u2019\u00e9taient envol\u00e9s. Il y avait quelques plumes par terre\net, sur son oreiller, une tache de sang. Je ne fis aucuneremarque mais, en sortant, je dis au gardien de venir\nm\u2019avertir s\u2019il se passait quelque chose d\u2019anormal au cours\nde la journ\u00e9e.\n11 heures du matin\nOn me dit \u00e0 l\u2019instant que Renfield a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s malade, qu\u2019il\na vomi un tas de plumes. \u00ab Je crois, docteur, ajoute le\nsurveillant qui m\u2019a racont\u00e9 l\u2019histoire, qu\u2019il a mang\u00e9 ses\nmoineaux tout vivants ! \u00bb\n11 heures du soir\nCe soir, j\u2019ai donn\u00e9 \u00e0 Renfield un bon narcotique, et,\npendant son sommeil, j\u2019ai pris son calepin, curieux de lire\nce qu\u2019il contenait. Je ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9 dans mes\nsuppositions : ce malade homicide est d\u2019une esp\u00e8ce toute\nparticuli\u00e8re. Je vais devoir le classer dans une cat\u00e9gorie\nqui n\u2019existe pas encore, l\u2019appeler un maniaque zoophage\nqui ne veut se nourrir que d\u2019\u00eatres vivants ; son obsession,\nc\u2019est d\u2019engloutir autant de vies qu\u2019il peut. Il a donn\u00e9 \u00e0\nmanger \u00e0 une araign\u00e9e des mouches sans nombre, \u00e0 un\noiseau des araign\u00e9es sans nombre, puis il aurait voulu\navoir un chat pour lui donner \u00e0 manger tous ses oiseaux.\nQu\u2019aurait-il fait ensuite ? On souhaiterait presque aller\njusqu\u2019au bout de l\u2019exp\u00e9rience. Mais il faudrait pour cela une\nraison suffisante. On a souri avec m\u00e9pris quand on a parl\u00e9\nde vivisection, et voyez o\u00f9 l\u2019on en est aujourd\u2019hui ! Pourquoi\nne pas faire progresser la science dans ce qu\u2019elle a de\nplus difficile mais plus vital, la connaissance du cerveau, du\nm\u00e9canisme du raisonnement humain ? Si je p\u00e9n\u00e9trais le\nmyst\u00e8re de ce cerveau l\u00e0, si j\u2019avais la clef de l\u2019imagination\nd\u2019un seul malade mental, j\u2019avancerais dans ma sp\u00e9cialit\u00e9 \u00e0un point en comparaison duquel la physiologie de Burdon-\nSanderson ou l\u2019\u00e9tude du cerveau humain de Ferrier ne\nserait rien. Si seulement il y avait une raison suffisante !\nMais il ne faut pas trop penser \u00e0 cela, la tentation est\nfacile : une raison suffisante pourrait faire pencher la\nbalance de mon c\u00f4t\u00e9, car ne suis-je pas peut-\u00eatre, moi\naussi, cong\u00e9nitalement, un cerveau exceptionnel ?\nComme cet homme raisonne juste ! Les fous, il est vrai,\nraisonnent toujours juste quand ils suivent leur id\u00e9e. Je me\ndemande \u00e0 combien de vies il \u00e9value un homme, ou s\u2019il\nl\u2019\u00e9value \u00e0 une seule. Il a termin\u00e9 ses calculs tr\u00e8s\ncorrectement, et aujourd\u2019hui m\u00eame, en a commenc\u00e9\nd\u2019autres. Qui d\u2019entre nous ne recommence pas chaque jour\nde nouveaux calculs ? En ce qui me concerne, il me\nsemble que c\u2019est hier seulement que ma vie tout enti\u00e8re a\nsombr\u00e9 en m\u00eame temps que mon jeune espoir et que,\nvraiment, j\u2019ai recommenc\u00e9 \u00e0 z\u00e9ro. Et il en sera sans doute\nainsi jusqu\u2019\u00e0 ce que le Juge Supr\u00eame m\u2019appelle l\u00e0-haut et\nreferme mon grand livre contenant la balance des profits et\npertes. Oh ! Lucy, Lucy ! Il m\u2019est impossible de vous en\nvouloir, ni d\u2019en vouloir \u00e0 mon ami qui partage votre\nbonheur. Mais je ne dois plus m\u2019attendre qu\u2019\u00e0 une\nexistence sans espoir o\u00f9 seul importera mon travail. Oui,\ntravailler, travailler, travailler !\nSi seulement je pouvais d\u00e9couvrir une raison aussi\nimp\u00e9rieuse que celle de mon pauvre malade et qui me\npousserait au travail, j\u2019y trouverais assur\u00e9ment une certaine\nforme de bonheur.Journal de Mina Murray\n \n26 juillet\n \nJe suis de plus en plus inqui\u00e8te, et \u00e9crire me soulage un\npeu ; c\u2019est comme si l\u2019on se parlait \u00e0 soi-m\u00eame et\ns\u2019\u00e9coutait tout \u00e0 la fois. De plus, le fait de tenir ce journal en\ncaract\u00e8res de st\u00e9nographie me donne une impression\ndiff\u00e9rente que si j\u2019employais l\u2019\u00e9criture ordinaire. Je suis\ninqui\u00e8te au sujet de Lucy comme au sujet de Jonathan. Il y\na quelque temps que j\u2019\u00e9tais sans nouvelles de lui ; mais\nhier, le cher M. Hawkins, qui est toujours si aimable, m\u2019a\nenvoy\u00e9 une lettre qu\u2019il avait re\u00e7ue de lui. Quelques lignes\nseulement, envoy\u00e9es du ch\u00e2teau Dracula, annon\u00e7ant son\nd\u00e9part. Cela ressemble si peu \u00e0 Jonathan ! Je ne\ncomprends pas ce qui se passe\u2026 je voudrais tant \u00eatre\nrassur\u00e9e ! Quant \u00e0 Lucy, bien qu\u2019elle paraisse en bonne\nsant\u00e9, elle est de nouveau, depuis peu, en proie \u00e0 des\ncrises de somnambulisme. Sa m\u00e8re m\u2019en a parl\u00e9, et nous\navons d\u00e9cid\u00e9 que, dor\u00e9navant, la nuit, je fermerais \u00e0 clef la\nporte de notre chambre. Mme Westenra s\u2019est mis en t\u00eate\nque les somnambules, immanquablement, grimpent sur les\ntoits des maisons et vont se promener au bord des falaises\nles plus escarp\u00e9es pour s\u2019\u00e9veiller soudain et tomber enpoussant un tel cri de d\u00e9sespoir qu\u2019on l\u2019entend dans toute\nla r\u00e9gion. La pauvre, elle passe sa vie \u00e0 trembler en\npensant que cela pourrait arriver \u00e0 Lucy, et elle m\u2019a racont\u00e9\nque son mari, le p\u00e8re de Lucy, souffrait de crises\nsemblables ; il se levait au milieu de la nuit, s\u2019habillait et\nsortait si on ne l\u2019arr\u00eatait pas. Lucy doit se marier cet\nautomne ; elle s\u2019occupe d\u00e9j\u00e0 de sa robe de noces, de son\ntrousseau, de l\u2019arrangement de sa maison. Je la\ncomprends, car je fais exactement la m\u00eame chose, \u00e0 cette\ndiff\u00e9rence pr\u00e8s que nous d\u00e9buterons dans la vie d\u2019une\nfa\u00e7on beaucoup plus simple, car nous devrons avant tout\nnous soucier de joindre les deux bouts. M. Holmwood \u2013\nl\u2019Honorable Arthur Holmwood, fils unique de Lord\nGodalming \u2013 doit arriver bient\u00f4t, aussit\u00f4t qu\u2019il pourra quitter\nla ville, car son p\u00e8re est malade ; Lucy compte les jours, les\nheures\u2026 Elle veut, dit-elle, aller s\u2019asseoir avec lui sur le\nbanc du cimeti\u00e8re et lui montrer du haut de la falaise, le\nbeau paysage de Whitby. \u00c0 mon avis, c\u2019est l\u2019attente qui\nnuit \u00e0 sa sant\u00e9 ; elle ira tout \u00e0 fait bien d\u00e8s que son fianc\u00e9\nsera ici.\n \n27 juillet\n \nRien encore de Jonathan\u2026 Pourquoi ne m\u2019\u00e9crit-il pas,\nne serait-ce qu\u2019un mot seulement ? Lucy se l\u00e8ve de plus en\nplus souvent, la nuit, et chaque fois, je m\u2019\u00e9veille quand jel\u2019entends marcher dans la chambre. Heureusement, il fait si\nchaud qu\u2019il lui serait impossible de prendre froid. Mais, en\nce qui me concerne, l\u2019inqui\u00e9tude continuelle et le fait de\npasser des nuits \u00e0 peu pr\u00e8s blanches, commencent \u00e0 me\nrendre tr\u00e8s nerveuse \u00e0 mon tour. \u00c0 part cela, Dieu merci !\nLucy va bien. M. Holmwood a soudain \u00e9t\u00e9 appel\u00e9 \u00e0 Ring,\nl\u2019\u00e9tat de son p\u00e8re s\u2019\u00e9tant aggrav\u00e9. Naturellement, Lucy est\nd\u00e9sol\u00e9e de ne pas le voir aussi t\u00f4t qu\u2019elle le pensait, elle a\nm\u00eame parfois des acc\u00e8s de mauvaise humeur, mais sa\nsant\u00e9 ne s\u2019en ressent pas ; elle est un peu plus forte et ses\njoues sont roses. Pourvu que cela dure !\n \n3 ao\u00fbt\n \nUne autre semaine pass\u00e9e encore, et pas de lettre de\nJonathan ! Cette fois, il n\u2019a m\u00eame pas \u00e9crit \u00e0 M. Hawkins,\nm\u2019apprend ce dernier. Oh ! j\u2019esp\u00e8re qu\u2019il n\u2019est pas\nmalade ! Dans ce cas, il aurait s\u00fbrement \u00e9crit. Je reprends\nsa derni\u00e8re lettre, et il me vient un doute. Je ne le reconnais\npas dans ce qu\u2019il dit, et pourtant c\u2019est son \u00e9criture, il n\u2019y a\npas \u00e0 s\u2019y tromper ! Lucy n\u2019a plus eu autant de crises de\nsomnambulisme cette semaine, mais il y a maintenant\nautre chose d\u2019\u00e9trange en elle qui m\u2019inqui\u00e8te un peu : m\u00eame\ndans son sommeil, j\u2019ai l\u2019impression qu\u2019elle m\u2019observe. Elle\nessaie d\u2019ouvrir la porte et, quand elle s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019elle est\nferm\u00e9e \u00e0 clef, elle se met \u00e0 chercher la clef partout dans lachambre.\n \n6 ao\u00fbt\n \nTrois autres jours, et toujours pas de nouvelles. Attendre\nainsi devient vraiment angoissant, terrible. Si j\u2019avais\nseulement \u00e0 qui \u00e9crire ou qui aller trouver, cela me\ntranquilliserait. Mais parmi les amis de Jonathan, aucun n\u2019a\nre\u00e7u de mot de lui, depuis cette derni\u00e8re lettre. Je ne puis\nque prier Dieu qu\u2019il me donne de la patience. Lucy est plus\nirritable que jamais, pourtant elle va bien. La nuit a \u00e9t\u00e9\norageuse, et les p\u00eacheurs disent qu\u2019ils s\u2019attendent \u00e0 une\ntemp\u00eate. Il faut que j\u2019observe, que j\u2019apprenne \u00e0 reconna\u00eetre\nles signes qui pr\u00e9sagent le temps. Aujourd\u2019hui, il fait gris et,\nau moment o\u00f9 j\u2019\u00e9cris, le soleil est cach\u00e9 par de gros\nnuages amass\u00e9s au-dessus du promontoire. Tout est gris,\nabsolument tout, sauf l\u2019herbe qui est d\u2019un vert \u00e9meraude\u2026\nGris sont les rochers et gris les nuages, dont le soleil\n\u00e9claire faiblement les bords et qui s\u2019\u00e9tendent lugubrement\nau-dessus de la mer grise dans laquelle les bancs de\nsable, qui \u00e9mergent \u00e7\u00e0 et l\u00e0, ressemblent \u00e0 de longs doigts\ngris. Les lames se jettent sur le rivage dans un grand\nfracas, assourdi pourtant par les paquets de brouillard qui\nsont chass\u00e9s en m\u00eame temps vers la terre. Et ce brouillard,\ngris comme toutes choses, voile l\u2019horizon. Tout donne une\nimpression d\u2019immensit\u00e9 ; les nuages sont amoncel\u00e9s lesuns les autres comme d\u2019\u00e9normes rochers et une rumeur\nmonte sourdement de cette nappe infinie qu\u2019est la mer,\ncomme quelque sombre pr\u00e9sage. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, sur la plage, on\ndistingue des silhouettes envelopp\u00e9es de brouillard et l\u2019on\ncroirait voir \u00ab marcher des hommes ressemblant \u00e0 des\narbres \u00bb. Les bateaux de p\u00eache se h\u00e2tent de rentrer au\nport, port\u00e9s par les vagues tumultueuses\u2026 Mais voici le\nvieux Mr Swales, et je comprends, \u00e0 la mani\u00e8re dont il\nsoul\u00e8ve sa casquette, qu\u2019il d\u00e9sire me parler\u2026\nLe pauvre homme a bien chang\u00e9 depuis quelques jours,\nj\u2019en ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9e. \u00c0 peine assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, il m\u2019a dit\ntr\u00e8s doucement :\n\u2013 J\u2019voudrais vous d\u2019mander quelque chose,\nmad\u2019moiselle\u2026\nComme je le voyais assez embarrass\u00e9, je pris sa vieille\nmain toute rid\u00e9e dans la mienne et je le priai de parler\nfranchement. Sans retirer sa main, il m\u2019expliqua :\n\u2013 J\u2019esp\u00e8re, mon enfant, que je n\u2019vous ai pas choqu\u00e9e en\nvous disant tout\u2019ces choses sur les morts\u2026 Vraiment, j\u2019suis\nall\u00e9 plus loin qu\u2019mes pens\u00e9es et j\u2019voudrais qu\u2019vous vous en\nsouv\u2019niez quand je n\u2019s\u2019rai plus l\u00e0\u2026 Nous, les vieux, nous\nradotons ; nous avons d\u00e9j\u00e0 un pied dans la tombe, et nous\nn\u2019aimons pas trop d\u2019penser \u00e0 la mort et nous n\u2019voulons pas\nen avoir peur ! Aussi, pour ma part, ais-je pris le parti d\u2019en\nparler l\u00e9g\u00e8rement afin de me rassurer moi-m\u00eame.\nPourtant, mam\u2019zelle, Dieu l\u2019sait, j\u2019nai pas peur de mourir\u2026\npas peur du tout\u2026 Seulement, si \u00e7a n\u2019tient qu\u2019\u00e0 moi,\nj\u2019voudrais vivre encore un peu. Mais mon temps doit \u00eatre\nproche, car arriver \u00e0 l\u2019\u00e2ge de cent ans, c\u2019est tout c\u2019qu\u2019unhomme peut esp\u00e9rer ; et j\u2019en suis si pr\u00e8s que la Vieille\nBonn\u2019Femme est d\u00e9j\u00e0 occup\u00e9e \u00e0 aiguiser sa faux ! Vous\nvoyez, je n\u2019peux pas m\u2019emp\u00eacher d\u2019blasph\u00e9mer\u2026 Oui,\nbient\u00f4t l\u2019Ange de la Mort sonnera de sa trompette pour\nm\u2019appeler\u2026 Mais il ne faut pas avoir de chagrin, mon\nenfant ! fit-il en voyant que je pleurais. Si m\u00eame il vient\ncette nuit, je r\u00e9pondrai volontiers \u00e0 son appel. Car, apr\u00e8s\ntout, vivre, c\u2019est attendre quelque chose d\u2019autre que c\u2019que\nnous avons, quelque chose d\u2019autre que c\u2019que nous\nsommes en train d\u2019faire ; la mort est la seule chose sur\nlaquelle nous puissions compter. Oui, ma petite, elle peut\nvenir et venir vite, au fond, j\u2019irai content ! Peut-\u00eatre ce vent\ndu large l\u2019am\u00e8ne-t-il d\u00e9j\u00e0 avec tous les naufrages et toutes\nles d\u00e9tresses\u2026 Attention ! attention, cria-t-il soudain. Il y a\ndans ce vent et dans ce brouillard quelque chose qui\nressemble \u00e0 la mort, qui sent la mort ! Elle est dans l\u2019air !\nElle arrive, elle arrive, je le sais\u2026 Seigneur ! faites que je\nr\u00e9ponde sans regret \u00e0 l\u2019appel !\nAvec d\u00e9votion, il leva les bras au ciel, puis se d\u00e9couvrit.\nSes l\u00e8vres remuaient comme s\u2019il priait. Apr\u00e8s quelques\nmoments de silence, il se leva, me serra les mains puis,\napr\u00e8s m\u2019avoir b\u00e9nie, me dit au revoir et s\u2019en alla de son\npas p\u00e9nible. Je restai assez boulevers\u00e9e quelques\nmoments ; aussi fus-je bien aise de voir arriver le garde-\nc\u00f4te portant sa longue-vue sous le bras. Selon son\nhabitude, il s\u2019arr\u00eata pour me dire quelques mots, sans\ncesser toutefois de regarder au large, un bateau qui\nparaissait en difficult\u00e9.\n\u2013 Un bateau \u00e9tranger, assur\u00e9ment, fit-il. Russe, ondirait\u2026 Mais il a une fa\u00e7on assez bizarre de se diriger, pas\nvrai ? Comme s\u2019il ne savait pas ce qu\u2019il veut\u2026 comme s\u2019il\nsentait venir la temp\u00eate, sans pouvoir se d\u00e9cider ou \u00e0\nmettre le cap au nord ou \u00e0 entrer ici dans le port.\nRegardez-le donc ! On dirait vraiment que personne ne\ntient le gouvernail en main ! Il change de direction \u00e0 chaque\ncoup de vent ! Croyez-moi, demain, \u00e0 cette heure-ci, nous\naurons entendu parler de lui !7\nChapitre\n \nCoupure du \u00ab Dailygraph \u00bb coll\u00e9e dans\nle journal de Mina Murray (D\u2019un de nos\ncorrespondants)\n \nWhitby, 8 ao\u00fbt\n \nUne des temp\u00eates les plus formidables et les plus\nsoudaines que l\u2019on ait jamais vues vient d\u2019avoir des\ncons\u00e9quences \u00e9galement extraordinaires. Le temps \u00e9tait\nassez lourd, sans que ce f\u00fbt exceptionnel pour un mois\nd\u2019ao\u00fbt. La soir\u00e9e de samedi fut tr\u00e8s belle et, hier, un grand\nnombre de vill\u00e9giateurs se rendirent un peu partout, soit\ndans les bois de Mulgrave, soit dans la baie de Robin\nHood, soit au Rig Mill, \u00e0 Runswick ou sur les quais du port.\nLes deux vapeurs, l\u2019Emma et le Scarborough sepromen\u00e8rent comme d\u2019habitude le long de la c\u00f4te ; bref, il y\neut beaucoup d\u2019animation \u00e0 Whitby et dans les environs.\nLe temps resta splendide jusqu\u2019\u00e0 la fin de l\u2019apr\u00e8s-midi\nmais, alors, quelques vieux habitants de l\u2019endroit, qui\nmontent plusieurs fois par jour au cimeti\u00e8re \u2013 ce cimeti\u00e8re\nqui se trouve sur la falaise est \u2013 et qui, de l\u00e0, surveillent la\nmer, attir\u00e8rent l\u2019attention sur des nuages en \u00ab queue de\nchat \u00bb se formant vers le nord-ouest. Le vent soufflait \u00e0 ce\nmoment-l\u00e0 du sud-ouest, ce qui, en langage barom\u00e9trique,\ndonne : \u00ab N\u00b02 : l\u00e9g\u00e8re brise \u00bb. Le garde-c\u00f4te fit tout de\nsuite son rapport, et un vieux p\u00eacheur, qui, depuis plus de\ncinquante ans surveille les signes qui pr\u00e9sagent le temps,\nannon\u00e7a qu\u2019une brusque temp\u00eate allait se lever. Mais le\ncoucher de soleil fut magnifique, illuminant les \u00e9normes\nnuages, et offrant un spectacle admirable \u00e0 tous ceux qui\nse promenaient sur la falaise du vieux cimeti\u00e8re. Le soleil\ndisparaissait peu \u00e0 peu derri\u00e8re le promontoire dont la\nsombre masse se d\u00e9tachait sur le ciel, son tr\u00e8s lent d\u00e9clin\n\u00e9tant accompagn\u00e9 d\u2019un scintillement multicolore,\ntransparent \u00e0 travers les nuages \u2013 pourpre, rose, violet, vert\net toutes les nuances de l\u2019or, avec, ici et l\u00e0, des ombres de\nformes diff\u00e9rentes dont les contours faisaient songer \u00e0 de\ngigantesques silhouettes. Rien de tout cela ne dut\n\u00e9chapper aux peintres qui se trouvaient parmi la foule et,\nassur\u00e9ment, des esquisses et des toiles intitul\u00e9es, par\nexemple, \nPr\u00e9lude \u00e0 la Grande Temp\u00eate\n, orneront les\ncimaises de la R.A. et du R.I. en mai prochain. Plus d\u2019un\npatron d\u00e9cida alors que son bateau ne sortirait pas du port\navant que la temp\u00eate mena\u00e7ante en f\u00fbt pass\u00e9e. Le venttomba enti\u00e8rement pendant la soir\u00e9e et, vers minuit,\nr\u00e9gnaient ce calme, cette chaleur \u00e9touffante qui pr\u00e9c\u00e8dent\nl\u2019orage et rendent nerveuse les personnes tr\u00e8s sensibles.\nOn voyait peu de lumi\u00e8res sur la mer, car m\u00eame les\nvapeurs, dont le service consiste \u00e0 longer les c\u00f4tes,\nrestaient au large ; quant aux bateaux de p\u00eache, ils \u00e9taient\nfort rares. Le seul bateau que l\u2019on distinguait assez\nnettement \u00e9tait une go\u00e9lette \u00e9trang\u00e8re qui, toutes voiles\nd\u00e9ploy\u00e9es, semblait se diriger vers l\u2019ouest. Tout le temps\nqu\u2019elle resta en vue, les imprudences, les maladresses,\nl\u2019ignorance \u00e9videntes de ses officiers furent abondamment\ncomment\u00e9es par la foule, et, du port, on essaya de leur\nfaire comprendre qu\u2019un danger les mena\u00e7ait et qu\u2019ils\ndevaient amener les voiles. Avant que la nuit f\u00fbt\ncompl\u00e8tement tomb\u00e9e, on la vit encore voguer\npaisiblement, \u00ab aussi paisible qu\u2019une embarcation peinte\nsur un oc\u00e9an peint \u00bb.\nPeu avant dix heures, ce temps lourd devint r\u00e9ellement\noppressant, et le silence si profond que l\u2019on entendait tr\u00e8s\ndistinctement, dans le lointain, b\u00ealer un mouton ou aboyer\nun chien ; l\u2019orchestre du port, qui jouait si joyeusement ses\nairs fran\u00e7ais, semblait seul troubler ce grand calme \u00e9tendu\nsur toute la nature. Mais les douze coups de minuit avaient\nsonn\u00e9 depuis quelques instants \u00e0 peine qu\u2019un bruit\nsingulier se fit entendre, comme venant du large et se\nrapprochant de plus en plus, en m\u00eame temps qu\u2019un\nroulement encore sourd grondait au-dessus des nuages.\nAlors, d\u2019un coup, la temp\u00eate se d\u00e9cha\u00eena. Avec une\nrapidit\u00e9 qui, \u00e0 ce moment-l\u00e0, sembla incroyable, et que,maintenant encore, il est impossible de comprendre, la\nnature enti\u00e8re changea d\u2019aspect en l\u2019espace de quelques\nminutes. La mer si calme se transforma en un monstre\nrugissant, les vagues tumultueuses chevauchant l\u2019une sur\nl\u2019autre. Des lames frang\u00e9es d\u2019une \u00e9cume abondante\nvenaient se jeter follement sur le rivage ou montaient \u00e0\nl\u2019assaut des falaises ; d\u2019autres se brisaient contre les\nquais, et leur \u00e9cume voilait la lumi\u00e8re des deux phares qui\nse dressent au bout de chacun de ces quais. Le vent faisait\nun bruit semblable \u00e0 celui du tonnerre et soufflait avec une\nviolence telle que les hommes les plus robustes se tenaient\ndifficilement debout. On jugea bient\u00f4t n\u00e9cessaire de\ndisperser la foule qui, jusque-l\u00e0, s\u2019\u00e9tait obstin\u00e9e \u00e0 rester\nsur les quais, car le danger s\u2019aggravait de minute en\nminute. Comme pour rendre la chose plus sinistre encore,\ndes paquets d\u2019\u00e9cume \u00e9taient projet\u00e9s vers l\u2019int\u00e9rieur des\nterres, et ces nuages blancs, charg\u00e9s d\u2019humidit\u00e9, qui\narrivaient, semblables \u00e0 des fant\u00f4mes glac\u00e9s, vous\nenveloppaient de fa\u00e7on si d\u00e9sagr\u00e9able que seul un petit\neffort d\u2019imagination e\u00fbt suffi pour vous faire croire que\nrevenaient les marins p\u00e9ris en mer, qu\u2019ils touchaient de\nleurs mains de morts leurs fr\u00e8res vivants, et plus d\u2019un parmi\nceux-ci ont fr\u00e9mi quand les volutes de brouillard les\nenveloppaient. Parfois, le brouillard se dissipait et l\u2019on\npouvait voir la mer \u00e0 la faveur d\u2019un \u00e9clair qui, aussit\u00f4t, \u00e9tait\nsuivi par un coup de tonnerre tel que l\u2019immensit\u00e9 du ciel\nsemblait trembler sous le choc.\nLe paysage d\u00e9couvert ainsi, \u00e0 la faveur des \u00e9clairs\nsuccessifs offrait des aspects d\u2019une grandeurimpressionnante. La mer, s\u2019\u00e9levant en de hautes\nmontagnes avec chaque vague, jetait vers le ciel des\ngerbes gigantesques d\u2019\u00e9cume blanche que le vent de la\ntemp\u00eate semblait arracher pour les lancer dans l\u2019espace ;\n\u00e7\u00e0 et l\u00e0, un bateau de p\u00eache, une barque de p\u00eache, n\u2019ayant\nplus qu\u2019un lambeau de voile, ne savait ni comment ni vers\no\u00f9 se diriger pour se mettre \u00e0 l\u2019abri ; de temps \u00e0 autre\napparaissaient, sur la cr\u00eate d\u2019une vague, les ailes blanches\nd\u2019un oiseau de mer ballott\u00e9 par la temp\u00eate. Dress\u00e9 au\nsommet de la falaise de l\u2019est, le nouveau projecteur\nattendait d\u2019\u00eatre utilis\u00e9 pour la premi\u00e8re fois. Les hommes\ncharg\u00e9s de s\u2019en occuper le mirent en action et, lorsque les\nmurailles de brouillard se faisaient moins \u00e9paisses, il\nbalayait de ses feux la surface de la mer. \u00c0 une ou deux\nreprises, il rendit de r\u00e9els services : par exemple, un\nbateau de p\u00eache, le plat-bord sous l\u2019eau, guid\u00e9 par ces\nlumi\u00e8res, parvint \u00e0 regagner le port sans aller se jeter\ncontre les quais. Et chaque fois qu\u2019un bateau ou une\nbarque r\u00e9ussissait ainsi \u00e0 rentrer au port, la foule poussait\nun cri de joie ; un instant ce cri dominait la bourrasque,\nmais aussit\u00f4t il \u00e9tait \u00e9touff\u00e9 par le bruit.\nPeu de temps se passa avant que les projecteurs ne\nd\u00e9couvrent, \u00e0 quelque distance vers le large, une go\u00e9lette,\ntoutes voiles d\u00e9ploy\u00e9es, la m\u00eame probablement que l\u2019on\navait remarqu\u00e9e plus t\u00f4t dans la soir\u00e9e. Le vent, \u00e0 ce\nmoment-l\u00e0, avait tourn\u00e9 \u00e0 l\u2019est, et les gens de mer qui se\ntrouvaient sur la falaise fr\u00e9mirent en comprenant le terrible\ndanger que le bateau courait. Entre la go\u00e9lette et le port\ns\u2019\u00e9tendait un long banc de rochers sur lequel tant debateaux d\u00e9j\u00e0 s\u2019\u00e9taient bris\u00e9s, et, comme le vent soufflait\nmaintenant de l\u2019est, il paraissait r\u00e9ellement impossible\nqu\u2019elle parv\u00eent \u00e0 entrer dans le port. C\u2019\u00e9tait l\u2019heure de la\nmar\u00e9e haute, mais les vagues sauvages montaient \u00e0 une\ntelle hauteur que, lorsqu\u2019elles se creusaient, on voyait\npresque le fond. Cependant la go\u00e9lette avan\u00e7ait toutes\nvoiles dehors et si rapidement que, comme le dit un vieux\nloup de mer, elle \u00ab devait arriver quelque part, f\u00fbt-ce en\nenfer \u00bb. Pouss\u00e9es vers le rivage, s\u2019\u00e9lev\u00e8rent de nouvelles\nmurailles de brouillard, plus \u00e9paisses que les pr\u00e9c\u00e9dentes,\net qui semblaient vous s\u00e9parer du monde entier et vous\nlaisser seulement le sens de l\u2019ou\u00efe ; en effet, le\nmugissement de la temp\u00eate, les coups de tonnerre et le\nfracas de vagues traversaient l\u2019\u00e9cran formidable et tout\nimpr\u00e9gn\u00e9 d\u2019eau, pour venir jusqu\u2019\u00e0 vous et vous assourdir.\nLes rayons du projecteur restaient fix\u00e9s sur l\u2019entr\u00e9e du port,\nexactement sur le m\u00f4le est, o\u00f9 l\u2019on croyait que se produirait\nle choc, et chacun retenait son souffle. Soudain, le vent\ntourna au nord-est et dissipa le brouillard ; alors, chose\npresque incroyable, la go\u00e9lette \u00e9trang\u00e8re passa entre les\ndeux m\u00f4les en sautant de vague en vague dans sa course\nrapide et vint se mettre \u00e0 l\u2019abri dans le port. Les rayons du\nprojecteur ne la quittaient pas, et quelle ne f\u00fbt pas l\u2019horreur\nressentie par la foule quand elle aper\u00e7ut, attach\u00e9 au\ngouvernail, un cadavre dont la t\u00eate pendait et qui vacillait\nd\u2019un c\u00f4t\u00e9 puis de l\u2019autre selon les mouvements du bateau ?\nOn ne voyait sur le pont aucune autre forme humaine. Un\ngrand cri de terreur stup\u00e9faite s\u2019\u00e9leva quand les gens\ncomprirent que la go\u00e9lette \u00e9tait entr\u00e9e dans le port commepar miracle : la main d\u2019un mort tenait le gouvernail !\nCependant, tout s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 en moins de temps qu\u2019il n\u2019en\nfaut pour l\u2019\u00e9crire. La go\u00e9lette ne s\u2019arr\u00eata pas mais continua\nsa course plus avant dans le port pour aller s\u2019\u00e9chouer sur\nun tas de sable et de gravier accumul\u00e9s par les mar\u00e9es\nmontantes et les temp\u00eates dans le coin sud-est, pr\u00e8s de la\njet\u00e9e qui se terminait sous la falaise est, jet\u00e9e que l\u2019on\nappelle dans le pays la Tate Hill Pier.\nIl y eut \u00e9videmment un choc consid\u00e9rable quand le\nbateau s\u2019\u00e9choua sur le tas de sable. Les m\u00e2ts, les\ncordages c\u00e9d\u00e8rent et, chose inattendue, \u00e0 l\u2019instant m\u00eame\no\u00f9 la proue touchait le sable, un \u00e9norme chien, surgit de la\ncale, sauta sur le pont, comme propuls\u00e9 par le choc, puis\ndu pont se pr\u00e9cipita sur le rivage. Se dirigeant \u00e0 toute\nvitesse vers le haut de la falaise o\u00f9 se trouve le cimeti\u00e8re \u2013\nfalaise si escarp\u00e9e que certaines pierres tombales restent\nen partie suspendues dans le vide l\u00e0 o\u00f9 la roche s\u2019est peu\n\u00e0 peu effrit\u00e9e \u2013, il disparut dans la nuit qui paraissait plus\nnoire encore au-del\u00e0 des rayons du projecteur.\nLe hasard voulut qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt personne \u00e0 ce moment-l\u00e0\nsur la Tate Hill Pier, tous les habitants des maisons\nenvironnantes s\u2019\u00e9tant ou bien couch\u00e9s ou bien rendus sur\nles hauteurs dominant le port. Aussi le garde-c\u00f4te qui \u00e9tait\nde service accourut-il imm\u00e9diatement sur la jet\u00e9e, et il fut le\npremier \u00e0 monter \u00e0 bord. Les hommes qui maniaient le\nprojecteur, ayant un moment \u00e9clair\u00e9 l\u2019entr\u00e9e du port sans\nrien apercevoir d\u2019insolite, dirig\u00e8rent alors les rayons sur\nl\u2019\u00e9pave et les y braqu\u00e8rent d\u00e9finitivement. On vit le garde-\nc\u00f4te courir \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, se pencher sur le gouvernail pourl\u2019examiner, mais reculer tout aussit\u00f4t, comme en proie \u00e0 un\n\u00e9moi insurmontable. Cela excita la curiosit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale, et\nnombreux furent ceux qui, dans la foule, voulant approcher\ndavantage le bateau naufrag\u00e9, se mirent \u00e0 courir dans\ncette direction. Votre serviteur fut un des premiers qui,\ndescendant de la falaise, arriva sur la jet\u00e9e. Cependant,\nd\u2019autres d\u00e9j\u00e0 m\u2019y avaient pr\u00e9c\u00e9d\u00e9, et le garde-c\u00f4te, de\nm\u00eame que la police, avait fort \u00e0 faire pour les emp\u00eacher de\nmonter \u00e0 bord. Comme correspondant du \nDailygraph\n, on\nme permit toutefois d\u2019avancer jusque sur le pont et je\npartageai, avec quelques rares personnes, le lugubre\nprivil\u00e8ge de voir de tout pr\u00e8s le cadavre attach\u00e9 \u00e0 la roue\ndu gouvernail.\nLe mouvement de surprise, puis de terreur, qui avait\nsaisi le garde-c\u00f4te \u00e9tait tr\u00e8s compr\u00e9hensible. L\u2019homme\n\u00e9tait maintenu \u00e0 un rayon de la roue par les mains, li\u00e9es\nl\u2019une ou l\u2019autre. Entre la paume de sa main et le bois, on\navait gliss\u00e9 un crucifix. Le chapelet, auquel il appartenait,\nentourait \u00e0 la fois les deux mains et le rayon du gouvernail ;\nle tout consolid\u00e9 par des cordages. Le pauvre homme\navait d\u00fb \u00eatre assis \u00e0 un moment, mais les voiles,\nmalmen\u00e9es par la temp\u00eate, avaient fait bouger le\ngouvernail, le projetant ainsi, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 puis de l\u2019autre, de\nsorte que les cordes qui le liaient, avaient bless\u00e9 la chair\njusqu\u2019\u00e0 l\u2019os. On fit un rapport d\u00e9taill\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00e9nement, et un\nm\u00e9decin, le Dr J.M. Caffyn (33, East Elliot Place), qui arriva\nimm\u00e9diatement apr\u00e8s moi, d\u00e9clara apr\u00e8s examen que la\nmort datait de deux jours d\u00e9j\u00e0. Dans une des poches, on\ntrouva une bouteille soigneusement bouch\u00e9e et necontenant qu\u2019un petit rouleau de feuilles de papier sur\nlesquelles, devait-on apprendre bient\u00f4t, \u00e9tait consign\u00e9 un\ncompl\u00e9ment au journal de bord. Selon le garde-c\u00f4te,\nl\u2019homme avait d\u00fb se lier lui-m\u00eame les mains, serrant les\nn\u0153uds \u00e0 l\u2019aide de ses dents. Le fait que le garde avait \u00e9t\u00e9\nle premier \u00e0 monter \u00e0 bord aurait pu entra\u00eener certaines\ncomplications devant le tribunal maritime, car il est interdit\naux gardes-c\u00f4tes de porter secours \u00e0 un navire en\nd\u00e9tresse, alors que c\u2019est le droit du premier citoyen venu.\nD\u00e9j\u00e0 pourtant on entend un peu partout les avis de\npersonnes comp\u00e9tentes en la mati\u00e8re, et un jeune \u00e9tudiant\nen droit affirme que le propri\u00e9taire du bateau n\u2019a plus\naucun droit \u00e0 revendiquer, son bateau \u00e9tant en\ncontravention avec les r\u00e8glements de mainmorte, puisque\nla barre en tant qu\u2019embl\u00e8me, sinon en tant que preuve de\nbiens transmis, \u00e9tait tenue par la main d\u2019un mort. Il est\ninutile d\u2019ajouter qu\u2019on a retir\u00e9 le malheureux de son poste,\no\u00f9 il \u00e9tait si courageusement demeur\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la fin, et\nqu\u2019on l\u2019a port\u00e9 \u00e0 la morgue en attendant l\u2019enqu\u00eate.\nEt maintenant la temp\u00eate s\u2019apaise ; les gens s\u2019en\nretournent chez eux, le lever du soleil illumine le ciel au-\ndessus des vallons du Yorkshire. Je vous enverrai, \u00e0 temps\npour la prochaine \u00e9dition du journal, d\u2019autres d\u00e9tails au\nsujet de cette go\u00e9lette en d\u00e9tresse qui, malgr\u00e9 la temp\u00eate,\nest arriv\u00e9e si miraculeusement au port.\n \nWhitby, 9 ao\u00fbt \nLes cons\u00e9quences de l\u2019arriv\u00e9e inattendue de ce bateau\n\u00e9tranger, pendant la temp\u00eate de la nuit derni\u00e8re, sont\npresque plus \u00e9tonnantes que le fait lui-m\u00eame. On sait \u00e0\npr\u00e9sent que ce petit b\u00e2timent est russe, qu\u2019il vient de Varna\net qu\u2019il s\u2019appelle le \nDemeter\n. Il est presque enti\u00e8rement\nlest\u00e9 de sable, n\u2019ayant qu\u2019une cargaison peu importante \u2013\ndes caisses remplies de terreau \u2013 exp\u00e9di\u00e9e \u00e0 l\u2019adresse\nd\u2019un \nsolicitor\n de Whitby, Mr S.F. Billington, 7, The\nCrescent, qui, d\u00e8s ce matin est venu \u00e0 bord prendre\nr\u00e9glementairement possession des marchandises qu\u2019on lui\nenvoyait. Le consul de Russie, de son c\u00f4t\u00e9, apr\u00e8s avoir\nsign\u00e9 la charte-partie, prit officiellement possession du\nbateau et remplit toutes les autres formalit\u00e9s. \u00c0 Whitby,\naujourd\u2019hui, on ne parle que de l\u2019\u00e9trange \u00e9v\u00e9nement. On\ns\u2019int\u00e9resse aussi beaucoup au chien qui a saut\u00e9 \u00e0 terre\nd\u00e8s que la go\u00e9lette eut touch\u00e9 le rivage ; presque tous les\nmembres de la S.P.C.A, qui est fort influente ici, auraient\nvoulu se faire un ami de cette b\u00eate. Mais, au\nd\u00e9sappointement g\u00e9n\u00e9ral, on ne l\u2019a pas retrouv\u00e9e. Peut-\n\u00eatre le chien a-t-il \u00e9t\u00e9 si effray\u00e9 qu\u2019il s\u2019est sauv\u00e9 vers les\nlandes, o\u00f9 il se cache encore. Certains redoutent cette\n\u00e9ventualit\u00e9 et y voient un r\u00e9el danger, car l\u2019animal, disent-\nils, est \u00e9videmment f\u00e9roce. De bonne heure, ce matin, un\ngrand chien, appartenant \u00e0 un marchand de charbon qui\nhabite pr\u00e8s du port, a \u00e9t\u00e9 trouv\u00e9 mort sur la route, juste en\nface de la maison de son ma\u00eetre. Visiblement, il s\u2019\u00e9tait\nbattu contre un adversaire puissant et cruel, car il avait lagorge v\u00e9ritablement d\u00e9chir\u00e9e et le ventre ouvert comme\npar des griffes sauvages.\nQuelques heures plus tard\nL\u2019inspecteur du minist\u00e8re du Commerce a bien voulu me\npermettre d\u2019ouvrir le journal de bord du \nDemeter\n, qui fut\nr\u00e9guli\u00e8rement tenu jusqu\u2019\u00e0 trois jours d\u2019ici ; mais il ne\ncontenait rien d\u2019int\u00e9ressant, hormis ce qui concerne les\npertes humaines. En revanche, le rouleau de feuilles de\npapier trouv\u00e9 dans la bouteille et que l\u2019on a produit\naujourd\u2019hui \u00e0 l\u2019enqu\u00eate offre le plus haut int\u00e9r\u00eat ; pour ma\npart, je n\u2019ai jamais eu connaissance d\u2019un r\u00e9cit plus \u00e9trange.\nOn m\u2019a permis de le transcrire ici \u00e0 l\u2019intention de mes\nlecteurs ; j\u2019omets simplement les d\u00e9tails techniques. \u00c0 lire\nces feuillets, il semble que le capitaine ait \u00e9t\u00e9 pris d\u2019une\nsorte de folie avant m\u00eame d\u2019avoir atteint le large et que le\nmal n\u2019ait fait que s\u2019aggraver pendant le voyage. On devra\nse rappeler que j\u2019\u00e9cris sous la dict\u00e9e d\u2019un secr\u00e9taire du\nconsul de Russie qui me traduit le texte.Journal de bord du \u00ab Demeter \u00bb de\nVarna \u00e0 Whitby\n \n\u00ab Des \u00e9v\u00e9nements si extraordinaires ont eu lieu jusqu\u2019\u00e0\nce jour, 18 juillet, que je veux d\u00e9sormais, tenir un journal\njusqu\u2019\u00e0 notre arriv\u00e9e \u00e0 Whitby.\nLe 6 juillet, nous avons termin\u00e9 le chargement du bateau\n\u2013 sable et caisses remplies de terre. \u00c0 midi, nous prenions\nla mer. Vent d\u2019est, assez frais. L\u2019\u00e9quipage est compos\u00e9 de\ncinq hommes, deux officiers en second, le cuisinier et moi,\nle capitaine.\nLe 11 juillet, \u00e0 l\u2019aube, nous entrions dans le Bosphore.\nLes employ\u00e9s de la douane turque sont mont\u00e9s \u00e0 bord.\nBakchich. Tous tr\u00e8s corrects. Repartis \u00e0 quatre heures de\nl\u2019apr\u00e8s-midi.\nLe 12 juillet, pass\u00e9 les Dardanelles. Encore des agents\nde la douane et bakchich de nouveau. Tout cela s\u2019est fait\ntr\u00e8s vite. Ils d\u00e9siraient nous voir partir au plus t\u00f4t. Le soir,\nnous passions l\u2019Archipel.\nLe 13 juillet, nous arrivions au cap Matapan. L\u2019\u00e9quipage\nsemblait m\u00e9content, on e\u00fbt dit que les hommes avaient\npeur de quelque chose, mais aucun ne voulait parler.\nLe 14, je commen\u00e7ai \u00e0 \u00eatre assez inquiet \u00e0 leur sujet. Je\nsavais que je pouvais compter sur ces hommes, j\u2019ai\nsouvent navigu\u00e9 avec eux. Mon second ne comprenait pas\nplus que moi ce qui se passait ; les hommes lui direntseulement, en se signant, qu\u2019il y avait quelque chose. Il se\nmit en col\u00e8re contre l\u2019un deux et le frappa. \u00c0 part cela,\naucun incident.\nLe 16 au matin, le second vint me dire que l\u2019un des\nhommes, Petrofsky, manquait. Chose inexplicable. Il a pris\nle quart \u00e0 b\u00e2bord \u00e0 huit heures, hier soir, puis a \u00e9t\u00e9 relev\u00e9\npar Abramoff ; mais on ne l\u2019a pas vu qui allait se coucher.\nLes autres \u00e9taient plus abattus que jamais ; \u00e0 les entendre,\nils redoutaient depuis quelque temps une disparition de\ncette sorte, mais, quand on les questionnait, ils persistaient\n\u00e0 r\u00e9pondre seulement qu\u2019il y avait quelque chose \u00e0 bord.\nLe second, finalement, s\u2019est f\u00e2ch\u00e9 ; il redoutait une\nmutinerie.\nLe 17 juillet, hier, Olgaren, un matelot, est venu me\ntrouver et m\u2019a confi\u00e9 avec effroi qu\u2019il pensait qu\u2019un homme\n\u00e9tranger \u00e0 l\u2019\u00e9quipage se trouvait \u00e0 bord. Il m\u2019a racont\u00e9 que,\npendant son quart, alors qu\u2019il s\u2019abritait du gros temps\nderri\u00e8re le rouf, il avait aper\u00e7u un homme grand et mince\nqui ne ressemblait \u00e0 aucun des n\u00f4tres, appara\u00eetre sur le\npont, se diriger vers la proue et dispara\u00eetre ; il voulut le\nsuivre, mais quand il arriva \u00e0 l\u2019avant, il ne vit personne et\ntoutes les \u00e9coutilles \u00e9taient ferm\u00e9es. Il \u00e9tait encore en proie\n\u00e0 une panique quasi superstitieuse, et je crains que cette\npanique ne gagne tout l\u2019\u00e9quipage. Pour les rassurer tous,\naujourd\u2019hui, je vais enti\u00e8rement fouiller le bateau.\nJe viens de rassembler les hommes et je leur ai dit que,\npuisqu\u2019ils croyaient qu\u2019il y avait un inconnu \u00e0 bord, nous\nallions le chercher partout, de la proue \u00e0 la poupe.\nLe second me d\u00e9sapprouva, s\u2019\u00e9cria que c\u2019\u00e9tait ridiculede c\u00e9der ainsi \u00e0 des propos stupides et que cela ne\npouvait que d\u00e9moraliser davantage ceux qui les tenaient. Il\najouta qu\u2019il s\u2019engageait \u00e0 les faire revenir \u00e0 plus de\nsagesse en se servant d\u2019une barre de cabestan. Le\nlaissant au gouvernail, je partis avec les autres, lanternes \u00e0\nla main, fouiller le b\u00e2timent ; nous ne n\u00e9glige\u00e2mes pas le\nmoindre coin o\u00f9 un homme e\u00fbt pu se cacher. Nos\nrecherches termin\u00e9es, chacun se sentit soulag\u00e9, et\nretourna joyeux \u00e0 sa t\u00e2che. Le second me regardait de\ntravers, mais il ne me dit rien.\n \n22 juillet\n \nGros temps depuis trois jours, et tous ont fort \u00e0 faire \u00e0\ns\u2019occuper des voiles. Pas le temps d\u2019avoir peur ; il semble\nm\u00eame qu\u2019ils n\u2019y pensent plus. Le second aussi est \u00e0\nnouveau de bonne humeur. F\u00e9licit\u00e9 les hommes de leur\nbon travail par cette houle. Pass\u00e9 Gibraltar et entr\u00e9 dans le\nD\u00e9troit. Tout va bien.\n \n24 juillet\n \nD\u00e9cid\u00e9ment, la mal\u00e9diction nous poursuit. Un homme\nd\u00e9j\u00e0 manquait et, en entrant dans la baie de Biscaytoujours par gros temps, hier soir, nous nous sommes\naper\u00e7us qu\u2019un autre avait disparu. Comme le premier, il\nvenait d\u2019\u00eatre relev\u00e9 de son quart, et on ne l\u2019a pas revu. De\nnouveau, c\u2019est la panique g\u00e9n\u00e9rale ; les hommes font leur\nquart deux \u00e0 deux, car ils ne veulent plus se trouver seuls.\nLe second s\u2019est mis en col\u00e8re. Je crains quelque \u00e9clat, soit\nde sa part, soit de la part de l\u2019\u00e9quipage.\n \n28 juillet\n \nUn v\u00e9ritable enfer, depuis quatre jours ; le vent souffle en\ntemp\u00eate ; personne ne dort plus, tout le monde est \u00e9puis\u00e9.\nAucun des hommes n\u2019est plus capable de faire son quart.\nLe second officier s\u2019est propos\u00e9 pour faire le quart et tenir\nla barre en m\u00eame temps afin que les hommes puissent se\nreposer quelques heures et essayer de dormir. Le vent\ns\u2019apaise un peu, mais les vagues sont encore tr\u00e8s fortes ;\ntoutefois, on ressent moins leurs secousses, le bateau est\nplus stable.\n \n29 juillet\n \nAutre trag\u00e9die. Cette nuit, un seul homme \u00e0 la fois a pris\nle quart, \u00e9tant donn\u00e9 leur fatigue \u00e0 tous. Quand le matelotqui devait le remplacer le matin est mont\u00e9 sur le pont, il n\u2019y\na trouv\u00e9 personne, except\u00e9 l\u2019homme \u00e0 la barre. \u00c0 son cri\nde terreur, nous sommes tous accourus sur le pont, mais\nnos recherches ont \u00e9t\u00e9 vaines. Nous n\u2019avons plus de\nlieutenant. Nouvel affolement de l\u2019\u00e9quipage. Avec le\nsecond, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 de nous armer et d\u2019attendre les\n\u00e9v\u00e9nements\u2026\n \n30 juillet\n \nDerni\u00e8re nuit sans doute. Heureux que nous approchions\nde l\u2019Angleterre. Beau temps, toutes les voiles sont\nd\u00e9ploy\u00e9es. Je me suis couch\u00e9, n\u2019en pouvant plus ; j\u2019ai\ndormi profond\u00e9ment ; mais le second m\u2019a r\u00e9veill\u00e9 en\nm\u2019annon\u00e7ant que les deux hommes de quart avaient\ndisparu, de m\u00eame que celui qui tenait la barre. Nous ne\nsommes plus que quatre \u00e0 bord \u2013 moi, le second et deux\nmatelots.\n \n1\ner\n ao\u00fbt\n \nDeux jours de brouillard et pas une voile en vue. J\u2019avais\nesp\u00e9r\u00e9 qu\u2019une fois dans la Manche nous pourrions recevoirdu secours\u2026 Comme il nous est impossible de\nman\u0153uvrer les voiles (je n\u2019ose pas les faire amener, de\ncrainte que l\u2019on \nn\u2019\narrive plus \u00e0 les d\u00e9ployer) nous devons\ncourir vent arri\u00e8re. On dirait que nous sommes chass\u00e9s,\nvers un terrible destin. Le second est maintenant plus\nd\u00e9courag\u00e9 qu\u2019aucun des deux matelots. Il est dur de\ntemp\u00e9rament, mais on dirait que toute son \u00e9nergie s\u2019est\nretourn\u00e9e contre lui-m\u00eame et le ronge de l\u2019int\u00e9rieur. Les\ndeux hommes, eux, ne songent m\u00eame plus \u00e0 avoir peur ; ils\ncontinuent simplement \u00e0 travailler avec patience,\ns\u2019attendant au pire. Ils sont Russes, le second est\nRoumain.\n \n2 ao\u00fbt, minuit\n \nEndormi depuis quelques minutes \u00e0 peine, je viens de\nm\u2019\u00e9veiller en entendant un cri pouss\u00e9, m\u2019a-t-il sembl\u00e9, \u00e0\nmon hublot. Mais il m\u2019a \u00e9t\u00e9 impossible de rien voir, \u00e0 cause\ndu brouillard. En toute h\u00e2te, je suis mont\u00e9 sur le pont, o\u00f9 j\u2019ai\nrencontr\u00e9 le second qui accourait, lui aussi. Il me dit avoir\n\u00e9galement entendu ce cri mais que, arrivant presque\naussit\u00f4t sur le pont, il n\u2019a pas vu l\u2019homme qui \u00e9tait de quart.\nEncore un disparu. Que le seigneur veuille nous prot\u00e9ger !\nD\u2019apr\u00e8s ce que dit le second, nous sommes maintenant\ndans la mer du Nord, et seul Dieu peut nous guider \u00e0\ntravers ce brouillard qui semble avancer vers nous ; maisDieu semble nous avoir abandonn\u00e9s !\n \n3 ao\u00fbt\n \n\u00c0 minuit, j\u2019ai voulu aller relever l\u2019homme qui tenait la\nbarre mais quelle ne fut pas ma stupeur ! Personne n\u2019\u00e9tait\nau gouvernail ! J\u2019appelai le second qui apparut presque\naussit\u00f4t. Il avait l\u2019\u0153il hagard, l\u2019air v\u00e9ritablement affol\u00e9, et je\ncraignis qu\u2019il ne f\u00fbt en train de perdre la raison.\nS\u2019approchant de moi, il me parla \u00e0 l\u2019oreille comme s\u2019il\ncraignait que le vent lui-m\u00eame l\u2019entendit :\n\u2013 La chose est ici, j\u2019en suis s\u00fbr maintenant. La nuit\nderni\u00e8re, je l\u2019ai vue : \u00e7a ressemble \u00e0 un homme grand et\nmince, affreusement p\u00e2le. Il \u00e9tait \u00e0 la proue et regardait\nvers le large. Je me suis gliss\u00e9 derri\u00e8re lui, et j\u2019ai voulu lui\ndonner un coup de couteau ; mais mon couteau est pass\u00e9\nau travers, comme s\u2019il n\u2019y avait eu l\u00e0 que de l\u2019air.\nTout en parlant, il avait sorti son couteau de sa poche et\nle maniait avec des gestes brusques, comme s\u2019il voulait\nd\u00e9chirer l\u2019espace. \u00ab Mais il est ici, reprit-il, et je le trouverai.\nDans la cale, peut-\u00eatre dans une de ces caisses\u2026 Je vais\nles ouvrir l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, et, je verrai. Vous, tenez la\nbarre. \u00bb Puis, me jetant un regard de connivence, il mit un\ndoigt sur la bouche et descendit. Le vent se faisait de plus\nen plus fort, et je ne pouvais pas quitter le gouvernail.\nBient\u00f4t, je vis mon second remonter sur le pont avec uncoffre \u00e0 outils et une lanterne puis dispara\u00eetre de nouveau\npar l\u2019\u00e9coutille de l\u2019avant. Il est fou, il divague, et ce serait en\nvain que j\u2019essayerais de la raisonner. Qu\u2019il fasse ce qu\u2019il\nveut de ces caisses ! Il ne court aucun risque de se\nblesser\u2026 Je reste donc ici \u00e0 m\u2019occuper du gouvernail, tout\nen prenant ces notes. Tout ce que je peux faire, c\u2019est\nd\u2019avoir confiance en Dieu et attendre que le brouillard se\ndissipe. \u00c0 ce moment-l\u00e0, si je peux me diriger vers un port,\nquel qu\u2019il soit, par ce vent de temp\u00eate, j\u2019am\u00e8nerai les voiles\net ferai des signaux de d\u00e9tresse\u2026\nH\u00e9las ! Je crains bien que tout soit fini maintenant. \u00c0\nl\u2019instant m\u00eame o\u00f9 je commen\u00e7ais \u00e0 esp\u00e9rer que le second\nse calmerait, (car je l\u2019avais entendu, dans la cale, donner\ndes coups de marteau) un brusque cri d\u2019\u00e9pouvante me\nparvint par l\u2019\u00e9coutille, et notre homme fut projet\u00e9 de la cale\nsur le pont tel un boulet de canon ; mais c\u2019\u00e9tait un fou\nfurieux, les yeux \u00e9gar\u00e9s et le visage convuls\u00e9 par la\nterreur. \u00ab Au secours ! Au secours ! \u00bb criait-il en promenant\nses regards sur le mur de brouillard. Puis, sa frayeur\nfaisant place \u00e0 un sentiment de d\u00e9sespoir, il me dit d\u2019une\nvoix assez ferme :\n\u2013 Vous feriez bien de venir vous aussi, capitaine, avant\nqu\u2019il ne soit trop tard. Il est l\u00e0. Maintenant, je connais le\nsecret. La mer seule peut me prot\u00e9ger de cette cr\u00e9ature !\nAvant que je ne pusse dire un mot ou faire un\nmouvement pour le retenir, il sauta par-dessus bord, se jeta\n\u00e0 l\u2019eau. Je suppose que moi aussi, maintenant, je connais\nle secret. C\u2019est sans doute ce malheureux devenu fou qui\ns\u2019est d\u00e9barrass\u00e9 de tous les hommes, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, et,\u00e0 pr\u00e9sent, lui-m\u00eame a voulu les suivre. Que Dieu me vienne\nen aide ! Comment expliquerai-je de telles horreurs quand\nj\u2019arriverai au port ? Quand j\u2019arriverai au port ! Arriverai-je\njamais au port ?\n \n4 ao\u00fbt\n \nToujours ce brouillard que le lever du soleil ne parvient\npas \u00e0 percer. Si je n\u2019\u00e9tais pas un marin, je ne saurais\nm\u00eame pas ce que c\u2019est le lever du soleil. Je n\u2019ai os\u00e9 ni\ndescendre dans la cale, ni quitter le gouvernail ; je suis\ndonc rest\u00e9 ici toute la nuit et, dans l\u2019obscurit\u00e9, j\u2019ai aper\u00e7u la\nchose, je l\u2019ai aper\u00e7u, lui ! Que Dieu me pardonne, mais le\nsecond a eu raison de se jeter dans la mer. Il a eu raison\nde vouloir mourir en homme ; on ne peut pas reprocher \u00e0\nun marin de vouloir mourir ainsi. Mais, moi, je suis le\ncapitaine et je ne peux abandonner mon bateau. Mais je\nsaurai d\u00e9jouer les plans de ce d\u00e9mon, de ce monstre :\nquand je sentirai que mes forces diminuent, je me lierai les\nmains \u00e0 la roue du gouvernail et j\u2019y lierai aussi ce que\u2026 ce\nqu\u2019il n\u2019osera pas toucher ; alors, que le vent soit favorable\nou non, je sauverai mon \u00e2me et mon bonheur de capitaine !\n\u2026 Je me sens plus faible et, bient\u00f4t, ce sera de nouveau la\nnuit. S\u2019il vient encore me regarder en plein visage, je\nn\u2019aurai peut-\u00eatre pas le temps d\u2019agir\u2026 Si nous faisons\nnaufrage, peut-\u00eatre trouvera-t-on cette bouteille et ceux quila trouveront comprendront peut-\u00eatre\u2026 Sinon\u2026 Eh bien !\nalors que l\u2019on sache que je n\u2019ai pas manqu\u00e9 \u00e0 mon devoir.\nQue Dieu et la sainte vierge et tous les saints viennent au\nsecours d\u2019une pauvre \u00e2me innocente et de bonne volont\u00e9 !\n\u2026 \u00bb\nComme il fallait s\u2019y attendre, le jugement conclut au\ncrime sans d\u00e9signer le coupable. Il n\u2019existe aucune preuve\n\u00e0 conviction, et personne ne peut dire si l\u2019homme est\ncoupable ou non de tous ces meurtres ; les habitants de\nWhitby sont unanimes pour soutenir que le capitaine est\ntout simplement un h\u00e9ros et on lui fera des fun\u00e9railles\nsolennelles. D\u00e9j\u00e0, on a d\u00e9cid\u00e9 que son corps serait plac\u00e9\nsur un train de barques pour remonter une partie de l\u2019Esk,\npuis ramen\u00e9 \u00e0 la Tate Hill Pier et de l\u00e0 au cimeti\u00e8re, par\nl\u2019escalier qui monte \u00e0 l\u2019Abbaye. Car c\u2019est l\u00e0-haut qu\u2019il sera\nenterr\u00e9.\nOn n\u2019a retrouv\u00e9 aucune trace du grand chien ; ce qui est\ndommage car l\u2019opinion publique est telle en ce moment\nque la petite ville tout enti\u00e8re l\u2019aurait adopt\u00e9. Nous\nassisterons donc demain aux fun\u00e9railles du capitaine. Et\nce sera la fin de ce \u00ab myst\u00e8re de la mer \u00bb qui s\u2019ajoute \u00e0\ntant d\u2019autres.Journal de Mina Murray\n \n8 ao\u00fbt\n \nLucy a \u00e9t\u00e9 fort agit\u00e9e toute la nuit et, moi non plus, je n\u2019ai\npas pu dormir. La temp\u00eate \u00e9tait terrible et, quand le vent\ns\u2019engouffrait dans la chemin\u00e9e, on e\u00fbt cru entendre le\ncanon. Chose \u00e9tonnante, Lucy ne s\u2019est pas r\u00e9veill\u00e9e, mais,\n\u00e0 deux reprises, elle s\u2019est lev\u00e9e et habill\u00e9e. Heureusement,\nje l\u2019ai entendue chaque fois et je suis parvenue \u00e0 la\nd\u00e9shabiller sans la r\u00e9veiller et l\u2019ai remise au lit. Ces crises\nde somnambulisme sont \u00e9tranges, car, aussit\u00f4t qu\u2019on\nl\u2019arr\u00eate dans ses mouvements, elle renonce \u00e0 l\u2019intention\nqu\u2019elle avait un moment auparavant \u2013 si au moins on peut\nparler d\u2019intention dans ce cas \u2013 et elle reprend une vie\napparemment normale.\nNous nous sommes lev\u00e9es de bonne heure toutes les\ndeux et nous sommes descendues au port, curieuses de\nsavoir ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 pendant la nuit. Nous n\u2019y v\u00eemes\npresque personne ; bien que le soleil brill\u00e2t de tout son\n\u00e9clat et que le temps f\u00fbt clair et frais, de grosses vagues\nencore mena\u00e7antes, dont les immenses creux paraissaient\ntr\u00e8s sombres en contraste avec l\u2019\u00e9cume d\u2019un blanc neigeux\nqui les surmontait, se pr\u00e9cipitaient sauvagement dans leport. Je me r\u00e9jouis \u00e0 la pens\u00e9e que Jonathan n\u2019\u00e9tait pas en\nmer la nuit derni\u00e8re. Mais\u2026 n\u2019est-il pas en mer, vraiment ?\nEst-il \u00e0 terre ? O\u00f9 est-il, et comment va-t-il ? Je suis\ntellement inqui\u00e8te \u00e0 son sujet ! Si seulement je savais ce\nque je dois faire, et si je pouvais faire quelque chose !\nLes fun\u00e9railles du pauvre capitaine, aujourd\u2019hui, furent\nfort \u00e9mouvantes. Je crois que tous les bateaux, toutes les\nbarques du port \u00e9taient rassembl\u00e9s. Le cercueil fut port\u00e9\npar des officiers de marine depuis la Tate Hill Pier jusqu\u2019au\ncimeti\u00e8re. Lucy m\u2019accompagnait ; nous all\u00e2mes nous\ninstaller sur notre banc alors que le cort\u00e8ge de bateaux\nremontait la petite rivi\u00e8re jusqu\u2019au viaduc pour revenir\nensuite \u00e0 la Tate Hill Pier, et, de cet endroit de la falaise\nnous le perd\u00eemes pas un instant de vue. La d\u00e9pouille du\nmalheureux capitaine fut descendue dans une tombe\nproche de notre banc, de sorte que, debout sur ce banc,\nnous p\u00fbmes suivre tous les d\u00e9tails de cette fun\u00e8bre\nc\u00e9r\u00e9monie. La pauvre Lucy semblait fort \u00e9mue, comme en\nproie m\u00eame \u00e0 une sorte d\u2019angoisse ; \u00e0 mon avis, les nuits\nagit\u00e9es qu\u2019elle passe et les r\u00eaves qu\u2019elle doit faire nuisent\n\u00e0 sa sant\u00e9. Mais, chose bizarre, quand je lui parle de cela,\nelle ne veut pas reconna\u00eetre qu\u2019il y a une cause \u00e0 cette\nnervosit\u00e9, ou bien elle pr\u00e9tend qu\u2019elle ne la conna\u00eet pas\nelle-m\u00eame. Peut-\u00eatre aujourd\u2019hui son inqui\u00e9tude est-elle\nencore plus vive du fait que le pauvre Mr Swales a \u00e9t\u00e9\ntrouv\u00e9 mort sur notre banc, ce matin, le cou tranch\u00e9. Il est\ncertain, comme l\u2019a dit le docteur, qu\u2019avant de tomber, une\nterreur inexplicable l\u2019avait saisi, car l\u2019horreur \u00e9tait encore\nmarqu\u00e9e sur son visage au moment o\u00f9 on l\u2019a relev\u00e9. Lemalheureux vieillard ! N\u2019a-t-il pas vu la mort approcher ?\u2026\nLucy est si sensible que tout la touche plus profond\u00e9ment\nque les autres. Pendant l\u2019enterrement, elle a \u00e9t\u00e9\nboulevers\u00e9e par une chose qui n\u2019avait gu\u00e8re attir\u00e9 mon\nattention, bien que j\u2019aime beaucoup moi-m\u00eame les\nanimaux. Un des hommes qui montent souvent ici pour\nsurveiller les bateaux de p\u00eache avait \u00e9t\u00e9, comme\nd\u2019habitude, suivi par son chien. Pendant le service, le chien\nne voulait pas venir pr\u00e8s de son ma\u00eetre, qui \u00e9tait pr\u00e8s de\nnous sur le banc ; il restait un peu loin, \u00e0 aboyer, \u00e0 hurler.\nL\u2019homme lui parla d\u2019abord doucement, puis d\u2019un ton ferme,\npuis avec col\u00e8re. En vain. L\u2019animal continuait \u00e0 aboyer de\nplus belle ; il \u00e9tait en fureur, ses yeux brillaient d\u2019un \u00e9clat\nsauvage, et tous ses poils \u00e9taient h\u00e9riss\u00e9s comme la\nqueue d\u2019un chat qui se bat avec un autre chat. Finalement,\nl\u2019homme, furieux \u00e0 son tour, sauta du banc et alla donner un\ncoup de pied au chien, puis le saisit par la peau du cou et\nle tra\u00eena jusqu\u2019\u00e0 la pierre tombale sur laquelle est pos\u00e9 le\nbanc. \u00c0 l\u2019instant m\u00eame o\u00f9 elle toucha la pierre, la pauvre\nb\u00eate se calma mais se mit \u00e0 trembler de tout son corps.\nLoin d\u2019essayer de se sauver, elle se coucha \u00e0 nos pieds, et\nelle paraissait si terroris\u00e9e que j\u2019essayai, sans y r\u00e9ussir, de\nla rassurer. Lucy en avait piti\u00e9 \u00e9galement, mais elle ne fit\naucun geste pour le caresser ; elle fixait sur elle des\nregards d\u2019angoisse. J\u2019ai bien peur qu\u2019elle n\u2019ait une nature\nvraiment trop d\u00e9licate pour supporter tout ce que la vie lui\nr\u00e9serve. Quelle nuit va-t-elle encore passer ! Toutes ces\nchoses : un bateau qui entre dans le port avec un mort au\ngouvernail, li\u00e9 \u00e0 la roue par un chapelet ; la longuec\u00e9r\u00e9monie des fun\u00e9railles ; le chien, tant\u00f4t furieux, tant\u00f4t\nterrifi\u00e9 ; oui, tout cela est bien fait pour peupler ses r\u00eaves.\nIl serait sans doute souhaitable qu\u2019elle n\u2019aille au lit, ce\nsoir, que fort fatigu\u00e9e ; je veux parler d\u2019une fatigue\nphysique ; je vais donc l\u2019emmener faire une longue\npromenade sur les falaises jusqu\u2019\u00e0 la baie de Robin Hood,\nd\u2019o\u00f9 il nous faudra encore revenir. Apr\u00e8s cela, elle n\u2019aura\npas envie, je pense, de se relever cette nuit et de marcher\ntout endormie.8\nChapitre\n \nJournal de Mina Murray\n \nM\u00eame jour, 11 heures du soir\n \nC\u2019est moi qui suis fatigu\u00e9e ! Si je ne m\u2019\u00e9tais pas fait un\ndevoir de tenir ponctuellement mon journal, ce soir, je\nn\u2019\u00e9crirais rien. Nous avons fait une promenade d\u00e9licieuse.\nLucy, plus sereine, a m\u00eame ri gaiement de la curiosit\u00e9 des\nvaches qui s\u2019approchaient de la cl\u00f4ture d\u2019un pr\u00e9 pour nous\nvoir passer ; et cela, je crois, nous a fait \u00e0 toutes deux\noublier nos tristes pens\u00e9es, oublier tout, vraiment, si ce\nn\u2019est la crainte que nous inspiraient ces vaches. Crainte\nsalutaire ! \u00c0 la baie de Robin Hood, dans une petite et\nvieille auberge d\u2019o\u00f9 l\u2019on voyait les rochers couverts\nd\u2019algues, on nous servit un th\u00e9 absolument extraordinaire.\nSans doute celles qui se disent les \u00ab nouvelles femmes \u00bbSans doute celles qui se disent les \u00ab nouvelles femmes \u00bb\nauraient \u00e9t\u00e9 choqu\u00e9es de nous voir manger de si bon\napp\u00e9tit. Les hommes, Dieu merci, sont plus tol\u00e9rants !\nPuis, nous avons pris le chemin du retour, mais en nous\narr\u00eatant souvent pour nous reposer. \u00c0 l\u2019h\u00f4tel, Lucy s\u2019avoua\nfort fatigu\u00e9e et nous nous proposions de monter nous\ncoucher au plus t\u00f4t. Mais le jeune vicaire \u00e9tait venu en\nvisite, et Mrs Westenra le pria de rester \u00e0 souper. Lucy et\nmoi e\u00fbmes fort \u00e0 faire pour r\u00e9sister au marchand de sable.\nDe ma part, ce fut un rude combat. Il me semble que les\n\u00e9v\u00eaques devraient se r\u00e9unir afin de d\u00e9cider la cr\u00e9ation\nd\u2019une nouvelle \u00e9cole de vicaires, \u00e0 qui l\u2019on enseignerait de\nn\u2019accepter jamais une invitation \u00e0 souper, si empress\u00e9e\nqu\u2019elle soit, et qui s\u2019apercevraient toujours de la fatigue des\ndemoiselles. Maintenant, Lucy dort paisiblement. Son\nvisage est charmant, l\u00e0, reposant sur l\u2019oreiller ; ses joues\nsont color\u00e9es. Si Mr Holmwood est tomb\u00e9 amoureux d\u2019elle\nla premi\u00e8re fois qu\u2019il l\u2019a simplement vue au salon, je me\ndemande quels seraient ses sentiments s\u2019il la voyait ce\nsoir ! Certaines de ces \u00ab nouvelles femmes \u00bb qui font le\nm\u00e9tier d\u2019\u00e9crire mettront peut-\u00eatre un jour \u00e0 la mode l\u2019id\u00e9e\nqu\u2019il faut permettre aux jeunes gens et aux jeunes filles,\navant de se fiancer, de se voir endormis. Mais je suppose\nque, dor\u00e9navant, la \u00ab nouvelle femme \u00bb ne consentira plus\n\u00e0 ce que son r\u00f4le se borne seulement \u00e0 accepter une\ndemande en mariage ; c\u2019est elle qui la fera. Et elle s\u2019en\ntirera parfaitement, c\u2019est certain. Voil\u00e0 une consolation\u2026\nJe suis heureuse de voir que Lucy va mieux. Je crois\nvraiment qu\u2019elle a pass\u00e9 le moment critique, qu\u2019elle aura\nune nuit calme. Et je serais tout \u00e0 fait heureuse siune nuit calme. Et je serais tout \u00e0 fait heureuse si\nseulement je savais que Jonathan\u2026 Que Dieu le b\u00e9nisse\net le prot\u00e8ge !\u2026\n \n11 ao\u00fbt, 3 heures du matin\n \nJe reprends mon journal. Ne trouvant plus le sommeil, je\npr\u00e9f\u00e8re \u00e9crire. Comment pourrais-je dormir apr\u00e8s cette\naventure \u00e9pouvantable ?\u2026 Je m\u2019\u00e9tais endormie aussit\u00f4t\nque j\u2019avais eu referm\u00e9 mon journal. Soudain, je me r\u00e9veillai\nen sursaut, prise de peur, et ne sachant pourquoi. De plus,\nj\u2019avais l\u2019impression que j\u2019\u00e9tais seule dans la chambre ;\ncelle-ci \u00e9tait si obscure que je ne distinguais m\u00eame plus le\nlit de Lucy. Je m\u2019en approchai \u00e0 t\u00e2tons, pour m\u2019apercevoir\nqu\u2019il \u00e9tait vide. Plus de Lucy ! Je fis craquer une allumette :\nje ne la vis nulle part dans la chambre. La porte \u00e9tait\nferm\u00e9e, mais non plus \u00e0 clef, alors que je savais tr\u00e8s bien\navoir donn\u00e9 un tour de clef avant de me coucher. Je ne\nvoulais pas r\u00e9veiller Mrs Westenra qui venait d\u2019\u00eatre assez\nsouffrante, et je m\u2019habillai plut\u00f4t \u00e0 la h\u00e2te pour aller \u00e0 la\nrecherche de sa fille. Au moment de quitter la chambre je\npensai que les v\u00eatements qu\u2019elle avait mis pour s\u2019en aller\nm\u2019indiqueraient peut-\u00eatre le but que, dans son r\u00eave, elle\ns\u2019\u00e9tait propos\u00e9. Si elle avait rev\u00eatu sa robe de chambre,\nc\u2019est qu\u2019elle \u00e9tait rest\u00e9e dans la maison ; une robe, c\u2019est\nqu\u2019elle \u00e9tait sortie. Mais sa robe de chambre, de m\u00eame\nque toutes ses robes, \u00e9taient l\u00e0. \u00ab Dieu merci ! pensai-je,elle ne peut pas \u00eatre loin si elle est en chemise de nuit ! \u00bb\nJe d\u00e9gringolai l\u2019escalier, entrai dans le salon. Elle n\u2019y \u00e9tait\npas. De plus en plus angoiss\u00e9e, je visitai toutes les autres\npi\u00e8ces. Finalement, j\u2019arrivai \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e, que je\ntrouvai ouverte. Comme je savais qu\u2019on la fermait \u00e0 clef\ntous les soirs, je craignis aussit\u00f4t que Lucy ne f\u00fbt sortie,\nv\u00eatue seulement de sa chemise de nuit. Mais je ne pouvais\nperdre mon temps en pensant \u00e0 ce qui pourrait arriver : une\ncrainte mal d\u00e9finie dominait en moi, me faisait n\u00e9gliger tout\nce qui n\u2019\u00e9tait que d\u00e9tails. Prenant un grand ch\u00e2le, je sortis\nen courant. Une heure sonnait quand j\u2019arrivai \u00e0 Crescent ;\npas une \u00e2me en vue. Je courus longtemps sans apercevoir\nla silhouette blanche. Arriv\u00e9e au bord de la falaise ouest\nqui surplombe le point, j\u2019examinai la falaise est et fus\nemplie d\u2019espoir ou d\u2019effroi \u2013 je l\u2019ignore moi-m\u00eame \u2013 en\nvoyant Lucy assise sur notre fameux banc. Il faisait un beau\nclair de lune, mais de gros nuages noirs, chass\u00e9s par le\nvent, la voilaient de temps \u00e0 autre et tour \u00e0 tour couvraient\nle paysage d\u2019obscurit\u00e9 compl\u00e8te et de clart\u00e9 nocturne.\nPendant quelques moments, je ne pus absolument rien\ndistinguer, car un nuage immense plongeait dans l\u2019ombre\nSt Mary\u2019s Church et les environs. Bient\u00f4t cependant la lune\n\u00e9claira \u00e0 nouveau les ruines de l\u2019abbaye, puis, peu \u00e0 peu,\nl\u2019\u00e9glise et le cimeti\u00e8re. Quelle que f\u00fbt mon attente \u2013 espoir\nou crainte \u2013 elle ne devait pas \u00eatre tromp\u00e9e, car l\u00e0, sur\nnotre banc, la lumi\u00e8re argent\u00e9e \u00e9clairait une silhouette\nblanche comme neige, \u00e0 demi couch\u00e9e. Le nuage suivant\nvint trop rapidement pour m\u2019en laisser voir davantage, mais\nj\u2019eus l\u2019impression que quelque chose de sombre se tenaitderri\u00e8re le banc, pench\u00e9 sur la blanche silhouette. \u00c9tait-ce\nun homme ou une b\u00eate, je n\u2019aurais pu le dire. Je n\u2019attendis\npas que ce nuage e\u00fbt disparu mais je d\u00e9gringolai jusqu\u2019au\nport, longeai le march\u00e9 aux poissons jusqu\u2019\u00e0 ce que je\nfusse parvenue au pont, car c\u2019\u00e9tait la seule route qui menait\n\u00e0 la falaise est. La ville \u00e9tait d\u00e9serte, ce dont je fus bien\naise, car je ne d\u00e9sirais pas que l\u2019on se rend\u00eet compte de\nl\u2019\u00e9tat de la pauvre Lucy. Le temps, la distance aussi, me\nsemblaient interminables ; mes genoux tremblaient, et\nj\u2019\u00e9tais de plus en plus essouffl\u00e9e tandis que je montais les\nmarches sans fin qui conduisent \u00e0 l\u2019abbaye. J\u2019avais h\u00e2te\nd\u2019arriver l\u00e0-haut, j\u2019y mettais toutes mes forces, et\ncependant il me semblait que mes pieds \u00e9taient charg\u00e9s\nde plomb. Quand enfin j\u2019eus atteint mon but, j\u2019aper\u00e7us\naussit\u00f4t le banc et le silhouette blanche qui s\u2019y trouvait ;\nj\u2019\u00e9tais assez pr\u00e8s maintenant pour les distinguer m\u00eame\ndans l\u2019obscurit\u00e9. Et, je n\u2019en doutais plus \u00e0 pr\u00e9sent, il y avait\ncomme une cr\u00e9ature longue et noire pench\u00e9e vers mon\namie. Je criai aussit\u00f4t : \u00ab Lucy ! Lucy ! \u00bb et je vis se relever\nune t\u00eate en m\u00eame temps que j\u2019apercevais un visage bl\u00eame\ndont les yeux flamboyaient. Lucy ne me r\u00e9pondit pas, et je\ncourus alors jusqu\u2019\u00e0 l\u2019entr\u00e9e du cimeti\u00e8re. L\u2019\u00e9glise,\nmaintenant, me cachait le banc, de sorte que, l\u2019espace de\nquelques instants, je ne vis plus Lucy. Je contournai\nl\u2019\u00e9glise ; le clair de lune, libre de nuages, me permit enfin\nde voir nettement Lucy \u00e0 demi couch\u00e9e, la t\u00eate appuy\u00e9e\ncontre le dossier du banc. Elle \u00e9tait absolument seule, il n\u2019y\navait, aupr\u00e8s du banc, pas la moindre trace d\u2019un \u00eatre\nvivant.Quand je me penchai sur elle, je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019elle \u00e9tait\nencore profond\u00e9ment endormie. Les l\u00e8vres entrouvertes,\nelle respirait, non pas paisiblement ainsi qu\u2019elle respirait\nhabituellement, mais comme si elle se f\u00fbt efforc\u00e9e, \u00e0\nchaque inspiration et avec peine, de faire p\u00e9n\u00e9trer le plus\nd\u2019air possible dans ses poumons. Soudain, toujours dans\nson sommeil, elle releva le col de sa chemise de nuit, sans\ndoute pour mieux se couvrir la gorge. En m\u00eame temps, je\nm\u2019en rendis compte, elle frissonna de la t\u00eate aux pieds ;\nelle avait froid. J\u2019entourai ses \u00e9paules du ch\u00e2le de laine, et,\ncomme je craignais de la r\u00e9veiller trop brusquement,\nj\u2019attachai le ch\u00e2le autour de sa gorge au moyen d\u2019une\ngrosse \u00e9pingle de nourrice, afin d\u2019avoir moi-m\u00eame les\nmains libres pour pouvoir l\u2019aider ; mais, angoiss\u00e9e comme\nje l\u2019\u00e9tais, j\u2019eus sans doute un mouvement maladroit \u2013 peut\n\u00eatre la piquai-je l\u00e9g\u00e8rement \u2013 car bient\u00f4t, sa respiration\ndevenant plus calme, elle porta \u00e0 nouveau la main \u00e0 la\ngorge et se mit \u00e0 g\u00e9mir. Une fois qu\u2019elle fut chaudement\nenvelopp\u00e9e dans le ch\u00e2le, je lui mis mes souliers, puis\nj\u2019essayai tr\u00e8s doucement de l\u2019\u00e9veiller. D\u2019abord, elle ne\nsembla pas r\u00e9agir le moins du monde. Peu \u00e0 peu\ncependant, son sommeil se fit plus l\u00e9ger, elle g\u00e9mit encore,\npuis poussa quelques soupirs. Comme il me semblait qu\u2019il\n\u00e9tait grand temps de la ramener \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, je la secouai un\npeu plus brusquement ; enfin, elle ouvrit les yeux, s\u2019\u00e9veilla.\nElle ne parut nullement surprise de me voir ; naturellement,\nau premier moment, elle ne se rendit pas compte du lieu o\u00f9\nelle se trouvait. \u00c0 son r\u00e9veil, Lucy est toujours tr\u00e8s jolie, et\nm\u00eame alors, par cette nuit froide o\u00f9 elle frissonnait etdevait \u00eatre \u00e9pouvant\u00e9e de se r\u00e9veiller, v\u00eatue seulement\nd\u2019une chemise de nuit et d\u2019un ch\u00e2le, dans un cimeti\u00e8re, elle\nne perdait rien de son charme gracieux. Elle trembla un\npeu, se serra contre moi, et quand je lui dis : \u00ab Reviens\nimm\u00e9diatement avec moi \u00bb, elle se leva sans un mot,\nob\u00e9issante comme une enfant. Nous nous m\u00eemes en route ;\nles cailloux du chemin me blessaient les pieds, ce qu\u2019elle\nremarqua. Elle s\u2019arr\u00eata, insista pour que je reprenne mes\nchaussures. Bien entendu, je refusai. Seulement, une fois\nque nous f\u00fbmes sorties du cimeti\u00e8re, je me trempai les\npieds dans la boue afin que, si jamais nous rencontrions\nquelqu\u2019un on ne p\u00fbt remarquer que j\u2019\u00e9tais pieds nus. Mais\nla chance nous sourit : nous rentr\u00e2mes sans croiser\npersonne. \u00c0 un moment donn\u00e9, il est vrai, nous aper\u00e7\u00fbmes\nun homme qui semblait pris de boisson ; mais nous nous\nm\u00eemes \u00e0 l\u2019abri \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un porche jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e\u00fbt\ndisparu. Inutile d\u2019ajouter que j\u2019\u00e9tais \u00e0 nouveau remplie\nd\u2019inqui\u00e9tude \u00e0 la pens\u00e9e que Lucy risquait non seulement\nde prendre froid mais de voir sa r\u00e9putation gravement\natteinte si cette histoire se r\u00e9pandait. D\u00e8s que nous f\u00fbmes\nrentr\u00e9es, et apr\u00e8s nous \u00eatre lav\u00e9 les pieds, je la fourrai\ndans son lit. Avant de se rendormir, elle me demanda, me\nsupplia de ne rien raconter \u00e0 personne, pas m\u00eame \u00e0 sa\nm\u00e8re. Tout d\u2019abord, j\u2019h\u00e9sitai, je ne voulais pas lui faire cette\npromesse ; mais je m\u2019y d\u00e9cidai finalement en pensant \u00e0\nl\u2019\u00e9tat de sant\u00e9 de sa m\u00e8re, au choc qu\u2019elle \u00e9prouverait si\nelle apprenait la chose, laquelle, assur\u00e9ment, ne\nparviendrait que d\u00e9figur\u00e9e \u00e0 ses oreilles. J\u2019esp\u00e8re que j\u2019ai\neu raison. J\u2019ai ferm\u00e9 la porte \u00e0 clef, et je garde la clef li\u00e9e \u00e0mon poignet. Sans doute ne serai-je plus d\u00e9rang\u00e9e. Lucy\ndort profond\u00e9ment. L\u2019aube, d\u00e9j\u00e0, se l\u00e8ve sur la mer\u2026\nM\u00eame jour, midi\nTout va bien. Lucy a dormi jusqu\u2019\u00e0 ce que je l\u2019\u00e9veille, et\nne semblait m\u00eame pas s\u2019\u00eatre retourn\u00e9e une seule fois dans\nson lit. Apparemment, l\u2019aventure de la nuit derni\u00e8re ne lui a\npas fait de mal ; au contraire, j\u2019ai l\u2019impression qu\u2019elle est\nmieux ce matin, mieux que depuis des semaines.\nSeulement, je suis navr\u00e9e d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 maladroite au point\nde la blesser en fermant l\u2019\u00e9pingle de nourrice. Je\nm\u2019aper\u00e7ois que cela aurait pu \u00eatre grave car la peau de la\ngorge a \u00e9t\u00e9 perc\u00e9e \u00e0 deux endroits diff\u00e9rents, et il y a une\ntache de sang sur le ruban de sa chemise de nuit. Quand je\nlui ai dit \u00e0 quel point cela m\u2019attristait, elle m\u2019a r\u00e9pondu en\nriant et en me donnant une petite tape sur la joue qu\u2019elle\nn\u2019en souffrait pas le moins du monde. Heureusement, je ne\npense pas qu\u2019il y ait une cicatrice.\n11 ao\u00fbt, au soir\nNous avons pass\u00e9 une tr\u00e8s bonne journ\u00e9e. Beau temps,\nsoleil, l\u00e9g\u00e8re brise. Nous avons d\u00e9jeun\u00e9 \u00e0 Mulgrave\nWoods, o\u00f9 Mrs Westenra s\u2019est rendue par la route, tandis\nque Lucy et moi prenions le chemin au flanc des falaises.\nMalgr\u00e9 tout, j\u2019avais le c\u0153ur gros, pensant \u00e0 mon bonheur si\nJonathan e\u00fbt \u00e9t\u00e9 l\u00e0 ! Mais il me faudra sans doute encore\nbeaucoup de patience\u2026 Le soir, promenade dans les\njardins du Casino o\u00f9 nous avons entendu de la bonne\nmusique, puis nous sommes rentr\u00e9es nous coucher t\u00f4t.\nLucy, beaucoup plus calme, s\u2019est endormie tout de suite.\nJe vais fermer la porte \u00e0 clef et prendre la clef comme jel\u2019ai fait la nuit derni\u00e8re, bien que je ne croie pas qu\u2019il ne se\npasse rien de f\u00e2cheux cette nuit.\n \n12 ao\u00fbt\n \nJe m\u2019\u00e9tais tromp\u00e9e. \u00c0 deux reprises, cette nuit, j\u2019ai \u00e9t\u00e9\nr\u00e9veill\u00e9e par Lucy qui essayait de sortir de la chambre.\nM\u00eame endormie, on la devinait quelque peu irrit\u00e9e de\ntrouver la porte ferm\u00e9e, et c\u2019est avec des gestes de\nprotestation qu\u2019elle est venue se recoucher. Enfin, quand je\nme suis r\u00e9veill\u00e9e au petit matin, les oiseaux chantaient, et\nje fus bien aise de voir que Lucy, \u00e9galement \u00e9veill\u00e9e, avait\nencore meilleure mine que la veille. Elle avait recouvr\u00e9 sa\ngaiet\u00e9 naturelle et elle vint pr\u00e8s de moi, dans mon lit, pour\nme parler longuement d\u2019Arthur. De mon c\u00f4t\u00e9, elle essaya\nde me rassurer, et j\u2019avoue qu\u2019elle y r\u00e9ussit dans une\ncertaine mesure, car si la sympathie de nos amis ne\nchange \u00e9videmment rien aux faits tels qu\u2019ils sont, elle nous\nles rend tout de m\u00eame plus supportables.\n \n13 ao\u00fbt\n \nEncore une journ\u00e9e paisible, et, le soir, je me suis \u00e0\nnouveau couch\u00e9e, la clef attach\u00e9e \u00e0 mon poignet. Lorsque,dans la nuit, je me suis r\u00e9veill\u00e9e, Lucy, endormie, \u00e9tait\nassise dans son lit, et du doigt, montrait la fen\u00eatre. Je me\npr\u00e9cipitai vers la fen\u00eatre et, levant le store, je penchai la\nt\u00eate pour voir ce qui se passait au-dehors. Il faisait un beau\nclair de lune, et la mer et le ciel se confondaient dans cette\ndouce lumi\u00e8re argent\u00e9e et dans le silence myst\u00e9rieux de la\nnuit. Devant moi, une grande chauve-souris passait et\nrepassait en d\u00e9crivant de larges cercles. Une ou deux fois\nelle me fr\u00f4la presque, mais je suppose qu\u2019elle en fut\neffray\u00e9e, car elle s\u2019envola vers le port, puis vers l\u2019abbaye.\nLorsque, quittant la fen\u00eatre, je regagnai le milieu de la\nchambre, Lucy s\u2019\u00e9tait \u00e9tendue, et dormait paisiblement.\nElle n\u2019a plus boug\u00e9 jusqu\u2019au matin.\n \n14 ao\u00fbt\n \nNous avons pass\u00e9 presque toute la journ\u00e9e sur la falaise\nest, lisant et \u00e9crivant. Lucy semble maintenant aimer cet\nendroit autant que je l\u2019aime moi-m\u00eame, et c\u2019est toujours\navec regret qu\u2019elle le quitte quand il faut que nous rentrions\npour le lunch, le th\u00e9, ou le d\u00eener. Cet apr\u00e8s-midi, elle a fait\nune remarque bien dr\u00f4le. Nous revenions \u00e0 l\u2019heure du d\u00eener\net, arriv\u00e9es au-dessus de l\u2019escalier, sur la falaise ouest,\nnous nous \u00e9tions arr\u00eat\u00e9es pour contempler le paysage\ncomme nous le faisons souvent. Le soleil couchant, qui\ndescendait derri\u00e8re le promontoire, teintait d\u2019une bellelumi\u00e8re rouge la falaise d\u2019en face et la vieille abbaye. Nous\nrest\u00e2mes sans rien dire un moment, puis Lucy murmura\ncomme si elle se parlait \u00e0 elle-m\u00eame : \u00ab Encore ces yeux\nrouges ! Les m\u00eames, exactement les m\u00eames ! \u00bb Fort\n\u00e9tonn\u00e9e, ne comprenant pas \u00e0 quoi de telles paroles\npouvaient se rapporter, je me tendis l\u00e9g\u00e8rement vers Lucy\nafin de la voir sans toutefois avoir l\u2019air de la regarder ; je\nm\u2019aper\u00e7us alors qu\u2019elle \u00e9tait dans un \u00e9tat de demi-sommeil\net que l\u2019expression de son visage \u00e9tait des plus bizarres.\nJe ne dis rien, mais suivis son regard. Elle le tenait fix\u00e9, me\nsembla-t-il, sur notre banc o\u00f9 \u00e9tait assise une silhouette\nsombre. J\u2019en demeurai interdite moi-m\u00eame car, l\u2019espace\nd\u2019un instant, j\u2019eus l\u2019impression que cette \u00e9trange cr\u00e9ature\navait de grands yeux flamboyants, mais cela ne dura\nr\u00e9ellement qu\u2019une seconde. Le soleil illuminait les vitraux\nde l\u2019\u00e9glise, derri\u00e8re notre banc que je distinguais encore\ndans le cr\u00e9puscule. J\u2019attirai l\u2019attention de Lucy sur ces jeux\nde lumi\u00e8res, et elle se ressaisit compl\u00e8tement, mais tout en\nparaissant encore tr\u00e8s triste. Peut-\u00eatre se souvenait-elle de\nla nuit terrible qu\u2019elle avait pass\u00e9e l\u00e0-haut. Nous n\u2019en\navions jamais reparl\u00e9 ; je n\u2019y fis \u00e0 nouveau aucune allusion,\net nous nous rem\u00eemes en route. Lucy, prise d\u2019un grand mal\nde t\u00eate, monta se coucher aussit\u00f4t apr\u00e8s le d\u00eener.\nLorsqu\u2019elle fut endormie, je sortis \u00e0 nouveau, d\u00e9sirant me\npromener seule sur les falaises ; je me sentais triste, moi\naussi, je l\u2019avoue, car je pensais sans cesse \u00e0 Jonathan.\nQuand je rentrai, la lune \u00e9clairait la nuit au point que, m\u00eame\npr\u00e8s de l\u2019h\u00f4tel qui se trouvait dans l\u2019ombre, on distinguait le\nmoindre objet ; je levai les yeux vers notre fen\u00eatre et je visLucy qui s\u2019y penchait. Je me dis que peut-\u00eatre elle me\ncherchait, et j\u2019agitai mon mouchoir. Elle ne remarqua rien \u2013\nen tout cas, elle ne fit pas le moindre geste. \u00c0 ce moment\nm\u00eame, la lune \u00e9claira l\u2019angle de la maison et, par\ncons\u00e9quent, notre fen\u00eatre. Je m\u2019aper\u00e7us que Lucy, les yeux\nferm\u00e9s, avait la t\u00eate appuy\u00e9e sur le rebord de la fen\u00eatre.\nElle dormait, et, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle, sur le marbre, j\u2019eus\nl\u2019impression qu\u2019\u00e9tait pos\u00e9 un grand oiseau. Craignant\nqu\u2019elle ne pr\u00eet froid, je montai l\u2019escalier aussi vite que je le\npus, mais quand j\u2019entrai dans la chambre, elle revenait vers\nson lit, toujours profond\u00e9ment endormie et respirant avec\ndifficult\u00e9 ; d\u2019une main elle se couvrait la gorge, comme pour\nse prot\u00e9ger contre le froid.\nSans la r\u00e9veiller, je ramenai les couvertures sur elle.\nMaintenant, la porte est ferm\u00e9e \u00e0 clef, et j\u2019ai eu soin de\nbien fermer la fen\u00eatre.\nElle est tr\u00e8s jolie, reposant ainsi ; mais elle est p\u00e2le en\nce moment, et ses traits sont tir\u00e9s. J\u2019ai peur qu\u2019une chose\nque j\u2019ignore ne l\u2019inqui\u00e8te. Si je ne pouvais savoir ce que\nc\u2019est !\n \n15 ao\u00fbt\n \nNous nous sommes lev\u00e9es plus tard que d\u2019habitude.\nLucy, fatigu\u00e9e, s\u2019\u00e9tait rendormie apr\u00e8s que l\u2019on nous eut\nappel\u00e9es. Heureusement surprise, au petit d\u00e9jeuner : lep\u00e8re Arthur va mieux et voudrait que le mariage ait lieu le\nplus t\u00f4t possible. Lucy rayonne de joie ; quant \u00e0 sa m\u00e8re,\nelle est heureuse et triste tout ensemble. Elle m\u2019a expliqu\u00e9\nson sentiment, un peu plus tard dans la journ\u00e9e. Elle a\nbeaucoup de chagrin \u00e0 la pens\u00e9e de devoir se s\u00e9parer de\nLucy, mais elle se r\u00e9jouit que sa fille ait bient\u00f4t un mari qui\nveillera sur elle. Pauvre Mrs Westenra ! Elle sait, m\u2019a-t-elle\nconfi\u00e9, qu\u2019il ne lui reste plus longtemps \u00e0 vivre. Elle n\u2019en a\nrien dit \u00e0 sa fille et m\u2019a fait promettre de garder le secret.\nLa moindre \u00e9motion risquerait, pour Mrs Westenra, d\u2019\u00eatre\nfatale. Ah ! nous avons bien fait de ne pas lui r\u00e9v\u00e9ler\nl\u2019aventure de Lucy, l\u2019autre nuit.\n \n17 ao\u00fbt\n \nJe n\u2019ai pas \u00e9crit une seule ligne depuis deux jours ; je\nn\u2019en avais pas le courage\u2026 Oui, tout semble concourir \u00e0\nme d\u00e9courager. Je n\u2019ai aucune nouvelle de Jonathan, et\nLucy me para\u00eet de plus en plus faible. Je n\u2019y comprends\nrien. Elle mange bien, passe de bonnes nuits, ainsi que de\nlongues journ\u00e9es au grand air. Cependant, elle devient de\nplus en plus p\u00e2le et, la nuit, je l\u2019entends qui respire avec\ndifficult\u00e9. Je ne m\u2019endors plus jamais sans avoir attach\u00e9 la\nclef de notre porte \u00e0 mon poignet. Lucy se rel\u00e8ve souvent,\nmarche dans la chambre ou s\u2019assied sur l\u2019appui, la fen\u00eatre\nouverte ; la nuit derni\u00e8re, je l\u2019ai trouv\u00e9e qui se penchait au-dehors et c\u2019est en vain que j\u2019ai tent\u00e9 de l\u2019\u00e9veiller : elle \u00e9tait\n\u00e9vanouie. Quand enfin j\u2019ai pu la ranimer, elle \u00e9tait d\u2019une\nfaiblesse extr\u00eame et pleurait tout bas entre les efforts tr\u00e8s\nlongs et tr\u00e8s p\u00e9nibles qu\u2019elle faisait pour respirer. Lorsque\nje lui ai demand\u00e9 pourquoi elle \u00e9tait all\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, elle a\nhoch\u00e9 la t\u00eate, puis s\u2019est d\u00e9tourn\u00e9e. J\u2019esp\u00e8re que ses\nmalaises ne proviennent pas de cette piq\u00fbre d\u2019\u00e9pingle. Je\nviens, pendant qu\u2019elle dort, d\u2019examiner sa gorge ; les deux\npetites blessures ne sont pas encore gu\u00e9ries ; les plaies\nsont encore ouvertes, et m\u00eame plus larges, me semble-t-il ;\nles bords en sont d\u2019un rose presque blanc. Si cela ne va\npas mieux d\u2019ici un jour ou deux, je demanderai que l\u2019on\nappelle un m\u00e9decin.Lettre de Samuel F. Billington & fils\nsolicitors \u00e0 Whitby \u00e0 MM. Carter\nPaterson & cie \u00e0 Londres\n \n1\ner\n ao\u00fbt\n \n\u00ab Messieurs,\n\u00ab Nous avons l\u2019avantage de vous annoncer l\u2019arriv\u00e9e des\nmarchandises envoy\u00e9es par les Chemins de Fer du Grand\nNord. Elles seront livr\u00e9es \u00e0 \nCarfax\n, pr\u00e8s de Purfleet, d\u00e8s\nleur arriv\u00e9e \u00e0 la gare de marchandises de King\u2019s Cross. La\nmaison est inoccup\u00e9e en ce moment, mais vous trouverez,\njointes \u00e0 l\u2019envoi, les clefs qui toutes portent une \u00e9tiquette.\n\u00ab Vous voudrez bien d\u00e9poser les cinquante caisses\ndans la partie de la maison qui tombe en ruine et marqu\u00e9e\nd\u2019un \u00ab A \u00bb sur le plan ci-joint. Votre agent reconna\u00eetra\nais\u00e9ment l\u2019endroit, \u00e9tant donn\u00e9 que c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment\nl\u2019ancienne chapelle du manoir. Le train emportant les\nmarchandises quittera Whitby ce soir \u00e0 neuf heures et\ndemie et arrivera \u00e0 King\u2019s Cross demain \u00e0 quatre heures\net demie de l\u2019apr\u00e8s-midi. Comme notre client d\u00e9sire que\nles caisses arrivent \u00e0 destination le plus t\u00f4t possible, nous\nvous serions oblig\u00e9s de les faire prendre \u00e0 King\u2019s Crossexactement \u00e0 l\u2019heure dite et de les faire conduire\nimm\u00e9diatement \u00e0 \nCarfax\n. D\u2019autre part, afin d\u2019\u00e9viter tout\nretard quant au paiement, vous trouverez ci-joint \u00e9galement\nun ch\u00e8que d\u2019une valeur de dix livres dont vous voudrez bien\nnous accuser r\u00e9ception ; si les frais \u00e9taient en de\u00e7\u00e0 de ce\nchiffre, vous nous retourneriez le reliquat ; si, au contraire,\nils le d\u00e9passaient, nous vous enverrions un second ch\u00e8que\nd\u00e8s avis de votre part. Les clefs devront \u00eatre laiss\u00e9es dans\nle corridor de la maison, afin que le propri\u00e9taire les y trouve\nd\u00e8s qu\u2019il ouvrira la porte d\u2019entr\u00e9e avec sa propre clef.\n\u00ab En esp\u00e9rant que vous ne nous jugerez pas trop\nexigeants dans cette affaire si nous vous prions encore de\nfaire diligence, nous vous restons, Messieurs,\n\u00ab Sinc\u00e8rement d\u00e9vou\u00e9s,\n\u00ab Samuel F. BILLINGTON & Fils. \u00bbLettre de MM. Carter, Paterson & cie,\nLondres \u00e0 MM. Billington & fils, Whitby\n \n21 ao\u00fbt\n \n\u00ab Messieurs,\n\u00ab Nous vous accusons r\u00e9ception de votre ch\u00e8que de 10\nlivres et nous vous exp\u00e9dions un ch\u00e8que de\n1Pound17s.9d. qui nous ont \u00e9t\u00e9 pay\u00e9s en trop. Les\ncaisses ont \u00e9t\u00e9 livr\u00e9es selon vos instructions et les clefs,\nli\u00e9es les unes aux autres, laiss\u00e9es dans le corridor.\n\u00ab Veuillez croire, Messieurs, \u00e0 nos sentiments\nrespectueux.\n\u00ab Pour CARTER, PATERSON & Cie. \u00bbJournal de Mina Murray\n \n18 ao\u00fbt\n \nJ\u2019\u00e9cris ces lignes, assise sur le banc du cimeti\u00e8re. Lucy\nva beaucoup mieux aujourd\u2019hui. La nuit derni\u00e8re, elle ne\ns\u2019est pas r\u00e9veill\u00e9e une seule fois. Encore qu\u2019elle soit tr\u00e8s\np\u00e2le et paraisse bien faible, ses joues reprennent\ncependant un peu de couleur. Si elle \u00e9tait an\u00e9mique, cette\np\u00e2leur pourrait se comprendre, mais il n\u2019en est rien. Elle\nest d\u2019humeur joyeuse \u2013 tr\u00e8s gaie vraiment. Elle est enfin\nsortie de son silence morbide, et elle vient de me rappeler\n\u2013 comme si j\u2019avais eu besoin qu\u2019on me la rappel\u00e2t ! \u2013 cette\nnuit horrible, et que c\u2019\u00e9tait ici, sur ce banc m\u00eame, que je\nl\u2019avais trouv\u00e9e endormie. Tout en parlant, elle frappait\ngaiement du talon la pierre tombale.\nMes pauvres petits pieds ne faisaient pas beaucoup de\nbruit, cette nuit-l\u00e0 ! J\u2019imagine que le pauvre Mr Swales\naurait dit que c\u2019\u00e9tait parce que je ne voulais pas r\u00e9veiller\nGeorgie !\nLa voyant dans de telles dispositions, je lui demandai si,\ncette fameuse nuit, elle avait r\u00eav\u00e9. Avant de me r\u00e9pondre,\nelle fit un moment ces mimes charmantes que son Arthur\naime tant, para\u00eet-il ; au vrai, je ne m\u2019en \u00e9tonne pas. Puis,elle reprit, un peu comme dans un r\u00eave, essayant, e\u00fbt-on\ndit, de se souvenir elle-m\u00eame de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 :\n\u2013 Non, je n\u2019ai pas r\u00eav\u00e9\u2026 Tout me semblait r\u00e9el. Mais je\nd\u00e9sirais \u00eatre ici, \u00e0 cet endroit, sans savoir pourquoi\u2026\nJ\u2019avais peur de quelque chose\u2026 Je ne sais pas de quoi\u2026\nJe me souviens tr\u00e8s bien, et pourtant, sans doute, \u00e9tais-je\nendormie, d\u2019\u00eatre pass\u00e9e dans les rues, d\u2019avoir travers\u00e9 le\npont ; \u00e0 ce moment-l\u00e0, un poisson sauta au-dessus de\nl\u2019eau et je me penchai par-dessus le parapet pour le\nregarder ; puis, comme je commen\u00e7ais \u00e0 monter les\nescaliers, des chiens se mirent \u00e0 hurler, on e\u00fbt dit que la\nville \u00e9tait peupl\u00e9e de chiens qui hurlaient tous \u00e0 la fois.\nEnsuite, j\u2019ai le vague souvenir de quelque chose de long et\nde sombre, avec des yeux flamboyants, juste comme nous\nl\u2019avons vu l\u2019autre soir dans le soleil couchant, tandis que\nj\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre entour\u00e9e de douceur et\nd\u2019amertume tout ensemble. Ensuite\u2026 Ce fut comme si je\nm\u2019enfon\u00e7ais dans une eau verte et profonde ; un\nbourdonnement remplissait mes oreilles, comme il se fait,\ndit-on, chez ceux qui se noient. Alors, il me sembla ne plus\nexister\u2026 Mon \u00e2me s\u2019envolait de mon corps, flottait dans\nles airs\u2026 Je crois me souvenir que le phare ouest se\ntrouvait juste en dessous de moi, puis j\u2019ai eu une sensation\nde douleur, comme si je me trouvais au milieu d\u2019un\ntremblement de terre, et enfin je suis revenue \u00e0 moi. Tu\n\u00e9tais en train de me secouer ; j\u2019ai vu tes gestes avant de\nles sentir.\nElle se mit \u00e0 rire ce qui, je l\u2019avoue, me parut \u00e9trange,\ninqui\u00e9tant ; je l\u2019\u00e9coutais rire en retenant mon souffle. La voirainsi me faisait mal ; je jugeai qu\u2019il valait mieux qu\u2019elle ne\npens\u00e2t plus \u00e0 cette aventure. J\u2019amenai donc la\nconversation sur un autre sujet et, tout de suite, elle redevint\nelle-m\u00eame. Lorsque nous rentr\u00e2mes \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, la brise\nl\u2019avait ravigot\u00e9e, et ses joues p\u00e2les \u00e9taient r\u00e9ellement plus\nroses. Sa m\u00e8re se r\u00e9jouit de la voir ainsi, et toutes les trois,\nnous pass\u00e2mes une tr\u00e8s bonne soir\u00e9e.\n \n19 ao\u00fbt\n \nQue je suis heureuse ! Heureuse ? Non, ce n\u2019est pas le\nbonheur\u2026 Mais, enfin, j\u2019ai des nouvelles de Jonathan ! Le\npauvre, il a \u00e9t\u00e9 malade. C\u2019est pourquoi il est rest\u00e9 si\nlongtemps sans \u00e9crire. Je suis rassur\u00e9e, maintenant que je\nsais \u00e0 quoi m\u2019en tenir. Mr Hawkins m\u2019a transmis la lettre\nque lui a adress\u00e9e la religieuse qui soigne Jonathan, et lui-\nm\u00eame m\u2019a \u00e9crit un mot fort aimable, comme toujours. D\u00e8s\ndemain, je pars pour aller le retrouver ; si cela est\nn\u00e9cessaire, j\u2019aiderai \u00e0 le soigner, puis nous reviendrons\nensemble en Angleterre. Mr Hawkins me conseille de nous\nmarier l\u00e0-bas. J\u2019ai tant pleur\u00e9 en lisant la lettre de la bonne\ns\u0153ur que je sens encore, dans mon corsage o\u00f9 je l\u2019ai\ngliss\u00e9e, la feuille de papier toute mouill\u00e9e. C\u2019est lui qui l\u2019a\ndict\u00e9e, et je dois donc la garder tout pr\u00e8s de mon c\u0153ur\npuisque, lui, il est dans mon c\u0153ur ! Mon voyage est\narrang\u00e9 et ma valise pr\u00eate. Outre la robe que je mettraidemain matin, je n\u2019en emporte qu\u2019une seule. Lucy\nexp\u00e9diera ma malle \u00e0 Londres et la gardera chez elle\njusqu\u2019a ce que je lui demande de me l\u2019envoyer, car, peut-\n\u00eatre\u2026 Mais je ne dois pas en \u00e9crire davantage\u2026 Je dois\nd\u2019abord parler de cela \u00e0 Jonathan, mon mari. Cette lettre\nqu\u2019il a vue et touch\u00e9e de ses doigts sera pour moi un\nr\u00e9confort jusqu\u2019\u00e0 ce que je sois aupr\u00e8s de lui.Soeur Agatha de l\u2019h\u00f4pital, Saint-Joseph\net Sainte-Marie, Budapest \u00e0 Miss\nWilhelmina Murray\n \n12 ao\u00fbt\n \n\u00ab Madame,\n\u00ab Je vous \u00e9cris cette lettre \u00e0 la demande de Mr Jonathan\nHarker qui est encore trop faible pour le faire lui-m\u00eame,\nbien que son \u00e9tat de sant\u00e9 s\u2019am\u00e9liore de jour en jour,\ngr\u00e2ce \u00e0 Dieu, \u00e0 Saint Joseph et \u00e0 Sainte Marie\n\u00ab Je prie pour vous, Madame, et me dis sinc\u00e8rement\nv\u00f4tre,\n\u00ab S\u0153ur AGATHA.\n\u00ab P.S. Mon malade s\u2019\u00e9tant endormi, je rouvre cette lettre\npour vous \u00e9crire encore quelques mots. Il m\u2019a beaucoup\nparl\u00e9 de vous, m\u2019a appris que vous deviez bient\u00f4t vous\nmarier. Tous mes v\u0153ux \u00e0 vous et \u00e0 lui ! D\u2019apr\u00e8s le\nm\u00e9decin qui le soigne, il a re\u00e7u un choc terrible et, dans\nson d\u00e9lire, moi-m\u00eame je l\u2019ai entendu parler de choses\neffroyables : de loups, de poison et de sang ; de fant\u00f4mes\net de d\u00e9mons ; d\u2019autres choses encore que je n\u2019ose pas\nnommer\u2026 Pendant longtemps, il vous faudra prendregarde de ne pas lui rem\u00e9morer l\u2019un ou l\u2019autre de ces sujets\np\u00e9nibles ; les traces de la maladie dont il a souffert ne\ns\u2019effacent pas facilement. Nous aurions voulu vous avertir\nplus t\u00f4t de tout ceci, mais nous ne savions pas \u00e0 qui \u00e9crire,\nn\u2019ayant l\u2019adresse d\u2019aucun de ses amis, d\u2019aucun de ses\nparents, et il n\u2019avait sur lui aucun papier que nous aurions\npu d\u00e9chiffrer. Il est arriv\u00e9 chez nous en d\u00e9barquant du train\nde Klausenburg et le chef de gare lui avait fait donner un\nbillet pour la gare la plus proche.\n\u00ab Il est tr\u00e8s bien soign\u00e9, soyez-en certaine. Par sa bont\u00e9\net sa douceur, il a gagn\u00e9, ici, tous les c\u0153urs. R\u00e9ellement,\ncomme je vous le disais au d\u00e9but de cette lettre, il va de\nmieux en mieux, mais \u2013 je le r\u00e9p\u00e8te \u00e9galement \u2013 vous\ndevrez veiller \u00e0 sa tranquillit\u00e9 d\u2019esprit. Je prie Dieu et Saint\nJoseph et Sainte Marie qu\u2019ils vous accordent \u00e0 tous deux\nbeaucoup, beaucoup, beaucoup d\u2019ann\u00e9es heureuses. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n19 ao\u00fbt\n \nChangement soudain et bizarre chez Renfield, hier soir.\nVers huit heures, il est devenu fort excit\u00e9 et il s\u2019est mis \u00e0\nrenifler comme un chien lorsqu\u2019il tombe en arr\u00eat. Le\nsurveillant, frapp\u00e9 de la chose et sachant combien je\nm\u2019int\u00e9resse \u00e0 ce malade, voulut le faire parler ; d\u2019habitude,\nRenfield lui t\u00e9moigne beaucoup de respect et parfois\nm\u00eame se conduit envers lui avec servilit\u00e9. Mais, d\u2019apr\u00e8s ce\nqu\u2019il m\u2019a racont\u00e9, ce ne fut pas le cas cette fois-ci : il l\u2019a\ntrait\u00e9 de haut, sans lui r\u00e9pondre quoi que ce f\u00fbt. Il lui a\nseulement dit:\n\u2013 Je ne veux pas vous parler : vous n\u2019existez plus pour\nmoi. Le Ma\u00eetre est pr\u00e8s d\u2019ici.\nLe surveillant croit qu\u2019il est pris d\u2019un acc\u00e8s de folie\nmystique. S\u2019il en est ainsi, nous devrons nous attendre \u00e0 de\nbelles sc\u00e8nes, car un homme aussi robuste que lui, s\u2019il est\natteint de folie \u00e0 la fois mystique et homicide, peut devenir\ndangereux, tr\u00e8s dangereux. \u00c0 neuf heures, je suis all\u00e9 le\nvoir. Il eut envers moi exactement la m\u00eame attitude\nqu\u2019envers le surveillant. Il semble que, dans son \u00e9tat\nd\u2019esprit actuel, il ne fasse plus aucune diff\u00e9rence entre lesurveillant et moi. Sans doute est-ce, en effet, de la folie\nmystique, et bient\u00f4t il se prendra pour Dieu lui-m\u00eame ! Ces\nmesquines distinctions entre deux hommes ne sont pas\ndignes d\u2019un \u00catre Tout-puissant. Comme ces ali\u00e9n\u00e9s se\ntrahissent ! Le Dieu v\u00e9ritable veille sur un moineau, prot\u00e8ge\nson existence. Mais le Dieu que cr\u00e9e la vanit\u00e9 humaine ne\ndistingue pas un aigle d\u2019un moineau.\nPendant une demi-heure et m\u00eame davantage, Renfield\nse montra de plus en plus excit\u00e9. Tout en feignant de ne\npas l\u2019observer, je suivais pourtant chacun de ses\nmouvements. Tout \u00e0 coup, je vis dans ses yeux ce regard\nsournois, que les fous ont toujours lorsqu\u2019ils se sont arr\u00eat\u00e9s\n\u00e0 une id\u00e9e, et en m\u00eame temps il secouait la t\u00eate, ce que\nles surveillants des asiles connaissant trop bien. Puis il se\ncalma et, avec un air de r\u00e9signation, alla s\u2019asseoir sur le\nbord de son lit ; il se mit \u00e0 regarder dans le vague avec des\nyeux \u00e9teints. Je voulais savoir si cette apathie \u00e9tait r\u00e9elle\nou simul\u00e9e et j\u2019essayai de le faire parler de ses petites\nb\u00eates : sujet qui n\u2019avait jamais manqu\u00e9 encore d\u2019\u00e9veiller\ntoute son attention. D\u2019abord, il ne r\u00e9pondit pas, puis,\nfinalement, il dit avec humeur :\n\u2013 Au diable tout cela ! Peu m\u2019importe\u2026\n\u2013 Comment ? L\u2019interrompis-je. Vous n\u2019allez pas me dire\nque vous ne vous int\u00e9ressez pas aux araign\u00e9es ? (Car,\ndepuis quelques jours, sa principale marotte, ce sont les\naraign\u00e9es, et son calepin est rempli de petits chiffres).\n\u00c0 ceci il r\u00e9pondit d\u2019une fa\u00e7on \u00e9nigmatique :\n\u2013 Les demoiselles d\u2019honneur r\u00e9jouissent les yeux de\nceux qui attendent l\u2019arriv\u00e9e de la mari\u00e9e ; mais quand vientcelle-ci, les demoiselles d\u2019honneur n\u2019ont plus aucune\nimportance aux yeux des invit\u00e9s.\nIl ne voulut pas s\u2019expliquer davantage et, obstin\u00e9ment,\nresta assis sur le bord de son lit tout le temps que je\ndemeurai dans sa chambre. Je suis tr\u00e8s fatigu\u00e9, ce soir, et\nfort abattu. La pens\u00e9e de Lucy m\u2019obs\u00e8de continuellement,\net je ne puis m\u2019emp\u00eacher de me dire \u00e0 chaque instant que\ntout aurait pu \u00eatre diff\u00e9rent ! Si ce soir, aussit\u00f4t couch\u00e9 je\nne trouve pas le sommeil, eh bien ! Alors le chloroforme, ce\nMorph\u00e9e moderne : C2 HCL3O.H2O ! Mais je dois\nprendre garde de ne pas faire une habitude. Non, ce soir,\nje n\u2019en prendrai pas ! J\u2019ai beaucoup pens\u00e9 \u00e0 Lucy, et je ne\nferai pas tort \u00e0 son souvenir en voulant \u00e0 tout prix oublier.\nS\u2019il le faut, cette nuit, je ne dormirai pas\u2026 Plus tard,\nheureux d\u2019avoir pris cette d\u00e9cision\u2026 Et surtout de l\u2019avoir\ntenue ! J\u2019\u00e9tais \u00e0 me retourner dans mon lit d\u2019un c\u00f4t\u00e9 puis\nde l\u2019autre, et je venais d\u2019entendre sonner deux heures \u2013\nseulement deux heures ! \u2013 quand le veilleur de nuit frappa \u00e0\nma porte ; il venait me dire que Renfield s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 !\nJe m\u2019habillai en toute h\u00e2te et descendis. Mon malade est\ntrop dangereux pour se contenter d\u2019errer dans les environs.\nSes id\u00e9es fixes peuvent constituer un v\u00e9ritable p\u00e9ril pour\nles gens qu\u2019il viendrait \u00e0 rencontrer. Le surveillant\nm\u2019attendait. Moins de dix minutes auparavant, il avait vu,\nencore par le petit guichet pratiqu\u00e9 dans la porte de la\nchambre, Renfield \u00e9tendu sur son lit, apparemment\nendormi. Mais ensuite, son attention attir\u00e9e par le bruit\nd\u2019une fen\u00eatre que l\u2019on ouvrait, et revenant en courant \u00e0 la\nporte de Renfield, il avait vu les pieds de ce dernierdispara\u00eetre par la fen\u00eatre ! Sans h\u00e9siter un instant, il m\u2019avait\nfait appeler. Selon lui, Renfield, v\u00eatu de sa seule chemise\nde nuit, ne devait pas \u00eatre loin ; aussi valait-il mieux sans\ndoute surveiller d\u2019ici sa fuite que de tenter de le suivre\nimm\u00e9diatement, car nous pourrions le perdre de vue si\nnous quittons la fen\u00eatre pour gagner la porte de\nl\u2019\u00e9tablissement. Mais, fort et robuste, le surveillant ne\npouvait pas songer \u00e0 passer lui-m\u00eame par la fen\u00eatre.\nComme je suis mince, il m\u2019aida \u00e0 sauter dans la cour, et j\u2019y\nr\u00e9ussis sans me blesser. Il me dit que le fugitif avait pris\nvers la gauche, tout droit. Je courus dans cette direction,\naussi vite que je pus. Lorsque j\u2019arrivai pr\u00e8s des arbres,\nj\u2019aper\u00e7us une silhouette blanche qui escaladait le haut mur\ns\u00e9parant notre parc de celui de la maison inhabit\u00e9e.\nToujours en courant, je revins dire au veilleur de nuit\nd\u2019appeler imm\u00e9diatement trois ou quatre hommes afin de\nvenir avec moi \u00e0 \nCarfax\n ; au cas o\u00f9 Renfield deviendrait\ndangereux, nous devions \u00eatre plusieurs si nous voulions\ntenter de la ramener. Je pris une \u00e9chelle et, montant \u00e0 mon\ntour sur le mur, je me laissai tomber de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. Au\nm\u00eame moment, je vis Renfield dispara\u00eetre derri\u00e8re la\nmaison et courus pour le rattraper. Arriv\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de\nla maison, je le trouvai qui s\u2019appuyait de toute sa force\ncontre la vieille porte de ch\u00eane de la chapelle.\nApparemment, il parlait \u00e0 quelqu\u2019un, mais je n\u2019osai pas\nm\u2019approcher de fa\u00e7on \u00e0 entendre ce qu\u2019il disait, car je\ncraignais de le faire fuir. Poursuivre un essaim d\u2019abeilles\nn\u2019est rien compar\u00e9 \u00e0 la tentative de rattraper un fou \u00e0\nmoiti\u00e9 nu qui s\u2019est mis en t\u00eate de se sauver ! Apr\u00e8squelques minutes cependant, je compris qu\u2019il ne\nremarquait rien de ce qui se passait autour de lui ; aussi\navan\u00e7ai-je vers lui, d\u2019autant plus rassur\u00e9 que mes hommes\navaient maintenant franchi le mur et allaient le cerner. Je\nsaisis ce qu\u2019il disait :\n\u2013 Je suis \u00e0 vos ordres, Ma\u00eetre. Je suis votre esclave et je\nsais que vous me r\u00e9compenserez, car je serai fid\u00e8le. Il y a\nlongtemps que je vous adore, de loin ! Maintenant que vous\n\u00eates tout pr\u00e8s, j\u2019attends vos ordres, et vous n\u2019oublierez pas,\nn\u2019est-ce pas, cher Ma\u00eetre, dans la r\u00e9partition de vos\nbienfaits ?\nQuel mendiant, en v\u00e9rit\u00e9 ! Il pense aux pains et aux\npoissons m\u00eame lorsqu\u2019il se croit devant la Pr\u00e9sence\nR\u00e9elle. Ses diff\u00e9rentes manies forment un m\u00e9lange\nsurprenant. Lorsque nous l\u2019entour\u00e2mes et voul\u00fbmes le\nsaisir, il se d\u00e9battit comme un tigre. Il est d\u2019une force\nincroyable, car il ressemble plus \u00e0 une b\u00eate sauvage qu\u2019\u00e0\nun homme. Jamais encore je n\u2019avais vu un ali\u00e9n\u00e9 pris\nd\u2019une telle fureur, et j\u2019esp\u00e8re que c\u2019est la derni\u00e8re fois !\nHeureusement, nous nous sommes aper\u00e7us \u00e0 temps et de\nsa force et du danger qu\u2019elle repr\u00e9sentait. Je n\u2019ose pas\npenser \u00e0 ce qu\u2019il aurait pu commettre si nous ne l\u2019avions\npas repris ! Maintenant, en tout cas, il est en lieu s\u00fbr. Jack\nSheppard lui-m\u00eame ne parviendrait pas \u00e0 se d\u00e9gager de\nla camisole de force que nous lui avons mise, et il est\nattach\u00e9 par des cha\u00eenes au mur du cabanon. De temps \u00e0\nautre, il pousse des cris \u00e9pouvantables, mais le silence\ndans lequel il s\u2019enferme ensuite est autrement inqui\u00e9tant,\ncar on y devine des tentations de meurtre.Il vient, pour la premi\u00e8re fois, de prononcer quelques\nphrases coh\u00e9rentes :\n\u2013 J\u2019aurai de la patience, Ma\u00eetre ! Je saurai attendre\u2026\nattendre\u2026 attendre\u2026\nMoi aussi, j\u2019attendrai. J\u2019\u00e9tais trop excit\u00e9 pour dormir,\nmais \u00e9crire ces pages m\u2019a calm\u00e9, et je sens que je\ndormirai quelques heures la nuit prochaine.9\nChapitre\n \nLettre de Mina Harker \u00c0 Lucy Westenra\n \nBudapest, 24 ao\u00fbt\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Lucy,\n\u00ab Je sais que tu es impatiente d\u2019apprendre tout ce qui\ns\u2019est pass\u00e9 depuis que nous nous sommes quitt\u00e9es \u00e0 la\ngare de Whitby. Eh bien ! arriv\u00e9e \u00e0 Hull, j\u2019ai pris le bateau\npour Hambourg et, l\u00e0, le train qui m\u2019a amen\u00e9e ici. C\u2019est \u00e0\npeine si je me souviens des d\u00e9tails de mon voyage ;\ncomme je savais que j\u2019allais retrouver Jonathan et que\nj\u2019aurais \u00e0 le soigner, \u00e0 le veiller, je ne songeais qu\u2019\u00e0 une\nchose : dormir le plus possible\u2026 Je trouvai un Jonathan\nmaigre, p\u00e2le et apparemment dans un grand \u00e9tat de\nfaiblesse. Il n\u2019avait plus dans les yeux ce regard r\u00e9solu, ni\nsur les traits cette calme ma\u00eetrise dont je t\u2019ai si souventsur les traits cette calme ma\u00eetrise dont je t\u2019ai si souvent\nparl\u00e9. Il n\u2019est plus que l\u2019ombre de lui-m\u00eame, il ne se\nrappelle plus rien de ce qui lui est arriv\u00e9 ces derniers\ntemps\u2026 du moins, c\u2019est ce qu\u2019il veut me faire croire et\npour rien au monde, je ne voudrais l\u2019interroger \u00e0 ce propos.\nIl a re\u00e7u un choc vraiment terrible, et j\u2019ai bien peur que, si la\nm\u00e9moire lui en revenait, son cerveau ne r\u00e9siste pas \u00e0 cette\nnouvelle \u00e9preuve. S\u0153ur Agatha, excellente cr\u00e9ature et\ninfirmi\u00e8re n\u00e9e, me r\u00e9p\u00e8te que, dans son d\u00e9lire, il a parl\u00e9 de\nchoses absolument effrayantes. J\u2019aurais voulu qu\u2019elle me\ndonn\u00e2t des d\u00e9tails, mais, en se signant, elle m\u2019a r\u00e9pondu\nque c\u2019\u00e9tait impossible, que les propos tenus par un malade\nen d\u00e9lire \u00e9taient le secret de Dieu et que si, par sa\nvocation m\u00eame, une infirmi\u00e8re est bien oblig\u00e9e de les\nentendre, elle doit respecter ces secrets. Le lendemain,\npourtant, devinant \u00e0 quel point j\u2019\u00e9tais pr\u00e9occup\u00e9e, d\u2019elle-\nm\u00eame elle me reparla de cela :\n\u00ab \u2013 Tout ce que je puis vous dire, fit-elle, c\u2019est que, \u00e0\naucun moment, il n\u2019a parl\u00e9 d\u2019une faute qu\u2019il aurait commise.\nEt vous, qui devez bient\u00f4t \u00eatre sa femme, n\u2019\u00eates nullement\nen cause. Il ne vous a pas oubli\u00e9e, et il n\u2019a pas oubli\u00e9 tout\nce qu\u2019il vous doit. Ses angoisses provenaient de choses si\nterribles qu\u2019aucun \u00eatre humain n\u2019aurait pu les apaiser.\n\u00ab Sans doute la bonne \u00e2me craignait-elle que je fusse\njalouse en pensant que mon pauvre ch\u00e9ri \u00e9tait tomb\u00e9\namoureux d\u2019une autre femme ! Moi, jalouse d\u2019une femme\ndont mon pauvre ch\u00e9ri serait tomb\u00e9 amoureux ! Jalouse !\nMoi qui suis si confiante en l\u2019amour de Jonathan ! Et\npourtant, ma ch\u00e8re, laisse-moi te dire comme j\u2019ai \u00e9t\u00e9 tout\nde m\u00eame rassur\u00e9e en apprenant qu\u2019aucune femme n\u2019\u00e9taitde m\u00eame rassur\u00e9e en apprenant qu\u2019aucune femme n\u2019\u00e9tait\n\u00e0 l\u2019origine de sa fi\u00e8vre c\u00e9r\u00e9brale. Je t\u2019\u00e9cris, assise \u00e0 son\nchevet, et je le regarde \u00e0 tout moment pendant qu\u2019il dort\u2026 Il\ns\u2019\u00e9veille !\n\u00ab \u00c9veill\u00e9, il m\u2019a demand\u00e9 son veston et dans une des\npoches il prit son calepin. Je fus sur le point de le supplier\nde me laisser lire ses notes \u2013 car je savais que j\u2019y aurais\ntrouv\u00e9 quelques indications au sujet de sa maladie \u2013 mais\nje crois qu\u2019il a saisi ma pens\u00e9e dans mon regard, car il m\u2019a\npri\u00e9e d\u2019aller \u00e0 la fen\u00eatre : il voulait \u00eatre seul un moment.\nBient\u00f4t, il m\u2019a rappel\u00e9e, et quand je me suis approch\u00e9e de\nson lit, la main pos\u00e9e sur son calepin, il me dit d\u2019un ton tr\u00e8s\ngrave :\n\u00ab \u2013 Wilhelmina \u2013 oui, ce qu\u2019il avait \u00e0 me confier devait\n\u00eatre tr\u00e8s s\u00e9rieux, car c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois qu\u2019il me\ndonnait mon vrai nom depuis le jour o\u00f9 il m\u2019avait\ndemand\u00e9e en mariage \u2013 Wilhelmina, ma ch\u00e9rie, tu sais ce\nque je pense de la confiance n\u00e9cessaire entre une femme\net son mari. Ils ne doivent rien se cacher, n\u2019avoir aucun\nsecret l\u2019un envers l\u2019autre. Je t\u2019avoue donc que j\u2019ai re\u00e7u un\ngrand choc et que, maintenant, lorsque j\u2019essaye de\ncomprendre ce qui m\u2019est arriv\u00e9, une sorte de vertige me\ngagne, de sorte que je ne sais plus si cela s\u2019est r\u00e9ellement\npass\u00e9 ou si ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019un r\u00eave. On t\u2019a dit que j\u2019avais eu\nune fi\u00e8vre c\u00e9r\u00e9brale, ce qui \u00e9quivaut \u00e0 de la folie. Le secret\nde ce qui m\u2019est arriv\u00e9 est enferm\u00e9 dans ces pages, mais je\nne veux pas le conna\u00eetre. Je veux que ma vie, avec notre\nmariage, reparte de z\u00e9ro (car, ma ch\u00e8re, nous allons nous\nmarier ici, d\u00e8s que toutes les formalit\u00e9s seront remplies).\nVeux-tu, Wilhelmina, partager mon ignorance ? Voici monVeux-tu, Wilhelmina, partager mon ignorance ? Voici mon\ncalepin. Prends-le, garde-le et, si tu en as envie, lis tout ce\nque j\u2019y ai \u00e9crit, mais ne m\u2019en parle jamais, je ne veux pas\nme souvenir de cette p\u00e9riode\u2026 \u00c0 moins que quelque\ngrave devoir m\u2019oblige \u00e0 y revenir, endormi ou \u00e9veill\u00e9, fou\nou sain d\u2019esprit.\n\u00ab Il retomba, \u00e9puis\u00e9 ; en l\u2019embrassant, je glissai le petit\ncarnet sous son oreiller. S\u0153ur Agatha a bien voulu aller de\nma part chez la M\u00e8re Sup\u00e9rieure pour la prier de faire en\nsorte que notre mariage ait lieu cet apr\u00e8s-midi. J\u2019attends\nsa r\u00e9ponse\u2026\n\u00ab Elle est revenue et m\u2019a dit que l\u2019on \u00e9tait all\u00e9 chercher\nl\u2019aum\u00f4nier de l\u2019\u00c9glise anglicane. Dans une heure, nous\nserons mari\u00e9s, ou plut\u00f4t, d\u00e8s que Jonathan s\u2019\u00e9veillera\u2026\n\u00ab Lucy, les heures ont pass\u00e9 depuis que j\u2019ai pos\u00e9 ma\nplume\u2026 L\u2019instant m\u2019a paru grave, et maintenant je me sens\ntellement heureuse ! Quand Jonathan s\u2019est \u00e9veill\u00e9, tout \u00e9tait\npr\u00eat et, appuy\u00e9 sur les oreillers, il s\u2019est assis dans son lit.\nC\u2019est d\u2019un ton r\u00e9solu et ferme qu\u2019il a prononc\u00e9 le \u00ab oui \u00bb.\nPour moi, je pouvais \u00e0 peine parler ; j\u2019avais le c\u0153ur si gros\nqu\u2019il me semblait que le moindre mot m\u2019\u00e9toufferait. Les\nreligieuses sont si d\u00e9vou\u00e9es ! Dieu veuille que je ne les\noublie jamais, et que je n\u2019oublie jamais non plus les lourdes\nmais si douces responsabilit\u00e9s que j\u2019ai prises ! Il faut\nmaintenant que je te parle de mon cadeau de noces.\nQuand l\u2019aum\u00f4nier et les s\u0153urs m\u2019eurent laiss\u00e9e seule avec\nmon mari \u2013 Oh ! Lucy, c\u2019est la premi\u00e8re fois que j\u2019\u00e9cris ces\nmots : mon mari \u2013 je pris le calepin sous son oreiller,\nl\u2019enveloppai d\u2019une feuille de papier blanc, liai le tout d\u2019un\npetit ruban bleu p\u00e2le, et scellai le n\u0153ud que je cachetai \u00e0l\u2019aide de cire et en me servant, comme cachet, de mon\nalliance. Puis j\u2019y d\u00e9posai un baiser et dis \u00e0 mon mari que\nje garderais toujours ainsi ce petit paquet, qu\u2019il serait pour\nnous, notre vie durant, le signe ext\u00e9rieur de notre confiance\nr\u00e9ciproque ; que je ne l\u2019ouvrirais jamais, \u00e0 moins que ce ne\nf\u00fbt dans son int\u00e9r\u00eat \u00e0 lui, ou pour ob\u00e9ir \u00e0 une imp\u00e9rieuse\nn\u00e9cessit\u00e9. Il me prit la main\u2026 Oh ! Lucy, c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re\nfois qu\u2019il prenait la main de sa femme\u2026 Il me r\u00e9pondit que\nsemblable promesse \u00e9tait la chose qui lui tenait le plus au\nc\u0153ur et que, pour en \u00eatre digne, il consentirait, s\u2019il le fallait,\n\u00e0 revivre tout le pass\u00e9. Le pauvre gar\u00e7on voulait\nassur\u00e9ment dire une partie du pass\u00e9, mais il est encore\nincapable d\u2019\u00e9valuer le temps \u00e9coul\u00e9, et je ne m\u2019\u00e9tonnerais\npas si, pendant quelque temps, il confondait non seulement\nles mois, mais les ann\u00e9es.\n\u00ab Qu\u2019aurais-je pu lui r\u00e9pliquer ? Je me contentai de lui\nmurmurer que j\u2019\u00e9tais la femme le plus heureuse du monde,\nque je n\u2019avais rien d\u2019autre \u00e0 lui donner que moi-m\u00eame, ma\nvie, ma foi, mon amour et mes devoirs envers lui. Puis,\nquand il m\u2019embrassa et m\u2019attira \u00e0 lui de ses mains maigres\net sans force, j\u2019eus l\u2019impression que nous \u00e9changions \u00e0\nnouveau une promesse solennelle.\n\u00ab Ma ch\u00e8re Lucy, sais-tu pourquoi je te raconte tout\nceci ? Non seulement parce que cela m\u2019est doux, tu le\ndevines, mais parce que tu as toujours \u00e9t\u00e9 ma plus grande\namie\u2026 Et que tu le resteras ! J\u2019ai consid\u00e9r\u00e9 comme un\nprivil\u00e8ge d\u2019\u00eatre ton amie et un peu ton guide quand tu es\nsortie de l\u2019\u00e9cole pour te pr\u00e9parer \u00e0 la vie. Je voudrais\nmaintenant te prouver, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019exemple que je puis \u00eatrepour toi, \u00e0 quoi l\u2019on peut aboutir avec de la patience, de\nl\u2019endurance, afin que, mari\u00e9e \u00e0 ton tour, tu sois aussi\nheureuse que je le suis maintenant. Ma ch\u00e9rie, plaise \u00e0\nDieu que ton existence soit ce qu\u2019elle promet : un long jour\nensoleill\u00e9, sans vent, sans devoir n\u00e9glig\u00e9, sans m\u00e9fiance\naucune. Je ne te souhaiterai pas de n\u2019avoir jamais de\npeine, cela est impossible ; mais, encore une fois, j\u2019esp\u00e8re\nque tu seras toujours aussi heureuse que je le suis\nmaintenant. Au revoir, ma ch\u00e9rie. Je vais mettre\nimm\u00e9diatement cette lettre \u00e0 la poste, et je t\u2019\u00e9crirai encore\nbient\u00f4t. Je dois te quitter, car Jonathan s\u2019\u00e9veille\u2026 Il faut\nque je demande \u00e0 mon mari s\u2019il n\u2019a besoin de rien\u2026\n\u00ab Ton amie de toujours,\n\u00ab Mina HARKER. \u00bbLettre de Lucy Westenra \u00e0 Mina Harker\n \nWhitby, 30 ao\u00fbt\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Mina,\n\u00ab Des oc\u00e9ans d\u2019amiti\u00e9, des millions de baisers, et que tu\nsois bient\u00f4t chez toi dans ta maison, avec ton mari ! Si\nvous pouviez revenir assez t\u00f4t encore en Angleterre, vous\nviendrez passer quelques jours ici, \u00e0 Whitby. L\u2019air vif ferait\nle plus grand bien \u00e0 Jonathan ; pour moi, il m\u2019a\ncompl\u00e8tement remise ; j\u2019ai un app\u00e9tit d\u2019ogre, je me sens\npleine de vitalit\u00e9, et je dors tr\u00e8s bien. Tu te r\u00e9jouiras\nd\u2019apprendre, je crois, que je ne me prom\u00e8ne plus tout\nendormie. Je pense qu\u2019il y a bien une semaine que je n\u2019ai\nplus quitt\u00e9 un lit : c\u2019est \u00e0 dire pendant la nuit ! Arthur\npr\u00e9tend que j\u2019ai grossi. \u00c0 propos, j\u2019oublie de te dire\nqu\u2019Arthur est ici. Nous faisons des promenades \u00e0 pied ou\nen voiture, nous montons \u00e0 cheval, nous ramons, nous\njouons au tennis, et nous allons \u00e0 la p\u00eache ensemble. Je\nl\u2019aime plus que jamais. Il me dit que, lui aussi, il m\u2019aime\ntoujours davantage ; mais j\u2019en doute car, au d\u00e9but, il me\ndisait qu\u2019il ne pourrait pas m\u2019aimer plus qu\u2019il ne le faisait\nalors\u2026 Le voil\u00e0 qui m\u2019appelle\u2026 Aussi je te quitte.\n\u00ab Toute l\u2019amiti\u00e9 de ta Lucy.\u00ab P.S. Maman t\u2019envoie ses meilleures pens\u00e9es. Elle me\nsemble aller un peu mieux.\n\u00ab P.P.S. Nous nous marions le 28 septembre. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n22 ao\u00fbt\n \nLe cas de Renfield devient de plus en plus int\u00e9ressant. Il\na maintenant de longues p\u00e9riodes de calme, mais pendant\nquelques jours, apr\u00e8s sa derni\u00e8re crise, il n\u2019a pas cess\u00e9\nd\u2019\u00eatre violent. Puis un soir, comme la lune se levait, il\ns\u2019apaisa et murmura plusieurs fois \u00e0 lui-m\u00eame :\n\u2013 Maintenant, je peux attendre\u2026 Je peux attendre\u2026\nLe surveillant est venu me pr\u00e9venir, et je suis descendu\nimm\u00e9diatement me rendre compte de ce qui se passait\nr\u00e9ellement. Renfield, toujours enferm\u00e9 dans le cabanon et\nportant la camisole de force, n\u2019avait plus son air de fureur,\net ses yeux avaient retrouv\u00e9 un peu de leur douceur\nsuppliante, j\u2019allais presque dire obs\u00e9quieuse. J\u2019ordonnai\nqu\u2019on le lib\u00e9r\u00e2t. Le personnel h\u00e9sita mais, finalement,\nm\u2019ob\u00e9it. Chose \u00e9trange, le malade comprit parfaitement\ncette m\u00e9fiance des surveillants car, s\u2019approchant de moi, il\nme murmura \u00e0 l\u2019oreille, cependant qu\u2019il les regardait \u00e0 la\nd\u00e9rob\u00e9e :\n\u2013 Ils pensent sans doute que je veux vous blesser ! Moi,\nvous blesser ! Les idiots !\nIl y avait somme toute quelque chose de rassurant \u00e0constater c\u2019est que, m\u00eame dans l\u2019esprit de ce malheureux,\nj\u2019\u00e9tais diff\u00e9rent de mes subalternes ; toutefois, je suivais\nmal sa pens\u00e9e. Devais-je comprendre que j\u2019ai quelque\nchose de commun avec lui de sorte que, pourrait-on dire,\nnous soyons, lui et moi, du m\u00eame bord ? Ou bien attend-il\nde moi tel bienfait qu\u2019il me juge un alli\u00e9 indispensable ? Je\nvais essayer d\u2019y voir plus clair. Ce soir, en tout cas, il\nrefuse de parler. Il ne se laisse m\u00eame pas tenter quand on\nlui offre un chaton ou m\u00eame un chat adulte. Il se contente de\nr\u00e9pondre :\n\u2013 Les chats ne m\u2019int\u00e9ressent plus. En ce moment,\nvraiment, d\u2019autres choses me pr\u00e9occupent, et je peux\nattendre\u2026 Je peux attendre\u2026\nLe surveillant me dit que, une fois que je fus sortis de la\nchambre, il est rest\u00e9 calme jusqu\u2019\u00e0 l\u2019aube, puis qu\u2019il s\u2019est\nmis peu \u00e0 peu \u00e0 s\u2019agiter, et cette crise est devenue si\nviolente qu\u2019il a fini par s\u2019\u00e9vanouir et est rest\u00e9 dans une\nsorte de coma\u2026\nVoil\u00e0 trois nuits que la m\u00eame chose s\u2019est reproduite\u2026\nDes crises violentes pendant la journ\u00e9e, puis de longues\nheures de calme pendant la nuit. Il me faut trouver la raison\nde ces r\u00e9pits qui suivent r\u00e9guli\u00e8rement les crises. Peut-\u00eatre\nnotre homme est-il sujet \u00e0 quelque influence. Si c\u2019\u00e9tait vrai !\nCe soir, nous jouerons esprits sains contre esprits\nmalades. L\u2019autre jour, Renfield s\u2019est \u00e9chapp\u00e9 malgr\u00e9 notre\nsurveillance ; ce soir, nous l\u2019aiderons \u00e0 s\u2019\u00e9chapper. Nous\nlui donnerons sa chance et les gardiens seront pr\u00eats \u00e0 le\nsuivre, \u00e9ventuellement\u2026\n 23 ao\u00fbt\n \n\u00ab C\u2019est toujours l\u2019inattendu qui arrive. \u00bb Comme Disraeli\navait raison ! Quand notre oiseau trouva sa cage ouverte, il\nne voulut pas s\u2019envoler, de sorte que tous les arrangements\nque nous avions pris ne servirent \u00e0 rien ! Cependant une\nchose est prouv\u00e9e : les p\u00e9riodes de calme durent quelque\ntemps. D\u00e9sormais, nous le laisserons libre quelques\nheures chaque jour. J\u2019ai dit au surveillant de nuit de ne le\nmettre au cabanon, quand il est paisible, qu\u2019une heure\nseulement avant le lever du soleil. Il jouira physiquement de\ncette libert\u00e9 relative, m\u00eame si son esprit est incapable de\nl\u2019appr\u00e9cier. Mais on m\u2019appelle !\u2026 De nouveau, ce \u00e0 quoi\nje ne m\u2019attendais pas : le malade s\u2019est \u00e9chapp\u00e9, une fois\nde plus.\nM\u00eame jour, un peu plus tard\nUne autre aventure, ce soir\u2026 Renfield a attendu que le\nsurveillant soit entr\u00e9 dans la chambre, puis il a profit\u00e9 d\u2019un\nmoment o\u00f9 l\u2019autre \u00e9tait occup\u00e9 pour se pr\u00e9cipiter dans le\ncorridor. J\u2019ai donn\u00e9 l\u2019ordre aux gardiens de le suivre.\nComme la premi\u00e8re fois, il s\u2019est dirig\u00e9 vers la maison\ninhabit\u00e9e et nous l\u2019avons encore trouv\u00e9 appuy\u00e9 contre la\nporte de la vieille chapelle. Quand il m\u2019a vu accompagn\u00e9\ndu gardien, il s\u2019est mis dans une col\u00e8re extr\u00eame, et si mes\nhommes ne l\u2019avaient pas empoign\u00e9 \u00e0 temps, je crois qu\u2019il\naurait tent\u00e9 de me tuer. Tandis que nous le tenions,soudain il est encore devenu plus violent mais, presque\naussit\u00f4t, il s\u2019est calm\u00e9 ; cela ma parut fort \u00e9trange et,\ninstinctivement, j\u2019ai regard\u00e9 autour de nous, d\u2019ailleurs sans\nrien apercevoir. Alors, j\u2019ai suivi ses regards ; mais, de\nnouveau, je n\u2019ai rien pu distinguer dans le ciel o\u00f9 la lune\nbrillait, si ce n\u2019est une grosse chauve-souris qui volait vers\nl\u2019ouest, silencieuse et pareille \u00e0 un fant\u00f4me. Les chauves-\nsouris souvent s\u2019amusent, dirait-on, \u00e0 passer et repasser\nau m\u00eame endroit, mais celle-ci semblait se diriger vers un\nbut bien d\u00e9fini. De plus en plus calme, Renfield nous dit\nbient\u00f4t :\n\u2013 Inutile de me tenir ; je peux retourner seul, et\ntranquillement !\nEn effet, nous rentr\u00e2mes sans la moindre difficult\u00e9, mais\nce calme, chez mon malade, ne me dit rien qui vaille, et je\nne dois pas oublier ce qui vient de se passer\u2026Journal de Lucy Westenra\n \nHillingham, 24 ao\u00fbt\n \nComme Mina, je vais tenir un journal. Puis, lorsque nous\nserons \u00e0 nouveau ensemble, nous parlerons longuement\nde tout ce que j\u2019aurai not\u00e9 ici. Mais quand sera-ce ? Que\nn\u2019est-elle ici maintenant, car je me sens si malheureuse !\nLa nuit derni\u00e8re, j\u2019ai eu l\u2019impression de refaire les r\u00eaves\nque je faisais \u00e0 Whitby ; peut-\u00eatre est-ce \u00e0 cause du\nchangement d\u2019air, ou parce que je suis revenue \u00e0 la\nmaison\u2026 Le plus terrible, c\u2019est que je ne me rappelle\nrien\u2026 Mais j\u2019ai continuellement peur, sans pourtant savoir\nde quoi. Et je me sens si faible, comme \u00e9puis\u00e9e\u2026 Quand\nArthur est venu d\u00e9jeuner avec nous, il a parut tout triste en\nme voyant, et je n\u2019ai m\u00eame pas eu le courage de m\u2019efforcer\nd\u2019\u00eatre gaie. Je me demande s\u2019il ne me serait pas possible\nde partager la chambre de maman, cette nuit. J\u2019y dormirais\ntranquille. Je trouverai un pr\u00e9texte pour le lui demander.\n \n25 ao\u00fbt \nEncore une mauvaise nuit. Ma proposition n\u2019a pas\nsembl\u00e9 plaire \u00e0 maman. Elle-m\u00eame n\u2019est pas tr\u00e8s bien, et\nsans doute craint-elle de m\u2019importuner souvent si nous\ndormons dans la m\u00eame chambre. J\u2019ai donc essay\u00e9 de ne\npas c\u00e9der au sommeil et j\u2019y ai r\u00e9ussi quelque temps, mais\nles douze coups de minuit m\u2019\u00e9veill\u00e8rent : je m\u2019\u00e9tais donc\nendormie malgr\u00e9 tout ! Il me semble qu\u2019on grattait \u00e0 la\nfen\u00eatre, ou bien \u00e9tait-ce un plut\u00f4t un battement d\u2019ailes ?\nMais je n\u2019y pris point garde et, comme je ne me souviens\nde rien d\u2019autre, je suppose que je me rendormis aussit\u00f4t.\nDe nouveaux cauchemars. Si je pouvais me le rappeler\u2026\nCe matin encore, je suis horriblement faible ! Mon visage\nest d\u2019une p\u00e2leur effrayante, et j\u2019ai mal \u00e0 la gorge\u2026 Je crois\naussi que j\u2019ai quelque chose aux poumons ; je respire\nsouvent avec difficult\u00e9. J\u2019essayerai de me montrer un peu\nplus joyeuse devant Arthur, sinon il sera de nouveau tr\u00e8s\nmalheureux.Arthur Holmwood au Dr Seward\n \nAlbemarle H\u00f4tel, 31 ao\u00fbt\n \n\u00ab Mon cher Jack,\n\u00ab Je voudrais vous demander un service. Lucy est\nmalade, non pas d\u2019une maladie bien pr\u00e9cise, mais elle a\ntr\u00e8s mauvaise mine, et son \u00e9tat empire de jour en jour. Je\nlui ai demand\u00e9 \u00e0 elle-m\u00eame de quoi elle souffrait, et non\npas \u00e0 sa m\u00e8re, car il serait fatal pour la pauvre dame de\nl\u2019inqui\u00e9ter au sujet de Lucy.\n\u00ab Mrs Westenra m\u2019a confi\u00e9 qu\u2019elle n\u2019avait plus longtemps\n\u00e0 vivre, mais que Lucy n\u2019en sait rien encore. Je suis certain\npourtant que ma pauvre ch\u00e9rie, quoiqu\u2019elle me dise le\ncontraire, se tracasse \u00e0 propos de l\u2019une ou l\u2019autre chose\nque j\u2019ignore. Je suis fort inquiet ; la regarder est maintenant\npour moi devenu une souffrance. Je lui ai dit que je vous\ndemanderais de venir la voir et finalement, elle y a\nconsenti. Ce sera bien p\u00e9nible pour vous, mon vieil ami, je\nle sais, mais il s\u2019agit de sa sant\u00e9 \u2013 n\u2019est-ce pas ? \u2013 et nous\nne devons pas h\u00e9siter \u00e0 agir. Voulez-vous venir d\u00e9jeuner\ndemain \u00e0 deux heures \u00e0 Hillingham ? De cette fa\u00e7on, nous\nn\u2019\u00e9veillerons aucun soup\u00e7on chez Mrs Westenra : apr\u00e8s le\nd\u00e9jeuner, Lucy s\u2019arrangera pour \u00eatre un moment seule avecvous. Moi, je viendrai \u00e0 l\u2019heure du th\u00e9, puis nous repartirons\nensemble.\n\u00ab Encore une fois, je suis fou d\u2019inqui\u00e9tude et j\u2019ai h\u00e2te de\nsavoir ce que vous penserez de son \u00e9tat. Venez sans\nfaute !\n\u00ab Arthur. \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme d\u2019Arthur Holmwood au Dr\nSeward\n \n1er septembre\n \n\u00ab Appel\u00e9 au chevet de p\u00e8re, plus mal. Lettre suit.\n\u00c9crivez-moi longuement, ce soir, \u00e0 Ring. T\u00e9l\u00e9graphiez si\nn\u00e9cessaire. Art. \u00bbLettre du Dr Seward \u00e0 Arthur Holmwood\n \n2 septembre\n \n\u00ab Mon vieil ami,\n\u00ab Laissez-moi vous dire tout de suite que, selon moi,\nMiss Westenra n\u2019est atteinte d\u2019aucun trouble fonctionnel,\nd\u2019aucune maladie. Pourtant, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 terriblement frapp\u00e9 au\nmoment o\u00f9 je l\u2019ai revue. H\u00e9las ! Elle n\u2019est plus du tout ce\nqu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 notre derni\u00e8re rencontre. Bien entendu, il ne\nfaut pas oublier que je n\u2019ai pas pu l\u2019examiner comme je\nl\u2019aurais voulu : notre amiti\u00e9 m\u00eame rendait la chose assez\ndifficile. Je vais vous dire exactement comment ma visite\ns\u2019est pass\u00e9e et, de ces explications, vous tirerez vous-\nm\u00eame vos conclusions. Alors seulement, je vous mettrai au\ncourant de ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait et de ce que, maintenant, je\npropose de faire.\n\u00ab Quand je suis arriv\u00e9 \u00e0 Hillingham, Miss Westenra m\u2019a\nparu d\u2019une humeur enjou\u00e9e. Sa m\u00e8re se trouvait pr\u00e8s\nd\u2019elle, et il ne m\u2019a pas fallu longtemps pour comprendre\nqu\u2019elle faisait l\u2019impossible pour dissimuler son v\u00e9ritable\n\u00e9tat afin de ne pas l\u2019inqui\u00e9ter. Car je ne doute pas qu\u2019elle\ndevine, si m\u00eame personne ne lui en a parl\u00e9, combien la\nprudence est n\u00e9cessaire \u00e0 l\u2019\u00e9gard de Mrs Westenra. Jed\u00e9jeunai avec ces dames, et comme, tous trois, nous nous\neffor\u00e7\u00e2mes de nous montrer fort gais, cet effort eut sa\nr\u00e9compense : nous pass\u00e2mes une bonne heure au moins \u00e0\nnous amuser r\u00e9ellement. Puis, Mrs Westenra monta se\nreposer, et je restai seul avec Lucy. Jusqu\u2019au moment o\u00f9\nnous f\u00fbmes pass\u00e9s dans son boudoir, elle feignit cette\nhumeur joyeuse, car les servantes ne cessaient d\u2019aller et\nvenir. Mais aussit\u00f4t la porte referm\u00e9e, elle laissa tomber le\nmasque et, s\u2019affalant dans un fauteuil, elle soupira et de la\nmain se couvrit les yeux. Je lui demandai alors de quoi elle\nsouffrait.\n\u00ab \u2013 Si vous saviez comme j\u2019aime peu parler de moi !\ns\u2019\u00e9cria-t-elle.\n\u00ab Je lui rappelai que le secret des confidences faites \u00e0\nun m\u00e9decin est consid\u00e9r\u00e9 comme inviolable, mais je lui\navouai toutefois que vous m\u2019aviez dit votre inqui\u00e9tude \u00e0\nson sujet.\n\u00ab Elle saisit imm\u00e9diatement la situation et, en quelques\nmots, me laissa le champ libre.\n\u00ab \u2013 Dites \u00e0 Arthur tout ce que vous voulez. Si j\u2019ai du\nchagrin, ce n\u2019est pas pour moi, mais pour lui !\n\u00ab C\u2019est pourquoi je vous fais part de mes impressions.\nJe vis tout de suite qu\u2019elle \u00e9tait an\u00e9mique, quoiqu\u2019elle ne\npr\u00e9sente aucun des signes propres \u00e0 cette maladie. De\nplus, par un heureux hasard, je pus examiner la qualit\u00e9 de\nson sang, car un moment apr\u00e8s, elle se blessa l\u00e9g\u00e8rement\n\u00e0 la main en ouvrant la fen\u00eatre. Rien de grave, bien s\u00fbr,\nmais j\u2019eus ainsi l\u2019occasion de recueillir quelques gouttes\nde sang que j\u2019ai ensuite analys\u00e9es. Cette analyse donne untr\u00e8s bon r\u00e9sultat. D\u2019autre part, je ne vois aucun sympt\u00f4me\ninqui\u00e9tant. N\u00e9anmoins, comme cet \u00e9tat an\u00e9mique est\n\u00e9videmment le r\u00e9sultat d\u2019une cause bien d\u00e9termin\u00e9e, je\nconclus que cette cause doit \u00eatre d\u2019ordre mental. Miss\nWestenra se plaint d\u2019une certaine difficult\u00e9 \u00e0 respirer, d\u2019un\nsommeil lourd, comme l\u00e9thargique, souvent accompagn\u00e9\nd\u2019affreux cauchemars dont, pourtant, sa m\u00e9moire ne garde\npas le d\u00e9tail. Elle me dit, enfant, elle \u00e9tait sujette \u00e0 des\ncrises de somnambulisme et que, \u00e0 Whitby, cet \u00e9t\u00e9, ces\ncrises l\u2019ont de nouveau saisie et que m\u00eame, une nuit, elle\nest sortie de l\u2019h\u00f4tel, endormie, et est mont\u00e9e sur la falaise\no\u00f9 Miss Murray l\u2019a retrouv\u00e9e ; mais elle m\u2019assure que, ces\nderniers temps, elle a pass\u00e9 des nuits tranquilles.\n\u00ab Comme je ne sais trop ce qu\u2019il faut penser de tout cela,\nj\u2019ai fait ce qu\u2019il me semblait le plus indiqu\u00e9 : j\u2019ai \u00e9crit \u00e0 mon\nvieil ami et ma\u00eetre, le professeur Van Helsing,\nd\u2019Amsterdam, grand sp\u00e9cialiste des maladies de ce\ngenre. Je l\u2019ai pri\u00e9 de venir voir la patiente et, comme vous\nme dites dans votre derni\u00e8re lettre que vous prenez tous\nles frais \u00e0 votre charge, je lui ai parl\u00e9 de vous en pr\u00e9cisant\nque vous \u00eates le fianc\u00e9 de Miss Westenra. Ceci, mon cher\nArt, parce que vous en avez exprim\u00e9 le d\u00e9sir, car je serai\ntoujours fier et heureux d\u2019aider Miss Westenra autant que je\nle puis.\n\u00ab Quant \u00e0 Van Helsing, j\u2019en suis certain, il ferait tout pour\nmoi \u2013 pour des raisons personnelles \u2013 de sorte que, peu\nimporte en quelle qualit\u00e9 il vienne ici, il nous faudra nous en\nremettre \u00e0 toutes ses d\u00e9cisions. Il peut, en certaines\ncirconstances, para\u00eetre despotique, mais cela tient au faitque, mieux que personne, il sait ce dont il parle. C\u2019est en\nm\u00eame temps un philosophe et un m\u00e9taphysicien,\nr\u00e9ellement un des plus grands savants de notre \u00e9poque.\nC\u2019est, je crois, un esprit ouvert \u00e0 toutes les possibilit\u00e9s. De\nplus, il a des nerfs in\u00e9branlables, un temp\u00e9rament de fer,\nune volont\u00e9 r\u00e9solue et qui va toujours au but qu\u2019elle s\u2019est\npropos\u00e9, un empire admirable sur lui-m\u00eame, et enfin une\nbont\u00e9 sans limite, telles sont les qualit\u00e9s dont il est pourvu\net qu\u2019il met en pratique dans le noble travail qu\u2019il accomplit\npour le bien de l\u2019humanit\u00e9.\n\u00ab Je vous dis tout ceci pour que vous compreniez\npourquoi j\u2019ai une telle confiance en lui. Je lui ai demand\u00e9\nde venir toutes affaires cessantes. Et je reverrai demain\nMiss Westenra, mais pas chez elle, car je ne voudrais pas\ninqui\u00e9ter sa m\u00e8re par des visites trop fr\u00e9quentes.\n\u00ab Bien \u00e0 vous,\n\u00ab John Seward. \u00bbAbraham Van Helsing, M.D., D. Lit., etc.,\nau Dr Seward\n \n2 septembre\n \n\u00ab Mon cher ami,\n\u00ab Je re\u00e7ois votre lettre, et j\u2019arrive ! Je puis parfaitement\npartir sans attendre, aucun malade n\u2019ayant besoin de moi\npendant un jour ou deux. Je les plaindrais s\u2019il en \u00e9tait\nautrement, car rien ne pourrait m\u2019emp\u00eacher d\u2019aller vers\nmon ami qui m\u2019appelle pour assister ceux qui lui sont\nchers. Dites \u00e0 ce jeune homme que le jour o\u00f9 vous vous\n\u00eates pr\u00e9cipit\u00e9 pour sucer le poison qui mena\u00e7ait\nd\u2019envenimer la blessure, faite par le couteau que, dans un\ngeste maladroit, notre autre ami avait gliss\u00e9, vous avez\ndonn\u00e9 \u00e0 ce jeune homme, et plus qu\u2019il ne le supposera\njamais, le droit de recourir \u00e0 mes soins ; et vous-m\u00eame\nvous \u00eates mis en droit de demander ces jours pour lui, et\ncela sans qu\u2019intervienne le moins du monde l\u2019importance\nde sa fortune. Mais que ce soit un de vos amis que j\u2019aide,\nce m\u2019est un plaisir d\u2019autant plus grand. Ayez la bont\u00e9 de\nme retenir un appartement au Grand H\u00f4tel de l\u2019Est, proche\nde la demeure de notre malade, et pr\u00e9venez la jeunedemoiselle que nous la verrons demain matin, car il se peut\ntout de m\u00eame que je doive revenir ici demain soir. Mais,\ns\u2019il le fallait, je retournerais \u00e0 Londres dans trois jours et je\npourrais alors y rester plus longtemps. Au revoir, mon ami !\n\u00ab Van Helsing. \u00bbDr Seward \u00e0 l\u2019honorable Arthur\nHolmwood\n \n3 septembre\n \n\u00ab Mon cher Art,\n\u00ab Van Helsing est venu et reparti. Il m\u2019a accompagn\u00e9 \u00e0\nHilligham. Mrs Westenra d\u00e9jeunant dehors, nous f\u00fbmes\ndonc seuls avec Lucy. Van Helsing l\u2019a examin\u00e9e tr\u00e8s\ns\u00e9rieusement. Il doit me faire part de son diagnostic car,\nnaturellement, je n\u2019ai pas assist\u00e9 \u00e0 tout l\u2019examen. Je crois,\ntoutefois, qu\u2019il est inquiet, mais il m\u2019a dit qu\u2019il devait\nd\u2019abord beaucoup r\u00e9fl\u00e9chir et chercher. Quand je lui ai\nparl\u00e9 de notre amiti\u00e9 et de la confiance que vous me\nt\u00e9moignez en cette affaire, il m\u2019a r\u00e9pondu :\n\u00ab \u2013 Il faut absolument qu\u2019il sache tout ce que vous\npensez, et tout ce que je pense, moi, pour autant que vous\ndeviniez mes pens\u00e9es\u2026 Non, je ne plaisante pas ; il s\u2019agit\nd\u2019une question de vie ou de mort, et peut-\u00eatre d\u2019autre\nchose encore\u2026\n\u00ab Je le priai de s\u2019expliquer davantage, car il avait\nprononc\u00e9 ces mots sur un ton des plus graves. Cela se\npassait \u00e0 notre retour en ville ; nous prenions une tasse deth\u00e9 avant son d\u00e9part pour Amsterdam. Mais j\u2019eus beau le\nquestionner, il ne voulut rien me dire d\u2019autre. Ne m\u2019en\nveuillez pas, Art ! Ce silence, chez lui, montre qu\u2019il pense \u00e0\nla malade, qu\u2019il \u00e9tudie minutieusement le cas, qu\u2019il cherche,\nen faisant appel \u00e0 toute sa science. Il parlera plus\nclairement quand il saura ce qu\u2019il doit savoir, soyez-en\ncertain. Je lui ai donc dit que je me bornerais \u00e0 vous\nraconter notre visite, exactement comme si je r\u00e9digeais un\narticle sp\u00e9cial pour la \nDaily Telegraph\n ; mais sans para\u00eetre\nm\u2019\u00e9couter, il a fait la remarque que l\u2019air, \u00e0 Londres, n\u2019\u00e9tait\nplus aussi charg\u00e9 de suie qu\u2019au temps o\u00f9 il \u00e9tait \u00e9tudiant.\nJe recevrai vraisemblablement son rapport demain ; en\ntout cas, j\u2019attends une lettre.\n\u00ab Bon. Maintenant, notre visite. Lucy \u00e9tait plus gaie que\nle premier jour o\u00f9 je l\u2019avais vue, et sa mine certainement\nmeilleure. Elle ne regardait plus de ces yeux qui vous\navaient tant effray\u00e9, et elle respirait normalement. Envers le\nprofesseur (comme d\u2019ailleurs envers tous ceux qui\nl\u2019approchent) elle fut tr\u00e8s aimable, et elle s\u2019effor\u00e7a de\npara\u00eetre tr\u00e8s naturelle devant lui, encore que, pour y\nparvenir, la pauvre dut visiblement lutter contre elle-m\u00eame.\nVan Helsing, je pense, le remarqua comme moi, car je vis\nqu\u2019il lui jetait, sous ses sourcils en broussailles, le coup\nd\u2019\u0153il rapide et p\u00e9n\u00e9trant que je connais depuis si\nlongtemps. Il bavarda de choses et d\u2019autres, sauf de nous-\nm\u00eames et de maladies, et il mettait dans ses propos tant\nde bonne humeur que, bient\u00f4t, chez Lucy, ce qui jusque-l\u00e0\nn\u2019avait \u00e9t\u00e9 que feinte se changea en une gaiet\u00e9 r\u00e9elle.\nAlors, continuant apparemment la m\u00eame conversation,doucement, il en vint \u00e0 faire allusion \u00e0 l\u2019objet de sa visite :\n\u00ab \u2013 Ma ch\u00e8re demoiselle, d\u00e9clara-t-il, le si grand plaisir\nde venir vous voir m\u2019est donn\u00e9 uniquement parce que l\u2019on a\npour vous un tr\u00e8s grand amour. Et cela est tellement\npr\u00e9cieux, croyez-moi ! On m\u2019a dit que vous \u00e9tiez tr\u00e8s p\u00e2le\net fort abattue. J\u2019ai r\u00e9pondu : \u00ab Pftt\u2026 \u00bb Il fit, \u00e0 mon adresse\nun l\u00e9ger mouvement de la main. Et nous allons, vous et\nmoi, leur prouver \u00e0 tous deux qu\u2019ils ont tort. Comment peut-\nil \u2013 et il me d\u00e9signa du m\u00eame regard et du m\u00eame geste\ndont il m\u2019avait d\u00e9sign\u00e9, dans sa classe, un jour, lors d\u2019un\nincident qu\u2019il ne manquait jamais de me rappeler \u2013\ncomment pourrait-il conna\u00eetre quelque chose aux jeunes\ndemoiselles ? Il doit s\u2019occuper de ses malades, les\nsoigner, leur faire retrouver le bonheur et les rendre \u00e0 ceux\nqui les aiment. Certes, ce n\u2019est pas rien ; mais la\nr\u00e9compense de nos efforts, justement, c\u2019est d\u2019\u00eatre \u00e0 m\u00eame\nde rendre aux malades, avec la gu\u00e9rison, le bonheur.\nQuant aux jeunes demoiselles ! Il n\u2019a ni femme ni fille, et les\njeunes filles ne se confient pas aux jeunes gens, mais aux\nvieux messieurs comme moi qui ont, au cours de leur vie,\nvu tant de souffrances autour d\u2019eux, si m\u00eame ils n\u2019en ont\npas connu eux-m\u00eames, et qui en ont p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 les causes.\nAussi, ma ch\u00e8re amie, nous allons l\u2019envoyer fumer une\ncigarette au jardin, pendant que nous bavarderons\nensemble quelques instants.\n\u00ab J\u2019ob\u00e9is aussit\u00f4t et j\u2019allai me promener autour de la\nmaison. Van Helsing ne fut pas long \u00e0 m\u2019appeler par la\nfen\u00eatre. Lorsqu\u2019il m\u2019eut rejoint, il m\u2019expliqua :\n\u00ab \u2013 Je l\u2019ai tr\u00e8s bien examin\u00e9e, mais je ne trouve aucuned\u00e9ficience fonctionnelle. Comme vous, je pense qu\u2019elle a\nd\u00fb perdre beaucoup de sang, qu\u2019elle a perdu, vous\nm\u2019entendez, car il est certain qu\u2019elle n\u2019en perd plus pour le\nmoment. Toutefois, il n\u2019existe non plus chez elle aucun\nsympt\u00f4me d\u2019an\u00e9mie. Je lui ai demand\u00e9 de m\u2019envoyer la\nfemme de chambre \u00e0 qui je voudrais poser une ou deux\nquestions afin d\u2019\u00eatre renseign\u00e9 le plus exactement\npossible. Mais je sais d\u00e9j\u00e0 ce que cette servante me\nr\u00e9pondra\u2026 Et pourtant, il y a une cause \u00e0 cet \u00e9tat maladif.\nIl existe toujours une cause \u00e0 tout. Je vais donc retourner \u00e0\nAmsterdam, et r\u00e9fl\u00e9chir. Vous me t\u00e9l\u00e9graphierez chaque\njour et, si cela est n\u00e9cessaire, je reviendrai. Cette maladie\n\u2013 car, de toute fa\u00e7on, il s\u2019agit d\u2019une maladie \u2013 m\u2019int\u00e9resse\nbeaucoup, de m\u00eame que cette charmante demoiselle. Oui,\nelle est vraiment charmante, et je reviendrais volontiers\npour elle seule, m\u00eame si vous n\u2019\u00e9tiez pas l\u00e0 et si elle n\u2019\u00e9tait\npas malade.\n\u00ab Je vous le r\u00e9p\u00e8te, il n\u2019a pas voulu m\u2019en dire davantage,\nm\u00eame lorsque je fus seul avec lui. Maintenant, Art, vous en\nsavez autant que moi. Ayez confiance en moi, je surveillerai\nde pr\u00e8s notre ch\u00e8re malade. J\u2019esp\u00e8re que votre p\u00e8re va\nmieux. Je me mets \u00e0 votre place : cela doit \u00eatre terrible de\nsavoir en danger les deux \u00eatres qui vous sont les plus chers\nau monde ! Je comprends parfaitement le sentiment du\ndevoir qui vous fait rester aupr\u00e8s de votre p\u00e8re, mais si\nl\u2019\u00e9tat de Lucy s\u2019aggravait, je vous \u00e9crirais de revenir tout de\nsuite ; donc, si vous ne recevez pas de mes nouvelles, ne\nsoyez tout de m\u00eame pas trop inquiet. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n4 septembre\n \nNotre malade zoophage est de plus en plus int\u00e9ressant \u00e0\nobserver. Il n\u2019a plus eu qu\u2019une seule crise \u2013 hier \u00e0 midi. Un\npeu avant que sonnent les douze coups, il devint agit\u00e9.\nReconnaissant le mal aux sympt\u00f4mes habituels, le\nsurveillant fit aussit\u00f4t demander de l\u2019aide. Heureusement,\non arriva imm\u00e9diatement car, alors que midi sonnait, le\nmalade entra dans une telle fureur que les hommes\nn\u2019eurent pas trop de toutes leurs forces pour le maintenir.\nAu bout de cinq minutes, toutefois, il commen\u00e7a \u00e0 se\ncalmer, et finalement, tomba dans un \u00e9tat de m\u00e9lancolie\nqui dure encore. Le surveillant me dit qu\u2019au paroxysme de\nla crise, il poussait des cris effrayants. J\u2019eus fort \u00e0 faire\nquand j\u2019allai le voir, et, de plus, j\u2019eus \u00e0 m\u2019occuper d\u2019autres\nmalades que ses cris avaient plong\u00e9s \u00e0 leur tour dans un\nv\u00e9ritable \u00e9tat d\u2019\u00e9pouvante ! Ce qui ne m\u2019\u00e9tonne nullement,\ncar ces cris m\u2019ont paru insupportables \u00e0 moi-m\u00eame, qui\nme trouvais pourtant loin du cabanon. C\u2019est maintenant\nl\u2019heure du d\u00eener pour les pensionnaires ; mais Renfield\nreste \u00e0 bouder dans un coin tout en ruminant quelques\nid\u00e9es, dirait-on. Je n\u2019y comprends rien.Un peu plus tard\nAutre changement chez mon malade. \u00c0 cinq heures, je\nsuis retourn\u00e9 le voir ; il m\u2019a sembl\u00e9 tr\u00e8s content de son sort.\nIl attrapait des mouches et les mangeait, et il notait\nchacune de ses captures en faisant, \u00e0 l\u2019aide d\u2019un de ses\nongles, une marque sur le chambranle de la porte. Quand il\nme vit, il vint vers moi en s\u2019excusant de sa mauvaise\nconduite et il me demanda, me supplia presque, de le faire\nramener dans sa chambre o\u00f9 il pourrait de nouveau \u00e9crire\ndans son calepin. Je crus bien faire de lui passer ce\ncaprice. Pour le moment, il est donc dans sa chambre dont\nil a ouvert la fen\u00eatre. Il a \u00e9parpill\u00e9 le sucre de son th\u00e9 sur le\nrebord ext\u00e9rieur, et il prend des mouches en grande\nquantit\u00e9. Mais, cette fois, il ne mange pas ; il se contente\nde les mettre dans une bo\u00eete, ainsi qu\u2019il faisait auparavant,\net d\u00e9j\u00e0 il examine les coins de sa chambre, \u00e0 la recherche\nd\u2019une araign\u00e9e. J\u2019ai tent\u00e9 de le faire parler des jours qu\u2019il\nvient de passer, car le moindre fil conducteur de ses\npens\u00e9es m\u2019e\u00fbt aid\u00e9 consid\u00e9rablement dans mon travail.\nMais rien ne le fit sortir de son silence. Un instant il parut\ntr\u00e8s triste et dit alors tout bas, d\u2019une voix \u00e0 peine\nperceptible, comme s\u2019adressant plus \u00e0 lui-m\u00eame qu\u2019\u00e0 moi :\n\u2013 C\u2019est fini ! C\u2019est fini ! Il m\u2019a abandonn\u00e9 ! Maintenant, je\nne dois plus rien esp\u00e9rer, \u00e0 moins d\u2019agir moi-m\u00eame.\nPuis, se tournant vers moi d\u2019un air r\u00e9solu, il reprit :\n\u2013 Docteur, voulez-vous \u00eatre tr\u00e8s bon pour moi ?\nDemandez que l\u2019on m\u2019apporte encore un peu de sucre. Je\ncrois que cela me fera du bien.\n\u2013 Et les mouches ?\u2013 Bien s\u00fbr, les mouches l\u2019aiment, elles aussi, et, moi,\nj\u2019aime les mouches ; voil\u00e0 pourquoi j\u2019aime le sucre.\nEt il y a des gens assez ignorants pour croire que les\nfous ne peuvent pas lier l\u2019une \u00e0 l\u2019autre plusieurs id\u00e9es !\nJe lui fis donc apporter une double ration de sucre, et\nc\u2019est un homme tr\u00e8s heureux que je quittai.\nMinuit\nNouveau changement chez Renfield. Je revenais de\nchez Miss Westenra, que j\u2019avais trouv\u00e9e beaucoup mieux,\net je m\u2019\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 sur le seuil de l\u2019\u00e9tablissement, d\u00e9sireux\nde contempler encore un peu le soleil couchant quand je\nl\u2019entendis qui hurlait \u00e0 nouveau, et d\u2019autant plus\ndistinctement que sa chambre se trouve en fa\u00e7ade. Ce ne\nfut pas sans un serrement de c\u0153ur que je me d\u00e9tournai du\nspectacle admirable qu\u2019offrait le soleil couchant illuminant\nLondres comme \u00e0 travers une brume teint\u00e9 d\u2019or, pour me\nretrouver devant cette fa\u00e7ade de pierre, triste et d\u2019aspect\ns\u00e9v\u00e8re, qui cache tant de mis\u00e8re humaine. J\u2019arrivai dans la\nchambre de Renfield au moment m\u00eame o\u00f9, de sa fen\u00eatre,\nje pus voir le soleil sombrant derri\u00e8re l\u2019horizon. Depuis\nquelques minutes d\u00e9j\u00e0, la fureur de mon malade se calmait\npeu \u00e0 peu, mais \u00e0 l\u2019instant pr\u00e9cis o\u00f9 le disque rouge\ndisparut, il glissa d\u2019entre les mains qui le retenaient et\ntomba, telle une masse inerte, sur le plancher. Il est\n\u00e9tonnant de voir \u00e0 quel point nos malades peuvent soudain\nrecouvrer la raison (m\u00eame si ce n\u2019est que passag\u00e8rement)\ncar, en l\u2019espace de quelques minutes, celui-ci se releva\ntr\u00e8s tranquillement et regarda autour de lui. Je fis\ncomprendre aux surveillants qu\u2019ils devaient le laisser agir \u00e0sa guise, car je voulais voir ce qui allait se passer. Il se\ndirigea imm\u00e9diatement vers la fen\u00eatre et fit dispara\u00eetre le\npeu de sucre qui restait sur la pierre ; puis il prit la bo\u00eete o\u00f9\nil enfermait ses mouches, laissa les mouches s\u2019envoler et\njeta la bo\u00eete ; enfin, ferma la fen\u00eatre et revint s\u2019asseoir sur\nson lit.\n\u2013 Vous ne voulez donc plus de mouches ? lui demandai-\nje.\n\u2013 Non, r\u00e9pondit-il, ces bestioles de rien du tout, j\u2019en ai\nassez !\nQue ne puis-je, vraiment, saisir la cause de ses crises !\nAttention ! Peut-\u00eatre en trouverions-nous la v\u00e9ritable raison\nsi nous savions pourquoi, aujourd\u2019hui, sa fureur a atteint un\npoint extr\u00eame \u00e0 midi juste, puis au soleil couchant. Faut-il\npenser que le soleil a une influence maligne qui, \u00e0 certains\nmoments, affecte certaines natures, comme la lune,\nparfois, en affecte d\u2019autres ? Nous verrons.T\u00e9l\u00e9gramme du Dr Seward, Londres, au\nPr Van Helsing, Amsterdam\n \n4 septembre\n \n\u00ab Malade beaucoup mieux aujourd\u2019hui. \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme du Dr Seward, Londres, au\nPr Van Helsing, Amsterdam\n \n5 septembre\n \n\u00ab Malade de mieux en mieux. App\u00e9tit excellent, sommeil\nnaturel, bonne humeur, couleurs reviennent. \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme du Dr Seward, Londres, au\nPr Van Helsing, Amsterdam\n \n6 septembre\n \n\u00ab S\u00e9rieuse aggravation. Venez imm\u00e9diatement, sans\nperdre une heure.\n\u00ab J.S. \u00bb10\nChapitre\n \nLettre du Dr Seward \u00e0 l\u2019honorable Arthur\nHolmwood\n \n6 septembre\n \n\u00ab Mon cher Art,\n\u00ab Les nouvelles, aujourd\u2019hui, ne sont plus aussi bonnes.\n\u00ab L\u2019\u00e9tat de sant\u00e9 de Lucy s\u2019est un peu aggrav\u00e9.\nCependant, cette aggravation a eu un r\u00e9sultat que je\nn\u2019osais pas esp\u00e9rer : Mrs Westenra m\u2019a demand\u00e9 ce que,\nm\u00e9dicalement, je pensais de la situation pr\u00e9sente ; j\u2019en ai\nprofit\u00e9 pour lui dire que mon vieux ma\u00eetre, le professeur\nVan Helsing, venait passer quelques jours chez moi et que\nj\u2019allais lui demander d\u2019examiner et de soigner. Lucy \u00e0 son\ntour ; de sorte que, maintenant, chaque fois que nous lejugeons n\u00e9cessaire, il nous est permis de nous rendre chez\ncette bonne dame sans trop l\u2019inqui\u00e9ter ni lui causer une\ntrop grande \u00e9motion qui serait fatale pour elle ; d\u2019autant\nplus que la douleur qu\u2019en \u00e9prouverait Lucy lui serait un choc\nque nous devons \u00e0 tout prix \u00e9viter.\n\u00ab Tous, mon pauvre vieil ami, nous sommes devant des\ndifficult\u00e9s qui paraissent insurmontables ; j\u2019esp\u00e8re toutefois\nqu\u2019avec l\u2019aide de Dieu, nous en viendront \u00e0 bout.\n\u00ab Au besoin, je vous \u00e9crirai encore ; si donc, vous ne\nrecevez d\u2019ici quelque temps rien de moi, c\u2019est que j\u2019attends\nmoi-m\u00eame les \u00e9v\u00e9nements.\n\u00ab En h\u00e2te,\n\u00ab Bien \u00e0 vous,\n\u00ab John Seward. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n7 septembre\n \nLa premi\u00e8re chose que me dit Van Helsing, quand nous\nnous rejoign\u00eemes \u00e0 Liverpool Street, fut :\n\u2013 Avez-vous averti notre jeune ami, le fianc\u00e9 ?\n\u2013 Non, r\u00e9pondis-je, j\u2019attendais de vous avoir vu, ainsi que\nje vous le disais dans mon t\u00e9l\u00e9gramme. Je lui ai envoy\u00e9 un\nmot, lui disant simplement que vous comptiez revenir\nexaminer \u00e0 nouveau Miss Westenra, et que je lui donnerais\ndes nouvelles d\u00e8s que j\u2019en aurais.\n\u2013 Bon, mon ami, c\u2019est parfait ! Il faut mieux ne pas le\nmettre au courant maintenant\u2026 Peut-\u00eatre ne saura-t-il\njamais la v\u00e9rit\u00e9 : je l\u2019esp\u00e8re de tout mon c\u0153ur ! Mais, si\ncela \u00e9tait absolument n\u00e9cessaire, nous lui dirions tout. Mon\nami, comprenez-moi, mieux que personne, vous me\ncomprendrez vous dont la sp\u00e9cialit\u00e9 est de soigner les\nmalades mentaux. Nous sommes tous fous, d\u2019une mani\u00e8re\nou d\u2019une autre ; et, dans la mesure o\u00f9 vous faites preuve\nde discr\u00e9tion quand vous soignez vos fous, vous vous\nconduisez de m\u00eame avec les fous de Dieu : tous les autres\nhommes. Vous ne dites pas \u00e0 vos malades pourquoi vous\nles soignez de telle ou de telle fa\u00e7on ; vous ne leur ditespas ce que vous pensez. Dans le cas qui nous occupe, ce\nque vous savez vous le garderez pour vous, jusqu\u2019\u00e0 ce que\nvotre conviction soit plus solide. Oui, ce que nous savons,\nnous le garderons l\u00e0 et l\u00e0\u2026 pour le moment\u2026 (Il me toucha\nla place du c\u0153ur, puis le front, puis ramena son doigt \u00e0 son\nc\u0153ur, \u00e0 son front). Pour ma part, je suis d\u00e9j\u00e0 parvenu \u00e0\ncertaines conclusions que je vous d\u00e9voilerai plus tard.\n\u2013 Pourquoi pas maintenant ? demandai-je. Cela nous\nserait peut-\u00eatre utile ; cela nous aiderait peut-\u00eatre \u00e0\nprendre une d\u00e9cision.\nIl eut un geste de la main, comme pour m\u2019imposer\nsilence et, me regardant dans les yeux, il reprit :\n\u2013 Mon ami John, quand le bl\u00e9 est sorti de terre mais qu\u2019il\nn\u2019est pas encore m\u00fbr, tant que le lait de la terre maternelle\nest encore en lui, mais que le soleil n\u2019a pas encore\ncommenc\u00e9 \u00e0 le peindre de ses couleurs d\u2019or, le laboureur\narrache un \u00e9pi qu\u2019il \u00e9crase entre ses mains rugueusement\net souffle sur le grain encore vert en vous disant :\n\u00ab Regardez ! C\u2019est du bon bl\u00e9 ; cela promet une fameuse\nr\u00e9colte ! \u00bb\nJe lui avouai que je ne saisissais pas le rapport entre\ncette all\u00e9gorie et ce dont nous parlions.\nAvant de r\u00e9pondre, il vint me prendre le bout de l\u2019oreille\net, par jeu, le tira, ainsi qu\u2019il en avait l\u2019habitude quand\nj\u2019assistais \u00e0 ses cours, des ann\u00e9es auparavant.\nFinalement, il m\u2019expliqua :\n\u2013 Le bon laboureur parle ainsi parce qu\u2019il sait maintenant\nque la r\u00e9colte sera bonne, mais il l\u2019ignorait avant de voir\nl\u2019\u00e9pi. Mais jamais un bon laboureur ne d\u00e9terrera le bl\u00e9 qu\u2019ila sem\u00e9 afin de voir s\u2019il pousse. Les enfants qui jouent au\nlaboureur agissent ainsi, mais non pas ceux qui cultivent la\nterre pour vivre. Comprenez-vous maintenant, ami John ?\nJ\u2019ai sem\u00e9 mon bl\u00e9, et c\u2019est la nature qui doit le faire\ngermer. S\u2019il se met \u00e0 germer, tant mieux : j\u2019attendrai que\nl\u2019\u00e9pi commence \u00e0 gonfler.\nIl se tut, certain que je le suivais \u00e0 pr\u00e9sent. Bient\u00f4t\npourtant, il reprit \u00e0 nouveau sur un ton tr\u00e8s grave :\n\u2013 Vous avez \u00e9t\u00e9 parmi les meilleurs \u00e9l\u00e8ves que j\u2019aie\njamais eus\u2026 Vous n\u2019\u00e9tiez qu\u2019un \u00e9tudiant alors ;\nmaintenant, vous \u00eates un ma\u00eetre, et j\u2019aime \u00e0 croire que vous\navez gard\u00e9 vos habitudes studieuses d\u2019autrefois.\nSouvenez-vous, mon ami, que le savoir est plus important\nque la m\u00e9moire, et que nous ne devons pas nous fier\naveugl\u00e9ment aux notions acquises. M\u00eame si vous avez\nabandonn\u00e9 ces habitudes d\u2019antan, reprenez-les, et laissez-\nmoi vous dire que le cas de notre ch\u00e8re demoiselle peut\ndevenir \u2013 attention, n\u2019est-ce pas, je dis : \npeut devenir\n \u2013\nd\u2019un int\u00e9r\u00eat r\u00e9el pour nous et pour les autres. Il ne faut rien\nn\u00e9gliger. Un conseil : notez m\u00eame vos doutes, et la\nmoindre de vos hypoth\u00e8ses. Il vous sera sans doute utile,\nplus tard, de v\u00e9rifier \u00e0 quel point vos suppositions \u00e9taient\njustes. L\u2019\u00e9chec nous sert de le\u00e7on, pas le succ\u00e8s !\nQuand je lui parlai des sympt\u00f4mes que je remarquais\nchez Lucy, les m\u00eames que pr\u00e9c\u00e9demment mais beaucoup\nplus prononc\u00e9s, il parut fort pr\u00e9occup\u00e9, mais il ne dit rien. Il\nprit la sacoche qui contenait instruments et m\u00e9dicaments.\n\u00ab Tout l\u2019affreux attirail de notre profession salutaire ; \u00bb c\u2019est\nainsi qu\u2019un jour, pendant une le\u00e7on, il avait appel\u00e9l\u2019ensemble de ce qui \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 un m\u00e9decin pour\nexercer son art.\nMrs Westenra vint nous accueillir. Son inqui\u00e9tude n\u2019\u00e9tait\npas telle que je l\u2019avais craint. La nature a voulu que m\u00eame\nla mort mena\u00e7ante de temps \u00e0 autre, porte en soi l\u2019antidote\naux terreurs qu\u2019elle inspire. Dans le cas de Mrs Westenra,\npar exemple, on dirait que tout ce qui ne lui est pas\nstrictement personnel \u2013 m\u00eame ce changement effrayant\nque nous voyons chez sa fille, qu\u2019elle adore cependant \u2013 la\nlaisse plus ou moins indiff\u00e9rente. Ceci n\u2019est pas sans\nrappeler la fa\u00e7on dont dame Nature proc\u00e8de ; elle entoure\ncertains corps d\u2019une enveloppe insensible qui les prot\u00e8ge\ncontre les blessures. Si c\u2019est l\u00e0 un \u00e9go\u00efsme salutaire, il\nnous faut prendre garde de ne pas condamner trop vite\ncelui qui nous para\u00eet coupable d\u2019\u00e9go\u00efsme, car les causes\nen sont parfois plus myst\u00e9rieuses que nous ne le\nsupposons.\nMes connaissances, sur ce point de pathologie\nspirituelle, m\u2019amen\u00e8rent \u00e0 adopter une ligne de conduite\nbien d\u00e9finie ; je d\u00e9cidai que la m\u00e8re ne serait jamais\npr\u00e9sente quand nous examinerions Lucy et qu\u2019elle ne\ndevrait pas se pr\u00e9occuper de sa maladie, \u00e0 moins de\nn\u00e9cessit\u00e9 absolue. Mrs Westenra accepta cette d\u00e9cision\navec un tel empressement que j\u2019y vis, une fois de plus, un\nartifice de la nature qui lutte pour sauvegarder la vie.\nOn nous introduisit, Van Helsing et moi, dans la chambre\nde Lucy. Si, en la voyant hier, j\u2019avais \u00e9t\u00e9 p\u00e9niblement\nfrapp\u00e9, aujourd\u2019hui j\u2019\u00e9prouvai bel et bien de l\u2019horreur. Elle\navait un teint de craie, et ses l\u00e8vres m\u00eames, ses gencivessemblaient exsangues ; son visage \u00e9tait tir\u00e9, amaigri au\npoint que les os en \u00e9taient pro\u00e9minents. L\u2019entendre, la voir\nrespirer devenait difficilement supportable.\nL\u2019expression de Van Helsing se figea ; son front devint si\nsoucieux que l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de ses sourcils parut se rejoindre\nau-dessus de front. Lucy ne faisait pas le moindre\nmouvement, n\u2019avait m\u00eame pas, e\u00fbt-on dit, la force de\nparler, de sorte que nous rest\u00e2mes tous trois silencieux un\nbon moment. Puis, Van Helsing me fit un l\u00e9ger signe de la\nt\u00eate, et nous sort\u00eemes de la chambre sur la pointe des\npieds. D\u00e8s la porte referm\u00e9e, nous press\u00e2mes le pas pour\ngagner la chambre voisine et l\u00e0, aussit\u00f4t, le professeur\nrepoussa la porte et dit :\n\u2013 Mon Dieu ! C\u2019est terrible. Il n\u2019y avait pas une minute \u00e0\nperdre. Elle va tout simplement mourir, faute de sang ; elle\nn\u2019en a m\u00eame plus assez pour que le c\u0153ur fonctionne. Il faut\ntout de suite faire une transfusion. Qui de nous deux ?\u2026\n\u2013 Je suis le plus jeune et le plus fort, professeur. Ce sera\ndonc moi.\n\u2013 Alors, tout de suite ! Pr\u00e9parez-vous ! Je vais chercher\nma trousse.\nJe descendis avec lui, et comme nous arrivions au bas\nde l\u2019escalier, on frappa \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e. La bonne\nouvrit : c\u2019\u00e9tait Arthur. Il se pr\u00e9cipita vers moi, l\u2019\u00e9motion\nl\u2019emp\u00eachait presque de parler :\n\u2013 Jack, je suis si inquiet, me dit-il \u00e0 voix basse. Votre\nlettre, je l\u2019ai lue entre les lignes et, depuis lors, vous ne\npouvez savoir combien je souffre. Comme mon p\u00e8re va\nmieux, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 de venir me rendre compte de ce qui sepasse r\u00e9ellement\u2026 Le docteur Van Helsing, je crois ? Je\nvous suis si reconnaissant, monsieur, d\u2019\u00eatre venu !\nLe professeur, au moment o\u00f9 il l\u2019avait vu entrer, n\u2019avait\npu cacher son m\u00e9contentement d\u2019\u00eatre interrompu dans son\ntravail en un moment aussi critique ; mais, l\u2019instant d\u2019apr\u00e8s,\ncomprenant sans doute la r\u00e9solution courageuse qui faisait\nagir ce gar\u00e7on, ses yeux brill\u00e8rent, et sans attendre, il lui dit\nen lui tendant la main :\n\u2013 Vous arrivez \u00e0 temps, monsieur. Vous \u00eates le fianc\u00e9\nde notre ch\u00e8re demoiselle, n\u2019est-ce pas ? Elle est mal, au\nplus mal\u2026 Mais non, jeune homme, ne vous laissez pas\nabattre de cette fa\u00e7on ! \u2013 car Arthur, devenu tr\u00e8s p\u00e2le,\ns\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 tomber presque \u00e9vanoui, sur une chaise.\nVous \u00eates courageux, au contraire\u2026 Vous allez l\u2019aider.\nVous pouvez faire pour elle plus que n\u2019importe qui au\nmonde, et, pr\u00e9cis\u00e9ment, c\u2019est par votre courage que vous\npouvez le mieux lui venir en aide.\n\u2013 Que puis-je donc faire ? demanda-t-il d\u2019une voix faible.\nDites-moi, et je n\u2019h\u00e9siterai pas un moment. Ma vie lui\nappartient, et je donnerais pour la sauver jusqu\u2019\u00e0 la\nderni\u00e8re goutte de mon sang.\nLe professeur avait toujours eu de l\u2019humour, et j\u2019en vis\nencore un trait dans sa r\u00e9ponse :\n\u2013 Mon jeune monsieur, fit-il, je ne vous demande pas\ntant : je ne vous demande pas jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re goutte de\nvotre sang !\n\u2013 Que faut-il faire alors ?\nIl y avait comme du feu dans ses yeux, et ses narines\npalpitaient d\u2019impatience. Van Helsing lui donna une tapesur l\u2019\u00e9paule.\n\u2013 Venez, dit-il. C\u2019est un homme comme vous qu\u2019il nous\nfaut. Vous conviendrez beaucoup mieux que moi,\nbeaucoup mieux que mon ami John.\nArthur, \u00e9videmment, ne saisissait pas le sens de ces\nparoles, et le professeur lui expliqua doucement:\n\u2013 Oui, la jeune demoiselle est tr\u00e8s, tr\u00e8s mal. Il ne lui reste\npour ainsi dire plus de sang, et nous devons lui en rendre,\nou elle mourra. Nous nous \u00e9tions mis d\u2019accord, mon ami\nJohn et moi, pour lui faire ce que nous appelons une\ntransfusion de sang. Et John allait donner le sien, puisqu\u2019il\nest beaucoup plus jeune et plus fort que moi. \u2013 Ici, Arthur\nme saisit la main et la serra longuement et avec force. \u2013\nMais, \u00e0 pr\u00e9sent, poursuivit Van Helsing, \u00e0 pr\u00e9sent que vous\n\u00eates ici, vous \u00eates le plus fort de nous trois ; peu importe\nqu\u2019il soit jeune et moi vieux : puisque lui et moi, en tout cas,\nnous travaillons, d\u2019une fa\u00e7on intense, avec notre cerveau ;\nnous n\u2019avons donc pas les nerfs aussi calmes que les\nv\u00f4tres, notre sang n\u2019est certainement pas aussi rouge que\ncelui qui coule dans vos veines !\nArthur se tourna vers lui :\n\u2013 Si vous pouviez savoir, commen\u00e7a-t-il, combien je\nserais heureux de mourir pour elle, alors, vous\ncomprendriez\u2026\nMais il dut s\u2019interrompre, la voix \u00e9trangl\u00e9e.\n\u2013 Brave gar\u00e7on ! s\u2019\u00e9cria Van Helsing. Le jour viendra\nbient\u00f4t o\u00f9, au fond de votre c\u0153ur, vous vous r\u00e9jouirez\nd\u2019avoir tout fait pour celle que vous aimez ! Maintenant,\nvenez avec nous, et taisez-vous. Vous l\u2019embrasserez unefois avant la transfusion ; mais, quand ce sera fait, vous\nnous laisserez ; vous quitterez la chambre d\u00e8s que je vous\nferai signe qu\u2019il en est temps. Et, pas un mot \u00e0 Mrs\nWestenra ! Il faut la m\u00e9nager \u2013 je ne vous apprends rien.\nVenez !\nNous mont\u00e2mes tous les trois, mais le professeur ne\nvoulut pas qu\u2019Arthur entr\u00e2t dans la chambre en m\u00eame\ntemps que nous. Il attendit sur le palier. Quand elle nous vit,\nLucy tourna la t\u00eate et nous regarda sans rien dire. Elle ne\ndormait pas ; mais simplement, elle \u00e9tait trop faible. Un\neffort pour tenter de parler lui \u00e9tait impossible. Des yeux,\nelle cherchait notre regard, comme si elle e\u00fbt voulu se faire\ncomprendre, et c\u2019\u00e9tait l\u00e0 tout ce dont elle \u00e9tait capable.\nVan Helsing ouvrit la trousse, y prit certaines choses qu\u2019il\nposa sur une petite table que le malade ne pouvait voir. Il\npr\u00e9para un narcotique, puis revint au chevet de Lucy.\n\u2013 Allons, petite demoiselle, fit-il gaiement, vous allez\nprendre ce m\u00e9dicament ! Buvez bien tout ce qu\u2019il y a dans\nle verre, comme une enfant sage. Regardez, je tiens le\nverre, vous le viderez plus facilement. Voil\u00e0\u2026 C\u2019est\nparfait !\nJe fus \u00e9tonn\u00e9 de voir combien de temps la drogue\nmettait \u00e0 agir. Ceci montrait \u00e0 quel point la jeune fille \u00e9tait\nfaible. Une \u00e9ternit\u00e9 sembla s\u2019\u00e9couler avant que le sommeil\nne commen\u00e7\u00e2t \u00e0 alourdir ses paupi\u00e8res. Toutefois, elle finit\npar s\u2019endormir profond\u00e9ment. D\u00e8s que le narcotique eut\nproduit son effet, Van Helsing fit entrer Arthur dans la\nchambre et le pria d\u2019\u00f4ter son veston.\n\u2013 Et maintenant, ajouta-t-il, vous pouvez l\u2019embrasser,comme je vous l\u2019ai dit ; pendant ce temps, je vais amener\nla table pr\u00e8s du lit. Mon ami John, aidez-moi !\nDe sorte que, tout \u00e0 notre occupation, nous ne\nregard\u00e2mes pas Arthur tandis qu\u2019il se penchait vers Lucy.\nVan Helsing me glissait dans l\u2019oreille :\n\u2013 Il est si jeune, si fort et, j\u2019en suis certain, il a le sang si\npur que nous n\u2019avons pas \u00e0 le d\u00e9fibriner.\nAlors avec des gestes rapides, mais pr\u00e9cis, et\nproc\u00e9dant avec m\u00e9thode, il commen\u00e7a la transfusion ; peu\n\u00e0 peu, la vie sembla de nouveau animer les joues de Lucy\ntandis que le visage d\u2019Arthur, de plus en plus p\u00e2le,\nrayonnait de joie. Mais l\u2019inqui\u00e9tude me prit car, si robuste\nque f\u00fbt mon ami, je craignais qu\u2019il ne supporte mal de\nperdre tant de sang. Je mesurai alors l\u2019\u00e9preuve que\nl\u2019organisme que Lucy avait d\u00fb subir puisque tout ce sang\nque lui donnait Arthur en s\u2019affaiblissant plus qu\u2019on n\u2019aurait\npu s\u2019y attendre, ne la ranimait que difficilement. Le visage\ndu professeur demeurait grave tandis que, montre en main,\nson regard se posait tant\u00f4t sur la malade, tant\u00f4t sur Arthur.\nPour moi, j\u2019entendais battre mon c\u0153ur. Van Helsing me dit\nalors :\n\u2013 Cela suffit. Maintenant, occupez-vous de lui ; moi je\nm\u2019occupe de la malade.\n\u00c0 quel point Arthur \u00e9tait affaibli, je m\u2019en rendis seulement\ntout \u00e0 fait compte lorsque tout fut termin\u00e9. Je soignai sa\nblessure et, l\u2019ayant pris par le bras, j\u2019allais l\u2019emmener\nquand Van Helsing parla sans m\u00eame se retourner \u2013 on\ndirait vraiment que cet homme a des yeux dans la nuque.\n\u2013 J\u2019estime que le brave fianc\u00e9 m\u00e9rite un autre baiser.Qu\u2019il le prenne tout de suite, ajouta-t-il en redressant\nl\u2019oreiller sous la t\u00eate de la malade.\nMais dans le l\u00e9ger mouvement que Lucy fut oblig\u00e9e de\nfaire, l\u2019\u00e9troit ruban de velours noir qu\u2019elle porte toujours\nautour du cou, et qu\u2019elle ferme par une boucle ancienne\ntout en diamants qu\u2019Arthur lui a donn\u00e9e, remonta un peu et\nd\u00e9couvrit une marque rouge. Arthur ne parut rien marquer ;\nmais j\u2019entendis l\u2019esp\u00e8ce de sifflement bien connu chez Van\nHelsing quand il aspire profond\u00e9ment, et qui trahit toujours\nchez lui une surprise m\u00eal\u00e9e d\u2019\u00e9motion.\nIl ne fit aucune observation au moment m\u00eame, mais il se\nretourna et me dit :\n\u2013 Oui, descendez avec notre si courageux jeune\nhomme ; vous lui donnerez un verre de porto et vous le\nferez s\u2019\u00e9tendre un moment. Puis il retournera chez lui pour\nprendre un long repos, dormir de longues heures et\nmanger le plus possible afin de se remettre compl\u00e8tement\napr\u00e8s tout ce qu\u2019il vient de donner \u00e0 sa bien-aim\u00e9e. Il ne\nfaut pas qu\u2019il reste ici ! Attendez, un mot encore ! Je\nsuppose, monsieur, que vous \u00eates anxieux de conna\u00eetre le\nr\u00e9sultat de ce que nous avons fait. Eh bien ! l\u2019op\u00e9ration a\nparfaitement r\u00e9ussi. Vous avez sauv\u00e9 la vie de la jeune\ndemoiselle, et vous pouvez rentrer chez vous l\u2019esprit en\npaix. Vous avez fait pour elle tout ce que vous pouviez\nfaire. Je le lui dirai quand elle sera gu\u00e9rie. Elle vous en\naimera d\u2019autant plus. Au revoir.\nQuand Arthur eut quitt\u00e9 la maison, je montrai rejoindre le\nprofesseur. Lucy dormait encore, mais sa respiration \u00e9tait\nmeilleure. \u00c0 son chevet, Van Helsing la regardaitattentivement. Le ruban de velours recouvrait \u00e0 nouveau la\nmarque rouge. Tout bas, je demandai au professeur :\n\u2013 Comment expliquez-vous cette marque sur sa gorge ?\n\u2013 Et vous comment l\u2019expliquez-vous ?\n\u2013 Je ne l\u2019ai pas encore examin\u00e9e, r\u00e9pondis-je, et je\nd\u00e9tachai le ruban. Exactement au-dessus de la jugulaire\nexterne on voyait comme deux petites marques qu\u2019auraient\nlaiss\u00e9es des ponctions, pas du tout saines d\u2019aspect.\nCertes, ce n\u2019\u00e9taient pas l\u00e0 les sympt\u00f4mes d\u2019une\nquelconque maladie, mais les l\u00e8vres de ces plaies\nminuscules \u00e9taient blanches, us\u00e9es, e\u00fbt-on dit, comme par\ntrituration. Je pensai imm\u00e9diatement que cette blessure \u2013\ns\u2019il fallait appeler cela une blessure \u2013 pouvait avoir\nprovoqu\u00e9 cette perte de sang si dangereuse ; mais je\nrepoussai cette id\u00e9e \u00e0 peine con\u00e7ue, car elle me semblait\nabsurde. \u00c0 en juger par l\u2019extr\u00eame p\u00e2leur de Lucy avant la\ntransfusion, son lit tout entier aurait d\u00fb \u00eatre baign\u00e9 du sang\nqu\u2019elle avait perdu.\n\u2013 Eh bien ? fit Van Helsing.\n\u2013 Eh bien ? r\u00e9pondis-je, je n\u2019y comprends rien.\n\u2013 Il faut absolument que je retourne \u00e0 Amsterdam ce soir,\ndit-il alors en se levant. Je dois consulter certains livres,\ncertains documents. Vous, vous passerez toute la nuit ici,\nau chevet de la malade.\n\u2013 Dois-je demander une infirmi\u00e8re ?\n\u2013 Nous sommes, vous et moi, les meilleures infirmi\u00e8res.\nVous veillerez \u00e0 ce qu\u2019elle se nourrisse bien, \u00e0 ce que rien\nne la trouble. Surtout, ne vous endormez pas ! Pour vous,\ncomme pour moi, le sommeil viendra plus tard. Je serai deretour le plus t\u00f4t possible et, alors, nous pourrons\ncommencer.\n\u2013 Nous pourrons commencer ? Que voulez-vous dire ?\n\u2013 Nous verrons ! lan\u00e7a-t-il en sortant pr\u00e9cipitamment.\nMais, un moment plus tard, il rouvrait la porte ; la t\u00eate\ndans l\u2019entreb\u00e2illement et un doigt lev\u00e9, il me dit encore :\n\u2013 N\u2019oubliez pas : je vous la confie. Si jamais vous la\nquittez et si pendant ce temps il lui arrive quelque chose de\nf\u00e2cheux, dites-vous bien qu\u2019ensuite vous passerez des\nnuits blanches !\n \n8 septembre\n \nJ\u2019ai veill\u00e9 toute la nuit, je n\u2019ai pas quitt\u00e9 la chambre de\nnotre malade. Vers le soir, l\u2019effet du narcotique se\ndissipant, elle s\u2019\u00e9veilla de fa\u00e7on toute naturelle. C\u2019\u00e9tait une\nautre jeune fille que celle que nous avions vue avant la\ntransfusion de sang. Elle avait m\u00eame quelque chose de\ngai, de vif, encore qu\u2019on d\u00e9cel\u00e2t bien des signes de la\ntorpeur o\u00f9 elle avait \u00e9t\u00e9 plong\u00e9e. Lorsque je dis \u00e0 Mrs\nWestenra que le Dr Van Helsing m\u2019avait recommand\u00e9 de\nla veiller toute la nuit, elle admit difficilement cette id\u00e9e,\npr\u00e9tendant que sa fille \u00e9tait compl\u00e8tement remise.\nToutefois, je ne c\u00e9dai point et je me pr\u00e9parai \u00e0 passer la\nnuit au chevet de Lucy. Quand sa femme de chambre lui\neut fait sa toilette du soir et que, de mon c\u00f4t\u00e9, j\u2019eus soup\u00e9pendant ce temps, je revins m\u2019asseoir pr\u00e9s de son lit. Loin\nde s\u2019y opposer le moins du monde, chaque fois que nous\nnous regardions, je lisais dans ses yeux de la\nreconnaissance. J\u2019eus l\u2019impression que, peu \u00e0 peu, elle\nallait sombrer dans le sommeil mais bient\u00f4t il me sembla\nqu\u2019elle s\u2019effor\u00e7ait d\u2019y r\u00e9sister. Je remarquai \u00e0 plusieurs\nreprises qu\u2019elle faisait cet effort qui, semblait-il, lui \u00e9tait\nchaque fois plus p\u00e9nible et revenait \u00e0 des intervalles de\nplus en plus courts. Il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019elle ne voulait pas\ndormir ; je lui demandai pourquoi.\n\u2013 J\u2019ai peur de m\u2019endormir, avoua-t-elle.\n\u2013 Peur de vous endormir ! Alors que tous, tant que nous\nsommes, nous consid\u00e9rons le sommeil comme le bienfait\nle plus pr\u00e9cieux !\n\u2013 Ah ! Vous ne parleriez pas ainsi si vous \u00e9tiez \u00e0 ma\nplace\u2026 si le sommeil signifiait pour vous des r\u00eaves pleins\nde moments d\u2019horreur.\n\u2013 Des moments d\u2019horreur ! Pour l\u2019amour du ciel, que\nvoulez-vous dire ?\n\u2013 Je ne sais pas, je ne sais pas\u2026 Et c\u2019est bien ce qu\u2019il y\na de plus terrible ! Cet \u00e9puisement, c\u2019est quand je dors\nqu\u2019il me vient ; aussi je fr\u00e9mis \u00e0 la seule pens\u00e9e de\nm\u2019endormir !\n\u2013 Mais ma ch\u00e8re enfant, cette nuit, vous pourrez dormir\nsans crainte. Je resterai pr\u00e8s de vous et, je vous le\npromets, tout se passera tr\u00e8s bien.\n\u2013 Oh ! je vous crois, j\u2019ai confiance en vous !\n\u2013 Oui, je vous promets que si je crois reconna\u00eetre chez\nvous quelques signes de cauchemar, je vous veilleraiaussit\u00f4t.\n\u2013 Vous m\u2019\u00e9veillerez, c\u2019est vrai ? C\u2019est vrai, dites ? Oh !\nQue vous \u00eates bon pour moi ! Dans ce cas, je dormirai\u2026\nEt \u00e0 peine eut-elle prononc\u00e9 ces mots qu\u2019elle poussa un\nprofond soupir de soulagement et retomba sur l\u2019oreiller,\nendormie.\nJe la veillai toute la nuit. \u00c0 aucun moment elle ne remua ;\ndes heures durant, elle dormit d\u2019un sommeil profond, tr\u00e8s\ncalme, r\u00e9parateur. Tout le temps, elle garda les l\u00e8vres\nl\u00e9g\u00e8rement entrouvertes, et sa poitrine s\u2019\u00e9levait et\ns\u2019abaissait avec la r\u00e9gularit\u00e9 d\u2019un balancier d\u2019horloge. Un\ndoux sourire donnait \u00e0 son visage une expression\nheureuse ; aucun cauchemar, assur\u00e9ment, ne venait\ntroubler sa tranquillit\u00e9 d\u2019esprit.\nDe bonne heure, le matin, sa femme de chambre frappa\n\u00e0 la porte ; je la confiai aux soins de celle-ci, et je retournai\n\u00e0 l\u2019\u00e9tablissement o\u00f9 j\u2019avais h\u00e2te de r\u00e9gler certaines\nchoses. Je t\u00e9l\u00e9graphiai \u00e0 Van Helsing et \u00e0 Arthur afin de\nles mettre au courant de l\u2019excellent r\u00e9sultat de la\ntransfusion. Quant \u00e0 mon propre travail, que j\u2019avais n\u00e9glig\u00e9,\nil me fallut toute la journ\u00e9e pour le mener \u00e0 bonne fin. Le\njour tombait quand j\u2019eus le loisir de demander des\nnouvelles de Renfield. Elles \u00e9taient bonnes; il \u00e9tait tr\u00e8s\ncalme depuis la veille. Je d\u00eenais lorsque je re\u00e7us un\nt\u00e9l\u00e9gramme de Van Helsing ; il me demandait de retourner\n\u00e0 Hillingham le soir m\u00eame, car il pensait qu\u2019il serait peut-\n\u00eatre utile de passer la nuit l\u00e0-bas, et m\u2019annon\u00e7ait qu\u2019il serait\nlui-m\u00eame \u00e0 Hillingham le lendemain matin.\n 9 septembre\n \nJ\u2019\u00e9tais fort fatigu\u00e9 lorsque j\u2019arrivai \u00e0 Hillingham. Je\nn\u2019avais plus ferm\u00e9 l\u2019\u0153il depuis deux nuits et je commen\u00e7ais\n\u00e0 \u00e9prouver cet engourdissement qui est le signe de\nl\u2019\u00e9puisement des forces c\u00e9r\u00e9brales. Je trouvai Lucy lev\u00e9e\net de fort bonne humeur.\nEn me serrant la main, elle me regarda dans les yeux, et\nme dit :\n\u2013 Il n\u2019est pas question que vous veilliez cette nuit. Je suis\ntout \u00e0 fait bien, je vous assure ! Et s\u2019il y a quelqu\u2019un qui doit\nveiller, c\u2019est moi qui vous veillerai !\nJe ne voulus pas la contrarier. Nous pr\u00eemes ensemble le\nrepas du soir et, \u00e9gay\u00e9 par sa charmante pr\u00e9sence, je\npassai une heure d\u00e9licieuse. Je bus deux verres d\u2019un\nexcellent porto. Puis Lucy monta avec moi, me montra une\nchambre voisine de la sienne et dans laquelle br\u00fblait un\nbon feu.\n\u2013 Voil\u00e0, dit-elle, vous vous reposerez ici. Je laisserai nos\ndeux portes ouvertes. Vous vous \u00e9tendrez sur le sofa\u2026 Je\nsais que, pour un empire, aucun m\u00e9decin ne se mettrait au\nlit quand il y a un malade \u00e0 l\u2019horizon Soyez certain que, si\nj\u2019ai besoin de l\u2019un ou l\u2019autre chose, je vous appellerai\naussit\u00f4t.\nJe ne pouvais que lui ob\u00e9ir, car, en v\u00e9rit\u00e9, je me sentais\nr\u00e9ellement \u00ab \u00e0 bout \u00bb et, l\u2019euss\u00e9-je m\u00eame voulu, je croisqu\u2019il m\u2019aurait \u00e9t\u00e9 impossible de veiller. Aussi, apr\u00e8s lui\navoir fait promettre \u00e0 nouveau qu\u2019elle m\u2019\u00e9veillerait si elle\navait besoin de quoi que ce f\u00fbt, je m\u2019\u00e9tendis sur le sofa, et\nm\u2019endormis bient\u00f4t profond\u00e9ment.Journal de Lucy Westenra\n \n9 septembre\n \nQuel bien-\u00eatre ce soir ! Ma faiblesse a \u00e9t\u00e9 que, de\npouvoir \u00e0 nouveau penser et me promener dans la maison,\nme donne l\u2019impression de vivre en plein soleil apr\u00e8s avoir\npass\u00e9 une saison sous un vent d\u2019est et un ciel de plomb. Je\nne sais pourquoi, Arthur me semble tr\u00e8s proche, plus\nproche que d\u2019habitude ; j\u2019ai m\u00eame l\u2019impression de sentir sa\nchaude pr\u00e9sence. Sans doute la maladie, puis la faiblesse\nqu\u2019elle entra\u00eene font que nous nous replions davantage sur\nnous-m\u00eames, que nous tournons vers nous-m\u00eames notre\nregard int\u00e9rieur, tandis que la sant\u00e9 et la force laissent\ntoute libert\u00e9 \u00e0 l\u2019amour. Si Arthur savait seulement ce que\nj\u2019\u00e9prouve en ce moment ! Oh ! le repos b\u00e9ni de la nuit\nderni\u00e8re ! Comme j\u2019ai bien dormi, rassur\u00e9e par la\npr\u00e9sence de ce cher Dr Steward ! Et cette nuit encore, je\nn\u2019aurai pas peur de m\u2019endormir, puisqu\u2019il est l\u00e0, dans la\nchambre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 et qu\u2019il me suffira de l\u2019appeler. Tout le\nmonde est si bon pour moi ! J\u2019en remercie Dieu ! Bonsoir,\nArthur !Journal du Dr Seward\n \n10 septembre\n \nJe sentis une main se poser sur ma t\u00eate ; je sus \u00e0\nl\u2019instant que c\u2019\u00e9tait celle du professeur, et j\u2019ouvris les yeux.\n\u00c0 l\u2019asile, nous sommes habitu\u00e9s \u00e0 ces r\u00e9veils en sursaut.\n\u2013 Comment va notre malade ?\n\u2013 Elle allait tr\u00e8s bien quand je l\u2019ai quitt\u00e9e ou plut\u00f4t quand\nelle m\u2019a quitt\u00e9.\n\u2013 Bon. Allons la voir !\nEt, tous deux, nous gagn\u00e2mes la chambre de Lucy.\nLe store \u00e9tait baiss\u00e9 et, pour le lever, je me dirigeai sur\nla pointe des pieds vers la fen\u00eatre tandis que Van Helsing,\nde sa d\u00e9marche de chat, s\u2019avan\u00e7ait vers le lit.\nComme je levais le store et que le soleil du matin\nilluminait la pi\u00e8ce, j\u2019entendis le professeur siffler\ndiscr\u00e8tement de surprise et je sentis mon c\u0153ur se serrer.\nTandis que j\u2019allais vers lui, il s\u2019\u00e9loignait d\u00e9j\u00e0 du lit, et son cri\n\u00e9touff\u00e9, mais plein d\u2019horreur \u2013 Dieu du Ciel ! \u2013 e\u00fbt suffi \u00e0\nme faire comprendre la situation si je n\u2019avais pas vu en\nm\u00eame temps la douleur peinte sur son visage. De la main,\nil me montra le lit. Je sentis mes genoux se d\u00e9rober sous\nmoi.L\u00e0, sur le lit, la pauvre Lucy paraissait \u00e9vanouie, plus\np\u00e2le, d\u2019une p\u00e2leur horrible et plus faible que jamais.\nM\u00eames les l\u00e8vres \u00e9taient blanches, et les dents\napparaissaient seules, sans plus de gencive, e\u00fbt-on dit,\nchose que nous voyons parfois quand la mort survient\napr\u00e8s une tr\u00e8s longue maladie. Van Helsing eut un\nmouvement comme si, de col\u00e8re, il allait frapper du pied,\nmais il se retint, s\u2019arr\u00eata dans son geste, et ce fut\ndoucement qu\u2019il reposa le pied-\u00e0-terre.\n\u2013 Vite du Cognac ! me dit-il.\nJe descendis en courant jusqu\u2019\u00e0 la salle \u00e0 manger et\nremontai avec la carafe. Prenant un peu d\u2019alcool, Van\nHelsing en humecta les l\u00e8vres de la pauvre enfant, puis lui\nen frotta les paumes des mains, les poignets et le c\u0153ur.\nEnsuite il ausculta le c\u0153ur, et, apr\u00e8s quelques instants\nd\u2019attente angoiss\u00e9e, d\u00e9clara :\n\u2013 Il n\u2019est pas trop tard. Il bat encore, quoique tr\u00e8s\nfaiblement. Mais nous devons recommencer tout notre\ntravail. Et le jeune Arthur n\u2019est plus l\u00e0, maintenant. Il faut\ndonc que je fasse appel \u00e0 votre g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, ami John.\nTout en parlant, il prenait d\u00e9j\u00e0 dans sa trousse les\ninstruments n\u00e9cessaires \u00e0 la transfusion ; de mon c\u00f4t\u00e9,\nj\u2019avais enlev\u00e9 mon veston et relev\u00e9 la manche de ma\nchemise, et, sans perdre un moment, nous proc\u00e9d\u00e2mes \u00e0\nl\u2019op\u00e9ration. Apr\u00e8s quelques moments qui ne me\nsembl\u00e8rent pas courts, en v\u00e9rit\u00e9, car il est p\u00e9nible de sentir\nque votre sang s\u2019\u00e9coule de vos veines m\u00eame si on le\ndonne de plein gr\u00e9, Van Helsing leva un doigt avertisseur :\n\u2013 Ne bougez pas encore, me dit-il ; attendez\u2026 Mais jecrains que, ses forces revenant, elle ne s\u2019\u00e9veille, et ce\nserait dangereux, tr\u00e8s dangereux Il nous faut prendre des\npr\u00e9cautions. Je vais lui faire une injection de morphine.\nL\u2019effet de la morphine fut satisfaisant, car il nous sembla\nque, chez notre malade, l\u2019\u00e9vanouissement se transformait\npeu \u00e0 peu en un sommeil d\u00fb au soporifique. Ce ne fut pas\nsans un sentiment de fiert\u00e9 que je vis ses joues si p\u00e2les et\nses l\u00e8vres livides reprendre quelque couleur. Un homme\ndoit en avoir fait l\u2019exp\u00e9rience pour savoir ce qu\u2019on \u00e9prouve\n\u00e0 donner son sang pour sauver la vie de la femme que l\u2019on\naime. Le professeur m\u2019observait.\n\u2013 Cela suffira, dit-il.\n\u2013 D\u00e9j\u00e0 ? demandai-je, \u00e9tonn\u00e9. Vous en avez pris\ndavantage l\u2019autre jour, quand c\u2019\u00e9tait Arthur qui le donnait.\nEn souriant d\u2019un sourire qui avait quelque chose d\u2019un\npeu triste, il me r\u00e9pondit :\n\u2013 Arthur est son fianc\u00e9. Vous, vous avez beaucoup \u00e0\nfaire ; vous devez vous occuper non seulement d\u2019elle, mais\nde vos autres malades. Oui, c\u2019est bien suffisant.\nIl soigna Lucy tandis que je me donnais les premiers\nsoins n\u00e9cessaires. Je m\u2019\u00e9tendis en attendant que le\nprofesseur e\u00fbt quelques moments de loisir \u00e0 m\u2019accorder,\ncar je me sentais faible et j\u2019\u00e9prouvais un vague malaise. Et\nlorsqu\u2019il eut appliqu\u00e9 un pansement sur mon incision, il me\nconseilla en effet de descendre prendre un verre de vin.\nComme j\u2019ouvrais la porte, il s\u2019approcha de moi et ajouta en\nme parlant \u00e0 l\u2019oreille\n\u2013 Pas un mot de ceci \u00e0 personne, n\u2019est-ce pas ? Si notre\njeune amoureux arrivait de nouveau \u00e0 l\u2019improviste, il ne doitrien savoir ! Car cela pourrait tout \u00e0 la fois l\u2019effrayer et le\nrendre jaloux, ce qu\u2019il faut \u00e9viter \u00e0 tout prix ! Allez !\nQuand je le rejoignis quelques moments plus tard, il me\nregarda attentivement.\n\u2013 Maintenant, fit-il, allez vous \u00e9tendre une heure ou deux\nsur le sofa, dans la chambre \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Puis apr\u00e8s un d\u00e9jeuner\ncopieux \u2013 oui, il faut tr\u00e8s bien manger \u2013 vous viendrez me\nretrouver.\nJe lui ob\u00e9is, car je savais qu\u2019il avait raison, que ses\nconseils \u00e9taient sages. J\u2019avais fait ce que j\u2019avais \u00e0 faire, et\nmaintenant c\u2019\u00e9tait pour moi un autre devoir que de\nrecouvrer mes forces.\nMon \u00e9tat de faiblesse m\u2019emp\u00eachait de m\u2019\u00e9tonner,\ncomme, certes, j\u2019aurais du le faire, de ce qui venait de se\npasser. Toutefois, en m\u2019endormant sur le sofa, je me\ndemandai ce qui, chez Lucy, avait bien pu provoquer cette\nrechute. Comment l\u2019expliquer, si elle avait perdu tant de\nsang, que l\u2019on n\u2019en v\u00eet nulle part la moindre trace ? Sans\ndoute continuai-je \u00e0 me poser ces questions m\u00eame dans\nmes r\u00eaves car, endormi ou \u00e9veill\u00e9, je sais que mes\npens\u00e9es revenaient sans cesse \u00e0 ces deux petites\nblessures sur la gorge de Lucy, et \u00e0 leurs bords comme\nd\u00e9chiquet\u00e9s, vid\u00e9s de toute substance.\nQuand notre malade se r\u00e9veilla, tard dans la journ\u00e9e, elle\nparaissait aller beaucoup mieux, encore qu\u2019il f\u00fbt impossible\nde comparer cette am\u00e9lioration \u00e0 l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je l\u2019avais trouv\u00e9e\nla veille et qui nous avait tant r\u00e9confort\u00e9s. L\u2019ayant\nexamin\u00e9e, Van Helsing nous quitta pour aller respirer un\npeu d\u2019air pur, apr\u00e8s m\u2019avoir recommand\u00e9 de ne pas lalaisser seule, ne f\u00fbt-ce qu\u2019une minute. Je l\u2019entendis qui, au\nbas de l\u2019escalier, demandait o\u00f9 se trouvait le bureau de\nt\u00e9l\u00e9graphe le plus proche.\nLucy bavarda longuement avec moi, sans para\u00eetre se\ndouter le moins du monde de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9.\nJ\u2019essayai de l\u2019amuser, de l\u2019int\u00e9resser en lui parlant de\nchoses et d\u2019autres. Et, quand sa m\u00e8re monta pour la voir,\nj\u2019eus la certitude que, de son c\u00f4t\u00e9, elle ne s\u2019aper\u00e7ut\nd\u2019aucun changement chez la malade.\n\u2013 Comment pourrions-nous vous remercier de tout ce\nque vous avez fait pour nous, docteur ? me dit-elle sur un\nton de profonde reconnaissance. Mais, maintenant, vous\ndevez veiller \u00e0 ne pas vous \u00e9puiser vous-m\u00eame. \u00c0 votre\ntour vous \u00eates bien p\u00e2le ! Vous devriez vous marier,\ncroyez-moi ; une femme qui vous soigne et qui ait des\nattentions pour vous, voil\u00e0 ce qu\u2019il vous faudrait !\nLucy rougit, l\u2019espace d\u2019un moment, il est vrai : ses veines\nsi appauvries ne pouvant soutenir plus longtemps un afflux\nde sang vers la t\u00eate. Elle redevint d\u2019une p\u00e2leur extr\u00eame en\ntournant vers moi des yeux implorants. Je souris en lui\nfaisant un petit signe de t\u00eate entendu et en posant un doigt\nsur mes l\u00e8vres. Elle soupira et se laissa retomber sur ses\noreillers.\nVan Helsing revint deux heures plus tard et me dit\naussit\u00f4t :\n\u2013 Retournez chez vous ; il vous faut \u00e0 nouveau faire un\nbon repas et bien boire, pour reprendre des forces. Moi, je\nresterai ici cette nuit, aupr\u00e8s de la petite demoiselle. Nous\ndevons, vous et moi, \u00e9tudier le cas, mais personne ne doit\u00eatre au courant de nos recherches. J\u2019ai pour cela de\ns\u00e9rieuses raisons. Non, je ne vous les d\u00e9voilerai pas\nmaintenant. Pensez ce que vous voulez, et ne craignez pas\nde penser m\u00eame l\u2019impensable. Bonsoir !\nDans le corridor, deux servantes vinrent me demander si\nelles ne pouvaient pas \u2013 ou au moins l\u2019une d\u2019entre elles \u2013\npasser la nuit au chevet de Miss Lucy. Elles me suppliaient\nde les laisser monter. Et, lorsque je leur eus dit que le\nprofesseur Van Helsing d\u00e9sirait que ce f\u00fbt l\u2019un de nous\ndeux qui veill\u00e2t la malade, elles me demand\u00e8rent presque\nen pleurant d\u2019intervenir aupr\u00e8s du \u00ab Monsieur \u00c9tranger \u00bb.\nCe geste de leur part me toucha plus que je ne pourrais le\ndire, peut-\u00eatre parce que je suis tr\u00e8s faible en ce moment ;\npeut-\u00eatre parce que c\u2019\u00e9tait au sujet de Lucy qu\u2019elles\nmontraient tant de bont\u00e9 et de d\u00e9vouement.\nJe revins ici \u00e0 temps encore pour que l\u2019on me serv\u00eet \u00e0\nd\u00eener, puis j\u2019allai voir mes malades \u2013 tout va bien de ce\nc\u00f4t\u00e9. Et maintenant j\u2019\u00e9cris ces lignes en attendant le\nsommeil, qui ne tardera pas \u00e0 venir, je le sens.\n \n11 septembre\n \nCet apr\u00e8s-midi, je suis retourn\u00e9 \u00e0 Hillingham. Lucy \u00e9tait\nbeaucoup mieux, et Van Helsing avait l\u2019air satisfait. Peu\napr\u00e8s mon arriv\u00e9e, on vint remettre au professeur un gros\ncolis qui venait de l\u2019\u00e9tranger. Il l\u2019ouvrit avecempressement.- empressement affect\u00e9, bien s\u00fbr \u2013 puis se\nretourna vers Lucy en lui tendant un gros bouquet de fleurs\nblanches.\n\u2013 C\u2019est pour vous, Miss Lucy, Iui dit-il.\n\u2013 Pour moi ? Oh ! Docteur Van Helsing !\n\u2013 Oui, ma ch\u00e8re enfant, mais pas pour orner votre\nchambre. Ce sont des m\u00e9dicaments. \u2013 Ici, Lucy fit la\ngrimace.\n\u2013 Mais non, ce n\u2019est pas pour faire des infusions ou des\nd\u00e9coctions au go\u00fbt d\u00e9sagr\u00e9able. Ne prenez dons pas cet\nair \u2013 voyez-moi ce visage si charmant, il y a un moment \u00e0\npeine \u2013 sinon, je dirai \u00e0 mon ami Arthur quelles souffrances\nil endurera quand il verra que le si beau visage qu\u2019il adore\npeut faire une si laide grimace ! Ah ! voil\u00e0, ma jolie petite\ndemoiselle, voil\u00e0 le petit nez charmant redevenu lui-m\u00eame !\n\u00c0 la bonne heure !\u2026 Ce sont des m\u00e9dicaments, mais vous\nn\u2019aurez pas \u00e0 les absorber. Certaines de ces fleurs, je les\nmettrai \u00e0 votre fen\u00eatre, avec d\u2019autres je ferai une jolie\nguirlande que je vous passerai autour du cou afin que vous\ndormiez paisiblement. Oui ! comme les fleurs de lotus,\nelles vous aideront \u00e0 tout oublier. Le parfum ressemble \u00e0\ncelui des eaux du L\u00e9th\u00e9 et \u00e0 celui de cette Fontaine de\nJouvence que les conquistadores all\u00e8rent chercher en\nFloride, mais qu\u2019ils trouv\u00e8rent beaucoup trop tard.\nPendant qu\u2019il parlait, Lucy contemplait les fleurs et\nrespirait leur parfum. Bient\u00f4t, elle les repoussa en riant,\nmais aussi avec un air un peu d\u00e9go\u00fbt\u00e9 :\n\u2013 Oh ! professeur, je crois que vous vous moquez de\nmoi ! Ces fleurs ? Mais ce sont simplement des fleurs d\u2019ail.Je fus assez surpris de voir Van Helsing se lever, puis\nr\u00e9pondre gravement en fron\u00e7ant les sourcils :\n\u2013 Je ne me moque jamais de personne, jamais ! Tout ce\nque je fais, je le fais avec le plus grand s\u00e9rieux. Et je\nvoudrais que vous ne contrariiez ni mes intentions, ni les\nmesures que je veux prendre. Veillez-y, et si ce n\u2019est pas\ndans votre propre int\u00e9r\u00eat, que ce soit dans l\u2019int\u00e9r\u00eat de ceux\nqui vous aiment !\nMais devant l\u2019effroi peint sur le visage de la pauvre\nenfant \u2013 effroi qui n\u2019\u00e9tait certes pas surprenant \u2013 il\npoursuivit sur un ton plus doux :\n\u2013 Oh ! ma ch\u00e8re petite, ma petite demoiselle, n\u2019ayez pas\npeur ! Tout ce que je vous dis, c\u2019est pour votre bien. Et ces\nfleurs communes poss\u00e8dent une vertu qui peut contribuer \u00e0\nvotre gu\u00e9rison ! Voyez ! Je les placerai moi-m\u00eame dans\nvotre chambre ; moi-m\u00eame je tresserai la couronne que\nvous porterez autour du cou. Mais, chut ! De tout ceci, il ne\nfaut parler \u00e0 personne \u2013 ne rien r\u00e9pondre aux questions\nque l\u2019on pourrait vous poser \u00e0 ce sujet. Ce qu\u2019il faut, c\u2019est\nob\u00e9ir, et le silence, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 l\u2019ob\u00e9issance ; si vous\nob\u00e9issez, vous recouvrerez vos forces et vous serez\nd\u2019autant plus vite dans les bras de celui qui vous attend !\nMaintenant, reposez-vous, soyez calme ! Allons, mon ami\nJohn, aidez-moi \u00e0 orner la chambre de ces fleurs que j\u2019ai\ncommand\u00e9es directement \u00e0 Haarlem o\u00f9 mon ami\nVanderpool les cultive dans ses serres, d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre\nde l\u2019ann\u00e9e. Je l\u2019ai pri\u00e9 hier par t\u00e9l\u00e9gramme de me les\nenvoyer.\nNous sommes donc mont\u00e9s, avec les fleurs, dans lachambre de Lucy. Tout ce que fit le professeur \u00e9tait\nassur\u00e9ment insolite et s\u2019\u00e9loignait de toute pharmacop\u00e9e\nexistante. D\u2019abord, il ferma soigneusement les fen\u00eatres,\nveilla \u00e0 ce que personne ne p\u00fbt les rouvrir ; puis, prenant\nune poign\u00e9e de fleurs, il les frotta sur les ch\u00e2ssis, comme\ns\u2019il voulait que le moindre souffle d\u2019air entrant dans la\nchambre par un interstice quelconque f\u00fbt impr\u00e9gn\u00e9 d\u2019une\nodeur d\u2019ail. Enfin, il alla frotter de m\u00eame tout le chambranle\nde la porte, en haut, en bas, et sur les deux c\u00f4t\u00e9s, ainsi que\nle manteau de chemin\u00e9e tout entier.\nJe me demandais dans quel but il agissait ainsi.\n\u2013 \u00c9coutez, ma\u00eetre, lui dis-je apr\u00e8s quelques moments, je\nsais qu\u2019il y a toujours une raison \u00e0 tout ce que vous faites ;\nmais ici, vraiment, je ne comprends pas. Certains, \u00e0 vous\nvoir, croiraient que vous pr\u00e9parez un charme qui doit\ninterdire l\u2019acc\u00e8s de la chambre \u00e0 quelque esprit malin.\n\u2013 Eh bien ! Oui, peut-\u00eatre ! me r\u00e9pondit-il tranquillement,\net il se mit \u00e0 tresser la couronne.\nNous attend\u00eemes alors que Lucy f\u00fbt pr\u00eate pour la nuit, et\nlorsqu\u2019on vint nous dire qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait mise au lit, Van\nHelsing alla lui-m\u00eame lui passer la couronne autour du cou.\nAvant de la quitter, il lui dit encore :\n\u2013 Attention ! Gardez bien les fleurs telles que je vous les\nai mises et sous aucun pr\u00e9texte, m\u00eame si vous trouvez que\nla chambre sent le renferm\u00e9, vous ne pouvez, cette nuit,\nouvrir la porte ou les fen\u00eatres !\n\u2013 Je vous le promets, r\u00e9pondit Lucy, et merci mille fois \u00e0\ntous deux pour la bont\u00e9 que vous me t\u00e9moignez ! Oh !\nqu\u2019ai-je fait pour que le ciel me donne des amis aussipr\u00e9cieux !\nTandis que nous nous \u00e9loignions de la maison, Van\nHelsing me dit :\n\u2013 Ce soir, enfin, je pourrai dormir sur les deux oreilles, et\nj\u2019en ai besoin ! Deux nuits pass\u00e9es \u00e0 voyager ; entre-\ntemps, une journ\u00e9e de lectures et de recherches beaucoup\nd\u2019inqui\u00e9tudes en revenant ici puis encore une nuit \u00e0 veiller,\nsans fermer l\u2019\u0153il ; c\u2019est suffisant. Demain, de bonne heure,\nvous m\u2019appellerez, et, ensemble, nous reviendrons voir\nnotre jolie petite demoiselle que nous trouverons bien plus\nforte, \u00e0 cause de mon \u00ab charme \u00bb. Ha ! Ha !\nDevant sa confiance, qui semblait in\u00e9branlable, je me\nsouvins de celle que j\u2019avais eue deux soirs auparavant\npour \u00e9prouver ensuite une si terrible d\u00e9ception, et je me\nmis \u00e0 redouter le pire. C\u2019est sans doute \u00e0 cause de mon\n\u00e9tat de faiblesse que j\u2019h\u00e9sitai \u00e0 avouer mes craintes \u00e0 mon\nma\u00eetre, mais elles me furent d\u2019autant plus douloureuses \u2013\ntelles des larmes qu\u2019on refoule.11\nChapitre\n \nJournal de Lucy Westenra\n \n12 septembre\n \nTous ceux qui m\u2019entourent sont si bons pour moi ! J\u2019aime\nbeaucoup ce cher Dr Van Helsing, mais je me demande\nencore pourquoi il tenait absolument \u00e0 disposer ainsi ces\nfleurs. R\u00e9ellement, il me faisait peur il peut se montrer si\nautoritaire ! Pourtant, il devait avoir raison, car d\u00e9j\u00e0 je me\nsens mieux, comme soulag\u00e9e. La nuit, je ne crains plus de\nrester seule et je dors tranquillement. Peu m\u2019importe si\nj\u2019entends des battements d\u2019ailes contre la vitre, au-dehors,\ncela ne n\u2019inqui\u00e8te plus. Oh ! Quand je pense \u00e0 quel point,\nauparavant, je devais lutter pour ne pas m\u2019endormir !\nSouffrance que de ne pas trouver le sommeil, souffrance\nplus cruelle, la peur de s\u2019y laisser sombrer, avec toutes lesplus cruelle, la peur de s\u2019y laisser sombrer, avec toutes les\nhorreurs que cela comportait pour moi ! Qu\u2019ils sont heureux\nceux qui ne craignent, ne redoutent jamais rien, qui\ns\u2019endorment tous les soirs d\u2019un sommeil r\u00e9parateur peupl\u00e9\nuniquement de r\u00eaves doux et paisibles ! Eh bien ! moi\naussi, ce soir, j\u2019appelle le sommeil, j \u2018esp\u00e8re m\u2019endormir\nbient\u00f4t ! Je ne savais pas que l\u2019ail p\u00fbt \u00eatre agr\u00e9able, au\ncontraire\u2026 Son odeur apaise le sens d\u00e9j\u00e0 que je\nm\u2019assoupis. Bonsoir, tout le monde\u2026Journal du Dr Seward\n \n13 septembre\n \nQuand je suis arriv\u00e9 au Berkeley, Van Helsing \u00e9tait d\u00e9j\u00e0\npr\u00eat et m\u2019attendait. La voiture command\u00e9e par l\u2019h\u00f4tel \u00e9tait\ndevant la porte. Le professeur prit sa trousse avec lui,\ncomme, d\u2019ailleurs, il le fait toujours \u00e0 pr\u00e9sent.\nD\u00e8s huit heures, nous \u00e9tions \u00e0 Hillingham. La matin\u00e9e\nensoleill\u00e9e \u00e9tait d\u00e9licieuse, toute l\u00e0 fra\u00eecheur de ce d\u00e9but\nd\u2019automne semblait mener \u00e0 sa conclusion parfaite l\u2019\u0153uvre\nannuelle de la nature. Les feuilles prenaient des teintes\ndiverses, plus d\u00e9licates les unes que les autres, mais elles\nne tombaient pas encore.\nDans le corridor, nous rencontr\u00e2mes Mrs Westenra. Elle\naussi se levait toujours de bonne heure. Elle nous accueillit\ntr\u00e8s cordialement :\n\u2013 Vous serez heureux d\u2019apprendre, nous dit-elle, que\nLucy est beaucoup mieux ! La ch\u00e8re petite dort encore. J\u2019ai\nentrouvert sa porte mais quand je l\u2019ai vue qui se reposait,\nje ne suis pas entr\u00e9e dans la chambre, par crainte de\nl\u2019\u00e9veiller.\nLe professeur sourit ; visiblement, il se f\u00e9licitait\nint\u00e9rieurement. Se frottant les mains, il s\u2019\u00e9cria :\u2013 Ah ! Mon diagnostic \u00e9tait donc juste ! Et le traitement\nagit.\n\u00c0 quoi Mrs Westenra r\u00e9pondit :\n\u2013 Cette am\u00e9lioration, chez ma fille, n\u2019est pas due\nseulement au traitement que vous lui faites suivre, docteur.\nSi Lucy est si bien ce matin, c\u2019est en partie gr\u00e2ce \u00e0 moi.\n\u2013 Que voulez-vous dire, madame ?\n\u2013 Eh bien ! comme j\u2019\u00e9tais un peu inqui\u00e8te, pendant la\nnuit, je suis all\u00e9e dans sa chambre. Elle dormait\nprofond\u00e9ment, si profond\u00e9ment qu\u2019elle ne s\u2019est m\u00eame pas\nr\u00e9veill\u00e9e quand je suis entr\u00e9e. Mais la chambre manquait\nd\u2019air. Partout, il avait de ces horribles fleurs \u00e0 l\u2019odeur si\ninsupportable, et m\u00eame la pauvre enfant en avait autour du\ncou ! Craignant que, vu son \u00e9tat de faiblesse, ces fleurs ne\nlui fassent du tort, je les ai enlev\u00e9es, et j\u2019ai entrouvert la\nfen\u00eatre pour a\u00e9rer un peu la chambre. Vous serez satisfait\nde l\u2019\u00e9tat de notre malade, j\u2019en suis certaine.\nElle se dirigea vers la porte de son boudoir, o\u00f9 elle avait\nl\u2019habitude de se faire servir son petit d\u00e9jeuner. Pendant\nqu\u2019elle parlait, j\u2019avais observ\u00e9 le professeur, et j\u2019avais vu\nson visage bl\u00eamir. Devant elle, toutefois, il avait su garder\nson sang-froid pour ne pas l\u2019effrayer ; il avait m\u00eame souri\ncependant qu\u2019il tenait la porte pour lui permette d\u2019entrer\ndans le boudoir. Mais d\u00e8s quelle eut disparu, il me poussa\nbrusquement dans la salle \u00e0 manger dont il referma\naussit\u00f4t la porte.\nAlors, pour la premi\u00e8re fois de ma vie, je vis chez Van\nHelsing des signes de profond d\u00e9couragement. Il levait les\nmains, en proie \u00e0 une sorte de d\u00e9sespoir muet, puis lesfrappait l\u2019une contre l\u2019autre comme s\u2019il savait que toute\ntentative d\u00e9sormais serait vaine. Finalement, il se laissa\ntomber sur une chaise, et, le visage enfoui dans les mains,\nil se mit, \u00e0 pleurer, \u00e0 sangloter \u2013 et les sanglots semblaient\nvenir du fond de son c\u0153ur d\u00e9chir\u00e9. \u00c0 nouveau, il leva les\nbras comme pour prendre \u00e0 t\u00e9moin l\u2019univers entier.\n\u2013 Bon Dieu ! fit-il \u00e0 voix basse, bon Dieu ! Qu\u2019avons-\nnous, donc fait, qu\u2019a fait cette pauvre petite pour m\u00e9riter\ntant d\u2019\u00e9preuves ? Est-ce encore, venu du vieux monde\npa\u00efen, un effet de l\u2019inexorable destin ? Cette pauvre m\u00e8re,\nbien innocente, anim\u00e9e des meilleures intentions, agit de\ntelle sorte quelle met en danger sa fille, corps et \u00e2me ; et\npourtant, nous ne devons ni ne pouvons le lui dire, m\u00eame\nen prenant de grandes pr\u00e9cautions, car elle en mourrait, et\nsa mort signifiait la mort de sa fille. Oh ! dans quelle\nsituation nous voil\u00e0 !\nTout \u00e0 coup, d\u2019un bond, il se leva.\n\u2013 Venez ! Il nous faut faire quelque chose ! Qu\u2019un d\u00e9mon\nou non ce soit mis de la partie, ou que m\u00eame tous les\nd\u00e9mons se soient ligu\u00e9s contre nous, peu importe\u2026 Quoi\nqu\u2019il en soit, nous lutterons, nous combattrons\u2026\nIl retourna vers la porte d\u2019entr\u00e9e pour prendre sa trousse,\npuis nous mont\u00e2mes \u00e0 la chambre de la jeune fille.\nUne fois encore, je levai le store pendant que Van\nHelsing s\u2019approchait du lit. Mais il n\u2019eut plus le m\u00eame\nmouvement de surprise lorsqu\u2019il vit la p\u00e2leur affreuse du\npauvre petit visage. Seulement, une grave tristesse m\u00eal\u00e9e\n\u00e0 une piti\u00e9 infinie, immobilis\u00e8rent ses traits.\nJe m\u2019y attendais ! murmura-t-il, avec sa petite inspirationl\u00e9g\u00e8rement sifflante qui chez lui en disait long.\nSans, un mot de plus, il alla fermer la porte \u00e0 clef puis\ncommen\u00e7a \u00e0 disposer sur le gu\u00e9ridon les instruments\nn\u00e9cessaires \u00e0 une troisi\u00e8me transfusion de sang. J\u2019en\navais reconnu l\u2019urgence depuis un bon moment d\u00e9j\u00e0, et\nj\u2019enlevais mon veston quand Van Helsing m\u2019arr\u00eata d\u2019un\ngeste.\nNon ! Aujourd\u2019hui, c\u2019est vous qui op\u00e9rerez, et c\u2019est moi\nqui donnerai le sang. Vous n\u2019\u00eates d\u00e9j\u00e0 que trop affaibli.\nTout en parlant, \u00e0 son tour il \u00f4tait son veston, relevait la\nmanche de sa chemise.\nDe nouveau la transfusion, de nouveau la morphine, et,\nde nouveau nous v\u00eemes les joues livides se colorer peu \u00e0\npeu, la respiration r\u00e9guli\u00e8re soulever la poitrine tandis que\nle sommeil redevenait normal. Et ce fut moi qui veillai\ntandis, que Van Helsing se reposait et r\u00e9parait ses forces.\nAu cours d\u2019un entretien qu\u2019il re\u00e7ut ensuite avec Mrs\nWestenra, il lui fit comprendre qu\u2019elle ne devait jamais \u00f4ter\nquoi que ce f\u00fbt de la chambre de Lucy sans lui en parler\nauparavant ; que les fleurs en question poss\u00e9daient une\nvertu m\u00e9dicinale, et que le traitement qu\u2019il pr\u00e9conisait pour\nLucy consistait en partie \u00e0 respirer leur parfum. Il me dit\nalors qu\u2019il voulait voir lui-m\u00eame comment allait se\ncomporter la malade, et qu\u2019il resterait deux nuits \u00e0 son\nchevet. Il me pr\u00e9viendrait par \u00e9crit lorsque ma pr\u00e9sence\nserait n\u00e9cessaire.\nUne heure ou d\u2019eux plus tard, Lucy s\u2019\u00e9veilla fra\u00eeche\ncomme une rose et riant avec nous, bref, elle ne semblait\nnullement se ressentir de cette nouvelle \u00e9preuve.De quelle maladie souffre-t-elle ? Je commence \u00e0 me\ndemander si, \u00e0 force de vivre parmi les ali\u00e9n\u00e9s, je ne\ndeviens pas fou moi-m\u00eame.Journal de Lucy Westenra\n \n17 septembre\n \nQuatre jours et quatre nuits, paisibles ; oui, quatre jours\net quatre nuits d\u2019un calme parfait ! Je me sens si forte que\nc\u2019est \u00e0 peine si je me reconnais. J\u2019ai l\u2019impression d\u2019avoir\nfait un long, tr\u00e8s long cauchemar et que je viens de me\nr\u00e9veiller dans une chambre illumin\u00e9e de soleil o\u00f9 entre\n\u00e9galement l\u2019air frais du matin. Je me souviens tr\u00e8s\nvaguement de longs moments faits tout ensemble\nd\u2019angoisse, d\u2019attente et d\u2019appr\u00e9hension ; des moments\npleins de t\u00e9n\u00e8bres et vides de tout espoir qui aurait pu\nrendre ma d\u00e9tresse moins poignante ; ensuite c\u2019\u00e9taient de\nlongs moments d\u2019oubli. Une autre impression subsiste\nencore : celle de remonter \u00e0 la surface de la vie, comme le\nplongeur qui sort d\u2019une eau profonde et tumultueuse.\nDepuis que le Dr Van Helsing est ici, \u00e0 vrai dire, tous ces\nmauvais r\u00eaves sont pour moi choses anciennes. Les bruits\nqui m\u2019affolaient \u2013 les battements d\u2019ailes contre la vitre, par\nexemple, ou les voix lointaines qui semblaient se\nrapprocher de plus en plus, ou ces appels qui venaient de\nje ne sais o\u00f9 et m\u2019enjoignaient de faire je ne sais quoi \u2013\ntout cela a cess\u00e9. Le soir, maintenant, quand je me couche,je ne crains plus de m\u2019endormir. Je ne fais m\u00eame plus\naucun effort pour me tenir \u00e9veill\u00e9e. De plus, \u00e0 pr\u00e9sent, je\ntrouve l\u2019odeur d\u2019ail fort agr\u00e9able, et, chaque jour, on m\u2019en\nenvoie de Haarlem une grande caisse. Ce soir, le Dr Van\nHelsing me quitte, parce qu\u2019il doit aller passer une journ\u00e9e\n\u00e0 Amsterdam. Mais je me sens si bien que, vraiment je\npuis rester seule. Je rends gr\u00e2ce \u00e0 Dieu quand je pense \u00e0\nmaman, \u00e0 mon cher Arthur, et \u00e0 nos amis qui tous ont \u00e9t\u00e9 si\nbons pour nous ! Que l\u2019on veille ou non, aupr\u00e8s de moi ne\nfera pas grande diff\u00e9rence, puisque la nuit pass\u00e9e, me\nr\u00e9veillant \u00e0 deux reprises, je me suis aper\u00e7ue que le\nprofesseur s\u2019\u00e9tait endormi dans son fauteuil et que, malgr\u00e9\ncela, je n\u2019ai pas eu peur de me laisser \u00e0 nouveau\nreprendre par le sommeil pourtant des branches ou des\nchauves-souris ou je ne sais quoi d\u2019autre venaient \u00e0\nchaque instant cogner contre la fen\u00eatre, avec col\u00e8re, e\u00fbt-on\ndit.\u00ab The Pail Mall Gazette \u00bb, 18 septembre.\n \nLE LOUP S\u2019ECHAPPE\nL\u2019AVENTURE DANGEREUSE D\u2019UN DE NOS\nJOURNALISTES\nINTERVIEW DU GARDIEN AU JARDIN ZOOLOGIQUE\nApr\u00e8s bien de vaines tentatives et apr\u00e8s m\u2019\u00eatre servi\nchaque fois de ces mots, \nPall Mall Gazette\n, comme d\u2019un\ntalisman, je parvins \u00e0 d\u00e9nicher le gardien de la section du\njardin zoologique o\u00f9 se trouvent les loups. Thomas Bilder\nhabite une des loges qui avoisinent le b\u00e2timent r\u00e9serv\u00e9 aux\n\u00e9l\u00e9phants, et je suis arriv\u00e9 chez lui au moment o\u00f9 il se\nmettait \u00e0 table pour le th\u00e9. Lui et sa femme pratiquent les\nlois de l\u2019hospitalit\u00e9 ; ce sont des gens d\u2019un certain \u00e2ge\nd\u00e9j\u00e0, sans enfants, et qui je pense, doivent vivre de fa\u00e7on\nassez confortable. Le gardien refusa de \u00ab parler affaires \u00bb\ncomme il dit, avant la fin du repas, et je ne voulus pas le\ncontrarier.\nMais une fois la table desservie, il alluma sa pipe et me\ndit :\n\u2013 Maintenant, m\u2019sieur, je vous \u00e9coute : vous pouvez me\nd\u2019mander tout c\u2019que vous voulez ! Vous m\u2019excus\u2019rez, s\u2019pas,\nd\u2019avoir pas voulu parler profession avant d\u2019avoir mang\u00e9,\nmais c\u2019est comme pour c\u2019qui est des loups, des chacals et\ndes hy\u00e8nes, j\u2019leur donne toujours leurs repas avant d\u2019leur\nposer les questions qu\u2019j\u2019ai \u00e0 leur poser.\u2013 Comment cela, vous leur posez des questions ?\ndemandai-je dans le but de le faire parler.\n\u2013 Ou j\u2019leur frappe sur la t\u00eate avec un b\u00e2ton, ou j\u2019leur\ngratte dans les oreilles, pour faire plaisir aux gars qui\nviennent avec leurs bonnes armes et veulent du spectacle\npour leurs sous ! Moi, \u00e7a m\u2019s\u2019rait \u00e9gal de leur flanquer des\ncoups avant d\u2019leur donner \u00e0 manger ; mais tout d\u2019m\u00eame,\nj\u2019pr\u00e9f\u00e8re qu\u2019ils aient eu leur caf\u00e9 et leur pousse-caf\u00e9 \u2013 si\nvous comprenez c\u2019que j\u2019veux dire ? Avant qu\u2019je mettre \u00e0\nleur gratter les oreilles. Voyez-vous, ajouta-t-il avec un air\nde philosophe, il y a beaucoup de ressemblance entre ces\nanimaux et nous. Vous v\u2019l\u00e0 qui v\u2019nez m\u2019poser un tas\nd\u2019questions sur mon m\u00e9tier ; franchement, si ce n\u2019\u00e9tait\nvotr\u2019j\u2019eunesse, j\u2019vous aurais envoy\u00e9 pa\u00eetre sans vous\nr\u00e9pondre ! Quand vous m\u2019avez d\u2019mand\u00e9 si j\u2019voulais qu\u2019vous\nd\u2019mandiez au surveillant en chef, si vous pouviez m\u2019poser\ndes questions, alors, vous ai-je dit d\u2019aller au diable ?\n\u2013 Oui, vous l\u2019avez dit.\n\u2013 Mais maintenant que, comme les lions, les loups et les\ntigres, j\u2019ai eu ma pitance que ma bonne vieille m\u2019a donn\u00e9 \u00e0\nmanger et \u00e0 boire et que j\u2019ai allum\u00e9 ma pipe, vous pouvez\nm\u2019gratter les oreilles autant qu\u2019il vous plaira, je n\u2019me\nf\u00e2cherai pas. Allez-y ! Vos questions ? J\u2019les attends ! Je\nsais qu\u2019c\u2019est au sujet de c\u2019loup qui s\u2019est sauv\u00e9.\n\u2013 Exactement. Je d\u00e9sirerais savoir ce que vous pensez\nde cette affaire. Racontez-moi, je vous prie, comment cela\ns\u2019est pass\u00e9. Une fois que vous m\u2019aurez donn\u00e9 tous les\nd\u00e9tails, je vous demanderai pourquoi selon vous, cette\nb\u00eate a pu s\u2019\u00e9chapper et comment tout cela finira ?\u2013 Tr\u00e8s bien, patron. Ben, voil\u00e0. Ce loup \u2013 Bersicker \u2013\nque nous l\u2019appelions, nous l\u2019avions achet\u00e9, il y a quatre\nans, avec deux autres. C\u2019\u00e9tait un loup tr\u00e8s bien \u00e9lev\u00e9 qui\nn\u2019nous avait jamais donn\u00e9 d\u2019embarras. Ou alors \u00e7a vaut\nm\u00eame pas la peine d\u2019en parler. Qu\u2019il ait voulu se sauver,\nv\u2019l\u00e0 c\u2019qui m\u2019surprend maintenant. Mais, voyez-vous, c\u2019est\nqu\u2019on n\u2019peut pas se\u2019fier aux loups plus qu\u2019aux femmes.\n\u2013 Ne l\u2019\u00e9coutez pas, monsieur ! s\u2019\u00e9cria Mrs Bilder en\n\u00e9clatant de rire. Il s\u2019occupe depuis si, longtemps de toutes\nces b\u00eates que l\u2019on peut b\u00e9nir le ciel s\u2019il n\u2019est lui-m\u00eame\ndevenu comme un vieux loup ! Mais pour \u00eatre dangereux, il\nne l\u2019est pas, vous savez, pas du tout !\n\u2013 Oui, monsieur, il y avait deux heures environ, hier, que\nj\u2019avais donn\u00e9 \u00e0 manger aux b\u00eates, quand j\u2019ai compris qu\u2019i\ns\u2019passait quelqu\u2019chose d\u2019pas normal. J\u2019\u00e9tais chez les\nsinges \u00e0 \u00e9tendre d\u2019la paille pour le puma qui est malade,\nquand j\u2019ai entendu des hurlements. Je suis tout d\u2019suite venu\nvoir c\u2019qui s\u2019passait. C\u2019\u00e9tait Bersicker qui s\u2019d\u00e9m\u2019nait\ncomme un fou, qui sautait sur les barreaux de la cage\ncomme s\u2019il voulait les arracher pour se sauver. Il n\u2019y avait\npas beaucoup d\u2019visiteurs \u00e0 ce moment-l\u00e0, un seul homme\nseulement tout pr\u00e8s d\u2019la cage, seul\u2019ment un homme grand,\nmince, avec un long nez recourb\u00e9 et une barbe pointue\ndont quelques poils \u00e9taient blancs. Son regard \u00e9tait dur et\nfroid, ses yeux flamboyaient, vrai, comme j\u2019vous dis, ils\nflamboyaient, et tout d\u2019suite, j\u2019lui en ai voulu, car il me\nsemblait qu\u2019c\u2019\u00e9tait contre lui qu\u2019l\u2019animal s\u2019f\u00e2chait ainsi. Il\nportait des gants d\u2019peau blanche, et du doigt, il me montra\nles loups en m\u2019disant :\u2013 Gardien, qu\u2019est-ce qui excite ces loups, croyez-vous ?\n\u2013 P\u2019t\u2019\u00eatre que c\u2019est vous, que j\u2019r\u00e9pondis, car, vraiment,\nles mani\u00e8res de cet homme n\u2019me plaisaient pas.\nAu lieu de s\u2019mettr\u2019e en col\u00e8re, comme je m\u2019y attendais, il\nm\u2019sourit d\u2019une fa\u00e7on bizarre, p\u2019t\u2019\u00eatre insolente, en\nd\u00e9couvrant de longues dents blanches, tr\u00e8s pointues.\n\u2013 Oh non, fit-il, ces b\u00eates ne m\u2019trouveraient pas \u00e0 leur\ngo\u00fbt\n\u2013 Oh ! si, elles vous trouvraient \u00e0 leur go\u00fbt, que\nj\u2019r\u00e9pondis. \u00c0 l\u2019heure du th\u00e9, elles aiment toujours se faire\nles dents sur un os ou deux, et \u00e0 vous voir\u2026\nChose \u00e9trange, quand ils nous virent bavarder d\u2019la sorte,\nles loups se calm\u00e8rent, et quand je m\u2019approchai de\nBersicker comme d\u2019habitude, il me laissa caresser ses\noreilles. L\u2019homme s\u2019approcha \u00e0 son tour, et j\u2019veux \u00eatre\npendu s\u2019il ne se mit pas, lui aussi \u00e0 caresser le vieux loup !\n\u2013 Attention, lui dis-je, Bersicker peut-\u00eatre dangereux !\n\u2013 Ne craignez rien, qu\u2019i m\u2019fit, les loups et moi, on se\nconna\u00eet !\n\u2013 Ah ! Vous gardez aussi des loups ? demandai-je tout\nen me d\u00e9couvrant, car un monsieur qui s\u2019occupe de loups,\npatron, c\u2019est toujours un ami pour moi.\n\u2013 Non, pas exactement, qu\u2019i m\u2019expliqua alors, non, je ne\ngarde pas les loups\u2026 mais enfin, certains loups sont\nparfois devenus tr\u00e8s familiers avec moi.\nEt, en disant ces mots, il souleva son chapeau comme\nl\u2019aurait fait un lord, puis s\u2019\u00e9loigna.\nLe vieux Bersicker le suivit des yeux aussi longtemps\nqu\u2019il put le voir, puis il alla se coucher dans un coin d\u2019o\u00f9i\u2019n\u2019voulut pas bouger d\u2019toute la soir\u00e9e. Mais, d\u00e8s que la\nlune fut lev\u00e9e, tous les loups se mirent \u00e0 hurler, sans raison,\nqu\u2019i m\u2019semblait. Y avait personne dans les environs,\nseulement quelqu\u2019un qui, qu\u00e9\u2019qu\u2019part derri\u00e8re les jardins de\nPark Road, appelait un chien. Une ou deux fois, j\u2019suis all\u00e9\nvoir les b\u00eates, i\u2019s\u2019passait rien d\u2019anormal\u2026 Puis tout \u00e0\ncoup, ils ont cess\u00e9 d\u2019hurler\u2026 Ensuite, quelques minutes\navant minuit, j\u2019suis d\u2019nouveau all\u00e9 voir, avant de m\u2019coucher,\net quand j\u2019suis arriv\u00e9 d\u2019vant la cage du vieux Bersicker, les\nbarreaux \u00e9taient tout tordus et cass\u00e9s par endroits\u2026 et la\ncage \u00e9tait vide ! V\u2019l\u00e0 tout c\u2019que j\u2019sais, m\u2019sieur ; mais pour\nc\u2019qui est de l\u2019savoir, j\u2019en suis certain !\n\u2013 Vous ne connaissez personne qui aurait remarqu\u00e9\nquelque chose, cette nuit-l\u00e0 ?\n\u2013 Vers minuit \u00e9galement, un d\u2019nos jardiniers revenait d\u2019la\nfanfare quand, soudain, il a vu un gros chien gris sortir d\u2019un\ntrou d\u2019la haie.Enfin, c\u2019est ce qu\u2019i raconte mais, quant \u00e0 moi\nj\u2019n\u2019y crois pas beaucoup car, en rentrant chez lui, i n\u2019en a\npas dit un seul mot \u00e0 sa femme ; ce n\u2019est que lorsqu\u2019on a\nsu que l\u2019loup s\u2019\u00e9tait sauv\u00e9 et que nous avons pass\u00e9 toute la\nnuit \u00e0 le chercher partout qu\u2019notr\u2019homme s\u2019est souvenu\nd\u2019avoir vu ce gros chien. C\u2019quej\u2019crois, moi, c\u2019est qu\u2019la\nfanfare l\u2019avait tourneboul\u00e9.\n\u2013 Maintenant., Mr Bilder, pourriez-vous me dire pourquoi,\nselon vous, ce loup s\u2019est \u00e9chapp\u00e9 ?\n\u2013 Mais oui, monsieur, je crois qu\u2019je pourrais vous\nl\u2019expliquer, fit-il et il parlait avec modestie. Seulement, je\nn\u2019sais pas si mon explication vous suffira.\n\u2013 L\u00e0, mon ami, soyez compl\u00e8tement rassur\u00e9 ! Si vous,qui connaissez toutes les habitudes des animaux, ne\npouvez pas comprendre exactement ce qui s\u2019est pass\u00e9,\nqui donc en v\u00e9rit\u00e9, le pourrait ?\n\u2013 Eh bien ! monsieur, voil\u00e0 : selon moi, ce loup s\u2019est\n\u00e9chapp\u00e9\u2026 tout simplement parce qu\u2019il voulait conna\u00eetre la\nlibert\u00e9.\n\u00c0 cette plaisanterie, Thomas et sa femme \u00e9clat\u00e8rent de\nrire, et je compris que ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois que le\nbonhomme la servait. J\u2019employai un autre moyen, plus\nefficace, celui-l\u00e0, de lui toucher le c\u0153ur.\n\u2013 Bon, Mr Bilder, consid\u00e9rons, n\u2019est-ce pas, que ce\ndemi-souverain que je vous ai donn\u00e9 a d\u00e9j\u00e0 rendu tous les\nservices qu\u2019il pouvait rendre, et que son fr\u00e8re est l\u00e0, qui\nattend que vous le r\u00e9clamiez une fois que vous m\u2019aurez dit,\ncette fois, comment, \u00e0 votre avis, toute cette histoire finira.\n\u2013 Parfait, monsieur, et j\u2019esp\u00e8re que vous m\u2019excuserez\nmais tout l\u2019heure la vieille ici m\u2019a fait un clin d\u2019\u0153il qui m\u2019a\u2026\n\u2013 Moi ? jamais s\u2019\u00e9cria sa femme.\n\u2013 Sinc\u00e8rement, monsieur, je crois que ce loup se cache\nquelque part. Le jardinier a dit qu\u2019la b\u00eate galopait en\ndirection du nord, et quelle galopait plus vite que\nn\u2019galoperait un cheval. J\u2019n\u2019en crois rien, car, vous voyez,\nm\u2019sieur, les loups n\u2019galopent pas plus qu\u2019les chiens ; i\nn\u2019sont pas b\u00e2tis pour \u00e7a. Les loups, ce sont des cr\u00e9atures\n\u00e9tonnantes dans les livres d\u2019histoires, peut-\u00eatre, quand ils\ns\u2019assemblent pour poursuivre un \u00eatre effray\u00e9. Mais, que le\nSeigneur ait piti\u00e9 de nous ! Dans la vie r\u00e9elle, un loup, \u00e7a\nn\u2019vaut m\u00eame pas un bon chien : c\u2019est beaucoup moins\nintelligent, et moins hardi. Ce Bersicker, on n\u2019l\u2019a pashabitu\u00e9 \u00e0 s\u2019battre ni m\u00eame chercher sa nourriture, et sans\ndoute est-il maintenant \u00e0 s\u2019prom\u2019ner dans l\u2019parc en\ns\u2019demandant, si toutefois il est capable d\u2019y penser, o\u00f9 il\ntrouv\u2019ra \u00e0 d\u00e9jeuner. Ou bien est-il all\u00e9 un peu plus loin, p\u2019t-\n\u00eatr\u2019est-il, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 j\u2019vous parle, dans une cave \u00e0\ncharbon. Ou encore, s\u2019il ne trouve rien \u00e0 manger, m\u2019est avis\nqu\u2019i pourrait se pr\u00e9cipiter dans une boucherie et alors !\nSinon, et si une bonne d\u2019enfant vient \u00e0 passer avec un\nsoldat, ayant laiss\u00e9 derri\u00e8re elle le petit dans sa voiture, eh\nbien ! j\u2019s\u2019rais pas \u00e9tonn\u00e9 alors si au recensement d\u2019la\npopulation on s\u2019apercevait qu\u2019il y a un b\u00e9b\u00e9 en moins.\nVoil\u00e0 comment j\u2019vois l\u2019histoire.\nJe lui tendais une seconde pi\u00e8ce d\u2019un demi-souverain\nquand, au-dehors, quelque chose surgit de dessous la\nfen\u00eatre et vint se cogner contre la vitre. Le visage de Mr\nBilder, qu\u2019il avait naturellement long, s\u2019allongea encore\nd\u2019\u00e9tonnement.\n\u2013 Bon Dieu ! s\u2019\u00e9cria-t-il, mais n\u2019est-ce pas le vieux\nBersicker qui revient de lui-m\u00eame !\nIl alla ouvrir la porte ; chose bien inutile, me dis-je. J\u2019ai\ntoujours pens\u00e9 qu\u2019un animal sauvage ne se trouve jamais\nune place qui lui convienne mieux que lorsqu\u2019un obstacle le\ns\u00e9pare de nous. Mon exp\u00e9rience personnelle m\u2019a\nconvaincue de la justesse de cette id\u00e9e.\nMais apr\u00e8s tout, il n\u2019y a rien de tel que l\u2019habitude, car\nBilder et sa femme n\u2019avaient pas plus peur du loup que je\nn\u2019aurais peur d\u2019un chien. Cette b\u00eate \u00e9tait aussi paisible,\naussi douce que son anc\u00eatre, le compagnon du petit\nChaperon rouge. Toute cette sc\u00e8ne du retour au bercailavait quelque chose de comique et d\u2019\u00e9mouvant tout\nensemble, qu\u2019il serait difficile de d\u00e9crire. Le m\u00e9chant loup\nqui, pendant une longue demi-journ\u00e9e, avait \u00e9t\u00e9 la terreur\nde Londres et avait fait trembler tous les enfants \u00e9tait l\u00e0,\ndevant nous, l\u2019air repentant, et f\u00eat\u00e9, et caress\u00e9 comme une\nsorte de fils prodigue. Bilder l\u2019examina de la t\u00eate aux pattes\nen lui t\u00e9moignant mille tendresses, puis il d\u00e9clara :\n\u2013 Voil\u00e0, j\u2019savais bien qu\u2019la pauv\u2019b\u00eate aurait des ennuis ;\nne l\u2019ai-je pas dit tout l\u2019temps depuis hier ? Voyez sa gueule,\ntoute bless\u00e9e, pleine encore de morceaux d\u2019verre. Elle a\ncertainement voulu sauter au-dessus d\u2019un mur ou l\u2019autre.\nC\u2019est une vraie honte que les gens puissent garnir leurs\nmurs de tessons de bouteilles ! Vous voyez, voil\u00e0 ce qui\narrive\u2026 Viens ici, Bersicker\u2026\nIl emmena le loup et alla l\u2019enfermer dans une cage ; lui\ndonna un quartier de viande, puis se rendit pr\u00e8s de son\nchef et l\u2019avertit du retour de l\u2019animal.\nDe mon c\u00f4t\u00e9, je suis revenu ici afin de relater pour notre\njournal la seule version que l\u2019on ait aujourd\u2019hui de cette\nescapade qui a mis le zoo en grand \u00e9moi.Journal du Dr Seward\n17 septembre\n \nApr\u00e8s le d\u00eener, j\u2019\u00e9tais dans mon bureau, occup\u00e9 \u00e0 mettre\n\u00e0 jour le travail que j\u2019avais laiss\u00e9 en souffrance, trop pris et\npar mes malades et par mes visites fr\u00e9quentes \u00e0 Lucy.\nTout \u00e0 coup, la porte s\u2019ouvrit toute grande et Renfield, les\ntraits convuls\u00e9s de col\u00e8re, se pr\u00e9cipita vers moi. Je\ndemeurai litt\u00e9ralement interdit, car ce n\u2019est pas souvent\nqu\u2019un malade, sans en demander la permission \u00e0\npersonne, vienne trouver le m\u00e9decin en chef dans son\nbureau.\nIl tenait en main un couteau et je devinai aussit\u00f4t que,\ndans sa fureur, il pouvait devenir dangereux ; je fis donc un\nmouvement de recul, de fa\u00e7on que la table p\u00fbt nous\ns\u00e9parer, chacun de nous \u00e9tant plac\u00e9 de part et d\u2019autre.\nMais il me pr\u00e9vint, et avant que je pusse reprendre mon\n\u00e9quilibre, il avait saut\u00e9 sur moi et m\u2019avait fait au poignet\ngauche une coupure assez grave. Toutefois, je ne lui\nlaissai pas le temps de frapper une seconde fois, je\nl\u2019envoyai \u00e0 terre, allong\u00e9 sur le dos.\nMon poignet, saignait abondamment, le sang formait une\npetite mare sur le tapis. Renfield, je m\u2019en rendis compte\nimm\u00e9diatement, ne m\u00e9ditait pas une nouvelle attaque ;\naussi me mis-je \u00e0 bander mon poignet, tout en regardantl\u2019homme \u00e9tendu par terre. Quand, avec les surveillants\narriv\u00e9s, nous nous pench\u00e2mes sur lui pour le relever et le\nreconduire dans sa chambre, il \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 une\nbesogne qui me souleva le c\u0153ur.\nRetourn\u00e9 maintenant sur le ventre, \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un\nchien, il l\u00e9chait le sang qui avait coul\u00e9 de mon poignet.\nMais je fus assez \u00e9tonn\u00e9 de voir qu\u2019il se laissait emmener\nsans difficult\u00e9, en r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 tout moment :\n\u2013 Le sang, c\u2019est la vie ! Le sang, c\u2019est la vie !\nJe ne puis vraiment pas me permettre de perdre de ce\nsang, serait-ce m\u00eame en petite quantit\u00e9 ; j\u2019en ai d\u00e9j\u00e0 perdu\nsuffisamment ces derniers jours, d\u2019autant plus que la\nmaladie de Lucy, avec tout ce qu\u2019elle exige d\u2019endurance et\nd\u2019efforts de notre part, avec toute l\u2019horreur qu\u2019elle nous\ninspire \u00e0 certains moments, devient vraiment \u00e9prouvante.\nJe n\u2019en peux plus ; il me semble que je tomberai\nd\u2019\u00e9puisement si je n\u2019ai pas une nuit de repos.\nOh ! dormir ! Dormir des heures !\nHeureusement, Van Helsing ne m\u2019a pas fait appeler ;\naussi j\u2019aurai ces heures de sommeil si n\u00e9cessaires.T\u00e9l\u00e9gramme de Van Helsing, Anvers \u00e0\nSeward, Carfax\n \n(Envoy\u00e9 \u00e0 \nCarfax\n, Sussex, aucun nom de comt\u00e9 n\u2019\u00e9tant\nindiqu\u00e9 ; d\u00e9pos\u00e9 apr\u00e8s vingt-deux heures.)\n \n17 septembre\n \n\u00ab Ne pas manquer vous rendre \u00e0 Hillingham ce soir ; si\npas veiller tout le temps, entrer souvent dans la chambre\nvoir si fleurs \u00e0 leurs places. Tr\u00e8s important. Vous rejoindrai\nle plus t\u00f4t possible, une fois arriv\u00e9 \u00e0 Londres. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n18 septembre\n \nJe vais prendre le train pour Londres. Le t\u00e9l\u00e9gramme de\nVan Helsing m\u2019a plong\u00e9 dans la consternation. Une nuit\nenti\u00e8re de perdue, et je sais par exp\u00e9rience, h\u00e9las ! Ce\nqu\u2019il peut arriver en une nuit. \u00c9videmment, il est possible\nque tout se soit tr\u00e8s bien pass\u00e9 ; mais, d\u2019autre part, que de\nchoses ont pu se produire ! Il faut assur\u00e9ment que quelque\nmal\u00e9diction nous poursuive, puisque nous devons nous\nattendre \u00e0 voir contrari\u00e9 chacun de nos efforts. J\u2019emporte\nce cylindre \u00e0 Hillingham et je compl\u00e9terai mon\nenregistrement sur le phonographe de Lucy.M\u00e9morandum laiss\u00e9 par Lucy Westenra\n \n17 septembre, la nuit\n \nJ\u2019\u00e9cris ces lignes sur des feuilles d\u00e9tach\u00e9es afin qu\u2019on\nles trouve et les lise, car je veux que l\u2019on sache exactement\nce qui s\u2019est pass\u00e9 cette nuit. Je vais mourir de faiblesse, je\nle sens. J\u2019ai \u00e0 peine la force d\u2019\u00e9crire ; mais il faut que\nj\u2019\u00e9crive ceci m\u00eame si la mort me surprend la plume \u00e0 la\nmain.\nComme d\u2019habitude, je me suis mise au lit en ayant soin\nde placer les fleurs autour de mon cou comme le Dr Van\nHelsing me l\u2019a ordonn\u00e9, et je me suis endormie presque\naussit\u00f4t. Mais j\u2019ai \u00e9t\u00e9 r\u00e9veill\u00e9e par ces battements d\u2019ailes\ncontre la fen\u00eatre, que j\u2019avais entendus pour la premi\u00e8re fois\napr\u00e8s que, tout endormie, j\u2019\u00e9tais mont\u00e9e au sommet de la\nfalaise de Whitby o\u00f9 Mina m\u2019a trouv\u00e9e, et que j\u2019ai entendus\nsi souvent depuis lors. Je n\u2019ai pas eu peur ; pourtant,\nj\u2019aurais souhait\u00e9 que le Dr Seward f\u00fbt dans la chambre\nvoisine, comme le Dr Van Helsing me l\u2019avait donn\u00e9 \u00e0\nentendre, afin que je pusse l\u2019appeler. J\u2019ai essay\u00e9 de me\nrendormir, mais n\u2019y suis pas parvenue. Alors, m\u2019a reprise\nma vieille crainte du sommeil et j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9, au contraire,\nde rester \u00e9veill\u00e9e. Chose \u00e9trange, tandis que j\u2019essayais dele combattre, le sommeil peu \u00e0 peu semblait devoir me\ngagner ; aussi dans l\u2019espoir de ne pas rester seule, j\u2019ai\nouvert ma porte et j\u2019ai cri\u00e9 :\n\u2013 Y a-t-il quelqu\u2019un ?\nPas de r\u00e9ponse. Comme je ne voulais pas non plus\n\u00e9veiller maman, j\u2019ai referm\u00e9 ma porte. Alors, au-dehors,\nvenant, m\u2019a-t-il sembl\u00e9, des buissons, j\u2019ai entendu un cri,\ncomme si un chien hurlait, mais c\u2019\u00e9tait un cri bien plus\neffrayant. Je suis all\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, me suis pench\u00e9e pour\nessayer de distinguer quelque chose dans l\u2019obscurit\u00e9,\nmais je n\u2019ai rien vu sinon une grosse chauve-souris \u2013 celle-\nl\u00e0 m\u00eame probablement qui \u00e9tait venue battre des ailes\ncontre la vitre. Je me suis remise au lit, bien d\u00e9cid\u00e9e\nencore \u00e0 ne pas m\u2019endormir. Un peu apr\u00e8s, ma porte\ns\u2019ouvrit et maman passa la t\u00eate dans l\u2019entreb\u00e2illement ;\nvoyant que je ne dormais pas, elle entra et vint s\u2019asseoir\npr\u00e8s de mon lit. Elle, toujours si douce, me dit sur un ton\nencore plus doux, plus apaisant que d\u2019habitude :\n\u2013 Je me demandais si tu n\u2019avais besoin de rien, ma\nch\u00e9rie, et j\u2019ai voulu venir m\u2019en assurer.\nPour qu\u2019elle ne pr\u00eet pas froid, je lui proposai de se\ncoucher \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi dans mon lit. Ce qu\u2019elle fit, tout en\ngardant son peignoir car, me dit-elle, elle ne resterait qu\u2019un\nmoment, puis regagnerait son propre lit. Comme elle me\ntenait serr\u00e9e dans ses bras, il y eut \u00e0 nouveau ce bruit\ncontre la fen\u00eatre. Maman sursauta en s\u2019\u00e9criant :\n\u2013 Qu\u2019est-ce que c\u2019est ?\nJ\u2019essayai de la rassurer et finalement y parvins ; elle se\nrecoucha, tout \u00e0 fait calme, mais j\u2019entendais son c\u0153urbattre \u00e0 grands coups. On entendit une fois encore hurler\ndans les buissons, puis quelque chose vint frapper contre\nla vitre qui se brisa. Les morceaux de verres s\u2019\u00e9parpill\u00e8rent\nsur le plancher. Le vent souleva le store et, dans l\u2019ouverture\nfaite par le carreau cass\u00e9, passa la t\u00eate d\u2019un grand loup\ntr\u00e8s maigre. Maman poussa \u00e0 nouveau un cri d\u2019effroi, se\ndressa sur le lit tout en se d\u00e9battant, et voulut saisir un objet\nquelconque pour nous d\u00e9fendre. C\u2019est ainsi qu\u2019elle arracha\nde mon cou la guirlande de fleurs d\u2019ail puis la jeta au milieu\nde la chambre. Pendant quelques instants, elle resta\nassise de la sorte, montrant le loup du doigt, puis elle\nretomba sur l\u2019oreiller, comme frapp\u00e9e par la foudre, et sa\nt\u00eate vint cogner contre mon front ; une ou deux secondes, je\nrestai \u00e9tourdie ; la chambre, et tout autour de moi, semblait\ntourner, et pourtant je gardais les yeux fix\u00e9s sur la fen\u00eatre ;\nmais le loup disparut bient\u00f4t, et on e\u00fbt dit que des petites\ntaches, par myriades, entraient en tourbillons par la vitre\ncasse, des tourbillons qui rappelaient sans doute les\ncolonnes de sable que le voyageur voit s\u2019\u00e9lever dans le\nd\u00e9sert quand souffle le simoun. J\u2019essayai de m\u2019asseoir sur\nle lit, mais en vain : je ne sais quelle force myst\u00e9rieuse\nm\u2019en emp\u00eachait, et du reste le corps de ma pauvre maman\nqui me semblait d\u00e9j\u00e0 si froid et \u00e9tait retomb\u00e9 sur moi, me\nrendait tout mouvement impossible. Puis je perdis\nconnaissance. Je ne me souviens plus de ce qui s\u2019est\npass\u00e9 ensuite.\nCet \u00e9vanouissement ne dura pas longtemps, mais ce\nfurent, j\u2019en eus tr\u00e8s vaguement conscience malgr\u00e9 tout, des\nminutes terribles. Quand je revins \u00e0 moi, le glas sonnaitdans les environs, des chiens hurlaient tout autour de la\nmaison, et dans les arbres du jardin, non loin de ma\nfen\u00eatre, me semblait-il, un rossignol chantait. Le chagrin, la\npeur, mon \u00e9tat de grande faiblesse, tout cela me laissait\ndans une sorte de torpeur ; toutefois, \u00e0 entendre chanter ce\nrossignol, j\u2019avais l\u2019impression de retrouver la voix de ma\npauvre maman, sa voix qui s\u2019\u00e9levait dans la nuit pour me\nconsoler. Sans doute ces diff\u00e9rents bruits avaient-ils\nr\u00e9veill\u00e9 les servantes, car je les entendis alors qui\nmarchaient pieds nus sur le palier. Je les appelai, elles\nentr\u00e8rent, et l\u2019on devine leurs cris d\u2019\u00e9pouvante lorsqu\u2019elles\ncomprirent le malheur qui nous arrivait et virent le corps\ntendu au-dessus de moi, qui restait couch\u00e9 sur le lit ! Le\nvent, entrant dans la chambre par la fen\u00eatre bris\u00e9e, faisait\nclaquer la porte \u00e0 tout moment. Les braves filles\nsoulev\u00e8rent le corps de ma ch\u00e8re maman pour me\npermettre de me lever, puis doucement avec mille\npr\u00e9cautions, l\u2019\u00e9tendirent convenablement sur le lit et le\nrecouvrirent d\u2019un drap. Voyant \u00e0 quel point elles \u00e9taient\nimpressionn\u00e9es, je leur dis de descendre \u00e0 la salle \u00e0\nmanger et de boire un verre de vin. Elles ouvrirent la porte\nqui se referma aussit\u00f4t sur elles. Je les entendis crier \u00e0\nnouveau puis d\u00e9gringoler en groupe l\u2019escalier. Alors, je\ndisposai des fleurs sur la poitrine de maman et, \u00e0 peine les\ny avais-je mises, je me souvins des recommandations du\nDr Van Helsing, mais, pour rien au monde, je n\u2019aurais\nrepris ces fleurs\u2026 D\u2019ailleurs, j\u2019attendais que les servantes\nreviennent pr\u00e8s de moi : nous resterions ensemble \u00e0\nveiller. Mais elles ne remont\u00e8rent pas ; je les appelai : pasde r\u00e9ponse ! Alors, je me d\u00e9cidai \u00e0 descendre \u00e0 mon tour\ndans la salle \u00e0 manger.\nJe faillis me trouver mal devant le spectacle que j\u2019avais\nsous les yeux ; toutes les quatre gisaient sur le plancher,\nrespirant difficilement. La carafe de sherry, demi vid\u00e9e,\n\u00e9tait encore sur la table, mais il y avait dans la pi\u00e8ce une\nodeur bizarre\u2026 \u00e2cre. J\u2019examinai la carafe : elle sentait le\nlaudanum. J\u2019ouvris le buffet, et je m\u2019aper\u00e7us que le flacon\ndont le m\u00e9decin de maman se sert \u2013 se servait, h\u00e9las ! \u2013\npour la soigner \u00e9tait vide. Que vais-je faire maintenant ?\nQue vais-je faire ?\u2026 Je suis revenue dans la chambre,\naupr\u00e8s de maman ; je ne peux pas la quitter, et je suis\nseule dans la maison, hormis ces pauvres filles en qui\nquelqu\u2019un a fait prendre le laudanum. Seule avec la mort !\nEt je n\u2019ose pas sortir car, par la fen\u00eatre cass\u00e9e, j\u2019entends\nhurler le loup. Et toujours ces petites taches qui dansent\ndans la chambre et tourbillonnent \u00e0 cause du courant d\u2019air\nqui vient de la fen\u00eatre, et la lampe qui baisse maintenant,\nqui va bient\u00f4t s\u2019\u00e9teindre Que vais-je faire ? Dieu veuille\nqu\u2019il ne m\u2019arrive rien de mal, cette nuit ! Je vais glisser ces\nfeuilles dans mon corsage afin qu\u2019on les trouve quand on\nfera ma derni\u00e8re toilette. Ma pauvre maman est partie ! Il\nest temps que je m\u2019en aille aussi ! Je vous dis adieu, d\u00e8s\nmaintenant, mon cher Arthur, si je dois mourir cette nuit.\nDieu vous garde, mon ami, et me vienne en aide !12\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \n18 septembre\n \nJ\u2019arrivai de bonne heure \u00e0 Hillingham. Laissant la voiture\n\u00e0 la grille de l\u2019all\u00e9e, je marchai jusqu\u2019\u00e0 la maison. Je sonnai\ntr\u00e8s doucement, afin de n\u2019\u00e9veiller ni Lucy ni Mrs Westenra,\nsi elles dormaient encore. J\u2019esp\u00e9rais que seule une\nservante m\u2019entendrait. Un moment se passa et, comme\npersonne ne venait m\u2019ouvrir, je sonnai de nouveau, puis\nfrappai assez fort. Toujours pas de r\u00e9ponse. J\u2019en voulus\naux domestiques qui restaient au lit si tard \u2013 il \u00e9tait\nmaintenant pr\u00e8s de dix heures \u2013 de sorte que je sonnai et\nfrappai encore \u00e0 plusieurs reprises avec plus d\u2019impatience\nmais toujours en vain. Jusqu\u2019ici, j\u2019avais rendu les servantes\nseules responsables de ce silence mais, maintenant,seules responsables de ce silence mais, maintenant,\nj\u2019\u00e9tais pris d\u2019une terrible appr\u00e9hension. Ce silence m\u00eame,\nn\u2019\u00e9tais-ce pas une nouvelle manifestation de cette\nmal\u00e9diction qui semblait s\u2019acharner contre nous ? Voulais-\nje r\u00e9ellement p\u00e9n\u00e9trer dans une maison o\u00f9 la mort \u00e9tait\nentr\u00e9e avant moi ? Je savais que chaque minute, chaque\nseconde qui s\u2019\u00e9coulait pouvait \u00eatre la cause de longues\nheures tr\u00e8s dangereuses pour Lucy si son \u00e9tat s\u2019\u00e9tait une\nfois de plus aggrav\u00e9 ; aussi contournai-je la maison,\nesp\u00e9rant trouver une entr\u00e9e que je ne connaissais pas\nencore.\nToutes les portes \u00e9taient ferm\u00e9es \u00e0 clef, toutes les\nfen\u00eatres parfaitement closes, de sorte qu\u2019il me fallut bien\nrevenir sur mes pas. Au moment o\u00f9 j\u2019arrivais devant la\nporte principale, j\u2019entendis le trot rapide d\u2019un cheval ; la\nvoiture, je m\u2019en rendis compte, s\u2019arr\u00eata devant la grille ; et,\nquelques secondes plus tard, je vis Van Helsing qui\nremontait l\u2019all\u00e9e en courant. Quant il m\u2019aper\u00e7ut, bien que\ntout essouffl\u00e9, il parvint \u00e0 me dire :\n\u2013 Ah ! c\u2019est vous ? Vous venez donc d\u2019arriver ?\nComment va-t-elle ? Est-il encore temps ? N\u2019avez-vous pas\nre\u00e7u mon t\u00e9l\u00e9gramme ?\nJe lui r\u00e9pondis d\u2019une fa\u00e7on aussi coh\u00e9rente que je pus,\nque j\u2019avais seulement re\u00e7u son t\u00e9l\u00e9gramme aux premi\u00e8res\nheures de la matin\u00e9e et que j\u2019\u00e9tais aussit\u00f4t venu ici. Mais\nj\u2019avais beau sonner, j\u2019avais beau frapper, personne ne me\nr\u00e9pondait.\nIl resta un moment silencieux, puis se d\u00e9couvrant, il reprit\nsur un ton grave :\n\u2013 Je suppose donc que nous arrivons trop tard. Que la\u2013 Je suppose donc que nous arrivons trop tard. Que la\nvolont\u00e9 de Dieu soit faite !\nPuis, reprenant courage, comme en toute occasion, il\najouta :\n\u2013 Venez. S\u2019il n\u2019y a ni porte ni fen\u00eatre ouverte, nous\ntrouverons tout de m\u00eame bien le moyen d\u2019entrer.\nAvec lui, je retournai derri\u00e8re la maison. Il prit sa petite\nscie de chirurgien et, me la tendant, il me montra les\nbarreaux de fer qui prot\u00e9geaient la fen\u00eatre d\u2019une des\ncuisines. Je me mis aussit\u00f4t \u00e0 les scier, et trois d\u2019entre eux\nne tard\u00e8rent pas \u00e0 c\u00e9der. Ensuite, avec un long couteau\nmince, nous parv\u00eenmes \u00e0 faire sauter l\u2019espagnolette et \u00e0\nouvrir la fen\u00eatre. J\u2019aidai le professeur \u00e0 entrer dans la\ncuisine, puis j\u2019entrai \u00e0 mon tour. L\u00e0, il n\u2019y avait personne,\npas plus que dans l\u2019office. Au rez-de-chauss\u00e9e, nous\nvisit\u00e2mes toutes les pi\u00e8ces, l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, et, dans la\nsalle \u00e0 manger qu\u2019\u00e9clairaient quelques rais de lumi\u00e8re\npassant \u00e0 travers les volets, nous trouv\u00e2mes les quatre\nservantes \u00e9tendues sur le plancher. L\u2019id\u00e9e ne nous vint pas\nun instant qu\u2019elles pussent \u00eatre mortes, car leurs\nronflements, d\u2019une part, et, de l\u2019autre, la forte odeur de\nlaudanum r\u00e9pandue dans la pi\u00e8ce ne laissaient aucun\ndoute quant \u00e0 leur v\u00e9ritable \u00e9tat. Aussi, rassur\u00e9, Van\nHelsing me dit : \u00ab Nous nous occuperons d\u2019elles plus\ntard \u00bb, et nous mont\u00e2mes alors sans perdre une seconde \u00e0\nla chambre de Lucy. Cependant, \u00e0 la porte, nous nous\narr\u00eat\u00e2mes pour \u00e9couter : nous n\u2019entend\u00eemes pas le\nmoindre bruit. C\u2019est aussi p\u00e2les l\u2019un que l\u2019autre, et les\nmains tremblantes, que nous ouvr\u00eemes la porte, tr\u00e8s\ndoucement. Comment d\u00e9crire le spectacle qui s\u2019offrit \u00e0 nosdoucement. Comment d\u00e9crire le spectacle qui s\u2019offrit \u00e0 nos\nyeux ? Sur le lit, \u00e9taient \u00e9tendues Lucy et sa m\u00e8re ; celle-ci,\ndu c\u00f4t\u00e9 le plus \u00e9loign\u00e9 de la porte, \u00e9tait recouverte d\u2019un\ndrap blanc ; le bord du drap, relev\u00e9 par le courant d\u2019air -la\nvitre avait vol\u00e9 en \u00e9clats \u2013 laissait voir un visage bl\u00eame et\ntir\u00e9, marqu\u00e9 par la frayeur. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle, Lucy reposait, le\nvisage encore plus tir\u00e9. La couronne de fleurs qu\u2019elle\nportait autour du cou se trouvait maintenant sur la poitrine\nde Mrs Westenra et, comme sa gorge \u00e9tait d\u00e9couverte, on\nvoyait les deux petites blessures que nous avions d\u00e9j\u00e0\nremarqu\u00e9es auparavant, mais devenues beaucoup plus\nvilaines. Sans un mot, le professeur se pencha sur le lit, sa\nt\u00eate touchant presque la poitrine de la pauvre Lucy ; puis,\napr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 tr\u00e8s attentivement, mais seulement\nl\u2019espace d\u2019une seconde, il se redressa d\u2019un mouvement\nbrusque, et me cria :\n \u2013 Il n\u2019est pas trop tard ! Vite, vite ! Du brandy !\n Je descendis en h\u00e2te, et allai prendre la bouteille dans\nla salle \u00e0 manger, en ayant soin cependant de sentir et de\ngo\u00fbter l\u2019alcool, afin de m\u2019assurer qu\u2019on n\u2019y avait pas ajout\u00e9\ndu laudanum comme on l\u2019avait fait dans la carafe contenant\nle sherry. Les servantes continuaient \u00e0 respirer, mais d\u2019une\nfa\u00e7on plus paisible, plus r\u00e9guli\u00e8re ; sans doute l\u2019effet du\nlaudanum se dissipait-il peu \u00e0 peu Toutefois, je n\u2019attendis\npas d\u2019en avoir le c\u0153ur net, et retournai imm\u00e9diatement\naupr\u00e8s de Van Helsing. Comme il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 fait, il frotta\navec le brandy les l\u00e8vres et les gencives de Lucy, ses\npoignets, et les paumes de ses mains. Puis il me dit :\n\u2013 Voil\u00e0. Pour le moment, il n\u2019y a rien d\u2019autre \u00e0 faire\u2026\nVous, descendez et essayez d\u2019\u00e9veiller ces filles.Frappez-leur le visage avec un linge mouill\u00e9, et ne craignez\npas d\u2019y aller brutalement ! Qu\u2019elles allument un bon feu et\npr\u00e9parent un bain chaud. Cette pauvre petite est presque\naussi froide que le corps \u00e9tendu aupr\u00e8s d\u2019elle. Elle doit\n\u00eatre r\u00e9chauff\u00e9e avant que nous puissions faire pour elle\nquoi que ce soit.\nCe fut sans grande difficult\u00e9 que j\u2019\u00e9veillai trois de ces\nfilles ; mais la quatri\u00e8me \u00e9tait encore presque une enfant,\nde sorte que la drogue avait agi sur elle avec plus\nd\u2019efficacit\u00e9. Je l\u2019\u00e9tendis sur le sofa et la laissai dormir. Les\nautres rest\u00e8rent bien encore un moment comme h\u00e9b\u00e9t\u00e9es ;\npourtant, au fur et \u00e0 mesure qu\u2019elles se souvenaient de ce\nqui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, elles se mirent \u00e0 pleurer et m\u00eame \u00e0\nsangloter, comme si elles avaient eu proprement un drame\n\u00e0 me raconter. Mais je me montrai ferme et assez s\u00e9v\u00e8re,\nje ne les laissai pas parler ; je leur dis qu\u2019une morte dans la\nmaison, c\u2019\u00e9tait suffisant, et que si elles perdaient, ne f\u00fbt-ce\nque quelques moments \u00e0 bavarder, c\u2019\u00e9tait maintenant Miss\nLucy qui allait mourir. Toujours en sanglotant et \u00e0 moiti\u00e9\nhabill\u00e9es, elles all\u00e8rent \u00e0 la cuisine. Par bonheur, le\nfourneau n\u2019\u00e9tait pas \u00e9teint, le r\u00e9servoir \u00e9tait rempli \u2013 nous\nne manquerions pas d\u2019eau chaude. Le bain pr\u00e9par\u00e9, nous\ntransport\u00e2mes Lucy et la plonge\u00e2mes dans l\u2019eau. Nous\n\u00e9tions en train de lui frictionner les bras et les jambes\nquand on frappa \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e. L\u2019une des servantes\nse pr\u00e9cipita dans sa chambre pour s\u2019habiller un peu plus\nd\u00e9cemment, puis redescendit ouvrir. Elle vint nous avertir\nalors qu\u2019un monsieur \u00e9tait l\u00e0, avec un message de la part\nde Mr Holmwood. Comme nous ne pouvions recevoirpersonne en ce moment, je la priai de faire attendre ce\nvisiteur ; j\u2019avoue que j\u2019oubliai bient\u00f4t sa pr\u00e9sence, tout\noccup\u00e9 que j\u2019\u00e9tais de notre malade.\nDepuis que je travaillais avec lui, je n\u2019avais jamais vu le\nprofesseur lutter de cette fa\u00e7on contre la mort. Car, nous le\nsavions tous les deux, c\u2019\u00e9tait bien de cela qu\u2019il s\u2019agissait,\nd\u2019un combat \u00e0 toute extr\u00e9mit\u00e9 contre la mort. C\u2019est ce que\nje lui glissai \u00e0 l\u2019oreille, alors qu\u2019il se redressait l\u2019espace\nd\u2019un instant. Je ne saisis pas tr\u00e8s bien la r\u00e9ponse qu\u2019il me\nfit, mais la gravit\u00e9 de son visage me frappa.\n\u2013 Si ce n\u2019\u00e9tait que cela, dit-il, j\u2019abandonnerais ici tout\neffort, et je la laisserais reposer en paix, car je ne vois pas\nbien ce que la vie pourrait lui apporter encore.\nCependant, en redoublant d\u2019ardeur et d\u2019obstination, il\ncontinua \u00e0 tenter de ranimer Lucy.\nEt bient\u00f4t, nous nous aper\u00e7\u00fbmes que l\u2019eau chaude\ncommen\u00e7ait \u00e0 faire quelque effet. Au moyen du\nst\u00e9thoscope, on entendait de nouveau le c\u0153ur battre, et le\nsouffle des poumons redevenait perceptible. Tandis que\nnous sortions la jeune fille du bain et l\u2019enveloppions dans\nun drap chaud, Van Helsing me dit, le visage presque\nrayonnant :\n\u2013 Nous avons gagn\u00e9 la premi\u00e8re manche ! \u00c9chec au\nroi !\nNous install\u00e2mes Lucy dans une autre chambre ; une fois\nqu\u2019elle fut mise au lit, nous lui vers\u00e2mes dans la bouche\nquelques gouttes de brandy. Puis Van Helsing lui lia autour\ndu cou un mouchoir de soie tr\u00e8s douce. Elle n\u2019avait pas\nencore repris connaissance, et elle paraissait \u00eatre plusmal, je crois, que nous ne l\u2019avions jamais vue.\nAyant appel\u00e9 une des servantes, le professeur lui\nordonna de rester au chevet de sa jeune ma\u00eetresse, de ne\npas la quitter des yeux jusqu\u2019\u00e0 ce que nous fussions de\nretour, puis il me fit signe de sortir avec lui de la chambre.\n\u2013 Nous devons r\u00e9fl\u00e9chir maintenant \u00e0 ce qu\u2019il nous faut\nfaire, me dit-il comme nous descendions l\u2019escalier.\nNous entr\u00e2mes dans la salle \u00e0 manger dont il referma\nsoigneusement la porte derri\u00e8re lui. On avait ouvert les\nvolets, mais les stores \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 baiss\u00e9s, selon cette\ncoutume que les Anglaises des classes inf\u00e9rieures\nobservent toujours \u00e9troitement. La pi\u00e8ce \u00e9tait donc\nobscure mais cette p\u00e9nombre nous suffisait. La gravit\u00e9,\npeinte sur les traits de Van Helsing, avait plut\u00f4t fait place \u00e0\npr\u00e9sent \u00e0 la perplexit\u00e9. De toute \u00e9vidence, il cherchait \u00e0\nr\u00e9soudre une nouvelle difficult\u00e9.\n\u2013 Eh bien ! oui, que faire ? reprit-il. Qui nous aidera ? Il\nfaut absolument une autre transfusion de sang \u2013 oui,\nencore une, et cela le plus vite possible, ou la pauvre enfant\nne vivra pas une heure de plus. Vous, mon ami, vous \u00eates\n\u00e9puis\u00e9, comme moi d\u2019ailleurs. Et je crains de faire subir\ncette \u00e9preuve \u00e0 l\u2019une ou l\u2019autre de ces femmes, quand bien\nm\u00eame elle aurait le courage de s\u2019y soumettre. O\u00f9 trouver\nquelqu\u2019un qui voudrait lui donner un peu de son sang ?\n\u2013 Je ne suis pas ici, non ?\nLa voix venait du sofa, \u00e0 l\u2019autre bout de la pi\u00e8ce, et je\nsentis aussit\u00f4t un profond soulagement, car, je ne pouvais\npas m\u2019y tromper, c\u2019\u00e9tait la voix de Quincey Morris. Van\nHelsing eut d\u2019abord un mouvement de col\u00e8re, mais sestraits s\u2019adoucirent bient\u00f4t et une lueur de joie brilla dans\nses yeux tandis que, me pr\u00e9cipitant vers mon ami les\nmains tendues, je m\u2019\u00e9criais :\n\u2013 Quincey Morris ! Qu\u2019est-ce qui vous am\u00e8ne ici ?\u2026\nArthur vous a sans doute\u2026\nPour toute r\u00e9ponse, il me tendit un t\u00e9l\u00e9gramme. Je lus :\n\u00ab Pas de nouvelles de Steward depuis trois jours.\nTerriblement inquiet. Impossible de quitter p\u00e8re, toujours\naussi mal. \u00c9crivez-moi sans tarder comment va Lucy.\nHolmwood. \n\u00bb\n\u2013 Je pense que j\u2019arrive \u00e0 point nomm\u00e9, dit-il alors. Vous\nsavez, n\u2019est-ce pas, que vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 m\u2019indiquer ce\nque je dois faire.\nVan Helsing s\u2019approcha de Morris \u00e0 son tour, lui serra la\nmain, et le regardant dans les yeux, d\u00e9clara :\n\u2013 Quand une femme \u00e9puis\u00e9e a besoin de sang, celui\nd\u2019un homme courageux est la seule chose qui puisse la\nsauver. Le diable peut user de tout son pouvoir contre\nnous, mais Dieu, en voici une nouvelle preuve, nous envoie\ntoujours les hommes dont nous avons besoin.\nEt de nouveau, nous proc\u00e9d\u00e2mes \u00e0 la transfusion de\nsang. Ce fut si p\u00e9nible que je ne me sens pas le courage\nd\u2019en donner les d\u00e9tails. Lucy avait d\u00fb recevoir un choc\nterrible dont elle se ressentait bien plus que les fois\npr\u00e9c\u00e9dentes, car elle ne r\u00e9agit plus de la m\u00eame fa\u00e7on. La\nvoir, l\u2019entendre au cours de la lutte qu\u2019elle soutint pour\nrevenir \u00e0 la vie \u00e9tait quasi insupportable. Pourtant, peu \u00e0\npeu, le c\u0153ur battit plus r\u00e9guli\u00e8rement, la respiration\ns\u2019am\u00e9liora, et Van Helsing eut encore recours \u00e0 uneinjection de morphine, ce qui eut pour effet de transformer\nl\u2019\u00e9tat d\u2019\u00e9vanouissement en un sommeil profond. Le\nprofesseur resta \u00e0 veiller Lucy pendant que je descendais\navec Quincey Morris et envoyais une des servantes payer\nle cocher du fiacre qui attendait \u00e0 la grille. Apr\u00e8s lui avoir\ndonn\u00e9 un verre de vin, je fis \u00e9tendre Quincey sur le sofa et\nje dis \u00e0 la cuisini\u00e8re de lui pr\u00e9parer un d\u00e9jeuner substantiel.\nPuis, une id\u00e9e me venant \u00e0 l\u2019esprit, je retournai aussit\u00f4t\ndans la chambre de la malade. Je trouvai Van Helsing\ntenant en main deux ou trois feuillets de papier. Je vis tout\nde suite qu\u2019il les avait d\u00e9j\u00e0 lus et qu\u2019il r\u00e9fl\u00e9chissait sur ce\nqu\u2019il venait d\u2019apprendre S\u2019il avait l\u2019air sombre, une certaine\nsatisfaction ne se lisait pas moins sur son visage, comme\nsi, pour lui, un doute venait de s\u2019\u00e9claircir. Il me tendit les\nfeuillets en me disant seulement :\n\u2013 C\u2019est tomb\u00e9 du corsage de Lucy quand nous l\u2019avons\nsoulev\u00e9e pour la baigner.\nAyant lu ces feuillets \u00e0 mon tour, je regardai interdit le\nprofesseur et, apr\u00e8s un moment, je lui demandai :\n\u2013 Pour l\u2019amour du Ciel, qu\u2019est-ce que tout cela signifie ?\n\u00c9tait-elle, ou plut\u00f4t est-elle folle ? Ou alors, en pr\u00e9sence de\nquel horrible danger nous trouvons-nous ?\nVan Helsing me reprit les papiers.\n\u2013 N\u2019y pensez plus pour le moment, fit-il. Oubliez cela. Le\ntemps viendra o\u00f9 vous saurez tout, o\u00f9 vous comprendrez\ntout\u2026 Mais pas maintenant ; plus tard\u2026 Pourquoi \u00eates-\nvous remont\u00e9 ? Vous aviez quelque chose \u00e0 me dire ?\nCeci m\u2019aida \u00e0 revenir compl\u00e8tement \u00e0 moi.\n\u2013 Oui, \u00e0 propos du certificat de d\u00e9c\u00e8s. Si nous neremplissons pas toutes les formalit\u00e9s requises, il y aura\nsans doute une enqu\u00eate et nous devrons, en outre, produire\nces papiers. J\u2019esp\u00e8re toutefois qu\u2019une enqu\u00eate ne sera\npas n\u00e9cessaire car sans aucun doute, cela tuerait la\npauvre Lucy, si rien d\u2019autre ne la tue avant. Nous savons\ntous, vous et moi et le m\u00e9decin de Mrs Westenra, de quoi\nsouffrait celle-ci, et nous pouvons r\u00e9diger le certificat en ce\nsens. Faisons-le tout de suite. Je le porterai moi-m\u00eame \u00e0\nl\u2019officier de l\u2019\u00e9tat civil, puis j\u2019irai trouver l\u2019entrepreneur des\npompes fun\u00e8bres.\n\u2013 Parfait, mon ami John ! Vous pensez \u00e0 tout ! En v\u00e9rit\u00e9,\nsi Miss Lucy est poursuivie par des ennemis implacables,\nau moins est-elle assez heureuse pour avoir des amis qui\nl\u2019aiment vraiment ! Il y en a un et deux et trois qui se\nlaissent ouvrir les veines pour lui donner leur sang, et je ne\nparle pas du vieil homme que je suis. Ah ! oui, je vous\nreconnais bien l\u00e0, mon ami John ! Et je vous en aimerai\nd\u2019autant plus. Maintenant, descendons !\nDans le corridor, nous rencontr\u00e2mes Quincey Morris qui\ns\u2019appr\u00eatait \u00e0 envoyer un t\u00e9l\u00e9gramme \u00e0 Arthur, lui annon\u00e7ant\nla mort de Mrs Westenra et lui disant que Lucy, apr\u00e8s une\ngrave rechute, se remettait peu \u00e0 peu ; enfin, que Van\nHelsing et moi \u00e9tions \u00e0 son chevet.\nQuand je lui eus dit pourquoi je quittais quelques\nmoments la maison, il ne me retint pas, mais me demanda\nalors que je m\u2019\u00e9loignais d\u00e9j\u00e0 :\n\u2013 Quand vous reviendrez, Jack, pourrais-je vous dire\ndeux mots en particulier ?\nJe lui r\u00e9pondis par un signe de t\u00eate affirmatif.L\u2019officier de l\u2019\u00e9tat civil ne fit aucune difficult\u00e9 au sujet de\nquoi que ce soit, et l\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres\nme dit qu\u2019il viendrait dans la soir\u00e9e, afin de prendre les\nmesures pour le cercueil et convenir avec nous de tout ce\nqui concernait les fun\u00e9railles.\n\u00c0 mon retour, Quincey m\u2019attendait. Je lui promis un\nentretien d\u00e8s que j\u2019aurais revu Lucy, et je montai dans sa\nchambre. Elle dormait encore, et le professeur semblait\n\u00eatre rest\u00e9 tout ce temps assis pr\u00e8s du lit. En me voyant, il\nporta un doigt \u00e0 ses l\u00e8vres et j\u2019en conclus qu\u2019il croyait\nqu\u2019elle allait bient\u00f4t s\u2019\u00e9veiller, mais qu\u2019il voulait que ce\nr\u00e9veil f\u00fbt naturel et non provoqu\u00e9 par quelque bruit que ce\nf\u00fbt. J\u2019allai donc rejoindre Quincey et je le fis entrer dans un\npetit salon o\u00f9 les stores n\u2019\u00e9taient pas baiss\u00e9s, ce qui\nrendait cette pi\u00e8ce un peu plus gaie que les autres, ou\nplut\u00f4t un peu moins lugubre. D\u00e8s que nous f\u00fbmes seuls, il\nme dit :\n\u2013 Jack Seward, je ne voudrais pas me m\u00ealer de ce qui\nne me regarde pas, mais enfin, la situation est s\u00e9rieuse,\nexceptionnelle\u2026 Vous savez que j\u2019aimais cette fille et que\nje l\u2019avais demand\u00e9e en mariage. Bien que tout cela soit de\nl\u2019histoire ancienne, je lui suis encore fort attach\u00e9 et\nj\u2019\u00e9prouve beaucoup d\u2019inqui\u00e9tude \u00e0 son sujet. R\u00e9ellement,\nqu\u2019est-ce qu\u2019elle a ? De quoi souffre-t-elle ? Le Hollandais\n\u2013 un vieil homme remarquable, je l\u2019ai vu tout de suite \u2013 vous\ndisait quand vous \u00eates entr\u00e9s tous les deux dans la salle \u00e0\nmanger o\u00f9 je me trouvais qu\u2019une autre transfusion de sang\n\u00e9tait n\u00e9cessaire, mais il a ajout\u00e9 que vous, l\u2019un comme\nl\u2019autre, vous \u00e9tiez d\u00e9j\u00e0 \u00e9puis\u00e9s. Dois-je comprendre queVan Helsing et vous, vous vous \u00eates d\u00e9j\u00e0 soumis \u00e0\nl\u2019\u00e9preuve \u00e0 laquelle je viens de me soumettre ?\n\u2013 Exactement.\n\u2013 Et je suppose qu\u2019Arthur a fait de m\u00eame. Quand je l\u2019ai\nvu il y a quatre jours, il paraissait bien mal en point. Je n\u2019ai\njamais vu personne changer ainsi et si rapidement depuis\nque, dans la pampa, ma jument favorite a d\u00e9p\u00e9ri en une\nnuit, la nuit m\u00eame o\u00f9 une de ces grosses chauves-souris\nque l\u2019on nomme vampires \u00e9tait venue lui ouvrir une veine\nde la gorge et avait bu pour ainsi dire tout son sang. Elle\nn\u2019avait m\u00eame plus la force de se relever, et j\u2019ai d\u00fb me\nr\u00e9soudre \u00e0 lui tirer une balle dans la t\u00eate. Jack, dites-moi,\npour autant que vous ne soyez pas tenu au secret\nprofessionnel, Arthur a donn\u00e9 son sang le premier, n\u2019est-ce\npas ?\nTandis qu\u2019il parlait, le pauvre gar\u00e7on parvenait de moins\nen moins \u00e0 dissimuler l\u2019angoisse que lui inspirait l\u2019\u00e9tat de\nsant\u00e9 de cette femme qu\u2019il aimait encore \u2013 angoisse\nqu\u2019aggravait son ignorance compl\u00e8te du mal myst\u00e9rieux et\nterrible qui ne laissait aucun r\u00e9pit \u00e0 la malheureuse. Son\nchagrin \u00e9tait immense et, visiblement, il dut faire appel \u00e0\ntoute sa volont\u00e9 \u2013 et cet homme n\u2019en manquait certes pas\n\u2013 pour ne pas fondre en larmes.\nJe r\u00e9fl\u00e9chis un instant avant de lui r\u00e9pondre, car j\u2019h\u00e9sitais\n\u00e0 lui dire la v\u00e9rit\u00e9 sans savoir si Van Helsing m\u2019y e\u00fbt\nautoris\u00e9. Mais il en savait d\u00e9j\u00e0 tant, et en devinait\ndavantage encore, que je ne pouvais pas ne pas r\u00e9pondre\n\u00e0 sa question.\n\u2013 Oui, fis-je, Arthur le premier\u2026\u2013 Quand cela s\u2019est-il pass\u00e9 ?\n\u2013 Il y a une dizaine de jours.\n\u2013 Dix jours ! Mais alors, cette pauvre petite cr\u00e9ature que\nnous aimons tous a re\u00e7u dans ses veines, en l\u2019espace de\ndix jours, du sang de quatre hommes ? C\u2019est beaucoup\npour ce corps si fr\u00eale.\nPuis, venant plus pr\u00e8s de moi, tout bas mais sur un ton\nassez brusque, il me demanda :\n\u2013 Et pourquoi, malgr\u00e9 cela, reste-t-elle exsangue ?\n\u2013 \u00c7a, c\u2019est le myst\u00e8re, fis-je en hochant la t\u00eate. Nous ne\nsavons que penser, Van Helsing et moi\u2026 Il y a eu, il est\nvrai, quelques petits incidents qui ont contrari\u00e9 le traitement\nprescrit par le professeur. Mais cela n\u2019arrivera plus. Nous\nsommes maintenant d\u00e9cid\u00e9s \u00e0 rester ici jusqu\u2019\u00e0 ce que\ntout aille bien \u2013 ou jusqu\u2019\u00e0 ce que tout soit fini.\nQuincey me tendit la main.\n\u2013 Et moi je vous aiderai, dit-il. Vous et le Hollandais,\nvous n\u2019aurez qu\u2019\u00e0 me dire ce que je dois faire, et je le ferai.\nQuand Lucy s\u2019\u00e9veilla, assez tard dans l\u2019apr\u00e8s-midi, son\npremier geste fut de passer la main sous sa chemise de\nnuit et, \u00e0 ma grande surprise, de prendre les feuillets que\nVan Helsing m\u2019avait fait lire. Le professeur les avait\nsoigneusement replac\u00e9s l\u00e0 d\u2019o\u00f9 ils \u00e9taient tomb\u00e9s, de peur\nqu\u2019en s\u2019\u00e9veillant, si elle ne les trouvait plus, la jeune fille ne\ns\u2019alarm\u00e2t. Alors, elle regarda un moment Van Helsing, puis\nme regarda, et parut contente.\nElle parcourut la chambre des yeux mais quand elle\ns\u2019aper\u00e7ut que ce n\u2019\u00e9tait pas la sienne, elle poussa un cri et,\nde ses mains amaigries, se couvrit le visage, presqueaussi blanc que les draps. La pauvre enfant revenait \u00e0 la\nr\u00e9alit\u00e9 qui, pour elle, \u00e0 ce moment, se r\u00e9sumait \u00e0 ceci : elle\navait perdu sa m\u00e8re. Nous essay\u00e2mes de la consoler. Si\nnous parv\u00eenmes \u00e0 soulager momentan\u00e9ment sa douleur,\nelle n\u2019en demeura pas moins fort abattue, et elle se remit\npresque aussit\u00f4t \u00e0 pleurer, et pleura longtemps. Quand\nnous lui d\u00eemes que l\u2019un de nous, ou peut-\u00eatre tous les deux\nensemble, nous resterions d\u00e9sormais aupr\u00e8s d\u2019elle, de\nnouveau elle sembla un peu rassur\u00e9e. Vers le soir, elle\ns\u2019assoupit. Chose assez surprenante, alors qu\u2019elle dormait\nencore, elle reprit les feuillets gliss\u00e9s sous sa chemise de\nnuit et les d\u00e9chira en deux. Van Helsing s\u2019approcha d\u2019elle,\nlui \u00f4ta des mains les morceaux de papier. Mais, comme si\nelle les tenait toujours, elle continuait le geste de les\nd\u00e9chirer ; finalement, levant les mains, elle les ouvrit\ncomme si elle lan\u00e7ait loin d\u2019elle tous les petits morceaux de\npapier. Van Helsing avait l\u2019air \u00e9tonn\u00e9, semblait r\u00e9fl\u00e9chir ;\ncependant, il ne dit rien.\n \n19 septembre\n \nToute la nuit, son sommeil fut agit\u00e9 ; \u00e0 plusieurs reprises,\nelle manifesta sa crainte de s\u2019endormir puis, quand enfin\nelle s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9e aller au sommeil, c\u2019\u00e9tait dans un \u00e9tat de\nplus grande faiblesse encore qu\u2019elle s\u2019\u00e9veillait. Van\nHelsing et moi la veill\u00e2mes tour \u00e0 tour ; pas un instant nousne la laiss\u00e2mes seule. Quincey Morris ne nous mit point au\ncourant de ses intentions mais, toute la nuit, il se promena\nautour de la maison. Au matin, Lucy, nous nous en\nrend\u00eemes compte, n\u2019avait litt\u00e9ralement plus aucune force.\nC\u2019est \u00e0 peine si elle pouvait encore tourner la t\u00eate, et le peu\nde nourriture qu\u2019elle prenait ne lui profitait pas. Parfois,\nquand elle dormait quelques moments, Van Helsing et moi\n\u00e9tions frapp\u00e9s par le changement qui s\u2019op\u00e9rait chez elle.\nEndormie, elle nous paraissait plus forte malgr\u00e9 son visage\nd\u00e9charn\u00e9 et sa respiration \u00e9tait plus lente, plus r\u00e9guli\u00e8re ;\nsa bouche ouverte laissait voir des gencives p\u00e2les\nfortement retir\u00e9es des dents, lesquelles paraissaient ainsi\nbeaucoup plus longues et plus pointues. Lorsqu\u2019elle \u00e9tait\n\u00e9veill\u00e9e, la douceur de ses yeux lui rendait \u00e9videmment\nl\u2019expression que nous lui avions toujours connue, bien\nqu\u2019elle e\u00fbt les traits d\u2019une mourante. Dans l\u2019apr\u00e8s-midi, elle\na demand\u00e9 \u00e0 voir Arthur, \u00e0 qui, imm\u00e9diatement, nous\navons t\u00e9l\u00e9graphi\u00e9 de venir. Quincey est all\u00e9 le chercher \u00e0 la\ngare.\nIls sont arriv\u00e9s ici \u00e0 six heures environ. Le soleil couchant\n\u00e9tait encore chaud et la lumi\u00e8re rouge qui baignait la\nchambre colorait les joues de la malade. Quand il la vit,\nArthur sut mal cacher son \u00e9motion, et aucun de nous n\u2019eut\nle courage de parler. Au cours des derni\u00e8res heures, les\nmoments pendant lesquels Lucy avait dormi \u00e9taient tout de\nm\u00eame devenus de plus en plus fr\u00e9quents, ou bien des \u00e9tats\ncomateux les avaient remplac\u00e9s, de sorte que nos\nconversations \u2013 ou plut\u00f4t nos \u00e9bauches de conversations \u2013\navec elle avaient toutes \u00e9t\u00e9 fort br\u00e8ves. La pr\u00e9senced\u2019Arthur, toutefois, agit comme un stimulant. La jeune fille\nsembla recouvrer un peu de ses forces et elle parla \u00e0 son\nfianc\u00e9 avec plus d\u2019animation que nous ne lui en avions vu\ndepuis notre arriv\u00e9e chez elle. Lui-m\u00eame se ressaisit et lui\nr\u00e9pondit avec tout l\u2019entrain dont il \u00e9tait capable.\nIl est maintenant pr\u00e8s d\u2019une heure ; Van Helsing et Arthur\nsont aupr\u00e8s d\u2019elle ; dans un quart d\u2019heure, j\u2019irai les\nremplacer, et en attendant, j\u2019enregistre ceci sur le\nphonographe de Lucy. Tous deux alors se reposeront,\nessayeront de dormir jusqu\u2019\u00e0 six heures du matin. J\u2019ai bien\npeur que demain aucun d\u2019entre nous n\u2019ait plus besoin de\nveiller. Cette fois, la pauvre enfant ne s\u2019en remettra pas.\nQue Dieu nous vienne en aide !Lettre de Mina Harker \u00e0 Lucy Westenra\n(Non ouverte par la destinataire)\n \n17 septembre.\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Lucy,\n\u00ab Il me semble qu\u2019il y a un si\u00e8cle que je suis sans\nnouvelles de toi, ou plut\u00f4t un si\u00e8cle que je ne t\u2019ai pas \u00e9crit.\nTu me pardonneras, j\u2019en suis certaine, quand tu auras lu\ntout ce que j\u2019ai \u00e0 te raconter. Tout d\u2019abord, j\u2019ai ramen\u00e9 ici\nmon mari. Quand nous sommes descendus du train, \u00e0\nExeter, une voiture nous attendait, dans laquelle, bien qu\u2019il\nsouffr\u00eet d\u2019une attaque de goutte, se trouvait Mr Hawkins ! Il\nnous a emmen\u00e9s chez lui o\u00f9 l\u2019on nous avait pr\u00e9par\u00e9 de\nbelles chambres confortables, et o\u00f9 nous d\u00een\u00e2mes tous les\ntrois. Apr\u00e8s le repas, Mr Hawkins nous dit :\n\u00ab \u2013 Mes amis, je bois \u00e0 votre sant\u00e9 et \u00e0 votre bonheur\ndans la vie ! Puissiez-vous conna\u00eetre beaucoup de joies\nprofondes ! L\u2019un et l\u2019autre, je vous ai connus enfants, et\nc\u2019est avec fiert\u00e9 et tendresse que je vous ai vus grandir.\nAujourd\u2019hui, je veux que vous soyez ici chez vous, je n\u2019ai\npas d\u2019enfant, je suis seul au monde et, par testament, je\nvous ai laiss\u00e9 tous mes biens.\u00ab Je ne pus retenir mes larmes, ma ch\u00e8re Lucy, tu le\ncomprendras, tandis que Jonathan et Mr Hawkins se\nserraient longuement les mains. Cette soir\u00e9e fut si, si\nheureuse !\n\u00ab Nous sommes donc install\u00e9s dans cette belle vieille\ndemeure et, de ma chambre \u00e0 coucher comme du salon, je\nvois les grands ormes de l\u2019enceinte de la cath\u00e9drale, leurs\ngrosses branches noires se d\u00e9tachant sur la pierre jaune\nde l\u2019\u00e9difice, et, du soir au matin, j\u2019entends les corneilles qui\nne cessent de passer et de repasser au-dessus de nous,\nen croassant, en bavardant comme savent bavarder les\ncorneilles \u2013 et aussi les femmes et les hommes. Dois-je te\nle dire ? Je suis fort occup\u00e9e \u00e0 arranger la maison, \u00e0\nmonter mon m\u00e9nage. Quant \u00e0 Jonathan et Mr Hawkins, ils\ntravaillent toute la journ\u00e9e, car maintenant que Jonathan est\nson associ\u00e9, Mr Hawkins tient \u00e0 le mettre au courant des\naffaires de chacun de ses clients.\n\u00ab Comment va ta ch\u00e8re maman ? Je voudrais aller\npasser un jour ou deux chez toi, mais il m\u2019est difficile de\nquitter la maison, ayant tant \u00e0 faire ; d\u2019autre part, si\nJonathan va bien, il n\u2019est pas encore compl\u00e8tement gu\u00e9ri. Il\nse remplume un peu, mais il reste tr\u00e8s faible ; encore\nmaintenant, il sursaute parfois dans son sommeil et\ns\u2019\u00e9veille tout tremblant ; il me faut alors beaucoup de\npatience pour r\u00e9ussir \u00e0 le calmer. Dieu merci, ces crises\ndeviennent de moins en moins fr\u00e9quentes, et j\u2019ose esp\u00e9rer\nqu\u2019elles dispara\u00eetront tout \u00e0 fait. Et maintenant que je t\u2019ai dit\ntout ce qui me concernait, laisse-moi te demander de tes\nnouvelles. Quand te maries-tu, et o\u00f9 ? Qui c\u00e9l\u00e9brera lac\u00e9r\u00e9monie ? Quelle robe auras-tu ? Inviteras-tu beaucoup\nd\u2019amis ou bien faites-vous cela dans l\u2019intimit\u00e9 ? R\u00e9ponds-\nmoi \u00e0 toutes ces questions, ma ch\u00e9rie, car tu sais combien\nje pense \u00e0 toi, combien je m\u2019int\u00e9resse \u00e0 tout ce qui te tient\nau c\u0153ur. Jonathan me demande de te pr\u00e9senter ses\n\u00ab hommages respectueux \u00bb, mais je juge cela insuffisant\nde la part du jeune associ\u00e9 de la firme importante Hawkins\n& Harker ; aussi, comme tu m\u2019aimes et qu\u2019il m\u2019aime, et que\nmoi je t\u2019aime de tout mon c\u0153ur, je crois pr\u00e9f\u00e9rable de\nt\u2019envoyer ses \u00ab amiti\u00e9s \u00bb. Au revoir, ma tr\u00e8s ch\u00e8re Lucy.\nAvec mille v\u0153ux de bonheur.\n\u00ab Ta Mina. \u00bbRapport de Patrick Hennessey M.D.,\nM.R.C.S.L.Q.C.P.I., ETC, ETC., \u00e0 John\nSeward, M.D.\n \n20 septembre.\n \n\u00ab Mon cher Confr\u00e8re,\n\u00ab Ainsi que vous avez bien voulu me le demander, je\nvous fais part de l\u2019\u00e9tat des malades que j\u2019ai vus\u2026 En ce\nqui concerne Renf\u00efeld, il y a beaucoup \u00e0 dire. Il a eu une\nnouvelle crise qui, alors que nous aurions pu craindre le\npire, s\u2019est termin\u00e9e sans cons\u00e9quences f\u00e2cheuses. Il faut\nsavoir que, cet apr\u00e8s-midi, un camion conduit par deux\nhommes est venu \u00e0 la maison abandonn\u00e9e dont le parc\njoint le n\u00f4tre \u2013 cette maison vers laquelle, vous vous en\nsouvenez, notre malade s\u2019est enfui \u00e0 deux reprises d\u00e9j\u00e0.\nCes deux hommes se sont arr\u00eat\u00e9s devant notre grille pour\ndemander leur chemin au portier car, ont-ils dit, ils sont\n\u00e9trangers dans le pays. J\u2019\u00e9tais \u00e0 ce moment-l\u00e0 \u00e0 la fen\u00eatre\ndu bureau, fumant une cigarette apr\u00e8s le d\u00e9jeuner, et moi-\nm\u00eame, j\u2019ai donc vu l\u2019un des deux hommes qui se dirigeait\nvers la loge. Comme il passait sous la fen\u00eatre de Renfield,\ncelui-ci, de l\u2019int\u00e9rieur de sa chambre, s\u2019est mis \u00e0 l\u2019injurier.L\u2019autre, qui, ma foi, avait l\u2019air fort convenable, s\u2019est\ncontent\u00e9 de lui crier \u00ab qu\u2019il n\u2019\u00e9tait qu\u2019un grossier\npersonnage et qu\u2019il n\u2019avait qu\u2019\u00e0 la fermer \u00bb ; sur quoi,\nRenfield cria que non seulement ce type l\u2019avait vol\u00e9, mais\nqu\u2019il avait voulu le tuer, et il ajouta que, la prochaine fois, il\nsaurait comment l\u2019emp\u00eacher de lui nuire, d\u00fbt-il \u00eatre pendu.\n\u00ab J\u2019ouvris ma fen\u00eatre et je fis comprendre au camionneur\nqu\u2019il ne fallait attacher aucune importance \u00e0 ces propos, de\nsorte que, apr\u00e8s avoir parcouru des yeux la fa\u00e7ade de la\nmaison et compris enfin o\u00f9 il se trouvait, il d\u00e9clara tout\nsimplement :\n\u00ab \u2013 Dieu vous b\u00e9nisse, m\u2019sieur ! Peu importe, en effet,\nce qu\u2019on m\u2019dit chez les fous. Mais j\u2019vous plains, vous et\nl\u2019patron, de d\u2019voir vivre avec ces b\u00eates furieuses !\n\u00ab Puis, assez poliment, il m\u2019a demand\u00e9 comment on\narrivait \u00e0 la grille de la maison abandonn\u00e9e. Je lui indiquai\nle chemin, et il s\u2019en alla, Renfield l\u2019accablant toujours\nd\u2019injures et de menaces. Alors, je descendis chez notre\nmalade, me demandant si je d\u00e9c\u00e8lerais quelque cause \u00e0\nsa col\u00e8re. Je fus \u00e9tonn\u00e9 de le trouver tr\u00e8s calme et de\nbonne humeur. J\u2019essayai de le faire parler de ce qui venait\nde se passer, mais il me demanda ce que je voulais dire,\ncomme si, vraiment, il ne se souvenait plus de rien. Ce\nn\u2019\u00e9tait malheureusement qu\u2019un nouvel exemple de son\nastuce, car, moins d\u2019une demi-heure plus tard, il fit encore\nparler de lui. Cette fois, il avait saut\u00e9 par la fen\u00eatre de sa\nchambre, et il descendait l\u2019all\u00e9e en courant. J\u2019appelai les\nsurveillants et leur dis de le rattraper \u00e0 tout prix, car je\ncraignais qu\u2019il ne voul\u00fbt faire quelque malheur. Je ne metrompais pas. Un moment apr\u00e8s, je vis le camion revenir\nvers nous, charg\u00e9 maintenant de grandes caisses. Les\ncamionneurs s\u2019\u00e9pongeaient le front et ils avaient le visage\nencore tout rouge, comme s\u2019ils avaient fait de violents\nefforts. Avant que je pusse rattraper notre malade, il se\npr\u00e9cipita sur le camion et, saisissant l\u2019un des hommes et\nl\u2019obligeant \u00e0 descendre, il se mit alors \u00e0 frapper la t\u00eate de\nsa victime contre le sol. Si je n\u2019\u00e9tais enfin arriv\u00e9 pr\u00e8s de lui\n\u00e0 ce moment-l\u00e0, je crois qu\u2019il aurait tu\u00e9 l\u2019homme. L\u2019autre\ncamionneur, sautant de voiture, du manche de son fouet, lui\nassena des coups qui devaient le faire souffrir\nhorriblement ; pourtant, on aurait pu croire qu\u2019il ne les\nsentait m\u00eame pas, car il se tourna vers le second\ncamionneur, puis c\u2019est contre nous trois ensuite qu\u2019il lutta,\nnous secouant d\u2019un c\u00f4t\u00e9 puis de l\u2019autre avec autant de\nfacilit\u00e9, semblait-il, qu\u2019il e\u00fbt secou\u00e9 de jeunes chats. Vous\nsavez pourtant que je ne p\u00e8se pas rien, et les deux autres\n\u00e9taient de forts gaillards. Au d\u00e9but, il se battit sans\nprononcer un mot, mais comme, peu \u00e0 peu, nous\nparvenions \u00e0 le ma\u00eetriser, et que mes aides lui mettaient\nune camisole de force, il commen\u00e7a \u00e0 crier : \u00ab Je d\u00e9jouerai\nleurs plans ! Ils ne me voleront pas, ils ne me tueront pas !\nJe me battrai pour mon seigneur et ma\u00eetre ! \u00bb Et il continua\n\u00e0 lancer toutes sortes d\u2019insanit\u00e9s. Nous e\u00fbmes beaucoup\nde difficult\u00e9s \u00e0 le ramener \u00e0 l\u2019\u00e9tablissement, puis \u00e0\nl\u2019enfermer dans le cabanon. Hardy, un des surveillants, a\nm\u00eame eu un doigt d\u00e9mis dans la bagarre ; mais je le lui ai\nremis aussit\u00f4t, et le pauvre gar\u00e7on ne souffre plus. Quant\naux deux camionneurs, d\u2019abord ils nous menac\u00e8rent deporter l\u2019affaire devant les tribunaux, et pourtant, m\u00eal\u00e9s \u00e0\nces menaces, on devinait comme des regrets, des\nexcuses de s\u2019\u00eatre laiss\u00e9 tous deux battre par un pauvre\nd\u00e9ment. Ils pr\u00e9tendaient que s\u2019ils ne s\u2019\u00e9taient pas donn\u00e9s\ntant de mal pour transporter les caisses, c\u2019est eux, au\ncontraire, qui auraient eu le dessus. Mais ils donnaient une\nautre raison encore \u00e0 leur d\u00e9faite : leur soif quasi\ninsupportable apr\u00e8s ce travail qui les avait couverts de\npoussi\u00e8re. Pour comble de malheur, aucune taverne, \u00e0 leur\nconnaissance, ne se trouvait dans les environs. Je compris\nparfaitement o\u00f9 ils voulaient en venir, et quand je leur eus\nfait boire \u00e0 chacun un bon grog, ou plut\u00f4t deux, et gliss\u00e9 un\nsouverain dans la main, ils ne parl\u00e8rent plus de l\u2019incident\nque pour en rire et form\u00e8rent le v\u0153u de pouvoir se battre un\njour contre un fou plus d\u00e9traqu\u00e9 encore. Je pris leurs noms\net leurs adresses, au cas o\u00f9 l\u2019on aurait besoin d\u2019eux. Les\nvoici : Jack Smollet, de Dudding\u2019s Rents, King George\u2019s\nRoad, Great Walworth, et Thomas Snelling, Peter Farley\u2019s\nRow, Guide Court, Bethnal Green. Ces deux hommes\ntravaillent chez Harris & Sons, D\u00e9m\u00e9nagements et\nexp\u00e9ditions par mer, Orange Master\u2019s Yard, Soho.\n\u00ab Je vous tiendrai au courant de tout ce qui se passe ici\nd\u2019important, et je vous t\u00e9l\u00e9graphierai imm\u00e9diatement s\u2019il y\na lieu. Votre d\u00e9vou\u00e9,\n\u00ab Patrick Hennessey. \u00bbMina Harker \u00e0 Lucy Westenra (Lettre\nrest\u00e9e non ouverte par la destinataire)\n \n18 septembre.\n \n\u00ab Ma tr\u00e8s ch\u00e8re Lucy,\n\u00ab Il nous arrive un bien grand malheur. Mr Hawkins vient\nde mourir inopin\u00e9ment. Certains, peut-\u00eatre, comprendront\nmal que nous ayons tant de chagrin, mais, tous deux, nous\nl\u2019aimions maintenant au point qu\u2019il nous semble avoir perdu\nun p\u00e8re. Pour moi, je n\u2019ai pour ainsi dire pas connu mes\nparents, et quant \u00e0 Jonathan, s\u2019il est cruellement frapp\u00e9\ndans l\u2019affection qu\u2019il avait pour cet homme\nexceptionnellement g\u00e9n\u00e9reux et qui le consid\u00e9rait comme\nson propre fils, cette disparition le laisse d\u00e9sarm\u00e9 \u00e0 un\nautre point de vue encore. Le sentiment de toutes les\nresponsabilit\u00e9s qui, \u00e0 pr\u00e9sent, vont lui incomber, d\u00e9j\u00e0 le\nrend plus nerveux ; du moins le dit-il, et il commence \u00e0\ndouter de lui-m\u00eame. Pourtant, je l\u2019encourage de mon\nmieux, et la confiance que j\u2019ai en lui, lui donne plus de\nconfiance en lui-m\u00eame. Car c\u2019est l\u00e0 le pire r\u00e9sultat du choc\nterrible dont il a \u00e9t\u00e9 victime.\n\u00ab Auparavant, il \u00e9tait si courageux, si \u00e9nergique \u2013 s\u2019il enfallait une preuve, ce serait l\u2019estime que lui a pr\u00e9cis\u00e9ment\nt\u00e9moign\u00e9e le pauvre Mr Hawkins en faisant de lui son\nassoci\u00e9. Il est dur de penser que les grandes qualit\u00e9s que\nla nature lui avait donn\u00e9es sont r\u00e9duites \u00e0 ce point !\nPardonne-moi, ma ch\u00e9rie, si je viens troubler ton bonheur\nen te parlant de mes soucis ! Mais il me faut en parler \u00e0\nquelqu\u2019un, car, devant Jonathan, je m\u2019efforce de para\u00eetre\ncontente et courageuse, et cela est \u00e9puisant quand on ne\npeut se confier \u00e0 personne. Je redoute la journ\u00e9e d\u2019apr\u00e8s-\ndemain : nous devrons aller \u00e0 Londres, une des derni\u00e8res\nvolont\u00e9s de Mr Hawkins \u00e9tant d\u2019\u00eatre enterr\u00e9 aupr\u00e8s de son\np\u00e8re. Et comme il n\u2019avait plus de parents \u2013 m\u00eame \u00e9loign\u00e9s\n\u2013, c\u2019est Jonathan qui conduira le deuil. Mais j\u2019essayerai\nd\u2019aller te voir, ma ch\u00e8re Lucy, ne serait-ce que pendant\nquelques minutes. Pardonne-moi encore tous ces d\u00e9tails !\nEn te souhaitant mille bonnes choses, je reste\n\u00ab Ta grande amie, Mina Harker. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n20 septembre\n \nCe soir, seules la volont\u00e9, et aussi l\u2019habitude, me font\nreprendre ce journal. Je me sens malheureux, abattu,\nd\u00e9courag\u00e9 \u2013 comme si j\u2019en avais assez du monde et de\ntout, oui, de la vie elle-m\u00eame \u2013, au point que l\u2019ange de la\nmort me laisserait parfaitement impassible si je l\u2019entendais\nen ce moment battre des ailes. Il est vrai que nous l\u2019avons\nentendu passer ces derniers jours\u2026 D\u2019abord, la m\u00e8re de\nLucy, puis le p\u00e8re d\u2019Arthur, et maintenant\u2026 Mais que je\npoursuive mon r\u00e9cit\u2026\nJe retournai donc au chevet de Lucy pour permettre \u00e0\nVan Helsing d\u2019aller se reposer. Tous deux, nous\nconseill\u00e2mes \u00e0 Arthur d\u2019en faire autant mais, d\u2019abord, il\nrefusa. Toutefois, lorsque je lui eus expliqu\u00e9 que nous\naurions peut-\u00eatre besoin de son aide au cours de la\njourn\u00e9e et qu\u2019il nous fallait \u00e9viter que le manque de\nsommeil ajout\u00e2t encore \u00e0 notre fatigue, il y consentit. Van\nHelsing se montra tr\u00e8s bon pour lui :\n\u2013 Venez, mon enfant, lui dit-il, vous \u00eates \u00e9puis\u00e9 par\nl\u2019angoisse et le chagrin, cela ne se comprend que trop.\nVous ne devez pas rester seul. Car la solitude nourritl\u2019anxi\u00e9t\u00e9. Venez avec moi au salon, o\u00f9 il y a un bon feu et\ndeux sofas. Vous vous \u00e9tendrez sur l\u2019un, moi sur l\u2019autre, et\nd\u2019\u00eatre l\u2019un pr\u00e8s de l\u2019autre nous r\u00e9confortera, m\u00eame si nous\nne nous parlons pas, m\u00eame si nous nous endormons.\nArthur sortit de la chambre avec lui, non sans avoir arr\u00eat\u00e9\nlonguement sur la pauvre Lucy un regard douloureux et\naimant. Elle restait immobile dans son lit et, semblait-il,\nd\u00e9p\u00e9rissait \u00e0 vue d\u2019\u0153il. En regardant autour de moi, je\nm\u2019aper\u00e7us que le professeur n\u2019avait pas renonc\u00e9 \u00e0 utiliser\nles fleurs d\u2019ail : il en avait encore frott\u00e9 les fen\u00eatres, dans\ncette chambre comme dans l\u2019autre ; partout, on en sentait\nfortement l\u2019odeur ; et, autour du cou de la jeune fille, par-\ndessus le mouchoir de soie qu\u2019il voulait qu\u2019elle gard\u00e2t tout\nle temps, il en avait \u00e0 la h\u00e2te tress\u00e9 une nouvelle guirlande.\nLucy n\u2019avait jamais paru aussi mal. Sa respiration \u00e9tait\nstertoreuse, sa bouche ouverte laissait continuellement voir\nses gencives exsangues. Ses dents paraissaient plus\nlongues, plus pointues encore que le matin m\u00eame et, \u00e0\ncause d\u2019un certain effet de lumi\u00e8re, on avait l\u2019impression\nque les canines \u00e9taient encore plus longues et plus\npointues que les autres dents. Je venais de m\u2019asseoir\naupr\u00e8s du lit, quand elle fit un mouvement comme si elle\nsouffrait. Au moment m\u00eame, quelque chose vint cogner\ncontre la vitre. J\u2019allai lentement jusqu\u2019\u00e0 la fen\u00eatre, soulevai\nun coin du store et regardai. Il y avait un clair de lune, et je\nvis une grosse chauve-souris qui passait et repassait, sans\ndoute attir\u00e9e par la lumi\u00e8re faible cependant, de la\nchambre \u00e0 coucher ; \u00e0 tout moment, ses ailes venaient\neffleurer le carreau. Quand je revins m\u2019asseoir pr\u00e8s du lit,Lucy avait l\u00e9g\u00e8rement chang\u00e9 de position et avait rejet\u00e9 les\nfleurs qui lui entouraient le cou. Je les remis aussi bien que\nje pus.\nElle ne tarda pas \u00e0 s\u2019\u00e9veiller ; j\u2019essayai de lui faire\nprendre un peu de nourriture, comme Van Helsing me\nl\u2019avait recommand\u00e9 ; c\u2019est \u00e0 peine si elle toucha \u00e0 ce que\nje lui pr\u00e9sentais. On e\u00fbt dit que l\u2019avait m\u00eame abandonn\u00e9e\nmaintenant cette force inconsciente qui, jusqu\u2019ici, l\u2019avait\npouss\u00e9e \u00e0 lutter contre la maladie, comme si elle avait\nvoulu gu\u00e9rir \u00e0 tout prix. Je fus frapp\u00e9 par le fait qu\u2019au\nmoment m\u00eame o\u00f9 elle s\u2019\u00e9veilla, elle serra contre elle la\ncouronne de fleurs. Car, chose \u00e9trange, chaque fois qu\u2019elle\nsombrait dans cet \u00e9tat l\u00e9thargique o\u00f9 sa respiration\ndevenait tr\u00e8s difficile, elle \u00e9cartait les fleurs ; chaque fois,\nau contraire, qu\u2019elle s\u2019\u00e9veillait ou \u00e9tait sur le point de\ns\u2019\u00e9veiller, elle les saisissait comme si elle avait voulu les\npresser davantage contre elle. Il m\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible de\nme tromper \u00e0 ce sujet : durant les longues heures qui\nsuivirent, \u00e0 plusieurs reprises, elle se r\u00e9veilla et se\nrendormit, et ce furent, tour \u00e0 tour, les m\u00eames gestes.\n\u00c0 six heures du soir, Van Helsing vint prendre ma place.\nArthur s\u2019\u00e9tait finalement assoupi et le professeur le laissa\ndormir. Quand il vit Lucy, j\u2019entendis son petit sifflement, et il\nme dit tout bas, mais sur un ton vif :\n\u2013 Levez le store ! J\u2019ai besoin de voir clair !\nIl se baissa et, son visage touchant presque celui de\nLucy, il proc\u00e9da \u00e0 un examen minutieux. Pour ce faire, il\n\u00e9carta les fleurs, souleva le mouchoir de soie. Aussit\u00f4t, il\nsursauta et son cri s\u2019\u00e9trangla dans sa gorge : \u00ab MonDieu ! \u00bb \u00c0 mon tour, je me penchai, et ce que je vis me f\u00eet\nfr\u00e9mir, assez \u00e9trangement.\nLes blessures \u00e0 la gorge avaient compl\u00e8tement disparu.\nPendant cinq minutes au moins, Van Helsing resta l\u00e0 \u00e0\nregarder la pauvre enfant, l\u2019air plus constern\u00e9, plus grave\nque jamais. Puis, lentement, il se retourna vers moi et me\ndit avec calme :\n\u2013 Elle est en train de mourir ; cela ne tardera plus\nmaintenant. Mais, entendez-moi bien, qu\u2019elle meure dans\nson sommeil ou non, ce ne sera pas tout \u00e0 fait la m\u00eame\nchose. Allez \u00e9veiller ce pauvre gar\u00e7on, qu\u2019il vienne la voir\nune derni\u00e8re fois ; il attend que nous l\u2019appelions : nous le lui\navons promis.\nJe descendis dans la salle \u00e0 manger, et j\u2019\u00e9veillai Arthur. Il\nlui fallut un bon moment pour reprendre ses esprits, mais\nlorsqu\u2019il s\u2019aper\u00e7ut que les rayons du soleil entraient par les\ninterstices des persiennes, il pensa que le jour \u00e9tait plus\navanc\u00e9 encore qu\u2019il ne l\u2019\u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9. Je lui dis que Lucy\ndormait toujours, mais je lui avouai peu \u00e0 peu que nous\ncraignions, Van Helsing et moi, que la fin ne f\u00fbt proche. Se\ncouvrant le visage des mains, il se laissa glisser \u00e0 genoux,\ncontre le sofa ; il demeura ainsi quelques minutes en\npri\u00e8res, la t\u00eate enfouie dans les mains, et les \u00e9paules\nsecou\u00e9es par les sanglots. Pour qu\u2019il se relev\u00e2t, je le pris\npar la main.\n\u2013 Allons, mon vieil ami, lui dis-je ; soyez courageux, ne\nserait-ce que pour elle.\nD\u00e8s que nous entr\u00e2mes dans la chambre de Lucy, je vis\nque Van Helsing, toujours plein d\u2019attentions d\u00e9licates, avaitfait en sorte que tout e\u00fbt l\u2019air aussi naturel -j\u2019allais dire\naussi gai \u2013 que possible. Il avait m\u00eame bross\u00e9 les cheveux\nde Lucy r\u00e9pandus sur l\u2019oreiller avec leurs beaux reflets\npareils \u00e0 ceux de la soie. Nous \u00e9tions \u00e0 peine entr\u00e9s\nqu\u2019elle ouvrit les yeux, et voyant son fianc\u00e9, elle murmura\ndoucement :\n\u2013 Arthur ! Mon amour ! Comme c\u2019est bien que vous\nsoyez l\u00e0 !\nIl se penchait pour l\u2019embrasser, mais Van Helsing le\nretint :\n\u2013 Non, murmura-t-il, non, pas encore ! Mais prenez-lui la\nmain ; cela la r\u00e9confortera bien davantage !\nArthur lui prit donc la main et s\u2019agenouilla pr\u00e8s du lit.\nMalgr\u00e9 tout, elle paraissait encore jolie, la douceur de ses\ntraits s\u2019harmonisant avec la beaut\u00e9 ang\u00e9lique de ses yeux.\nPeu \u00e0 peu, ses paupi\u00e8res se ferm\u00e8rent et elle s\u2019endormit.\nPendant quelques moments, sa poitrine se souleva,\ns\u2019abaissa lentement, r\u00e9guli\u00e8rement ; \u00e0 la voir respirer, on\ne\u00fbt dit un enfant fatigu\u00e9.\nPuis, petit \u00e0 petit, se fit \u00e0 nouveau ce changement\n\u00e9trange que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9 au cours des derni\u00e8res\nheures. Sa respiration devint difficile, entrecoup\u00e9e de\nr\u00e2les ; sa bouche s\u2019entrouvrit, et les gencives blanches,\nretir\u00e9es, rendaient les dents plus longues et plus pointues\nque jamais. Alors, dans un \u00e9tat proche de l\u2019inconscience,\nelle ouvrit les yeux, le regard \u00e0 la fois triste et dur, mais ce\nfut d\u2019une voix douce et voluptueuse qu\u2019elle r\u00e9p\u00e9ta :\n\u2013 Arthur ! Oh ! mon amour ! Je suis si heureuse : comme\nc\u2019est bien que vous soyez l\u00e0 ! Embrassez-moi !Arthur se pencha \u00e0 nouveau pour l\u2019embrasser ; mais \u00e0\ncet instant, Van Helsing, qui, comme moi, avait trouv\u00e9\ninsolite le ton sur lequel la malade avait parl\u00e9, des deux\nmains le saisit par les \u00e9paules, le fit reculer d\u2019un geste si\nviolent que je m\u2019aper\u00e7us avoir ignor\u00e9 jusque-l\u00e0 qu\u2019il avait\ntant de force, et l\u2019envoya presque \u00e0 l\u2019autre bout de la\nchambre.\n\u2013 Malheureux, ne faites pas \u00e7a ! s\u2019\u00e9cria-t-il. Ne faites\njamais \u00e7a, par piti\u00e9 pour votre \u00e2me et pour la sienne !\nArthur resta interdit l\u2019espace d\u2019un moment, ne sachant\nque dire ni que faire. Mais \u00e0 peine se fut-il ressaisi, et\navant m\u00eame de protester contre le geste apparemment\nimpitoyable du professeur, il se souvint des circonstances\net continua \u00e0 demeurer silencieux. Il attendait.\nVan Helsing et moi ne quittions pas Lucy des yeux. Nous\nv\u00eemes comme une convulsion de rage passer sur ses traits,\net ses dents pointues se rejoignirent avec bruit, comme si\nelles avaient mordu quelque chose. Puis, encore une fois,\nles yeux se referm\u00e8rent, la respiration devint difficile.\nMais elle rouvrit bient\u00f4t les yeux qui avaient repris toute\nleur douceur, et sa pauvre petite main blanche et\nd\u00e9charn\u00e9e chercha celle de Van Helsing ; l\u2019attirant \u00e0 elle,\nelle la baisa.\n\u2013 Mon ami incomparable, lui dit-elle d\u2019une voix faible,\ntremblante d\u2019une \u00e9motion indicible, mon ami incomparable\nqui \u00eates aussi le sien ! Oh ! veillez sur lui et, \u00e0 moi, donnez\nle repos !\n\u2013 Je vous le jure ! r\u00e9pondit le professeur avec gravit\u00e9 en\ns\u2019agenouillant contre le lit et en faisant un serment.Puis se tournant vers Arthur :\n\u2013 Venez, mon enfant, lui dit-il, prenez-lui la main, et\nd\u00e9posez un baiser sur son front \u2013 un seul, vous\nm\u2019entendez !\nLeurs regards se rencontr\u00e8rent, au lieu de leurs l\u00e8vres.\nEt c\u2019est ainsi qu\u2019ils se quitt\u00e8rent.\nLes yeux de la jeune fille se ferm\u00e8rent ; et Van Helsing\nqui avait observ\u00e9 attentivement pendant les derniers\nmoments, prit Arthur par le bras et l\u2019\u00e9loigna du lit.\nOn entendit encore quelques r\u00e2les ; puis, plus rien, plus\nla moindre respiration.\n\u2013 C\u2019est fini, dit Van Helsing, tout est fini. J\u2019emmenai\nArthur, descendis avec lui au salon o\u00f9 il se laissa tomber\ndans un fauteuil et, le visage dans les mains, se mit \u00e0\nsangloter ; \u00e0 le voir ainsi, moi-m\u00eame, je perdis presque tout\ncourage.\nPourtant, j\u2019allai rejoindre Van Helsing que je trouvai\ntoujours aupr\u00e8s de Lucy et continuant \u00e0 la regarder,\napparemment plus intrigu\u00e9 que jamais. Aussit\u00f4t, je\nremarquai que la mort avait rendu \u00e0 la pauvre enfant un peu\nde sa beaut\u00e9 ; ni ses joues ni son front n\u2019\u00e9taient plus tir\u00e9s,\nm\u00eame ses l\u00e8vres avaient perdu leur p\u00e2leur de cadavre. On\ne\u00fbt dit que le sang, dont le c\u0153ur maintenant n\u2019avait plus\nbesoin, \u00e9tait venu colorer les l\u00e8vres pour att\u00e9nuer l\u2019effrayant\naspect de la mort.\nAlors qu\u2019elle dormait, nous la croyions mourante ;\nmaintenant qu\u2019elle est morte, elle a l\u2019air de dormir \n[2]\n.\nJe me tenais \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Van Helsing, et je lui dis :\n\u2013 Enfin, la pauvre petite est en paix ! Pour elle, lessouffrances sont finies.\n\u2013 Non, h\u00e9las ! murmura-t-il en tournant la t\u00eate vers moi.\nNon, h\u00e9las ! Elles ne font que commencer.\nJe lui demandai ce qu\u2019il voulait dire ; hochant la t\u00eate, il\nme r\u00e9pondit :\n\u2013 Il est trop t\u00f4t pour agir. Attendons, voyons ce qui va se\npasser.13\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \nNous d\u00e9cid\u00e2mes que les fun\u00e9railles auraient lieu d\u00e8s le\nsurlendemain, afin que Lucy et sa m\u00e8re fussent enterr\u00e9es\nensemble. Je m\u2019occupai de toutes les lugubres formalit\u00e9s ;\nles employ\u00e9s de l\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres, je\npus m\u2019en rendre compte, \u00e9taient afflig\u00e9s ; ou dot\u00e9s de la\ndouceur obs\u00e9quieuse de leur patron. Et m\u00eame la femme\nqui proc\u00e9da \u00e0 la toilette mortuaire prit un ton \u00e0 la fois\nconfidentiel et professionnel pour me d\u00e9clarer en sortant\nde la chambre de la pauvre Lucy :\n\u2013 Elle fait une tr\u00e8s belle morte, monsieur ; c\u2019est vraiment\nun privil\u00e8ge que de s\u2019occuper d\u2019elle. Ce n\u2019est pas trop de\ndire qu\u2019elle fera honneur \u00e0 notre firme !\nVan Helsing, je le remarquai, ne s\u2019\u00e9loigna pas de la\nmaison. Nous ne connaissions pas les parents des\nd\u00e9funtes et, comme pendant la journ\u00e9e du lendemain,\nArthur devait s\u2019absenter pour assister \u00e0 l\u2019enterrement deson p\u00e8re, il nous fut impossible d\u2019avertir aucun membre de\nla famille. Van Helsing et moi pr\u00eemes donc la responsabilit\u00e9\nd\u2019examiner tous les papiers que nous trouv\u00e2mes ; le\nprofesseur voulut tout particuli\u00e8rement voir lui-m\u00eame ceux\nde Lucy. Je lui en demandai la raison car je craignais que,\n\u00e9tant \u00e9tranger, il ignor\u00e2t certains d\u00e9tails de la loi anglaise\net que, de ce fait, il p\u00fbt nous entra\u00eener en certaines\ndifficult\u00e9s.\n\u2013 Vous oubliez, me r\u00e9pondit-il, que je suis docteur en\ndroit aussi bien que docteur en m\u00e9decine. Mais la loi n\u2019a\nque faire ici. Vous vous en rendiez parfaitement compte\nquand vous me disiez qu\u2019il fallait \u00e9viter une enqu\u00eate. Et\nencore, s\u2019il ne s\u2019agissait que d\u2019\u00e9viter une enqu\u00eate ! Nous\ntrouverons peut-\u00eatre d\u2019autres documents\u2026 Comme celui-\nci\u2026\nTout en parlant, il avait pris dans son calepin les feuillets\nque Lucy avait gard\u00e9s sur elle puis que, dans son sommeil,\nelle avait d\u00e9chir\u00e9s.\n\u2013 Si vous pouvez apprendre qui est le notaire de Mrs\nWestenra, \u00e9crivez-lui ce soir, en lui envoyant tous les\npapiers concernant sa cliente. Quant \u00e0 moi, je passerai\ntoute la nuit soit dans cette chambre, soit dans l\u2019ancienne\nchambre de Miss Lucy, car il y a encore des recherches\nque je veux faire moi-m\u00eame. Il ne faut pas que ce qu\u2019elle\naurait pu laisser soit d\u00e9couvert par des \u00e9trangers.\nJ\u2019allai donc remplir la t\u00e2che qui m\u2019\u00e9tait assign\u00e9e et,\nmoins d\u2019une demi-heure plus tard, j\u2019avais trouv\u00e9 le nom et\nl\u2019adresse du notaire de Mrs Westenra. Tous les papiers de\nla pauvre dame \u00e9taient parfaitement en ordre ; sesvolont\u00e9s concernant les fun\u00e9railles, notamment, y \u00e9taient\nclairement formul\u00e9es. Je venais \u00e0 peine de fermer le pli,\nquand Van Helsing, \u00e0 ma grande surprise, entra dans la\npi\u00e8ce.\n\u2013 Puis-je vous aider, mon ami John ? me demanda-t-il.\nJe n\u2019ai plus rien \u00e0 faire ici, si vous le d\u00e9sirez, vous pouvez\ndisposer de moi.\n\u2013 Vous avez donc trouv\u00e9 ce que vous cherchiez ?\n\u2013 Je ne cherchais rien de bien pr\u00e9cis ; j\u2019esp\u00e9rais\nseulement trouver quelque chose, et j\u2019ai trouv\u00e9\u2026 quelques\nlettres et le d\u00e9but d\u2019un journal. Je les ai pris et, jusqu\u2019\u00e0\nnouvel ordre, nous n\u2019en parlerons pas. Je verrai demain\nsoir ce pauvre gar\u00e7on, et alors, s\u2019il m\u2019y autorise, nous\nutiliserons l\u2019un ou l\u2019autre de ces documents. \u00c0 pr\u00e9sent, mon\nami John, je crois que nous pouvons aller au lit. Nous avons\nbesoin, vous et moi, de repos, de sommeil. Demain, nous\naurons beaucoup \u00e0 faire, mais, pour ce soir, c\u2019est bien tout,\nh\u00e9las !\nCependant, nous all\u00e2mes encore jeter un coup d\u2019\u0153il\ndans la chambre o\u00f9 reposait la pauvre Lucy.\nL\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres, d\u00e9sireux de ne rien\nn\u00e9gliger du travail que l\u2019on attendait de lui, avait transform\u00e9\nla chambre en chapelle ardente. On pouvait y voir une\nprofusion de fleurs blanches, qui tendait \u00e0 rendre le\nspectacle moins p\u00e9nible, autant que faire se pouvait. Le\nlinceul recouvrait le visage de la morte ; quand le\nprofesseur en souleva doucement le bout, tous deux nous\nf\u00fbmes surpris par la beaut\u00e9 des traits parfaitement \u00e9clair\u00e9s\npar les grands cierges. Dans la mort, Lucy \u00e9tait redevenueaussi jolie que nous l\u2019avions connue avant sa maladie ; les\nheures \u00e9coul\u00e9es depuis qu\u2019elle avait rendu son dernier\nsoupir n\u2019avaient fait que lui rendre cette beaut\u00e9 de la vie au\npoint que, r\u00e9ellement, je doutais de me trouver devant un\ncadavre.\nLe professeur, lui, semblait r\u00e9fl\u00e9chir gravement. Il ne\nl\u2019avait pas aim\u00e9e comme je l\u2019avais aim\u00e9e, et les larmes ne\nlui remplissaient pas les yeux.\n\u2013 Attendez-moi ici, me dit-il soudain ; et il quitta la\nchambre.\nQuant il revint, il tenait \u00e0 la main des fleurs d\u2019ail qu\u2019il avait\nprises dans une caisse que l\u2019on avait d\u00e9pos\u00e9e dans le\ncorridor, mais qui n\u2019avait pas encore \u00e9t\u00e9 ouverte. Il pla\u00e7a\nces fleurs un peu partout parmi les autres, de m\u00eame\nqu\u2019autour du lit. Puis, il prit sous le col de sa chemise une\npetite croix d\u2019or qu\u2019il mit sur les l\u00e8vres de la morte. Le\nlinceul recouvrant \u00e0 nouveau le visage, nous nous\nretir\u00e2mes.\nJe me d\u00e9shabillais dans ma chambre quand, frappant \u00e0\nla porte et entrant presque aussit\u00f4t, Van Helsing me dit :\n\u2013 Demain, je voudrais que vous m\u2019apportiez, avant le\nsoir, des instruments pour une autopsie.\n\u2013 Ah ? nous devrons proc\u00e9der \u00e0 une autopsie ?\n\u2013 Oui et non. Je veux, il est vrai, faire une op\u00e9ration mais\npas celle \u00e0 laquelle vous pensez. Laissez-moi vous\nexpliquer ; seulement, que personne n\u2019en sache rien, n\u2019est-\nce pas ? Je crois qu\u2019il nous faut lui couper la t\u00eate, et aussi\nlui enlever le c\u0153ur. Quoi, vous, un chirurgien, seriez-vous\nchoqu\u00e9 ? Vous, que j\u2019ai vu op\u00e9rer d\u2019un c\u0153ur si courageuxet d\u2019une main si ferme des malades dont la vie tenait \u00e0 un\nfil, cependant que tous vos condisciples fr\u00e9missaient ?\nOh ! Pardonnez-moi ! Je ne dois pas oublier, mon cher\nJohn, que vous l\u2019aimiez ! Aussi, est-ce moi qui op\u00e9rerai ;\nvous, vous m\u2019assisterez. J\u2019aurais d\u00e9sir\u00e9 le faire d\u00e8s ce\nsoir, mais cela est impossible, \u00e0 cause d\u2019Arthur ; il\nreviendra ici, demain, apr\u00e8s l\u2019enterrement de son p\u00e8re et,\n\u00e9videmment, il voudra encore la voir. Mais quand on aura\nferm\u00e9 le cercueil et que tout le monde dormira dans la\nmaison, nous viendrons, vous et moi, rouvrir le cercueil\npour faire l\u2019op\u00e9ration ; puis nous remettrons tout en place,\nde sorte que personne ne s\u2019apercevra de quoi que ce soit.\n\u2013 Mais vraiment, \u00e0 quoi tout cela peut-il servir ? La\npauvre enfant est morte. Pourquoi lui ouvrir le corps sans\nn\u00e9cessit\u00e9 ? Et s\u2019il est inutile de faire une autopsie, si cela\nne peut rien apporter ni \u00e0 la morte, ni \u00e0 nous, ni \u00e0 la\nscience, ni m\u00eame \u00e0 la connaissance humaine, \u00e0 quoi bon ?\nCe serait monstrueux !\nIl me mit la main sur l\u2019\u00e9paule et me r\u00e9pondit, la voix\npleine de tendresse :\n\u2013 Mon cher John, je comprends votre chagrin et je vous\nplains de tout mon c\u0153ur ; je vous aime d\u2019autant plus,\nd\u2019ailleurs que votre douleur est plus profonde. Si je le\npouvais, je ferais mienne l\u2019\u00e9preuve que vous devez\nsupporter. Toutefois, il y a des choses que vous ignorez\nencore, mais que vous conna\u00eetrez bient\u00f4t, et vous me\nb\u00e9nirez alors de vous les avoir fait conna\u00eetre, bien que ce\nne soient pas des choses fort r\u00e9jouissantes. John, mon\ngar\u00e7on, voil\u00e0 des ann\u00e9es que vous \u00eates mon ami : m\u2019avez-vous jamais vu accomplir une action sans avoir pour cela\nune raison p\u00e9remptoire ? Je puis me tromper, je ne suis\nqu\u2019un homme ; mais je crois \u00e0 tout ce que je fais. N\u2019est-ce\npas justement pour cela que vous m\u2019avez appel\u00e9 ici ! Oui !\nN\u2019avez-vous pas \u00e9t\u00e9 \u00e9tonn\u00e9, scandalis\u00e9, quand j\u2019ai\nemp\u00each\u00e9 Arthur d\u2019embrasser sa fianc\u00e9e, alors qu\u2019elle\nmourait, et l\u2019ai brusquement \u00e9loign\u00e9 du lit ? Oui ! Et\npourtant, vous avez vu comme elle m\u2019a remerci\u00e9 en me\nregardant de ces beaux yeux qui allaient se fermer \u00e0\njamais, en me parlant de sa voix si faible et en portant \u00e0\nses l\u00e8vres ma vieille main rugueuse ? Oui ! Et ne m\u2019avez-\nvous pas entendu lui jurer de faire ce qu\u2019elle me\ndemandait ? Oui ! Eh bien ! J\u2019ai une bonne raison\nmaintenant d\u2019agir comme je veux agir. Vous avez eu\nconfiance en moi pendant de nombreuses ann\u00e9es ; vous\nm\u2019avez cru durant les semaines qui viennent de s\u2019\u00e9couler,\nalors qu\u2019il se passait des choses si \u00e9tranges que le doute,\nde votre part, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 permis. Accordez-moi de me croire\nencore quelques temps, mon cher John. Si vous vous y\nrefusez, je devrai bien vous dire d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent tous mes\nsoup\u00e7ons, mais je me demande si cela est souhaitable.\nD\u2019autre part, si je commence \u00e0 travailler sans avoir la\nconfiance enti\u00e8re de mon ami et, que je l\u2019aie ou non, je\nveux v\u00e9rifier par l\u2019exp\u00e9rience si je me trompe ou si je suis\ndans le vrai, je travaillerai le c\u0153ur lourd et avec le\nsentiment d\u2019\u00eatre seul, alors que j\u2019ai un tel besoin d\u2019aide et\nd\u2019encouragement !\nIl s\u2019interrompit un moment, puis ajouta :\n\u2013 Croyez-moi, mon cher John, des jours terribles nousattendent. Ne soyons \u00e0 deux qu\u2019un seul homme pour mener\n\u00e0 bonne fin ce qu\u2019il faut \u00e0 tout prix entreprendre.\nJe lui pris la main et lui promis de lui garder toute ma\nconfiance, comme par le pass\u00e9.\nJe tins ma porte ouverte pour le laisser sortir, et je le\nsuivis des yeux jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il f\u00fbt rentr\u00e9 dans sa propre\nchambre et e\u00fbt referm\u00e9 sa porte. \u00c0 ce moment, je vis l\u2019une\ndes servantes traverser le palier, elle ne me vit pas car elle\nme tournait le dos, et rentrer dans la chambre o\u00f9 reposait\nLucy. J\u2019en fus profond\u00e9ment touch\u00e9. Le v\u00e9ritable\nattachement est si rare, et nous sommes si reconnaissants\n\u00e0 ceux qui en font preuve spontan\u00e9ment envers les \u00eatres\nque nous aimons ! Voil\u00e0 une pauvre fille qui surmontait\nl\u2019horreur que sans nul doute lui inspirait la mort, pour aller\nveiller aupr\u00e8s du cercueil o\u00f9 dormait sa jeune ma\u00eetresse,\nafin que le pauvre corps ne rest\u00e2t pas seul avant d\u2019\u00eatre\nport\u00e9 au lieu du repos \u00e9ternel\u2026\nJ\u2019avais d\u00fb dormir longtemps et profond\u00e9ment, car il\nfaisait grand jour quand Van Helsing m\u2019\u00e9veilla en entrant\ndans ma chambre. Il s\u2019approcha de mon lit, et me dit\naussit\u00f4t :\n\u2013 Inutile de m\u2019apporter les instruments pour autopsie. Je\nrenonce \u00e0 la faire.\n\u2013 Pourquoi ? demandai-je, encore tout impressionn\u00e9 par\nce qu\u2019il m\u2019avait dit la veille, et fort \u00e9tonn\u00e9 de ce soudain\nrevirement.\n\u2013 Parce que, fit-il sur ce ton grave que les \u00e9v\u00e9nements\ndes derniers jours avaient rendu habituel chez lui, parce\nqu\u2019il est trop tard\u2026 ou trop t\u00f4t ! Regardez !Il me montra la petite croix d\u2019or.\n\u2013 On l\u2019a vol\u00e9e pendant la nuit.\n\u2013 Comment cela, vol\u00e9e\u2026 Puisque vous l\u2019avez ?\n\u2013 Je l\u2019ai reprise \u00e0 la malheureuse cr\u00e9ature qui l\u2019avait\nvol\u00e9e, \u00e0 une femme qui d\u00e9pouille les morts et les vivants.\nCertes, son ch\u00e2timent viendra, mais je n\u2019y serai pour rien ;\nelle ignore ce qu\u2019elle a fait au juste et, l\u2019ignorant, elle est\ndonc seulement coupable d\u2019un vol.\nL\u00e0-dessus, il sortit, me laissant seul ; l\u2019euss\u00e9-je voulu,\ncela aurait \u00e9t\u00e9 vain, je le savais, que j\u2019aurais cherch\u00e9 \u00e0\n\u00e9claircir ce nouveau myst\u00e8re.\nLa matin\u00e9e fut \u00e9videmment lugubre et me parut longue.\nVers midi pourtant, le notaire arriva : Mr Marquand, de\nl\u2019\u00e9tude Wholeman, Sons, Marquand et Lidderdale. C\u2019\u00e9tait\nun homme fort aimable, qui nous remercia pour tout ce que\nnous avions d\u00e9j\u00e0 fait ; il se chargea de toutes les derni\u00e8res\nformalit\u00e9s, et jusqu\u2019aux moindres d\u00e9tails. Durant le lunch, il\nnous r\u00e9p\u00e9ta que Mrs Westenra, avant de mourir, avait mis\ntoutes ses affaires en ordre, et il nous apprit que, \u00e0\nl\u2019exception d\u2019une propri\u00e9t\u00e9 du p\u00e8re de Lucy et qui\nmaintenant, \u00e0 d\u00e9faut de descendance directe, retournait \u00e0\nune branche lointaine de la famille, tous les biens,\nimmobiliers et autres, \u00e9taient laiss\u00e9s \u00e0 Arthur Holmwood.\nLorsqu\u2019il nous eut expliqu\u00e9 cela, il poursuivit :\n\u2013 \u00c0 dire vrai, nous avons essay\u00e9 d\u2019emp\u00eacher de telles\ndispositions testamentaires ; nous avons, entre autres\nchoses, fait remarquer \u00e0 Mrs Westenra que certains\n\u00e9v\u00e9nements impr\u00e9vus pourraient laisser sa fille sans un\nsou vaillant ou l\u2019emp\u00eacher d\u2019agir en toute libert\u00e9 le jour o\u00f9elle envisagerait de se marier. Les choses entre elle et\nnous faillirent se g\u00e2ter \u00e0 tel point qu\u2019elle nous demanda\nfinalement si, oui ou non, nous voulions veiller \u00e0 l\u2019ex\u00e9cution\nde ses derni\u00e8res volont\u00e9s. Naturellement, n\u2019ayant pas le\nchoix, nous accept\u00e2mes. Mais, en principe, nous avions\nraison et, quatre vingt dix neuf fois sur cent, par la suite\nlogique des \u00e9v\u00e9nements, nous aurions pu le prouver. Je\ndois admettre toutefois que, dans ce cas particulier, toute\nautre forme testamentaire e\u00fbt rendu impossible l\u2019ex\u00e9cution\nde ses volont\u00e9s. Car, puisqu\u2019elle devait mourir avant sa\nfille, cette derni\u00e8re h\u00e9ritait de tous les biens et, n\u2019aurait-elle\nsurv\u00e9cu \u00e0 sa m\u00e8re que de cinq minutes seulement et \u00e0\nsupposer qu\u2019il n\u2019y ait pas eu de testament \u2013 en v\u00e9rit\u00e9\nl\u2019existence d\u2019un testament \u00e9tait pratiquement impossible\ndans un cas comme celui-ci \u2013 on l\u2019aurait consid\u00e9r\u00e9e\ncomme \nmorte intestat\n. De la sorte, lord Godalming, bien\nqu\u2019il f\u00fbt un ami si cher et fianc\u00e9 de la jeune fille, n\u2019aurait eu\nabsolument droit \u00e0 rien ; vraisemblablement, les h\u00e9ritiers,\nm\u00eame lointains, n\u2019auraient pas abandonn\u00e9 \u00e0 un \u00e9tranger,\npour des raisons sentimentales, ce qui leur revenait\nl\u00e9galement. Croyez-moi, messieurs, je me r\u00e9jouis de ce\nr\u00e9sultat, je m\u2019en r\u00e9jouis vivement.\nC\u2019\u00e9tait sans nul doute un excellent gar\u00e7on ; mais qu\u2019il se\nr\u00e9jou\u00eet de ces d\u00e9tails \u2013 auxquels l\u2019int\u00e9ressait sa profession\n\u2013 alors que le malheur qui arrivait tenait de la trag\u00e9die,\nvoil\u00e0 qui \u00e9tait un exemple du peu de sympathie et de\ncompr\u00e9hension que l\u2019on rencontre chez certains hommes.\nIl ne restera pas longtemps avec nous, mais il nous dit\nqu\u2019il reviendrait en fin d\u2019apr\u00e8s-midi pour rencontrer LordGodalming. Sa visite, malgr\u00e9 tout, nous avait quelque peu\nr\u00e9confort\u00e9s puisqu\u2019il nous assura que, quant \u00e0 nous, nous\nn\u2019avions \u00e0 craindre aucun bl\u00e2me au sujet de nos\nd\u00e9marches depuis la mort de Mrs Westenra et celle de\nMiss Lucy.\nNous attendions Arthur \u00e0 cinq heures ; un peu avant,\nnous nous rend\u00eemes dans la chambre de la mort ; c\u2019\u00e9tait\nbien ainsi qu\u2019on pouvait l\u2019appeler, car maintenant la m\u00e8re\net la fille y reposaient toutes deux. L\u2019entrepreneur des\npompes fun\u00e8bres s\u2019\u00e9tait surpass\u00e9 ; le spectacle par trop\nlugubre de la pi\u00e8ce nous plongea dans un abattement que\nnous sent\u00eemes insurmontable. Van Helsing exigea aussit\u00f4t\nque l\u2019on rem\u00eet les choses telles qu\u2019elles \u00e9taient auparavant ;\nLord Godalming, pr\u00e9cisa-t-il, allait arriver, et ce serait sans\ndoute moins d\u00e9chirant pour lui \u2013 si toutefois cela \u00e9tait\npossible \u2013 de ne voir ici que sa fianc\u00e9e.\nL\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres feignit d\u2019\u00eatre\nscandalis\u00e9 de sa propre stupidit\u00e9, et il fit ce qu\u2019on lui\ndemandait. Quand Arthur arriva, la chambre \u00e9tait comme\nnous l\u2019avions laiss\u00e9e la veille, avant d\u2019aller nous coucher.\nPauvre gar\u00e7on ! Dans son d\u00e9sespoir, et apr\u00e8s tant\nd\u2019\u00e9motions plus douloureuses les unes que les autres, il ne\nsemblait plus \u00eatre le m\u00eame homme. Je savais qu\u2019il aimait\nprofond\u00e9ment son p\u00e8re ; le perdre, et \u00e0 ce moment, \u00e9tait\npour lui un coup terrible. Il me t\u00e9moigna autant d\u2019amiti\u00e9 que\nde coutume, et il se montra poli et m\u00eame fort aimable\nenvers Van Helsing ; mais il me parut un peu embarrass\u00e9 ;\nle professeur, ayant sans doute la m\u00eame impression, me fit\nsigne de monter avec lui. Je voulus le quitter \u00e0 la porte dela chambre, pensant qu\u2019il pr\u00e9f\u00e9rerait \u00eatre seul avec Lucy,\nmais il prit mon bras, et nous entr\u00e2mes tous les deux en\nm\u00eame temps.\n\u2013 Vous aussi, mon ami, vous l\u2019aimiez, me dit-il d\u2019une voix\n\u00e9trangl\u00e9e. Elle m\u2019avait tout racont\u00e9, et aucun de ses amis\nne lui \u00e9tait plus cher que vous. Comment pourrais-je vous\nremercier de tout ce que vous avez fait pour elle ?\nMaintenant encore, il m\u2019est impossible de\u2026\nIl \u00e9clata en sanglots, jeta les bras autour de mes \u00e9paules\net, la t\u00eate sur ma poitrine :\n\u2013 Oh ! Jack, Jack ! Que vais-je devenir ? Il me semble\nque j\u2019ai tout perdu, que je n\u2019ai plus au monde aucune raison\nde vivre.\nJe le consolai de mon mieux. Les paroles, en de telles\ncirconstances, sont inutiles. Une poign\u00e9e de main, ou une\nmain fortement appuy\u00e9e sur l\u2019\u00e9paule de l\u2019ami dans\nl\u2019affliction, ou encore un sanglot se m\u00ealant aux siens, ce\nsont l\u00e0 des expressions de sympathie que le c\u0153ur\nreconna\u00eet tout de suite. J\u2019attendis que ses sanglots se\nfussent apais\u00e9s, puis je lui dis tout bas et doucement :\n\u2013 Allons, venez la regarder !\nNous nous approch\u00e2mes du lit et soulev\u00e2mes\nl\u00e9g\u00e8rement le drap du visage. Dieu, qu\u2019elle \u00e9tait belle !\nChaque heure qui passait semblait la rendre plus jolie. Non\nseulement cela m\u2019\u00e9tonnait mais m\u2019effrayait quelque peu.\nQuant \u00e0 Arthur, je vis que le doute, l\u2019angoisse le\nsecouaient, et il se mit \u00e0 trembler comme s\u2019il avait \u00e9t\u00e9 pris\nde fi\u00e8vre. Finalement, apr\u00e8s \u00eatre rest\u00e9 longtemps sans rien\ndire, il me murmura \u00e0 l\u2019oreille :\u2013 Jack, est-elle vraiment morte ?\nIl me fallut bien lui affirmer qu\u2019il en \u00e9tait malheureusement\nainsi \u2013 car je savais que le doute o\u00f9 il \u00e9tait, de toute fa\u00e7on,\nne durerait qu\u2019un moment \u2013 et je lui expliquai que, souvent,\napr\u00e8s la mort, les traits du visage reprennent une\nexpression \u00e0 la fois douce et repos\u00e9e qui rappelle celle de\nla jeunesse ; et cela d\u2019autant plus lorsque de longues\nsouffrances ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 la mort. Mes paroles parurent le\nconvaincre, et, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre agenouill\u00e9 un moment pr\u00e8s du\nlit et avoir longuement contempl\u00e9 la jeune fille avec amour,\nil se d\u00e9tourna. Je l\u2019avertis encore que c\u2019\u00e9tait le moment de\nlui dire adieu pour toujours, car on allait la mettre dans le\ncercueil ; de sorte qu\u2019il alla lui reprendre sa pauvre petite\nmain, la porta \u00e0 ses l\u00e8vres, puis se pencha pour lui baiser\nle front. Il se d\u00e9cida enfin \u00e0 quitter la chambre, mais en\nregardant encore la ch\u00e8re d\u00e9funte jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e\u00fbt\nfranchi la porte.\nJe le laissai dans le salon pour aller rejoindre Van\nHelsing ; celui-ci donna alors ordre aux employ\u00e9s de\nl\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres de monter le cercueil\net de proc\u00e9der \u00e0 la mise en bi\u00e8re. Pendant ce temps, je\nr\u00e9p\u00e9tai au professeur la question qu\u2019Arthur m\u2019avait faite.\n\u2013 Cela ne m\u2019\u00e9tonne nullement, me dit-il. Moi-m\u00eame, un\nmoment, j\u2019ai eu un doute !\nAu d\u00eener, je remarquai que le pauvre Arthur s\u2019effor\u00e7ait de\ncacher sa douleur du mieux qu\u2019il pouvait. Van Helsing, lui,\n\u00e9tait rest\u00e9 silencieux pendant tout le repas, mais lorsque\nnous e\u00fbmes allum\u00e9 nos cigares, il s\u2019adressa \u00e0 Arthur :\n\u2013 Lord\u2026\u2013 Non, non, pas cela, pour l\u2019amour de Dieu ! fit l\u2019autre en\nl\u2019interrompant. Pas encore, en tout cas ! Pardonnez-moi,\nMonsieur, je n\u2019avais \u00e9videmment pas l\u2019intention de vous\nblesser, croyez-moi. Mais, comprenez moi, mon deuil est si\nr\u00e9cent\u2026\nLe professeur r\u00e9pondit sur un ton tr\u00e8s doux :\n\u2013 Je vous donnais seulement ce titre parce que je ne\nsavais comment vous appeler\u2026 Je n\u2019aime pas vous\nappeler \u00ab Monsieur \u00bb parce que j\u2019ai maintenant beaucoup,\nbeaucoup d\u2019affection pour vous, mon gar\u00e7on ; pour moi\naussi, vous \u00eates Arthur.\nArthur tendit cordialement la main au vieux docteur.\n\u2013 Donnez-moi le nom que vous voulez, dit-il ; mais\nj\u2019esp\u00e8re que vous me consid\u00e9rerez toujours comme un\nami. Et laissez-moi vous le dire, j\u2019ai beau chercher, je ne\ntrouve pas les mots qui pourraient exprimer ma\nreconnaissance envers vous. Quelle bont\u00e9 fut la v\u00f4tre pour\nma pauvre ch\u00e9rie ! Il se tut un instant, puis reprit :\n\u2013 Je sais que cette bont\u00e9, elle la comprenait encore\nmieux que moi, et si je ne me suis pas conduit comme\nj\u2019aurais d\u00fb le faire \u00e0 ce moment-l\u00e0.\n\u2013 Vous vous souvenez\u2026 Le professeur fit de la t\u00eate un\nsigne affirmatif. Je vous prie de me pardonner.\nLa r\u00e9ponse de Van Helsing t\u00e9moigna \u00e0 nouveau d\u2019une\nv\u00e9ritable sympathie.\n\u2013 Je sais, fit-il lentement et avec calme, qu\u2019il \u00e9tait tr\u00e8s\ndifficile pour vous de m\u2019accorder une enti\u00e8re confiance car,\npour accorder sa confiance devant un geste aussi violent\nque celui que j\u2019ai eu alors, il faut d\u2019abord comprendre. Et jesuppose que vous n\u2019avez pas\u2026 que vous ne pouvez pas\nencore avoir confiance en moi, car vous ne comprenez pas\nencore. Pourtant, il y aura encore bien des circonstances\no\u00f9 j\u2019aurai besoin de votre confiance alors que vous ne\ncomprendrez pas \u2013 que vous ne pourrez pas, que vous ne\ndevrez pas encore comprendre ! Toutefois, le temps\nviendra o\u00f9 cette confiance que vous me donnerez sera\nenti\u00e8re et compl\u00e8te, o\u00f9 vous comprendrez les choses\ncomme si le soleil lui-m\u00eame les illuminait. Alors, vous me\nb\u00e9nirez d\u2019avoir agi comme je l\u2019ai fait pour votre bien, pour\nle bien des autres, et pour le bien de la pauvre enfant que\nj\u2019ai jur\u00e9 de prot\u00e9ger.\n\u2013 Mais oui, mais oui, r\u00e9pliqua Arthur, je me fierai\ncompl\u00e8tement \u00e0 vous. Je sais que vous avez un c\u0153ur\ng\u00e9n\u00e9reux, et vous \u00eates l\u2019ami de Jack, comme vous \u00e9tiez\npour elle un ami. Vous agirez ainsi que vous croyez devoir\nle faire.\nApr\u00e8s s\u2019\u00eatre \u00e9clairci la voix \u00e0 deux reprises comme si\nchaque fois il avait \u00e9t\u00e9 sur le point de parler, le professeur\nreprit finalement :\n\u2013 Puis-je vous poser une question ?\n\u2013 Certainement.\n\u2013 Vous savez que Mrs Westenra vous a laiss\u00e9 tout ce\nqu\u2019elle poss\u00e9dait ?\n\u2013 Non. La pauvre ch\u00e8re dame ! Non\u2026 Je ne m\u2019en serais\njamais dout\u00e9.\n\u2013 Et puisque, maintenant, tous ces biens vous\nappartiennent, vous avez le droit d\u2019en disposer comme il\nvous pla\u00eet. Je vous demande la permission de pouvoir liretous les papiers, toutes les lettres de Miss Lucy. Croyez-\nmoi, ce n\u2019est pas par curiosit\u00e9. J\u2019ai pour cela une raison\nque, j\u2019en suis s\u00fbr, elle e\u00fbt approuv\u00e9e. J\u2019ai trouv\u00e9 ces\npapiers et ces lettres. Je les ais pris, avant de savoir que\nd\u00e9sormais ils vous appartenaient, comme tout le reste, afin\nqu\u2019aucune main \u00e9trang\u00e8re ne p\u00fbt s\u2019en emparer, afin\nqu\u2019aucun \u0153il \u00e9tranger ne p\u00fbt, \u00e0 travers les mots, p\u00e9n\u00e9trer\nses pens\u00e9es. Je les garderai, si vous m\u2019y autorisez ; si\nvous-m\u00eame ne les voyez pas maintenant \u2013 ce qui est peut-\n\u00eatre pr\u00e9f\u00e9rable \u2013 je les garderai en lieu s\u00fbr. Rien de ce\nqu\u2019elle a \u00e9crit ne sera perdu. Puis, quand le moment sera\nvenu, je vous rendrai papiers et lettres. Sans doute est-ce\nbeaucoup vous demander, mais vous consentirez, n\u2019est-ce\npas, par amour pour Lucy ?\nArthur r\u00e9pondit avec une franchise, une sinc\u00e9rit\u00e9 o\u00f9 je le\nretrouvais :\n\u2013 Docteur Van Helsing, vous ferez en tout comme vous\nl\u2019entendez. Je sais que, si elle \u00e9tait ici, ma pauvre Lucy\napprouverait mes paroles. Je ne vous poserai aucune\nquestion jusqu\u2019\u00e0 ce que vous jugiez bon de vous expliquer.\n\u2013 Vous avez raison, dit gravement le vieux professeur en\nse levant. Nous aurons tous beaucoup \u00e0 faire, et nous\naurons beaucoup de soucis ; mais il n\u2019y aura pas que de\nsoucis, encore qu\u2019apr\u00e8s ceux-l\u00e0 nous devions nous\nattendre \u00e0 en conna\u00eetre d\u2019autres. Le Dr Seward et moi, et\nvous aussi, mon ami \u2013 vous plus que quiconque \u2013 oui, tous\ntrois nous traverserons bien des heures am\u00e8res avant\nd\u2019atteindre la qui\u00e9tude. Il nous faudra \u00eatre tr\u00e8s courageux,\nne jamais penser \u00e0 nous-m\u00eames et faire notre devoir ;ainsi tout ira bien !\nCette nuit-l\u00e0, je dormis sur un sofa, dans la chambre\nd\u2019Arthur. Van Helsing, lui, ne se coucha pas du tout. Il allait\net venait, comme s\u2019il patrouillait dans la maison, mais il ne\ns\u2019\u00e9loigna jamais de la chambre o\u00f9 Lucy gisait dans son\ncercueil que l\u2019on avait tout parsem\u00e9 de fleurs d\u2019ail,\nlesquelles, contrastant avec le parfum des lis et des roses,\nr\u00e9pandaient dans la nuit une forte odeur accablante.Journal de Mina Harker\n \n22 septembre\n \nJ\u2019\u00e9cris dans le train qui nous ram\u00e8ne \u00e0 Exeter. Jonathan\ndort. Il me semble que c\u2019est hier que j\u2019ai \u00e9crit les derni\u00e8res\nlignes de ce journal, et pourtant combien de choses se sont\npass\u00e9es depuis lors, depuis qu\u2019\u00e0 Whitby nous faisions des\nprojets d\u2019avenir alors que Jonathan \u00e9tait au loin et que\nj\u2019\u00e9tais sans nouvelles de lui ; et maintenant, me voil\u00e0\nmari\u00e9e \u00e0 Jonathan qui est \nsolicitor\n ma\u00eetre de sa propre\n\u00e9tude ; Mr Hawkins est mort et enterr\u00e9 et Jonathan vient\nd\u2019\u00eatre victime d\u2019une nouvelle crise qui, j\u2019en ai peur, peut\navoir de f\u00e2cheuses cons\u00e9quences. Un jour, peut-\u00eatre me\nquestionnera-t-il \u00e0 ce sujet\u2026 Je m\u2019aper\u00e7ois que j\u2019ai la main\nun peu rouill\u00e9e pour la st\u00e9nographie \u2013 \u00e0 quoi m\u00e8ne une\nfortune inattendue ! \u2013 de sorte qu\u2019il serait peut-\u00eatre\nsouhaitable de m\u2019y exercer \u00e0 nouveau de temps en\ntemps\u2026\nLe service a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s simple, tr\u00e8s \u00e9mouvant. Il n\u2019y avait\nque nous et les domestiques, deux ou trois de ses vieux\namis d\u2019Exeter, son agent londonien et un autre monsieur\nqui repr\u00e9sentait sir John Paxton, le pr\u00e9sident de\nl\u2019Incorporated law Society. Jonathan et moi nous noustenions la main dans la main, et nous sentions que notre\nami le meilleur, notre ami le plus cher nous quittait \u00e0\njamais\u2026\nPour revenir en ville, nous avons pris un bus qui nous a\nd\u00e9pos\u00e9s \u00e0 Hyde Park Corner. Jonathan, pensant me faire\nplaisir, me proposa d\u2019entrer dans la grande all\u00e9e du parc ;\nnous all\u00e2mes donc nous y asseoir. Mais il n\u2019y avait que tr\u00e8s\npeu de monde, et toutes ces chaises vides, c\u2019\u00e9tait un\nspectacle bien triste, qui nous fit penser \u00e0 la chaise vide\nque nous trouverions en rentrant chez nous. Aussi, nous ne\nrest\u00e2mes pas l\u00e0 et nous nous dirige\u00e2mes vers Piccadilly.\nJonathan avait pris mon bras, comme il le faisait toujours\nautrefois pour me conduire jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9cole ; \u00e0 vrai dire, cela\nne me paraissait pas tr\u00e8s convenable, car on n\u2019enseigne\npas, pendant des ann\u00e9es, le savoir-vivre \u00e0 des jeunes\ndemoiselles sans en \u00eatre soi-m\u00eame quelque peu marqu\u00e9e.\nMais maintenant, Jonathan \u00e9tait mon mari, nous ne\nconnaissions aucune personne que nous croisions, et peu\nnous importait si l\u2019une ou l\u2019autre d\u2019entre elles nous\nreconnaissait\u2026 Nous marchions, allant droit devant nous\u2026\nJ\u2019eus l\u2019attention attir\u00e9e par une tr\u00e8s belle jeune fille, coiff\u00e9e\nd\u2019un immense chapeau et assise dans une victoria qui \u00e9tait\narr\u00eat\u00e9e devant la maison Guiliano. Au m\u00eame instant, la\nmain de Jonathan me serra le bras au point que j\u2019en eus\nmal, et je l\u2019entendis me murmurer \u00e0 l\u2019oreille presque en\nretenant sa respiration : \u00ab Mon Dieu ! \u00bb Il ne se passe pas\nde jours que je ne sois inqui\u00e8te au sujet de Jonathan, car\nj\u2019ai toujours peur qu\u2019une nouvelle crise nerveuse ne\nl\u2019\u00e9branle ; de sorte que je me tournai vivement vers lui et luidemandai ce qu\u2019il se passait.\nJe le vis tr\u00e8s p\u00e2le ; ses yeux exorbit\u00e9s et brillants \u00e0 la\nfois, de frayeur et d\u2019\u00e9tonnement, semblait-il, restaient fix\u00e9s\nsur un homme grand et mince au nez aquilin, \u00e0 la\nmoustache noire et \u00e0 la barbe pointue, qui, lui aussi,\nregardait la ravissante jeune fille. Il la regardait m\u00eame si\nattentivement qu\u2019il ne nous remarqua ni l\u2019un ni l\u2019autre, de\nsorte que je pus l\u2019observer tout \u00e0 mon aise. Son visage\nn\u2019annon\u00e7ait rien de bon ; il \u00e9tait dur, cruel, sensuel, et les\n\u00e9normes dents blanches, qui paraissaient d\u2019autant plus\nblanches entre les l\u00e8vres couleur rubis, \u00e9taient pointues\ncomme les dents d\u2019un animal. Jonathan continua\nlongtemps \u00e0 le fixer des yeux, et je finis par craindre que\nl\u2019homme ne s\u2019en aper\u00e7\u00fbt et ne s\u2019en formalis\u00e2t : vraiment, il\navait l\u2019air redoutable. Quand je demandai \u00e0 Jonathan la\ncause de son trouble, il me r\u00e9pondit, croyant \u00e9videmment\nque j\u2019en savais aussi long que lui :\n\u2013 L\u2019as tu reconnu ?\n\u2013 Mais non, je ne le connais pas ! Qui est-ce ?\nSa r\u00e9ponse fut pour moi un v\u00e9ritable choc car, au ton sur\nlequel il la fit, on e\u00fbt dit qu\u2019il ne savait plus que c\u2019\u00e9tait \u00e0 moi,\nMina, qu\u2019il parlait :\n\u2013 Mais c\u2019est lui\u2026 C\u2019est cet homme !\nLe pauvre ch\u00e9ri \u00e9tait \u00e9videmment terrifi\u00e9 par quelque\nchose -extraordinairement terrifi\u00e9 ; je crois que si je n\u2019avais\npas \u00e9t\u00e9 pr\u00e8s de lui, que s\u2019il n\u2019avait pas pu s\u2019appuyer sur\nmoi, il serait tomb\u00e9. Il regardait toujours celui qui, pour moi,\n\u00e9tait un inconnu ; un homme sortit alors du magasin, tenant\n\u00e0 la main un petit paquet qu\u2019il donna \u00e0 la demoiselle ;l\u2019autre ne la quittait pas des yeux, et quand la voiture\nd\u00e9marra pour remonter Piccadilly, il suivit la m\u00eame\ndirection et appela un cabriolet. Jonathan le suivit encore\ndes yeux un moment, puis il dit, comme s\u2019adressant \u00e0 lui-\nm\u00eame :\n\u2013 Oui, je crois bien que c\u2019est le comte, mais il a rajeuni !\nMon Dieu ! si c\u2019est lui\u2026 Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! Si au\nmoins je savais, si au moins je savais\u2026\nIl se tourmentait \u00e0 tel point que je me gardai bien de lui\nposer la moindre question, de peur d\u2019entretenir chez lui ces\npens\u00e9es qui le torturaient. Je restai donc silencieuse. Je le\ntirai doucement et, comme il me tenait le bras, il se laissa\nentra\u00eener. Nous repr\u00eemes notre promenade et nous\nentr\u00e2mes dans Green Park o\u00f9 nous nous ass\u00eemes un\nmoment. Cette journ\u00e9e d\u2019automne \u00e9tait chaude, et nous\nchois\u00eemes pour nous reposer un banc sous un bouquet\nd\u2019arbres. Jonathan regarda quelques minutes dans le vide,\npuis ferma les yeux et s\u2019endormit tranquillement, la t\u00eate sur\nmon \u00e9paule. J\u2019en \u00e9tais ravie, me disant que rien ne pourrait\nlui faire plus de bien. Au bout de vingt minutes, il s\u2019\u00e9veilla et\nme dit sur un ton tr\u00e8s gai :\n\u2013 Mina ! Je m\u2019\u00e9tais endormi ! Oh ! Pardonne-moi, ma\nch\u00e9rie\u2026 Viens, nous irons prendre une tasse de th\u00e9\nquelque part.\nJe m\u2019en rendais compte, il avait tout oubli\u00e9 de la\nrencontre que nous venions de faire, de m\u00eame que,\npendant la maladie, il avait oubli\u00e9 tout ce que cet incident\nvenait de lui rappeler. Qu\u2019il recommen\u00e7\u00e2t ainsi \u00e0 oublier\ncertaines choses ne me plaisait pas : ses facult\u00e9smentales pourraient en souffrir de nouveau ou plut\u00f4t, en\nsouffrir davantage. Mais, encore une fois, je ne pouvais\npas lui poser de questions : c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 lui faire plus de mal\nque de bien. Je dois pourtant conna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9 sur son\nvoyage \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Le temps est venu, je le crains, o\u00f9 il\nme faut d\u00e9lier le petit ruban bleu et lire ce qui est \u00e9crit dans\nle calepin. Oh ! Jonathan, tu me pardonneras, je le sais, et\nsi je le fais, c\u2019est pour ton bien.\nUn peu plus tard\nTriste retour \u00e0 la maison, pour plus d\u2019une raison. La\nch\u00e8re \u00e2me qui avait \u00e9t\u00e9 si bonne n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0 ; Jonathan\navait la p\u00e2leur d\u2019un malade, apr\u00e8s cette l\u00e9g\u00e8re rechute ; de\nplus, un t\u00e9l\u00e9gramme d\u2019un certain Van Helsing nous\nattendait :\n\u2013 J\u2019ai le regret de vous annoncer la mort de Mrs\nWestenra, survenue il y a cinq jours, et celle de sa fille\nLucy, avant-hier. Toutes deux ont \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9es aujourd\u2019hui.\n\u2013 Oh ! comme quelques mots seulement peuvent\nsignifier tant de choses tristes ! Pauvres Mrs Westenra !\nPauvre Lucy ! Parties, parties pour toujours ! Et pauvre,\npauvre Arthur dont la vie est d\u00e9sormais priv\u00e9e d\u2019une si\ndouce pr\u00e9sence ! Dieu nous aide tous \u00e0 supporter notre\nchagrin !Journal du Dr Seward\n \n22 septembre\n \nTout est donc fini. Arthur est reparti pour Ring, et il a\nemmen\u00e9 Quincey Morris avec lui. Quel admirable gar\u00e7on,\nce Quincey ! Tr\u00e8s sinc\u00e8rement, je crois qu\u2019il a souffert de la\nmort de Lucy, autant que n\u2019importe lequel d\u2019entre nous,\nmais il a su garder son sang-froid avec un courage de\nViking. Si l\u2019Am\u00e9rique continue \u00e0 produire des hommes\nsemblables \u00e0 celui-ci, elle deviendra assur\u00e9ment une\npuissance dans le monde. Quant \u00e0 Van Helsing, il se\nrepose avant d\u2019entreprendre son voyage de retour ; il doit\nrentrer \u00e0 Amsterdam o\u00f9 il veut s\u2019occuper personnellement\nde certaines choses ; il compte pourtant revenir demain\nsoir et restera ici s\u2019il le peut, ici, car il a pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 faire\n\u00e0 Londres un travail qui peut lui prendre un certain temps.\nJe crains, je l\u2019avoue, que l\u2019\u00e9preuve \u00e0 laquelle il vient d\u2019\u00eatre\nsoumis n\u2019ait affaibli sa r\u00e9sistance, pourtant de fer. Pendant\nles fun\u00e9railles, je remarquai qu\u2019il s\u2019imposait une contrainte\npeu ordinaire. Quant tout fut fini, nous nous retrouv\u00e2mes \u00e0\nc\u00f4t\u00e9 d\u2019Arthur qui parlait avec \u00e9motions du sang qu\u2019il avait\ndonn\u00e9 pour Lucy ; je vis Van Helsing p\u00e2lir et rougir tour \u00e0\ntour. Arthur disait que, depuis lors, il avait le sentimentd\u2019avoir \u00e9t\u00e9 r\u00e9ellement mari\u00e9 \u00e0 Lucy, qu\u2019elle \u00e9tait sa femme\ndevant Dieu. Bien entendu, aucun de nous ne fit allusion\naux autres transfusions de sang, et jamais nous n\u2019en dirons\nmot. Arthur et Quincey s\u2019en all\u00e8rent ensemble vers la gare ;\nVan Helsing et moi rev\u00eenmes ici. \u00c0 peine \u00e9tions-nous\nmont\u00e9s en voiture que le professeur fut pris d\u2019une crise de\nnerfs. Par apr\u00e8s, il l\u2019a fortement ni\u00e9, me disant que c\u2019\u00e9tait\ntout simplement son sens de l\u2019humour qui se manifestait de\nla sorte, en ces p\u00e9nibles, en ces terribles circonstances. Il\ncommen\u00e7a par rire, rire aux larmes, si bien que je dus\nbaisser les stores de la voiture afin que personne ne le v\u00eet\ndans cet \u00e9tat ; puis il pleura r\u00e9ellement, puis se remit \u00e0 rire,\nenfin rit et pleura tout ensemble, comme une femme. Et\ncomme l\u2019on agit envers une femme, je voulus lui faire\nentendre raison, lui parler avec quelque s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 ; en vain.\nDans une situation semblable, les femmes ont des\nr\u00e9actions diff\u00e9rentes de celles des hommes. Quand enfin\nson visage reprit son expression grave et s\u00e9rieuse, je lui\ndemandai ce qui, chez lui, avait pu provoquer une telle\ngaiet\u00e9 en un tel moment. Sa r\u00e9ponse, tout \u00e0 la fois logique\net sibylline, lui ressemblait bien :\n\u2013 Ah ! John, mon ami, vous ne me comprenez pas ! Ne\npensez pas que je ne suis pas triste parce que je ris. Je\npleurais alors m\u00eame que j\u2019\u00e9touffais \u00e0 force de rire ! Mais\nn\u2019allez pas croire non plus que j\u2019\u00e9prouve seulement de la\ntristesse quand je pleure\u2026 N\u2019oubliez jamais que le rire qui\nfrappe \u00e0 votre porte et qui demande : \u00ab Puis-je entrer ? \u00bb\nn\u2019est pas le rire v\u00e9ritable. Non ! C\u2019est un roi, et il vient chez\nvous quand \u00e7a lui pla\u00eet et comme \u00e7a lui pla\u00eet ! Il n\u2019endemande la permission \u00e0 personne ; seul son bon plaisir\nimporte. Tenez, par exemple, je me suis tourment\u00e9 nuit et\njour \u00e0 propos de cette douce jeune fille ; bien que vieux et\nfatigu\u00e9, j\u2019ai donn\u00e9 mon sang pour essayer de la sauver ; j\u2019ai\ndonn\u00e9 mon temps, ma science, mon sommeil ; j\u2019ai\nabandonn\u00e9 mes autres malades pour me consacrer\nenti\u00e8rement \u00e0 elle. Et pourtant ! Et pourtant, pour un peu,\nj\u2019aurais \u00e9clat\u00e9 de rire sur sa tombe, et je ris encore quand\nle bruit de la premi\u00e8re pellet\u00e9e de terre que le fossoyeur a\njet\u00e9e sur sa tombe retentit dans mon c\u0153ur, au point que le\nsang me vient aux joues. Ce n\u2019est pas tout. Mon c\u0153ur\nsaigne quand je pense \u00e0 ce pauvre gar\u00e7on, \u00e0 ce cher\ngar\u00e7on \u2013 mon fils aurait exactement son \u00e2ge si j\u2019avais eu le\nbonheur de le garder, et par les yeux, par les cheveux, ils\nse ressemblent ! Vous comprenez maintenant, n\u2019est-ce\npas, pourquoi je l\u2019aime tant ? Et malgr\u00e9 cela, quand il nous\nparle de certains de ses sentiments qui font vibrer mon\nc\u0153ur d\u2019\u00e9poux et font na\u00eetre dans mon c\u0153ur paternel une\nattirance que je n\u2019ai jamais \u00e9prouv\u00e9e pour aucun de mes\n\u00e9l\u00e8ves \u2013 non, pas m\u00eame pour vous, mon cher John, car tout\nce que nous avons d\u00e9j\u00e0 fait et v\u00e9cu en commun nous a mis\nsur un pied d\u2019\u00e9galit\u00e9 plut\u00f4t que dans une relation de p\u00e8re \u00e0\nfils \u2013 malgr\u00e9 cela et m\u00eame alors, Sa Majest\u00e9 le Rire vient \u00e0\nmoi et me crie dans l\u2019oreille : \u00ab Me voil\u00e0, me voil\u00e0 ! \u00bb si\nbien qu\u2019un afflux de sang me met aux joues une rougeur de\nsoleil. Oh ! Mon ami John, quel \u00e9trange monde que le\nn\u00f4tre ! Un monde bien triste, plein de soucis, de mis\u00e8res,\nde malheurs. Et pourtant, quand arrive le Rire, tout se met \u00e0\ndanser sur l\u2019air qu\u2019il pla\u00eet \u00e0 Sa Majest\u00e9 de jouer ! Lesc\u0153urs qui saignent, et les ossements, dans les cimeti\u00e8res,\net les larmes qui br\u00fblent les joues, oui, tout cela danse\nensemble au son de la musique qu\u2019il \u00e9met de sa bouche\no\u00f9 le moindre sourire ne se dessine jamais ! Croyez-moi,\nmon ami, nous devons lui en savoir gr\u00e9 ! Car, nous, les\nhommes et les femmes, on pourrait nous comparer \u00e0 des\ncordes que l\u2019on tire de c\u00f4t\u00e9 et d\u2019autre ; mais alors viennent\nles larmes, et, semblables \u00e0 l\u2019effet de la pluie sur les\ncordes, elles nous raidissent, peut-\u00eatre jusqu\u2019\u00e0 ce que la\ntension devienne vraiment insoutenable, et alors nous\ncassons. \u00c0 ce moment, le Rire arrive comme un rayon de\nsoleil, et il d\u00e9tend la corde ; ainsi, nous parvenons \u00e0\npoursuivre notre travail, quel qu\u2019il soit.\nJe ne voulus pas le blesser en lui avouant que je ne\nsaisissais pas tr\u00e8s bien son id\u00e9e ; toutefois, comme\nmalgr\u00e9 son explication, je ne comprenais pas encore la\ncause de son rire, je lui dis franchement.\n\u2013 Oh ! fit-il, voil\u00e0 justement l\u2019ironie la plus lugubre ! Cette\ncharmante jeune fille \u00e9tendue parmi les fleurs, et paraissant\naussi belle que la vie elle-m\u00eame, au point que, l\u2019un apr\u00e8s\nl\u2019autre, nous nous sommes demand\u00e9 si elle \u00e9tait r\u00e9ellement\nmorte. Elle repose maintenant dans son tombeau de\nmarbre, dans ce cimeti\u00e8re \u00e0 l\u2019\u00e9cart, o\u00f9 reposent aussi tant\ndes siens, et sa m\u00e8re qui l\u2019aimait tendrement et qu\u2019elle\naimait tendrement ! Et ce glas qui sonnait, oh ! si\nlentement, si tristement ! Et tous ces pr\u00eatres avec leurs\nv\u00eatements blancs qui ressemblaient \u00e0 des anges, et qui\nfeignaient de lire dans leur livre alors que leurs yeux, \u00e0\naucun instant, ne suivaient le texte ; et nous tous, la t\u00eatecourb\u00e9e\u2026 Et tout cela, pourquoi ? Elle est morte, n\u2019est-ce\npas ?\n\u2013 Mais, professeur, fis-je, je ne vois pas bien ce qu\u2019il y a\nl\u00e0-dedans de risible ! Vos explications sont pour moi de\nplus en plus embarrassantes ! Et m\u00eame si le service\nfun\u00e8bre avait quelque chose de comique, est-ce que le\npauvre Arthur, souffrant comme il souffre\u2026 ?\n\u2013 Justement ! N\u2019a-t-il pas dit que le sang qu\u2019il avait\ndonn\u00e9 \u00e0 Lucy avait fait d\u2019elle sa femme ?\n\u2013 Si, et cette id\u00e9e, visiblement, le r\u00e9confortait.\n\u2013 Tr\u00e8s vrai ! Mais, ici, mon ami, surgit une petite\ndifficult\u00e9. Car s\u2019il en \u00e9tait ainsi, si, \u00e0 cause de la transfusion\nde sang, il avait l\u2019impression que Lucy \u00e9tait r\u00e9ellement\ndevenue sa femme, n\u2019en irait-il pas de m\u00eame pour nous ?\nHo ! Ho ! Lucy, la charmante Lucy, aurait donc eu plusieurs\nmaris, et moi, moi qui ai perdu ma pauvre femme, laquelle\nest pourtant vivante selon l\u2019\u00c9glise, moi, \u00e9poux fid\u00e8le \u00e0 cette\nfemme qui n\u2019est plus sur Terre, je serais bigame !\n\u2013 Encore une fois, je ne vois point qu\u2019il y ait l\u00e0 sujet de\nplaisanterie ! d\u00e9clarai-je, et, au vrai, ses remarques ne me\nplaisaient gu\u00e8re.\nPosant sa main sur mon bras, il reprit :\n\u2013 Mon ami John, pardonnez-moi si je vous fais de la\npeine. Je n\u2019ai pas fait part de mes sentiments aux autres :\ncela aurait pu les blesser. Mais \u00e0 vous, mon vieil ami, je me\nconfie sans crainte. Si vous aviez pu voir ce qui se passait\nau fond de mon c\u0153ur au moment o\u00f9 je d\u00e9sirais rire, au\nmoment aussi o\u00f9 le rire est arriv\u00e9 ; et si vous pouviez voir\nce qui s\u2019y passe maintenant encore que Sa Majest\u00e9 le Rirea enlev\u00e9 sa couronne et pli\u00e9 bagages \u2013 car il s\u2019en va, tr\u00e8s\nloin de moi, et pour tr\u00e8s, tr\u00e8s longtemps \u2013 alors, peut-\u00eatre,\nde nous tous, ce serait moi que vous plaindriez le plus.\n\u2013 Pourquoi ? demandai-je, fort \u00e9mu \u00e0 pr\u00e9sent par le ton\nsur lequel il avait prononc\u00e9 ses derni\u00e8res paroles.\n\u2013 Parce que je sais !\nMaintenant, nous sommes tous s\u00e9par\u00e9s, et la solitude va\n\u00eatre notre lot \u00e0 chacun, la solitude qui planera sur nos toits.\nLucy repose donc dans le tombeau de sa famille, un\ntombeau seigneurial au milieu de ce cimeti\u00e8re o\u00f9 les bruits\nde Londres n\u2019arrivent pas, o\u00f9 l\u2019air est pur, o\u00f9 le soleil se\nl\u00e8ve sur Hampstead Hill, et o\u00f9 poussent les fleurs\nsauvages.\nDe sorte que je peux terminer ce journal ; et Dieu seul\nsait si j\u2019en commencerai jamais un autre. Si je le fais, ou si\nm\u00eame je reprends celui-ci, en tout cas ce sera pour parler\nd\u2019autres personnes et m\u2019occuper de sujets diff\u00e9rents.\nMaintenant qu\u2019est racont\u00e9 l\u2019histoire de ma vie amoureuse,\net avant que je ne retourne \u00e0 ma vie de travail, je prononce\ntristement sans \u00eatre anim\u00e9 d\u2019aucun espoir, le mot :\nFINThe Westminster Gazette, 25\nseptembre.\n \nUN MYSTERE \u00c0 HAMPSTEAD\nLes environs de Hampstead connaissent en ce moment\ndes \u00e9v\u00e9nements qui rappellent ceux dont notre journal a\nnagu\u00e8re parl\u00e9 en des articles intitul\u00e9s \nL\u2019Horreur de\nKensington\n, ou \nLa Femme poignard\u00e9e\n, ou encore : \nLa\nDame en noir\n. En effet, depuis deux ou trois jours, on a\nsignal\u00e9 le cas de jeunes enfants disparus du foyer paternel,\nou qui n\u2019y sont pas rentr\u00e9s apr\u00e8s \u00eatre all\u00e9s jouer sur la\nlande. Chaque fois, il s\u2019agissait d\u2019enfants trop jeunes pour\nqu\u2019ils pussent fournir des explications satisfaisantes, mais\ntous ont donn\u00e9 comme excuse qu\u2019ils avaient accompagn\u00e9\nla \u00ab dame-en-sang \u00bb. Et chaque fois aussi, c\u2019est fort tard le\nsoir que l\u2019on s\u2019est aper\u00e7u de leur disparition ; en ce qui\nconcerne deux de ces enfants, on ne les a retrouv\u00e9s qu\u2019aux\npremi\u00e8res heures du lendemain. On suppose que, le\npremier des enfants disparus ayant racont\u00e9 ensuite que la\n\u00ab dame-en-sang \u00bb lui avait demand\u00e9 de faire une\npromenade avec elle, les autres se sont tout simplement\ncontent\u00e9s de dire la m\u00eame chose. Car on sait que les\nenfants d\u2019aujourd\u2019hui n\u2019aiment rien tant que de s\u2019emprunter\ndes ruses les uns aux autres. Un correspondant nous \u00e9crit\nque de voir certains de ces bambins imiter tant bien que\nmal la \u00ab dame-en-sang \u00bb est un spectacle des plus dr\u00f4les.Certains de nos caricaturistes, ajoute-t-il, pourraient\nassur\u00e9ment apprendre beaucoup \u00e0 regarder ces imitations\ngrotesques !\nToutefois, l\u2019affaire n\u2019est pas sans poser un probl\u00e8me tr\u00e8s\ns\u00e9rieux, puisque deux de ces enfants \u2013 ceux-l\u00e0 m\u00eames qui\nne sont pas revenus de toute la nuit \u2013 ont \u00e9t\u00e9 l\u00e9g\u00e8rement\nmordus \u00e0 la gorge. Il semble qu\u2019il s\u2019agisse de morsures\nfaites par un rat ou par un petit chien et, bien qu\u2019aucune de\nces blessures ne soit grave, elle donnerait la preuve que,\nrat ou chien, l\u2019animal proc\u00e8de selon une m\u00e9thode qui ne\nvarie jamais. La police a re\u00e7u des ordres afin d\u2019observer\ntout enfant, surtout s\u2019il est tr\u00e8s jeune, qu\u2019elle apercevrait sur\nla lande d\u2019Hampstead ou dans les environs, comme aussi\ntout chien \u00e9gar\u00e9 qui pourrait errer de ce c\u00f4t\u00e9.The Westminster Gazette, 25 septembre\n\u00c9dition sp\u00e9ciale\n \nL\u2019HORREUR DE HAMPSTEAD\nUne nouvelle victime\nNous apprenons \u00e0 l\u2019instant qu\u2019un autre enfant, disparu\nhier soir, vient seulement d\u2019\u00eatre retrouv\u00e9 ce matin, assez\ntard, sous un buisson d\u2019ajoncs de \u00ab La Colline du\nChasseur \u00bb qui fait partie de la lande d\u2019Hampstead, mais\nqui est peut-\u00eatre moins fr\u00e9quent\u00e9e que les autres endroits\nde la lande. L\u2019enfant porte la m\u00eame petite blessure \u00e0 la\ngorge qu\u2019avaient les premi\u00e8res innocentes victimes. Il \u00e9tait\nbl\u00eame et dans un grand \u00e9tat de faiblesse quand on l\u2019a\nd\u00e9couvert. Lui aussi, d\u00e8s qu\u2019il fut un peu revenu \u00e0 lui et a pu\nparler, a dit qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 entra\u00een\u00e9 par la \u00ab dame-en-\nsang \u00bb.14\nChapitre\n \nJournal de Mina Harker\n \n23 septembre\n \nApr\u00e8s une nuit assez mauvaise, Jonathan va cependant\nmieux aujourd\u2019hui. Je suis bien aise qu\u2019il ait beaucoup de\ntravail, car cela l\u2019emp\u00eache de penser sans cesse \u00e0 ces\nchoses terribles\u2026 Oh ! Je me r\u00e9jouis vraiment de le voir\naborder ses nouvelles responsabilit\u00e9s, car je sais qu\u2019il s\u2019en\nmontrera digne, capable de les assumer, quelles qu\u2019elles\nsoient ! Il s\u2019est absent\u00e9 pour toute la journ\u00e9e et m\u2019a dit qu\u2019il\nne rentrerait pas pour le lunch. Mes petits travaux de\nm\u00e9nage sont faits, de sorte que je vais m\u2019enfermer dans\nma chambre pour lire ce journal qu\u2019il a \u00e9crit durant son\ns\u00e9jour en Transylvanie\u2026\n \n24 septembre\n \nHier soir, il me fut impossible d\u2019\u00e9crire une ligne,\nboulevers\u00e9e que j\u2019\u00e9tais par ce r\u00e9cit incroyable. Pauvre\nch\u00e9ri ! Que tout cela soit vrai ou seulement imaginaire, en\ntout cas, il a d\u00fb beaucoup souffrir ! Je me le demande : y a-\nt-il l\u00e0-dedans une part de v\u00e9rit\u00e9 ? A-t-il d\u00e9crit toutes ces\nhorreurs apr\u00e8s avoir eu sa fi\u00e8vre c\u00e9r\u00e9brale, ou bien est-ce\nque celle-ci a \u00e9t\u00e9 caus\u00e9e par ces horreurs m\u00eames ? Je\ncrois que je ne le saurai jamais, puisque je n\u2019oserai jamais\nsans doute lui en parler. Et pourtant, cet homme que nous\navons vu hier\u2026 Jonathan semblait \u00eatre certain de le\nreconna\u00eetre\u2026 Le pauvre gar\u00e7on ! Sans doute \u00e9tait-ce\nl\u2019enterrement de notre grand ami qui l\u2019avait \u00e9mu et troubl\u00e9\nau point de lui remettre \u00e0 l\u2019esprit ces pens\u00e9es aussi\nbizarres que lugubres\u2026 Lui-m\u00eame y croit r\u00e9ellement. Je\nme souviens de ce qu\u2019il m\u2019a dit le jour de notre\nmariage : \u00bb\u2026 \u00e0 moins que quelque grave devoir ne\nm\u2019oblige \u00e0 y revenir, endormi ou \u00e9veill\u00e9, fou ou sain\nd\u2019esprit. \u00bb Ce comte redoutable formait donc le projet de\nvenir \u00e0 Londres\u2026 S\u2019il est, en effet, venu \u00e0 Londres avec\nses nombreux millions, eh bien ! oui, un tr\u00e8s grave devoir\nva nous incomber et, pour rien au monde, nous ne devrons\nreculer devant cette t\u00e2che \u00e0 accomplir. Je vais d\u00e8s\nmaintenant m\u2019y pr\u00e9parer ; je vais transcrire ce journal de\nmon mari \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire, de sorte que, s\u2019il le faut,nous le ferons lire \u00e0 d\u2019autres personnes \u2013 s\u2019il le faut\nabsolument. Mais, dans ce cas, de nouvelles souffrances\nseront \u00e9pargn\u00e9es \u00e0 Jonathan, car c\u2019est moi qui expliquerai\ntoute l\u2019affaire afin qu\u2019il n\u2019ait pas, lui, \u00e0 s\u2019en pr\u00e9occuper.\nD\u2019ailleurs, s\u2019il se remet compl\u00e8tement, peut-\u00eatre d\u00e9sirera-t-\nil lui-m\u00eame m\u2019en parler ; je pourrais alors lui poser de\nnombreuses questions, d\u00e9couvrir tout ce qui s\u2019est pass\u00e9\net, une fois au courant de la v\u00e9rit\u00e9, le r\u00e9conforter de mon\nmieux.Lettre de A. Van Helsing \u00e0 Mrs J. Harker\n \nConfidentiel\n24 septembre\n \n\u00ab Ch\u00e8re Madame,\n\u00ab Je vous prie de bien vouloir me pardonner si je prends\nla libert\u00e9 de vous \u00e9crire ; mais je suis d\u00e9j\u00e0 un peu votre ami\npuisque c\u2019est moi qui ai eu le p\u00e9nible devoir de vous\nannoncer la mort de Miss Lucy Westenra. Avec l\u2019aimable\npermission de Lord Godalming, j\u2019ai lu tous les papiers,\ntoute la correspondance de Miss Lucy, car je m\u2019occupe de\ncertaines affaires la concernant et qui sont de premi\u00e8re\nimportance. J\u2019ai trouv\u00e9, notamment, certaines lettres que\nvous lui aviez \u00e9crites, lettres qui t\u00e9moignent de la grande\namiti\u00e9 que vous aviez l\u2019une pour l\u2019autre. Oh ! madame\nMina, au nom de cette amiti\u00e9, je vous en supplie, aidez-\nmoi ! C\u2019est pour le bien des autres que je vous le\ndemande\u2026 pour r\u00e9parer le mal qu\u2019on leur a fait, pour\nmettre fin \u00e0 des malheurs plus terribles sans doute que\nvous ne pourriez jamais l\u2019imaginer. Voudriez-vous me\npermettre de vous rencontrer ? Vous pouvez avoir\nconfiance en moi. Je suis l\u2019ami du Dr John Seward et l\u2019ami\nde Lord Godalming (vous savez, l\u2019Arthur de Miss Lucy).Mais, pour le moment du moins, je ne veux pas les mettre\nau courant de ce que je vous demande. Je viendrai vous\nfaire visite \u00e0 Exeter aussit\u00f4t que vous me le direz, au jour et\n\u00e0 l\u2019heure qui vous conviendront. J\u2019esp\u00e8re que vous me\npardonnerez, madame ! J\u2019ai lu vos lettres \u00e0 la pauvre Lucy,\net je sais combien vous \u00eates bonne et aussi combien votre\nmari a souffert ! Je vous demanderai donc encore, si cela\nse peut, de le laisser dans l\u2019ignorance de tout ceci, de peur\nque les choses dont j\u2019ai \u00e0 vous parler ne nuisent \u00e0 sa\nsant\u00e9. \u00c0 nouveau, je vous prie de m\u2019excuser, de me\npardonner.\n\u00ab Van Helsing. \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme de Mrs Harker au Dr Van\nHelsing\n \n25 septembre\n \n\u00ab Venez aujourd\u2019hui m\u00eame par le train de 10 h 15, si cela\nvous est possible. Je suis chez moi toute la journ\u00e9e.\n\u00ab Wilhelmina Harker. \u00bbJournal de Mina Harker\n \n25 septembre\n \nJe ne puis m\u2019emp\u00eacher de me sentir fort excit\u00e9e\nmaintenant qu\u2019approche l\u2019heure de la visite du Dr Van\nHelsing, car je ne sais trop pourquoi, j\u2019esp\u00e8re que cela\njettera pour moi quelque lumi\u00e8re sur la triste \u00e9preuve qu\u2019a\nsubie Jonathan. D\u2019autre part, comme ce m\u00e9decin a soign\u00e9\nLucy dans les derniers temps de sa maladie, il me dira\nsans doute tout ce qu\u2019il sait \u00e0 ce sujet ; du reste, c\u2019est bien\nde Lucy et de ses acc\u00e8s de somnambulisme qu\u2019il d\u00e9sire\nme parler, et non de Jonathan. Il faut que je m\u2019y r\u00e9signe : je\nne saurai jamais la v\u00e9rit\u00e9 sur ce voyage\u2026 Mais que je suis\nstupide ! Voil\u00e0 que le journal de Jonathan s\u2019empare de\nmon imagination et l\u2019influence au point que je ne peux plus\ndissocier ce r\u00e9cit du moindre incident de mon existence.\n\u00c9videmment, c\u2019est de Lucy qu\u2019il vient me parler ! Elle avait\neu ces nouvelles crises de somnambulisme, et cette\nescapade sur la falaise \u2013 quel souvenir affreux ! \u2013 a d\u00fb la\nrendre bien malade. De fait, tout occup\u00e9e de mes propres\nsoucis, j\u2019avais oubli\u00e9 qu\u2019elle nous donnait alors beaucoup\nd\u2019inqui\u00e9tude ! Sans doute a-t-elle racont\u00e9 elle-m\u00eame au Dr\nVan Helsing son aventure sur la falaise, et lui a-t-elle ditque c\u2019est moi qui \u00e9tais all\u00e9e l\u2019y rechercher. Et maintenant,\nassur\u00e9ment, il d\u00e9sire en apprendre de moi tous les d\u00e9tails\nafin de compl\u00e9ter sa documentation. J\u2019esp\u00e8re que j\u2019ai eu\nraison de ne pas parler de cette terrible nuit \u00e0 Mrs\nWestenra ; je ne me pardonnerais jamais si, \u00e0 cause de\ncela, l\u2019\u00e9tat de Lucy avait empir\u00e9. Et j\u2019esp\u00e8re aussi que le\nDr Van Helsing ne m\u2019en voudra pas ; j\u2019ai eu, ces derniers\ntemps, tant de chagrin et d\u2019inqui\u00e9tude que je sens qu\u2019il me\nserait impossible d\u2019en supporter davantage ! Sans doute\nles larmes font-elles du bien parfois ; sans doute\nrafra\u00eechissent-elles l\u2019atmosph\u00e8re comme le fait la pluie\u2026\nEst-ce la lecture de ce journal, hier, qui m\u2019a \u00e9mue \u00e0 ce\npoint ? Et puis Jonathan m\u2019a quitt\u00e9e ce matin pour ne\nrentrer que demain : c\u2019est la premi\u00e8re fois, depuis notre\nmariage, que nous serons s\u00e9par\u00e9s aussi longtemps.\nJ\u2019esp\u00e8re qu\u2019il sera prudent, que rien ne viendra le\ntroubler\u2026 Deux heures viennent de sonner, le docteur sera\nbient\u00f4t ici. Je ne lui parlerai pas du journal de Jonathan, \u00e0\nmoins qu\u2019il ne d\u00e9sire le voir. Quant \u00e0 mon propre journal, je\nsuis bien aise de l\u2019avoir recopi\u00e9 \u00e0 la machine : je pourrai le\nlui donner \u00e0 lire s\u2019il veut conna\u00eetre les d\u00e9tails au sujet de\nLucy ; cela nous \u00e9vitera, \u00e0 lui des questions p\u00e9nibles, \u00e0 moi\ndes explications plus p\u00e9nibles encore !\nUn peu plus tard\nIl est venu et reparti. Quel entretien !\u2026 La t\u00eate me tourne\nencore ! J\u2019ai l\u2019impression d\u2019avoir r\u00eav\u00e9. Se peut-il que tout\ncela soit possible \u2013 ou m\u00eame seulement une partie de tout\ncela ? Si je ne venais pas de lire le journal de Jonathan,\njamais je n\u2019aurais cru un mot de cette histoire ! Pauvre,pauvre Jonathan ! Il a d\u00fb souffrir, je m\u2019en rends compte\nmaintenant, au-del\u00e0 de toute expression. Dieu veuille que\nce que je viens d\u2019apprendre ne soit pas pour lui un nouveau\ncalvaire : j\u2019essayerai de lui taire les r\u00e9v\u00e9lations que m\u2019a\nfaites le Dr Van Helsing. D\u2019autre part, ne serait-ce pas pour\nlui une consolation, une aide en quelque sorte \u2013 m\u00eame si\nles cons\u00e9quences devaient en \u00eatre difficiles \u2013 d\u2019avoir enfin\nla certitude que ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son\nimagination ne l\u2019ont tromp\u00e9, que tout peut s\u2019\u00eatre r\u00e9ellement\npass\u00e9 comme il le croit ? Il se peut que ce soit le doute qui\nlui fasse tant de mal ; que, le doute une fois dissip\u00e9, et la\nv\u00e9rit\u00e9 prouv\u00e9e, peu importe par quels moyens, il se sente\nrassur\u00e9, et soit plus capable de supporter ce choc. Le Dr\nVan Helsing doit \u00eatre un homme tr\u00e8s bon, autant qu\u2019un\nm\u00e9decin remarquable puisqu\u2019il est l\u2019ami d\u2019Arthur et du Dr\nSeward, et que ceux-ci l\u2019ont fait venir de Hollande pour\nsoigner Lucy. Du reste, rien qu\u2019\u00e0 le voir, j\u2019ai compris sa\ng\u00e9n\u00e9reuse nature. Quand il reviendra demain, s\u00fbrement, je\nlui parlerai de Jonathan et de sa terrible exp\u00e9rience ; et\nplaise \u00e0 Dieu que toutes nos angoisses nous m\u00e8nent\nfinalement \u2013 mais apr\u00e8s combien de temps encore ? \u2013 \u00e0 la\ntranquillit\u00e9 d\u2019esprit. J\u2019ai toujours pens\u00e9 que le m\u00e9tier de\njournaliste me plairait. Un ami de Jonathan qui est \u00e0\nl\u2019\nExeter News\n disait un jour que, dans cette profession,\nl\u2019essentiel \u00e9tait la m\u00e9moire, que l\u2019on devait \u00eatre capable de\nreproduire exactement chaque mot dit par la personne que\nl\u2019on interviewait, m\u00eame si, par la suite, il fallait remanier\nquelque peu ces propos. Or, mon entretien avec le Dr Van\nHelsing n\u2019avait certes rien de banal, aussi vais-je essayerde le rapporter mot pour mot.\nIl \u00e9tait deux heures et demie quand j\u2019entendis le heurtoir\nde la porte d\u2019entr\u00e9e. J\u2019eus le courage d\u2019attendre. Quelques\nminutes se pass\u00e8rent, et Mary vint annoncer le Dr Van\nHelsing.\nJe me levai et m\u2019inclinai tandis qu\u2019il avan\u00e7ait vers moi.\nC\u2019est un homme de taille moyenne, assez fort, et tout chez\nlui, aussi bien le corps m\u00eame que le port de la t\u00eate, le\nvisage, l\u2019expression des traits, annonce une parfaite\nassurance. Le front est haut, s\u2019\u00e9levant d\u2019abord presque tout\ndroit, puis fuyant entre deux protub\u00e9rances assez distantes\nl\u2019une de l\u2019autre ; un front tel que les cheveux roux ne\npuissent pas retomber dessus ; ils sont naturellement\nrejet\u00e9s en arri\u00e8re et sur les c\u00f4t\u00e9s. Les yeux sont grands,\nbleu fonc\u00e9, eux aussi assez \u00e9cart\u00e9s l\u2019un de l\u2019autre ; ils sont\nvifs, p\u00e9n\u00e9trants ou se font tendres ou s\u00e9v\u00e8res selon qu\u2019ils\nexpriment tel ou tel sentiment qui anime le professeur.\n\u2013 Mrs Harker, je crois ?\nJe r\u00e9pondis d\u2019un signe de t\u00eate.\n\u2013 Qui \u00e9tait auparavant Miss Mina Murray\u2026 M\u00eame geste\nde ma part.\n\u2013 C\u2019est Mina Murray que je viens voir, l\u2019amie de cette\npauvre enfant, notre ch\u00e8re Lucy Westenra. Oui, madame\nMina, c\u2019est au sujet de la morte que je d\u00e9sire vous parler.\n\u2013 Monsieur, lui r\u00e9pondis-je, vous ne pouvez pas avoir de\ntitre meilleur, pour vous adresser \u00e0 moi, que celui d\u2019un ami\nqui a soign\u00e9 et assist\u00e9 Lucy Westenra dans ses derniers\nmoments.\nEt je lui tendis la main ; il la prit en r\u00e9pondant sur un tontr\u00e8s doux :\n\u2013 Oh ! madame Mina, je savais que l\u2019amie de cette pure\nenfant ne pouvait qu\u2019avoir un c\u0153ur tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9reux, mais il\nme faut encore\u2026 enfin je voudrais savoir\u2026\nIl s\u2019interrompit, en s\u2019inclinant courtoisement. Comme je le\npriais de poursuivre, il reprit aussit\u00f4t :\n\u2013 Eh bien ! j\u2019ai lu les lettres que vous avez \u00e9crites \u00e0 Miss\nLucy. Pardonnez-moi, mais il fallait bien que je commence\npar interroger quelqu\u2019un, et je ne savais pas \u00e0 qui\nm\u2019adresser. Je sais donc que vous \u00e9tiez avec Miss Lucy et\nsa m\u00e8re \u00e0 Whitby. De temps en temps, elle tenait un journal\n\u2013 non, n\u2019ayez pas l\u2019air surprise, madame Mina : elle avait\ncommenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire ce journal apr\u00e8s votre d\u00e9part et, me\nsemble-t-il, voulait ainsi suivre votre exemple. On y trouve\ndes allusions \u00e0 une promenade qu\u2019elle aurait faite pendant\nun de ses acc\u00e8s de somnambulisme et au fait que vous\nl\u2019auriez sauv\u00e9e en cette occasion. C\u2019est tr\u00e8s perplexe, vous\nle comprenez, que je viens \u00e0 vous, dans l\u2019espoir que vous\naurez la bont\u00e9 de me donner tous les d\u00e9tails dont vous\nvous souvenez \u00e0 ce sujet.\n\u2013 Je pense, docteur Van Helsing, que je serai \u00e0 m\u00eame\nde vous raconter exactement toute cette aventure.\n\u2013 Tout, dites-vous ? Tous les d\u00e9tails ?\u2026 Mais alors,\nmadame Mina, vous devez avoir une m\u00e9moire\nextraordinaire ! Cela se rencontre rarement chez les jeunes\nfemmes.\n\u2013 \u00c0 dire vrai, docteur, j\u2019ai not\u00e9 au fur et \u00e0 mesure les\n\u00e9v\u00e9nements quotidiens dont j\u2019\u00e9tais t\u00e9moin. Je peux vous\nmontrer mes notes\u2026 mon journal\u2026 si vous le d\u00e9sirez.\u2013 Oh ! madame Mina, je vous en saurais gr\u00e9 ! Vous me\nrendriez l\u00e0 un service immense !\nPourquoi me fut-il impossible de r\u00e9sister \u00e0 la tentation\nde le mystifier un moment ? Je suppose que nous, les\nfemmes, avons encore dans la bouche le go\u00fbt de la\npomme originelle.\nToujours est-il que je lui tendis d\u2019abord mon journal\nst\u00e9nographi\u00e9. Il le prit en s\u2019inclinant encore tr\u00e8s\ncourtoisement, et me demanda :\n\u2013 Je puis le lire ?\n\u2013 Certainement, r\u00e9pondis-je, aussi pos\u00e9ment que je pus.\nIl ouvrit le cahier, y jeta les yeux, puis se leva et s\u2019inclina\nune fois de plus.\n\u2013 Oh ! vous \u00eates une femme \u00e9tonnante ! s\u2019\u00e9cria-t-il. J\u2019ai\ncompris depuis longtemps que monsieur Jonathan vous\nadmirait : vraiment, il y a de quoi ! Voudrez-vous encore\nme faire l\u2019honneur, madame Mina, de m\u2019aider, de me lire\nceci, car, h\u00e9las ! je ne connais pas la st\u00e9nographie !\nJe jugeai que ma petite plaisanterie avait assez dur\u00e9 ;\nj\u2019avoue que j\u2019en \u00e9tais presque honteuse. Je lui pr\u00e9sentai la\ncopie dactylographi\u00e9e.\n\u2013 Pardonnez-moi\u2026 f\u00efs-je. Je savais que c\u2019\u00e9tait de notre\nch\u00e8re Lucy que vous veniez me parler, et, me disant que,\npeut-\u00eatre, vous n\u2019auriez pas beaucoup de temps \u00e0 rester\nici, j\u2019avais, \u00e0 votre intention, recopi\u00e9 ces notes \u00e0 la\nmachine \u00e0 \u00e9crire. \nLes yeux brillants, il prit mes feuilles.\n\u2013 Vous \u00eates si bonne, madame Mina ! Mais puis-je les\nlire maintenant, sans attendre ? Peut-\u00eatre, quand je lesaurai lues, aurai-je \u00e0 vous poser certaines questions.\n\u2013 Assur\u00e9ment ! Lisez-les pendant que je vais voir si l\u2019on\npr\u00e9pare le lunch. Vous pourrez ainsi me questionner\npendant le repas.\nIl me remercia et s\u2019installa dans un fauteuil, tournant le\ndos \u00e0 la lumi\u00e8re. Tout de suite, je devinai qu\u2019il \u00e9tait\nabsorb\u00e9 dans sa lecture, et si, en effet, j\u2019allai \u00e0 l\u2019office, ce\nfut avant tout pour ne pas le distraire. Lorsque je rentrai au\nsalon, il marchait de long en large, \u00e0 grands pas, et les\njoues en feu. Il se pr\u00e9cipita vers moi et me prit les deux\nmains :\n\u2013 Oh ! madame Mina ! Comment vous dire tout ce que je\nvous dois ? Ce journal est lumineux comme le soleil ! Il\nm\u2019ouvre une porte\u2026 Je suis \u00e9bloui, v\u00e9ritablement \u00e9bloui\npar tant de lumi\u00e8re, et pourtant des nuages se forment\nencore \u00e0 chaque instant derri\u00e8re cette lumi\u00e8re\u2026 Mais vous\nne comprenez pas ce que je veux dire\u2026 vous ne pouvez\npas comprendre\u2026 Sachez seulement que je vous dois\nbeaucoup, \u00e0 vous qui \u00eates une femme si intelligente !\nMadame, continua-t-il sur un ton tr\u00e8s grave, si jamais\nAbraham Van Helsing peut faire quelque chose pour vous\nou pour les v\u00f4tres, j\u2019esp\u00e8re que vous vous confierez \u00e0 lui.\nJ\u2019aimerai alors, je voudrai vous aider comme un ami ;\ncomme un ami, mais en ajoutant \u00e0 l\u2019amiti\u00e9 sinc\u00e8re,\nin\u00e9branlable, que j\u2019ai d\u00e9sormais pour vous, tout ce que m\u2019a\nappris une longue exp\u00e9rience ; oui, je ferai tout ce dont je\nsuis capable pour vous venir en aide, \u00e0 vous et \u00e0 ceux que\nvous aimez. Il y a beaucoup d\u2019obscurit\u00e9 dans la vie, mais il\ny a aussi des lumi\u00e8res ; vous \u00eates une de ces lumi\u00e8res.Vous serez heureuse, vous serez combl\u00e9e, et votre mari\ntrouvera en vous le bonheur.\n\u2013 Mais, docteur, vous m\u2019adressez trop d\u2019\u00e9loges\u2026 et\nsans me conna\u00eetre !\n\u2013 Sans vous conna\u00eetre, moi ?\u2026 Moi qui suis vieux et qui\nai pass\u00e9 toute mon existence \u00e0 observer, \u00e0 \u00e9tudier les\nhommes et les femmes \u2013 \u00e0 \u00e9tudier tout sp\u00e9cialement le\ncerveau humain, tout ce qui s\u2019y rapporte, tout ce qui peut\nproc\u00e9der de ce cerveau ? Moi qui viens de lire votre journal\ndont chaque ligne respire la v\u00e9rit\u00e9 ! Moi qui ai lu la lettre\nque vous \u00e9criviez \u00e0 la pauvre Lucy imm\u00e9diatement apr\u00e8s\nvotre mariage, moi, je ne vous conna\u00eetrais pas ! Oh !\nmadame Mina, les femmes g\u00e9n\u00e9reuses n\u2019ont pas \u00e0 se\nservir de mots pour raconter l\u2019histoire de leur vie, et cette\nvie, tous les jours, \u00e0 chaque heure, \u00e0 chaque minute, les\nanges savent la lire ; nous les hommes, dont le d\u00e9sir le plus\nvif est d\u2019observer pour pouvoir comprendre, nos yeux\nressemblent un peu \u00e0 ceux des anges. Votre mari est d\u2019un\nnaturel g\u00e9n\u00e9reux ; vous aussi, car vous avez confiance\ndans la vie, et pour croire en la vie, il faut \u00eatre bon\u2026 Mais\nvotre mari ? Parlez-moi de lui, maintenant. Va-t-il tout \u00e0 fait\nbien ? Cette fi\u00e8vre qu\u2019il a eue, en est-il tout \u00e0 fait remis ?\nJe vis que c\u2019\u00e9tait le moment, en effet, de lui pr\u00e9ciser\ncertaines choses concernant la sant\u00e9 de Jonathan, de lui\ndemander ce qu\u2019il en pensait. Je commen\u00e7ai par\nr\u00e9pondre :\n\u2013 Il \u00e9tait presque r\u00e9tabli, mais la mort de Mr Hawkins a\n\u00e9t\u00e9 pour lui un coup tr\u00e8s dur\u2026\nLe docteur m\u2019interrompit :\u2013 Oh ! oui, je sais\u2026 Je sais\u2026 J\u2019ai lu vos deux derni\u00e8res\nlettres\u2026\n\u2013 Enfin, je suppose, repris-je, que c\u2019est cette mort qui l\u2019a\nboulevers\u00e9\u2026 Le fait est que, lorsque nous \u00e9tions \u00e0\nLondres jeudi dernier, il a re\u00e7u comme un nouveau choc.\n\u2013 Un nouveau choc ? Peu de temps apr\u00e8s une fi\u00e8vre\nc\u00e9r\u00e9brale\u2026 Ah ! Cela est f\u00e2cheux\u2026 Quel genre\nd\u2019\u00e9motion ?\n\u2013 Il a cru voir quelqu\u2019un qui lui rappelait une chose\nterrible, cette chose m\u00eame qui a provoqu\u00e9 sa fi\u00e8vre\nc\u00e9r\u00e9brale.\nEt moi-m\u00eame, \u00e0 mon tour, je crus soudain que je n\u2019en\nsupporterais pas davantage : la piti\u00e9 que j\u2019\u00e9prouvais pour\nJonathan, les horreurs qu\u2019il avait v\u00e9cues, l\u2019\u00e9pouvantable\nmyst\u00e8re que l\u2019on devinait en lisant son journal, et la crainte\nqui n\u2019avait cess\u00e9 de grandir en moi depuis que j\u2019avais fait\ncette lecture \u2013 tout cela me d\u00e9chira v\u00e9ritablement le c\u0153ur\net sans doute perdis-je la t\u00eate un moment, car je me jetai \u00e0\ngenoux et levai les mains vers le docteur en le suppliant de\ngu\u00e9rir mon mari. Il me prit les mains, m\u2019obligea \u00e0 me\nrelever, me fit asseoir sur le sofa o\u00f9 il s\u2019assit pr\u00e8s de moi.\nTenant toujours ma main dans la sienne, il me dit alors, oh !\navec quelle bont\u00e9 dans la voix :\n\u2013 J\u2019ai toujours v\u00e9cu fort seul ; c\u2019est parce que mon\nexistence, justement, a \u00e9t\u00e9 remplie par le travail, que je n\u2019ai\npour ainsi dire pas eu le temps de me consacrer \u00e0 mes\namis. Mais depuis le jour, pas tr\u00e8s lointain, o\u00f9 mon cher\nJohn Seward m\u2019a appel\u00e9 ici, j\u2019ai appris \u00e0 conna\u00eetre tant de\npersonnes au grand c\u0153ur, d\u00e9vou\u00e9es et g\u00e9n\u00e9reuses que,maintenant plus que jamais, je ressens ma solitude \u2013 et\npourtant elle n\u2019avait fait que cro\u00eetre au cours des ann\u00e9es.\nCroyez donc que c\u2019est plein de respect pour vous que j\u2019ai\nfrapp\u00e9 \u00e0 votre porte, car vos lettres \u00e0 la pauvre Miss Lucy\nm\u2019avaient d\u00e9j\u00e0 fait esp\u00e9rer non pas que j\u2019allais d\u00e9couvrir\nce que je cherchais \u2013 non, pas cela \u2013 mais qu\u2019il existait\nencore des femmes capables de donner un sens \u00e0 la vie,\npeut-\u00eatre m\u00eame de la rendre heureuse, des femmes dont\nl\u2019existence tout enti\u00e8re servirait d\u2019exemple aux enfants qui\ndevraient na\u00eetre. Je suis vraiment heureux d\u2019\u00eatre ici et de\npouvoir faire quelque chose pour vous ; car si votre mari\nsouffre, il me semble que je pourrai porter rem\u00e8de \u00e0 sa\nsouffrance. Je vous promets de m\u2019y appliquer de mon\nmieux afin que votre vie \u00e0 tous deux soit \u00e9clair\u00e9e par le\nbonheur. Maintenant, il vous faut manger, la fatigue vous a\n\u00e9puis\u00e9e, et l\u2019inqui\u00e9tude aussi. Votre mari n\u2019aimerait pas\nvous voir si p\u00e2le ; et ce qu\u2019il n\u2019aime pas chez celle qu\u2019il\naime ne peut assur\u00e9ment pas lui faire de bien. C\u2019est donc\nen pensant \u00e0 lui, \u00e0 sa gu\u00e9rison compl\u00e8te que vous devez\nmanger de bon app\u00e9tit et sourire fr\u00e9quemment. Maintenant\nque vous m\u2019avez dit tout ce que vous savez concernant\nLucy, nous ne parlerons plus aujourd\u2019hui de cette pauvre\nenfant ni de ses souffrances ; cela ne servirait \u00e0 rien, sinon\n\u00e0 nous replonger dans la tristesse. Seulement, je vais\npasser la nuit ici, \u00e0 Exeter, car il faut encore que je\nr\u00e9fl\u00e9chisse \u00e0 ce que vous venez de m\u2019apprendre, puis, si\nvous me le permettez, je vous poserai \u00e0 nouveau quelques\nquestions. Pour l\u2019instant, vous allez essayer de m\u2019expliquer\nde quoi se plaint Jonathan\u2026 non, non, pas tout de suite\u2026vous devez d\u2019abord bien manger, tranquillement,\ntranquillement\u2026 Apr\u00e8s, vous m\u2019expliquerez\u2026\nLe lunch termin\u00e9, nous retourn\u00e2mes au salon et, sans\nattendre, il me dit :\n\u2013 Parlez maintenant, je vous \u00e9coute !\nAu moment d\u2019expliquer ce que je savais \u00e0 cet \u00e9minent\nsavant, je craignis qu\u2019il ne me pr\u00eet pour une idiote et\nJonathan pour un fou car, vraiment, son journal contient des\nchoses si bizarres ! Aussi, voyant que j\u2019h\u00e9sitais, il\nm\u2019encouragea gentiment, me promit de m\u2019aider si je\ntrouvais la chose, \u00e0 certains moments, trop difficile.\n\u2013 Trop difficile ! Oh ! c\u2019est bien cela, docteur Van\nHelsing ! Tout para\u00eet si \u00e9trange dans cette histoire\u2026\nincompr\u00e9hensible\u2026 Ne riez pas de moi ni de mon mari, je\nvous prie ! Depuis hier, je ne sais plus ce qu\u2019il faut croire.\nSoyez bon, ne me traitez pas de folle quand vous saurez\nquelles choses insolites ont pu me para\u00eetre r\u00e9elles !\nNon seulement sa r\u00e9ponse mais le ton m\u00eame sur lequel\nil me r\u00e9pondit, me rassur\u00e8rent.\n\u2013 Ma ch\u00e8re enfant, si vous saviez \u00e0 quel point est insolite\nl\u2019affaire pour laquelle on m\u2019a appel\u00e9 ici, c\u2019est vous qui vous\nmoqueriez ! J\u2019ai appris \u00e0 ne jamais n\u00e9gliger ce qu\u2019un\nhomme ou une femme peut croire, m\u00eame si ce qu\u2019il ou ce\nqu\u2019elle croit me para\u00eet d\u2019abord invraisemblable. J\u2019ai\ntoujours et avant tout essay\u00e9 de garder l\u2019esprit ouvert ; et\nce ne sont pas les petits \u00e9v\u00e9nements ordinaires de la vie,\nceux auxquels nous sommes habitu\u00e9s, qui pourraient me le\nfaire ouvrir davantage encore, mais bien les choses\n\u00e9tranges, bizarres, extraordinaires, celles qui nous fontplut\u00f4t douter de notre lucidit\u00e9.\n\u2013 Oh ! merci, merci, merci mille fois ! Vous me soulagez\nd\u2019un grand poids. Si vous le permettez, je vais vous donner\nquelque chose \u00e0 lire, quelque chose d\u2019assez long, mais je\nl\u2019ai recopi\u00e9 \u00e0 la machine ; cela vous aidera \u00e0 comprendre\nmes angoisses et celles de Jonathan. C\u2019est la copie du\njournal qu\u2019il a \u00e9crit pendant son s\u00e9jour en Transylvanie ; je\npr\u00e9f\u00e8re ne rien vous en dire : vous jugerez vous-m\u00eame. Et\nalors, quand nous nous reverrons, peut-\u00eatre aurez-vous la\nbont\u00e9 de me dire ce que vous en pensez r\u00e9ellement.\n\u2013 Je vous le promets, fit-il comme je lui tendais les\nfeuillets. Et, avec votre permission, demain matin, aussit\u00f4t\nque cela me sera possible, je viendrai vous rendre visite, \u00e0\nvous et \u00e0 votre mari.\n\u2013 Jonathan sera ici \u00e0 11 h 30. Venez d\u00e9jeuner avec\nnous. Vous pourrez prendre l\u2019express de 3 h 34 et serez \u00e0\nPaddington avant huit heures.\nIl parut \u00e9tonn\u00e9 que je connusse si bien l\u2019horaire des\ntrains ; il ne savait pas, naturellement, que je l\u2019avais \u00e9tudi\u00e9\nafin de faciliter les choses \u00e0 Jonathan au cas o\u00f9 il devrait\npr\u00e9cipitamment partir en voyage.\nLe Dr Van Helsing prit donc les feuillets qu\u2019il emporta.\nDemeur\u00e9e seule, je me mis \u00e0 penser\u2026 \u00e0 penser\u2026 et je\npense encore\u2026 \u00e0 je ne sais quoi.Lettre de A. Van Helsing \u00e0 Mrs J. Harker\n \n25 septembre, 6 h du soir\n \n\u00ab Ch\u00e8re madame Mina,\n\u00ab J\u2019ai donc lu l\u2019\u00e9tonnant journal de votre mari. Soyez\ntranquille, n\u2019ayez plus le moindre doute. Aussi \u00e9trange,\naussi terrible que tout cela puisse \u00eatre, tout cela est vrai !\nJ\u2019en suis absolument certain. Pour d\u2019autres, cela pourrait\nsignifier le pire \u2013 pour lui et pour vous, il n\u2019y a, au contraire,\nrien \u00e0 redouter. Votre Jonathan est un homme courageux,\nd\u00e9cid\u00e9 ; laissez-moi vous dire, et je parle d\u2019exp\u00e9rience,\nm\u2019\u00e9tant pench\u00e9 sur bien des cas, que celui qui a os\u00e9\ndescendre le long du mur et entrer dans cette chambre\ncomme votre mari l\u2019a fait \u2013 oui, et cela \u00e0 deux reprises \u2013,\ncelui-l\u00e0 ne souffrira pas sa vie durant du choc qu\u2019il a pu\nrecevoir. Ses facult\u00e9s mentales et affectives sont intactes :\nje puis vous le jurer avant m\u00eame d\u2019avoir vu votre mari.\nSoyez tout \u00e0 fait rassur\u00e9e \u00e0 ce sujet. Cependant, je\nvoudrais l\u2019interroger \u00e0 propos d\u2019autres choses. Je me\nf\u00e9licite d\u2019\u00eatre all\u00e9 vous voir aujourd\u2019hui, car j\u2019en ai tant\nappris en une fois que, de nouveau, je suis comme \u00e9bloui \u2013\n\u00e9bloui, je l\u2019avoue, comme jamais, et il me faut encore\nbeaucoup r\u00e9fl\u00e9chir.\u00ab Votre tout d\u00e9vou\u00e9,\n\u00ab Abraham Van Helsing. \u00bbMrs Harker au Dr A. Van Helsing\n \n25 septembre, 6 h 30 du soir\n \n\u00ab Mon cher docteur Van Helsing,\n\u00ab Je vous remercie mille fois pour votre aimable lettre\nqui m\u2019a tellement rassur\u00e9e, oui ! Et pourtant, si tout cela est\nvrai, comme vous le dites, quelles choses affreuses\npeuvent exister en ce monde et se peut-il \u2013 h\u00e9las ! \u2013 que\ncet homme, ce monstre, soit \u00e0 Londres ! J\u2019ai peur \u00e0 cette\nseule pens\u00e9e ! Je re\u00e7ois \u00e0 l\u2019instant, pendant que je vous\n\u00e9cris, un t\u00e9l\u00e9gramme de Jonathan m\u2019annon\u00e7ant qu\u2019il quitte\nLaunceston ce soir, \u00e0 6 h 25 et qu\u2019il arrivera ici \u00e0 10 h 18.\nVoulez-vous peut-\u00eatre, au lieu d\u2019\u00eatre des n\u00f4tres demain \u00e0\nmidi, venir partager notre petit d\u00e9jeuner \u00e0 huit heures, si ce\nn\u2019est pas trop t\u00f4t pour vous ? Au cas o\u00f9 vous seriez\npress\u00e9, vous pourriez partir par le train de 10 h 30 qui\narrive \u00e0 Paddington \u00e0 2 h 35. Ne r\u00e9pondez pas \u00e0 ce mot.\nSi je ne re\u00e7ois rien de vous, je vous attends pour le petit\nd\u00e9jeuner.\n\u00ab Croyez-moi, je vous prie, votre reconnaissante et fid\u00e8le\namie,\n\u00ab Mina Harker. \u00bbJournal de Jonathan Harker\n \n26 septembre\n \nJe pensais ne jamais reprendre ce journal, mais il me\nsemble que je doive \u00e0 nouveau \u00e9crire. Quand je suis rentr\u00e9\n\u00e0 la maison, hier soir, Mina m\u2019attendait pour souper et,\nnotre repas une fois termin\u00e9, elle m\u2019a racont\u00e9 la visite de\nVan Helsing et m\u2019a dit qu\u2019elle lui avait donn\u00e9 une copie de\nson journal et une copie du mien ; et, pour la premi\u00e8re fois,\nelle m\u2019avoua \u00e0 quel point elle avait \u00e9t\u00e9 inqui\u00e8te \u00e0 mon sujet.\nMais elle me montra imm\u00e9diatement la lettre du docteur, o\u00f9\nil affirme que tout ce que j\u2019ai \u00e9crit dans mon journal est la\nv\u00e9rit\u00e9 m\u00eame. Depuis que j\u2019ai lu cela, j\u2019ai l\u2019impression d\u2019\u00eatre\nun autre homme. Le doute o\u00f9 j\u2019\u00e9tais de la r\u00e9alit\u00e9 de cette\naventure me plongeait dans un abattement d\u2019o\u00f9, me\nsemblait-il, je ne sortirais jamais. Je sentais en moi une\nsorte d\u2019impuissance \u00e0 agir, tout m\u2019\u00e9tait obscurit\u00e9, sujet de\nm\u00e9fiance. Mais, \u00e0 pr\u00e9sent, je sais, je n\u2019ai plus peur de rien\nni de personne, pas m\u00eame du comte. Apr\u00e8s tout, il avait\nl\u2019intention de venir \u00e0 Londres, et il y est venu. C\u2019est lui que\nj\u2019ai vu, l\u2019autre jour. Il a rajeuni ! Comment y a-t-il r\u00e9ussi ?\nVan Helsing est l\u2019homme qui va le d\u00e9masquer, le chasser \u00e0\ntout jamais de notre vie, si Van Helsing est bien tel queMina le d\u00e9crit. Mina s\u2019habille et, dans quelques minutes, je\nvais aller prendre le professeur \u00e0 son h\u00f4tel\u2026 Il a paru\nassez surpris quand il m\u2019a vu. J\u2019entrai dans sa chambre et,\nd\u00e8s que je me fus pr\u00e9sent\u00e9, il me prit par les \u00e9paules, me\nfit tourner sur moi-m\u00eame de sorte que mon visage f\u00fbt alors\nen pleine lumi\u00e8re et, apr\u00e8s l\u2019avoir s\u00e9rieusement examin\u00e9, il\ns\u2019\u00e9tonna :\n\u2013 Mais madame Mina m\u2019a dit que vous \u00e9tiez malade,\nque vous aviez re\u00e7u un choc\u2026\nC\u2019\u00e9tait assez dr\u00f4le d\u2019entendre ce vieil homme appeler\nma femme \u00ab madame Mina \u00bb. Je souris en lui r\u00e9pondant :\n\u2013 Oui, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 malade, j\u2019ai re\u00e7u un choc ; mais vous\nm\u2019avez d\u00e9j\u00e0 gu\u00e9ri.\n\u2013 Gu\u00e9ri ? Et comment ?\n\u2013 En \u00e9crivant \u00e0 Mina la lettre que vous lui avez envoy\u00e9e\nhier soir. Je doutais de tout, tout se teintait pour moi\nd\u2019irr\u00e9el, je ne savais pas ce qu\u2019il me fallait croire, je me\nm\u00e9fiais m\u00eame de ce que j\u2019\u00e9prouvais. Et ne sachant pas ce\nqu\u2019il me fallait croire, je ne savais pas non plus ce que je\ndevais faire. Je sentais que je continuerais toujours \u00e0\nsuivre l\u2019orni\u00e8re ; mais, d\u2019autre part, je souffrais de ce que\nmon travail devenait de plus en plus une sorte de routine, et\nc\u2019est alors que je commen\u00e7ai \u00e0 ne plus croire m\u00eame en\nmoi. Docteur, vous ne savez pas ce que c\u2019est que de\ndouter de tout et de soi-m\u00eame ! Non, vous ne le savez\npas ! C\u2019est impossible ; on le devine rien qu\u2019\u00e0 voir votre\nfront.\nIl parut amus\u00e9 et dit en riant :\n\u2013 Ah ! vous \u00eates physionomiste ! Depuis que je suis ici,j\u2019apprends de nouvelles choses d\u2019heure en heure. C\u2019est\navec le plus grand plaisir que je partagerai votre petit\nd\u00e9jeuner. Oh ! Monsieur, vous permettrez, n\u2019est-ce pas, au\nvieillard que je suis, de vous parler sinc\u00e8rement ? Vous\n\u00eates heureux d\u2019avoir une femme telle que la v\u00f4tre !\nUne journ\u00e9e enti\u00e8re, je l\u2019aurais \u00e9cout\u00e9 faire l\u2019\u00e9loge de\nMina, de sorte que j\u2019acquies\u00e7ai d\u2019un simple signe de t\u00eate,\net demeurai silencieux.\n\u2013 Elle est vraiment une femme de Dieu. Il l\u2019a faite de Sa\npropre main pour nous prouver, \u00e0 nous les hommes et\naussi aux autres femmes, qu\u2019il existe un paradis o\u00f9 nous\nentrerons un jour et que, d\u00e8s maintenant, sa lumi\u00e8re peut\nnous \u00e9clairer sur la terre. Un \u00eatre si fid\u00e8le \u00e0 soi-m\u00eame et\naux autres, si doux, si g\u00e9n\u00e9reux, qui se donne tout entier \u00e0\nson entourage \u2013 cela, laissez-moi vous le dire aussi, c\u2019est\nrare et c\u2019est, de ce fait, beaucoup dans notre si\u00e8cle de\nscepticisme et d\u2019\u00e9go\u00efsme. Et vous, monsieur\u2026 J\u2019ai lu\ntoutes les lettres de votre femme \u00e0 la pauvre Miss Lucy, et\nbeaucoup de ces lettres parlent de vous. Je vous connais\ndonc depuis quelques jours d\u00e9j\u00e0, gr\u00e2ce \u00e0 ceux qui vous\nconnaissaient ; mais ce que vous \u00eates r\u00e9ellement, je le sais\nseulement depuis hier soir. Donnez-moi la main, voulez-\nvous ? Et soyons amis pour toujours.\nNous nous serr\u00e2mes la main ; cette cordialit\u00e9 si sinc\u00e8re\nm\u2019\u00e9mut profond\u00e9ment.\n\u2013 Et maintenant, me dit-il, puis-je vous demander de\nm\u2019aider encore ? J\u2019ai devant moi une t\u00e2che importante \u00e0\naccomplir et, pour cela, avant toute autre chose il me faut\nsavoir. C\u2019est ici que j\u2019ai besoin de votre aide Pouvez-vousme dire ce qui s\u2019est pass\u00e9 avant votre d\u00e9part pour la\nTransylvanie ? Plus tard, peut-\u00eatre, aurai-je encore recours\n\u00e0 vous, mais pour r\u00e9soudre des questions d\u2019ordre diff\u00e9rent.\nQue vous r\u00e9pondiez \u00e0 celle-l\u00e0, voil\u00e0 qui me suffira pour le\nmoment.\n\u2013 Mais, monsieur, fis-je, je ne vois pas le rapport \u00e0\n\u00e9tablir entre le comte et l\u2019affaire dont vous vous occupez.\n\u2013 Il y en a un pourtant, r\u00e9pondit-il avec gravit\u00e9.\n\u2013 Dans ce cas, comptez sur moi.\nApr\u00e8s le petit d\u00e9jeuner, je le conduisis \u00e0 la gare. Au\nmoment de nous s\u00e9parer, il me dit :\n\u2013 Pourriez-vous venir \u00e0 Londres si je vous le demande ?\nEt y venir avec madame Mina ?\n\u2013 Nous viendrons tous les deux quand cela vous\nconviendra.\nJe lui avais achet\u00e9 les journaux du matin ainsi que les\njournaux de Londres du soir pr\u00e9c\u00e9dent et, tandis que nous\nbavardions \u00e0 la porti\u00e8re du compartiment en attendant le\nd\u00e9part du train, il les feuilletait. Son attention parut soudain\nattir\u00e9e par un titre de la Westminster Gazette et, aussit\u00f4t, il\nbl\u00eamit. Il lut quelques lignes, et je l\u2019entendis murmurer avec\neffroi :\n\u2013 Mon Dieu ! Mon Dieu ! D\u00e9j\u00e0 ! D\u00e9j\u00e0 !\nJe crois que, dans son \u00e9motion, il avait m\u00eame oubli\u00e9 ma\npr\u00e9sence.\nLe sifflet retentit, et le train s\u2019\u00e9branla. Rappel\u00e9 alors \u00e0 la\nr\u00e9alit\u00e9, Van Helsing se pencha \u00e0 la porti\u00e8re, agita la main\net me cria :\n\u2013 Toutes mes amiti\u00e9s \u00e0 madame Mina ! J\u2019\u00e9crirai d\u00e8sque je le pourrai.Journal du Dr Seward\n \n26 septembre\n \nAu fond, rien n\u2019est jamais fini. Une semaine ne s\u2019est pas\n\u00e9coul\u00e9e depuis que j\u2019ai \u00e9crit le mot \u00ab fin \u00bb, et voil\u00e0 pourtant\nqu\u2019aujourd\u2019hui je reprends ce journal, que je recommence\nm\u00eame \u00e0 parler des m\u00eames choses. Jusqu\u2019\u00e0 cet apr\u00e8s-\nmidi, du reste, je n\u2019avais aucune raison de penser \u00e0 ce qui\nappartient d\u00e9j\u00e0 au pass\u00e9. Renfield est plus calme que\njamais. Il s\u2019\u00e9tait depuis quelque temps remis \u00e0 s\u2019occuper\nde ses mouches ; maintenant, ce sont ses araign\u00e9es qui lui\nprennent des heures enti\u00e8res ; pour le moment, il ne me\ncause donc plus aucun ennui. Je viens de recevoir une\nlettre d\u2019Arthur, \u00e9crite dimanche, et d\u2019apr\u00e8s tout ce qu\u2019il me\ndit, je conclus qu\u2019il se porte bien. Quincey Morris est\naupr\u00e8s de lui, ce qui, je crois, l\u2019aidera \u00e0 se remettre des\ncoups terribles qui viennent de le frapper, car ce Morris est\nun gar\u00e7on dynamique et plein d\u2019entrain. D\u2019ailleurs, celui-ci\nm\u2019a \u00e9crit \u00e9galement, et il m\u2019apprend qu\u2019Arthur retrouve un\npeu de sa gaiet\u00e9. De ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0, aussi, je suis tranquille. En\nce qui me concerne, je me remettais peu \u00e0 peu au travail\navec mon enthousiasme de nagu\u00e8re, et j\u2019aurais tr\u00e8s bien\npu dire \u00e0 mon tour que la blessure dont je souffrais \u00e0 causede la pauvre, de l\u2019innocente Lucy, se cicatrisait de jour en\njour. H\u00e9las ! la voil\u00e0 rouverte ! Et comment tout cela finira,\nDieu seul le sait ! Il me semble que Van Helsing croit le\nsavoir, lui, mais il n\u2019en dit jamais trop en une fois afin\nd\u2019aiguiser la curiosit\u00e9. Hier, il est all\u00e9 \u00e0 Exeter, d\u2019o\u00f9 il est\nrevenu aujourd\u2019hui seulement. C\u2019est vers cinq heures qu\u2019il\nest entr\u00e9 dans mon bureau, en se pr\u00e9cipitant vers moi pour\nme tendre l\u2019\u00e9dition d\u2019hier soir de \nThe Westminster\nGazette\n.\n\u2013 Que pensez-vous de ceci ? me demanda-t-il en\nreculant ensuite, les bras crois\u00e9s.\nJe parcourus rapidement des yeux le journal, car je me\ndemandais \u00e0 quoi il faisait allusion. Mais, revenant vers\nmoi, il me l\u2019arracha et pointa du doigt un article o\u00f9 il \u00e9tait\nquestion d\u2019enfants disparus aux environs d\u2019Hampstead,\nmais que l\u2019on avait retrouv\u00e9s. Cela ne me frappa point\nparticuli\u00e8rement, jusqu\u2019au moment o\u00f9 je lus qu\u2019ils portaient\ntous \u00e0 la gorge de petites blessures, comme s\u2019ils avaient\n\u00e9t\u00e9 mordus. Alors, une id\u00e9e me traversa l\u2019esprit et je levai\nles yeux sur Van Helsing.\n\u2013 Eh bien ? fit-il.\n\u2013 C\u2019est ce qui est arriv\u00e9 \u00e0 la pauvre Lucy.\n\u2013 Et comment expliquez-vous cela ?\n\u2013 Tout simplement, la cause est la m\u00eame. Ce qui l\u2019avait\nbless\u00e9e, elle, a aussi bless\u00e9 les enfants.\n\u2013 C\u2019est vrai\u2026 indirectement, mais non pas directement.\n\u2013 Que voulez-vous dire, professeur ? Vraiment, je n\u2019avais\nrien compris \u00e0 sa r\u00e9ponse, et j\u2019\u00e9tais enclin \u00e0 prendre son\ns\u00e9rieux un peu \u00e0 la l\u00e9g\u00e8re, car, apr\u00e8s tout, un repos dequatre jours apr\u00e8s les terribles et \u00e9prouvantes anxi\u00e9t\u00e9s que\nnous avions v\u00e9cues m\u2019avait rendu un peu de sens critique,\nmais lorsque je vis l\u2019expression de son visage, je changeai\nde ton ; jamais, m\u00eame quand la maladie de Lucy nous\nmettait au comble du d\u00e9sespoir, Van Helsing ne m\u2019avait\nparu \u00e0 ce point constern\u00e9.\n\u2013 Quelle est votre pens\u00e9e ? Expliquez-vous ! Pour moi,\nvraiment, je ne sais qu\u2019imaginer.\n\u2013 Vous n\u2019allez pas me faire croire, mon cher John, que\nvous ne vous doutez nullement de ce qui a pu provoquer la\nmort de la pauvre Lucy ? Non seulement les \u00e9v\u00e9nements\ndevraient vous y aider, mais aussi les commentaires, les\nr\u00e9flexions que j\u2019ai pu faire devant vous.\n\u2013 Prostration nerveuse due \u00e0 de trop grandes pertes\u2026 \u00e0\nun trop grand gaspillage de sang ?\n\u2013 Et ces pertes de sang, ce gaspillage, comme vous\ndites, sont dus \u00e0 quoi ?\nJe hochai la t\u00eate. Il vint s\u2019asseoir \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi et reprit :\n\u2013 Vous \u00eates intelligent, mon cher John. Vous raisonnez\nde fa\u00e7on tr\u00e8s juste et vous avez l\u2019esprit ouvert, mais vous\navez aussi des pr\u00e9jug\u00e9s. Vous ne laissez pas vos yeux voir\nni vos oreilles entendre, et tout ce qui ne fait pas partie de\nvotre vie quotidienne, vous n\u2019en tenez gu\u00e8re compte. Ne\npensez-vous pas qu\u2019il y a des choses qui, m\u00eame si vous ne\nles comprenez pas, existent cependant ? Et que certains\nd\u2019entre nous voient ce que d\u2019autres ne voient pas ? Mais il\ny a des choses que les hommes ne peuvent percevoir\nparce qu\u2019ils en connaissent \u2013 ou pensent en conna\u00eetre \u2013\nd\u2019autres qu\u2019on leur a enseign\u00e9es. Ah ! C\u2019est bien l\u00e0 led\u00e9faut de la science : elle voudrait tout expliquer ; et quand\nil lui est impossible d\u2019expliquer, elle d\u00e9clare qu\u2019il n\u2019y a rien\n\u00e0 expliquer. Pourtant nous voyons partout et chaque jour\nappara\u00eetre de nouvelles th\u00e9ories, ou plut\u00f4t qui se disent\nnouvelles ; en v\u00e9rit\u00e9, elles sont vieilles mais pr\u00e9tendent \u00eatre\njeunes \u2013 tout comme ces belles dames que l\u2019on voit \u00e0\nl\u2019op\u00e9ra. Bon, maintenant, je suppose que vous ne croyez\npas \u00e0 la transmutation des corps ? Non ? Ni \u00e0 la\nmat\u00e9rialisation ? Non ? Ni au corps astral ? Non ? Ni \u00e0 la\nlecture de la pens\u00e9e ? Non ? Ni \u00e0 l\u2019hypnotisme\u2026\n\u2013 Si, Charcot nous en a donn\u00e9 assez de preuves\u2026\nEn souriant, il poursuivit :\n\u2013 Donc, \u00e0 ce sujet, vous \u00eates convaincu ! Et,\nnaturellement, vous en comprenez le m\u00e9canisme et vous\nsuivez parfaitement la d\u00e9monstration du grand Charcot \u2013\nh\u00e9las ! il n\u2019est plus\u2026 \u2013 quand il explique ce qui se passe\nchez le patient\u2026 Non ? Alors, mon cher John, dois-je\ncomprendre que vous acceptez tout simplement le fait, le\nr\u00e9sultat, sans rien approfondir d\u2019autre ? Non ? Mais dites-\nmoi donc, car je suis un sp\u00e9cialiste des maladies\nmentales, ne l\u2019oubliez pas !\u2026 dites-moi donc comment il\nse fait que vous acceptiez l\u2019hypnotisme tout en rejetant la\nt\u00e9l\u00e9pathie ? Laissez-moi vous le dire, mon ami : de nos\njours, on r\u00e9alise \u00e0 l\u2019aide de l\u2019\u00e9lectricit\u00e9 des choses que\nceux-l\u00e0 m\u00eames qui l\u2019ont d\u00e9couverte auraient jug\u00e9es\nsacril\u00e8ges et \u00e0 cause desquelles, les eussent-ils eux-\nm\u00eames commises \u00e0 l\u2019\u00e9poque, ils se seraient vu\ncondamner au b\u00fbcher pour sorcellerie. La vie est toujours\npleine de myst\u00e8res. Pourquoi Mathusalem a-t-il v\u00e9cu neufcents ans, alors que notre pauvre Lucy, malgr\u00e9 le sang de\nquatre hommes inject\u00e9 dans ses veines, n\u2019a pu survivre un\nseul jour ? Car si elle avait surv\u00e9cu un seul jour, nous\naurions pu la sauver ! Connaissez-vous enti\u00e8rement le\nmyst\u00e8re de la vie et de la mort ? Connaissez-vous tout de\nl\u2019anatomie compar\u00e9e, et pouvez-vous dire pourquoi\ncertains hommes ont les caract\u00e9ristiques de la brute, et\nd\u2019autres pas ? Pouvez-vous m\u2019expliquer pourquoi, alors\nque les autres araign\u00e9es meurent jeunes, cette araign\u00e9e\ng\u00e9ante qui a v\u00e9cu pendant des si\u00e8cles dans la tour de la\nvieille \u00e9glise espagnole, s\u2019est mise \u00e0 grandir, \u00e0 grandir\njusqu\u2019au jour o\u00f9 elle a pu descendre boire l\u2019huile que\ncontenaient toutes les lampes du temple ? Pouvez-vous\nm\u2019expliquer pourquoi dans la pampa, et aussi ailleurs du\nreste, des chauves-souris viennent la nuit ouvrir les veines\nnon seulement du menu b\u00e9tail mais des chevaux et boivent\njusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re goutte de leur sang ? M\u2019expliquer\ncomment il se fait que, dans certaines \u00eeles des mers\noccidentales, des chauves-souris \u2013 encore elles \u2013 restent\nsuspendues aux arbres pendant toute la journ\u00e9e, puis,\nquand les marins se sont endormis sur le pont des navires\n\u00e0 cause de la chaleur, fondent sur eux, si bien qu\u2019on les\ntrouve morts au matin, exsangues comme l\u2019\u00e9tait la pauvre\nMiss Lucy ?\n\u2013 Bon Dieu, professeur ! m\u2019\u00e9criai-je, voulez-vous me\nfaire entendre que Lucy a \u00e9t\u00e9 la victime d\u2019une chauve-\nsouris ? Et qu\u2019une chose semblable peut se passer ici, \u00e0\nLondres, au XIXe si\u00e8cle ?\nD\u2019un geste il m\u2019imposa silence et reprit :\u2013 Pouvez-vous m\u2019expliquer pourquoi les tortues vivent\nplus longtemps que des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019hommes, pourquoi\nl\u2019\u00e9l\u00e9phant voit dispara\u00eetre des dynasties humaines l\u2019une\napr\u00e8s l\u2019autre, et pourquoi le perroquet ne meurt que s\u2019il est\nmordu par un chat ou par un chien \u2013 ou s\u2019il souffre de\nquelque autre mal ? Pouvez-vous me dire pourquoi des\nhommes, en tout temps et en tout lieu, ont cru que certains\nsont appel\u00e9s \u00e0 vivre \u00e9ternellement ? Nous savons tous \u2013 la\nscience l\u2019affirme \u2013 que des crapauds sont rest\u00e9s pendant\ndes milliers d\u2019ann\u00e9es dans le m\u00eame petit trou sous des\nrochers. Pouvez-vous me dire pourquoi le fakir de l\u2019Inde\npeut se donner la mort et se faire enterrer, faire sceller son\ntombeau et y faire semer du bl\u00e9 ; pourquoi on en s\u00e8me\nencore apr\u00e8s la premi\u00e8re r\u00e9colte, et pourquoi, lorsque ce\nnouveau bl\u00e9 est coup\u00e9, des hommes viennent enlever le\nsceau et trouvent, \u00e9tendu dans son tombeau, le fakir, non\npas mort, mais qui se l\u00e8ve aussit\u00f4t pour marcher parmi\neux ?\nIl s\u2019interrompit. Pour moi, il me semblait que j\u2019allais\nperdre la t\u00eate. Van Helsing me farcissait l\u2019esprit de tant\nd\u2019excentricit\u00e9s de la nature, de tant d\u2019impossibilit\u00e9s qui\ndevenaient tout \u00e0 coup possibles, que mon imagination\nprenait feu. Je me doutais vaguement qu\u2019il voulait me\nd\u00e9montrer quelque chose, comme autrefois \u00e0 Amsterdam ;\nseulement, alors, il m\u2019indiquait l\u2019objet de son cours afin que\nje l\u2019eusse tout le temps \u00e0 l\u2019esprit. Aujourd\u2019hui, je n\u2019\u00e9tais pas\nsoutenu par ce point de d\u00e9part, et pourtant je ne d\u00e9sirais\nrien tant que suivre son id\u00e9e et les d\u00e9veloppements qu\u2019il\nallait en donner.\u2013 Professeur, lui dis-je, laissez-moi \u00e0 nouveau \u00eatre votre\n\u00e9tudiant pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Dites-moi le sujet que vous traitez afin que\nje puisse appliquer vos th\u00e9ories \u00e0 mesure que vous les\navancez. Pour le moment, c\u2019est comme un fou, et non pas\ncomme un homme sain d\u2019esprit, que j\u2019essaye \u00e0 grand-\npeine de relier les exemples que vous prenez. J\u2019ai\nl\u2019impression d\u2019\u00eatre un enfant pataugeant dans un\nmar\u00e9cage par temps de brouillard et sautant d\u2019une touffe\nd\u2019herbes s\u00e8ches \u00e0 une autre sans savoir o\u00f9 je vais.\n\u2013 Ma fois, l\u2019image est bonne, dit-il. Eh bien ! je vais vous\ndire tout de suite o\u00f9 je veux en venir : je veux que vous\ncroyiez\u2026\n\u2013 Que je croie\u2026 ?\n\u2013 Oui, que vous croyiez \u00e0 des choses auxquelles,\njusqu\u2019ici, vous ne croyiez pas. Laissez-moi vous expliquer.\nUn jour, j\u2019ai entendu un Am\u00e9ricain d\u00e9finir ainsi la foi : \u00ab Une\nfacult\u00e9 qui nous permet de croire \u00e0 des choses que nous\nsavons n\u2019\u00eatre pas vraies. \u00bb Je saisis parfaitement l\u2019id\u00e9e de\ncet homme. Il veut que nous gardions l\u2019esprit ouvert, que\nnous ne laissions pas une toute petite v\u00e9rit\u00e9 arr\u00eater le\nprogr\u00e8s d\u2019une v\u00e9rit\u00e9 plus grande. C\u2019est cette v\u00e9rit\u00e9 infime\nque nous appr\u00e9hendons d\u2019abord ; nous l\u2019estimons \u00e0 sa\njuste valeur mais nous ne devons pas lui laisser croire\nqu\u2019elle est toute la v\u00e9rit\u00e9 de l\u2019univers.\n\u2013 Vous voulez donc que des id\u00e9es pr\u00e9con\u00e7ues ne\nm\u2019emp\u00eachent pas d\u2019en accepter d\u2019autres, plut\u00f4t\nextraordinaires ?\n\u2013 Ah ! vous \u00eates toujours mon meilleur \u00e9l\u00e8ve ! On ne perd\npas son temps \u00e0 vous expliquer quelque chose !Maintenant que vous voulez chercher \u00e0 comprendre, que\nvous avez fait le premier pas, vous allez comprendre.\nDonc, vous pensez que ces petites blessures \u00e0 la gorge\ndes enfants ont la m\u00eame origine que celles que nous avons\nvues \u00e0 la gorge de Miss Lucy ?\n\u2013 Oui, je suppose\u2026 Il se leva.\n\u2013 Vous vous trompez, d\u00e9clara-t-il. Oh ! s\u2019il en \u00e9tait ainsi !\nMais h\u00e9las ! non\u2026 La v\u00e9rit\u00e9 est bien plus terrible bien plus\nterrible\u2026\n\u2013 Pour l\u2019amour de Dieu, professeur, que voulez-vous\ndire ?\nAvec un geste d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, il se laissa tomber sur une\nchaise et, les coudes sur la table, se couvrit le visage des\ndeux mains cependant qu\u2019il m\u2019avouait :\n\u2013 Ces enfants ont \u00e9t\u00e9 victimes de Miss Lucy elle-m\u00eame !15\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward (Suite)\n \nMa col\u00e8re n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 plus grande si, alors qu\u2019elle\nvivait encore, Van Helsing avait gifl\u00e9 Lucy.\nJe frappai du poing sur la table et me levai en\ndemandant :\n\u2013 Est-ce que vous devenez fou, professeur ?\nIl releva la t\u00eate, me regarda, et la tendresse que je lus\ndans ses yeux me calma aussit\u00f4t.\n\u2013 Oh ! que ne le suis-je, fou, dit-il lentement. La folie\nserait beaucoup plus facile \u00e0 supporter qu\u2019une v\u00e9rit\u00e9\ncomme celle-ci. Oh ! mon ami, pourquoi, \u00e0 votre avis, ai-je\nattendu aussi longtemps avant de vous avouer une chose\naussi simple ? Peut-\u00eatre parce que je vous d\u00e9teste encore,\ncomme je vous ai toujours d\u00e9test\u00e9 ? Peut-\u00eatre parce que je\nd\u00e9sirais vous faire souffrir ? Parce que je voulais, apr\u00e8s\ntant d\u2019ann\u00e9es, me venger de ce geste par lequel vous\nm\u2019aviez sauv\u00e9 la vie ? Ah non ! n\u2019est-ce pas ?\u2013 Pardonnez-moi, dis-je.\n\u2013 Au contraire, mon ami, reprit-il, parce que, cette v\u00e9rit\u00e9,\nje voulais vous la dire en vous faisant le moins de mal\npossible, car je savais que vous aviez aim\u00e9 cette jeune\nfille. Pourtant, maintenant encore, je n\u2019esp\u00e8re pas que vous\nalliez me croire tout de suite. Il est si difficile d\u2019accepter\nimm\u00e9diatement une v\u00e9rit\u00e9 abstraite que, le plus souvent,\nnous commen\u00e7ons par en douter, surtout lorsque nous\navons toujours cru exactement le contraire. Et il est plus\ndifficile encore d\u2019accepter une v\u00e9rit\u00e9 concr\u00e8te, surtout\nlorsqu\u2019elle est aussi \u00e9pouvantable que celle-ci. Ce soir, je\nvous prouverai qu\u2019il faut y croire. Oserez-vous venir avec\nmoi ?\nCela me stup\u00e9fia. On ne saurait trouver de plaisir \u00e0\nprouver une telle v\u00e9rit\u00e9. Byron excepte de cette r\u00e8gle la\njalousie : \u00ab Et prouve la v\u00e9rit\u00e9 m\u00eame qu\u2019il abhorrait le plus\n[3]\n. \u00bb\nIl vit que j\u2019h\u00e9sitais, et poursuivit :\n\u2013 Le raisonnement est simple et, cette fois, ce n\u2019est pas\nle raisonnement d\u2019un fou qui patauge dans un mar\u00e9cage en\nsautant d\u2019une touffe d\u2019herbes \u00e0 une autre. Si ce que je vous\ndis n\u2019est pas vrai, alors, la preuve que nous en aurons sera\npour nous un soulagement ou, du moins, elle n\u2019aggravera\npas l\u2019histoire de la fin de Lucy, si p\u00e9nible d\u00e9j\u00e0. Mais, si\nc\u2019est vrai ? Ah ! c\u2019est ce qu\u2019il faut redouter ; et pourtant,\ncette crainte m\u00eame aidera ma cause, car j\u2019ai d\u2019abord\nbesoin qu\u2019on y croie. Bon. Voici ce que je vous propose.\nEn premier lieu, nous allons tout de suite aller voir cet\nenfant au North Hospital, l\u00e0 o\u00f9, les journaux nousl\u2019apprennent, on l\u2019a conduit imm\u00e9diatement. Le Dr Vincent,\nattach\u00e9 \u00e0 cet h\u00f4pital, est un de mes amis, et un des v\u00f4tres\naussi, je pense, puisque vous avez fait vos \u00e9tudes\nensemble \u00e0 Amsterdam. M\u00eame s\u2019il lui \u00e9tait impossible de\nlaisser voir son malade \u00e0 ses amis, il le laissera voir aux\nm\u00e9decins. Nous ne lui dirons rien, sinon que nous d\u00e9sirons\navoir des d\u00e9tails sur le cas en question. Ensuite\u2026\n\u2013 Ensuite ?\nIl prit une clef dans sa poche qu\u2019il remua l\u00e9g\u00e8rement du\nbout des doigts.\n\u2013 Ensuite, nous irons, vous et moi, passer la nuit dans le\ncimeti\u00e8re o\u00f9 Lucy repose. Voici la clef qui ferme le\ntombeau. Le fossoyeur me l\u2019a donn\u00e9e afin que je la remette\n\u00e0 Arthur.\n\u00c0 la pens\u00e9e de la nouvelle et terrible \u00e9preuve qui nous\nattendait, je sentis mes forces m\u2019abandonner. Pourtant, je\nn\u2019avais rien d\u2019autre \u00e0 faire que de me montrer aussi\ncourageux que je le pouvais, et je d\u00e9clarai que nous\ndevions nous h\u00e2ter, car la fin de l\u2019apr\u00e8s-midi approchait\u2026\nL\u2019enfant, quand nous entr\u00e2mes dans sa chambre, \u00e9tait\n\u00e9veill\u00e9. Il avait dormi et pris un peu de nourriture, et son \u00e9tat\ng\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait satisfaisant. Le Dr Vincent \u00f4ta le bandage du\ncou pour nous montrer les deux petites blessures. C\u2019\u00e9taient\nexactement les m\u00eames que celles que portait Lucy. Elles\n\u00e9taient plus petites, paraissaient plus fra\u00eeches, c\u2019\u00e9tait toute\nla diff\u00e9rence. Nous demand\u00e2mes \u00e0 Vincent d\u2019o\u00f9, \u00e0 son\navis, elles provenaient ; il nous r\u00e9pondit que l\u2019enfant avait\nd\u00fb \u00eatre mordu par un animal, peut-\u00eatre un rat ; pour sa part,\ntoutefois, il croyait plut\u00f4t qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019une de ceschauves-souris, si nombreuses sur les hauteurs au nord de\nLondres.\n\u2013 Parmi toutes celles qui sont inoffensives, ajouta-t-il, il\nen est peut-\u00eatre d\u2019une esp\u00e8ce sauvage plus cruelle, venant\ndes pays du Sud. Peut-\u00eatre quelque marin en a-t-il ramen\u00e9\nune chez lui et s\u2019est-elle \u00e9chapp\u00e9e, ou bien est-ce une\njeune chauve-souris qui s\u2019est envol\u00e9e du jardin zoologique,\net pourquoi, dans ce cas, ne serait-ce pas une chauve-\nsouris de la race des vampires ? Car on en \u00e9l\u00e8ve au zoo. Il\nn\u2019y a pas dix jours, c\u2019est un loup qui s\u2019est \u00e9chapp\u00e9, et on l\u2019a\naper\u00e7u, je crois, dans ces environs. Aussi, durant une\nsemaine, les enfants n\u2019ont plus jou\u00e9 \u00e0 rien d\u2019autre qu\u2019au\nPetit Chaperon rouge jusqu\u2019au moment o\u00f9 cette \u00ab dame-\nen-sang \u00bb a fait son apparition. Alors, ils n\u2019ont plus pens\u00e9\nqu\u2019\u00e0 elle\u2026 Ce pauvre petit encore, quand il s\u2019est r\u00e9veill\u00e9\ntout \u00e0 l\u2019heure, a demand\u00e9 \u00e0 l\u2019infirmi\u00e8re s\u2019il pouvait partir. Et\nquand elle a voulu savoir pourquoi il d\u00e9sirait partir, il lui a\ndit : \u00ab Pour aller jouer avec la \u201cdame-en-sang\u201d. \u00bb\n\u2013 J\u2019esp\u00e8re, lui dit Van Helsing, que, lorsque vous\npermettrez \u00e0 l\u2019enfant de rentrer chez ses parents, vous\nrecommanderez \u00e0 ceux-ci de le surveiller \u00e9troitement. Ces\nescapades dont il r\u00eave sont tr\u00e8s dangereuses, et la\nprochaine pourrait \u00eatre fatale. Mais je suppose que vous\navez l\u2019intention de le garder encore quelques jours ici ?\n\u2013 Pendant une semaine, au moins ; davantage, si les\nblessures ne sont pas gu\u00e9ries au bout de huit jours.\nNotre visite \u00e0 l\u2019h\u00f4pital ayant \u00e9t\u00e9 plus longue que nous ne\nl\u2019avions pr\u00e9vu, il faisait d\u00e9j\u00e0 nuit quand nous nous\nretrouv\u00e2mes dans la rue.\u2013 Inutile de nous presser, dit alors Van Helsing. Je ne\ncroyais pas qu\u2019il f\u00fbt si tard\u2026 Venez : il nous faut d\u2019abord\nmanger quelque chose, puis nous ferons ce qu\u2019il nous reste\n\u00e0 faire\u2026\nNous all\u00e2mes d\u00eener au Jack Straw\u2019s Castle, o\u00f9 nous\ne\u00fbmes la compagnie d\u2019un petit groupe de cyclistes et\nd\u2019autres personnes fort joyeuses. Vers dix heures, nous\nquitt\u00e2mes l\u2019auberge. La nuit \u00e9tait particuli\u00e8rement obscure,\net bient\u00f4t nous n\u2019e\u00fbmes m\u00eame plus la clart\u00e9 des rares\nr\u00e9verb\u00e8res. De toute \u00e9vidence, le professeur avait \u00e9tudi\u00e9 le\nchemin que nous devions suivre, car il avan\u00e7ait sans la\nmoindre h\u00e9sitation. Pour moi, j\u2019aurais \u00e9t\u00e9 bien embarrass\u00e9\ns\u2019il m\u2019avait fallu dire o\u00f9 je me trouvais. Nous rencontrions\nde moins en moins de gens, si bien que finalement nous\nf\u00fbmes m\u00eame \u00e9tonn\u00e9s de croiser des policiers \u00e0 cheval qui\npatrouillaient. Parvenus enfin au mur du cimeti\u00e8re, nous\nl\u2019escalad\u00e2mes. Non sans quelque difficult\u00e9, car nous ne\nconnaissions pas l\u2019endroit et il y faisait plus obscur encore\nque sur la route ; nous trouv\u00e2mes le tombeau de la famille\nWestenra. Le professeur tira la clef de sa poche, ouvrit la\nporte grin\u00e7ante, puis, tr\u00e8s poliment mais sans doute\ninconsciemment, recula d\u2019un pas pour me laisser passer le\npremier. Cette amabilit\u00e9, dans une circonstance aussi\nlugubre, avait quelque chose d\u2019ironique. Mon compagnon\nme suivit, referma la porte avec pr\u00e9caution et apr\u00e8s s\u2019\u00eatre\nassur\u00e9 que la serrure n\u2019\u00e9tait pas une serrure \u00e0 ressort, car,\ndans ce dernier cas, notre situation e\u00fbt \u00e9t\u00e9 des plus\nmauvaises. Il prit alors dans sa trousse une bo\u00eete\nd\u2019allumettes et un morceau de bougie qui devait nous\u00e9clairer. Le tombeau, lorsque nous l\u2019avions vu dans la\njourn\u00e9e garni de fleurs fra\u00eeches, donnait d\u00e9j\u00e0 le frisson ;\nmais maintenant que quelques jours s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9s\ndepuis les fun\u00e9railles, que toutes ces fleurs \u00e9taient fan\u00e9es,\nles p\u00e9tales blancs virant au roux et les feuillages\nbrunissant, que les araign\u00e9es et autres petites b\u00eates\nr\u00e9gnaient \u00e0 nouveau ici, que la pierre d\u00e9lav\u00e9e par le temps\napparaissait, ainsi que le mortier, recouverte de poussi\u00e8re\net les fers rouill\u00e9s, que les cuivres ternis et les plaques\nd\u2019argent \u00e9galement ternies refl\u00e9taient faiblement la clart\u00e9\nde la bougie, le spectacle passait en sombre horreur tout\nce que l\u2019imagination e\u00fbt pu concevoir. M\u00eame si on avait\ntent\u00e9 de le repousser, malgr\u00e9 soi on \u00e9prouvait le sentiment\nque la vie \u2013 la vie animale \u2013 n\u2019\u00e9tait pas seule \u00e0 dispara\u00eetre\n\u00e0 tout jamais.\nVan Helsing proc\u00e9da avec m\u00e9thode. Tenant la bougie en\nsorte qu\u2019il p\u00fbt lire les inscriptions sur chaque cercueil et en\nsorte que la cire, aussit\u00f4t qu\u2019elle tombait sur les plaques\nd\u2019argent, se figeait en taches blanches, chercha et trouva le\ncercueil de Lucy. Il se pencha \u00e0 nouveau sur son sac, et,\ncette fois, y prit un tournevis.\n\u2013 Qu\u2019allez-vous faire ? demandai-je.\n\u2013 Ouvrir le cercueil. Alors, peut-\u00eatre, vous me croirez !\nIl se mit \u00e0 d\u00e9visser le couvercle, puis l\u2019enleva.\nL\u2019enveloppe de plomb apparut. C\u2019\u00e9tait plus que ce que je\npouvais supporter ; cela me semblait \u00eatre un affront \u00e0 la\nmorte, semblable \u00e0 celui qu\u2019on lui e\u00fbt fait de son vivant si\non l\u2019avait d\u00e9shabill\u00e9e pendant qu\u2019elle dormait. Pour\nl\u2019arr\u00eater, je saisis la main du professeur, mais il me ditsimplement :\n\u2013 Vous allez voir !\nEt il prit dans son sac une petite scie. Enfon\u00e7ant le\ntournevis dans le plomb, d\u2019un coup si vif que je reculai de\nsurprise, il y fit un trou assez grand pour y introduire la\npointe de la scie. Je pensais qu\u2019allait se d\u00e9gager l\u2019odeur\ndes gaz d\u2019un cadavre d\u00e9pos\u00e9 l\u00e0 depuis huit jours, et je\nreculai encore vers la porte. Mais le professeur poursuivait\nsa t\u00e2che, comme s\u2019il ne se souciait de rien d\u2019autre que du\nr\u00e9sultat final. Il scia le cercueil de plomb d\u2019un c\u00f4t\u00e9, puis en\ntravers, puis de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. Retirant alors la partie ainsi\nd\u00e9tach\u00e9e, et approchant la bougie de l\u2019ouverture, il me fit\nsigne d\u2019approcher.\nJ\u2019avan\u00e7ais de quelques pas, je regardai ; le cercueil \u00e9tait\nvide.\nLe choc pour moi fut consid\u00e9rable, mais Van Helsing, lui,\ndemeura impassible. Plus que jamais, il savait qu\u2019il avait\nraison.\n\u2013 Vous me croyez, \u00e0 pr\u00e9sent, mon cher John ? Vous\n\u00eates convaincu ?\nJe sentis se r\u00e9veiller en moi mon penchant naturel \u00e0 la\ndiscussion.\n\u2013 Je suis convaincu que le corps de Lucy n\u2019est pas dans\nle cercueil ; mais cela ne prouve qu\u2019une chose.\n\u2013 Laquelle, mon cher John ?\n\u2013 Eh bien ! que le corps n\u2019est pas dans le cercueil.\n\u2013 Le raisonnement est juste ! Mais comment expliquez-\nvous\u2026 comment pouvez-vous expliquer qu\u2019il ne soit pas\nl\u00e0 ?\u2013 Peut-\u00eatre s\u2019agit-il d\u2019un voleur qui d\u00e9terre les\ncadavres\u2026 Ou peut-\u00eatre le corps a-t-il \u00e9t\u00e9 vol\u00e9 par les\nhommes de l\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres ?\u2026\nMais, je m\u2019en rendais compte, je ne disais que des\nsottises, et pourtant c\u2019\u00e9tait la seule explication que je\ntrouvais. Le professeur soupira.\n\u2013 Bon ! fit-il. Il nous faut donc une autre preuve. Venez\navec moi !\nIl remit en place le couvercle du cercueil, rassembla ses\noutils, souffla la bougie et la laissa tomber dans le sac avec\nles outils.\nNous ouvr\u00eemes la porte et sort\u00eemes ; il referma la porte \u00e0\nclef, puis il me tendit la clef :\n\u2013 Vous voulez la prendre ? me demanda-t-il ; peut-\u00eatre\nalors ne douterez-vous plus.\nJe me mis \u00e0 rire \u2013 d\u2019un rire peu joyeux, je le reconnais \u2013\nen lui faisant comprendre d\u2019un geste qu\u2019il pouvait la garder.\n\u2013 Une clef, dis-je, qu\u2019est-ce que \u00e7a signifie ? Il en existe\npeut-\u00eatre plusieurs exemplaires ; et, en tout cas, cette\nserrure ne doit pas \u00eatre difficile \u00e0 crocheter.\nSans r\u00e9pondre, il mit la clef en poche. Alors, il me dit de\nme cacher non loin de l\u00e0, derri\u00e8re un if, afin d\u2019observer ce\nqui se passait, tandis que lui-m\u00eame irait surveiller l\u2019autre\npartie du cimeti\u00e8re. Une fois derri\u00e8re l\u2019if, je vis s\u2019\u00e9loigner\nsa silhouette sombre, puis les arbres et les monuments\nfun\u00e9raires m\u2019emp\u00each\u00e8rent de la distinguer.\nCette solitude m\u2019impressionnait. J\u2019entendis sonner\nminuit \u00e0 un clocher lointain, puis une heure, puis deux\nheures. J\u2019avais froid, j\u2019en voulais \u00e0 Van Helsing de m\u2019avoirentra\u00een\u00e9 dans un tel lieu, et je m\u2019en voulais encore plus\nd\u2019avoir accept\u00e9 d\u2019y venir. Et si j\u2019avais trop froid, et si j\u2019avais\ntrop sommeil pour observer tr\u00e8s attentivement tout ce qui\npouvait se passer autour de moi, je n\u2019\u00e9tais pas assez\nendormi pourtant pour ne pas remplir la t\u00e2che que le\nprofesseur m\u2019avait confi\u00e9e. De sorte que, de toute fa\u00e7on,\nles moments que je passai furent des plus p\u00e9nibles.\nSoudain, comme je me retournais, j\u2019eus l\u2019impression je\nvoir comme une tra\u00een\u00e9e blanche qui se glissait entre deux\nifs, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du tombeau ; en m\u00eame temps, se\npr\u00e9cipitant vers elle, une masse sombre arriva de l\u2019endroit\no\u00f9 se trouvait le professeur. \u00c0 mon tour, je voulus avancer ;\nmais il me fallait contourner des tombes, et je tr\u00e9buchai\nplus d\u2019une fois. Le ciel \u00e9tait couvert, et un coq chanta au\nloin. \u00c0 quelque distance, derri\u00e8re les gen\u00e9vriers qui\nbordaient l\u2019all\u00e9e menant \u00e0 l\u2019\u00e9glise, apparut une silhouette\nblanche, \u00e0 vrai dire presque indistincte, qui s\u2019en venait vers\nle tombeau ; celui-ci m\u2019\u00e9tant cach\u00e9 par des arbres, il me fut\nimpossible de voir dans quelle direction la silhouette avait\ndisparu. Mais bient\u00f4t, j\u2019entendis que l\u2019on marchait\nr\u00e9ellement \u00e0 l\u2019endroit m\u00eame o\u00f9 \u00e9tait pass\u00e9e la silhouette\nblanche, et je vis, avan\u00e7ant vers moi, le professeur qui\ntenait dans ses bras un tout jeune enfant.\nD\u00e8s qu\u2019il fut pr\u00e8s de moi, il me le montra et me\ndemanda :\n\u2013 Eh bien ! maintenant, est-ce que vous me croyez ?\n\u2013 Non !\n\u2013 Vous ne voyez donc pas cet enfant ?\n\u2013 Si, je vois cet enfant\u2026 Mais qui donc l\u2019a amen\u00e9 ici ? Etest-il bless\u00e9 ?\n\u2013 Nous le saurons bient\u00f4t, me r\u00e9pondit le professeur, et,\nsans nous consulter, nous nous dirige\u00e2mes l\u2019un et l\u2019autre\nvers la sortie du cimeti\u00e8re, Van Helsing portant l\u2019enfant.\nNous nous arr\u00eat\u00e2mes sous un bouquet d\u2019arbres o\u00f9, \u00e0 la\nflamme d\u2019une allumette, nous examin\u00e2mes la gorge de\nl\u2019enfant. On n\u2019y voyait pas la moindre \u00e9gratignure.\n\u2013 Est-ce que je n\u2019avais pas raison ? demandai-je,\ntriomphant.\n\u2013 Nous sommes arriv\u00e9s \u00e0 temps ! s\u2019\u00e9cria Van Helsing,\nvisiblement soulag\u00e9.\nQu\u2019allions-nous faire de cet enfant ? Si nous le portions \u00e0\nun poste de police, il nous faudrait \u00e0 tout le moins expliquer\ncomment nous l\u2019avions trouv\u00e9. Nous d\u00e9cid\u00e2mes plut\u00f4t de\nl\u2019emmener dans la lande ; d\u00e8s que nous entendrions\napprocher un agent de police, nous abandonnerions le\nbambin \u00e0 un endroit o\u00f9 l\u2019homme ne manquerait pas de le\nvoir et nous rebrousserions chemin sans perdre une\nminute. Tout se passa au mieux. \u00c0 peine arriv\u00e9s sur la\nlande, nous entend\u00eemes le pas lourd d\u2019un policier et, apr\u00e8s\navoir \u00e9tendu l\u2019enfant dans le sentier, nous attend\u00eemes,\ncach\u00e9s, jusqu\u2019\u00e0 ce que, sa lanterne \u00e9clairant soudain le\npauvre petit, l\u2019agent de police pouss\u00e2t un cri d\u2019\u00e9tonnement.\nRassur\u00e9s alors sur le sort de celui que nous venions de\nsauver de justesse, nous nous \u00e9loign\u00e2mes en silence.\nNous e\u00fbmes la chance de trouver presque aussit\u00f4t un\nfiacre et nous rev\u00eenmes en ville.\nIncapable de m\u2019endormir, j\u2019ai relat\u00e9 ces faits ; mais je\nvais malgr\u00e9 tout essayer d\u2019avoir quelques heures desommeil, car Van Helsing doit venir me prendre \u00e0 midi. Il\nveut que je l\u2019accompagne dans une autre exp\u00e9dition.\n \n27 septembre\n \nIl \u00e9tait deux heures pass\u00e9es quand enfin nous avons pu\nrisquer cette seconde tentative. L\u2019enterrement, pr\u00e9vu pour\nmidi, venait de se terminer et les retardataires avaient\nlentement franchi la grille du cimeti\u00e8re lorsque, de derri\u00e8re\nle buisson qui nous servait de cachette, nous v\u00eemes le\nfossoyeur qui refermait la grille \u00e0 clef avant de partir \u00e0 son\ntour. Nous savions que, \u00e0 partir de ce moment, nous \u00e9tions\nparfaitement libres d\u2019agir comme nous l\u2019entendions, et cela\njusqu\u2019au lendemain matin ; mais le professeur m\u2019avertit\nqu\u2019une heure, tout au plus, nous suffirait. Comme la veille,\nj\u2019\u00e9prouvai le sentiment de l\u2019horrible r\u00e9alit\u00e9 des choses, o\u00f9\ntout effort de l\u2019imagination semble vain ; je savais\nparfaitement que, en accomplissant cette t\u00e2che sacril\u00e8ge,\nnous encourions les sanctions de la loi. Et, en outre, j\u2019\u00e9tais\npersuad\u00e9 de l\u2019inutilit\u00e9 de tout cela ! S\u2019il avait \u00e9t\u00e9 odieux\nd\u2019ouvrir un cercueil de plomb pour voir si celle que l\u2019on y\navait mise pr\u00e8s de huit jours auparavant \u00e9tait r\u00e9ellement\nmorte, c\u2019\u00e9tait maintenant pure folie que de vouloir \u00e0\nnouveau entrer dans le tombeau, maintenant que nous\nsavions, l\u2019ayant vu de nos yeux, que le cercueil \u00e9tait vide !\nCependant, je pr\u00e9f\u00e9rai ne rien dire de ce que je pensais,car lorsque Van Helsing s\u2019\u00e9tait mis quelque chose en t\u00eate,\nrien ne pouvait l\u2019en d\u00e9tourner. Il prit la clef, ouvrit la porte du\ncaveau et, comme la veille, s\u2019effa\u00e7a poliment pour me\nlaisser passer. L\u2019endroit ne paraissait pas aussi\naffreusement lugubre que pendant la nuit, et pourtant, quel\nair mis\u00e9rable lui donnait le faible rayon de soleil qui y\np\u00e9n\u00e9trait par l\u2019entreb\u00e2illement de la porte ! Van Helsing\ns\u2019approcha du cercueil de Lucy, et je fis de m\u00eame. Se\npenchant, de nouveau il retira la partie du cercueil de\nplomb qu\u2019il avait sci\u00e9e ; alors, quelle ne fut pas, encore une\nfois, ma surprise, m\u00eal\u00e9e d\u2019horreur ! Lucy \u00e9tait \u00e9tendue l\u00e0,\ntelle exactement que nous l\u2019avions vue la veille de son\nenterrement, et m\u00eame, chose \u00e9trange, d\u2019une beaut\u00e9 plus\nradieuse que jamais ; je ne pouvais pas croire qu\u2019elle f\u00fbt\nmorte. Les l\u00e8vres \u00e9taient aussi rouges, non, plus rouges\nque de son vivant, et les joues d\u00e9licatement color\u00e9es.\n\u2013 C\u2019est un tour de passe-passe ? demandai-je.\n\u2013 \u00c0 pr\u00e9sent, vous \u00eates convaincu ? me dit Van Helsing\nen guise de r\u00e9ponse, et, tout en parlant, il tendit la main\nvers la morte. D\u2019un geste qui me fit fr\u00e9mir, il releva les\nl\u00e8vres, d\u00e9couvrit les dents blanches.\n\u2013 Regardez, reprit-il ; regardez : elles sont devenues plus\npointues. C\u2019est avec celles-ci \u2013 et il touchait les canines \u2013\nqu\u2019elle a mordu les enfants. Vous ne pouvez plus en douter\nmaintenant, n\u2019est-ce pas, mon cher John ? \u00c0 nouveau, je\nvoulus discuter, r\u00e9futer ce qui lui paraissait si simple et qu\u2019il\nm\u2019\u00e9tait absolument impossible d\u2019accepter.\n\u2013 Peut-\u00eatre est-on venu rapporter ici son corps depuis la\nnuit derni\u00e8re ?\u2013 Ah oui ? Et qui donc, je vous prie ?\n\u2013 Qui ? Je n\u2019en sais rien. Mais quelqu\u2019un est venu la\nreplacer dans son cercueil !\n\u2013 En outre, elle est morte depuis une semaine. La\nplupart des morts, apr\u00e8s autant de jours d\u00e9j\u00e0, auraient pris\nune autre apparence !\n\u00c0 ceci, je ne sus que r\u00e9pondre ; Van Helsing pourtant ne\nparut pas remarquer mon silence ; en tout cas, il ne\nmanifesta ni d\u00e9pit ni satisfaction. Il regardait attentivement\nle visage de la morte, soulevait les paupi\u00e8res, examinait\nles yeux, et, encore une fois, il entrouvrit les l\u00e8vres pour\nexaminer les dents.\nIl se tourna alors vers moi et me dit :\n\u2013 Il y a pourtant quelque chose de diff\u00e9rent de tous ce\nqu\u2019on a vu jusqu\u2019ici. Nous nous trouvons en pr\u00e9sence d\u2019un\nd\u00e9doublement de la vie que l\u2019on ne rencontre pas souvent.\nCette jeune fille avait \u00e9t\u00e9 mordue par le vampire alors\nqu\u2019elle \u00e9tait en \u00e9tat d\u2019hypnose, de somnambulisme\u2026 Oh !\nvous sursautez !\u2026 Il est vrai que cela, vous l\u2019ignoriez, mon\ncher John, mais je vous expliquerai plus tard\u2026 et c\u2019est\nlorsqu\u2019elle \u00e9tait dans un \u00e9tat d\u2019hypnose qu\u2019il devait revenir\nlui sucer plus de sang encore. C\u2019est toujours en transe\nqu\u2019elle est morte, et en transe qu\u2019elle est devenue une non-\nmorte. C\u2019est en cela qu\u2019elle ne ressemble pas aux autres.\nD\u2019habitude, lorsque les non-morts dorment chez eux \u2013 et il\nfit du bras un geste tr\u00e8s large comme pour me rappeler\nque c\u2019\u00e9tait dans les cimeti\u00e8res que les vampires \u00e9taient\n\u00ab chez eux \u00bb \u2013, leur visage r\u00e9v\u00e8le ce qu\u2019ils sont, mais celui-\nci, qui \u00e9tait si doux avant que Lucy f\u00fbt une non-morte,retournera au n\u00e9ant, notre fin \u00e0 tous. Rien ici ne semble\nporter la marque du Malin, et c\u2019est pourquoi ce m\u2019est un si\ndur devoir de la tuer pendant qu\u2019elle dort.\nJe sentis mon sang se figer, et je m\u2019aper\u00e7us que je\ncommen\u00e7ais \u00e0 accepter les th\u00e9ories de Van Helsing ;\npourtant, si elle \u00e9tait r\u00e9ellement morte, devait-on fr\u00e9mir \u00e0\nl\u2019id\u00e9e de la tuer ?\nIl leva les yeux sur moi ; sans aucun doute j\u2019avais chang\u00e9\nde sentiments, car il me dit sur un ton presque joyeux :\n\u2013 Ah ! vous me croyez, maintenant ?\n\u2013 N\u2019allez pas si vite, lui r\u00e9pondis-je. Je veux bien\naccepter votre id\u00e9e, je veux bien y r\u00e9fl\u00e9chir. Comment\nallez-vous faire ?\n\u2013 Je vais lui couper la t\u00eate et remplir sa bouche d\u2019ail,\npuis je lui enfoncerai un pieu dans le corps.\nJe fr\u00e9missais de plus en plus \u00e0 cette id\u00e9e qu\u2019on allait\nmutiler ainsi le corps de la femme que j\u2019avais aim\u00e9e !\nToutefois, mon \u00e9motion n\u2019\u00e9tait pas telle que je l\u2019aurais cru.\nJe commen\u00e7ais \u00e0 frissonner en r\u00e9alisant la pr\u00e9sence de\ncet \u00eatre, de cette non-morte, comme l\u2019appelait Van\nHelsing, et elle me devenait ex\u00e9crable. L\u2019amour serait-il\nsoit tout subjectif, soit tout objectif ?\nUn temps qui me sembla interminable se passa avant\nque Van Helsing ne se m\u00eet \u00e0 l\u2019\u0153uvre ; il restait l\u00e0, immobile,\nabsorb\u00e9 dans ses pens\u00e9es. Finalement, il ferma son sac\nd\u2019un geste sec, et dit :\n\u2013 J\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi, il faut agir pour le mieux. Si je suivais mon\ninclination, je ferais imm\u00e9diatement \u2013 oui, maintenant, \u00e0\nl\u2019instant m\u00eame \u2013 ce qui doit \u00eatre fait. Mais il faut penser auxcons\u00e9quences, et de celles-ci peuvent d\u00e9couler mille fois\nplus de difficult\u00e9s que nous ne l\u2019imaginons. C\u2019est \u00e9vident.\nLucy n\u2019a encore tu\u00e9 personne, mais ce n\u2019est sans doute\nqu\u2019une question de temps. Si j\u2019agissais maintenant, ce\nserait la mettre \u00e0 jamais hors de danger. Mais, d\u2019autre part,\nnous devrons sans doute avoir recours \u00e0 Arthur et, alors,\ncomment lui expliquer tout ceci ? Si vous, qui avez vu et la\nblessure \u00e0 la gorge de Lucy et celles \u2013 les m\u00eames \u2013 de cet\nenfant que l\u2019on a transport\u00e9 \u00e0 l\u2019h\u00f4pital ; si vous, qui, la nuit\nderni\u00e8re, avez vu le cercueil vide mais qui, aujourd\u2019hui, y\nvoyez \u00e0 nouveau celle qui, une semaine apr\u00e8s sa mort,\nn\u2019en est devenue que plus belle \u2013 plus fra\u00eeche, plus color\u00e9e\nde visage ; si vous, qui avez constat\u00e9 tout ceci de vos\npropres yeux, et avez \u00e9galement, la nuit derni\u00e8re, aper\u00e7u la\nsilhouette blanche qui a amen\u00e9 l\u2019enfant jusque dans le\ncimeti\u00e8re, et qui, malgr\u00e9 tout, pouvez \u00e0 peine en croire vos\nyeux \u2013 comment, alors, esp\u00e9rer qu\u2019Arthur qui, lui, n\u2019a\nabsolument rien vu, pourrait y croire ? M\u00e9fiant, il s\u2019est\ndemand\u00e9 pourquoi je l\u2019ai emp\u00each\u00e9 d\u2019embrasser la jeune\nfille au moment de sa mort. S\u2019il m\u2019a pardonn\u00e9, c\u2019est parce\nqu\u2019il croit que c\u2019est \u00e0 la suite d\u2019un diagnostic erron\u00e9 que je\nl\u2019ai emp\u00each\u00e9 de lui dire adieu, et maintenant il pourrait\ncroire que, par erreur \u00e9galement, elle a \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9e vive ;\nenfin, que c\u2019est nous, au comble de l\u2019erreur, qui l\u2019avons\ntu\u00e9e. Et il soutiendra que c\u2019est nous qui nous trompions du\ntout au tout et qui l\u2019avons tu\u00e9e \u00e0 force de vouloir avoir\nraison. De sorte qu\u2019il sera de plus en plus malheureux,\ncependant qu\u2019il n\u2019aura jamais de certitude absolue \u2013 ce qui\nest le pire de tout. Tant\u00f4t il pensera que celle qu\u2019il aimait a\u00e9t\u00e9 enterr\u00e9e vive, et alors ses cauchemars seront d\u2019autant\nplus atroces qu\u2019il y verra les horreurs qu\u2019elle a d\u00fb souffrir ;\ntant\u00f4t il se dira que nous avons peut-\u00eatre raison, que sa\nbien-aim\u00e9e \u00e9tait, apr\u00e8s tout, une non-morte. Ah ! je le lui ai\nd\u00e9j\u00e0 dit, mais, \u00e0 pr\u00e9sent, j\u2019en suis certain : il lui faudra\ntraverser bien des amertumes avant d\u2019atteindre le bonheur.\nLe pauvre gar\u00e7on, h\u00e9las ! vivra une heure o\u00f9, pour lui, le\nciel sera le plus noir ; mais, ensuite, nous pourrons enfin\nagir en sorte que, jusqu\u2019\u00e0 la fin de ses jours, il connaisse la\ntranquillit\u00e9 d\u2019esprit. Oui\u2026 Maintenant, allons. Vous,\nretournez soigner vos malades. Moi, je reviendrai passer la\nnuit ici, dans ce cimeti\u00e8re. Et, demain soir \u00e0 dix heures,\nvous viendrez me chercher au Berkeley H\u00f4tel. Je vais\n\u00e9crire un mot \u00e0 Arthur pour lui demander d\u2019y venir\n\u00e9galement, de m\u00eame qu\u2019\u00e0 ce jeune Am\u00e9ricain qui, lui\naussi, a donn\u00e9 son sang. Tous, nous aurons beaucoup \u00e0\nfaire\u2026 Je vous accompagne jusqu\u2019\u00e0 Piccadilly o\u00f9 nous\nmangerons un morceau, car je veux \u00eatre de retour ici avant\nle coucher du soleil.\nNous referm\u00e2mes donc \u00e0 clef la porte du tombeau ; puis\nnous nous dirige\u00e2mes vers le mur du cimeti\u00e8re, que nous\ne\u00fbmes t\u00f4t fait d\u2019escalader, et nous repr\u00eemes le chemin de\nPiccadilly.Note laiss\u00e9e par Van Helsing dans sa\nvalise, au Berkeley Hotel, et adress\u00e9e au\nDr John Seward\n \n27 septembre\n \n\u00ab Mon cher John,\n\u00ab J\u2019\u00e9cris ces lignes \u00e0 votre intention, au cas o\u00f9 il\nm\u2019arriverait malheur sans que je vous aie revu. Je retourne\nau cimeti\u00e8re, surveiller les abords du tombeau. Je voudrais\nque la non-morte, Miss Lucy, ne le quitte pas cette nuit, afin\nque, demain soir, son envie d\u2019en sortir n\u2019en soit que plus\ngrande. Aussi vais-je attacher \u00e0 la porte du tombeau ce\nque la non-morte n\u2019aime pas \u2013 de l\u2019ail et un crucifix \u2013 et\ncela suffira \u00e0 garder la porte ferm\u00e9e, croyez-moi ! Miss\nLucy n\u2019est qu\u2019une jeune non-morte et elle se m\u00e9fiera.\nD\u2019ailleurs, l\u2019ail et le crucifix l\u2019emp\u00eacheront seulement de\nsortir, mais non pas d\u2019avoir envie de sortir. Je resterai l\u00e0\ntoute la nuit, depuis le coucher du soleil jusqu\u2019apr\u00e8s\nl\u2019aurore, de sorte que, s\u2019il y a quelque chose \u00e0 apprendre,\nje l\u2019apprendrai. En ce qui concerne Miss Lucy, soit pour\nelle-m\u00eame, soit venant d\u2019elle, je n\u2019ai aucune crainte ; mais\nquant \u00e0 cet autre qui l\u2019a rendue non-morte, celui-l\u00e0 amaintenant le pouvoir de chercher sa tombe et de s\u2019y\nr\u00e9fugier. Il est extr\u00eamement rus\u00e9, j\u2019en ai la preuve non\nseulement par le r\u00e9cit de Mr Jonathan mais par les\ndiverses fa\u00e7ons dont il nous a jou\u00e9s lorsqu\u2019il y allait de la\nvie de Miss Lucy, et c\u2019est nous qui avons perdu la partie.\nDe fait, le non-mort est toujours tr\u00e8s fort. Dans sa seule\nmain, il a la force de vingt hommes ; c\u2019est en vain que nous\nquatre, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, avons donn\u00e9 notre sang \u00e0 Miss\nLucy. En outre, il a le pouvoir d\u2019appeler son loup et je ne\nsais encore quelles autres cr\u00e9atures\u2026 Bref, s\u2019il vient au\ncimeti\u00e8re cette nuit, il m\u2019y trouvera ; il se peut toutefois qu\u2019il\nne cherche m\u00eame pas \u00e0 y venir ; son terrain de chasse est\nplus giboyeux que le cimeti\u00e8re o\u00f9 dort cette jeune non-\nmorte et o\u00f9 veille le vieillard que je suis.\n\u00ab N\u2019importe, j\u2019\u00e9cris ces lignes pour que, si jamais\u2026\nPrenez tous les papiers que vous trouverez avec cette\nlettre, le journal de Harker, et les autres, et lisez-les ;\nensuite, essayez de trouver ce fameux non-mort, coupez-lui\nla t\u00eate, br\u00fblez-lui le c\u0153ur ou percez-le d\u2019un pieu afin que le\nmonde soit \u00e0 tout jamais d\u00e9barrass\u00e9 de lui.\n\u00ab Adieu donc, peut-\u00eatre !\n\u00ab VanHelsing. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n28 septembre\n \nUne nuit de sommeil est un \u00e9tonnant bienfait \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9.\nHier, j\u2019acceptais presque les id\u00e9es monstrueuses de Van\nHelsing ; \u00e0 pr\u00e9sent, elles me paraissent un outrage au bon\nsens. Je ne doute pas que lui-m\u00eame croie \u00e0 tout ce qu\u2019il\nraconte ; mais je me demande s\u2019il n\u2019a pas le cerveau un\npeu d\u00e9traqu\u00e9. Pourtant, il doit y avoir quelque explication\nrationnelle \u00e0 toutes ces choses apparemment si\nmyst\u00e9rieuses. Se pourrait-il que ce soit l\u2019\u0153uvre du\nprofesseur lui-m\u00eame ? Il est d\u2019une intelligence \u00e0 ce point\nextraordinaire que, si jamais il perdait la t\u00eate, il\naccomplirait son dessein \u2013 quel qu\u2019il f\u00fbt \u2013 avec une\nobstination que rien ne pourrait fl\u00e9chir. Cette pens\u00e9e me\nd\u00e9pla\u00eet et, vraiment, quelle chose surprenante si l\u2019on\nd\u00e9couvrait que Van Helsing est fou ! De toute fa\u00e7on, je vais\nl\u2019observer attentivement ; il faut que j\u2019aie quelque lumi\u00e8re\nsur cet autre myst\u00e8re.\n \n29 septembre, au matin \nHier soir, un peu avant dix heures, Arthur et Quincey sont\nentr\u00e9s dans la chambre de Van Helsing. Le professeur\nnous a dit ce qu\u2019il attendait de chacun de nous, mais il s\u2019est\ntout sp\u00e9cialement adress\u00e9 \u00e0 Arthur, comme si nos\nvolont\u00e9s, dans une certaine mesure, d\u00e9pendaient de la\nsienne. Il commen\u00e7a par exprimer l\u2019espoir que tous trois\nnous voudrions bien l\u2019accompagner, \u00ab car, pr\u00e9cisa-t-il,\nnous avons \u00e0 remplir l\u00e0-bas un devoir aussi sacr\u00e9 que\np\u00e9nible \u00bb.\n\u2013 Vous avez sans doute \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s surpris en lisant ma\nlettre ? demanda-t-il \u00e0 Lord Godalming.\n\u2013 Oui, je l\u2019avoue, r\u00e9pondit celui-ci. J\u2019ai eu tant de causes\nde chagrin, tant de pr\u00e9occupations ces derniers temps,\nque je serais bien aise de pouvoir m\u2019en passer\nmaintenant ! Quincey et moi avons beaucoup parl\u00e9 de\nvotre lettre ; nous nous demandions ce qu\u2019elle signifiait\nexactement ; mais, plus nous en parlions, moins nous\ncomprenions, si bien que, quant \u00e0 moi, je puis dire que j\u2019ai\nbeau chercher, je ne vois pas\u2026\n\u2013 Ni moi non plus, interrompit Quincey.\n\u2013 Oh ! fit le professeur, alors vous comprendrez plus vite\nque mon ami John ici pr\u00e9sent, qui doit faire un long chemin\nen arri\u00e8re avant de pouvoir m\u00eame commencer \u00e0\ncomprendre.\nDe toute \u00e9vidence, sans pourtant que j\u2019en eusse dit un\nmot, il avait devin\u00e9 que je doutais \u00e0 nouveau. Puis, se\ntournant encore vers les deux autres, il leur expliqua avecgravit\u00e9 :\n\u2013 Je voudrais que vous me donniez la permission de\nfaire cette nuit ce que je juge bon de faire. C\u2019est, je le sais,\nvous demander beaucoup. Et lorsque vous saurez quelle\nest mon intention, seulement alors, vous mesurerez mon\nexigence. Puis-je donc vous demander de me donner cette\nautorisation en restant dans l\u2019ignorance de ce que je vais\nfaire afin que, ensuite, si m\u00eame vous m\u2019en vouliez \u2013 chose\nqui me para\u00eet tr\u00e8s possible \u2013, vous n\u2019ayez rien \u00e0 vous\nreprocher ?\n\u2013 Voil\u00e0 qui est parler franchement, d\u00e9clara Quincey. Je\nme fie au professeur. Je ne vois pas encore o\u00f9 il veut en\nvenir, mais je sais que, en tout cas, son intention est\nhonn\u00eate, et cela me suffit.\n\u2013 Je vous remercie, monsieur, dit Van Helsing. J\u2019ai eu\nmoi-m\u00eame l\u2019honneur de vous appr\u00e9cier comme un ami sur\nqui l\u2019on peut compter, et je ne suis pas pr\u00e8s de l\u2019oublier.\nEt il tendit la main \u00e0 Quincey.\n\u2013 Docteur Van Helsing, dit Arthur \u00e0 son tour, je ne\nvoudrais pas acheter chat en poche, comme on dit, et s\u2019il\ns\u2019agit d\u2019une chose o\u00f9 mon honneur de gentleman ou ma foi\nde chr\u00e9tien puissent \u00eatre compromis, il m\u2019est impossible\nde faire la promesse que vous me demandez. Mais si vous\nm\u2019assurez, au contraire, que ce que vous avez l\u2019intention\nde faire ne met en danger ni l\u2019un ni l\u2019autre, je vous donne \u00e0\nl\u2019instant enti\u00e8re libert\u00e9 d\u2019agir, encore que, sur ma vie, je ne\ncomprenne rien \u00e0 tout ceci.\n\u2013 J\u2019accepte vos conditions, r\u00e9pliqua Van Helsing, et tout\nce que je vous demande, c\u2019est que, avant de bl\u00e2mer l\u2019un oul\u2019autre de mes actes, vous r\u00e9fl\u00e9chissiez longuement et\n\u00e9tudiez s\u2019il tient compte de ces conditions.\n\u2013 Entendu ! promit Arthur. Et maintenant, puis-je vous\ndemander ce que nous devons faire ?\n\u2013 Je voudrais que, dans le plus grand secret, vous veniez\navec moi au cimeti\u00e8re de Kingstead.\nLe visage d\u2019Arthur s\u2019allongea, et le jeune homme\ndemanda encore, \u00e9tonn\u00e9 :\n\u2013 Au cimeti\u00e8re o\u00f9 la pauvre Lucy est enterr\u00e9e ?\nLe professeur fit signe que oui.\n\u2013 Et alors ? reprit Arthur.\n\u2013 Alors ? Nous entrerons dans le tombeau.\nL\u2019autre se leva.\n\u2013 Docteur Van Helsing, parlez-vous s\u00e9rieusement, ou\nn\u2019est-ce pas plut\u00f4t quelque plaisanterie d\u00e9plac\u00e9e ?\u2026\nPardonnez-moi, je vois que vous parlez s\u00e9rieusement.\nIl se rassit, mais il restait visiblement sur son quant-\u00e0-soi.\nIl y eut un silence, puis Arthur interrogea \u00e0 nouveau.\n\u2013 Et quand nous serons dans le tombeau ?\n\u2013 Nous ouvrirons le cercueil.\n\u2013 C\u2019en est trop ! s\u2019\u00e9cria Arthur en se levant, et cette fois\navec col\u00e8re. Je veux bien \u00eatre patient tant que nous\ndemeurons dans le domaine du raisonnable ; mais ceci\u2026\ncette profanation de la tombe\u2026 d\u2019un \u00eatre qui\u2026\nL\u2019indignation l\u2019emp\u00eacha de poursuivre.\nLe professeur le regarda avec piti\u00e9.\n\u2013 Si je pouvais vous \u00e9pargner une seule \u00e9motion mon\npauvre ami, Dieu sait que je le ferais ! dit-il. Mais, cette\nnuit, il nous faudra marcher dans un sentier sem\u00e9d\u2019\u00e9pines ; ou bien plus tard, et \u00e0 jamais, ce sera celle que\nvous aimez qui devra suivre des chemins de feu !\nLe visage bl\u00eame, Arthur leva les yeux vers lui.\n\u2013 Prenez garde, monsieur, prenez garde !\n\u2013 Peut-\u00eatre serait-il mieux pour vous que vous entendiez\nce que j\u2019ai \u00e0 dire ? fit Van Helsing. Apr\u00e8s tout, alors, vous\nconna\u00eetriez exactement mon intention. Vous voulez la\nconna\u00eetre ?\n\u2013 Ce serait juste, intervint Morris.\nVan Helsing resta silencieux un moment, puis reprit en\nne parvenant pas toutefois \u00e0 cacher combien cela lui \u00e9tait\np\u00e9nible :\n\u2013 Miss Lucy est morte, n\u2019est-ce pas ? Bien s\u00fbr, nous le\nsavons. Dans ce cas, rien ne peut lui nuire. Pourtant, si elle\nn\u2019est pas morte\u2026\nArthur, d\u2019un bond, se leva.\n\u2013 Grand Dieu ! s\u2019\u00e9cria-t-il. Que voulez-vous donc dire ?\nS\u2019est-on tromp\u00e9 ? L\u2019a-t-on enterr\u00e9e vive ?\n\u2013 Je n\u2019ai pas dit qu\u2019elle vivait, mon gar\u00e7on ; et je ne le\npense pas. J\u2019ai simplement dit qu\u2019il se pourrait qu\u2019elle f\u00fbt\nune non-morte \n[4]\n.\n\u2013 Non-morte ! Et non-vivante, cependant ? Mais qu\u2019est-\nce que tout cela signifie ? Est-ce un cauchemar, ou quoi ?\n\u2013 Il y a des myst\u00e8res que l\u2019esprit ne fait qu\u2019entrevoir et\nque les si\u00e8cles, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, ne peuvent \u00e9claircir qu\u2019en\npartie. Croyez-moi, nous sommes en pr\u00e9sence d\u2019un de ces\nmyst\u00e8res et nous allons peut-\u00eatre en trouver la clef. Mais je\ncontinue, si vous le permettez. Puis-je couper la t\u00eate \u00e0 feu\nMiss Lucy ?\u2013 Par le ciel et la terre, non ! s\u2019\u00e9cria Arthur avec col\u00e8re.\nJe ne consentirai jamais \u00e0 ce qu\u2019on mutile son cadavre !\nDocteur Van Helsing, vous me soumettez \u00e0 une \u00e9preuve\nqui d\u00e9passe les bornes ! Que vous ai-je donc fait pour que\nvous me torturiez de la sorte ? Et qu\u2019a fait cette pauvre et\ndouce enfant pour que vous vouliez d\u00e9shonorer ainsi sa\ntombe ? Est-ce vous qui \u00eates fou pour prof\u00e9rer des paroles\nsemblables, ou est-ce moi qui suis fou de les \u00e9couter ?\nD\u00e8s maintenant, ne pensez plus pouvoir profaner cette\ntombe, je n\u2019y consentirai pas ! J\u2019ai le devoir de la prot\u00e9ger,\net Dieu m\u2019est t\u00e9moin que je remplirai ce devoir !\nVan Helsing quitta le fauteuil, o\u00f9 il \u00e9tait rest\u00e9 assis\npendant tout ce temps, et r\u00e9pondit tr\u00e8s s\u00e9rieusement :\n\u2013 Moi aussi, Lord Godalming, j\u2019ai un devoir \u00e0 remplir un\ndevoir envers d\u2019autres, un devoir envers vous-m\u00eame, un\ndevoir envers la morte. Tout ce que je vous demande pour\nle moment, c\u2019est de m\u2019accompagner l\u00e0-bas afin que vous\npuissiez voir et \u00e9couter. Et si, plus tard, je vous adresse\nencore la m\u00eame requ\u00eate, et que vous ne soyez pas\nimpatient d\u2019y r\u00e9pondre, alors\u2026 alors, je ferai mon devoir,\nquel qu\u2019il m\u2019apparaisse. Ensuite, afin d\u2019acc\u00e9der aux v\u0153ux\nde Votre Seigneurie, je me tiendrai \u00e0 votre disposition pour\nvous expliquer ce dont je me serai rendu compte.\nSa voix faiblit un moment, puis il reprit \u00e0 nouveau, et\ncomme pitoyable \u00e0 lui-m\u00eame :\n\u2013 Mais, je vous en supplie, ne soyez plus en col\u00e8re\ncontre moi ! Tout au long de mon existence, j\u2019ai souvent eu\n\u00e0 faire des choses qui ne m\u2019\u00e9taient pas agr\u00e9ables, qui,\nm\u00eame parfois, me d\u00e9chiraient le c\u0153ur : jamais je n\u2019ai eu \u00e0remplir un devoir aussi p\u00e9nible que celui qui m\u2019attend.\nCroyez-moi, si un jour vient o\u00f9 vos sentiments changent \u00e0\nmon \u00e9gard, un seul regard de vous aura t\u00f4t fait de dissiper\njusqu\u2019au souvenir de cette heure si triste, car je ferai tout ce\nqu\u2019il est humainement possible de faire pour vous \u00e9pargner\ntrop de chagrin. Car, pensez-y ! Pourquoi me donnerais-je\ntant de peine ? Pourquoi me ferais-je tant de souci ? Je\nsuis venu de Hollande pour soigner de mon mieux une\nmalade ; d\u2019abord, je voulais r\u00e9pondre \u00e0 l\u2019appel de mon ami\nJohn, ensuite j\u2019ai voulu tout mettre en \u0153uvre pour gu\u00e9rir une\njeune fille qui, peu \u00e0 peu, \u00e0 moi aussi, m\u2019a inspir\u00e9 une\nv\u00e9ritable amiti\u00e9. Je lui ai donn\u00e9 \u2013 j\u2019ai quelque honte \u00e0 le\nrappeler, encore que je le rappelle avec \u00e9motion et\npresque avec tendresse \u2013 mon propre sang, comme vous-\nm\u00eame lui avez donn\u00e9 le v\u00f4tre. Oui, je lui ai donn\u00e9 mon\nsang, moi, qui n\u2019\u00e9tais pas, comme vous, son fianc\u00e9, mais\nseulement son m\u00e9decin et son ami. Je lui ai consacr\u00e9 des\njourn\u00e9es enti\u00e8res, des nuits enti\u00e8res, non seulement avant\nsa mort, mais aussi apr\u00e8s sa mort, et si ma propre mort\npouvait adoucir un peu son sort, maintenant qu\u2019elle est\ncette morte non-morte, je mourrais tr\u00e8s volontiers.\nIl y avait, dans la mani\u00e8re dont il parlait, une douce et\ngrave fiert\u00e9, et je compris qu\u2019Arthur en \u00e9tait profond\u00e9ment\n\u00e9mu ; il prit la main de Van Helsing et dit d\u2019une voix bris\u00e9e :\n\u2013 Oh ! comme tout cela est p\u00e9nible, triste et difficile \u00e0\ncomprendre ! Pourtant, je vais vous accompagner au\ncimeti\u00e8re. Nous verrons\u202616\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward (suite)\n \nIl \u00e9tait minuit moins un quart lorsque nous escalad\u00e2mes\nle mur bas du cimeti\u00e8re. La nuit \u00e9tait obscure ; de temps \u00e0\nautre seulement, la lune apparaissait entre les gros nuages\nque le vent chassait \u00e0 travers le ciel. Nous formions un\ngroupe serr\u00e9, Van Helsing, toutefois, marchant l\u00e9g\u00e8rement\nen t\u00eate pour nous montrer le chemin. Lorsque nous f\u00fbmes\npr\u00e8s du tombeau, j\u2019observai attentivement Arthur, car je\ncraignais que cet endroit plein de si tristes souvenirs ne le\ntroubl\u00e2t profond\u00e9ment ; mais il garda tout son sang-froid.\nJe supposai que le myst\u00e8re m\u00eame de ce que nous\nentreprenions att\u00e9nuait en quelque sorte son chagrin. Le\nprofesseur fit tourner la clef dans la serrure, ouvrit la porte,\net voyant que chacun de nous avait un mouvement\nd\u2019h\u00e9sitation, r\u00e9solut la difficult\u00e9 en entrant le premier. Nous\nle suiv\u00eemes, et il referma la porte. Il alluma alors une\nlanterne et montra le cercueil. Toujours en h\u00e9sitant, Arthuravan\u00e7a, tandis que Van Helsing s\u2019adressait \u00e0 moi.\n\u2013 Vous \u00e9tiez ici hier, avec moi. Le corps de Miss Lucy\n\u00e9tait-il dans ce cercueil ?\n\u2013 Oui, r\u00e9pondis-je.\nIl se tourna alors vers les autres :\n\u2013 Vous entendez, leur dit-il. Et pourtant, il y a encore\nquelqu\u2019un qui ne me croit pas !\nIl prit son tournevis, enleva le couvercle du cercueil.\nArthur regardait, tr\u00e8s p\u00e2le, mais il ne disait rien. D\u00e8s que le\ncouvercle fut retir\u00e9, il approcha de plus pr\u00e8s encore du\ncercueil. De toute \u00e9vidence, il ignorait qu\u2019il y avait un\ncercueil de plomb ; quand il vit la d\u00e9chirure qui y \u00e9tait faite,\nle sang lui monta un instant au visage, mais, presque\naussit\u00f4t, il redevint bl\u00eame ; il restait toujours silencieux. Van\nHelsing souleva le morceau de plomb ; tous, nous\nregard\u00e2mes et fr\u00e9m\u00eemes d\u2019horreur.\nLe cercueil \u00e9tait vide !\nPendant plusieurs minutes, personne ne pronon\u00e7a un\nseul mot. Ce fut Quincey Morris qui, finalement, rompit le\nsilence :\n\u2013 Professeur, fit-il, j\u2019ai confiance en vous, je vous l\u2019ai dit.\nVotre parole me suffit. Aussi, en temps ordinaire, je ne\nvous poserais pas une question comme celle-ci, je ne\nvoudrais pas para\u00eetre mettre en doute ce que vous\navancez ; mais nous sommes ici en pr\u00e9sence d\u2019un myst\u00e8re\nsi grave que cette question me semble permise. Est-ce\nvous qui avez fait cela ?\n\u2013 Je vous jure par tout ce que j\u2019ai de plus sacr\u00e9 que je ne\nl\u2019ai pas enlev\u00e9e d\u2019ici, que je n\u2019y suis absolument pour rien.Voici ce qui s\u2019est pass\u00e9 : avant-hier soir, nous sommes\nvenus ici, mon ami Seward et moi, anim\u00e9s des meilleures\nintentions, croyez-moi. J\u2019ai ouvert ce cercueil qui alors \u00e9tait\nscell\u00e9, et nous nous sommes aper\u00e7us qu\u2019il \u00e9tait vide,\ncomme maintenant. Nous avons alors d\u00e9cid\u00e9 d\u2019attendre ;\net, en effet, nous avons bient\u00f4t vu une silhouette blanche \u00e0\ntravers les arbres. Le lendemain, hier, nous sommes\nrevenus en plein jour, et elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e9tendue dans le\ncercueil. N\u2019est-ce pas, mon cher John ?\n\u2013 Oui.\n\u2013 La premi\u00e8re nuit, nous sommes arriv\u00e9s \u00e0 temps. Un\nautre enfant avait disparu et, Dieu merci ! nous l\u2019avons\nretrouv\u00e9 entre les tombes et ne portant aucune blessure.\nHier, \u00e9tant donc d\u00e9j\u00e0 venu dans la journ\u00e9e, je suis revenu\nun peu avant le coucher du soleil, car, quand le soleil se\ncouche, les non-morts peuvent sortir de leurs tombes. J\u2019ai\nattendu ici toute la nuit, jusqu\u2019au matin, mais je n\u2019ai rien vu.\nSans doute est-ce parce que j\u2019avais suspendu \u00e0 ces\nportes de l\u2019ail, que les non-morts ne supportent pas, et\nd\u2019autres choses aussi qu\u2019ils \u00e9vitent toujours. La nuit\nderni\u00e8re, on n\u2019est pas sorti ; aussi, ce soir, avant le coucher\ndu soleil, suis-je venu enlever l\u2019ail et les autres objets que\nj\u2019avais accroch\u00e9s \u00e0 la porte. Voil\u00e0 pourquoi nous trouvons\nle cercueil vide. Mais suivez-moi bien. Jusqu\u2019ici, les choses\nsont fort \u00e9tranges. Venez vous cacher avec moi non loin\nd\u2019ici et vous verrez des choses beaucoup plus \u00e9tranges\nencore. Donc \u2013 et, ce disant, il referma la lanterne \u2013\nsortons.\nIl ouvrit la porte ; l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, nous pass\u00e2mesdevant lui qui sortit le dernier, et, derri\u00e8re lui, referma la\nporte \u00e0 clef.\nOh ! que l\u2019air nocturne semblait frais et pur apr\u00e8s\nl\u2019horreur de ce caveau ! Qu\u2019il \u00e9tait agr\u00e9able de voir les\nnuages fuir \u00e0 toute vitesse dans le ciel, et la clart\u00e9 de la\nlune qui apparaissait entre deux de ces bizarres et\nsauvages chevauch\u00e9es \u2013 semblables aux instants de\nbonheur qui, dans une vie d\u2019homme, chassent et croisent\nles instants de tristesse ! Qu\u2019il \u00e9tait doux de respirer cet air\nfrais qui n\u2019\u00e9tait charg\u00e9 d\u2019aucune odeur de mort ; qu\u2019il \u00e9tait\nr\u00e9confortant d\u2019apercevoir les lueurs du ciel au-del\u00e0 de la\ncolline et d\u2019entendre au loin le bruit confus qui monte d\u2019une\ngrande ville ! Chacun de nous avait l\u2019air tr\u00e8s grave, accabl\u00e9\npar la r\u00e9v\u00e9lation qui venait de lui \u00eatre faite ; Arthur se\ntaisait ; il essayait, je le devinais, de saisir le pourquoi de\ntout ceci, de p\u00e9n\u00e9trer la signification profonde du myst\u00e8re ;\nmoi-m\u00eame, je me sentais plut\u00f4t patient, pr\u00eat \u00e0 rejeter de\nnouveau mes doutes et \u00e0 accepter les conclusions de Van\nHelsing. Quincey Morris, lui, restait impassible \u00e0 la fa\u00e7on\nd\u2019un homme qui admet tout ce qu\u2019on lui dit, mais l\u2019admet\navec un esprit m\u00e9fiant. Comme il ne pouvait pas fumer, il\nse mit \u00e0 chiquer. Quant \u00e0 Van Helsing, il \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 une\nbesogne bien pr\u00e9cise. Tout d\u2019abord, il prit dans son sac\nune mati\u00e8re qui ressemblait \u00e0 un biscuit mince, \u00e0 une sorte\nd\u2019hostie, et qui \u00e9tait soigneusement envelopp\u00e9e dans une\nserviette blanche ; puis deux poign\u00e9es d\u2019une substance\nblanch\u00e2tre \u2013 de la p\u00e2te, e\u00fbt-on dit. Il \u00e9mietta le biscuit et,\nentre ses mains le travaillant avec la p\u00e2te, n\u2019en fit qu\u2019une\nseule masse. Ensuite, il d\u00e9coupa celle-ci en bandesminces, qu\u2019il roula pour les placer l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre dans\nles interstices tout autour de la porte du tombeau. Cela\nn\u2019allait pas sans m\u2019\u00e9tonner, on le devine, et comme je me\ntrouvais pr\u00e8s de lui, je lui demandai ce qu\u2019il faisait. Arthur et\nQuincey, curieux eux aussi, s\u2019approch\u00e8rent de nous.\n\u2013 Je ferme le tombeau, me r\u00e9pondit-il, afin que la non-\nmorte ne puisse pas y rentrer.\n\u2013 Et c\u2019est cette sorte de p\u00e2te que vous y mettez qui l\u2019en\nemp\u00eachera ? fit Quincey. Vraiment, on dirait que vous\njouez !\n\u2013 N\u2019est-ce pas ?\n\u2013 Mais de quoi vous servez-vous donc ? C\u2019\u00e9tait Arthur\nqui venait de poser cette question.\nVan Helsing se d\u00e9couvrit en signe de respect, tandis\nqu\u2019il r\u00e9pondait :\n\u2013 L\u2019Hostie. Je l\u2019ai apport\u00e9e d\u2019Amsterdam. J\u2019ai obtenu un\ninduit.\nR\u00e9ponse bien faite pour impressionner le plus sceptique\nd\u2019entre nous, et chacun sentit que devant un dessein aussi\ngrave du professeur \u2013 un dessein qui l\u2019amenait \u00e0 se servir\nde la chose la plus sacr\u00e9e -, il \u00e9tait impossible de douter\nencore. Au milieu d\u2019un silence par lequel, \u00e0 notre tour, nous\nt\u00e9moignions tout le respect que nous \u00e9prouvions, nous\nall\u00e2mes chacun prendre la place que Van Helsing nous\navait d\u00e9sign\u00e9e autour du tombeau, mais o\u00f9 il \u00e9tait\nimpossible \u00e0 quiconque de nous apercevoir. Je plaignais\nmes compagnons, mais surtout Arthur. En ce qui me\nconcernait, mes visites pr\u00e9c\u00e9dentes au cimeti\u00e8re\nm\u2019avaient accoutum\u00e9 \u00e0 ce guet lugubre et horrible ; etcependant si, moins d\u2019une heure auparavant, je rejetais\nencore les preuves qu\u2019avan\u00e7ait Van Helsing, maintenant le\nc\u0153ur me manquait. Jamais les tombes n\u2019avaient paru,\ndans la nuit, d\u2019un blanc aussi effrayant ; jamais les cypr\u00e8s,\nles ifs, les gen\u00e9vriers, n\u2019avaient symbolis\u00e9 de la sorte la\nm\u00e9lancolie ; jamais les arbres, jamais l\u2019herbe n\u2019avaient\nploy\u00e9 sous le vent de cette fa\u00e7on sinistre ; jamais les\nbranches n\u2019avaient craqu\u00e9 avec tant de myst\u00e8re, et jamais\nles hurlements lointains des chiens n\u2019avaient fait monter\ndans la nuit un tel pr\u00e9sage de malheur.\nNotre silence dura longtemps \u2013 silence profond,\ndouloureux \u2013 puis enfin le professeur attira notre attention :\n\u00ab Sh\u2026 sh\u2026 sh\u2026 ! \u00bb Et du doigt, il nous montrait, venant de\nl\u2019all\u00e9e des ifs et s\u2019avan\u00e7ant vers nous, une silhouette\nblanche \u2013 une silhouette blanche, encore assez indistincte,\net qui tenait contre sa poitrine quelque chose de sombre.\nSoudain, elle s\u2019arr\u00eata et, au moment m\u00eame, un rayon de la\nlune, entre deux nuages, \u00e9claira cette apparition : c\u2019\u00e9tait\nune femme v\u00eatue d\u2019un linceul. Nous ne voyions pas le\nvisage, car elle gardait la t\u00eate pench\u00e9e vers ce qu\u2019elle\nportait dans les bras et que nous reconn\u00fbmes bient\u00f4t pour\n\u00eatre un enfant blond. Elle s\u2019arr\u00eata, et on entendit un petit cri\naigu, tel celui que pousse parfois un enfant dans son\nsommeil, ou un chien qui r\u00eave, couch\u00e9 devant le feu. Tous,\nnous voul\u00fbmes nous pr\u00e9cipiter vers elle, mais Van Helsing,\nque chacun de nous voyait derri\u00e8re son if, d\u2019un geste de la\nmain nous arr\u00eata. La silhouette blanche se remit \u00e0 avancer.\nElle fut bient\u00f4t assez pr\u00e8s de nous pour que nous la\ndistinguions clairement, et la lune brillait toujours. Je sentismon c\u0153ur se glacer et, au m\u00eame moment, j\u2019entendis le cri\nd\u2019horreur \u00e9touff\u00e9 d\u2019Arthur : nous venions de reconna\u00eetre les\ntraits de Lucy Westenra. Lucy Westenra, mais \u00e0 quel point\nchang\u00e9e ! La douceur que nous lui avions connue \u00e9tait\nremplac\u00e9e par une expression dure et cruelle et, au lieu de\nla puret\u00e9, son visage \u00e9tait marqu\u00e9 de voluptueux d\u00e9sirs.\nVan Helsing quitta sa cachette et, faisant de m\u00eame, nous\navan\u00e7\u00e2mes jusqu\u2019\u00e0 la porte du tombeau devant laquelle\nnous nous range\u00e2mes tous les quatre. Van Helsing \u00e9leva\nsa lanterne dont il ouvrit la petite porte et dont la lumi\u00e8re\n\u00e9claira le visage de Lucy ; ses l\u00e8vres \u00e9taient \u00e9carlates, tout\nhumides de sang frais dont un filet avait coul\u00e9 sur son\nmenton et souill\u00e9 son v\u00eatement immacul\u00e9 de morte.\n\u00c0 nouveau, l\u2019horreur nous fit fr\u00e9mir. \u00c0 la lumi\u00e8re vacillante\nde la lanterne, je sus que m\u00eame les nerfs d\u2019acier de Van\nHelsing avaient c\u00e9d\u00e9. Arthur se trouvait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi et, si\nje ne lui avais pas saisi le bras, il serait tomb\u00e9.\nQuand Lucy \u2013 j\u2019appelle Lucy cette chose qui \u00e9tait devant\nnous, puisqu\u2019elle avait la forme de Lucy \u2013 nous vit, elle\nrecula en laissant \u00e9chapper un grognement furieux, tel un\nchat pris \u00e0 l\u2019improviste. Puis ses yeux se pos\u00e8rent sur nous\nl\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre. C\u2019\u00e9taient les yeux de Lucy quant \u00e0 la\nforme et \u00e0 la couleur ; mais les yeux de Lucy impurs et\nbrillant d\u2019un feu infernal au lieu de ces douces et candides\nprunelles que nous avions tous tant aim\u00e9es. \u00c0 l\u2019instant, ce\nqui restait de mon amour se changea en un sentiment fait\nde haine et d\u2019ex\u00e9cration ; si on avait d\u00fb la tuer alors,\nj\u2019aurais voulu le faire moi-m\u00eame, et avec quel cruel plaisir !\nTandis qu\u2019elle continuait \u00e0 nous regarder de ses yeuxflamboyants et pervers, son visage rayonna d\u2019un sourire\nvoluptueux. Seigneur ! Que c\u2019\u00e9tait odieux \u00e0 voir ! Aussi\nimpitoyable qu\u2019un d\u00e9mon, d\u2019un mouvement brusque elle\njeta \u00e0 terre l\u2019enfant que, jusqu\u2019ici, elle avait tenu serr\u00e9\ncontre son sein, grondant cette fois, en lui jetant un dernier\nregard, comme un chien gronde quand il est forc\u00e9\nd\u2019abandonner un os. L\u2019enfant cria encore, puis resta l\u00e0,\nimmobile et g\u00e9missant. La duret\u00e9 avec laquelle elle avait\naccompli ce geste arracha un cri de douleur \u00e0 Arthur ;\nlorsqu\u2019elle avan\u00e7a vers lui, les bras tendus et souriant\ntoujours du m\u00eame sourire lascif, il recula et se cacha le\nvisage dans les mains.\nCependant, elle avan\u00e7ait toujours vers lui, en disant sur\nun ton langoureux, tandis qu\u2019elle avait des gestes pleins de\ngr\u00e2ce et de volupt\u00e9 :\n\u2013 Venez avec moi, Arthur. Quittez vos compagnons, et\nvenez avec moi. J\u2019ai besoin de vous tenir dans mes bras.\nVenez ! C\u2019est ensemble maintenant que nous nous\nreposerons ! Venez, \u00f4 mon mari ! Venez donc !\nIl y avait dans sa voix une douceur d\u00e9moniaque \u2013\nquelque chose qui ressemblait au tintement de verres qui\ns\u2019entrechoquent \u2013 qui r\u00e9sonnait dans notre cerveau \u00e0\nchacun, tandis que nous \u00e9coutions les paroles qu\u2019elle\nadressait \u00e0 Arthur. Celui-ci, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, paraissait subir un\ncharme : se d\u00e9couvrant le visage, il ouvrit tout grands les\nbras. Elle allait s\u2019y r\u00e9fugier, quand Van Helsing, d\u2019un bond,\nfut entre eux, sa petite croix d\u2019or \u00e0 la main. Elle recula\naussit\u00f4t et, les traits soudain convuls\u00e9s de rage, elle passa\n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 du professeur en se pr\u00e9cipitant vers le tombeaucomme si elle voulait y entrer.\nMais lorsqu\u2019elle fut \u00e0 un ou deux pieds de la porte, elle\ns\u2019arr\u00eata, une force irr\u00e9sistible l\u2019emp\u00eachant d\u2019aller plus loin.\nElle se retourna vers nous, le visage parfaitement \u00e9clair\u00e9\npar les rayons de la lune et par la lumi\u00e8re de la lanterne\nque Van Helsing tenait maintenant d\u2019une main ferme.\nJamais je n\u2019avais vu sur un visage une telle expression, tout\n\u00e0 la fois de rancune et de d\u00e9pit, et personne, je l\u2019esp\u00e8re,\nn\u2019en verra jamais de semblable. Les joues, jusqu\u2019ici\nrest\u00e9es color\u00e9es, devinrent livides, les yeux sembl\u00e8rent\njeter des \u00e9tincelles venant tout droit de l\u2019enfer, les rides qui\napparurent sur le front ressemblaient aux replis des\nserpents de la M\u00e9duse, et la charmante bouche aux l\u00e8vres\nbrillantes de sang s\u2019ouvrit presque en forme de carr\u00e9,\ncomme dans ces masques grecs ou japonais qui\nrepr\u00e9sentent la col\u00e8re. Si jamais un visage a pu signifier un\narr\u00eat de mort, si jamais regards ont \u00e9t\u00e9 capables de tuer,\nce visage et ces regards, nous les avions \u00e0 ce moment\ndevant nous.\nAinsi donc, pendant une demi-minute certainement et qui\nnous parut une \u00e9ternit\u00e9, elle resta l\u00e0, entre la croix que Van\nHelsing gardait toujours lev\u00e9e et sa tombe dont l\u2019Hostie lui\ninterdisait l\u2019entr\u00e9e. Le professeur mit fin au silence en\ndemandant \u00e0 Arthur :\n\u2013 Dites, mon ami\u2026 R\u00e9pondez-moi : dois-je poursuivre\nmon \u0153uvre ?\nL\u2019autre s\u2019agenouilla et, le visage \u00e0 nouveau enfoui dans\nles mains, il lui dit :\n\u2013 Faites comme vous l\u2019entendez, mon ami\u2026 Faitescomme vous l\u2019entendez\u2026 Il n\u2019y aura jamais rien de plus\nhorrible que ceci.\nEt il g\u00e9mit, tandis que Quincey et moi, en m\u00eame temps,\nnous approchions de lui pour le soutenir.\nVan Helsing posa la lanterne \u00e0 terre ; puis, allant \u00e0 la\nporte du tombeau, il se mit \u00e0 enlever les parcelles du Signe\nsacr\u00e9 qu\u2019il avait plac\u00e9es \u00e7\u00e0 et l\u00e0. Alors, quand il se retira,\nnous v\u00eemes, surpris, terrifi\u00e9s, cette femme, dont le corps\n\u00e9tait aussi tangible que le n\u00f4tre, passer \u00e0 travers un\ninterstice o\u00f9 il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 difficile d\u2019introduire une lame de\ncouteau. Nous \u00e9prouv\u00e2mes tous un sentiment de\nsoulagement lorsque, avec calme, le professeur repla\u00e7a\nautour de la porte des bandes de la fameuse p\u00e2te. Ceci\nfait, il alla relever l\u2019enfant et nous dit :\n\u2013 Maintenant, venez, mes amis ; nous ne pouvons plus\nrien jusqu\u2019\u00e0 demain. Un enterrement est pr\u00e9vu pour midi,\nde sorte que nous reviendrons peu apr\u00e8s. Vers deux\nheures, tous les parents et amis du d\u00e9funt seront partis, et\nnous, nous resterons apr\u00e8s que le fossoyeur aura referm\u00e9\nla grille. Alors, nous aurons beaucoup \u00e0 faire, mais cela ne\nressemblera pas du tout \u00e0 ce \u00e0 quoi nous venons de nous\noccuper. Quant \u00e0 ce petit, il n\u2019a pas trop souffert, et il sera\ncompl\u00e8tement remis demain soir. Comme l\u2019autre enfant,\nnous allons le laisser \u00e0 un endroit o\u00f9 la police puisse le\ntrouver ; puis, nous rentrerons.\n\u2013 Mon cher Arthur, fit-il en s\u2019approchant de ce dernier,\ncette \u00e9preuve est terrible pour vous ; mais plus tard, quand\nvous vous la rem\u00e9morerez, vous comprendrez \u00e0 quel point\nelle \u00e9tait n\u00e9cessaire. Les heures d\u2019amertume dont je vousparlais, vous les vivez maintenant, mon gar\u00e7on ; demain,\nplaise \u00e0 Dieu ! elles seront pass\u00e9es et vous conna\u00eetrez une\ntr\u00e8s grande tranquillit\u00e9 d\u2019esprit, si m\u00eame ce n\u2019est pas le\nbonheur ; aussi ne vous laissez pas trop abattre par le\nchagrin. Jusqu\u2019\u00e0 demain, je ne vous demande pas de me\npardonner.\nJe ramenai Arthur et Quincey chez moi et, sur le chemin\ndu retour, nous essay\u00e2mes de nous rendre du courage les\nuns aux autres. Nous avions laiss\u00e9 l\u2019enfant en un lieu s\u00fbr et\nnous \u00e9tions tr\u00e8s fatigu\u00e9s. Tous trois, nous dorm\u00eemes plus\nou moins bien.\n29 septembre, au soir\n \nUn peu avant deux heures, Arthur, Quincey et moi\npass\u00e2mes prendre le professeur \u00e0 son h\u00f4tel. Chose\n\u00e9trange, il se trouva que, tous, nous \u00e9tions habill\u00e9s de noir.\nNaturellement, Arthur \u00e9tait en grand deuil ; mais c\u2019est par\nune sorte d\u2019instinct que chacun des autres, dans notre petit\ngroupe, s\u2019\u00e9tait v\u00eatu compl\u00e8tement de noir. D\u00e8s une heure\net demie, nous arrivions au cimeti\u00e8re ; nous nous\npromen\u00e2mes dans les all\u00e9es \u00e0 l\u2019\u00e9cart, \u00e9vitant d\u2019\u00eatre vus, de\nsorte que, les fossoyeurs ayant termin\u00e9 leur t\u00e2che et le\nsacristain ayant referm\u00e9 la grille \u00e0 clef puisqu\u2019il croyait tout\nle monde parti, nous nous trouv\u00e2mes, somme toute, les\nma\u00eetres du lieu. Van Helsing avait remplac\u00e9 son petit sac\nnoir par un sac de cuir de forme allong\u00e9e, comme celuid\u2019un joueur de cricket ; et on devinait qu\u2019il \u00e9tait tr\u00e8s lourd.\nLorsque, ayant entendu les derniers pas s\u2019\u00e9loigner sur la\nroute, nous f\u00fbmes certains d\u2019\u00eatre seuls, sans qu\u2019aucun de\nnous e\u00fbt rien dit, nous suiv\u00eemes le professeur qui se\ndirigeait vers le tombeau. Il ouvrit la porte, et d\u00e8s que nous\nf\u00fbmes entr\u00e9s, nous la referm\u00e2mes derri\u00e8re nous. Il prit dans\nson sac la lanterne qu\u2019il alluma, ainsi que deux bougies ;\nquand, \u00e0 leur tour, elles furent allum\u00e9es, il les fixa sur deux\nautres cercueils gr\u00e2ce \u00e0 la cire qu\u2019il avait fait fondre \u00e0 un\nbout de l\u2019une et de l\u2019autre ; de la sorte, elles donnaient la\nlumi\u00e8re dont il avait besoin pour proc\u00e9der \u00e0 son travail.\nQuand, une fois de plus, il enleva le couvercle du cercueil\nde Lucy, tous nous regard\u00e2mes aussit\u00f4t \u2013 Arthur tremblant\ncomme une feuille \u2013 et nous v\u00eemes que le corps gisait l\u00e0,\ndans toute sa beaut\u00e9. Mais, dans mon c\u0153ur, il n\u2019y avait\nplus place pour l\u2019amour ; seule, la haine l\u2019habitait, la haine\nque m\u2019inspirait cette chose odieuse qui avait pris la forme\nde Lucy sans rien garder de son \u00e2me. Je vis que m\u00eame le\nvisage d\u2019Arthur se fermait. Bient\u00f4t, il demanda \u00e0 Van\nHelsing :\n\u2013 Est-ce l\u00e0 vraiment le corps de Lucy, ou seulement un\nd\u00e9mon qui a pris sa forme ?\n\u2013 C\u2019est son corps et ce n\u2019est pas son corps. Mais\nattendez un moment, et vous allez la voir telle qu\u2019elle \u00e9tait,\net telle qu\u2019elle est encore r\u00e9ellement.\nEn tout cas, on avait l\u2019impression de vivre un cauchemar\nqui se serait appel\u00e9 Lucy. Les dents pointues, les l\u00e8vres\nvoluptueuses et couvertes de sang \u2013 et ceci seul aurait suffi\n\u00e0 vous faire fr\u00e9mir d\u2019horreur-, tout ce corps sensuel,visiblement d\u00e9pourvu d\u2019\u00e2me, c\u2019\u00e9tait comme la d\u00e9rision\ndiabolique de ce qui avait \u00e9t\u00e9 la douce candeur de Lucy.\nM\u00e9thodiquement, comme \u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e, Van Helsing se\nmit \u00e0 retirer de son sac des instruments divers et \u00e0 les\nplacer de fa\u00e7on \u00e0 les avoir sous la main. D\u2019abord, il prit un\nfer \u00e0 souder et un peu de soudure maigre, puis une petite\nlampe \u00e0 huile qui, une fois allum\u00e9e dans un coin du caveau,\nd\u00e9gagea un gaz dont la flamme bleue donna une forte\nchaleur, puis les instruments m\u00eames qui devaient lui servir\n\u00e0 l\u2019op\u00e9ration, enfin, un pieu en bois, cylindrique, \u00e9pais\nd\u2019environ trois pouces et long d\u2019environ trois pieds. Il\npr\u00e9senta au feu le bout de ce pieu, puis il le tailla en une\npointe tr\u00e8s fine. Un gros marteau fut enfin retir\u00e9 du sac.\nPour moi, voir un m\u00e9decin se pr\u00e9parer \u00e0 agir, cela avait\ntoujours quelque chose de r\u00e9confortant, d\u2019encourageant,\nmais tous ces pr\u00e9paratifs inspir\u00e8rent \u00e0 Arthur et \u00e0 Quincey\nune v\u00e9ritable consternation. Tous deux cependant\ns\u2019effor\u00e7aient de garder leur courage, et ils rest\u00e8rent tr\u00e8s\ncalmes et silencieux.\nVan Helsing nous dit alors :\n\u2013 Avant de commencer quoi que ce soit, laissez-moi\nvous expliquer ce dont il s\u2019agit ; de fait, cette connaissance\nnous est transmise par la science et les exp\u00e9riences des\nanciens et de tous ceux qui ont \u00e9tudi\u00e9 les pouvoirs du non-\nmort. Cet \u00e9tat de non-mort est \u00e9troitement li\u00e9 \u00e0 la\nmal\u00e9diction d\u2019immortalit\u00e9. La mort est refus\u00e9e \u00e0 ces \u00eatres,\net ils doivent, de si\u00e8cle en si\u00e8cle, faire de nouvelles\nvictimes et multiplier les maux de la terre ; car quiconque\nmeurt ayant \u00e9t\u00e9 la proie d\u2019un non-mort, devient \u00e0 son tournon-mort et, \u00e0 son tour, fait sa proie de son prochain. De\nsorte que le cercle va toujours s\u2019\u00e9largissant, comme les\ncercles qu\u2019une pierre jet\u00e9e dans l\u2019eau forme \u00e0 la surface de\ncette eau. Arthur, mon ami, si vous aviez embrass\u00e9 Lucy\nquelques instants avant sa mort, comme vous en aviez le\nd\u00e9sir, ou si, l\u2019autre nuit, vous l\u2019aviez prise dans vos bras\nd\u00e9j\u00e0 ouverts pour la recevoir, vous seriez devenu, \u00e0 l\u2019heure\nde votre mort, un \nnosferatu\n, comme on dit en Europe\norientale et, les ann\u00e9es passant, vous auriez fait de plus en\nplus de ces non-morts qui nous remplissent d\u2019horreur.\nComme non-morte, la carri\u00e8re de cette malheureuse jeune\nfille ne fait que commencer. Les enfants dont elle a suc\u00e9 le\nsang ne sont pas encore dans un \u00e9tat d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 ; mais si,\nnon-morte, elle continue \u00e0 vivre, ils perdront de plus en plus\nde sang puisque ob\u00e9issant au pouvoir qu\u2019elle exerce sur\neux, ils la rechercheront de plus en plus ; de sa bouche\nodieuse, elle tirera jusqu\u2019\u00e0 leur derni\u00e8re goutte de sang. Au\ncontraire, si elle meurt r\u00e9ellement, tout le mal cessera ; les\nl\u00e9g\u00e8res blessures dispara\u00eetront de la gorge des enfants qui\nretourneront \u00e0 leurs jeux, oubliant toute leur aventure ; mais,\nchose plus importante encore et qui nous sera \u00e0 tous une\nb\u00e9n\u00e9diction, la mort v\u00e9ritable s\u2019\u00e9tant empar\u00e9e de cette\nnon-morte, l\u2019\u00e2me de la pauvre et ch\u00e8re enfant sera \u00e0\nnouveau d\u00e9livr\u00e9e. Au lieu d\u2019accomplir pendant la nuit son\n\u0153uvre maligne et, le jour, d\u2019en subir de plus en plus\nl\u2019humiliation, elle prendra sa place parmi les autres anges.\nAussi, mon ami, sera-ce pour elle une main b\u00e9nie que celle\nqui lui donnera le coup de gr\u00e2ce. Je suis pr\u00eat \u00e0 le faire.\nMais n\u2019y a-t-il personne parmi nous qui m\u00e9rite mieux quemoi ce privil\u00e8ge ? Quel bonheur de pouvoir penser\nd\u00e9sormais, \u00e9veill\u00e9 dans le silence de la nuit : \u00ab C\u2019est ma\nmain qui l\u2019a envoy\u00e9e parmi les \u00e9toiles, la main de celui qui\nl\u2019aimait le plus au monde, la main qu\u2019elle-m\u00eame aurait\nchoisie pour cela si elle avait pu choisir. \u00bb Dites-moi, n\u2019y a-\nt-il personne ici qui souhaite pouvoir se tenir \u00e0 soi-m\u00eame\nun tel langage ? Tous, nous regardions Arthur ; et comme\nnous tous, il comprenait la g\u00e9n\u00e9reuse intention qui animait\nVan Helsing quand il proposait que ce f\u00fbt sa main \u00e0 lui,\nArthur, qui nous rende la m\u00e9moire de Lucy \u00e0 jamais\nsacr\u00e9e, alors que nous avions pu la croire souill\u00e9e \u00e0\njamais. Il s\u2019avan\u00e7a et dit d\u2019une voix ferme, encore que sa\nmain trembl\u00e2t et que son visage f\u00fbt bl\u00eame :\n\u2013 Du fond de mon c\u0153ur, mon ami, mon v\u00e9ritable ami, je\nvous remercie. Dites-moi ce que je dois faire, et je vous\nob\u00e9irai sans d\u00e9faillir.\n\u2013 Brave gar\u00e7on ! Il vous faudra un moment de courage,\nun seul, et tout sera fini ! Il s\u2019agit de lui passer ce pieu \u00e0\ntravers le corps\u2026 \u00c9preuve terrible, je vous le r\u00e9p\u00e8te, mais\nelle sera br\u00e8ve et, ensuite, votre bonheur sera d\u2019autant plus\ngrand que votre douleur \u00e9tait immense. Quand vous\nsortirez d\u2019ici, il vous semblera avoir des ailes. Mais une\nfois que vous aurez commenc\u00e9, la moindre h\u00e9sitation vous\nsera interdite. Pensez que nous sommes ici, nous, vos\namis, qui vous entourons, et que nous prierons pour vous\npendant ces minutes \u00e9pouvantables.\n\u2013 Bon, dit Arthur d\u2019une voix \u00e9touff\u00e9e par l\u2019\u00e9motion. Que\ndois-je faire ?\n\u2013 Prenez ce pieu de la main gauche, la pointe plac\u00e9e surle c\u0153ur, et le marteau de la main droite. Quand nous\ncommencerons \u00e0 r\u00e9citer la pri\u00e8re des morts \u2013 c\u2019est moi qui\nla lirai : j\u2019ai apport\u00e9 le livre ; les autres me r\u00e9pondront \u2013,\nfrappez, au nom de Dieu, afin que notre ch\u00e8re morte\nrepose en paix, et que la non-morte disparaisse \u00e0 jamais !\nArthur prit le pieu et le marteau, et une fois qu\u2019il fut\nfermement d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 agir, ses mains ne trembl\u00e8rent pas le\nmoins du monde, n\u2019h\u00e9sit\u00e8rent m\u00eame pas. Van Helsing\nouvrit le missel, commen\u00e7a \u00e0 lire ; Quincey et moi lui\nr\u00e9pond\u00eemes de notre mieux. Arthur pla\u00e7a la pointe du pieu\nsur le c\u0153ur de Lucy, et je vis qu\u2019elle commen\u00e7ait \u00e0\ns\u2019enfoncer l\u00e9g\u00e8rement dans la chair blanche. Alors, avec le\nmarteau, Arthur frappa de toutes ses forces.\nLe corps, dans le cercueil, se mit \u00e0 trembler, \u00e0 se tordre\nen d\u2019affreuses contorsions ; un cri rauque, propre \u00e0 vous\nglacer le sang, s\u2019\u00e9chappa des l\u00e8vres rouges ; les dents\npointues s\u2019enfonc\u00e8rent dans les l\u00e8vres au point de les\ncouper, et elles se couvrirent d\u2019une \u00e9cume \u00e9carlate. Mais,\n\u00e0 aucun moment, Arthur ne perdit courage. Il ressemblait\nau dieu Thor tandis que son bras ferme s\u2019\u00e9levait et\nretombait, enfon\u00e7ant de plus en plus le pieu mis\u00e9ricordieux,\net que le sang jaillissait du c\u0153ur perc\u00e9 et se r\u00e9pandait tout\nautour. La r\u00e9solution \u00e9tait peinte sur son visage, comme s\u2019il\n\u00e9tait certain d\u2019accomplir un devoir sacr\u00e9 et, \u00e0 le voir, nous\nne nous sentions que plus de courage, de sorte que nos\nvoix, plus fortes, r\u00e9sonnaient maintenant dans le caveau.\nPeu \u00e0 peu, le corps cessa de trembler, les contorsions\ns\u2019espac\u00e8rent, mais les dents continuaient \u00e0 s\u2019enfoncer\ndans les l\u00e8vres, les traits du visage \u00e0 fr\u00e9mir. Finalement, cefut l\u2019immobilit\u00e9 compl\u00e8te. La terrible t\u00e2che \u00e9tait termin\u00e9e.\nArthur l\u00e2cha le marteau. Il chancelait et serait tomb\u00e9 si\nnous n\u2019avions pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0 pour le soutenir. De grosses\ngouttes de sueur coulaient sur son front, et il haletait.\nL\u2019effort qu\u2019on avait exig\u00e9 de lui, assur\u00e9ment, \u00e9tait\nsurhumain, et s\u2019il n\u2019y avait \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 que par des\nconsid\u00e9rations humaines, il ne l\u2019e\u00fbt jamais accompli.\nPendant quelques minutes, nous f\u00fbmes donc occup\u00e9s de\nlui seul, et aucun d\u2019entre nous ne regarda plus le cercueil.\nToutefois, lorsque nos yeux s\u2019y pos\u00e8rent \u00e0 nouveau, nous\nne p\u00fbmes retenir un murmure de surprise. Nous regardions\navec une attention telle qu\u2019Arthur se leva \u2013 il s\u2019\u00e9tait assis\nsur le sol \u2013 et vint regarder, lui aussi. Et, sur son visage,\nune expression de joie rempla\u00e7a la d\u00e9tresse et\nl\u2019\u00e9pouvante.\nL\u00e0, dans le cercueil, ne gisait plus l\u2019horrible non-morte\nque nous avions fini par redouter et par ha\u00efr \u00e0 un tel point\nque le soin de la d\u00e9truire avait \u00e9t\u00e9 accord\u00e9 comme un\nprivil\u00e8ge \u00e0 celui d\u2019entre nous qui y avait le plus de droits ;\nc\u2019\u00e9tait Lucy comme nous l\u2019avions connue de son vivant,\navec son visage d\u2019une douceur et d\u2019une puret\u00e9 sans\npareilles. Le chagrin, les soucis, les souffrances, avaient, il\nest vrai, marqu\u00e9 ce visage ; mais il ne nous en \u00e9tait que\nplus cher. Chacun de nous sentit \u00e0 ce moment que la\nsainte tranquillit\u00e9 qui se r\u00e9pandait, tel un rayon de soleil,\nsur ce pauvre visage et sur ce pauvre corps, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un\ngage, qu\u2019un symbole terrestre du repos \u00e9ternel.\nVan Helsing vint poser sa main sur l\u2019\u00e9paule d\u2019Arthur, et il\nlui demanda :\u2013 Maintenant, dites-moi, mon ami, mon cher Arthur, est-\nce que vous me pardonnez ?\nAlors seulement, quand il prit dans la sienne la main du\nvieux professeur, Arthur r\u00e9agit \u00e0 l\u2019effort presque\ninimaginable qu\u2019il avait d\u00fb fournir. Cette main, il la porta \u00e0\nses l\u00e8vres, la baisa longuement, puis il s\u2019\u00e9cria :\n\u2013 Si je vous pardonne ! Dieu vous b\u00e9nisse, vous qui avez\nrendu son \u00e2me \u00e0 ma bien-aim\u00e9e, et \u00e0 moi la paix !\nSes deux mains sur les \u00e9paules de Van Helsing et la t\u00eate\ncontre sa poitrine, il se mit \u00e0 pleurer tout bas, tandis que\nnous restions l\u00e0, sans bouger. Quand enfin il leva la t\u00eate,\nVan Helsing lui dit :\n\u2013 Et maintenant, mon enfant, vous pouvez l\u2019embrasser.\nPosez, si vous voulez, un baiser sur ses l\u00e8vres de morte,\nainsi qu\u2019elle l\u2019e\u00fbt souhait\u00e9. Car \u00e0 pr\u00e9sent, elle n\u2019est plus un\nd\u00e9mon au sourire affreux, et elle ne le sera plus, de toute\n\u00e9ternit\u00e9. Elle n\u2019est plus une non-morte, supp\u00f4t du diable.\nElle est une vraie morte de Dieu, et son \u00e2me est pr\u00e8s de\nLui !\nArthur se pencha et mit un baiser sur le visage paisible.\nPuis, nous les f\u00eemes sortir du tombeau, Quincey et lui.\nAlors, j\u2019aidai le professeur \u00e0 scier le haut du pieu, laissant\nla pointe enfonc\u00e9e dans le corps. Puis, nous coup\u00e2mes la\nt\u00eate et rempl\u00eemes la bouche d\u2019ail. Enfin, le cercueil de\nplomb \u00e9tant soud\u00e9 et le couvercle du cercueil de bois viss\u00e9\n\u00e0 nouveau, nous rassembl\u00e2mes tous les outils et sort\u00eemes\n\u00e0 notre tour. Lorsque le professeur eut referm\u00e9 la porte \u00e0\nclef, il remit celle-ci \u00e0 Arthur.\nDehors, l\u2019air \u00e9tait doux, le soleil brillait, les oiseauxchantaient, il semblait que la nature enti\u00e8re s\u2019\u00e9tait mise \u00e0\nun autre diapason. Tout, partout, nous paraissait joyeux et\ncalme, car nous-m\u00eames \u00e9prouvions une tranquillit\u00e9\nprofonde, encore que cette joie en nous f\u00fbt fort temp\u00e9r\u00e9e.\nAvant de nous \u00e9loigner, Van Helsing tint \u00e0 nous avertir :\n\u2013 Maintenant, mes amis, la premi\u00e8re partie de notre\ntravail est faite, la plus dure pour nous. Mais il reste une\nautre t\u00e2che, en un sens plus importante : d\u00e9couvrir l\u2019auteur\nde tous ces malheurs et le faire dispara\u00eetre de ce monde.\nJe poss\u00e8de certaines clefs qui, dans une certaine mesure,\nfaciliteront nos recherches. Mais cette t\u00e2che sera longue,\ncomportera des dangers et encore des souffrances. Vous\nm\u2019aiderez, n\u2019est-ce pas ? Tous, nous avons maintenant\nappris \u00e0 croire. Et puisqu\u2019il en est ainsi, nous voyons o\u00f9 est\nnotre devoir, n\u2019est-ce pas votre avis ? Et n\u2019avons-nous pas\npromis d\u2019aller jusqu\u2019au bout ?\nTour \u00e0 tour, nous lui serr\u00e2mes la main en lui promettant\nde l\u2019aider. Lorsque nous nous m\u00eemes \u00e0 marcher, il reprit :\n\u2013 Demain soir, \u00e0 sept heures, nous d\u00eenerons ensemble\nchez notre ami John. J\u2019inviterai deux autres personnes que\nvous ne connaissez pas encore. \u00c0 ce moment, tous mes\nplans seront pr\u00eats, et je vous les expliquerai. Mon cher\nJohn, revenez avec moi ; je dois vous consulter sur\ncertaines choses. Ce soir, je pars pour Amsterdam, mais\nje serai de retour demain soir d\u00e9j\u00e0. Et alors, commencera\nnotre grande investigation ; toutefois, j\u2019ai beaucoup \u00e0 vous\ndire auparavant ; je dois vous mettre au courant de tout ce\nqu\u2019il y a \u00e0 faire et de tout ce qu\u2019il y a \u00e0 redouter. Pourtant,\nune fois que nous nous serons mis \u00e0 l\u2019\u0153uvre, nous nepourrons plus reculer.17\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward (suite)\n \nLorsque nous arriv\u00e2mes au Berkeley Hotel, un\nt\u00e9l\u00e9gramme y attendait Van Helsing.\n\u00ab J\u2019arrive par le train. Jonathan est \u00e0 Whitby. Nouvelle\nimportante. Mina Harker. \u00bb\nLe professeur \u00e9tait ravi.\n\u2013 Ah ! Cette \u00e9tonnante madame Mina ! fit-il. La perle des\nfemmes ! Mais elle arrive et, moi, il m\u2019est impossible de\nl\u2019attendre. Il faudra bien qu\u2019elle aille chez vous, mon cher\nJohn, et vous irez la chercher \u00e0 la gare. Nous allons lui\nt\u00e9l\u00e9graphier, de sorte qu\u2019elle en soit avertie.\nCela fait, il prit une tasse de th\u00e9 tout en me parlant du\njournal qu\u2019avait tenu Jonathan Harker lors de son s\u00e9jour \u00e0\nl\u2019\u00e9tranger ; il m\u2019en donna une copie dactylographi\u00e9e, de\nm\u00eame qu\u2019une copie du journal de Mrs Harker \u2013 journal \u00e9crit\n\u00e0 Whitby.\n\u2013 Emportez-les, me dit-il, et lisez-les tr\u00e8s attentivement.Quand je reviendrai, demain soir, vous en conna\u00eetrez donc\ntous les d\u00e9tails, et nous serons alors \u00e0 m\u00eame\nd\u2019entreprendre nos recherches. Ces feuillets, prenez-en\nsoin ; ils contiennent des tr\u00e9sors. Je vous en pr\u00e9viens, d\u00e8s\nmaintenant, vous aurez besoin de toute la foi dont vous\n\u00eates capable, oui, m\u00eame vous qui avez pourtant v\u00e9cu\naujourd\u2019hui l\u2019exp\u00e9rience qui vous para\u00eet sans doute la plus\nextraordinaire et la plus incroyable de toutes celles qu\u2019on\npourrait imaginer. L\u2019histoire racont\u00e9e ici \u2013 et il posa\ngravement la main sur le paquet de feuilles \u2013 peut \u00eatre,\npour vous, pour moi, et pour beaucoup d\u2019autres, le\ncommencement de la fin ; ou bien, elle peut sonner le glas\ndu non-mort qui d\u00e9vaste la terre. Lisez-la enti\u00e8rement, je\nvous prie, sans rien n\u00e9gliger ; et si vous pouvez nous\n\u00e9clairer en y ajoutant l\u2019une ou l\u2019autre chose que vous-m\u00eame\navez observ\u00e9e, faites-le, car tout, ici, est de la plus haute\nimportance ! Vous-m\u00eame avez tenu un journal o\u00f9 vous avez\nconsign\u00e9 plus d\u2019un fait surprenant, n\u2019est-ce pas ?\nEnsemble, dans quelques jours, nous reverrons tout cela.\nIl se pr\u00e9para alors \u00e0 partir et, bient\u00f4t, se fit conduire \u00e0\nLiverpool Street. De mon c\u00f4t\u00e9, je pris le chemin de\nPaddington, o\u00f9 je devais rencontrer Mrs Harker. J\u2019y fus un\nquart d\u2019heure environ avant l\u2019arriv\u00e9e du train.\nLa foule commen\u00e7ait \u00e0 se disperser, apr\u00e8s avoir,\ncomme toujours, envahi en groupes serr\u00e9s le quai\nd\u2019arriv\u00e9e. Et d\u00e9j\u00e0, je commen\u00e7ais \u00e0 craindre d\u2019avoir laiss\u00e9\npasser celle que je cherchais quand une jeune femme,\njolie, d\u00e9licate, s\u2019avan\u00e7a vers moi et me demanda, apr\u00e8s\nm\u2019avoir d\u00e9visag\u00e9 d\u2019un rapide coup d\u2019\u0153il :\u2013 Docteur Seward, n\u2019est-ce pas ?\n\u2013 Mrs Harker ? fis-je \u00e0 mon tour.\nEt elle me tendit la main.\n\u2013 Je vous ai reconnu d\u2019apr\u00e8s le portrait que la pauvre\nch\u00e8re Lucy\u2026\nElle s\u2019interrompit, en rougissant.\nJe me sentis rougir moi-m\u00eame, ce qui nous mit \u00e0 l\u2019aise\ntous les deux, car c\u2019\u00e9tait comme une r\u00e9ponse tacite \u00e0 ce\nqu\u2019elle venait de rappeler. Je pris ses bagages, dont une\nmachine \u00e0 \u00e9crire, et nous nous dirige\u00e2mes vers le m\u00e9tro\nqui devait nous conduire \u00e0 Fenchurch Street. Mais\nauparavant, j\u2019avais t\u00e9l\u00e9graphi\u00e9 \u00e0 ma gouvernante afin\nqu\u2019elle pr\u00e9pare un appartement pour Mrs Harker.\nNous arriv\u00e2mes chez moi \u00e0 l\u2019heure pr\u00e9vue. Mrs Harker\nsavait, naturellement, qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019une maison\nd\u2019ali\u00e9n\u00e9s ; toutefois, je vis parfaitement qu\u2019elle ne put\ns\u2019emp\u00eacher de frissonner tandis que nous franchissions le\nseuil.\nElle m\u2019avertit que, si je n\u2019y voyais aucun inconv\u00e9nient,\nelle viendrait sans tarder dans mon bureau, car elle avait\nbeaucoup de choses \u00e0 me dire. C\u2019est donc en l\u2019attendant\nque j\u2019ach\u00e8ve d\u2019enregistrer mon journal sur mon\nphonographe. Je n\u2019ai pas encore eu le loisir de lire les\npapiers que m\u2019a remis Van Helsing, encore qu\u2019ils soient l\u00e0,\nsur ma table, devant moi. Il me faut pourtant trouver le\ntemps de les parcourir et, \u00e0 cette fin, chercher \u00e0 int\u00e9resser\nMrs Harker \u00e0 l\u2019une ou l\u2019autre chose. Elle ne sait pas\ncombien le temps est pr\u00e9cieux, ni quelle t\u00e2che nous\nattend ! Je dois prendre garde \u00e0 ne point l\u2019effrayer. Lavoici.Journal de Mina Harker\n \n29 septembre\n \nD\u00e8s que j\u2019eus fait un brin de toilette, je descendis au\ncabinet du Dr Seward. Je m\u2019arr\u00eatai un instant avant de\nfrapper \u00e0 la porte, car il me sembla que le docteur\ns\u2019entretenait avec quelqu\u2019un. Pourtant, comme il m\u2019avait\npri\u00e9e de descendre le plus vite possible, je frappai. Il\nr\u00e9pondit aussit\u00f4t : \u00ab Entrez ! \u00bb et je poussai la porte. \u00c0 ma\ngrande surprise, il \u00e9tait seul ; mais je vis sur sa table,\ndevant lui, ce que je devinai tout de suite \u00eatre un\nphonographe : je n\u2019en avais jamais vu encore \u2013 seulement\non m\u2019avait d\u00e9crit l\u2019appareil. Et je fus vivement int\u00e9ress\u00e9e.\n\u2013 J\u2019esp\u00e8re que je ne vous ai pas fait attendre, dis-je.\nMais j\u2019\u00e9tais \u00e0 la porte, et comme je vous entendais parler,\nj\u2019ai cru que vous n\u2019\u00e9tiez pas seul.\n\u2013 Oh ! r\u00e9pondit-il en souriant, j\u2019enregistrais mon journal.\n\u2013 Votre journal ? lui demandai-je, fort \u00e9tonn\u00e9e.\n\u2013 Oui. Ici, dit-il en posant la main sur le phonographe.\n\u2013 Quoi ? m\u2019\u00e9criai-je avec enthousiasme, mais c\u2019est bien\nmieux encore que la st\u00e9nographie ! Puis-je entendre\nquelque chose ?\n\u2013 Certainement, r\u00e9pondit-il avec empressement. Il selevait d\u00e9j\u00e0 pour mettre l\u2019appareil en marche, mais il n\u2019en fit\nrien et il parut soudain contrari\u00e9.\n\u2013 C\u2019est que, reprit-il en h\u00e9sitant, je n\u2019ai, jusqu\u2019ici,\nenregistr\u00e9 que mon journal ; et comme celui-ci ne concerne\nque mes malades\u2026 ou \u00e0 peu pr\u00e8s\u2026 il serait peut-\u00eatre\ng\u00eanant\u2026 c\u2019est-\u00e0-dire\u2026 je veux dire\u2026\nIl n\u2019acheva point, et j\u2019essayai de le tirer d\u2019embarras.\n\u2013 Vous avez assist\u00e9 Lucy dans ses derniers moments,\nlui dis-je. Faites-moi entendre ce qui concerne sa mort, car\nj\u2019aime \u00eatre au courant de tout, tout ce qui la concerne. Elle\n\u00e9tait ma plus ch\u00e8re amie.\nJe fus tr\u00e8s \u00e9tonn\u00e9e quand il me r\u00e9pondit, l\u2019horreur peinte\nsur le visage :\n\u2013 Vous faire entendre ce qui s\u2019est pass\u00e9 lors de sa\nmort ? Pas pour un empire !\n\u2013 Pourquoi pas ? insistai-je, \u00e9prouvant soudain une\nterrible angoisse.\nIl ne r\u00e9pondit pas tout de suite ; je compris qu\u2019il essayait\nde trouver un pr\u00e9texte.\n\u2013 Voyez-vous, dit-il enfin, il me serait difficile de choisir\nune partie de mon journal plut\u00f4t qu\u2019une autre\u2026\nTandis qu\u2019il parlait, une id\u00e9e dut lui traverser l\u2019esprit, car\nil poursuivit sur un ton diff\u00e9rent, avec une simplicit\u00e9 dont il\nne se rendait pas compte lui-m\u00eame, et avec une na\u00efvet\u00e9\nd\u2019enfant :\n\u2013 C\u2019est vrai, ma parole ! C\u2019est vrai, cela !\nJe ne pus m\u2019emp\u00eacher de sourire, ce qu\u2019il remarqua.\n\u2013 Cette fois, je me suis trahi ! Mais, reprit-il, savez-vous\nque, durant tous ces mois pendant lesquels j\u2019ai enregistr\u00e9mon journal, pas une seule fois je ne me suis demand\u00e9\ncomment, au besoin, j\u2019en retrouverais telle ou telle partie ?\n\u00c0 ce moment, j\u2019avais d\u00e9cid\u00e9 dans mon for int\u00e9rieur que\nle journal d\u2019un m\u00e9decin qui avait soign\u00e9 Lucy pourrait\najouter quelque chose \u00e0 ce que nous savions d\u00e9j\u00e0 \u00e0\npropos de ce monstre ; aussi proposai-je sans h\u00e9siter :\n\u2013 Dans ce cas, docteur, vous devriez me le laisser\ntranscrire enti\u00e8rement \u00e0 la machine.\nIl devint p\u00e2le comme un mort, et s\u2019\u00e9cria :\n\u2013 Non ! Non ! Non ! Pour rien au monde, je ne vous\nlaisserais conna\u00eetre cette horrible histoire !\nDonc, elle \u00e9tait horrible, cette histoire. J\u2019en avais eu\nl\u2019intuition. Pensive, je laissai mes regards parcourir la\npi\u00e8ce, cherchant inconsciemment un objet qui p\u00fbt m\u2019aider\nd\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une autre, et ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent sur un gros\npaquet de feuilles dactylographi\u00e9es, pos\u00e9 sur le bureau.\nLes yeux du docteur suivirent mon regard, virent ce que je\nregardais et, alors, j\u2019eus l\u2019impression qu\u2019il allait mieux\ncomprendre mon intention.\n\u2013 Vous ne me connaissez pas, fis-je. Lorsque vous aurez\nlu tout cela \u2013 mon propre journal et celui de mon mari que\nj\u2019ai l\u2019un et l\u2019autre recopi\u00e9s \u00e0 la machine \u2013, vous saurez\nmieux qui je suis. Je n\u2019ai jamais h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 me donner tout\nenti\u00e8re \u00e0 cette cause ; mais, naturellement, vous ne me\nconnaissez pas\u2026 pas encore\u2026 et je ne peux pas esp\u00e9rer\nque vous ayez confiance en moi.\nLa pauvre Lucy avait raison, le Dr Seward est\ncertainement un homme admirable. Il se leva, alla ouvrir un\ngrand tiroir o\u00f9 \u00e9taient rang\u00e9s plusieurs cylindres de m\u00e9tal,creux et recouverts de cire noire.\n\u2013 C\u2019est bien vrai ce que vous dites l\u00e0, fit-il. Je n\u2019avais\npas confiance en vous parce que je ne vous connaissais\npas. Mais, maintenant, je vous connais. Et laissez-moi vous\ndire que j\u2019aurais d\u00fb vous conna\u00eetre depuis longtemps. Je\nsais que Lucy vous avait parl\u00e9 de moi ; elle m\u2019avait aussi\nparl\u00e9 de vous. Puis-je faire la seule r\u00e9paration qui est en\nmon pouvoir ? Prenez ces cylindres, et \u00e9coutez ce qu\u2019ils\nont \u00e0 vous raconter. Les six premiers me concernent\npersonnellement, et il n\u2019y a rien l\u00e0 qui puisse vous\n\u00e9pouvanter. Seulement, vous me conna\u00eetrez mieux apr\u00e8s\nles avoir entendus. \u00c0 ce moment-l\u00e0, le d\u00eener sera pr\u00eat. De\nmon c\u00f4t\u00e9, je vais lire ces documents, afin de comprendre\nmieux certaines choses\u2026 Lui-m\u00eame porta le phonographe\ndans le petit salon attenant \u00e0 ma chambre et le mit en\nmarche. Et maintenant, je vais apprendre, j\u2019en suis s\u00fbre,\nquelque chose d\u2019amusant : l\u2019autre version d\u2019une histoire\nd\u2019amour dont j\u2019ai eu un premier aper\u00e7u.Journal du Dr Seward\n \n29 septembre\n \nJ\u2019\u00e9tais \u00e0 ce point absorb\u00e9 par la lecture de ces deux\njournaux \u2013 celui de Jonathan Harker et celui de sa femme \u2013\nque je ne m\u2019aper\u00e7us pas que le temps passait. Et comme\nMrs Harker n\u2019\u00e9tait pas encore descendue lorsque la\nservante vint annoncer le d\u00eener, je lui dis que cette dame\n\u00e9tait sans doute fatigu\u00e9e du voyage et qu\u2019on attendrait une\nheure encore avant de servir. Je continuai donc ma lecture.\nJe venais de lire la derni\u00e8re ligne du journal de Mrs Harker,\nquand celle-ci entra. Elle me parut aussi charmante que sur\nle quai de la gare, mais \u00e0 pr\u00e9sent elle avait l\u2019air tr\u00e8s triste,\net les yeux rouges. Dieu sait que j\u2019avais eu, les derniers\ntemps, des raisons de verser des larmes, mais ces larmes\nqui m\u2019eussent soulag\u00e9 m\u2019avaient toujours \u00e9t\u00e9 refus\u00e9es ;\naussi, voir ces doux yeux encore brillants de pleurs m\u2019\u00e9mut\nprofond\u00e9ment.\n\u2013 J\u2019ai bien peur de vous avoir fait beaucoup de peine, lui\ndis-je lentement.\n\u2013 Mais non, mais non\u2026 fit-elle. Seulement, j\u2019ai \u00e9t\u00e9\nnavr\u00e9e, plus que je ne saurais jamais vous le dire, en\ncomprenant votre chagrin. Cet appareil est absolumentmerveilleux, mais tellement cruel ! Il m\u2019a fait conna\u00eetre et\njusque dans leurs accents m\u00eames, toutes les angoisses\npar lesquelles vous \u00eates pass\u00e9. J\u2019avais l\u2019impression\nd\u2019entendre une \u00e2me implorer dans sa douleur le Dieu tout-\npuissant. Il ne faut plus que personne, jamais, entende\ncela ! Voyez, j\u2019ai voulu vous \u00eatre utile : j\u2019ai transcrit vos\nr\u00e9cits \u00e0 la machine, afin que plus personne dor\u00e9navant ne\nper\u00e7oive, comme je l\u2019ai fait, les battements de votre c\u0153ur.\n\u2013 Mais personne non plus ne lira mon journal ! Personne,\njamais\u2026, r\u00e9pondis-je d\u2019une voix faible.\nElle posa sa main sur la mienne et reprit gravement :\n\u2013 Si, il le faut !\n\u2013 Mais pourquoi ? demandai-je.\n\u2013 Parce que cela fait partie de cette terrible histoire\nqu\u2019est la mort de cette pauvre Lucy, et des \u00e9v\u00e9nements qui\nl\u2019ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e ; parce que dans la lutte que nous allons\nentreprendre pour d\u00e9barrasser la terre de ce monstre, il\nnous est indispensable d\u2019avoir le plus d\u2019\u00e9l\u00e9ments et le plus\nde d\u00e9tails possible. Je pense qu\u2019en \u00e9coutant ces\nenregistrements, j\u2019ai appris plus de choses que vous ne\nd\u00e9siriez m\u2019en faire conna\u00eetre ; mais ils jettent certaines\nlumi\u00e8res sur le sombre myst\u00e8re qui nous occupe. Vous\npermettrez que je vous aide, n\u2019est-ce pas ? Je suis\nparfaitement au courant du d\u00e9but de cette histoire, et je\ndevine d\u00e9j\u00e0, bien que je n\u2019aie entendu votre journal que\njusqu\u2019\u00e0 la date du 7 septembre seulement, quels malheurs\nont assailli Lucy et comment son terrible destin s\u2019est\naccompli. Depuis la visite que nous a faite le professeur\nVan Helsing, Jonathan et moi essayons sans r\u00e9pit d\u2019y voirplus clair. Mon mari est parti pour Whitby afin de recueillir\nd\u2019autres renseignements, et il revient d\u00e8s demain. Nous ne\ndevons avoir aucun secret l\u2019un pour l\u2019autre ; en travaillant\ntous ensemble et en pleine confiance, nous serons\ncertainement plus forts pour mener \u00e0 bien notre entreprise\nque si l\u2019un de nous \u00e9tait tenu dans l\u2019ignorance de ce que\nnous devons tous savoir.\nDans son regard, je lisais un touchant d\u00e9sir de n\u2019\u00eatre pas\nd\u00e9\u00e7ue et, en m\u00eame temps, elle montrait tant de courage et\nde r\u00e9solution que je tins \u00e0 la rassurer aussit\u00f4t.\n\u2013 Je ne puis que respecter votre volont\u00e9, r\u00e9pondis-je.\nDieu me pardonne si je me trompe ! Vous avez encore \u00e0\napprendre d\u2019horribles choses ! Mais puisque vous en\nsavez d\u00e9j\u00e0 tant sur la maladie de notre pauvre Lucy, je\ncomprends que vous ne vouliez pas en ignorer la suite. \u00c0\nvrai dire, lorsque vous aurez tout entendu\u2026 oui, tout \u00e0 la\nfin\u2026 vous vous sentirez un peu tranquillis\u00e9e\u2026 Maintenant,\nallons d\u00eener. Nous aurons besoin de toutes nos forces.\nApr\u00e8s le repas, vous apprendrez le reste et je r\u00e9pondrai \u00e0\nchacune de vos questions, si certaines choses vous\nparaissent obscures bien que, pour nous qui les avons\nv\u00e9cues, elles soient \u00e9videntes.Journal de Mina Harker\n \n29 septembre\n \nApr\u00e8s le d\u00eener, j\u2019ai accompagn\u00e9 le Dr Seward dans son\ncabinet. Il \u00e9tait all\u00e9 au petit salon reprendre le\nphonographe, et j\u2019avais descendu ma machine \u00e0 \u00e9crire. Il\nm\u2019installa confortablement dans un fauteuil, posa l\u2019appareil\npr\u00e8s de moi en sorte que je pusse le toucher sans me\nlever, et m\u2019en expliqua le m\u00e9canisme qui devait l\u2019arr\u00eater si,\n\u00e0 un moment ou l\u2019autre, je d\u00e9sirais me reposer un peu. Lui-\nm\u00eame, d\u00e9sireux que je me sente parfaitement \u00e0 mon aise,\ns\u2019assit en me tournant le dos, et prit un livre. Je mis le\nphonographe en marche.\nLorsque j\u2019eus entendu l\u2019effroyable histoire de la mort de\nLucy et de tout ce qui se passa ensuite, je me laissai\nretomber au fond de mon fauteuil, toutes mes forces\nm\u2019abandonnant. Heureusement, je ne suis pas sujette aux\n\u00e9vanouissements. N\u00e9anmoins, le Dr Seward s\u2019empressa\nd\u2019aller prendre dans le buffet un carafon de brandy dont il\nme fit boire quelques gorg\u00e9es, ce qui, presque aussit\u00f4t,\nme remit. Mais je restais boulevers\u00e9e, et si, parmi tant\nd\u2019horreurs dont je venais d\u2019avoir la r\u00e9v\u00e9lation, la pens\u00e9e\nque ma si ch\u00e8re Lucy connaissait enfin la paix ne m\u2019avaitun peu r\u00e9confort\u00e9e, je crois que j\u2019aurais cri\u00e9 d\u2019indignation ;\nje me serais refus\u00e9e \u00e0 admettre ces horreurs, si je n\u2019avais\npas \u00e9t\u00e9 au courant de l\u2019aventure de Jonathan en\nTransylvanie. En tout cas, je ne savais trop ce qu\u2019il fallait\npenser de tout cela, et je cherchai \u00e0 cacher mon embarras\nen disant au docteur cependant que je d\u00e9couvrais ma\nmachine \u00e0 \u00e9crire :\n\u2013 Laissez-moi transcrire tout ce que vous racontez l\u00e0. Il\nfaut que nous soyons pr\u00eats lorsque le Dr Van Helsing\narrivera. J\u2019ai averti Jonathan par t\u00e9l\u00e9gramme : de Whitby, il\nreviendra ici. Dans cette affaire, les dates importent\nsurtout ; \u00e0 mon avis, si nous rassemblons tous les\n\u00e9l\u00e9ments, et cela dans un ordre chronologique, nous\naurons d\u00e9j\u00e0 fait beaucoup. Vous me dites que vous\nattendez \u00e9galement Lord Godalming et Mr Morris. Eux\naussi devront \u00eatre mis au courant de tout cela d\u00e8s qu\u2019ils\narriveront.\nIl f\u00eet donc \u00e0 nouveau marcher le phonographe, mais tr\u00e8s\nlentement cette fois, et je commen\u00e7ai \u00e0 transcrire, en\nreprenant d\u00e8s le d\u00e9but des sept cylindres. J\u2019avais\nl\u2019habitude de la polycopie ; je reproduisis donc le journal en\ntrois exemplaires, ainsi que je l\u2019avais fait pour les autres.\nMalgr\u00e9 l\u2019heure avanc\u00e9e, le Dr Seward alla voir ses\nmalades ; quand il revint, il s\u2019assit pr\u00e8s de moi et se mit \u00e0\nlire, me tenant ainsi compagnie pendant que je travaillais.\nVraiment, il est plein d\u2019attentions courtoises ; le monde\nsemble n\u2019\u00eatre peupl\u00e9 que d\u2019hommes g\u00e9n\u00e9reux, encore\nque, sans aucun doute, il existe des monstres. Avant de me\nretirer dans ma chambre, je me souvins du passage deson journal o\u00f9 Jonathan parle de l\u2019effarement qu\u2019avait\nlaiss\u00e9 para\u00eetre le professeur \u00e0 la lecture d\u2019un article de\njournal, \u00e0 la gare d\u2019\nExeter\n, et, avisant dans un coin une pile\nde journaux, j\u2019y pris les derniers num\u00e9ros de la\nWestminster Gazette\n et de la \nPall Mail Gazette\n pour\nmonter me coucher. Je me rappelle que le \nDailygraph\n et la\nWhitby Gazette\n nous ont \u00e9t\u00e9 fort utiles pour comprendre les\n\u00e9v\u00e9nements terribles qui s\u2019\u00e9taient pass\u00e9s \u00e0 Whitby quand\nle comte Dracula y avait d\u00e9barqu\u00e9 ; aussi, vais-je parcourir\ntoutes ces feuilles, esp\u00e9rant y trouver de nouveaux\n\u00e9claircissements.\nJe n\u2019ai pas sommeil, et la lecture m\u2019aidera \u00e0 rester\ncalme.Journal du Dr Seward\n \n30 septembre\n \nMr Harker est arriv\u00e9 \u00e0 neuf heures ; il avait re\u00e7u le\nt\u00e9l\u00e9gramme de sa femme au moment de quitter Whitby. \u00c0\nle voir, on devine que c\u2019est un homme extraordinairement\nintelligent, et \u00e9nergique. Si son journal dit vrai, et je n\u2019en\ndoute pas si j\u2019en juge par ce que je viens de vivre moi-\nm\u00eame de stup\u00e9fiant, d\u2019incroyable presque \u2013 il est\n\u00e9galement tr\u00e8s courageux. Car il fallait beaucoup de sang-\nfroid pour descendre une seconde fois dans ce caveau.\nApr\u00e8s avoir lu ce r\u00e9cit, je m\u2019attendais \u00e0 rencontrer un\nhomme tr\u00e8s fort assur\u00e9ment, mais non ce monsieur\nparfaitement serein et ayant toutes les qualit\u00e9s d\u2019un\nhomme d\u2019affaires, avec qui nous avons d\u00e9jeun\u00e9\naujourd\u2019hui.\nPlus tard\nApr\u00e8s le repas, Harker et sa femme sont remont\u00e9s dans\nleur chambre et, comme je passais devant leur porte, il y a\nun instant, j\u2019ai entendu qu\u2019on tapait \u00e0 la machine. Vraiment,\nils sont tenaces ! Selon l\u2019expression de Mrs Harker, ils\nmettent bout \u00e0 bout, et dans un ordre chronologique, les\nmoindres bribes de preuves qu\u2019ils poss\u00e8dent. Harkerposs\u00e8de maintenant les lettres \u00e9chang\u00e9es entre ceux qui\nont re\u00e7u les caisses \u00e0 Whitby et la firme Carter, Paterson &\nCie de Londres. Il se propose de lire la transcription\ndactylographi\u00e9e que sa femme a faite de mon journal. Je\nme demande s\u2019ils y trouveront quelque chose qui puisse\nnous \u00e9clairer. Ah ! le voici\u2026\nChose \u00e9trange, il ne m\u2019\u00e9tait jamais venu \u00e0 l\u2019esprit que\ncette maison dont le parc touche au n\u00f4tre pouvait \u00eatre celle\nqui sert de refuge au comte ! Dieu sait pourtant que le\ncomportement de Renfield aurait d\u00fb nous mettre sur la\nvoie. \u00c0 pr\u00e9sent, nous sommes \u00e9galement en possession\ndes lettres relatives \u00e0 l\u2019achat de la maison. Si nous les\navions eues quelques jours plus t\u00f4t, nous aurions pu sauver\nla pauvre Lucy ! Mais assez ! On deviendrait fou !\u2026 Harker\nest toujours en train de travailler. Il m\u2019a dit que, lorsqu\u2019ils\ndescendraient pour le d\u00eener, lui et sa femme seraient \u00e0\nm\u00eame de nous pr\u00e9senter un r\u00e9cit assez coh\u00e9rent de tous\nces faits. Dans l\u2019intervalle, il serait bon, selon lui, que je\nvoie Renfield puisque, jusqu\u2019ici, il nous a somme toute\ninconsciemment avertis des all\u00e9es et venues du comte. Je\nne vois pas encore bien la possibilit\u00e9 de la chose, mais\npeut-\u00eatre lorsque j\u2019aurai compar\u00e9 les dates\u2026 Il est heureux\nque Mrs Harker ait recopi\u00e9 mon journal \u00e0 la machine ; sans\ncela, nous n\u2019aurions jamais retrouv\u00e9 ces dates ! Quand\nj\u2019entrai dans sa chambre, Renfield \u00e9tait tranquillement\nassis dans un coin et il souriait paisiblement. \u00c0 ce moment,\nil me sembla absolument sain d\u2019esprit. Je m\u2019assis et me\nmis \u00e0 bavarder avec lui d\u2019un tas de choses ; en me\nr\u00e9pondant, il faisait preuve d\u2019un r\u00e9el bon sens. Puis,spontan\u00e9ment, il parla de son retour chez lui \u2013 sujet que, \u00e0\nma connaissance, il n\u2019avait jamais abord\u00e9 depuis qu\u2019il\ns\u00e9journe ici. Je crois bien que si je n\u2019avais pas eu cette\nconversation avec Harker et si je n\u2019avais pas lu les lettres\nmaintenant en sa possession, ni revu les dates auxquelles\nRenfield a eu ses diff\u00e9rentes crises, je lui aurais permis de\npartir apr\u00e8s quelques jours \u00e0 peine de mise en\nobservation. Quoi qu\u2019il en soit, je me demande vraiment ce\nqui se passe. Toutes ces crises, j\u2019en suis maintenant \u00e0 peu\npr\u00e8s convaincu, avaient lieu lorsque le comte se trouvait\ndans le voisinage. Que signifient donc ses dispositions\nactuelles ? A-t-il, d\u2019instinct, la certitude que le vampire finira\npar triompher ? N\u2019oublions pas que lui-m\u00eame mange les\n\u00eatres vivants et que, dans ses d\u00e9lires, devant la porte de la\nchapelle de la maison abandonn\u00e9e, il parlait toujours du\n\u00ab Ma\u00eetre \u00bb. Cela pourrait confirmer nos suppositions. Mais\nje le laissai bient\u00f4t ; il me semble un peu trop lucide pour\nque l\u2019on puisse sans danger lui poser des questions dont il\ndevinerait le but : se rendre compte de son \u00e9tat. Si jamais il\nallait se mettre \u00e0 penser !\u2026 Oui, je le laissai. Je me m\u00e9fie\nde ses p\u00e9riodes de calme. Aussi ai-je dit au surveillant\nd\u2019avoir l\u2019\u0153il sur lui et de tenir pr\u00eate une camisole de force.Journal de Jonathan Harker\n \n29 septembre\n \nJ\u2019\u00e9cris dans le train qui me ram\u00e8ne \u00e0 Londres. Quand Mr\nBillington me fit aimablement savoir qu\u2019il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 me\ndonner tous les renseignements qu\u2019il poss\u00e9dait, je pensai\nque le mieux, pour moi, \u00e9tait de me rendre \u00e0 Whitby ; en\neffet, je voulais alors simplement mais exactement\nconna\u00eetre l\u2019endroit de Londres, o\u00f9 avait \u00e9t\u00e9 exp\u00e9di\u00e9e la\nsinistre cargaison du comte. Plus tard, nous pourrions avoir\n\u00e0 nous en occuper. Le fils Billington, un charmant gar\u00e7on,\nm\u2019attendait \u00e0 la gare ; il me conduisit chez son p\u00e8re, o\u00f9 ils\navaient d\u00e9cid\u00e9 que je passerais la nuit. Je fus accueilli\navec cette hospitalit\u00e9 propre au Yorkshire : on donne tout \u00e0\nl\u2019invit\u00e9 et on le laisse faire tout ce qu\u2019il veut. Comme chacun\nsavait que j\u2019avais \u00e0 m\u2019occuper de beaucoup de choses en\nun temps tr\u00e8s court, Mr Billington avait pr\u00e9par\u00e9 tous les\npapiers concernant l\u2019exp\u00e9dition des caisses. Je tressaillis\nquand je reconnus une des lettres que j\u2019avais vues sur la\ntable du comte, \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 j\u2019ignorais encore ses plans\ndiaboliques. Il avait pens\u00e9 absolument \u00e0 tout, agi avec\npr\u00e9cision et m\u00e9thode. Il avait pr\u00e9vu, semblait-il, chaque\nobstacle qu\u2019aurait pu rencontrer l\u2019ex\u00e9cution de ses projets.Pour user d\u2019une expression am\u00e9ricaine, il \u00ab n\u2019avait pris\naucun risque \u00bb, et l\u2019exactitude avec laquelle ses\ninstructions avaient \u00e9t\u00e9 suivies n\u2019\u00e9tait que le r\u00e9sultat\nlogique du soin qu\u2019il avait mis \u00e0 pr\u00e9parer toute cette affaire.\nJ\u2019eus la facture sous les yeux et je remarquai tout\nparticuli\u00e8rement qu\u2019il y \u00e9tait \u00e9crit : \nCinquante caisses de\nterre ordinaire, destin\u00e9e \u00e0 certaines exp\u00e9riences\n ; mon\nh\u00f4te me montra \u00e9galement la copie de la lettre adress\u00e9e \u00e0\nCarter, Paterson & Cie, ainsi que la r\u00e9ponse de cette\nfirme ; et de ces deux lettres, il me remit une copie.\nComme c\u2019\u00e9taient les seuls renseignements qu\u2019il pouvait\nme donner, je descendis au port afin d\u2019interroger les\ngardes-c\u00f4tes, les employ\u00e9s de la douane et le capitaine du\nport. Ils eurent tous quelque chose \u00e0 dire au sujet de\nl\u2019arriv\u00e9e insolite de ce bateau myst\u00e9rieux dont l\u2019histoire\nappartient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la tradition locale. Aucun d\u2019eux pourtant\nne put me donner la moindre explication quant au contenu\ndes caisses, et je dus me contenter de la simple indication\nlue sur la facture : \nCinquante caisses de terre ordinaire\n.\nJ\u2019allai ensuite trouver le chef de gare, lequel appela\naussit\u00f4t les hommes qui avaient transport\u00e9 les caisses. Ils\nparlaient, eux aussi, de cinquante caisses, et ils n\u2019eurent\nrien \u00e0 ajouter, sinon qu\u2019elles \u00e9taient \u00ab \u00e9normes et\nterriblement lourdes \u00bb, et que les soulever, c\u2019\u00e9tait un travail\nqui donnait soif. L\u2019un d\u2019eux fit remarquer que c\u2019\u00e9tait\nvraiment malheureux qu\u2019aucun gentleman \u2013 comme vous,\npar exemple, monsieur \u2013 ne montr\u00e2t, sous une forme\nliquide, qu\u2019il appr\u00e9ciait leurs efforts \u00e0 leur juste valeur. Un\nautre insista en disant que la soif que le transport de cesautre insista en disant que la soif que le transport de ces\ncaisses leur avait donn\u00e9e \u00e9tait telle que le temps \u00e9coul\u00e9\ndepuis lors ne l\u2019avait pas apais\u00e9e. Inutile de pr\u00e9ciser\nqu\u2019avant de les quitter, j\u2019eus soin de tarir cette source de\nreproches.\n \n30 septembre\n \nCe chef de gare me remit un mot d\u2019introduction aupr\u00e8s\nde son coll\u00e8gue de King\u2019s Cross, de sorte que, en arrivant\n\u00e0 Londres ce matin, je pus imm\u00e9diatement lui demander\nce qu\u2019il savait sur l\u2019arriv\u00e9e des fameuses caisses. \u00c0 son\ntour, il fit venir les employ\u00e9s qui s\u2019en \u00e9taient occup\u00e9s et\nceux-ci me dirent que leur nombre se montait \u00e0 cinquante.\nIci, aucune soif extraordinaire ne s\u2019\u00e9tait manifest\u00e9e ;\ncependant, qu\u2019elle f\u00fbt extraordinaire ou non, \u00e0 nouveau, je\nme sentis oblig\u00e9 de d\u00e9salt\u00e9rer ces braves gens.\nDe King\u2019s Cross, je gagnai le bureau de Carter,\nPaterson & Cie, o\u00f9 l\u2019on me re\u00e7ut tr\u00e8s courtoisement. Apr\u00e8s\navoir recherch\u00e9 le dossier relatif aux transactions, les\nemploy\u00e9s \u00e0 qui je m\u2019\u00e9tais adress\u00e9 t\u00e9l\u00e9phon\u00e8rent \u00e0 la\nsuccursale de King\u2019s Cross afin d\u2019obtenir des\nrenseignements pr\u00e9cis. Les camionneurs qui avaient\ntransport\u00e9 les caisses venaient de rentrer, et on nous mit\ntout de suite en rapport ; on avait confi\u00e9 \u00e0 l\u2019un d\u2019eux la lettre\nde voiture et les autres documents concernant le transport\ndes caisses jusqu\u2019\u00e0 \nCarfax\n. Ici aussi, leur nombrecorrespondait \u00e0 celui indiqu\u00e9 sur la facture ; de plus, les\ncamionneurs se d\u00e9clar\u00e8rent \u00e0 m\u00eame de me fournir\nquelques d\u00e9tails suppl\u00e9mentaires. Mais ces d\u00e9tails, je\nm\u2019en aper\u00e7us bient\u00f4t, concernaient seulement le grand\ninconv\u00e9nient de ce travail \u2013 la poussi\u00e8re \u2013 et la soif qu\u2019il\nengendra. Lorsque j\u2019offris \u00e0 ces hommes l\u2019occasion de\nsoulager, un peu plus tard et au moyen d\u2019esp\u00e8ces\nsonnantes et de coupures qui circulent dans le royaume, ce\nmal salutaire, l\u2019un d\u2019eux s\u2019\u00e9cria :\n\u2013 Cet\u2019 maison, patron, y a pas qu\u2019la poussier\u2019 ! C\u2019est la\nplus bizarr\u2019 qu\u2019j\u2019ai\u2019 jamais vue ! Parole ! On dirait qu\u2019on n\u2019y\nest pas entr\u00e9 d\u2019puis cent ans ! Mais la couch\u2019 de\npoussier\u2019 ! Epaiss\u2019 \u2013 comm\u2019\u00e7a\u2026 qu\u2019nous aurions m\u00eame\npu nous coucher d\u2019ssus et dormir sans nous faire mal aux\nos ! Et tombant comm\u2019 on dit en ruine, la maison, qu\u2019on y\nsentirait bien la vieille J\u00e9rusalem ! Mais surtout la vieill\u2019\nchapelle ! \u00c7a, \u00e7a d\u00e9passe tout ! Moi et mes camarades,\non croyait qu\u2019on en sortirait pas vivant ! Seigneur !\nJ\u2019n\u2019aurais pas voulu rester l\u00e0 un instant d\u2019plus \u00e0 la tomb\u00e9e\nd\u2019la nuit !\nJe le croyais volontiers ; et s\u2019il avait su tout ce que je\nsavais, je crois qu\u2019il aurait employ\u00e9 un langage plus\nexpressif encore.\nEn tout cas, je suis maintenant certain d\u2019une chose :\ntoutes les caisses arriv\u00e9es de Varna \u00e0 Whitby \u00e0 bord du\nDemeter furent bien amen\u00e9es dans la vieille chapelle de\nCarfax\n. Il doit y en avoir cinquante, \u00e0 moins que, depuis\nlors, on soit venu en reprendre quelques-unes \u2013 ce que je\ncrains, apr\u00e8s avoir lu le journal du Dr Seward.Je vais essayer de retrouver le camionneur qui emportait\nles caisses de \nCarfax\n quand Renfield l\u2019a attaqu\u00e9. En\nsuivant cette piste, peut-\u00eatre apprendrons-nous encore pas\nmal de choses.\nPlus tard\nNous avons, Mina et moi, travaill\u00e9 toute la journ\u00e9e, et\ntous les papiers sont maintenant en ordre.Journal de Mina Harker\n \n30 septembre\n \nJe me sens si heureuse que je peux \u00e0 peine contenir ma\njoie ; c\u2019est sans doute la r\u00e9action normale \u00e0 l\u2019extr\u00eame\nangoisse qui ne me quittait plus : je craignais que toute\ncette affaire, en rouvrant sa blessure, ne fasse grand mal \u00e0\nJonathan. Quand il est parti pour Whitby, il paraissait\nr\u00e9ellement ma\u00eetre de soi mais, pour ma part, j\u2019\u00e9tais morte\nde peur. Dieu merci ! Ces d\u00e9marches et les efforts que,\nmalgr\u00e9 tout, elles ont exig\u00e9s de lui, l\u2019ont au contraire aid\u00e9 \u00e0\nse maintenir dans ces excellentes dispositions. Jamais il\nn\u2019a \u00e9t\u00e9 aussi fort, aussi plein d\u2019\u00e9nergie, aussi r\u00e9solu \u00e0 aller\njusqu\u2019au bout de cette affaire. Le si bon et si cher\nprofesseur Van Helsing avait raison : Jonathan est\nprofond\u00e9ment courageux, et plus les difficult\u00e9s offrent\nd\u2019obstacles, plus il les affronte hardiment, alors qu\u2019elles\nlaisseraient sans ressort une nature plus faible. Il est donc\nrevenu plein d\u2019espoir et de d\u00e9termination, et nous avons\nmis en ordre tous les documents ; ils sont pr\u00eats. Et je me\nsens \u00e9galement fort excit\u00e9e ; je me demande s\u2019il ne faut\npas, apr\u00e8s tout, avoir aussi piti\u00e9 d\u2019une cr\u00e9ature traqu\u00e9e\ncomme l\u2019est maintenant le comte. Car cette cr\u00e9ature n\u2019arien d\u2019humain, et ne ressemble m\u00eame pas \u00e0 une b\u00eate.\nMais, d\u2019autre part, quand on lit ce que raconte le Dr\nSeward de la mort de Lucy et des \u00e9v\u00e9nements qui\nsuivirent, il est impossible d\u2019\u00e9prouver pour Dracula la\nmoindre piti\u00e9 !\nPlus tard\nLord Godalming et Mr Morris sont arriv\u00e9s plus t\u00f4t que\nnous ne les attendions. Comme le Dr Seward \u00e9tait all\u00e9 voir\ndes malades et avait emmen\u00e9 Jonathan avec lui, c\u2019est moi\nqui les accueillis. Cela me fut, je l\u2019avoue, tr\u00e8s p\u00e9nible : je\nme souvenais des espoirs de la pauvre Lucy, quelques\nmois seulement auparavant ! Naturellement, elle leur avait\nparl\u00e9 de moi, et il me sembla que le Dr Van Helsing, lui\naussi, avait fait de moi un \u00ab fameux \u00e9loge \u00bb, pour\nreprendre l\u2019expression de Mr Morris lui-m\u00eame. Les\npauvres, ils ignorent que je sais qu\u2019ils avaient l\u2019un et l\u2019autre\ndemand\u00e9 Lucy en mariage ! Et comme ils croient que je ne\nsais rien non plus des affreuses circonstances de sa mort,\nils n\u2019ont pour ainsi dire parl\u00e9 que de la pluie et du beau\ntemps. Finalement, je pensai bien faire en les mettant au\ncourant de la situation actuelle ; sachant, d\u2019apr\u00e8s le journal\ndu Dr Seward qu\u2019ils avaient assist\u00e9 \u00e0 la mort de Lucy \u2013 je\nveux dire sa mort v\u00e9ritable \u2013 je ne devais pas craindre de\ntrahir pr\u00e9matur\u00e9ment un secret. Je leur expliquai que mon\nmari et moi nous avions lu tous les documents, les avions\ntranscrits \u00e0 la machine et rassembl\u00e9s. Et je leur en donnai\n\u00e0 chacun une copie afin qu\u2019ils aillent la lire dans la\nbiblioth\u00e8que. Lord Godalming me demanda :\n\u2013 Et c\u2019est vous, Mrs Harker, qui avez tap\u00e9 tous cesfeuillets \u00e0 la machine ?\nJe r\u00e9pondis par un signe de t\u00eate affirmatif, et il continua :\n\u2013 Je ne vois pas tr\u00e8s bien quel est votre but, mais vous\navez tous \u00e9t\u00e9 si bons, si d\u00e9vou\u00e9s pour moi ; le z\u00e8le dont\nvous avez t\u00e9moign\u00e9 depuis le d\u00e9but semble porter tant de\nfruits, que tout ce que je puis faire, c\u2019est avoir confiance et\nessayer de vous aider. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 d\u00fb admettre certains faits,\nje le reconnais ; d\u2019autre part, je sais que vous aimiez ma\npauvre Lucy\u2026\nIl se d\u00e9tourna et se cacha le visage dans les mains.\nJ\u2019entendais des sanglots dans sa voix. Dans un\nmouvement de chaude sympathie, Mr Morris lui posa un\nmoment la main sur l\u2019\u00e9paule, puis sortit sur la pointe des\npieds. Sans doute y a-t-il dans notre nature \u00e0 nous, les\nfemmes, quelque chose qui incite les hommes \u00e0\ns\u2019abandonner devant nous \u00e0 leur \u00e9motion, \u00e0 leur douleur\nsans pour cela craindre de perdre de leur dignit\u00e9 ; car\nlorsque Lord Godalming se trouva seul avec moi, il se\nlaissa tomber sur le sofa et ne chercha plus \u00e0 cacher son\nchagrin. Je vins m\u2019asseoir pr\u00e8s de lui et lui pris la main.\nJ\u2019esp\u00e8re qu\u2019il n\u2019a pas jug\u00e9 cela trop familier de ma part, et\nqu\u2019il ne pensera jamais de la sorte si, plus tard, il se\nsouvient de mon geste. Mais je suis injuste envers lui : je\nsais qu\u2019il est un vrai gentleman et qu\u2019une telle pens\u00e9e ne lui\nviendra jamais \u00e0 l\u2019esprit.\n\u2013 J\u2019aimais beaucoup Lucy, lui dis-je, et je sais ce qu\u2019elle\n\u00e9tait pour vous, ce que vous \u00e9tiez pour elle. Et nous \u00e9tions,\nelle et moi, comme deux s\u0153urs. Maintenant qu\u2019elle n\u2019est\nplus l\u00e0, ne voulez-vous pas \u00e0 votre tour me consid\u00e9rercomme une s\u0153ur ? Je sais que deux grands malheurs\nviennent de vous atteindre ; si ma sympathie profonde peut\nsoulager si peu que ce soit votre chagrin, laissez-moi vous\naider.\nLe pauvre gar\u00e7on, alors, eut une v\u00e9ritable crise de\nlarmes. J\u2019\u00e9prouvais pour lui une piti\u00e9 infinie et, sans\nr\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce que je faisais, j\u2019ouvris les bras. En sanglotant,\nil appuya la t\u00eate contre mon \u00e9paule ; secou\u00e9 par l\u2019\u00e9motion,\nil pleura longtemps comme un enfant.\nChez toutes les femmes aussi, l\u2019instinct maternel\ns\u2019\u00e9veille d\u00e8s que l\u2019on fait appel \u00e0 leur protection ; je sentais\ncet homme qui sanglotait sur mon \u00e9paule, et j\u2019avais\nl\u2019impression que c\u2019\u00e9tait le b\u00e9b\u00e9 que je porterais peut-\u00eatre\nun jour, et je caressais ses cheveux comme j\u2019aurais\ncaress\u00e9 les cheveux de mon propre enfant. Au moment\nm\u00eame, je ne compris pas combien tout cela \u00e9tait \u00e9trange.\nEnfin, ses sanglots se calm\u00e8rent et il releva doucement\nla t\u00eate en s\u2019excusant, encore qu\u2019il ne fit rien pour cacher\nson d\u00e9couragement, son d\u00e9sespoir. Il m\u2019avoua que depuis\ndes jours et des jours, il n\u2019avait pu adresser la parole \u00e0\npersonne \u2013 alors que dans son deuil m\u00eame un homme doit\ns\u2019entretenir avec ses semblables. La soci\u00e9t\u00e9 d\u2019aucune\nfemme ne lui faisait de bien et, d\u2019autre part, il lui \u00e9tait\nimpossible d\u2019avoir avec aucune d\u2019elles une conversation\namicale \u2013 \u00e0 cause des circonstances terribles qui avaient\naggrav\u00e9 sa douleur.\n\u2013 Je sais \u00e0 quel point j\u2019ai souffert, dit-il en s\u2019essuyant les\nyeux, mais le bien que vous m\u2019avez fait aujourd\u2019hui est si\ngrand que, je le crains, je ne puis pas encore l\u2019appr\u00e9cier \u00e0sa valeur, et personne ne le comprendra jamais assez.\nPour moi, je le sens, un jour viendra o\u00f9 je le comprendrai\npleinement, et ma reconnaissance envers vous, croyez-le,\nsera d\u2019autant plus profonde. D\u00e9sormais, vous me\npermettrez d\u2019\u00eatre un fr\u00e8re pour vous, n\u2019est-ce pas \u2013 en\nm\u00e9moire de Lucy ?\n\u2013 En m\u00e9moire de Lucy, r\u00e9p\u00e9tai-je comme nous nous\nserrions les mains.\n\u2013 Et aussi \u00e0 cause de ce que vous \u00eates vous-m\u00eame,\najouta-t-il ; car si quelqu\u2019un a jamais m\u00e9rit\u00e9 de gagner la\ngratitude et l\u2019estime d\u2019un homme, vous venez de gagner les\nmiennes. Si, \u00e0 l\u2019avenir, vous avez jamais besoin de l\u2019aide\nd\u2019un ami d\u00e9vou\u00e9, ce ne sera pas en vain que vous ferez\nappel \u00e0 moi. Dieu veuille que vous ne connaissiez jamais\nde jours sombres ! Mais si cela devait arriver, promettez-\nmoi que vous me le feriez savoir !\nIl parlait avec s\u00e9rieux, et le c\u0153ur d\u00e9chir\u00e9 comme au\npremier jour \u2013 et je sentis que le mot qu\u2019il attendait de moi\nle r\u00e9conforterait.\n\u2013 Je vous le promets ! dis-je.\nDans le corridor, j\u2019aper\u00e7us Mr Morris devant une des\nfen\u00eatres. Quand il entendit mes pas, il se retourna et me\ndemanda aussit\u00f4t :\n\u2013 Comment va Arthur ?\nRemarquant alors que j\u2019avais les yeux rouges :\n\u2013 Ah ! je vois que vous l\u2019avez r\u00e9confort\u00e9 ! Le pauvre\ngar\u00e7on, il en avait bien besoin ! Il n\u2019y a qu\u2019une femme pour\nadoucir le chagrin d\u2019un homme ; et la tendresse f\u00e9minine lui\n\u00e9tait\u2026Lui-m\u00eame supportait sa peine avec tant de courage que\nj\u2019en souffris plus que je ne pourrais le dire. Je vis la liasse\nde feuillets dans sa main, et je me rappelai que lorsqu\u2019il les\naurait lus, il saurait que j\u2019\u00e9tais au courant de tout. Alors, je\nlui dis :\n\u2013 Je voudrais tant r\u00e9conforter tous ceux qui ont de la\npeine ! Permettez-moi d\u2019\u00eatre pour vous une amie, une\namie que vous viendrez trouver quand vous aurez besoin\nde soutien. Vous comprendrez plus tard pourquoi je vous\nparle ainsi.\nIl s\u2019inclina et me baisa la main. Mais, au fond, je me\nsentais si faible, moi qui voulais soutenir cet homme\ng\u00e9n\u00e9reux et d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 ! Je ne savais comment lui\nt\u00e9moigner mon admiration, et dans un soudain \u00e9lan\nd\u2019enthousiasme, je l\u2019embrassai. Les larmes lui vinrent aux\nyeux et, l\u2019espace d\u2019un moment, l\u2019\u00e9motion l\u2019emp\u00eacha de\nparler ; pourtant il se ressaisit et me dit :\n\u2013 Petite fille, vous ne regretterez jamais de vous \u00eatre\nmontr\u00e9e si bonne pour moi, jamais, aussi longtemps que\nvous vivrez !\nPuis il alla dans le bureau retrouver son ami.\n\u00ab Petite fille\u2026 \u00bb Les paroles m\u00eames qu\u2019il avait dites un\njour \u00e0 Lucy ; mais, lui-m\u00eame, quel ami il avait \u00e9t\u00e9 !18\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \nQuand je rentrai \u00e0 cinq heures, non seulement\nGodalming et Morris \u00e9taient arriv\u00e9s, mais d\u00e9j\u00e0 ils avaient\npris connaissance des divers journaux et lettres que Harker\net son \u00e9tonnante femme avaient recopi\u00e9s et class\u00e9s.\nHarker, lui, n\u2019\u00e9tait pas encore revenu ; il \u00e9tait all\u00e9 chez les\ncamionneurs dont le Dr Hennessey m\u2019avait parl\u00e9 dans sa\nlettre. Mrs Harker nous offrit une tasse de th\u00e9, et je puis\nbien dire que, pour la premi\u00e8re fois depuis que je suis\nattach\u00e9 comme m\u00e9decin \u00e0 cette maison, j\u2019ai eu vraiment\nl\u2019impression d\u2019\u00eatre \u00ab chez moi \u00bb.\nLorsque nous e\u00fbmes pris le th\u00e9, Mrs Harker s\u2019adressa \u00e0\nmoi :\n\u2013 Docteur Seward, puis-je vous demander une faveur ?\nJe voudrais voir ce malade, Mr Renfield. Je vous en prie,\nlaissez-moi aller le voir ! Ce que vous dites de lui dans\nvotre journal m\u2019int\u00e9resse tellement !Elle me regardait d\u2019une fa\u00e7on si charmante, d\u2019un air si\nsuppliant aussi, qu\u2019il m\u2019\u00e9tait impossible de lui refuser cela\net, du reste, je n\u2019avais aucune raison de le faire. Je\nl\u2019emmenai donc voir Renfield. Lorsque j\u2019entrai dans sa\nchambre, je dis \u00e0 mon patient qu\u2019une dame d\u00e9sirait le voir ;\n\u00e0 quoi il r\u00e9pondit, en se contentant de demander :\n\u2013 Pourquoi ?\n\u2013 Cette dame visite l\u2019\u00e9tablissement, expliquai-je, et elle\nvoudrait s\u2019entretenir un moment avec tous les\npensionnaires l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre.\n\u2013 Tr\u00e8s bien, alors : qu\u2019elle entre ! Mais attendez un\ninstant, que je mette un peu d\u2019ordre ici.\nPour lui, mettre de l\u2019ordre dans la chambre, c\u2019\u00e9tait avaler\ntoutes les mouches et toutes les araign\u00e9es que contenaient\nses nombreuses bo\u00eetes, et cela avant que j\u2019eusse pu l\u2019en\nemp\u00eacher. De toute \u00e9vidence, il craignait que quelqu\u2019un\nd\u2019autre s\u2019occup\u00e2t \u2013 de quelle fa\u00e7on ? \u2013 de ses bestioles.\nUne fois termin\u00e9e sa t\u00e2che r\u00e9pugnante, il dit sur un ton\njoyeux :\n\u2013 Introduisez cette dame !\nEt il s\u2019assit sur le bord de son lit, la t\u00eate pench\u00e9e, mais\nles yeux lev\u00e9s, en sorte qu\u2019il p\u00fbt voir entrer la visiteuse. Un\ninstant, je craignis qu\u2019il e\u00fbt quelque dessein homicide : je\nme rappelais qu\u2019il paraissait parfaitement calme, dans\nmon bureau, le jour o\u00f9, quelques minutes plus tard\ncependant, il avait voulu se jeter sur moi. Aussi eus-je soin\nde me tenir assez pr\u00e8s de lui, pour pouvoir le ma\u00eetriser tout\nde suite si jamais il tentait d\u2019attaquer Mrs Harker. Elle entra\ndans la chambre avec cette gr\u00e2ce, cette aisance qui,immanquablement, intimident les fous en for\u00e7ant leur\nrespect. Elle alla tout de suite \u00e0 lui, souriante et la main\ntendue.\n\u2013 Bonsoir, monsieur Renfield, lui dit-elle. Vous voyez que\nje vous connais : le Dr Seward m\u2019a parl\u00e9 de vous.\nIl ne lui r\u00e9pondit pas imm\u00e9diatement ; les sourcils\nfronc\u00e9s, il la regardait attentivement. Puis, peu \u00e0 peu, il\nlaissa para\u00eetre l\u2019\u00e9tonnement, puis le doute ; et alors, quelle\nne fut pas ma surprise de l\u2019entendre dire \u00e0 Mrs Harker :\n\u2013 Vous n\u2019\u00eates pas la jeune fille que le docteur voulait\n\u00e9pouser, n\u2019est-ce pas ? Non, ce ne peut \u00eatre vous, car\ncelle-l\u00e0, elle est morte.\nMrs Harker eut \u00e0 nouveau un doux sourire tandis qu\u2019elle\nlui r\u00e9pondait :\n\u2013 Non, assur\u00e9ment ! Car moi, j\u2019ai un mari, que j\u2019ai\n\u00e9pous\u00e9 alors que je n\u2019avais encore jamais vu le Dr\nSeward, et que lui-m\u00eame ne m\u2019avait jamais vue non plus.\n\u2013 Dans ce cas, que faites-vous ici ?\n\u2013 Mon mari et moi sommes venus en visite chez le Dr\nSeward.\n\u2013 Ne restez pas chez lui !\n\u2013 Mais pourquoi ?\nPensant que ce genre de conversation pourrait d\u00e9plaire\n\u00e0 Mrs Harker, encore plus qu\u2019\u00e0 moi-m\u00eame, je jugeai bon\nd\u2019intervenir.\n\u2013 Comment savez-vous que j\u2019ai eu l\u2019intention de me\nmarier ? demandai-je \u00e0 Renfield.\nIl me r\u00e9pondit sur un ton de m\u00e9pris tandis que son regard\nallait de Mrs Harker \u00e0 moi pour se d\u00e9tourner aussit\u00f4t :\u2013 Quelle question stupide !\n\u2013 Je ne suis pas du tout de cet avis, monsieur Renfield,\ndit Mrs Harker, prenant imm\u00e9diatement parti pour moi.\nIl eut pour lui r\u00e9pondre autant de courtoisie et de respect\nqu\u2019il m\u2019avait t\u00e9moign\u00e9 de m\u00e9pris :\n\u2013 Vous comprendrez certainement, Mrs Harker, que\nlorsqu\u2019un homme est estim\u00e9, aim\u00e9 comme l\u2019est le docteur,\ntout ce qui le concerne int\u00e9resse notre petite communaut\u00e9.\nNon seulement ses amis aiment Mr Seward, mais m\u00eame\nses malades, parmi lesquels certains \u2013 \u00e0 cause d\u2019un\n\u00e9quilibre mental des plus pr\u00e9caires \u2013 peuvent d\u00e9naturer les\ncauses et les effets. Depuis que je suis moi-m\u00eame dans\ncet asile d\u2019ali\u00e9n\u00e9s, je ne puis m\u2019emp\u00eacher de remarquer\nque la tendance au sophisme chez certains de ses\npensionnaires les incline \u00e0 commettre les erreurs de non\ncausa\n et \nignoratio elenchi\n, les incline \u00e0 se tromper par\nignorance de la mati\u00e8re sinon de la cause.\nD\u2019\u00e9tonnement, j\u2019ouvris les yeux tout grands. Voici que le\nmalade dont je m\u2019occupais le plus, celui qui caract\u00e9risait,\nplus exactement qu\u2019aucun des cas que j\u2019avais jamais vus,\nl\u2019affection dont il souffrait, se mettait \u00e0 parler philosophie, et\ncela exactement comme l\u2019e\u00fbt fait un gentleman distingu\u00e9.\nLa pr\u00e9sence de Mrs Harker avait-elle fait vibrer quelque\ncorde de sa m\u00e9moire ? Si ce r\u00e9veil inattendu de ses\nfacult\u00e9s mentales \u00e9tait spontan\u00e9 ou du moins provenait de\nl\u2019influence inconsciente de la jeune femme, celle-ci devait\ncertes poss\u00e9der un don, un pouvoir peu ordinaire.\nNous bavard\u00e2mes pendant quelques moments encore ;\nMrs Harker, voyant que Renfield paraissait jouir de saraison, tenta \u2013 non sans me lancer en commen\u00e7ant un\nregard interrogateur \u2013 de le faire parler de son sujet\npr\u00e9f\u00e9r\u00e9. D\u00e9cid\u00e9ment, il m\u2019\u00e9tonnait de plus en plus. Il le fit\navec l\u2019impartialit\u00e9 d\u2019un homme en pleine possession de\nses facult\u00e9s mentales ; bien plus, il se prit lui-m\u00eame en\nexemple quand il en vint \u00e0 traiter de certaines choses.\n\u2013 Eh bien ! vous voyez en moi un \u00eatre fort \u00e9trange. Il n\u2019est\npas surprenant, croyez-moi, que les miens se soient\ninqui\u00e9t\u00e9s et m\u2019aient fait mettre sous surveillance. Je me\nfigurais que la vie est une entit\u00e9 positive, perp\u00e9tuelle, et\nqu\u2019en engloutissant une multitude d\u2019\u00eatres vivants \u2013 m\u00eame\ns\u2019ils se trouvent tout au bas de l\u2019\u00e9chelle de la cr\u00e9ation \u2013, on\npeut prolonger ind\u00e9finiment la vie. Et il m\u2019est arriv\u00e9 d\u2019y\ncroire \u00e0 tel point que, dans l\u2019un de ces moments-l\u00e0, j\u2019ai\nr\u00e9ellement voulu supprimer un homme. Le docteur vous\ndira comme moi que j\u2019ai essay\u00e9 un jour de le tuer dans\nl\u2019intention d\u2019augmenter mes forces vitales en m\u2019assimilant\nsa vie par le moyen de son sang \u2013 me souvenant,\nnaturellement, des paroles de l\u2019\u00c9criture : \u00ab Car le sang est\nla vie \u00bb. Encore que, en v\u00e9rit\u00e9, le vendeur d\u2019un certain\nrem\u00e8de ait vulgaris\u00e9 ce truisme au point de le rendre digne\nde m\u00e9pris. Pas vrai, docteur ?\nJ\u2019acquies\u00e7ai d\u2019un signe de t\u00eate, trop stup\u00e9fait pour\ntrouver \u00e0 dire ou m\u00eame \u00e0 penser quoi que ce f\u00fbt. Se\npouvait-il que, cinq minutes seulement auparavant, j\u2019eusse\nvu cet homme manger ses mouches et ses araign\u00e9es ?\u2026\nJe consultai ma montre : il me fallait aller chercher Van\nHelsing \u00e0 la gare. J\u2019avertis donc Mrs Harker qu\u2019il \u00e9tait\ntemps de nous retirer. Elle se leva aussit\u00f4t pour me suivre,mais auparavant elle dit gaiement \u00e0 Mr Renfield :\n\u2013 Au revoir ! Et j\u2019esp\u00e8re que je vous verrai souvent, dans\ndes circonstances plus favorables !\n\u00c0 quoi il r\u00e9pondit, pour mon \u00e9tonnement final :\n\u2013 Au revoir, ma ch\u00e8re\u2026 ou plut\u00f4t, Dieu fasse que je ne\nrevoie jamais plus votre charmant visage. Qu\u2019il vous\nb\u00e9nisse et vous prot\u00e8ge !\nJe partis donc pour aller chercher Van Helsing \u00e0 la gare,\nlaissant chez moi le pauvre Art, l\u2019air un peu plus joyeux\npourtant qu\u2019il ne l\u2019avait eu depuis le d\u00e9but de la maladie de\nLucy, et Quincey, ayant, de son c\u00f4t\u00e9, repris son entrain.\nVan Helsing sauta du wagon avec l\u2019agilit\u00e9 d\u2019un jeune\nhomme. Tout de suite, il me vit et, se pr\u00e9cipitant vers moi, il\nme dit :\n\u2013 Ah ! John, mon ami, comment allez-vous ? Bien ?\nParfait ! Pour moi, j\u2019ai beaucoup travaill\u00e9 avec l\u2019intention de\nrester ici un certain temps, si cela est n\u00e9cessaire. Et j\u2019ai\nbeaucoup de choses \u00e0 vous apprendre. Madame Mina est\nchez vous ? Oui ! Et son admirable mari ? Et Arthur ? Et\nmon ami Quincey ? Ils sont tous chez vous, eux aussi ?\nParfait !\nEn chemin, je lui racontai tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 depuis\nson d\u00e9part, et comment mon propre journal, sur la\nsuggestion de Mrs Harker, avait servi maintenant \u00e0\nquelque chose.\n\u2013 Ah ! l\u2019\u00e9tonnante madame Mina ! Elle a v\u00e9ritablement le\ncerveau d\u2019un homme \u2013 d\u2019un homme qui serait\nextraordinairement dou\u00e9 \u2013 mais un c\u0153ur de femme !\nCroyez-moi, Dieu avait une intention particuli\u00e8re quand il l\u2019afa\u00e7onn\u00e9e. Mon cher John, jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent la chance a voulu\nque cette femme nous aide ; seulement, pass\u00e9 cette\nsoir\u00e9e, elle ne devra plus \u00eatre m\u00eal\u00e9e \u00e0 cette horrible\nhistoire. Elle court un trop grand risque. Nous, nous\nsommes d\u00e9cid\u00e9s \u2013 n\u2019est-ce pas ? nous nous le sommes\npromis l\u2019un \u00e0 l\u2019autre \u2013 \u00e0 d\u00e9truire ce monstre ; mais ce n\u2019est\npas le r\u00f4le d\u2019une femme. M\u00eame s\u2019il ne lui arrivait\neffectivement aucun malheur, le c\u0153ur pourrait lui manquer\ndevant tant et tant d\u2019horreurs ; et elle pourrait continuer \u00e0 en\nsouffrir d\u2019une fa\u00e7on ou de l\u2019autre \u2013 qu\u2019il s\u2019agisse d\u2019un\ntrouble nerveux ou que ses nuits, d\u00e9sormais, soient\npeupl\u00e9es d\u2019horribles cauchemars. De plus, elle est jeune et\nmari\u00e9e depuis peu ; elle aura peut-\u00eatre bient\u00f4t, si ce n\u2019est\npas d\u00e9j\u00e0 maintenant, d\u2019autres sujets de pr\u00e9occupation.\nVous me dites qu\u2019elle a tout transcrit \u00e0 la machine, donc,\nelle va vraisemblablement nous entretenir de cette affaire ;\nmais d\u00e8s demain, fini ! elle ne s\u2019en occupera plus. C\u2019est\nsans elle que nous poursuivrons\u2026\nJe l\u2019approuvai enti\u00e8rement, et l\u2019informai alors de ce dont\nnous nous \u00e9tions aper\u00e7us pendant son absence : la maison\nachet\u00e9e par Dracula \u00e9tait celle-l\u00e0 m\u00eame qui se trouvait \u00e0\nc\u00f4t\u00e9 du parc de notre \u00e9tablissement. Van Helsing montra\nun r\u00e9el \u00e9tonnement et parut en m\u00eame temps fort soucieux.\n\u2013 Oh ! que ne l\u2019avons-nous pas su plus t\u00f4t ! s\u2019\u00e9cria-t-il.\nNous l\u2019aurions pris \u00e0 temps, et nous aurions sauv\u00e9 la\npauvre Lucy ! Enfin, \u00e0 chose accomplie point de rem\u00e8de,\nn\u2019y pensons plus, mais essayons d\u2019atteindre notre but !\nIl se tut, et ce silence dura jusqu\u2019\u00e0 ce que nous fussions\narriv\u00e9s. Avant de monter nous habiller pour le d\u00eener, il dit \u00e0Mrs Harker :\n\u2013 Mon ami John me dit, madame Mina, que vous et votre\nmari aviez recopi\u00e9 et class\u00e9 les documents qui concernent\ntout ce que nous savons de Dracula jusqu\u2019\u00e0 ce moment.\n\u2013 Non pas jusqu\u2019\u00e0 ce moment, professeur, pr\u00e9cisa-t-elle,\nmais jusqu\u2019\u00e0 ce matin, oui.\n\u2013 Quelle est la diff\u00e9rence ? Toute la lumi\u00e8re possible a\n\u00e9t\u00e9 jet\u00e9e sur les \u00e9v\u00e9nements, m\u00eame sur ceux qui,\nd\u2019apparence, \u00e9taient les moins importants. Nous nous\nsommes dit l\u2019un \u00e0 l\u2019autre tout ce que nous savions, n\u2019est-il\npas vrai ?\nMrs Harker rougit, et, tirant une feuille de papier de sa\npoche :\n\u2013 Docteur Van Helsing, lui demanda-t-elle, voulez-vous\nbien lire ceci et me dire si je dois continuer ? Ce sont des\nnotes que j\u2019ai prises aujourd\u2019hui. Il m\u2019a \u00e9galement paru utile\nde consigner d\u00e9sormais tout ce qui se passe, jusqu\u2019au\nmoindre d\u00e9tail ; mais, ici, il y a peu de choses qui ne soient\npas personnelles. Dois-je continuer ?\nApr\u00e8s avoir lu attentivement ce texte, le professeur le lui\nrendit en disant :\n\u2013 Ceci n\u2019ira pas rejoindre les autres documents si vous\nne le d\u00e9sirez pas. Pour ma part, cependant, j\u2019y tiendrais\nbeaucoup. Votre mari ne vous en aimerait que davantage,\net l\u2019estime que nous tous, vos amis, avons pour vous, n\u2019en\nserait que plus grande \u2013 notre estime, et aussi notre\namiti\u00e9.\nEn reprenant le papier, elle rougit \u00e0 nouveau mais elle\neut en m\u00eame temps un large sourire.Ainsi donc, et jusqu\u2019\u00e0 cette heure m\u00eame, nos notes sont\ncompl\u00e8tes et enti\u00e8rement mises en ordre. Le professeur en\nemporta un exemplaire afin de l\u2019\u00e9tudier apr\u00e8s le d\u00eener, en\nattendant notre r\u00e9union fix\u00e9e pour huit heures. Comme\nchacun de nous a d\u00e9j\u00e0 lu le tout, une fois r\u00e9unis dans mon\nbureau, et au courant des moindres faits, nous serons \u00e0\nm\u00eame d\u2019\u00e9laborer notre plan de campagne contre notre\nterrible et myst\u00e9rieux ennemi.Journal de Mina Harker\n \n30 septembre\n \nDeux heures apr\u00e8s le d\u00eener qui avait eu lieu \u00e0 six heures,\nnous nous retrouv\u00e2mes dans le bureau du Dr Seward, sans\nque nous nous fussions concert\u00e9s ; notre r\u00e9union\nressemblait fort \u00e0 celle d\u2019un conseil ou d\u2019un comit\u00e9. Le\nprofesseur Van Helsing prit place au haut bout de la table,\nainsi que l\u2019en pria le Dr Seward d\u00e8s qu\u2019il le vit entrer dans\nla pi\u00e8ce. Il me fit asseoir \u00e0 sa droite et me demanda de\nservir de secr\u00e9taire \u00e0 notre groupe. Jonathan s\u2019assit pr\u00e8s\nde moi. En face de nous s\u2019install\u00e8rent Lord Godalming, le\nDr Seward et Mr Morris \u2013 Lord Godalming \u00e9tant \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du\nprofesseur et le Dr Seward \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Lord Godalming. Le\nprofesseur Van Helsing prit la parole.\n\u2013 Si je ne me trompe, dit-il, nous sommes tous au\ncourant des faits relat\u00e9s dans ces lettres et journaux\npersonnels.\nNous l\u2019en assur\u00e2mes et il reprit :\n\u2013 Cela \u00e9tant, je crois utile de vous dire \u00e0 quel genre\nd\u2019ennemi nous avons affaire. Je vais vous expliquer\ncertains points de l\u2019histoire de cet homme, dont je suis\nmaintenant absolument s\u00fbr. Ensuite, nous examineronsensemble quelle peut \u00eatre la meilleure fa\u00e7on d\u2019agir, et nous\nprendrons nos mesures en cons\u00e9quence. Sans aucun\ndoute, les vampires existent : certains d\u2019entre nous en ont\nla preuve ! Et m\u00eame si nous n\u2019avions pas fait nous-m\u00eames\ncette malheureuse exp\u00e9rience, l\u2019histoire du pass\u00e9 fournit\ndes preuves suffisantes de leur existence. Je reconnais\nqu\u2019au d\u00e9but j\u2019\u00e9tais sceptique. Si, depuis de tr\u00e8s\nnombreuses ann\u00e9es, je ne m\u2019\u00e9tais pas efforc\u00e9 de garder\npour toute chose une grande ouverture d\u2019esprit, je n\u2019aurais\nrien cru de toute cette histoire jusqu\u2019au moment o\u00f9 le\ntonnerre lui-m\u00eame m\u2019aurait cri\u00e9 \u00e0 l\u2019oreille : \u00ab Vois ! Je\nt\u2019oblige \u00e0 voir ! Je te mets une preuve irr\u00e9futable sous les\nyeux ! \u00bb H\u00e9las ! Si j\u2019avais su d\u00e8s le d\u00e9but ce que je sais\nmaintenant \u2013 ou plut\u00f4t si j\u2019avais ne f\u00fbt-ce que devin\u00e9 \u00e0 qui\nnous avions affaire \u2013, cette vie si pr\u00e9cieuse de notre ch\u00e8re\nLucy aurait \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9e ! Mais nous l\u2019avons perdue, et,\nmaintenant, tous nos efforts doivent tendre \u00e0 sauver\nd\u2019autres pauvres \u00e2mes. Il faut savoir que ce \nnosferatu\n ne\nmeurt pas, comme l\u2019abeille, une fois qu\u2019il a fait une victime.\nAu contraire, il n\u2019en devient que plus fort ; et, plus fort, il\nn\u2019en est que plus dangereux. Le vampire qui se trouve\nparmi nous, poss\u00e8de, \u00e0 lui seul, la force de vingt hommes ;\nil est plus rus\u00e9 qu\u2019aucun mortel, puisque son astuce s\u2019est\naffin\u00e9e au cours des si\u00e8cles. Il se sert de la n\u00e9cromancie,\nart qui, comme l\u2019indique l\u2019\u00e9tymologie du mot, consiste \u00e0\n\u00e9voquer les morts pour deviner l\u2019avenir, et tous les morts\ndont il peut approcher sont \u00e0 ses ordres. C\u2019est une brute, et\npis qu\u2019une brute ; c\u2019est un d\u00e9mon sans piti\u00e9, et il n\u2019a pas de\nc\u0153ur ; il peut, avec pourtant certaines r\u00e9serves, appara\u00eetreo\u00f9 et quand il veut et sous l\u2019une ou l\u2019autre forme de son\nchoix ; il a m\u00eame le pouvoir, dans une certaine mesure, de\nse rendre ma\u00eetre des \u00e9l\u00e9ments : la temp\u00eate, le brouillard, le\ntonnerre, et de se faire ob\u00e9ir de cr\u00e9atures inf\u00e9rieures, telles\nque le rat, le hibou, la chauve-souris, la phal\u00e8ne, le renard\net le loup ; il peut se faire grand ou se rapetisser et, \u00e0\ncertains moments, il dispara\u00eet exactement comme s\u2019il\nn\u2019existait plus. Dans ces conditions, comment devons-nous\nnous y prendre pour le d\u00e9truire ? Comment le trouverons-\nnous et, l\u2019ayant trouv\u00e9, comment le ferons-nous p\u00e9rir ? Mes\namis, l\u2019entreprise est aussi ardue que terrible, et, \u00e0 songer\naux cons\u00e9quences qu\u2019elle peut avoir, l\u2019homme le plus\ncourageux fr\u00e9mirait. Car si nous \u00e9chouons dans la lutte,\nalors, son triomphe, \u00e0 lui, est certain. Et qu\u2019adviendrait-il,\ndans ce cas ? Pour moi, ce n\u2019est pas de perdre la vie qui\nme fait peur. Mais notre \u00e9chec signifierait tout autre chose\nqu\u2019une question de vie ou de mort : nous deviendrions\nsemblables \u00e0 lui, des cr\u00e9atures de la nuit comme lui, sans\nc\u0153ur ni conscience, faisant notre proie des corps et des\n\u00e2mes de ceux que nous aimons le plus au monde. Les\nportes du Ciel seraient \u00e0 jamais ferm\u00e9es pour nous, car qui\nnous les ouvrirait ? Tous nous abomineraient \u00e0 jamais ;\nnous serions une tache sur le soleil de Dieu, une fl\u00e8che\ndans le flanc de Celui qui est mort pour sauver l\u2019humanit\u00e9.\nPourtant, notre devoir est l\u00e0, tout trac\u00e9 : pouvons-nous\nreculer ? En ce qui me concerne, je dis non ; mais je suis\nvieux, et la vie, avec son soleil resplendissant, ses jardins\nenchant\u00e9s, sa musique et l\u2019amour, est bien loin derri\u00e8re\nmoi. Vous, mes amis, vous \u00eates jeunes. Certains d\u2019entrevous ont d\u00e9j\u00e0 connu le chagrin, mais m\u00eame ceux-l\u00e0 peuvent\nencore, assur\u00e9ment, attendre de beaux jours. Que d\u00e9cidez-\nvous ?\nTout en l\u2019\u00e9coutant parler, Jonathan avait pris ma main.\nAu moment o\u00f9 j\u2019avais vu mon mari tendre la main vers moi,\nj\u2019avais trembl\u00e9 de crainte que l\u2019effroyable danger dont nous\nentretenait le professeur ne le d\u00e9courage\u00e2t compl\u00e8tement.\nMais il me sembla revivre quand je sentis sur la mienne\ncette main si forte, si s\u00fbre d\u2019elle-m\u00eame, si d\u00e9cid\u00e9e.\nAssur\u00e9ment, la main d\u2019un homme courageux a son langage\npropre : il n\u2019y a pas qu\u2019une femme amoureuse pour\nentendre ce qu\u2019elle dit. Lorsque le professeur se tut, nous\nnous regard\u00e2mes dans les yeux, mon mari et moi ; toute\nparole entre nous \u00e9tait inutile.\n\u2013 Je r\u00e9ponds pour Mina et pour moi-m\u00eame, dit Jonathan.\n\u2013 Comptez sur moi, professeur, fit Mr Morris.\n\u2013 Je suis avec vous, r\u00e9pondit de son c\u00f4t\u00e9 Lord\nGodalming, et je serais avec vous en souvenir de Lucy,\nm\u00eame si je n\u2019avais pas un autre motif pour vous aider.\nQuant au Dr Seward, il se contenta de faire un signe de\nt\u00eate affirmatif.\nNous nous serr\u00e2mes tous la main ; notre pacte solennel\n\u00e9tait conclu. J\u2019avoue que mon c\u0153ur se gla\u00e7ait ; pas un\ninstant toutefois l\u2019id\u00e9e ne me vint que je pourrais renoncer\n\u00e0 l\u2019entreprise. Nous repr\u00eemes chacun notre place, et le Dr\nVan Helsing poursuivit son explication avec un certain\nentrain qui montrait bien que le travail s\u00e9rieux venait enfin\nde commencer.\n\u2013 Bon. Vous savez \u00e0 pr\u00e9sent contre quoi nous luttons.Mais, de notre c\u00f4t\u00e9, nous ne sommes point d\u00e9pourvus de\nforce. Nous avons l\u2019avantage du nombre, puisque le\nvampire est toujours seul et que nous sommes plusieurs.\nNous avons les renseignements que nous donnent les\nlivres. Nous sommes libres d\u2019agir et de penser, et, pour ce\nqui est de l\u2019action, toutes les heures du jour et de la nuit\nnous appartiennent. En r\u00e9alit\u00e9, donc, ces forces dont nous\nb\u00e9n\u00e9ficions, nous sommes parfaitement libres de les\nemployer comme nous l\u2019entendons. Nous sommes tout\nd\u00e9vou\u00e9s \u00e0 une cause, et le but que nous nous proposons\nd\u2019atteindre n\u2019est pas d\u2019en retirer un profit personnel, mais\nun profit qui s\u2019\u00e9tendra \u00e0 toute l\u2019humanit\u00e9.\n\u00ab Maintenant, consid\u00e9rons les limitations du vampire en\ng\u00e9n\u00e9ral et de celui-ci en particulier. Il faut, pour cela, nous\nr\u00e9f\u00e9rer aux traditions et aux superstitions. Celles-ci, \u00e0 vrai\ndire, ne nous apprennent pas grand-chose quand il s\u2019agit\nde vie et de mort\u2026 or les questions en jeu sont bien plus\nessentielles que la vie ou la mort. Et pourtant, il faudra nous\nen contenter ; d\u2019abord, parce que nous y sommes bien\noblig\u00e9s, ensuite parce que, apr\u00e8s tout, la tradition et la\nsuperstition ne laissent pas d\u2019\u00eatre importantes. N\u2019est-ce\npas \u00e0 cause d\u2019elles \u2013 bien que, h\u00e9las ! il n\u2019en ait pas \u00e9t\u00e9 de\nm\u00eame pour nous \u2013 que la plupart des hommes croient aux\nvampires ? Il y a un an d\u2019ici, lequel d\u2019entre nous aurait\nadmis ce que nous savons maintenant, en ce XIX\ne\n si\u00e8cle\nsceptique, positiviste, o\u00f9 l\u2019esprit scientifique est tout-\npuissant ? Nous avons repouss\u00e9 une croyance et plus tard\nnous avons eu sous les yeux la preuve qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas\ninsens\u00e9e. Soyez certains que le vampire \u2013 et c\u2019est cela quiexplique cette croyance que certains hommes ont toujours\neue et de ses pouvoirs et de ses limitations \u2013 a donn\u00e9 \u00e0\nd\u2019autres qu\u2019\u00e0 nous des preuves de sa r\u00e9alit\u00e9. Car, sans\ndoute possible, on l\u2019a connu partout o\u00f9 il y a eu des\nhommes. Il s\u2019est manifest\u00e9 partout : dans l\u2019ancienne Gr\u00e8ce,\ndans l\u2019ancienne Rome ; en Allemagne, en France, en Inde,\nm\u00eame dans les presqu\u2019\u00eeles de Cherson\u00e8se ; en Chine,\npays \u00e9loign\u00e9 de nous \u00e0 tant de points de vue, il existe\nencore aujourd\u2019hui et les gens le craignent. Il a suivi les\nhordes venues d\u2019Islande, les Huns, les Slaves, les Saxons,\nles Magyars. Nous savons donc ce que nous devons\nsavoir, nous poss\u00e9dons tous les \u00e9l\u00e9ments n\u00e9cessaires\npour agir et, laissez-moi vous le dire, un grand nombre de\ncroyances \u00e0 son sujet se sont v\u00e9rifi\u00e9es au cours de notre si\nmalheureuse exp\u00e9rience. Le vampire vit sans que le temps\nqui passe l\u2019am\u00e8ne peu \u00e0 peu \u00e0 la mort ; il prosp\u00e8re aussi\nlongtemps qu\u2019il peut se nourrir du sang des vivants ; nous\navons pu constater qu\u2019il rajeunit, qu\u2019il devient plus fort, et\nqu\u2019il semble se refaire quand il trouve en suffisance sa\nnourriture pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e. Mais il lui faut ce r\u00e9gime ; il ne se\nnourrit pas comme les autres hommes. Notre ami\nJonathan, qui a habit\u00e9 chez lui pendant des semaines\nenti\u00e8res, ne l\u2019a jamais vu prendre un repas, jamais ! Et son\ncorps ne projette aucune ombre ; son image ne se r\u00e9fl\u00e9chit\npas dans un miroir, cela aussi Jonathan l\u2019a remarqu\u00e9.\nD\u2019autre part, il dispose d\u2019une force extraordinaire, comme\nJonathan, de nouveau, l\u2019a constat\u00e9 quand le comte a\nreferm\u00e9 la porte sur les loups et quand il a aid\u00e9 notre ami \u00e0\ndescendre de voiture. Il peut se changer en loup, ainsiqu\u2019on l\u2019a vu \u00e0 l\u2019arriv\u00e9e du bateau \u00e0 Whitby, quand il a\nattaqu\u00e9 et d\u00e9chiquet\u00e9 un chien ; ou en chauve-souris, et\nc\u2019est ainsi que madame Mina l\u2019a aper\u00e7u sur l\u2019appui de\nfen\u00eatre, \u00e0 Whitby, et que notre ami John l\u2019a vu s\u2019envoler de\ncette maison voisine, et c\u2019est ainsi encore que notre ami\nQuincey l\u2019a vu se poser sur la fen\u00eatre de Miss Lucy. Il peut\ns\u2019approcher, entour\u00e9 d\u2019un brouillard que lui-m\u00eame suscite \u2013\nl\u2019aventure effroyable de ce courageux capitaine rest\u00e9 \u00e0 son\ngouvernail le prouve \u2013 mais nous savons aussi qu\u2019est limit\u00e9\nl\u2019espace sur lequel s\u2019\u00e9tend ce brouillard qui ne fait,\npr\u00e9cis\u00e9ment, que l\u2019entourer, le prot\u00e9ger. Le vampire\nappara\u00eet en grains de poussi\u00e8re sur les rayons d\u2019un clair de\nlune, et c\u2019est comme cela que Jonathan a aper\u00e7u ces trois\nfemmes dans le ch\u00e2teau de Dracula. Il peut se faire si petit\net si mince que, souvenez-vous, Miss Lucy, avant de\nconna\u00eetre la paix \u00e9ternelle, s\u2019est gliss\u00e9e par une fente de la\nlargeur d\u2019un cheveu qui existait dans la porte de son\ntombeau. Car il lui est donn\u00e9, une fois qu\u2019il a trouv\u00e9 son\nchemin, de sortir de n\u2019importe quoi, d\u2019entrer dans n\u2019importe\nquoi, et de voir dans l\u2019obscurit\u00e9, ce qui n\u2019est pas un pouvoir\nn\u00e9gligeable dans un monde \u00e0 demi priv\u00e9 de lumi\u00e8re. Mais,\nici, suivez-moi bien ! Il est capable de tout cela, oui, et\npourtant il n\u2019est pas libre. Il est prisonnier, plus qu\u2019un\nhomme condamn\u00e9 aux gal\u00e8res, plus qu\u2019un fou enferm\u00e9\ndans son cabanon. Aller l\u00e0 o\u00f9 il en aurait envie lui est\ninterdit. Lui qui n\u2019est pas un \u00eatre selon la nature, il doit\ncependant ob\u00e9ir \u00e0 certaines de ses lois \u2013 pourquoi, nous\nn\u2019en savons rien. Toutes les portes ne lui sont pas\nouvertes ; il faut au pr\u00e9alable qu\u2019on l\u2019ait pri\u00e9 d\u2019entrer ; alorsseulement il peut venir quand il le d\u00e9sire. Son pouvoir\ncesse, comme d\u2019ailleurs celui de toutes les puissances\nmalignes, d\u00e8s les premi\u00e8res lueurs de l\u2019aube. Il jouit d\u2019une\ncertaine libert\u00e9, mais en des moments pr\u00e9cis. S\u2019il ne se\ntrouve pas \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il voudrait \u00eatre, il ne peut s\u2019y rendre\nqu\u2019\u00e0 midi, ou au lever, ou au coucher du soleil. Tout cela, la\ntradition et les livres nous l\u2019apprennent, et nous en trouvons\naussi la preuve dans les documents que nous-m\u00eames\navons rassembl\u00e9s. Ainsi, tandis que le vampire peut\nparfois accomplir sa propre volont\u00e9, pourvu qu\u2019il respecte\nles limitations qui lui sont impos\u00e9es et se confine dans son\ndomaine : son cercueil \u00e0 lui, son enfer \u00e0 lui, ou encore dans\nun endroit non b\u00e9nit, comme, par exemple, cette tombe du\nsuicid\u00e9 dans le cimeti\u00e8re de Whitby ; et encore ne peut-il\nse d\u00e9placer qu\u2019\u00e0 des moments bien pr\u00e9cis. On dit aussi\nqu\u2019il ne peut franchir des eaux vives qu\u2019\u00e0 mar\u00e9e haute ou\nlorsque la mer est \u00e9tale. Et puis, il y a des choses qui lui\n\u00f4tent tout pouvoir, comme l\u2019ail, nous le savons assez ;\ncomme ce symbole, ma petite croix d\u2019or, devant laquelle il\nrecule avec respect et s\u2019enfuit. Il y en a encore d\u2019autres, et il\nvous faut les conna\u00eetre, au cas o\u00f9 nous devrions nous en\nservir au cours de nos recherches : une branche de rosier\nsauvage, pos\u00e9e sur son cercueil, l\u2019emp\u00eache d\u2019en sortir,\nune balle b\u00e9nite que l\u2019on tirerait de son cercueil le tuerait, et\nil deviendrait alors un mort v\u00e9ritable. Quant au pieu que l\u2019on\nenfonce dans son c\u0153ur, nous savons qu\u2019il lui donne\n\u00e9galement le repos \u00e9ternel, repos \u00e9ternel qu\u2019il conna\u00eet de\nm\u00eame si on lui coupe la t\u00eate. Nous l\u2019avons constat\u00e9 de nos\npropres yeux.\u00ab Ainsi donc, en ce qui concerne le comte Dracula,\nquand nous trouverons la demeure de cet homme, nous\npourrons le forcer \u00e0 rester dans son cercueil o\u00f9 nous le\nd\u00e9truirons. Mais il est rus\u00e9, ne l\u2019oublions pas, et tr\u00e8s\nintelligent aussi. J\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 mon ami Arminius, de\nl\u2019universit\u00e9 de Budapest, de me communiquer l\u2019histoire de\nsa vie, et il m\u2019a mis au courant de tout ce qu\u2019il connaissait.\nCe doit \u00eatre ce m\u00eame \nvo\u00efvode\n Dracula qui fonda sa\nrenomm\u00e9e en traversant le grand fleuve et en allant battre\nle Turc \u00e0 la fronti\u00e8re m\u00eame de la Turquie. S\u2019il en est ainsi, il\nne s\u2019agit pas d\u2019un homme ordinaire, car \u00e0 l\u2019\u00e9poque, et\npendant les si\u00e8cles qui suivirent, on parla de lui comme du\nfils le plus habile et le plus audacieux mais aussi le plus\ncourageux du \u00ab pays par-del\u00e0 la for\u00eat \u00bb. Cette intelligence\nsup\u00e9rieure et cette volont\u00e9 in\u00e9branlable, il les garda jusque\ndans la tombe, et il s\u2019en sert maintenant contre nous. Les\nDracula, dit Arminius, appartenaient \u00e0 une illustre et noble\nrace, encore que certains d\u2019entre eux, au cours des\ng\u00e9n\u00e9rations successives, s\u2019il faut en croire les\ncontemporains, aient eu des rapports avec le Malin. Ils se\nmirent \u00e0 son \u00e9cole et apprirent ses secrets \u00e0\nScholomance, dans les montagnes qui dominent le lac\nd\u2019Hermanstadt, o\u00f9 le diable revendique un disciple sur dix\ncomme sa propri\u00e9t\u00e9. Les documents emploient les termes\nde \nstregoica\n \u2013 sorci\u00e8re \u2013, \nordog, etpokol\n \u2013 Satan, enfer ;\net l\u2019un des manuscrits parle de notre Dracula comme d\u2019un\nwampyr\n, vocable que tous ici nous ne comprenons que trop\nbien. C\u2019est de sa propre semence, de lui seul, que sontn\u00e9s tant de grands hommes et de femmes illustres et leurs\ntombeaux sanctifient cette terre qui est la seule dans\nlaquelle le monstre se trouve chez lui. Car parmi les\ncaract\u00e9ristiques qui le rendent si effrayant, la moindre n\u2019est\npas qu\u2019il soit profond\u00e9ment enracin\u00e9 dans tout ce qui est\nbon. Il ne pourrait perdurer dans un terrain vierge de\nm\u00e9moires sacr\u00e9es.\nDepuis un bon moment d\u00e9j\u00e0, Mr Morris ne cessait pas\nde regarder par la fen\u00eatre ; finalement, il se leva sans\ndonner aucune explication et sortit de la pi\u00e8ce. Le\nprofesseur s\u2019\u00e9tait tu un moment ; bient\u00f4t, il reprit :\n\u2013 Et maintenant, nous devons d\u00e9cider ce que nous allons\nfaire. Nous disposons de beaucoup de donn\u00e9es, et c\u2019est \u00e0\npartir de l\u00e0 qu\u2019il nous faut \u00e9tablir notre plan. Nous savons,\nd\u2019apr\u00e8s l\u2019enqu\u00eate qu\u2019a men\u00e9e Jonathan, que cinquante\ncaisses de terre sont venues du ch\u00e2teau de Dracula \u00e0\nWhitby et que toutes ont \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9es \u00e0 \nCarfax\n ; mais nous\nsavons \u00e9galement que l\u2019on est venu ensuite en rechercher\nau moins quelques-unes. \u00c0 mon avis, il nous faut en\npremier lieu nous assurer si toutes les autres sont bien\nrest\u00e9es dans cette maison, ou si on en a encore enlev\u00e9.\nDans ce cas, nous rechercherons\u2026\nIl fut interrompu d\u2019une fa\u00e7on assez surprenante ; nous\nentend\u00eemes au-dehors un coup de pistolet. Une balle fit\nvoler en \u00e9clats une vitre de la fen\u00eatre puis, faisant ricochet\ndu haut de l\u2019embrasure, vint frapper le mur du fond de la\npi\u00e8ce. Sans doute suis-je pusillanime, car je criai de peur.\nD\u2019un bond, les hommes se lev\u00e8rent tous en m\u00eame temps ;\nLord Godalming se pr\u00e9cipita \u00e0 la fen\u00eatre, qu\u2019il ouvritaussit\u00f4t. Nous entend\u00eemes alors la voix de Mr Morris :\n\u2013 Mille excuses ! Je vous ai effray\u00e9s, n\u2019est-ce pas ? Je\nrentre vous raconter ce qui s\u2019est pass\u00e9 !\nUn instant plus tard, il \u00e9tait de nouveau dans le bureau.\n\u2013 C\u2019est idiot de ma part ! dit-il, et je vous prie tr\u00e8s\nsinc\u00e8rement de me pardonner, Mrs Harker ! Je crois que je\nvous ai fait terriblement peur. Mais voici : pendant que le\nprofesseur parlait, une grosse chauve-souris est venue se\nposer sur le rebord de la fen\u00eatre. Depuis les \u00e9v\u00e9nements\nr\u00e9cents, j\u2019ai une telle horreur de ces sales b\u00eates que je ne\npeux plus en voir une sans vouloir la tuer ; cela m\u2019est arriv\u00e9\nje ne sais combien de fois d\u00e9j\u00e0 depuis plusieurs soirs. Et\nvous vous moquiez de moi, n\u2019est-ce pas, Art ?\n\u2013 L\u2019avez-vous touch\u00e9e ? demanda le Dr Van Helsing.\n\u2013 Je ne crois pas, car elle a continu\u00e9 \u00e0 voler en direction\ndu bois.\nSans un mot de plus, il se rassit, et le professeur acheva\nce qu\u2019il avait \u00e0 dire :\n\u2013 Nous rechercherons chacune de ces caisses et, quand\nnous saurons o\u00f9 elles se trouvent, ou bien nous nous\nemparerons de ce monstre, ou bien nous le tuerons dans\nun de ses repaires. Ou encore, nous rendrons inefficace la\nterre contenue dans les caisses afin qu\u2019il n\u2019y soit plus en\ns\u00fbret\u00e9. Ainsi, nous le prendrons sous sa forme humaine\nentre l\u2019heure de midi et le coucher du soleil, nous\nengagerons la lutte avec lui au moment o\u00f9 il est le plus\nfaible\u2026 En ce qui vous concerne, madame Mina, \u00e0 partir\nde ce soir, vous ne vous occuperez plus de rien jusqu\u2019\u00e0 ce\nque tout soit fini. Vous nous \u00eates trop pr\u00e9cieuse pour vousexposer \u00e0 de si grands dangers. Une fois que nous nous\nserons s\u00e9par\u00e9s ce soir, vous ne nous poserez plus aucune\nquestion. Nous vous raconterons tout, en temps opportun.\nNous sommes, nous, des hommes, capables de supporter\nles plus dures \u00e9preuves ; mais vous, vous serez notre \u00e9toile\net notre espoir, et nous agirons avec d\u2019autant plus de\nlibert\u00e9 que nous saurons que vous \u00eates \u00e0 l\u2019abri de tout\ndanger.\nTous, et m\u00eame Jonathan, parurent soulag\u00e9s d\u2019une\ngrande inqui\u00e9tude ; cependant, je ne trouvais pas\nsouhaitable qu\u2019ils se lancent sans moi dans cette aventure\ncar, plus nombreux, nous eussions aussi \u00e9t\u00e9 d\u2019autant plus\nforts. Mais leur r\u00e9solution \u00e9tait prise et je n\u2019avais qu\u2019\u00e0\nm\u2019incliner \u2013 \u00e0 accepter le chevaleresque souci qu\u2019ils\nprenaient de ma s\u00e9curit\u00e9.\nMr Morris intervint alors :\n\u2013 Comme il n\u2019y a pas de temps \u00e0 perdre, dit-il, je\npropose que nous allions tout de suite voir ce qui se passe\ndans cette maison. Quand on a affaire \u00e0 ce monstre,\nchaque minute est importante : en agissant rapidement,\npeut-\u00eatre l\u2019emp\u00eacherons-nous de faire une victime de plus.\nJe l\u2019avoue, je sentis mon courage m\u2019abandonner au\nmoment o\u00f9 je compris qu\u2019ils allaient se mettre \u00e0 l\u2019\u0153uvre\nsur-le-champ ; mais je n\u2019en laissai rien para\u00eetre de crainte\nque, s\u2019ils s\u2019apercevaient jamais que mes terreurs\npouvaient devenir une entrave \u00e0 leur entreprise, ils ne me\npermettent m\u00eame plus d\u00e9sormais d\u2019assister \u00e0 leurs\ndiscussions. Ils sont maintenant all\u00e9s \u00e0 \nCarfax\n, emportant\ntout ce qui leur est n\u00e9cessaire pour entrer dans la maison.Cela ressemble bien aux hommes ! Ils m\u2019ont dit d\u2019aller\nme coucher et de dormir. Comme si une femme pouvait\ndormir quand ceux qu\u2019elle aime sont en danger ! Mais je\nme mettrai au lit et ferai semblant de dormir, pour que\nJonathan, quand il rentrera, n\u2019\u00e9prouve pas de nouvelles\ninqui\u00e9tudes \u00e0 mon sujet.Journal du Dr Seward\n \n1\ner\n octobre, 4 heures du matin\n \nJuste au moment o\u00f9 nous allions sortir, on vint me\ndemander, de la part de Renfield, si je pouvais le voir\nimm\u00e9diatement, car il avait \u00e0 me dire une chose de la plus\nhaute importance. Je r\u00e9pondis qu\u2019\u00e9tant occup\u00e9 pendant\ntoute la soir\u00e9e, j\u2019irais le voir de bonne heure le lendemain\nmatin.\n\u2013 Mais il semble plus impatient que jamais, monsieur,\ninsista le surveillant. Je voudrais me tromper, mais j\u2019ai\nl\u2019impression que si vous n\u2019allez pas le voir tout de suite, il\naura une de ses crises les plus violentes.\nJ\u2019avais confiance dans le jugement de cet homme ; je\nd\u00e9cidai donc de me rendre aupr\u00e8s de mon malade et\ndemandai \u00e0 mes compagnons de bien vouloir m\u2019attendre\nquelques minutes.\n\u2013 Permettez-moi de vous accompagner, mon cher John,\nfit Van Helsing. J\u2019ai pris beaucoup d\u2019int\u00e9r\u00eat \u00e0 lire dans\nvotre journal ce que vous dites de son cas, qui n\u2019est pas\nsans rapport, de temps \u00e0 autre, avec le cas dont nous nous\noccupons. Je tiendrais beaucoup \u00e0 voir ce malade et,pr\u00e9cis\u00e9ment, quand une crise le menace.\n\u2013 Puis-je venir aussi ? demanda Lord Godalming.\n\u2013 Et moi ? fit \u00e0 son tour Quincey Morris.\n\u2013 Et moi ? demanda Harker.\nD\u2019un signe de t\u00eate, je r\u00e9pondis oui, et, ensemble, nous\nrev\u00eenmes dans le corridor.\nEn effet, Renfield \u00e9tait fort excit\u00e9, mais je ne l\u2019avais\njamais entendu parler avec tant de bon sens, je ne l\u2019avais\njamais vu montrer tant de calme assurance dans ses\nmani\u00e8res. Il faisait preuve d\u2019une \u00e9tonnante compr\u00e9hension\nde son propre cas, ce que je n\u2019avais encore jamais\nobserv\u00e9 chez aucun de mes malades ; et il ne doutait pas\nque les raisons qu\u2019il avan\u00e7ait ne l\u2019emportassent sur celles\nque nous pourrions lui opposer. Ce qu\u2019il avait de si urgent\n\u00e0 me demander, c\u2019\u00e9tait de le laisser rentrer chez lui ; il\npr\u00e9tendait qu\u2019il \u00e9tait enti\u00e8rement gu\u00e9ri et qu\u2019il ne souffrait\nplus du moindre trouble mental. \u00ab J\u2019en appelle \u00e0 vos amis,\nme dit-il ; peut-\u00eatre voudront-ils bien juger de mon cas. \u00c0\npropos, vous ne m\u2019avez pas pr\u00e9sent\u00e9\u2026 \u00bb J\u2019\u00e9tais si interdit\nque, au moment m\u00eame, l\u2019id\u00e9e de pr\u00e9senter \u00e0 d\u2019autres\npersonnes un fou intern\u00e9 dans notre asile ne me parut pas\ninsolite ; en outre, il y avait vraiment quelque chose de\ndigne chez cet homme et l\u2019on voyait qu\u2019il avait eu l\u2019habitude\nde la vie sociale. Je n\u2019h\u00e9sitai donc pas \u00e0 faire les\npr\u00e9sentations : \u00ab Mr Renfield\u2026 Lord Godalming, le\nprofesseur Van Helsing, Mr Quincey Morris, du Texas, Mr\nJonathan Harker. \u00bb Il leur serra la main, en s\u2019adressant \u00e0\nchacun d\u2019eux tour \u00e0 tour.\n\u2013 Lord Godalming, j\u2019ai eu l\u2019honneur d\u2019aider votre p\u00e8re, \u00e0Windham, et j\u2019apprends \u00e0 regret qu\u2019il n\u2019est plus, puisque\nc\u2019est vous \u00e0 pr\u00e9sent qui portez le titre. Il \u00e9tait aim\u00e9 et\nhonor\u00e9 de tous ceux qui le connaissaient. J\u2019ai entendu dire\nque, dans sa jeunesse, il avait invent\u00e9 un punch au rhum,\nfort appr\u00e9ci\u00e9 les soirs du Derby. Mr Morris, vous avez des\nraisons d\u2019\u00eatre fier de votre grand \u00c9tat. Son entr\u00e9e dans\nl\u2019Union constitue un pr\u00e9c\u00e9dent qui peut avoir de tr\u00e8s\nimportantes cons\u00e9quences au moment o\u00f9 le P\u00f4le et les\nTropiques voudront s\u2019allier \u00e0 la Banni\u00e8re \u00e9toil\u00e9e. On\nmesurera la puissance du trait\u00e9 quand la doctrine de\nMonroe prendra sa vraie place en tant que fiction politique.\nEt que dirai-je du plaisir qui m\u2019est offert de rencontrer le\nprofesseur Van Helsing ? Monsieur, je ne m\u2019excuserai\npoint de n\u00e9gliger tout pr\u00e9ambule conventionnel. Quand un\nhomme a r\u00e9volutionn\u00e9 la th\u00e9rapeutique par ses\nd\u00e9couvertes sur l\u2019\u00e9volution continuelle du cerveau, les\nformes banales de politesse sont d\u00e9plac\u00e9es car, si on les\nemployait \u00e0 son \u00e9gard, on semblerait vouloir le ravaler au\nrang des autres hommes. Vous tous, messieurs, qui, soit\npar la nationalit\u00e9, soit par l\u2019h\u00e9r\u00e9dit\u00e9, ou encore gr\u00e2ce au\nprivil\u00e8ge d\u2019un don naturel, tenez votre place respective\ndans notre monde en marche, je vous prends \u00e0 t\u00e9moin : je\nsuis aussi sain d\u2019esprit que la majorit\u00e9 au moins des\nhommes qui jouissent de leur libert\u00e9 enti\u00e8re. Et j\u2019en suis\ncertain, docteur Seward, vous-m\u00eame qui \u00eates tr\u00e8s bon, qui\navez \u00e9tudi\u00e9 le droit aussi bien que la m\u00e9decine, et qui \u00eates\nun savant, vous jugerez qu\u2019il est de votre devoir moral\nd\u2019examiner mon cas avec une attention toute particuli\u00e8re.\nCes derni\u00e8res paroles, il les pronon\u00e7a en prenant un airconvaincu et courtois tout ensemble qui n\u2019\u00e9tait pas sans\ncharme.\nJe pense que notre \u00e9tonnement, \u00e0 chacun, \u00e9tait grand,\npour ma part, j\u2019\u00e9tais persuad\u00e9, en d\u00e9pit de ce que je\nsavais des diverses phases de sa maladie, que Renfield\navait d\u00e9finitivement recouvr\u00e9 la raison ; et j\u2019eus fort envie\nde lui dire que sa gu\u00e9rison, en effet, me paraissait\n\u00e9vidente, et que j\u2019allais veiller \u00e0 ce que toutes les formalit\u00e9s\nfussent remplies le lendemain matin en vue de son d\u00e9part.\nToutefois, me rappelant \u00e0 nouveau les brusques\nrevirements auxquels il \u00e9tait sujet, je jugeai pr\u00e9f\u00e9rable\nd\u2019attendre avant de lui faire part d\u2019une si grave d\u00e9cision. Je\nme contentai donc de lui r\u00e9pondre que son \u00e9tat\ns\u2019am\u00e9liorait de jour en jour, que j\u2019aurais avec lui une\nconversation plus longue le lendemain matin et que je\nverrais alors si je pouvais acc\u00e9der \u00e0 sa requ\u00eate. Cela ne\nparut pas le satisfaire, car il r\u00e9pliqua aussit\u00f4t :\n\u2013 Mais je crains, docteur, que vous ne me compreniez\npas. Ce que je voudrais, c\u2019est m\u2019en aller tout de suite\u2026\nimm\u00e9diatement\u2026 maintenant\u2026 \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, si cela\n\u00e9tait possible. Le temps presse, et, dans notre convention\ntacite avec la Mort, cet \u00e9l\u00e9ment \u2013 le temps \u2013 est essentiel.\nJe suis s\u00fbr qu\u2019il suffit, quand on s\u2019adresse \u00e0 l\u2019admirable\npraticien qu\u2019est le Dr Seward, d\u2019exprimer un souhait si\nsimple, encore que d\u2019une telle gravit\u00e9, pour qu\u2019il soit\nimm\u00e9diatement r\u00e9alis\u00e9.\nIl m\u2019observait attentivement, et, comme je ne paraissais\npas dispos\u00e9 \u00e0 l\u2019approuver, il se tourna vers les autres et les\nregarda avec le m\u00eame s\u00e9rieux. Ne recevant aucuner\u00e9ponse \u2013 pas m\u00eame le moindre signe d\u2019acquiescement \u2013,\nil reprit :\n\u2013 Me serais-je tromp\u00e9 dans mes suppositions ?\n\u2013 Oui, vous vous \u00eates tromp\u00e9, r\u00e9pondis-je franchement,\nmais aussi d\u2019une fa\u00e7on assez brusque, je m\u2019en rendis\ncompte.\nIl y eut un long silence, puis il dit, lentement :\n\u2013 Dans ce cas, il me faut sans doute vous pr\u00e9senter\nautrement ma requ\u00eate. Permettez-moi de demander que\nl\u2019on me fasse cette concession, que l\u2019on m\u2019accorde cette\nfaveur, ce privil\u00e8ge \u2013 appelez cela comme vous voulez. Je\nvous implore ici, non pour des motifs personnels, mais\npour le salut d\u2019autrui. Je ne suis pas libre de vous expliquer\ntoutes les raisons qui m\u2019obligent \u00e0 vous parler de la sorte ;\nmais soyez assur\u00e9 qu\u2019elles sont solides, irr\u00e9futables, et\nqu\u2019il n\u2019y entre pas le moindre int\u00e9r\u00eat personnel : elles me\nsont inspir\u00e9es par un sens tr\u00e8s haut du devoir. Si vous\npouviez lire dans mon c\u0153ur, monsieur, vous approuveriez\nenti\u00e8rement les sentiments qui m\u2019animent. Bien plus, vous\nme compteriez parmi vos amis les meilleurs et les plus\nfid\u00e8les.\nDe nouveau, il nous regarda tous, attentivement. Je me\ndoutais \u00e0 pr\u00e9sent que le changement survenu soudain\ndans son comportement mental n\u2019\u00e9tait qu\u2019une autre forme,\nune autre phase de sa folie, et je me dis qu\u2019il fallait\nattendre, voir ce qui allait se passer, car je savais par\nexp\u00e9rience que, finalement, comme chez tous les fous, une\nrechute le trahirait. Van Helsing l\u2019observait avec, semblait-\nil, un int\u00e9r\u00eat toujours croissant, et ses sourcils broussailleuxse touchaient presque tant son regard restait fix\u00e9 sur lui. Il\ndemanda \u00e0 Renfield, d\u2019un ton qui, \u00e0 vrai dire, ne me surprit\npas au moment m\u00eame, mais seulement quand j\u2019y pensai\nplus tard \u2013 car on e\u00fbt dit que le professeur s\u2019adressait \u00e0 un\nhomme aussi sain d\u2019esprit que lui-m\u00eame :\n\u2013 Ne pouvez-vous pas m\u2019expliquer franchement pourquoi\nvous d\u00e9sirez partir d\u2019ici ce soir m\u00eame ? Je suis s\u00fbr que si\nvous ne me cachez rien \u2013 \u00e0 moi, un \u00e9tranger qui suis sans\npr\u00e9jug\u00e9 et qui ai toujours compris beaucoup de choses \u2013,\nle Dr Seward prendra, \u00e0 ses propres risques, la\nresponsabilit\u00e9 de vous laisser retourner chez vous.\nL\u2019autre hocha tristement la t\u00eate, et l\u2019on pouvait lire un\npoignant regret sur son visage. Le professeur poursuivit :\n\u2013 Allons, monsieur ! R\u00e9fl\u00e9chissez un moment. Vous\npr\u00e9tendez \u00eatre gu\u00e9ri, vous cherchez \u00e0 nous prouver que\nvous avez compl\u00e8tement recouvr\u00e9 la raison, ce dont nous\npouvons encore douter puisque vous \u00eates toujours soign\u00e9\nici. Si vous ne voulez pas nous seconder dans l\u2019effort que\nnous faisons pour essayer, s\u2019il se peut, de vous satisfaire,\ncomment y parviendrons-nous ? Encore une fois, monsieur,\nr\u00e9fl\u00e9chissez, aidez-nous ; nous souhaiterions, croyez-moi,\nvous voir libre.\nIl r\u00e9pondit en hochant \u00e0 nouveau la t\u00eate.\n\u2013 Docteur Van Helsing, je n\u2019ai plus qu\u2019\u00e0 me taire. Vos\narguments sont irr\u00e9futables, et, s\u2019il ne tenait qu\u2019\u00e0 moi, je les\napprouverais sans h\u00e9siter ; mais je ne suis pas seul dans\ncette affaire\u2026 Je vous demande seulement d\u2019avoir\nconfiance en moi. Si vous ne me laissez pas sortir d\u2019ici, je\nd\u00e9cline toute responsabilit\u00e9 dans ce qui pourra arriver.Je jugeai qu\u2019il \u00e9tait temps de mettre fin \u00e0 l\u2019entretien qui\ndevenait d\u2019une gravit\u00e9 trop comique, et je me dirigeai vers\nla porte, en disant simplement :\n\u2013 Venez, mes amis, nous avons \u00e0 travailler. Bonsoir,\nRenfield !\nCependant, comme j\u2019allais ouvrir la porte, le malade\nchangea d\u2019attitude. Il se pr\u00e9cipita vers moi, et je crus un\ninstant qu\u2019il voulait \u00e0 nouveau me tuer ; mais je me\ntrompais ; les deux mains tendues, il renouvela sa\ndemande, et cette fois sur un ton de pri\u00e8re fort \u00e9mouvant.\nBien qu\u2019il par\u00fbt comprendre que l\u2019exc\u00e8s m\u00eame de ses\nmani\u00e8res le desservait, il continua \u00e0 se faire de plus en\nplus pressant et d\u00e9monstratif. Je rencontrai le regard de\nVan Helsing, et j\u2019y vis refl\u00e9t\u00e9e ma propre conviction. Aussi\nme raidis-je quelque peu \u00e0 l\u2019\u00e9gard de Renfield et, le\nrepoussant, je lui fis comprendre qu\u2019il perdait son temps.\nCe n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois que je voyais chez lui cette\nexcitation croissante lorsqu\u2019il voulait obtenir une faveur qui,\n\u00e0 l\u2019instant m\u00eame o\u00f9 il y pensait, prenait pour lui la plus\ngrande importance, par exemple le jour o\u00f9 il m\u2019avait\nsuppli\u00e9 de lui donner un chat. Et, comme alors, je\nm\u2019attendais \u00e0 le voir finalement, encore que plein de d\u00e9pit,\nse r\u00e9signer \u00e0 mon refus. Mais tel ne fut pas le cas. Lorsqu\u2019il\ns\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il me suppliait en vain, il fut pris de fr\u00e9n\u00e9sie. Il\nse jeta \u00e0 genoux, leva les mains vers moi, les tordant en\ndes gestes de supplication, m\u2019exhorta \u00e0 nouveau en un\ndiscours sans fin, cependant que les larmes inondaient son\nvisage et que tout en lui manifestait la plus profonde\nangoisse.\u2013 Je vous en prie, docteur Seward, je vous en supplie !\nLaissez-moi quitter cette maison tout de suite ! Peu\nimporte la mani\u00e8re dont vous me laisserez partir, peu\nimporte aussi o\u00f9 vous m\u2019enverrez ! Faites-moi\naccompagner par des gardes munis de fouets et de\ncha\u00eenes ; qu\u2019ils me mettent une camisole de force, des\nmenottes et, aux pieds, des fers, et qu\u2019ils me conduisent en\nprison\u2026 Mais, pour l\u2019amour de Dieu ! laissez-moi sortir\nd\u2019ici ! En m\u2019obligeant \u00e0 rester ici, vous ignorez le mal que\nvous faites, et \u00e0 qui vous le faites ; je vous parle du plus\nprofond de mon c\u0153ur, de mon \u00e2me m\u00eame ! Ayez piti\u00e9 de\nmoi ! Par tout ce qui vous est sacr\u00e9, par tout ce qui vous\nest le plus cher au monde, par votre amour que vous avez\nperdu, mais par votre espoir qui demeure, par le Dieu tout-\npuissant, faites-moi sortir d\u2019ici et sauvez mon \u00e2me du\np\u00e9ch\u00e9 ! Ne m\u2019entendez-vous pas, docteur ? Ne me\ncomprenez-vous pas ? Ne voulez-vous pas vous rendre \u00e0\nl\u2019\u00e9vidence ? Ne voyez-vous pas que je suis parfaitement\nsain d\u2019esprit et que je vous parle tr\u00e8s s\u00e9rieusement ? Que\nje ne suis pas un fou en pleine crise, mais un homme\njouissant de toute sa raison et qui veut sauver son \u00e2me ?\nComprenez-moi donc ! Laissez-moi partir, laissez-moi\npartir !\nJe pensai que, plus cette sc\u00e8ne durerait, plus il\ns\u2019exciterait, et qu\u2019alors la vraie crise se produirait.\n\u2013 Allons, allons, dis-je s\u00e9v\u00e8re. Cela suffit ! Mettez-vous\nau lit, et essayez de vous calmer !\nInterdit, il me regarda quelques instants. Puis, sans un\nmot, il se releva et il alla s\u2019asseoir sur le bord de son lit.Comme je m\u2019y attendais, de m\u00eame qu\u2019en de semblables\ncirconstances pr\u00e9c\u00e9dentes, la prostration suivait\nl\u2019exaltation.\nComme, apr\u00e8s avoir fait passer mes compagnons\ndevant moi, j\u2019allais \u00e0 mon tour sortir de la chambre, il me dit\nencore, d\u2019une mani\u00e8re calme, polie :\n\u2013 J\u2019esp\u00e8re, docteur Seward, que vous vous rappellerez\nplus tard que j\u2019ai fait tout ce que j\u2019ai pu, ce soir, pour vous\nconvaincre.19\nChapitre\n \nJournal de Jonathan Harker\n \n1\ner\n octobre, 5 heures du matin\n \nC\u2019est l\u2019esprit tranquille que je sortis avec les autres pour\naller \u00e0 \nCarfax\n, car je n\u2019avais jamais vu Mina si forte, si s\u00fbre\nde soi. Qu\u2019elle f\u00fbt m\u00eal\u00e9e \u00e0 toute cette affaire, avait \u00e9t\u00e9 pour\nmoi un v\u00e9ritable cauchemar ; mais maintenant qu\u2019elle\nconsent \u00e0 nous laisser agir seuls, je suis quelque peu\nrassur\u00e9 ; d\u2019ailleurs, je l\u2019esp\u00e8re, elle-m\u00eame a maintenant le\nsentiment d\u2019avoir fait ce qu\u2019elle avait \u00e0 faire ; si tous les\nmoindres d\u00e9tails qui peuvent nous \u00eatres utiles sont\nrassembl\u00e9s, n\u2019est-ce pas gr\u00e2ce \u00e0 sa volont\u00e9, \u00e0 son\nintelligence de la situation ? Nous \u00e9tions tous, je crois,\nassez impressionn\u00e9s par notre visite \u00e0 Mr Renfield. Ensortant de sa chambre, aucun de nous ne pronon\u00e7a un seul\nmot avant d\u2019avoir regagn\u00e9 le bureau de Seward. Mais alors\nMr Morris s\u2019adressa au docteur :\n\u2013 Ma foi, John, \u00e0 moins que cet homme n\u2019ait bluff\u00e9, c\u2019est\nbien le fou le plus raisonnable que j\u2019aie jamais vu ! Je n\u2019en\njurerais pas, mais il me semble pourtant qu\u2019il a en t\u00eate\nquelque dessein des plus s\u00e9rieux, et, dans ce cas, il a du\nm\u00e9rite \u00e0 n\u2019avoir pas tent\u00e9 de se sauver !\nLord Godalming et moi ne f\u00eemes aucune remarque, mais\nle Dr Van Helsing dit \u00e0 son tour :\n\u2013 Mon cher John, vous connaissez mieux que moi les\nphases \u00e9tranges par lesquelles passent ces malades, et\nj\u2019en suis vraiment heureux ; car, je le crains, si c\u2019avait \u00e9t\u00e9 \u00e0\nmoi \u00e0 prendre une d\u00e9cision, j\u2019aurais lib\u00e9r\u00e9 Renfield avant\nqu\u2019il se soit montr\u00e9 dans cet \u00e9tat d\u2019excitation extr\u00eame. Mais\nnous apprenons chaque jour, et, d\u2019autre part, en ce qui\nnous concerne \u00e0 pr\u00e9sent, nous ne pouvons prendre aucun\nrisque, comme dirait mon ami Quincey, tant notre\nentreprise est d\u00e9j\u00e0 scabreuse. Les choses sont bien telles\nqu\u2019elles sont.\nLe Dr Seward parut leur r\u00e9pondre \u00e0 tous deux en m\u00eame\ntemps.\n\u2013 Sans doute avez-vous raison. Si cet homme avait\nressembl\u00e9 \u00e0 beaucoup d\u2019autres de mes malades, je lui\naurais montr\u00e9, quitte \u00e0 courir un grand risque, que j\u2019avais\nconfiance en lui. Mais son comportement semble d\u00e9pendre\n\u00e0 ce point des all\u00e9es et venues du comte que, en lui\npassant ses caprices, j\u2019aurais peur de commettre une\nlourde erreur. Et puis, un jour, devant moi, il a appel\u00e9 lecomte \u00ab son Seigneur et Ma\u00eetre \u00bb et je me dis que, peut-\n\u00eatre, il veut aller l\u2019aider dans un de ses desseins\ndiaboliques. Ce monstre se fait ob\u00e9ir des loups et des rats,\nsans parler des cr\u00e9atures devenues semblables \u00e0 lui :\ncomment ne chercherait-il pas \u00e0 asservir un pauvre fou\ndigne de respect ? Oui, Renfield semblait parler tr\u00e8s\ns\u00e9rieusement, je le reconnais malgr\u00e9 ce que je sais de son\ncas. J\u2019esp\u00e8re vraiment que nous avons fait ce qu\u2019il y avait\nde mieux \u00e0 faire. Mais tout ceci, venant au moment o\u00f9 nous\nentreprenons nos lugubres recherches, est propre \u00e0\nd\u00e9courager un homme.\nLe professeur s\u2019approcha de lui et, lui mettant la main\nsur l\u2019\u00e9paule, le rassura :\n\u2013 Mon cher ami, n\u2019ayez aucune crainte ! Nous nous\neffor\u00e7ons, il est vrai, de faire notre devoir dans une affaire\nr\u00e9ellement effroyable, et nous ne pouvons agir que dans le\nsens qui nous para\u00eet le meilleur ; mais il nous faut esp\u00e9rer\nen la mis\u00e9ricorde de Dieu.\nLord Godalming, qui \u00e9tait sorti de la pi\u00e8ce quelques\ninstants auparavant, rentra en tenant \u00e0 la main un petit\nsifflet d\u2019argent.\n\u2013 Il se peut, nous expliqua-t-il, que la maison soit remplie\nde rats. Voici pour les chasser.\nNous nous dirige\u00e2mes donc vers la maison\nabandonn\u00e9e, prenant soin de nous cacher sous les arbres\nde l\u2019all\u00e9e chaque fois que le clair de lune apparaissait\nentre deux nuages. Lorsque nous f\u00fbmes arriv\u00e9s pr\u00e8s de la\nporte, le professeur ouvrit son sac et en sortit toutes sortes\nd\u2019objets qu\u2019il posa sur le seuil en quatre petits tas s\u00e9par\u00e9s\u2013 chacun d\u2019eux \u00e9tant \u00e9videmment destin\u00e9 \u00e0 chacun de\nnous.\n\u2013 Mes amis, dit-il, nous affrontons un grand danger et\nnous avons besoin d\u2019armes de plusieurs genres. La\nmenace que fait peser sur nous notre ennemi n\u2019est pas\nseulement d\u2019ordre spirituel. Souvenez-vous qu\u2019il poss\u00e8de \u00e0\nlui seul une force comparable \u00e0 celle de vingt hommes\nr\u00e9unis. Et si un homme extraordinairement fort pouvait\narriver \u00e0 le tenir \u00e0 sa merci, et \u00e0 plus forte raison si\nplusieurs de ses adversaires, gr\u00e2ce \u00e0 leur nombre,\nl\u2019emportaient sur lui, jamais, en revanche, personne ne\npourrait le blesser, alors qu\u2019il peut, par ses blessures, nous\nfaire le plus grand mal. Veillons donc \u00e0 ce qu\u2019il ne\ns\u2019approche pas de nous. Placez ceci sur votre c\u0153ur \u2013 et il\nme tendit une petite croix d\u2019argent, car je me trouvais \u00e0\nc\u00f4t\u00e9 de lui -, passez-vous ces fleurs autour du cou \u2013 et il\nme donna une guirlande de fleurs d\u2019ail s\u00e9ch\u00e9es. Prenez\naussi ce revolver et ce couteau : on ne sait jamais \u00e0 quels\nautres ennemis on peut avoir affaire ; et, \u00e0 tout hasard,\ncette petite lampe \u00e9lectrique que vous attacherez au revers\nde votre veston ; et surtout, par-dessus tout, ceci, que nous\nne devrons pas profaner inutilement.\nIl tenait un morceau de l\u2019Hostie sainte, qu\u2019il glissa dans\nune enveloppe avant de me la donner.\nChacun des autres re\u00e7ut exactement les m\u00eames\n\u00ab armes \u00bb.\n\u2013 Et maintenant, John, mon ami, reprit le professeur, o\u00f9\nsont les crochets ? Si nous parvenons \u00e0 ouvrir la porte,\nnous n\u2019aurons pas \u00e0 entrer par la fen\u00eatre comme desvoleurs, ainsi que nous l\u2019avons fait l\u2019autre jour chez Miss\nLucy.\nLe Dr Seward essaya un ou deux crochets de serrurier,\nfort aid\u00e9 en cela par son habilet\u00e9 de m\u00e9decin. Bient\u00f4t, il\ntrouva celui qui convenait, et le verrou rouill\u00e9 finit par c\u00e9der.\nNous pouss\u00e2mes la porte qui grin\u00e7a d\u2019un peu partout mais\nqui s\u2019ouvrit lentement. Chose assez curieuse, cela me fit\naussit\u00f4t penser au r\u00e9cit du Dr Seward concernant son\nentr\u00e9e et celle de ses compagnons dans le caveau de\nMiss Westenra. Ces derniers eurent sans doute la m\u00eame\nid\u00e9e car, tous, ils recul\u00e8rent. Le professeur, le premier, se\nd\u00e9cida \u00e0 faire un pas en avant et \u00e0 entrer dans la maison.\n\u2013 \nIn manus tuas, Domine !\n s\u2019\u00e9cria-t-il en se signant\ncomme il franchissait le seuil.\nNous pr\u00eemes la pr\u00e9caution de refermer la porte derri\u00e8re\nnous ; nous craignions, en effet, que nos lampes, une fois\nallum\u00e9es, l\u2019un ou l\u2019autre passant n\u2019e\u00fbt son attention attir\u00e9e\npar cette insolite clart\u00e9. Le professeur examina la serrure\nafin de s\u2019assurer de la possibilit\u00e9 d\u2019ouvrir la porte de\nl\u2019int\u00e9rieur, au cas o\u00f9 nous devrions fuir en toute h\u00e2te. Enfin,\nchacun alluma sa lampe et nos recherches commenc\u00e8rent.\nLa lumi\u00e8re des petites lampes faisait appara\u00eetre des\nobjets aux formes bizarres, tandis que leurs rayons se\ncroisaient ou se superposaient les uns aux autres ou que\nnos propres corps projetaient de grandes ombres. Il m\u2019\u00e9tait\nimpossible d\u2019\u00e9carter le sentiment que nous n\u2019\u00e9tions pas\nseuls. Sans doute \u00e9tait-ce le souvenir des jours terribles\nque j\u2019avais v\u00e9cus en Transylvanie qui me dominait si\nimp\u00e9rieusement, \u00e0 cause de ce lieu sinistre. Pourtant, jepense que nous \u00e9prouvions tous la m\u00eame inqui\u00e9tude, car\nje remarquai que mes compagnons, comme moi-m\u00eame,\nse retournaient au moindre bruit, ou lorsqu\u2019une ombre\nnouvelle se dessinait sur les murs.\nPartout, la couche de poussi\u00e8re \u00e9tait \u00e9paisse. Sur le\nplancher, elle semblait haute de plusieurs pouces, except\u00e9\nl\u00e0 o\u00f9 il y avait de r\u00e9centes traces de pas ; en baissant ma\nlampe, je vis la marque de gros clous de semelles. Les\nmurs aussi \u00e9taient couverts de poussi\u00e8re \u2013 on e\u00fbt presque\ndit une sorte de duvet sale ; dans les coins pendaient\nd\u2019\u00e9normes toiles d\u2019araign\u00e9es sur lesquelles la poussi\u00e8re,\ntoujours la poussi\u00e8re, s\u2019\u00e9tait amass\u00e9e en sorte qu\u2019elles\nressemblaient \u00e0 de vieux lambeaux d\u2019\u00e9toffe d\u00e9chir\u00e9s,\nd\u00e9chir\u00e9s par le poids de toute cette crasse. Sur une table\ndu corridor \u00e9tait pos\u00e9 un gros trousseau de clefs dont\nchacune portait une \u00e9tiquette jaunie par le temps. On voyait\nqu\u2019on s\u2019en \u00e9tait servi \u00e0 plusieurs reprises, car il y avait\nplusieurs petits sillons dans la couche de poussi\u00e8re qui\nrecouvrait la table, semblables d\u2019ailleurs \u00e0 ceux qui\napparurent lorsque le professeur prit le trousseau de clefs.\nIl se tourna vers moi et me dit :\n\u2013 Vous connaissez cette maison, Jonathan. Vous en\nposs\u00e9dez les plans \u2013 ou tout au moins une copie \u2013 que\nvous avez sans doute \u00e9tudi\u00e9s attentivement. Par o\u00f9 gagne-\nt-on la chapelle ?\nJe croyais bien savoir o\u00f9 elle se trouvait, bien que, lors\nde ma premi\u00e8re visite, je n\u2019eusse pas pu y entrer. Je\nmontrai donc le chemin \u00e0 mes compagnons et, apr\u00e8s avoir\nsuivi quelques couloirs, nous arriv\u00e2mes devant une portede ch\u00eane, basse et vo\u00fbt\u00e9e.\n\u2013 Nous y sommes ! dit le professeur qui, \u00e0 la lueur je sa\nlampe, examinait une copie du plan qui m\u2019avait servi au\nmoment de l\u2019achat de la maison. Apr\u00e8s avoir essay\u00e9\nquelques clefs du trousseau, nous trouv\u00e2mes celle qui\nconvenait, et nous ouvr\u00eemes la porte. D\u00e8s cet instant, nous\nnous attend\u00eemes \u00e0 quelque chose de tr\u00e8s d\u00e9sagr\u00e9able,\ncar, par l\u2019entreb\u00e2illement, s\u2019exhalait un air malodorant, et\naucun de nous ne pensait respirer \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur une odeur\nqui f\u00fbt \u00e0 tel point naus\u00e9abonde. Except\u00e9 moi, personne de\nnotre petit groupe n\u2019avait encore approch\u00e9 le comte, et,\npour ma part, lorsque je l\u2019avais vu, ou bien il \u00e9tait dans ses\nappartements et en p\u00e9riode de je\u00fbne, ou bien bouffi de\nsang frais dans un b\u00e2timent en ruine, presque \u00e0 ciel ouvert.\nMais l\u2019endroit o\u00f9 nous \u00e9tions parvenus \u00e9tait \u00e9troit et\nenti\u00e8rement ferm\u00e9 \u2013 ferm\u00e9 depuis combien de temps ? -et\nl\u2019air en \u00e9tait vici\u00e9. On y sentait la terre, et l\u2019on avait, de plus,\nla sensation que des miasmes s\u2019en d\u00e9gageaient. Quant \u00e0\nl\u2019odeur m\u00eame, comment expliquer ce qu\u2019elle \u00e9tait\nr\u00e9ellement ? Non seulement il y entrait, semblait-il, tous les\nmaux capables de donner la mort et l\u2019\u00e2cret\u00e9 du sang, mais\non e\u00fbt dit que la corruption elle-m\u00eame s\u2019\u00e9tait corrompue. Y\npenser me rend encore malade ! Chaque expiration du\nmonstre semblait \u00eatre rest\u00e9e attach\u00e9e aux pierres de cette\nchapelle !\nEn d\u2019autres circonstances, cela e\u00fbt suffi \u00e0 mettre fin \u00e0\nnotre entreprise. Mais le but que nous nous \u00e9tions propos\u00e9\n\u00e9tait d\u2019une telle importance, d\u2019une telle gravit\u00e9 que nous\nnous sentions mus par une force qui nous \u00e9levait au-dessus de toute consid\u00e9ration d\u2019ordre simplement\nphysique. Apr\u00e8s un mouvement de recul involontaire mais\ncertes naturel, chacun de nous se mit au travail comme si\nce lieu r\u00e9pugnant avait \u00e9t\u00e9 un parterre de roses.\n\u2013 Avant tout, dit le professeur, il faut voir combien il reste\nde caisses. Nous allons examiner tous les trous, tous les\nrecoins, et chercher quelque indice qui puisse nous\napprendre o\u00f9 l\u2019on a emport\u00e9 les autres.\nNous e\u00fbmes rapidement compt\u00e9 les caisses qui se\ntrouvaient l\u00e0, car, de fait, c\u2019\u00e9taient des coffres \u00e9normes.\nImpossible de se tromper ! Des cinquante, il en restait\nseulement vingt-neuf ! \u00c0 un moment donn\u00e9, je tressaillis de\npeur, car, voyant Lord Godalming se retourner\nbrusquement pour regarder par la porte rest\u00e9e entrouverte,\nce qui se passait dans le couloir dont l\u2019obscurit\u00e9 \u00e9tait\ncompl\u00e8te, je regardai, moi aussi. Un instant, j\u2019eus\nl\u2019impression que mon c\u0153ur cessait de battre. Il m\u2019avait\nsembl\u00e9 voir, se d\u00e9tachant dans l\u2019ombre, les yeux\nflamboyants du comte, son nez aquilin, ses l\u00e8vres rouges,\net la p\u00e2leur effrayante du reste de son visage. Rien qu\u2019un\ninstant, en v\u00e9rit\u00e9 ; Lord Godalming murmura : \u00ab J\u2019avais cru\nvoir un visage, mais ce n\u2019\u00e9taient que des ombres \u00bb et il\nreprit tout de suite ses recherches ; mais je dirigeai ma\nlampe vers la porte et retournai dans le couloir : je n\u2019y vis\nabsolument personne. Puisqu\u2019il n\u2019y avait l\u00e0 ni recoins, ni\nautres portes, ni ouverture d\u2019aucune esp\u00e8ce, mais\nseulement les murs fort \u00e9pais, je dus reconna\u00eetre qu\u2019il\nn\u2019existait pas de cachette \u2013 m\u00eame pour lui. La peur m\u2019avait\nrendu victime de mon imagination. Je ne dis rien \u00e0 mescompagnons.\nQuelques minutes plus tard, Morris, qui \u00e9tait en train\nd\u2019examiner un coin de la chapelle, s\u2019en \u00e9loigna\nbrusquement. Tous, nous le suiv\u00eemes des yeux ; sans aucun\ndoute, la nervosit\u00e9 nous gagnait ; nous aper\u00e7\u00fbmes une\nmasse phosphorescente, qui scintillait comme des \u00e9toiles.\nD\u2019instinct, nous recul\u00e2mes ; et, bient\u00f4t, la chapelle fut\nremplie de rats.\nNous rest\u00e2mes, un moment, v\u00e9ritablement effray\u00e9s. Seul,\nLord Godalming gardait son sang-froid et semblait s\u2019\u00eatre\nattendu \u00e0 pareille chose. Se pr\u00e9cipitant vers la lourde porte\nde ch\u00eane, il tourna la clef dans la serrure, fit glisser le\nverrou et ouvrit tout grands les battants. Puis, tirant de sa\npoche le petit sifflet d\u2019argent, il siffla. \u00c0 cet appel, les\nchiens qui se trouvaient derri\u00e8re l\u2019\u00e9tablissement du Dr\nSeward r\u00e9pondirent par des aboiements et, pas plus d\u2019une\nminute plus tard, trois terriers tourn\u00e8rent le coin de la\nmaison. Inconsciemment, \u00e0 nouveau, nous recul\u00e2mes, et\nc\u2019est alors que je remarquai que la poussi\u00e8re, ici pr\u00e8s de la\nporte, avait \u00e9t\u00e9 foul\u00e9e : les caisses qui manquaient, c\u2019\u00e9tait\ndonc par ici qu\u2019on les avait emport\u00e9es. Mais pendant la\nminute qui venait de s\u2019\u00e9couler, d\u2019autres rats \u00e9taient venus\nse joindre aux premiers, de sorte que nous avions devant\nnous un spectacle incroyable. Ils grouillaient dans toute la\nchapelle, si bien qu\u2019\u00e0 la lueur de nos lampes, \u00e9clairant\nleurs petits corps sombres en perp\u00e9tuelle agitation et leurs\nvilains yeux brillants, l\u2019int\u00e9rieur de la chapelle ressemblait \u00e0\nune terrasse couverte de lucioles. Les chiens, se\npr\u00e9cipitant, allaient entrer, lorsque, sur le seuil, ilss\u2019arr\u00eat\u00e8rent soudain, grond\u00e8rent, puis, levant le museau\ntous en m\u00eame temps, se mirent \u00e0 hurler \u00e0 la mort. Les rats\narrivaient maintenant par milliers. Quant \u00e0 nous, nous\nsort\u00eemes, nous tenant pr\u00e8s de la porte.\nLord Godalming prit l\u2019un des chiens dans ses bras et\nl\u2019introduisit dans la chapelle. \u00c0 l\u2019instant o\u00f9 ses pattes\ntouch\u00e8rent le plancher, le terrier parut reprendre courage et\ndonna la chasse \u00e0 ses adversaires naturels. Ceux-ci\ns\u2019enfuirent si vite qu\u2019il eut \u00e0 peine le temps d\u2019en tuer une\nvingtaine, et que les deux autres chiens, entr\u00e9s de la m\u00eame\nmani\u00e8re, cherch\u00e8rent en vain leur proie \u2013 \u00e0 part quelques\nrats qu\u2019ils purent encore attraper.\nLes rats disparus, nous e\u00fbmes l\u2019impression qu\u2019une\npr\u00e9sence maligne s\u2019\u00e9tait retir\u00e9e ; les chiens couraient \u00c7\u00e0\net l\u00e0, la queue fr\u00e9tillante, et aboyaient, cette fois\njoyeusement, tandis qu\u2019ils jouaient de fa\u00e7on assez cruelle\navec les cadavres de leurs victimes. Et nous aussi, nous\nnous sentions anim\u00e9s comme d\u2019un nouveau courage. \u00c9tait-\nce que l\u2019atmosph\u00e8re empoisonn\u00e9e s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e quelque\npeu purifi\u00e9e une fois la porte de la chapelle ouverte, ou\n\u00e9tait-ce nous qui \u00e9prouvions semblable soulagement\nmaintenant que nous n\u2019\u00e9tions plus enferm\u00e9s, je ne sais ;\nmais assur\u00e9ment la menace qui pesait sur nous sembla\nnous quitter tel un v\u00eatement dont on se d\u00e9barrasse, et notre\npr\u00e9sence en ce lieu perdit un peu de son caract\u00e8re sinistre,\nsans que pour autant notre d\u00e9termination faibl\u00eet le moins du\nmonde. Nous referm\u00e2mes la porte, \u00e0 clef, au verrou et \u00e0 la\ncha\u00eene, et notre fouille de la maison commen\u00e7a. Nous n\u2019y\nv\u00eemes vraiment rien de particulier, sinon, partout de lapoussi\u00e8re en quantit\u00e9 extraordinaire, et cette couche de\npoussi\u00e8re, dans toutes les pi\u00e8ces, \u00e9tait intacte, si l\u2019on\nexcepte la trace qu\u2019y avaient imprim\u00e9e mes pas lors de ma\npremi\u00e8re visite. \u00c0 aucun moment, les chiens ne\nmanifest\u00e8rent la moindre inqui\u00e9tude et m\u00eame, lorsque nous\nrev\u00eenmes dans la chapelle, ils all\u00e8rent d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et de\nl\u2019autre, l\u2019air aussi ravi que s\u2019ils avaient chass\u00e9 le lapin en\nplein bois par une belle journ\u00e9e d\u2019\u00e9t\u00e9.\nLe jour commen\u00e7ait \u00e0 poindre lorsque nous regagn\u00e2mes\nla porte d\u2019entr\u00e9e. La clef de cette porte, le Dr Van Helsing\nl\u2019avait d\u00e9tach\u00e9e du trousseau ; il referma convenablement\nla porte derri\u00e8re lui et mit la clef dans sa poche.\n\u2013 Eh bien ! dit-il, nos recherches, cette nuit, se sont\npass\u00e9es \u00e0 merveille ! Nous n\u2019avons pas d\u00fb faire face au\ndanger que je redoutais, et cependant nous savons\nmaintenant combien il manque de caisses. Mais ce dont je\nme r\u00e9jouis le plus, c\u2019est que ce premier pas \u2013 peut-\u00eatre le\nplus difficile, le plus p\u00e9rilleux \u2013 nous l\u2019avons accompli sans\nnotre si ch\u00e8re madame Mina, alors que toutes ses heures\nde veille et de sommeil eussent d\u00e9sormais et \u00e0 jamais \u00e9t\u00e9\ntroubl\u00e9es si, comme nous, elle avait vu ce spectacle,\nentendu ces bruits, respir\u00e9 ces odeurs ! De plus, ces\nrecherches, si l\u2019on peut toutefois conclure \u00e0 partir d\u2019un cas\nparticulier, nous ont prouv\u00e9 ceci : les affreuses b\u00eates qui\nsont aux ordres du comte n\u2019ob\u00e9issent pourtant pas \u00e0 son\npouvoir purement spirituel, car, voyez, ces rats qui arrivent\nen grand nombre d\u00e8s qu\u2019il les appelle \u2013 comme du haut de\nson ch\u00e2teau il appelait les loups quand vous vouliez partir,\nJonathan -, ces rats se sont enfuis dans la plus grandeconfusion \u00e0 la seule vue de chiens aussi petits que des\nterriers ! Nous ne sommes qu\u2019au d\u00e9but de nos nouvelles\n\u00e9preuves, il est vrai ; ce monstre\u2026 ce n\u2019est assur\u00e9ment\npas la seule et derni\u00e8re fois, cette nuit, qu\u2019il a exerc\u00e9 son\npouvoir sur le monde animal. Il n\u2019a fait que dispara\u00eetre\nmomentan\u00e9ment ; au moins, nous a-t-il d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9\nl\u2019occasion de crier \u00ab \u00e9chec ! \u00bb dans cette terrible partie\ndont l\u2019enjeu n\u2019est rien moins que des \u00e2mes humaines. Et\nmaintenant, rentrons. Il va faire jour, et nous pouvons \u00eatre\nsatisfaits de notre premi\u00e8re nuit de travail.\nQuand nous rentr\u00e2mes, on n\u2019entendait rien dans\nl\u2019\u00e9tablissement endormi, sinon les cris de quelque\nmalheureux dans une salle au bout du couloir, et des\ng\u00e9missements venant de la chambre de Renfield. Sans\ndoute le pauvre homme se torturait inutilement l\u2019esprit, ce\nqui est fr\u00e9quent chez ceux qui souffrent de troubles\nmentaux. Je suis entr\u00e9 dans notre chambre sur la pointe\ndes pieds ; Mina dormait, respirant si lentement que je dus\nme pencher sur elle pour entendre son souffle. Elle est plus\np\u00e2le que d\u2019habitude. Pourvu que la r\u00e9union d\u2019hier soir ne\nl\u2019ait pas trop boulevers\u00e9e ! Je suis si heureux de savoir\nqu\u2019elle ne participera plus \u00e0 nos recherches, ni m\u00eame \u00e0\nnos d\u00e9lib\u00e9rations ! \u00c0 entendre certaines choses, elle\npourrait s\u2019effrayer ; et, pourtant, les lui cacher pourrait lui\nfaire encore plus de mal si jamais elle nous soup\u00e7onne de\nvouloir lui taire ceci ou cela. \u00c0 l\u2019avenir, il faut donc qu\u2019elle\nne se doute nullement de nos diverses d\u00e9cisions, qu\u2019elle\nne sache absolument rien de notre travail \u2013 au moins\njusqu\u2019au moment o\u00f9 nous serons \u00e0 m\u00eame de lui annoncerque la terre est d\u00e9finitivement d\u00e9barrass\u00e9e d\u2019un monstre\nredoutable. J\u2019avoue qu\u2019il me sera difficile de garder le\nsilence, alors que nous avions l\u2019habitude de nous confier\nenti\u00e8rement l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ; mais je tiendrai bon et, quand\nelle se r\u00e9veillera, je ne lui dirai rien de ce que nous avons\nvu cette nuit ; si elle me questionne \u00e0 ce sujet, je refuserai\nde lui r\u00e9pondre. Je vais m\u2019\u00e9tendre sur le sofa, afin de ne\npas la d\u00e9ranger dans son sommeil.\n1\ner\n octobre, plus tard\nSans doute \u00e9tait-il normal que nous dormions tous\njusqu\u2019\u00e0 une heure avanc\u00e9e de la matin\u00e9e, car la journ\u00e9e\npr\u00e9c\u00e9dente avait \u00e9t\u00e9 fort fatigante et, la nuit, nous n\u2019avions\npas eu un moment de repos. Mina elle-m\u00eame devait se\nsentir \u00e9reint\u00e9e car, malgr\u00e9 l\u2019heure tardive, c\u2019est moi qui,\n\u00e9veill\u00e9 le premier, dus l\u2019appeler deux ou trois fois avant\nqu\u2019elle ne s\u2019\u00e9veille \u00e0 son tour. Elle \u00e9tait si profond\u00e9ment\nendormie que lorsqu\u2019elle ouvrit les yeux elle resta quelque\nsecondes sans me reconna\u00eetre : elle me regardait, l\u2019air tout\n\u00e0 la fois interdit et effray\u00e9, comme quelqu\u2019un qui sort d\u2019un\ncauchemar. Comme elle se plaignait d\u2019\u00eatre fatigu\u00e9e, je lui\nconseillai de rester encore un peu au lit\u2026\nNous savons donc maintenant que vingt et une caisses\nont disparu ; si on est venu chercher certaines d\u2019entre elles,\nil sera assez facile de les retrouver. \u00c9videmment, cela\nsimplifierait de beaucoup notre travail, et plus t\u00f4t nous les\naurons retrouv\u00e9es, mieux ce sera. J\u2019irai voir aujourd\u2019hui\nThomas Snelling.Journal du Dr Seward\n \n1\ner\n octobre\n \nIl \u00e9tait pr\u00e8s de midi lorsque je m\u2019\u00e9veillai ; le professeur\nmarchait dans ma chambre. Son entrain \u00e9tait visible \u2013 un\nentrain qui ne lui est pas coutumier. Sans aucun doute, ce\nque nous avions d\u00e9couvert la nuit lui avait \u00f4t\u00e9 de l\u2019esprit un\ngrand souci. Il commen\u00e7a par me parler un peu de cette\naventure, puis il me d\u00e9clara :\n\u2013 Votre malade m\u2019int\u00e9resse beaucoup. Pourrais-je\nencore aller le voir aujourd\u2019hui avec vous ? Ou, si vous \u00eates\ntrop occup\u00e9, peut-\u00eatre me laisserez-vous aller le voir seul ?\nL\u2019exp\u00e9rience est neuve pour moi, de rencontrer un fou qui\nparle philosophie et raisonne avec justesse.\nEn effet, j\u2019avais \u00e0 travailler. Je le priai donc de bien\nvouloir se rendre seul chez Renfield : je ne le ferais pas\nattendre. J\u2019appelai un surveillant \u00e0 qui je donnai les\ninstructions n\u00e9cessaires, et le professeur l\u2019accompagna ;\navant qu\u2019il ne f\u00fbt sorti de ma chambre, toutefois, je le mis\nen garde.\n\u2013 Mais, me r\u00e9pondit-il, je veux lui parler de lui-m\u00eame et\nde sa manie qui le poussait \u00e0 manger des \u00eatres vivants.J\u2019ai lu hier dans votre journal qu\u2019il en avait entretenu\nmadame Mina. Pourquoi souriez-vous, mon cher John ?\n\u2013 Excusez-moi, mais la r\u00e9ponse \u00e0 votre question se\ntrouve ici m\u00eame, dis-je en posant la main sur les feuilles\ndactylographi\u00e9es. Lorsque notre fou raisonnable et cultiv\u00e9\na parl\u00e9 de l\u2019habitude qu\u2019il avait nagu\u00e8re de manger des\n\u00eatres vivants, en r\u00e9alit\u00e9, sa bouche \u00e9tait encore souill\u00e9e par\nles araign\u00e9es et les mouches qu\u2019il venait de manger juste\navant que Mrs Harker n\u2019entr\u00e2t dans sa chambre.\nVan Helsing sourit \u00e0 son tour.\n\u2013 Vous avez bonne m\u00e9moire, mon ami ! J\u2019aurais d\u00fb me\nsouvenir de ce d\u00e9tail, moi aussi. Et cependant, ce sont de\nsemblables failles dans la pens\u00e9e et la m\u00e9moire qui\nrendent si fascinante l\u2019\u00e9tude des maladies mentales. Peut-\n\u00eatre apprendrai-je davantage au sujet de la folie par ce\nd\u00e9ment que je n\u2019en apprendrais des enseignements du\nplus sage des hommes. Qui sait ?\nSur ce, j\u2019allai dans mon bureau et me mis au travail. Le\ntemps m\u2019avait paru fort court, et pourtant d\u00e9j\u00e0 Van Helsing\nentrouvrait ma porte et me demandait :\n\u2013 Je vous d\u00e9range ?\n\u2013 Pas du tout, r\u00e9pondis-je. Entrez ! J\u2019ai termin\u00e9 ce que\nj\u2019avais \u00e0 faire, et maintenant je puis vous accompagner si\nvous le d\u00e9sirez.\n\u2013 Inutile ! Je l\u2019ai vu.\n\u2013 Eh bien ?\n\u2013 Je crains qu\u2019il n\u2019ait pas une tr\u00e8s bonne opinion de moi.\nNotre entretien a \u00e9t\u00e9 bref. Quand je suis entr\u00e9 dans sa\nchambre, il \u00e9tait assis au milieu de la pi\u00e8ce, sur untabouret, les coudes sur les genoux, le menton dans les\nmains et un sombre m\u00e9contentement peint sur le visage.\nJe m\u2019adressai \u00e0 lui d\u2019un ton aussi gai mais en m\u00eame\ntemps aussi d\u00e9f\u00e9rent que possible. Il ne me r\u00e9pondit\npas. \u00ab Ne me reconnaissez-vous pas ? \u00bb fis-je. Sa r\u00e9plique\nne fut pas des plus rassurantes. \u00ab Si je vous reconnais !\nVous \u00eates ce vieux niais de Van Helsing ! Je voudrais que\nvous alliez vous promener ailleurs, vous et votre \u00e9tude\nidiote sur le cerveau ! Au diable, les Hollandais\nimb\u00e9ciles ! \u00bb Il ne dit pas un mot de plus, et il reprit son\nattitude morose, ignorant parfaitement ma pr\u00e9sence.\nL\u2019occasion m\u2019a donc \u00e9chapp\u00e9 d\u2019apprendre quelque chose\nde la bouche de ce fou si intelligent. Pour me consoler, je\nvais aller un peu bavarder avec la douce madame Mina.\nMon cher John comment vous dire ma joie de la savoir \u00e0\nl\u2019abri des souffrances et des dangers qui nous attendent\nencore ? Son aide nous manquera sans doute, mais il vaut\nmieux agir de la sorte.\n\u2013 Je suis enti\u00e8rement d\u2019accord avec vous, dis-je Il est\npr\u00e9f\u00e9rable que Mrs Harker ne soit plus m\u00eal\u00e9e \u00e0 tout ceci.\nLa situation est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s p\u00e9rilleuse pour nous \u2013 des\nhommes qui pourtant avons connu maintes p\u00e9riodes\ndifficiles au cours de notre existence. Si cette jeune femme\navait continu\u00e9 \u00e0 travailler avec nous, sa sant\u00e9, finalement,\naurait pu en \u00eatre ruin\u00e9e.\nVan Helsing m\u2019a donc quitt\u00e9 pour rejoindre Mr Harker et\nMrs Harker ; Quincey et Art sont all\u00e9s \u00e0 la recherche des\ncaisses contenant la terre \u2013 ou, tout au moins, de leur piste.\nNous devons nous r\u00e9unir ce soirJournal de Mina Harker\n \n1\ner\n octobre\n \nC\u2019est une impression assez \u00e9trange pour moi que d\u2019\u00eatre\ntenue dans l\u2019ignorance de tout comme je le suis\naujourd\u2019hui. Pendant tant d\u2019ann\u00e9es, Jonathan m\u2019a t\u00e9moign\u00e9\nune telle confiance, et il m\u2019a fallu le voir aujourd\u2019hui \u00e9viter\ncertains sujets de conversation \u2013 les plus importants de\ntous ! Ce matin, j\u2019ai dormi tard, car la journ\u00e9e d\u2019hier m\u2019avait\nfort fatigu\u00e9e ; Jonathan aussi ne s\u2019est r\u00e9veill\u00e9 que peu\navant midi\u2026 mais il fut le premier \u00e0 se r\u00e9veiller ! Avant de\nsortir, il m\u2019a parl\u00e9 plus doucement, plus tendrement que\njamais, mais il n\u2019a pas dit un seul mot de leur visite \u00e0 la\nmaison du comte. Et pourtant il devait savoir combien\nj\u2019\u00e9tais anxieuse \u00e0 ce sujet. Pauvre ch\u00e9ri ! Ce silence qu\u2019il\ngardait, sans doute \u00e9tait-il encore plus douloureux pour lui\nque pour moi. Tous, ils sont d\u2019accord pour que je ne\nparticipe plus \u00e0 cette affaire effroyable, et j\u2019ai acquiesc\u00e9.\nMais penser que mon mari a des secrets pour moi ! Et\nvoil\u00e0 que je pleure comme une petite sotte alors que je sais\nque c\u2019est son grand amour pour moi qui l\u2019oblige \u00e0 se taire,\net que les autres \u00e9galement, ces amis si g\u00e9n\u00e9reux, necherchent qu\u2019\u00e0 assurer mon repos et ma s\u00e9curit\u00e9 !\nLes larmes m\u2019ont soulag\u00e9e. Et puis, je me dis qu\u2019un jour\nJonathan me racontera tout. De peur qu\u2019il ne pense jamais,\nne f\u00fbt-ce qu\u2019un instant, que je lui cache la moindre chose, je\ntiendrai mon journal comme d\u2019habitude. Et s\u2019il a dout\u00e9 de\nma confiance, je le lui ferai lire \u2013 ses yeux si chers liront\nchacune de mes pens\u00e9es. Aujourd\u2019hui, je ne sais pourquoi,\nje me sens triste et d\u00e9courag\u00e9e. Je suppose que c\u2019est le\ncontrecoup de toutes ces \u00e9motions.\nHier soir, je me suis mise au lit d\u00e8s que Jonathan et les\nautres furent sortis, simplement parce qu\u2019ils me l\u2019avaient\nconseill\u00e9 ; je n\u2019avais pas sommeil \u2013 et j\u2019\u00e9tais terriblement\ninqui\u00e8te. Je pensais \u00e0 tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 depuis le\njour o\u00f9 Jonathan \u00e9tait venu me voir pour la premi\u00e8re fois \u00e0\nLondres ; tout cela ressemble \u00e0 une horrible trag\u00e9die o\u00f9 le\ndestin avance inexorablement vers son but. Chacune de\nnos actions, m\u00eame si nous l\u2019avons accomplie dans\nl\u2019intention la meilleure, semble avoir eu les cons\u00e9quences\nles plus d\u00e9plorables. Si je n\u2019\u00e9tais pas all\u00e9e \u00e0 Whitby, peut-\n\u00eatre la pauvre ch\u00e8re Lucy serait-elle encore avec nous.\nAvant mon arriv\u00e9e, elle ne montait jamais au cimeti\u00e8re et,\nsi elle n\u2019y \u00e9tait pas venue avec moi dans la journ\u00e9e, elle n\u2019y\nserait pas retourn\u00e9e la nuit dans une crise de\nsomnambulisme et, donc, ce monstre n\u2019aurait pas pu lui\nfaire tout le mal qu\u2019il lui a fait. Oh ! Pourquoi suis-je all\u00e9e \u00e0\nWhitby ? Bon\u2026 voil\u00e0 que je me remets \u00e0 pleurer\u2026 Je me\ndemande ce qui m\u2019arrive aujourd\u2019hui. Jonathan ne doit pas\nsavoir que j\u2019ai pleur\u00e9 deux fois d\u00e9j\u00e0 ce matin \u2013 moi qui ne\nme suis jamais attendrie sur mon sort, et qui n\u2019ai jamaisvers\u00e9 une larme \u00e0 cause de mon ch\u00e9ri ! S\u2019il s\u2019en\napercevait, il se tourmenterait trop. Si m\u00eame je me sens\ntriste \u00e0 un moment o\u00f9 nous sommes ensemble, je n\u2019en\nlaisserai rien para\u00eetre. Je pense que c\u2019est l\u00e0 l\u2019une des\nchoses que nous avons \u00e0 apprendre, nous, les femmes\u2026\nJe ne sais pas tr\u00e8s bien \u00e0 quel moment je me suis\nendormie hier soir. Je me souviens d\u2019avoir entendu\nsoudain les aboiements des chiens ainsi que mille petits\ncris \u00e9tranges, qui venaient de la chambre de Mr Renfield,\nlaquelle se trouve sous la mienne. Puis, il se fit partout un\nsilence si profond que j\u2019en \u00e9prouvai quelque inqui\u00e9tude, et\nje me levai pour aller regarder par la fen\u00eatre. L\u2019obscurit\u00e9\najout\u00e9e \u00e0 ce lourd silence semblait donner \u00e0 la nuit un\nmyst\u00e8re qu\u2019accentuaient encore les ombres projet\u00e9es dans\nle clair de lune. Rien ne bougeait ; tout \u00e9tait lugubre et\nimmobile comme la mort ou le Destin, si bien que\nlorsqu\u2019une bande de brouillard blanc se d\u00e9pla\u00e7a \u00e0 partir du\ngazon, avec une lenteur qui la rendait presque\nimperceptible, vers la maison, on e\u00fbt dit qu\u2019elle seule vivait.\nCette sorte de digression dans mes pens\u00e9es, me fit sans\ndoute du bien, car lorsque je me remis au lit, je sentis que\nje m\u2019assoupissais peu \u00e0 peu. Je restai \u00e9tendue, tr\u00e8s\ncalme. Cependant, je ne parvenais pas \u00e0 m\u2019endormir tout \u00e0\nfait, je me relevai, allai de nouveau regarder par la fen\u00eatre.\nLe brouillard s\u2019\u00e9tendait et maintenant touchait presque la\nmaison : je le voyais, \u00e9pais, contre le mur, comme s\u2019il allait\nmonter jusqu\u2019aux bords des fen\u00eatres. Le pauvre Renfield\nhurlait \u00e0 pr\u00e9sent, et sans saisir pourtant un mot de ce qu\u2019il\ndisait, \u00e0 son ton, je devinais qu\u2019il lan\u00e7ait des supplicationspassionn\u00e9es. Puis j\u2019eus l\u2019impression qu\u2019on se battait ; le\nsurveillant, je m\u2019en rendis compte, venait d\u2019entrer dans sa\nchambre et ils en \u00e9taient venus aux mains. Je fus si\neffray\u00e9e que je retournai me glisser dans mon lit, me\ncouvris la t\u00eate de mes couvertures, et me bouchai les\noreilles. \u00c0 ce moment-l\u00e0, je n\u2019avais plus du tout sommeil,\ndu moins je le croyais. Pourtant, j\u2019ai d\u00fb m\u2019endormir peu\napr\u00e8s, car, \u00e0 part certains r\u00eaves, je ne me rappelle rien de\nce qui s\u2019est pass\u00e9 jusqu\u2019au matin, lorsque Jonathan m\u2019a\n\u00e9veill\u00e9e. Il m\u2019a fallu un moment et un certain effort, je crois,\npour comprendre o\u00f9 je me trouvais et que c\u2019\u00e9tait Jonathan\nqui se penchait sur moi. Quant \u00e0 mon r\u00eave, il \u00e9tait singulier,\net il montre bien comment nos pens\u00e9es conscientes se\nprolongent dans nos r\u00eaves ou s\u2019y m\u00ealent confus\u00e9ment. Ce\nr\u00eave, le voici ! J\u2019\u00e9tais endormie et j\u2019attendais le retour de\nJonathan. Terriblement anxieuse \u00e0 son sujet, il m\u2019\u00e9tait\npourtant impossible de me lever et d\u2019agir comme je l\u2019aurais\nvoulu : mes pieds, mes mains, mon cerveau \u00e9taient\nimmobilis\u00e9s sous un poids tr\u00e8s lourd. Dans mon sommeil,\nje me sentais mal \u00e0 mon aise, et je ne pouvais pas\nm\u2019emp\u00eacher de penser. Alors j\u2019eus la sensation que l\u2019air\n\u00e9tait lourd, humide et froid tout ensemble. Je rejetai les\ncouvertures, et je m\u2019aper\u00e7us avec surprise que la chambre\n\u00e9tait plong\u00e9e dans l\u2019obscurit\u00e9. La lumi\u00e8re du gaz que\nj\u2019avais simplement baiss\u00e9e afin que Jonathan, en rentrant,\ny v\u00eet clair, n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une petite lueur rouge, \u00e0 peine\nvisible dans le brouillard qui, de plus en plus \u00e9pais, entrait\ndans la pi\u00e8ce. Je me souvins que j\u2019avais pourtant ferm\u00e9 la\nfen\u00eatre avant de me remettre au lit ; je voulus m\u2019en assurer,mais un engourdissement semblait encha\u00eener mes bras,\nmes jambes, et m\u00eame ma volont\u00e9. J\u2019attendis : qu\u2019aurais-je\npu faire d\u2019autre ? Et je fermai les yeux, mais je voyais \u00e0\ntravers mes paupi\u00e8res. (Les r\u00eaves ont de ces fr\u00e9quentes\nbizarreries.) Le brouillard s\u2019\u00e9paississait toujours, et je\nvoyais maintenant de quelle mani\u00e8re il entrait \u2013 comme de\nla fum\u00e9e ou plut\u00f4t comme la vapeur de l\u2019eau en \u00e9bullition \u2013\nnon pas par la fen\u00eatre, mais par les fentes de la porte.\nBient\u00f4t on e\u00fbt dit une colonne de nuages s\u2019\u00e9levant au\nmilieu de la chambre, et au sommet de laquelle la lumi\u00e8re\nde la lampe brillait tel un petit \u0153il rouge. Tout se mit \u00e0\ntourner dans mon cerveau, \u00e0 mesure que la colonne de\nbrouillard s\u2019amassait dans la chambre et, \u00e0 travers ce\nbrouillard, je voyais les mots de l\u2019\u00c9criture : \nColonne de\nnuages le jour, de feu la nuit\n. \u00c9tait-ce une sorte\nd\u2019avertissement que l\u2019on me donnait dans mon sommeil ?\nMais la colonne \u00e9tait compos\u00e9e de l\u2019\u00e9l\u00e9ment du jour et de\nl\u2019\u00e9l\u00e9ment de la nuit, car c\u2019\u00e9tait bien le feu qui brillait dans\nl\u2019\u0153il rouge et, \u00e0 cette id\u00e9e, je le trouvai de plus en plus\nfascinant ; jusqu\u2019au moment o\u00f9, tandis que je le regardais\ntoujours, le feu se divisa et, \u00e0 travers le brouillard, sembla\nbriller au-dessus de moi, pareil \u00e0 deux yeux rouges, tels\nceux dont Lucy m\u2019avait parl\u00e9 dans son \u00e9garement\npassager quand, sur la falaise de Whitby, les rayons du\nsoleil couchant frappaient les vitraux de St Mary\u2019s Church.\nSoudain, je fr\u00e9mis d\u2019horreur en me disant que c\u2019\u00e9tait ainsi\nque Jonathan avait vu ces trois cr\u00e9atures infernales se\nd\u00e9tacher des rayons de la lune o\u00f9 tourbillonnait la\npoussi\u00e8re et prendre peu \u00e0 peu la forme de femmes ; puisje dus m\u2019\u00e9vanouir tout en r\u00eavant, car il n\u2019y eut plus autour de\nmoi que des t\u00e9n\u00e8bres.\nDans un dernier effort conscient de mon imagination,\nj\u2019aper\u00e7us un visage livide qui, sortant du brouillard, se\npenchait sur moi.\nJe dois me m\u00e9fier de r\u00eaves semblables car, s\u2019ils se\nreproduisaient souvent, ils deviendraient dangereux pour\nma raison. Je voudrais demander au Dr Van Helsing ou au\nDr Seward quelque chose qui me fasse dormir ;\nseulement, je crains qu\u2019ils ne s\u2019alarment. Si je leur\nracontais mon r\u00eave en ce moment, ils n\u2019en seraient que\nplus inquiets \u00e0 mon sujet. Cette nuit, j\u2019essayerai de dormir\nnaturellement. Si je n\u2019y parviens pas, demain soir je leur\ndemanderai un soporifique. En prendre une seule fois ne\nme sera pas nuisible, et j\u2019aurai une nuit de bon sommeil ;\ncelle que je viens de passer m\u2019a plus fatigu\u00e9e que si je\nn\u2019avais pas dormi du tout.\n \n2 octobre, 10 heures du soir\n \nLa nuit derni\u00e8re, j\u2019ai dormi, dormi sans r\u00eaver, et\nprofond\u00e9ment sans doute car Jonathan ne m\u2019a pas\nr\u00e9veill\u00e9e en se mettant au lit ; pourtant le sommeil ne m\u2019a\npas repos\u00e9e ; aujourd\u2019hui encore je me suis sentie fort\nfaible et d\u00e9courag\u00e9e. Hier, j\u2019ai pass\u00e9 toute la journ\u00e9e \u00e0\nessayer de lire\u2026 ou \u00e0 somnoler. Dans l\u2019apr\u00e8s-midi, MrRenfield a demand\u00e9 \u00e0 me voir. Le pauvre homme a \u00e9t\u00e9\ntr\u00e8s aimable et, au moment o\u00f9 j\u2019allais le quitter, il m\u2019a bais\u00e9\nla main tout en priant Dieu de me b\u00e9nir. Cela m\u2019a\nbeaucoup touch\u00e9e ; je pleure quand je pense \u00e0 cet homme.\nNouvelle faiblesse que je dois cacher. Jonathan serait trop\nmalheureux s\u2019il savait que j\u2019ai pleur\u00e9. Lui et les autres ne\nsont rentr\u00e9s qu\u2019\u00e0 l\u2019heure du d\u00eener, tr\u00e8s fatigu\u00e9s. J\u2019ai fait tout\nce que j\u2019ai pu pour les revigorer, et je suppose que cet\neffort m\u2019a r\u00e9confort\u00e9e moi-m\u00eame, car j\u2019ai, peu \u00e0 peu, oubli\u00e9\nma fatigue. Apr\u00e8s le d\u00eener, ils m\u2019ont conseill\u00e9 de me mettre\nau lit ; quant \u00e0 eux, ils sortaient, le temps de fumer une\ncigarette, m\u2019ont-ils dit, mais je savais tr\u00e8s bien qu\u2019ils\nvoulaient parler de ce que la journ\u00e9e leur avait appris \u00e0\nchacun. \u00c0 voir Jonathan, je devinais qu\u2019il avait d\u00e9couvert\nquelque chose d\u2019important. Je sentais que je ne\nm\u2019endormirais pas facilement, et j\u2019ai pri\u00e9 le Dr Seward de\nme donner un l\u00e9ger soporifique car, lui expliquai-je, je\nn\u2019avais pas bien dormi la nuit pr\u00e9c\u00e9dente. Il m\u2019en a pr\u00e9par\u00e9\nun, tr\u00e8s l\u00e9ger, et m\u2019a assur\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait inoffensif\u2026 Je l\u2019ai\npris, mais j\u2019attends toujours le sommeil\u2026 Ou plut\u00f4t si, je\nvais m\u2019endormir, je le sens\u2026 Mais voil\u00e0 que j\u2019\u00e9prouve une\nnouvelle crainte : n\u2019ai-je pas eu tort de prendre ce\nsoporifique ? Il aurait peut-\u00eatre beaucoup mieux valu rester\n\u00e9veill\u00e9e toute la nuit ! Trop tard\u2026 Je m\u2019endors\u2026 Bonsoir !20\nChapitre\n \nJournal de Jonathan Harker\n \n1er octobre, au soir\n \nJe trouvai Thomas Snelling chez lui mais,\nmalheureusement, il n\u2019\u00e9tait pas en \u00e9tat de se rappeler quoi\nque ce f\u00fbt. \u00c0 l\u2019annonce de ma visite, il avait d\u00e9j\u00e0 eu envie\nde boire de la bi\u00e8re sans m\u2019attendre, et il avait commenc\u00e9\nde bonne heure \u00e0 s\u2019enivrer. Cependant, sa femme, qui\nsemble \u00eatre une brave et honn\u00eate cr\u00e9ature, m\u2019apprit qu\u2019il\n\u00e9tait seulement l\u2019ouvrier de Smollet. Je me rendis donc \u00e0\nWalworth, chez Mr Joseph Smollet ; j\u2019arrivai au moment o\u00f9\nil \u00e9tait \u00e0 table, prenant le th\u00e9, en manches de chemise.\nC\u2019est un gar\u00e7on bon, intelligent, un ouvrier en qui l\u2019on peut\navoir confiance et qui a des id\u00e9es. Il se souvenait\nparfaitement de l\u2019incident qui avait eu lieu lorsqu\u2019il \u00e9taitparfaitement de l\u2019incident qui avait eu lieu lorsqu\u2019il \u00e9tait\nvenu chercher les caisses \u00e0 \nCarfax\n, et, apr\u00e8s avoir\nconsult\u00e9 un \u00e9tonnant petit calepin aux pages corn\u00e9es, il me\nparla de la destination de ces caisses. Il en avait transport\u00e9\nsix, me dit-il, de \nCarfax\n au n\u00b0 197 de Chicksand Street,\nMile End New Town, puis il en avait d\u00e9pos\u00e9 six autres \u00e0\nJamaica Lane, Ber-mondsey. Si donc le comte d\u00e9sirait\ndisperser un peu partout dans Londres ces horribles\ncaisses qui lui servaient de refuges, il avait choisi\nChicksand Street et Jamaica Lane comme premiers\nd\u00e9p\u00f4ts, d\u2019o\u00f9 il pourrait ensuite les exp\u00e9dier en divers\nendroits. Ce qui me donna \u00e0 penser qu\u2019il pourrait ne pas\nse confiner uniquement dans deux quartiers de Londres. Je\ndemandai alors \u00e0 Smollet s\u2019il pouvait me dire si on avait\n\u00e9t\u00e9 chercher \u00e0 \nCarfax\n d\u2019autres caisses encore.\n\u2013 Ben, patron, me r\u00e9pondit-il, v\u2019s avez \u00e9t\u00e9 fameusement\ng\u00e9n\u00e9reux pour moi (je lui avais gliss\u00e9 dans la main un\ndemi-souverain), aussi, j\u2019vais vous dire tout c\u2019que j\u2019sais ! Y\na quat\u2019 soirs d\u2019ici, \u00e0 l\u2019enseigne du Li\u00e8vre et des chiens,\ndans Pincher\u2019s Alley, j\u2019ai entendu raconter par un certain\nBloxam que lui et un autre camionneur \u00e9taient all\u00e9s dans\nune vieille maison de Purfleet faire un travail pendant lequel\nils avaient aval\u00e9 des kilos de poussi\u00e8re ! Comme \u00e7a\nn\u2019arrive pas tous les jours, hein ? je pense que ce Sam\nBloxam pourrait encore vous donner bien des d\u00e9tails l\u00e0-\nd\u2019ssus !\nS\u2019il parvenait \u00e0 me trouver l\u2019adresse de ce Bloxam, lui\ndis-je, cela lui vaudrait un nouveau demi-souverain. De\nsorte que, ayant rapidement aval\u00e9 le reste de son th\u00e9, il seleva et d\u00e9clara qu\u2019il allait rechercher partout ledit Bloxam. Il\nme reconduisit jusqu\u2019\u00e0 la porte, et, sur le seuil, me dit\nencore :\n\u2013 Voyez-vous, m\u2019sieur, y a aucune raison pour que j\u2019vous\nr\u2019tienne ici. Y s\u2019peut qu\u2019j\u2019trouve Sam tout d\u2019suite, mais i\ns\u2019peut qu\u2019non. D\u2019tout\u2019 fa\u00e7on, y dira pas grand-chose ce\nsoir. C\u2019est qu\u2019il est difficile de tirer que\u2019que chose de lui\nquand il a bu. Si vous voulez m\u2019donner une enve-lop\u2019 avec\nun timbre d\u2019ssus et tout, et y mett\u2019 votr\u2019 adresse, quand\nj\u2019saurai o\u00f9 on peut trouver Sam, j\u2019vous l\u2019enverrai,\nc\u2019t\u2019enveloppe. Mais y faudrait v\u2019nir chez lui t\u00f4t l\u2019matin, ou\nbien vous l\u2019manqu\u2019rez ; car y s\u2019l\u00e8ve toujours d\u2019bonne heure,\nqu\u2019y soit rentr\u00e9 so\u00fbl ou pas so\u00fbl la veille.\nTout cela \u00e9tait fort bien raisonn\u00e9 ; je donnai un penny \u00e0\nl\u2019un des enfants, en lui demandant d\u2019aller acheter une\nenveloppe et un timbre, et je lui dis de garder pour lui la\nmonnaie. La petite fille revint : j\u2019\u00e9crivis mon adresse sur\nl\u2019enveloppe, y collai le timbre et fis promettre \u00e0 Smollet de\nme l\u2019envoyer d\u00e8s qu\u2019il saurait o\u00f9 l\u2019autre habitait. Puis, je\npris le chemin du retour.\nEnfin, le myst\u00e8re commence \u00e0 s\u2019\u00e9claircir ! Peu \u00e0 peu\u2026\nJe suis tr\u00e8s fatigu\u00e9, ce soir ; je voudrais dormir. Mina, elle,\ndort profond\u00e9ment, et elle est p\u00e2le, trop p\u00e2le, me semble-t-\nil ; \u00e0 voir ses yeux, on dirait qu\u2019elle a pleur\u00e9. Pauvre ch\u00e9rie,\ndepuis que nous la tenons \u00e0 l\u2019\u00e9cart de nos d\u00e9lib\u00e9rations,\nde nos projets, imm\u00e9diats et autres, elle est inqui\u00e8te,\ndoublement inqui\u00e8te, j\u2019en suis s\u00fbr. Et pourtant, nous avons\nbien fait de prendre cette d\u00e9cision ! Il vaut mieux qu\u2019elle\nsoit quelque peu d\u00e9sappoint\u00e9e et anxieusemomentan\u00e9ment plut\u00f4t que d\u2019avoir dans quelque temps les\nnerfs compl\u00e8tement \u00e9branl\u00e9s. Les deux m\u00e9decins avaient\nd\u00e9cid\u00e9ment raison de ne plus vouloir qu\u2019elle participe \u00e0\nnotre entreprise ; et, en ce qui me concerne, encore une\nfois, il faut que je tienne bon, je sais que c\u2019est surtout sur\nmoi que va peser ce fardeau de silence. Mais sous aucun\npr\u00e9texte, je n\u2019aborderai plus ce sujet avec Mina ; je ne crois\npas, apr\u00e8s tout, que ce soit tr\u00e8s difficile, car elle-m\u00eame,\npour le moment, semble pr\u00e9f\u00e9rer n\u2019en rien dire ; depuis que\nnous lui avons fait part de notre d\u00e9cision, elle n\u2019a plus fait la\nmoindre allusion ni au comte ni \u00e0 ses agissements.\n \n2 octobre, au soir\n \nJourn\u00e9e fatigante, excitante et qui semblait ne jamais\ndevoir finir. Au courrier du matin, j\u2019ai re\u00e7u l\u2019enveloppe\nportant ma propre \u00e9criture ; elle contenait un petit bout de\npapier tout souill\u00e9 sur lequel une adresse \u00e9tait\ngrossi\u00e8rement griffonn\u00e9e au crayon :\n\u00ab Sam Bloxam, Korkrans, 4, Poters Cort, Bartel Street,\nWalworth. D\u2019mander l\u2019directeu\u2019. \u00bb\nC\u2019est encore au lit que je lus cette lettre, et je me levai\nsans \u00e9veiller Mina. Dans son sommeil, elle paraissait tr\u00e8s\np\u00e2le, fort lasse et, vraiment, pas bien du tout. Je la laissai\ndormir ; mais j\u2019\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 d\u2019autre part, lorsque je\nreviendrais de cette nouvelle d\u00e9marche, \u00e0 la persuader deretourner \u00e0 Exeter. Elle serait plus heureuse chez nous,\nforc\u00e9ment occup\u00e9e de son int\u00e9rieur, qu\u2019ici, parmi nous,\nmais tenue dans l\u2019ignorance. Je ne fis qu\u2019entrevoir le Dr\nSeward ; je lui dis o\u00f9 j\u2019allais et lui promis de revenir le plus\nt\u00f4t possible les mettre au courant, lui et les autres, de ce\nque j\u2019aurais d\u00e9couvert.\nArriv\u00e9 \u00e0 Walworth, j\u2019eus quelque difficult\u00e9 \u00e0 trouver\nPotter\u2019s Court. L\u2019orthographe de Mr Smollet m\u2019induisit en\nerreur quant \u00e0 l\u2019adresse. Pourtant, une fois que je fus dans\nPotter\u2019s Court, je me dirigeai sans h\u00e9sitation vers la\nmaison de Corcoran. Quand, \u00e0 l\u2019homme qui vint m\u2019ouvrir, je\ndemandai le directeur, croyant que c\u2019\u00e9tait ainsi qu\u2019on\nl\u2019appelait dans le voisinage, il me r\u00e9pondit en hochant la\nt\u00eate :\n\u2013 Connais pas. Y a pas d\u2019directeu\u2019 ici. Jamais d\u2019ma vie\nj\u2019n\u2019ai entendu parler d\u2019directeu\u2019 ici.\nJe pris la lettre de Smollet, et, en la lisant, j\u2019eus\nl\u2019impression que, comme pour le nom de la cour, je faisais\nerreur quant au nom de l\u2019homme.\n\u2013 Qui \u00eates-vous ? demandai-je \u00e0 mon interlocuteur.\n\u2013 Mais l\u2019dilegu\u00e9, r\u00e9pondit-il.\nJe compris \u00e0 l\u2019instant que j\u2019\u00e9tais sur la bonne piste.\nL\u2019orthographe de Smollet, encore une fois ! Une demi-\ncouronne suffit \u00e0 mettre \u00e0 ma disposition tout ce que savait\nle d\u00e9l\u00e9gu\u00e9, et j\u2019appris de la sorte que Mr Bloxam, qui s\u2019\u00e9tait\nremis de sa so\u00fblographie de la veille en passant la nuit\nchez Corcoran, \u00e9tait parti d\u00e8s cinq heures du matin pour\nPoplar, o\u00f9 il travaillait. Corcoran ne put pas m\u2019indiquer la\nsituation exacte de l\u2019entrep\u00f4t o\u00f9 je le trouverais, mais, cetentrep\u00f4t, il me le d\u00e9crivit vaguement comme \u00ab tout ce qu\u2019il\ny a de neuf, de moderne \u00bb \u2013 et c\u2019est fort de ce\nrenseignement que je me mis en route pour Poplar. Il \u00e9tait\npr\u00e8s de midi lorsque l\u2019on crut pouvoir m\u2019indiquer ou se\ntrouvait le b\u00e2timent en question, et cela dans un caf\u00e9 o\u00f9\nquelques ouvriers prenaient leur repas. L\u2019un d\u2019eux, faisant\nallusion \u00e0 un \u00ab nouveau et immense magasin \u00bb que l\u2019on\nvenait de construire \u00e0 Cross Angel Street, je me dis que ce\ndevait \u00eatre ce que je cherchais, et je m\u2019y rendis tout de\nsuite. Un bref entretien avec le portier, homme d\u2019humeur\ntr\u00e8s maussade, puis avec un contrema\u00eetre, d\u2019humeur plus\nmaussade encore, mais que j\u2019amadouai tous deux gr\u00e2ce \u00e0\ndeux pi\u00e8ces frapp\u00e9es aux armes du royaume, me mit sur la\ntrace de Bloxam. On l\u2019envoya chercher lorsque je me\nd\u00e9clarai pr\u00eat \u00e0 payer son salaire d\u2019une journ\u00e9e au\ncontrema\u00eetre si on me permettait de lui poser quelques\nquestions au sujet d\u2019une affaire qui m\u2019int\u00e9ressait\npersonnellement. Bloxam est un gar\u00e7on \u00e0 l\u2019aspect rude et\nau franc-parler. Quand je lui eus promis de payer les\nrenseignements qu\u2019il me donnerait et que, en r\u00e9alit\u00e9, je lui\neus donn\u00e9 des gages, sonnants et tr\u00e9buchants, de mes\nbonnes intentions, il me dit avoir fait entre \nCarfax\n et une\nmaison de Piccadilly, deux trajets, pour transporter dans\ncette derni\u00e8re neuf grandes caisses \u2013 \u00ab d\u2019\u00e9normes\ncaisses tr\u00e8s lourdes \u00bb \u2013 sur un camion tir\u00e9 par un cheval\nqu\u2019il avait lou\u00e9s \u00e0 cette fin. Je lui demandai s\u2019il se rappelait\nle num\u00e9ro de la maison de Piccadilly.\n\u2013 Ma foi, patron, me r\u00e9pondit-il, j\u2019ai oubli\u00e9 le num\u00e9ro,\nmais ce que je puis vous dire, c\u2019est que deux ou troismaisons seulement s\u00e9parent celle o\u00f9 j\u2019ai amen\u00e9 les\ncaisses d\u2019une grande \u00e9glise blanche \u2013 ou quelque chose\nqui ressemble \u00e0 une \u00e9glise \u2013 et qui, en tout cas, n\u2019est pas\nconstruite depuis longtemps. C\u2019est une vieille maison\npleine de poussi\u00e8re, elle aussi, et pourtant c\u2019est pas \u00e0\ncomparer \u00e0 la poussi\u00e8re de la maison o\u00f9 nous sommes\nall\u00e9s chercher ces sacr\u00e9es caisses !\n\u2013 Comment \u00eates-vous entr\u00e9 dans ces deux maisons, si\nl\u2019une et l\u2019autre \u00e9taient inhabit\u00e9es ?\n\u2013 Le vieux qui m\u2019avait embauch\u00e9 m\u2019attendait dans la\nmaison de Purfleet. Il m\u2019a aid\u00e9 \u00e0 soulever les caisses pour\nles mettre sur le camion. Mal\u00e9diction ! C\u2019est bien l\u2019homme\nle plus fort que j\u2019aie jamais rencontr\u00e9, et pourtant c\u2019est un\nvieillard \u00e0 la moustache blanche, et si maigre qu\u2019on\npenserait qu\u2019il ne peut pas renverser une ombre !\nJe fr\u00e9mis d\u2019\u00e9motion.\n\u2013 Oui ! Il prenait les caisses comme si c\u2019avait \u00e9t\u00e9 des\npaquets de th\u00e9 d\u2019une livre, tandis que moi, je soufflais et je\nsoufflais encore avant de me d\u00e9cider \u00e0 les soulever de\nmon c\u00f4t\u00e9\u2026 et pourtant, je ne suis pas un gringalet, moi non\nplus !\n\u2013 Et dans la maison de Piccadilly, comment \u00eates-vous\nentr\u00e9 ? insistai-je.\n\u2013 Il \u00e9tait l\u00e0 aussi. Il a d\u00fb faire la route tr\u00e8s rapidement et\narriver l\u00e0 avant moi, car lorsque j\u2019ai sonn\u00e9, c\u2019est lui-m\u00eame\nqui est venu ouvrir la porte, et qui m\u2019a aid\u00e9 \u00e0 porter les\ncaisses dans le corridor.\n\u2013 Toutes les neuf ?\n\u2013 Toutes les neuf. Cinq pour le premier voyage ; quatrepour le second. Quel travail ! Et qui donnait soif ! Je me\ndemande encore comment je suis rentr\u00e9 chez moi !\n\u2013 Avez-vous laiss\u00e9 les caisses dans le corridor ?\n\u2013 Oui. C\u2019\u00e9tait un corridor o\u00f9 il n\u2019y avait aucun meuble.\n\u2013 Vous n\u2019aviez pas de clef ?\n\u2013 Ni clef ni rien du tout. Le vieux monsieur, comme il\navait ouvert la porte lui-m\u00eame, l\u2019a referm\u00e9e quand je suis\nparti. Vrai, pour la derni\u00e8re fois, je ne me souviens pas tr\u00e8s\nbien, \u00e0 cause de la bi\u00e8re\u2026\n\u2013 Et vous ne vous rappelez pas le num\u00e9ro de la\nmaison ?\n\u2013 Non, monsieur ; mais vous la trouveriez facilement,\ncette maison ! Elle est haute, la fa\u00e7ade est en pierre, avec\nun bow-window et un perron. Je m\u2019en souviens, de ce\nperron, ayant d\u00fb y monter les caisses avec trois badauds\nqui sont venus me donner un coup de main dans l\u2019espoir\nde gagner quelques pence. Le vieux monsieur, il leur a\ndonn\u00e9 des shillings, et, quand ils ont vu \u00e7a, ils ont attendu\npour en avoir encore davantage ; mais le vieux en a saisi\nun par les \u00e9paules et l\u2019aurait envoy\u00e9 rouler au bas des\nescaliers si tous ne s\u2019\u00e9taient pas enfuis aussit\u00f4t en jurant.\nJugeant qu\u2019apr\u00e8s une telle description, je reconna\u00eetrais\nfacilement la maison, je payai l\u2019homme qui m\u2019avait\nrenseign\u00e9, et je partis pour Piccadilly. Je venais\nd\u2019apprendre, entre autres choses, un fait assez\nd\u00e9concertant : le comte pouvait soulever lui-m\u00eame les\ncoffres remplis de terre. Chaque minute \u00e9tait donc\npr\u00e9cieuse. Car maintenant qu\u2019il les avait fait d\u00e9poser en\ndivers endroits, il pouvait, \u00e0 l\u2019heure de son choix, compl\u00e9tersa t\u00e2che sans que personne ne s\u2019en aper\u00e7\u00fbt. \u00c0 Piccadilly\nCircus, je descendis du fiacre, et je m\u2019en allai vers l\u2019ouest\ndu quartier. Je venais de passer devant le \nJunior\nConstitutional\n lorsque j\u2019aper\u00e7us la maison en question.\nC\u2019\u00e9tait bien un des repaires de Dracula, je n\u2019en doutai pas\nun instant. Cette maison paraissait inoccup\u00e9e depuis tr\u00e8s\nlongtemps. Les volets \u00e9taient ouverts, mais une \u00e9paisse\ncouche de poussi\u00e8re recouvrait les fen\u00eatres. Le temps\navait noirci toutes les boiseries, et il ne restait plus trace de\npeinture sur aucun des ornements en fer. On devinait que,\nnagu\u00e8re encore, une affiche cachait une grande partie du\nbalcon ; elle venait d\u2019\u00eatre grossi\u00e8rement arrach\u00e9e, les\nmontants qui la fixaient \u00e9taient toujours l\u00e0. J\u2019aurais donn\u00e9\nbeaucoup pour voir cette affiche encore intacte : elle m\u2019e\u00fbt\npeut-\u00eatre appris le nom du propri\u00e9taire de la maison. Je\nme rappelais comment j\u2019avais fait les d\u00e9couvertes qui\navaient abouti \u00e0 l\u2019achat de \nCarfax\n et il me semblait que si\nje connaissais l\u2019ancien propri\u00e9taire, il me serait possible\nd\u2019entrer dans la maison.\nIl ne servait \u00e0 rien de rester dans Piccadilly m\u00eame :\nqu\u2019aurais-je pu apprendre de plus, qu\u2019aurais-je fait ? Je\ncontournai donc la maison, me disant que peut-\u00eatre, de\nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9, je verrais quelque chose d\u2019int\u00e9ressant. Dans\nles \u00e9curies, il y avait beaucoup d\u2019animation. Rencontrant un\nou deux palefreniers, je leur demandai ce qu\u2019ils savaient de\ncette maison vide. L\u2019un d\u2019eux me r\u00e9pondit qu\u2019il avait appris\nqu\u2019elle venait d\u2019\u00eatre achet\u00e9e, mais il ignorait par qui. Il\najouta qu\u2019\u00e0 peine deux ou trois jours auparavant on voyait\nencore au balcon de la maison une pancarte annon\u00e7antencore au balcon de la maison une pancarte annon\u00e7ant\nqu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 vendre, et que peut-\u00eatre si je m\u2019adressais \u00e0\nla firme Mitchell, Sons & Candy, j\u2019obtiendrais les\nrenseignements que je cherchais, car il croyait bien se\nsouvenir d\u2019avoir lu sur l\u2019affiche le nom de ces courtiers en\nimmeubles. Ne voulant pas para\u00eetre trop int\u00e9ress\u00e9 par la\nchose, je me contentai de ces quelques d\u00e9tails, remerciai\nmon interlocuteur et m\u2019\u00e9loignai. Le soir approchait, aussi\nne perdis-je point de temps. Puisque je connaissais\nl\u2019adresse de Mitchell, Sons & Candy, je me rendis aussit\u00f4t\n\u00e0 leur bureau de Sackville Street.\nL\u2019employ\u00e9 qui me re\u00e7ut se montra particuli\u00e8rement\naffable, mais aussi laconique. Il me dit que cette maison de\nPiccadilly \u00e9tait vendue, puis il consid\u00e9ra notre entretien\ncomme termin\u00e9. Aussi, lorsque je lui demandai encore qui\nl\u2019avait achet\u00e9e, il ouvrit de grands yeux et, l\u2019air assez\n\u00e9tonn\u00e9, attendit quelques secondes avant de r\u00e9p\u00e9ter :\n\u2013 Elle est vendue, monsieur.\n\u2013 Je vous prie de m\u2019excuser, insistai-je, tr\u00e8s poli moi\naussi, mais si je d\u00e9sire savoir qui l\u2019a achet\u00e9e, j\u2019ai pour cela\nd\u2019excellentes raisons, croyez-moi.\nDe nouveau il attendit, et cette fois plus longtemps,\ncependant qu\u2019il haussait de plus en plus ses sourcils.\n\u2013 Elle est vendue, monsieur.\n\u2013 Assur\u00e9ment, r\u00e9pliquai-je, vous pourriez me donner\nquelques d\u00e9tails \u00e0 ce sujet.\n\u2013 Mais non, monsieur. Chez Mitchell, Sons & Candy, les\nrelations avec les clients sont absolument confidentielles.\n\u2013 Vos clients, monsieur, ont de la chance d\u2019avoir des\nhommes d\u2019affaires dignes d\u2019une telle confiance.hommes d\u2019affaires dignes d\u2019une telle confiance.\nJ\u2019appartiens moi-m\u00eame \u00e0 la profession (je lui tendis ma\ncarte) et ce n\u2019est pas la curiosit\u00e9 qui m\u2019am\u00e8ne ici, croyez-\nle. Je viens de la part de Lord Godalming ; il d\u00e9sirerait\nquelques renseignements au sujet de cette propri\u00e9t\u00e9 qui, il\ny a peu de temps encore, a-t-il appris, \u00e9tait \u00e0 vendre.\nCeci fit prendre \u00e0 l\u2019affaire une autre tournure.\n\u2013 Mr Harker, je ne demanderais qu\u2019\u00e0 vous obliger, si je\nle pouvais, et surtout ce me serait un v\u00e9ritable plaisir\nd\u2019obliger Sa Seigneurie. Nous nous sommes d\u00e9j\u00e0 charg\u00e9s\nde louer pour lui une gar\u00e7onni\u00e8re quand il \u00e9tait encore\nl\u2019honorable Arthur Holmwood. Si vous voulez bien me\ndonner l\u2019adresse de Lord Godalming, je parlerai de la\nchose au directeur et, dans tous les cas, j\u2019\u00e9crirai \u00e0 Sa\nSeigneurie d\u00e8s ce soir. Nous ne serons que trop heureux\ns\u2019il nous est possible de d\u00e9roger \u00e0 l\u2019usage \u00e9tabli afin de\ndonner \u00e0 Sa Seigneurie les renseignements d\u00e9sir\u00e9s.\nComme il me fallait faire de lui un ami et non un ennemi,\nje le remerciai de sa serviabilit\u00e9, lui donnai l\u2019adresse du Dr\nSeward et le quittai. Il faisait nuit ; je me sentais fatigu\u00e9,\nj\u2019avais faim. Je pris une tasse de th\u00e9 avant de rentrer \u00e0\nPurfleet par le prochain train.\nJe trouvais tous les autres r\u00e9unis. Mina, toujours tr\u00e8s\np\u00e2le, paraissait encore fatigu\u00e9e, mais elle fit un visible\neffort pour montrer de la gaiet\u00e9. Cela me d\u00e9chirait le c\u0153ur\nde penser qu\u2019il me fallait lui taire tant de choses et que, de\nce fait, son inqui\u00e9tude s\u2019aggravait. Dieu merci ! c\u2019est le\ndernier soir qu\u2019elle assiste \u00e0 nos r\u00e9unions avec ce\nsentiment \u2013 combien amer sans doute ! \u2013 de ne plus \u00eatre\nnotre confidente. Pour ma part, il me faut beaucoup denotre confidente. Pour ma part, il me faut beaucoup de\ncourage pour tenir ma sage r\u00e9solution. Toutefois, Mina,\nelle, semble parfaitement accepter cette situation. Ou bien\nest-ce que toute cette aventure lui r\u00e9pugne \u00e0 pr\u00e9sent ?\nPour peu qu\u2019on y fasse allusion devant elle, on la devine qui\nfr\u00e9mit. Heureusement, nous avons pris notre d\u00e9cision \u00e0\ntemps, car nos d\u00e9couvertes progressives auraient\nfinalement \u00e9t\u00e9 pour elle une v\u00e9ritable torture.\nJe devais attendre d\u2019\u00eatre seul avec le Dr Seward et nos\nautres amis pour leur faire part de ce que je venais\nd\u2019apprendre. De sorte qu\u2019apr\u00e8s le d\u00eener \u2013 et apr\u00e8s avoir\nfait un peu de musique afin de sauver les apparences\nm\u00eame pour nous-m\u00eames \u2013, je montai avec Mina, puis je la\nlaissai se mettre au lit. La ch\u00e8re enfant se montra pour moi\nplus tendre que jamais, noua ses bras autour de mon cou\ncomme pour m\u2019emp\u00eacher de la quitter \u00e0 nouveau ; mais\nj\u2019avais beaucoup de choses \u00e0 raconter \u00e0 ceux qui\nm\u2019attendaient en bas, et je dus bien la laisser seule. Gr\u00e2ce\n\u00e0 Dieu ! Malgr\u00e9 le silence que nous observons sur certains\nsujets, rien n\u2019est chang\u00e9 entre elle et moi.\nQuand je redescendis, le Dr Seward et ses amis \u00e9taient\nassis autour du feu dans le bureau du docteur. Je leur lus\nles pages de mon journal que j\u2019avais \u00e9crites dans le train et\nqui relataient ma journ\u00e9e. Lorsque j\u2019eus termin\u00e9, Van\nHelsing d\u00e9clara :\n\u2013 C\u2019est une importante d\u00e9couverte, ami Jonathan ! \u00c0\nn\u2019en pas douter, nous allons retrouver ces caisses. Si elles\nsont toutes dans cette maison de Piccadilly, notre travail\nest presque accompli. D\u2019autre part, si quelques-unes\nmanquent encore, nous devrons les chercher et lesretrouver, elles aussi, \u00e0 tout prix ! Il ne nous restera plus\nalors qu\u2019\u00e0 porter notre coup final, et acculer le monstre \u00e0 sa\nmort v\u00e9ritable.\nNous rest\u00e2mes tous silencieux un moment, puis,\nsoudain, Mr Morris demanda :\n\u2013 Dites-moi, comment ferons-nous pour entrer dans\ncette maison ?\n\u2013 Nous sommes bien entr\u00e9s dans l\u2019autre ! r\u00e9pliqua\nvivement Lord Godalming.\n\u2013 Voyons, Art, il ne s\u2019agit pas du tout de la m\u00eame chose !\n\u00c0 \nCarfax\n, nous sommes entr\u00e9s en crochetant la serrure,\nmais nous avions, pour nous prot\u00e9ger, la nuit et un parc\nentour\u00e9 de murs. Il faudra nous y prendre tout \u00e0 fait\nautrement si nous voulons nous introduire dans une maison\nde Piccadilly \u2013 que ce soit de jour ou de nuit. J\u2019avoue que\nje ne vois pas comment nous y parviendrons, \u00e0 moins que\ncet amour d\u2019employ\u00e9 ne puisse nous procurer une clef ;\npeut-\u00eatre serons-nous fix\u00e9s sur ce point quand vous\nrecevrez sa lettre demain matin.\nLes sourcils fronc\u00e9s, Lord Godalming se leva et se mit \u00e0\nfaire les cent pas dans la pi\u00e8ce. Tout \u00e0 coup, il s\u2019arr\u00eata, et,\nse tournant vers chacun de nous l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre :\n\u2013 Quincey a parfaitement raison, dit-il. Cette affaire sent\ntrop le cambriolage et devient des plus s\u00e9rieuses ; nous\nnous en sommes tir\u00e9s une fois, mais maintenant nous\nallons nous trouver devant une difficult\u00e9 r\u00e9elle\u2026 \u00e0 moins\nque, en effet, nous ne puissions, d\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une\nautre, obtenir les clefs du comte.\nComme, de toute fa\u00e7on, nous ne pouvions rien faireComme, de toute fa\u00e7on, nous ne pouvions rien faire\navant le lendemain matin, et qu\u2019il \u00e9tait sage d\u2019attendre que\nLord Godalming ait re\u00e7u des nouvelles de la firme Mitchell,\nnous d\u00e9cid\u00e2mes de ne prendre aucune r\u00e9solution avant le\npetit d\u00e9jeuner. J\u2019en ai profit\u00e9 pour relater dans mon journal\nles derni\u00e8res heures de cette journ\u00e9e. Je suis tr\u00e8s fatigu\u00e9,\nje vais me coucher.\nEncore quelques mots pourtant. Mina dort profond\u00e9ment,\net sa respiration est r\u00e9guli\u00e8re. De petites rides\napparaissent sur son front, comme si m\u00eame dans son\nsommeil un souci la poursuivait. Encore tr\u00e8s p\u00e2le, elle\npara\u00eet pourtant \u00eatre mieux que ce matin. Demain, je\nl\u2019esp\u00e8re, elle sera tout \u00e0 fait remise quand elle se\nretrouvera chez elle, dans notre maison d\u2019Exeter. Oh ! que\nj\u2019ai sommeil !Journal du Dr Seward\n \n1\ner\n octobre\n \nDe nouveau, je ne sais que penser au sujet de Renfield.\nIl change d\u2019humeur \u00e0 tout moment, aussi ai-je \u00e0 peine le\ntemps d\u2019essayer de saisir pourquoi il se comporte de telle\nou telle fa\u00e7on ; d\u2019autre part, comme ses sautes d\u2019humeur\nne d\u00e9pendent pas uniquement du bien-\u00eatre qu\u2019il ressent,\nl\u2019\u00e9tude de ses caprices me para\u00eet du plus haut int\u00e9r\u00eat. Ce\nmatin, quand je suis all\u00e9 le trouver apr\u00e8s qu\u2019il eut si mal\naccueilli Van Helsing, ses mani\u00e8res \u00e9taient celles d\u2019un\nhomme ma\u00eetre de son destin. De fait, il l\u2019\u00e9tait, ma\u00eetre de son\ndestin \u2013 mais subjectivement. En r\u00e9alit\u00e9, il ne se souciait\ngu\u00e8re des choses d\u2019ici-bas ; il vivait dans les nuages, et\nc\u2019est de ce point de vue qu\u2019il consid\u00e9rait nos faiblesses, \u00e0\nnous mortels. Je me proposai de saisir une occasion pour\napprendre quelque chose.\n\u2013 Et ces mouches, qu\u2019en pensez-vous aujourd\u2019hui ? lui\ndemandai-je.\nIl me sourit en me regardant d\u2019un air de sup\u00e9riorit\u00e9 \u2013\nsourire qui aurait convenu \u00e0 Malvolio \u2013 et il me r\u00e9pondit :\n\u2013 La mouche, cher monsieur, poss\u00e8de unecaract\u00e9ristique frappante : ses ailes repr\u00e9sentent\nid\u00e9alement le pouvoir a\u00e9rien des facult\u00e9s psychiques. Les\nanciens avaient raison quand ils repr\u00e9sentaient l\u2019\u00e2me sous\nla forme d\u2019un papillon !\nJe voulus le forcer \u00e0 poursuivre l\u2019analogie aussi loin qu\u2019il\npourrait le faire logiquement, aussi r\u00e9pliquai-je aussit\u00f4t :\n\u2013 Oh ! c\u2019est donc une \u00e2me que vous cherchez \u00e0\npr\u00e9sent ?\nSa folie l\u2019emporta sur sa raison, et la perplexit\u00e9 se lut sur\nson visage cependant qu\u2019il disait en secouant la t\u00eate avec\nun air d\u00e9cid\u00e9 que j\u2019avais rarement vu chez lui :\n\u2013 Mais non, mais non, mais non ! Il n\u2019est pas question\nd\u2019une \u00e2me ! C\u2019est la vie que je veux, voil\u00e0 tout !\nPuis, ses traits se d\u00e9tendirent et il reprit :\n\u2013 D\u2019ailleurs, pour le moment, \u00e7a m\u2019est \u00e9gal. La vie, c\u2019est\nparfait ; j\u2019ai tout ce que je d\u00e9sire. Il vous faudra un nouveau\nmalade, docteur, si vous voulez \u00e9tudier la zoophagie !\n\u2013 Alors, vous disposez de la vie ; vous \u00eates un dieu, je\nsuppose ?\nIl eut \u00e0 nouveau un sourire de sup\u00e9riorit\u00e9, mais tr\u00e8s doux\n\u00e9galement.\n\u2013 Oh ! non. Loin de moi la pens\u00e9e de me conf\u00e9rer les\nattributs de la divinit\u00e9. Je ne suis m\u00eame pas en cause pour\nce qui est de Ses actes spirituels. Si je dois d\u00e9finir ma\nposition intellectuelle, par rapport aux choses purement\nterrestres, elle ressemble \u00e0 celle qu\u2019Enoch occupait sur le\nplan spirituel.\nTout cela \u00e9tait assez confus pour moi ; au moment\nm\u00eame, il me fut impossible de me rappeler le r\u00f4le qu\u2019avaitexactement tenu Enoch. Il me fallait donc poser une\nquestion, quitte \u00e0 baisser dans l\u2019estime de ce malade.\n\u2013 \u00c0 celle d\u2019Enoch ? Pourquoi ?\n\u2013 Parce qu\u2019il marchait avec Dieu.\nJe ne saisissais pas le rapport, mais je ne voulais pas\nj\u2019avouer. Je pr\u00e9f\u00e9rai revenir \u00e0 ce qu\u2019il avait dit\npr\u00e9c\u00e9demment.\n\u2013Donc, vous ne vous souciez pas des \u00e2mes, et peu de la\nvie. Et pourquoi, dites-moi ?\nMa question, je l\u2019avais pos\u00e9e sur un ton assez abrupt\nafin de le d\u00e9contenancer. J\u2019y avais r\u00e9ussi, car, un moment,\net sans s\u2019en rendre compte, il retrouva son attitude humble,\ns\u2019inclina tr\u00e8s bas devant moi et fit r\u00e9ellement le chien\ncouchant tandis qu\u2019il me r\u00e9pondait :\n\u2013 Non, bien s\u00fbr, je ne me soucie pas des \u00e2mes, je n\u2019en\nveux pas, c\u2019est la pure v\u00e9rit\u00e9. Je ne saurais qu\u2019en faire si\nj\u2019en avais ; elles ne me serviraient \u00e0 rien. Je ne pourrais\npas les manger ni\u2026\nIl s\u2019interrompit, et son air rus\u00e9 reconquit soudain son\nvisage, comme un coup de vent balaie la surface de l\u2019eau.\n\u2013 Quant \u00e0 la vie, docteur, qu\u2019est-ce que c\u2019est, apr\u00e8s\ntout ? Une fois que vous jouissez de tout ce dont vous avez\nbesoin, et que vous savez que vous ne manquerez jamais\nde rien, que faudra-t-il attendre d\u2019autre ? J\u2019ai des amis, de\ntr\u00e8s bons amis comme vous, docteur \u2013 il avait dit ceci en\nme lan\u00e7ant un regard de c\u00f4t\u00e9 \u2013 et je sais qu\u2019il ne me\nmanquera jamais rien de ce qu\u2019il me faut, \u00e0 moi, pour vivre.\nJe pense que malgr\u00e9 la confusion de son esprit, il\ncomprit que je n\u2019\u00e9tais pas pr\u00e8s de l\u2019approuver, car il ser\u00e9fugia aussit\u00f4t dans un silence obstin\u00e9 \u2013 ce que finissent\ntoujours par faire ces malades. Convaincu qu\u2019il \u00e9tait inutile\nde chercher \u00e0 poursuivre l\u2019entretien, je le laissai.\nUn peu plus tard dans la journ\u00e9e, on vint me dire qu\u2019il me\ndemandait. Je ne vais le voir que lorsque j\u2019ai pour cela une\nraison d\u00e9termin\u00e9e, mais, ces temps-ci, il m\u2019int\u00e9resse \u00e0 ce\npoint que je ne voulus pas lui opposer un refus. Et s\u2019il faut\ntout dire, qu\u2019aurais-je fait d\u2019autre pour passer le temps ?\nHarker est sorti, pour faire ses recherches ; de m\u00eame que\nLord Godalming et Quincey. Van Helsing, dans mon\nbureau, \u00e9tudie les documents qu\u2019ont pr\u00e9par\u00e9s les Harker ;\nil esp\u00e8re, dirait-on, que tous ces d\u00e9tails le mettront sur\nquelque piste, et il ne veut \u00eatre distrait de son travail sans\nraison s\u00e9rieuse. \u00c0 vrai dire, j\u2019aurais aim\u00e9 qu\u2019il\nm\u2019accompagn\u00e2t chez Renfield, mais lui-m\u00eame peut-\u00eatre n\u2019y\naurait pas tenu, apr\u00e8s leur derni\u00e8re entrevue ! D\u2019autre part,\nje craignais que Renfield ne parl\u00e2t plus aussi ouvertement\nen pr\u00e9sence d\u2019un tiers.\nJe le trouvai au milieu de la pi\u00e8ce, assis sur son\ntabouret, ce qui, en g\u00e9n\u00e9ral, indique chez lui une certaine\nactivit\u00e9 de la pens\u00e9e. J\u2019\u00e9tais \u00e0 peine entr\u00e9 dans la\nchambre qu\u2019il me demanda, comme si cette question avait\n\u00e9t\u00e9 pr\u00eate sur ses l\u00e8vres :\n\u2013 Que pensez-vous des \u00e2mes ?\nJe ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9 : chez le fou, tout comme chez\nl\u2019homme normal, l\u2019esprit travaille parfois sans qu\u2019il en ait\nconscience. Mais je voulus en \u00eatre certain.\n\u2013 Qu\u2019en pensez-vous vous-m\u00eame ? fis-je.\nIl demeura un moment sans r\u00e9pondre, regardant toutautour de lui, au plafond puis le long des murs, comme s\u2019il\navait esp\u00e9r\u00e9 qu\u2019une inspiration viendrait lui apporter la\nr\u00e9ponse.\n\u2013 Je ne veux aucune \u00e2me ! me r\u00e9pondit-il doucement, et,\npeut-\u00eatre, pour se disculper d\u2019avance.\nJ\u2019avais l\u2019impression que c\u2019\u00e9tait chez lui une id\u00e9e fixe, et\nje d\u00e9cidai de m\u2019en servir \u2013 \u00ab par la cruaut\u00e9 on arrive \u00e0 la\nbont\u00e9 \n[5]\n \u00bb.\n\u2013 Vous aimez la vie, et vous voulez la vie, n\u2019est-ce pas ?\n\u2013 Oh ! oui, c\u2019est cela, c\u2019est bien cela ! La vie, c\u2019est tout\nce qu\u2019il nous faut !\n\u2013 Mais comment obtenir la vie sans obtenir l\u2019\u00e2me\n\u00e9galement ?\nComme cette question paraissait l\u2019embarrasser, je\nrepris :\n\u2013 Je vous souhaite du bon temps quand vous vous\nenvolerez d\u2019ici avec les \u00e2mes de milliers de mouches et\nd\u2019araign\u00e9es et d\u2019oiseaux et de chats, bourdonnant,\ngazouillant et miaulant tout autour de vous ! Vous leur avez\npris la vie, il faut maintenant que vous acceptiez leurs\n\u00e2mes !\nQuelque chose sembla frapper son imagination, car il se\nboucha les oreilles et ferma les yeux, les ferma avec le\nm\u00eame refus obstin\u00e9 qu\u2019un petit gar\u00e7on \u00e0 qui on savonne le\nvisage. J\u2019en fus profond\u00e9ment touch\u00e9, et \u00e0 mon \u00e9motion se\nm\u00ealait le sentiment d\u2019avoir devant moi un enfant \u2013 oui, un\nenfant bien que les traits fussent d\u00e9j\u00e0 ceux d\u2019un vieil\nhomme et que la barbe de trois jours f\u00fbt blanche. Sans\naucun doute, il souffrait en ce moment de quelque nouveautrouble ; et sachant comment, dans ses crises\npr\u00e9c\u00e9dentes, il avait interpr\u00e9t\u00e9 certaines choses qui,\napparemment du moins, ne le concernaient pas, je jugeai\nprudent d\u2019entrer dans ses vues. Tout d\u2019abord, il fallait lui\nrendre confiance. Je lui demandai, en parlant assez haut\npour qu\u2019il m\u2019entend\u00eet, bien qu\u2019il n\u2019e\u00fbt pas cess\u00e9 de se\nboucher les oreilles :\n\u2013 Voulez-vous un peu de sucre pour attirer vos\nmouches ?\nIl comprit tout de suite, hocha la t\u00eate, et me r\u00e9pondit en\nriant :\n\u2013 Oh ! vous savez, les mouches, apr\u00e8s tout, ce sont de\npauvres petites cr\u00e9atures\u2026 Il se tut un moment, puis\najouta : Mais je ne d\u00e9sire tout de m\u00eame pas que leurs\n\u00e2mes viennent bourdonner autour de moi.\n\u2013 Et les araign\u00e9es ?\n\u2013 Je me moque des araign\u00e9es ! \u00c0 quoi servent les\naraign\u00e9es ? Il n\u2019y a rien en elles que l\u2019on puisse manger\nou\u2026\nIl s\u2019interrompit, comme s\u2019il se souvenait soudain qu\u2019il ne\ndevait pas aborder un certain sujet.\n\u00ab Bon, bon ! me dis-je, voil\u00e0 la deuxi\u00e8me fois qu\u2019il\ns\u2019arr\u00eate avant de prononcer le mot \u00ab boire \u00bb. Pourquoi ? \u00bb\nLui-m\u00eame s\u2019aper\u00e7ut sans doute de l\u2019erreur qu\u2019il venait de\ncommettre en n\u2019achevant pas sa phrase, et il reprit\naussit\u00f4t, comme pour d\u00e9tourner mon attention :\n\u2013 Je ne m\u2019int\u00e9resse pas le moins du monde \u00e0 tout \u00e7a :\nles rats et les souris et tous ces petits animaux\n \n[6]\n, comme\n\u00e9crit Shakespeare, \nnourriture de poulet\n, pourrait-on dire !Pour moi, finies toutes ces sottises ! Vous pourriez tout\naussi bien demander \u00e0 un homme de manger des\nmol\u00e9cules avec des baguettes chinoises que d\u2019essayer de\nm\u2019int\u00e9resser \u00e0 ces carnivores inf\u00e9rieurs, maintenant que je\nsais ce qui m\u2019attend !\n\u2013 Je vois ! Ce que vous voulez, ce sont des animaux\ndans lesquels vous puissiez mordre \u00e0 pleines dents.\nAimeriez-vous que l\u2019on vous apporte un \u00e9l\u00e9phant au petit\nd\u00e9jeuner ?\n\u2013 Est-ce idiot, est-ce ridicule ce que vous dites l\u00e0 !\n\u2013 Je me demande, fis-je, pensif, \u00e0 quoi ressemble une\n\u00e2me d\u2019\u00e9l\u00e9phant !\nJ\u2019obtins l\u2019effet d\u00e9sir\u00e9, car, imm\u00e9diatement, il cessa de\nmonter sur ses grands chevaux et, \u00e0 nouveau, redevint\nsemblable \u00e0 un enfant.\n\u2013 Je ne veux pas l\u2019\u00e2me d\u2019un \u00e9l\u00e9phant, dit-il, je ne veux\naucune \u00e2me !\nIl resta immobile un instant, sans rien dire, et l\u2019air\nd\u00e9courag\u00e9. Brusquement, il repoussa son tabouret et se\nleva, les yeux brillants et visiblement en proie \u00e0 une\nv\u00e9ritable exaltation.\n\u2013 Allez au diable, vous et vos \u00e2mes ! s\u2019\u00e9cria-t-il.\nPourquoi me tourmentez-vous ainsi en me parlant des\n\u00e2mes ? N\u2019y a-t-il pas d\u00e9j\u00e0 assez de choses qui me\ncontrarient, me font souffrir, m\u2019affolent, sans que j\u2019aie \u00e0\npenser aux \u00e2mes ?\nIl paraissait si furieux que je craignis qu\u2019il ne se jet\u00e2t \u00e0\nnouveau sur moi, dans l\u2019intention de me tuer. Aussi je pris\nmon sifflet, afin d\u2019appeler les surveillants. Mais aussit\u00f4t ilse calma et me dit en s\u2019excusant :\n\u2013 Pardonnez-moi, docteur ; je me suis oubli\u00e9. N\u2019appelez\npersonne, c\u2019est inutile. Mais tant de choses me\npr\u00e9occupent que je m\u2019irrite pour un rien. Si seulement vous\nsaviez le probl\u00e8me que j\u2019ai \u00e0 r\u00e9soudre, vous auriez piti\u00e9 de\nmoi et vous me pardonneriez mes \u00e9clats. Je vous en prie,\nne me mettez pas la camisole de force ! Il me faut\nbeaucoup r\u00e9fl\u00e9chir, et je ne puis le faire librement lorsque\nmon corps lui-m\u00eame est retenu prisonnier. Cela, je suis s\u00fbr\nque vous le comprenez !\nCertes, \u00e0 ce moment-l\u00e0, il \u00e9tait enti\u00e8rement ma\u00eetre de\nsoi ; quand les surveillants arriv\u00e8rent, je leur dis qu\u2019ils\npouvaient se retirer. Renfield les observa tandis qu\u2019ils\nsortaient de la chambre et, lorsque la porte se fut referm\u00e9e\nsur eux, il me dit avec, tout ensemble, douceur et gravit\u00e9 :\n\u2013 Vous avez eu beaucoup d\u2019\u00e9gards pour moi, docteur ;\ncroyez que je vous en suis tr\u00e8s, tr\u00e8s reconnaissant.\nJe jugeai bon de le laisser dans cette disposition\nd\u2019esprit, et je le quittai. Le cas de cet homme m\u00e9rite qu\u2019on\nl\u2019examine attentivement. Plusieurs points pourraient\nconstituer ce que cet interviewer am\u00e9ricain appelle \u00ab une\nchronique \u00bb, si seulement il \u00e9tait possible de les consid\u00e9rer\ndans l\u2019ordre convenable. Les voici :\nIl ne prononce jamais le mot \u00ab boire \u00bb.\nIl fr\u00e9mit \u00e0 la seule pens\u00e9e d\u2019\u00eatre encombr\u00e9 de \u00ab l\u2019\u00e2me \u00bb\nde n\u2019importe quelle cr\u00e9ature.\nIl ne craint pas de manquer de \u00ab ce qu\u2019il lui faut, \u00e0 lui,\npour vivre \u00bb.\nIl m\u00e9prise toute forme de vie inf\u00e9rieure, les \u00ab petitsanimaux \u00bb, encore qu\u2019il redoute d\u2019\u00eatre hant\u00e9 par leurs\n\u00e2mes.\nLogiquement, tout cela signifierait qu\u2019il a la certitude\nd\u2019acc\u00e9der un jour \u00e0 une vie sup\u00e9rieure. Mais il en redoute\nla cons\u00e9quence : le fardeau d\u2019une \u00e2me. C\u2019est donc d\u2019une\nvie humaine qu\u2019il s\u2019agit !\nEt cette certitude ? D\u2019o\u00f9 lui vient-elle ?\u2026\nDieu de Mis\u00e9ricorde ! C\u2019est que le comte est venu \u00e0 lui.\n\u00c0 quelle nouvelle horreur devons-nous encore nous\nattendre ?\nPlus tard\nJ\u2019ai mis Van Helsing au courant de mes soup\u00e7ons.\nAussit\u00f4t, il a paru tr\u00e8s soucieux et, apr\u00e8s un moment de\nr\u00e9flexion, il m\u2019a demand\u00e9 de le conduire aupr\u00e8s de\nRenfield. Comme nous approchions de la porte de celui-ci,\nnous l\u2019entend\u00eemes qui chantait gaiement, ainsi qu\u2019il le\nfaisait souvent en un temps qui me semble maintenant fort\nlointain. Une fois entr\u00e9s, nous v\u00eemes avec \u00e9tonnement qu\u2019il\navait, comme nagu\u00e8re, r\u00e9pandu son sucre sur l\u2019appui de\nfen\u00eatre. Les mouches, moins nombreuses en cette saison\nautomnale, commen\u00e7aient \u00e0 bourdonner dans la chambre.\nNous voul\u00fbmes lui faire reprendre le sujet de la\nconversation que je venais d\u2019avoir avec lui, mais en vain : il\ncontinuait \u00e0 chanter comme si nous n\u2019avions pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Il\ntenait en main un bout de papier qu\u2019il plia puis glissa dans\nun calepin.\nNous sort\u00eemes, n\u2019en sachant pas plus que lors de notre\narriv\u00e9e. Nous sommes bien d\u00e9cid\u00e9s \u00e0 observer son\ncomportement, cette nuit.Lettre de Mitchell, Sons & Candy \u00e0 Lord\nGodalming\n \n1\ner\n octobre.\n \n\u00ab Milord,\n\u00ab Nous sommes toujours tr\u00e8s heureux de pouvoir vous\nrendre service. Nous avons le plaisir de r\u00e9pondre au d\u00e9sir\nde Votre Seigneurie \u2013 d\u00e9sir dont nous a fait part Mr Harker\n\u2013 en lui donnant les informations suivantes concernant la\nvente et l\u2019achat de l\u2019h\u00f4tel sis au n\u00b0 347 de Piccadilly. Cette\npropri\u00e9t\u00e9 a \u00e9t\u00e9 vendue par les ex\u00e9cuteurs testamentaires\nde feu Mr Archibald Winter-Suffield \u00e0 un gentilhomme\n\u00e9tranger, le comte de Ville, qui a personnellement effectu\u00e9\nl\u2019achat et qui a pay\u00e9 comptant, si Votre Seigneurie veut\nbien me permettre d\u2019employer une expression si vulgaire.\n\u00c0 part cela, nous ne savons absolument rien de cet\n\u00e9tranger.\n\u00ab Nous restons, Milord, les humbles serviteurs de Votre\nSeigneurie.\n\u00ab Mitchell, Sons & Candy. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n2 octobre\n \nHier soir, je donnai l\u2019ordre \u00e0 un surveillant de rester dans\nle couloir et de ne pas s\u2019\u00e9loigner de la porte de Renfield :\ns\u2019il remarquait, s\u2019il entendait quoi que ce f\u00fbt d\u2019insolite, il\ndevait m\u2019en avertir aussit\u00f4t.\nApr\u00e8s le d\u00eener, lorsque nous f\u00fbmes tous r\u00e9unis autour du\nfeu, dans mon bureau (Mrs Harker \u00e9tait mont\u00e9e se\ncoucher), chacun de nous expliqua o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 ce jour-l\u00e0,\nce qu\u2019il avait fait, ce qu\u2019il avait d\u00e9couvert. En v\u00e9rit\u00e9, Harker\nseul \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 un r\u00e9sultat, et nous sommes tous\npersuad\u00e9s qu\u2019il est important.\nAvant d\u2019aller me mettre au lit, je retournai aupr\u00e8s du\nsurveillant, me demandant ce qui se passait de ce c\u00f4t\u00e9. Je\nregardai moi-m\u00eame par le guichet pratiqu\u00e9 dans la porte :\nRenfield dormait profond\u00e9ment ; sa respiration paraissait\nr\u00e9guli\u00e8re.\nMais, ce matin, le surveillant m\u2019a racont\u00e9 qu\u2019un peu\napr\u00e8s minuit, il a commenc\u00e9 \u00e0 s\u2019agiter et n\u2019a plus cess\u00e9\nd\u00e8s lors de r\u00e9citer ses pri\u00e8res \u00e0 haute voix. Quand je lui ai\ndemand\u00e9 s\u2019il n\u2019avait rien d\u2019autre \u00e0 me signaler, il s\u2019est\ncontent\u00e9 de me r\u00e9pondre que c\u2019\u00e9tait tout ce qu\u2019il avaitentendu. Je le soup\u00e7onnai alors de s\u2019\u00eatre endormi, et je le\nlui dis sans ambages ; il nia d\u2019avoir dormi, mais reconnut\nqu\u2019il s\u2019\u00e9tait \u00ab assoupi \u00bb un moment. Pour se fier\nenti\u00e8rement \u00e0 ce que vous dit un homme, il faudrait le\nsurveiller sans cesse.\nAujourd\u2019hui, Harker est parti, d\u00e9sireux de suivre la piste\nqu\u2019il a d\u00e9couverte hier, tandis qu\u2019Art et Quincey sont all\u00e9s\nchercher des chevaux. Godalming juge qu\u2019il serait\nsouhaitable d\u2019avoir des chevaux \u00e0 notre disposition, car\nlorsque nous recevrons le renseignement que nous\nattendons, il n\u2019y aura pas un instant \u00e0 perdre. Nous\ndevrons, entre le lever et le coucher du soleil, rendre\ninefficace la terre que contiennent les caisses ; de cette\nfa\u00e7on, nous pourrons capturer le comte dans les moments\no\u00f9 il est presque sans pouvoir et sans refuge aucun. Van\nHelsing, lui, est all\u00e9 au British Mus\u00e9um afin de consulter\ndes ouvrages de m\u00e9decine ancienne. Les m\u00e9decins des\nsi\u00e8cles pass\u00e9s tenaient compte de certaines choses que\nnous n\u2019admettons plus aujourd\u2019hui ; aussi le professeur\nveut-il rechercher des rem\u00e8des contre les sorci\u00e8res et les\nd\u00e9mons qui, peut-\u00eatre, nous seront utiles plus tard.\nIl m\u2019arrive de penser que nous sommes tous fous, et que\nlorsque nous reviendrons \u00e0 la raison, on nous aura mis la\ncamisole de force.\nPlus tard\nNous nous sommes \u00e0 nouveau r\u00e9unis. Il semble\nd\u00e9cid\u00e9ment que cette piste soit la bonne, et peut-\u00eatre ce\nque nous accomplirons demain sera-t-il le commencement\nde la fin. Je me demande si l\u2019apaisement que nousobservons maintenant chez Renfield n\u2019est pas en rapport\navec cette situation. Ses comportements contradictoires\nont \u00e9t\u00e9 li\u00e9s \u00e0 tel point aux agissements du comte qu\u2019il peut\navoir l\u2019intuition de l\u2019an\u00e9antissement prochain de ce\nmonstre. Si seulement nous pouvions conna\u00eetre ce qui s\u2019est\npass\u00e9 dans son esprit entre le moment de ma discussion\navec lui et celui o\u00f9 il s\u2019est remis \u00e0 attraper des mouches,\ncela nous mettrait peut-\u00eatre sur la voie. Pour l\u2019instant, il est\ndonc tr\u00e8s calme. Apparemment\u2026 Ces cris, ne viennent-ils\npas de sa chambre ?\nLe surveillant s\u2019est pr\u00e9cipit\u00e9 dans mon bureau pour me\ndire que Renfield a sans doute \u00e9t\u00e9 victime d\u2019un accident. Il\nl\u2019a entendu crier, et quand il est entr\u00e9 dans sa chambre, il\nl\u2019a trouv\u00e9 \u00e9tendu \u00e0 terre, le visage contre le plancher, et tout\ncouvert de sang. J\u2019y vais imm\u00e9diatement.21\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \n3 octobre\n \nQue l\u2019on me permette de raconter exactement tout ce qui\ns\u2019est pass\u00e9 \u2013 dans la mesure o\u00f9 je m\u2019en souviens \u2013 depuis\nque j\u2019ai ferm\u00e9 ce journal. Il ne me faut omettre aucun des\nd\u00e9tails qui me sont rest\u00e9s en m\u00e9moire.\nLorsque j\u2019entrai chez Renfield, il \u00e9tait toujours \u00e9tendu \u00e0\nm\u00eame le plancher, l\u00e9g\u00e8rement sur le c\u00f4t\u00e9 gauche, dans\nune mare de sang. Je voulus le soulever, et je m\u2019aper\u00e7us\naussit\u00f4t qu\u2019il \u00e9tait gravement bless\u00e9, surtout au visage,\nd\u2019o\u00f9 provenait tout ce sang dans lequel il baignait ; on e\u00fbt\ndit qu\u2019on lui avait, \u00e0 plusieurs reprises, violemment heurt\u00e9\nle visage contre le plancher. Le surveillant, agenouill\u00e9 pr\u00e8s\nde lui, me dit tandis que nous essayions de le mettre sur lede lui, me dit tandis que nous essayions de le mettre sur le\ndos :\n\u2014 Je crois, monsieur, qu\u2019il a la colonne vert\u00e9brale\nbris\u00e9e. Regardez : le bras droit, la jambe droite, et tout le\nc\u00f4t\u00e9 droit de son visage sont paralys\u00e9s.\nComment un tel accident avait pu se produire, voil\u00e0 ce\nqui jetait mon aide dans le plus grand embarras.\n\u2014 Je ne m\u2019explique ni l\u2019une ni l\u2019autre chose, me d\u00e9clara-\nt-il en fron\u00e7ant les sourcils. Bien s\u00fbr, il a pu se blesser ainsi\nau visage en se frappant la t\u00eate contre le plancher. Un jour,\n\u00e0 l\u2019asile d\u2019Eversfield, j\u2019ai vu une jeune femme agir de la\nsorte avant qu\u2019on e\u00fbt le temps de se pr\u00e9cipiter sur elle pour\nl\u2019en emp\u00eacher\u2026 De m\u00eame, il a pu se casser le cou en\ntombant de son lit, s\u2019il a fait un faux mouvement. Mais qu\u2019il\nse soit \u00e0 la fois bless\u00e9 au visage et bris\u00e9 le dos, l\u00e0,\nvraiment, je ne comprends plus\u2026 Avec le dos bris\u00e9, il lui\n\u00e9tait impossible de se frapper la t\u00eate contre le plancher ; et\ns\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 toutes ces blessures au visage avant de\ntomber du lit, il y aurait du sang sur les draps et l\u2019oreiller.\n\u2014 Allez donc prier le Dr Van Helsing de venir ici\nimm\u00e9diatement, lui dis-je. J\u2019ai besoin de lui \u00e0 l\u2019instant\nm\u00eame !\nL\u2019homme sortit en courant, et, quelques minutes plus\ntard, le professeur apparut en robe de chambre et en\npantoufles. Il vit Renfield \u00e9tendu sur le sol, et il l\u2019observa\ndeux ou trois secondes avec la plus grande attention, puis\nil se tourna vers moi. Je crois qu\u2019il lut ma pens\u00e9e dans mes\nyeux, car il dit d\u2019un ton tr\u00e8s calme, assur\u00e9ment \u00e0 cause du\nsurveillant qui nous \u00e9coutait :\n\u2014 C\u2019est un triste accident ! Il faudra le veiller tout le\u2014 C\u2019est un triste accident ! Il faudra le veiller tout le\ntemps, ne plus le laisser seul\u2026 Moi-m\u00eame, je veux rester \u00e0\nson chevet. Mais je dois d\u2019abord aller m\u2019habiller. Si vous\nvoulez rester ici, je vous rejoins dans quelques minutes.\nLe malheureux avait maintenant une respiration\nstertoreuse, et il \u00e9tait visible qu\u2019il avait subi un terrible choc.\nVan Helsing revint presque aussit\u00f4t, apportant ses\ninstrument chirurgicaux. D\u00e9j\u00e0, il avait pris sa d\u00e9cision, car,\nm\u00eame avant de regarder le malade, il me dit \u00e0 l\u2019oreille :\n\u2014 Faites sortir le surveillant. Nous devons \u00eatre seuls\navec lui au moment o\u00f9 il reprendra connaissance, apr\u00e8s\nl\u2019op\u00e9ration.\n\u2014 Merci, Simmons, dis-je au gar\u00e7on. Nous avons fait\ntout ce que nous pouvions\u2026 Maintenant, il faut attendre\u2026\nLe Dr Van Helsing va l\u2019op\u00e9rer ; vous, allez voir les autres\nmalades. Pr\u00e9venez-moi imm\u00e9diatement s\u2019il se passe\nquelque chose d\u2019inaccoutum\u00e9.\nIl sortit, et nous proc\u00e9d\u00e2mes \u00e0 un examen minutieux du\npatient. Les blessures du visage \u00e9taient superficielles. Ce\nqui \u00e9tait plus grave, c\u2019\u00e9tait une fracture du cr\u00e2ne,\ns\u2019\u00e9tendant \u00e0 peu pr\u00e8s sur toute la zone motrice. Le\nprofesseur r\u00e9fl\u00e9chit un instant, puis me dit :\n\u2014 Nos devons faire tomber la tension art\u00e9rielle, la\nramener \u00e0 des conditions normales, si c\u2019est possible ; la\nrapidit\u00e9 de l\u2019afflux du sang prouve combien le cas est\ninqui\u00e9tant ; le cerveau va \u00eatre atteint, de sorte qu\u2019il nous\nfaut tr\u00e9paner imm\u00e9diatement, ou bien il sera trop tard.\nComme il pronon\u00e7ait ces mots, on frappa l\u00e9g\u00e8rement \u00e0\nla porte. J\u2019allai ouvrir et me trouvai devant Arthur et\nQuincey, tous les deux en pyjama et en pantoufles.Quincey, tous les deux en pyjama et en pantoufles.\n\u2014 J\u2019ai entendu le surveillant qui appelait le Dr Van\nHelsing, m\u2019expliqua Godalming, puis qui lui parlait d\u2019un\naccident, j\u2019ai aussit\u00f4t \u00e9veill\u00e9 Quincey ou plut\u00f4t je l\u2019ai\nappel\u00e9, car il ne dormait pas. Les \u00e9v\u00e9nements se\nsucc\u00e8dent d\u2019une mani\u00e8re trop \u00e9trange, ces temps-ci (sans\nm\u00eame parler de leur caract\u00e8re myst\u00e9rieux) pour qu\u2019aucun\nde nous ne puisse dormir profond\u00e9ment. Et j\u2019ai pens\u00e9 que,\ndemain soir, l\u2019aspect des choses aura chang\u00e9. Nous\naurons alors \u00e0 regarder derri\u00e8re nous \u2013 et m\u00eame un peu\nplus loin que nous ne l\u2019avons fait jusqu\u2019ici. Pouvons-nous\nentrer ?\nJe tins la porte ouverte jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils fussent dans la\nchambre, puis je la refermai. Lorsque Quincey vit Renfield\net, d\u2019autre part, la mare de sang, il demanda dans un\nsimple murmure, mais l\u2019air \u00e9pouvant\u00e9 :\n\u2014 Mon Dieu, le pauvre homme, que lui est-il donc\narriv\u00e9 ?\nJe le mis bri\u00e8vement au courant des \u00e9v\u00e9nements, en\najoutant que nous esp\u00e9rions qu\u2019il reprendrait connaissance\napr\u00e8s l\u2019op\u00e9ration \u2014 pendant quelques moments, tout au\nmoins. Il alla s\u2019asseoir sur le bord du lit, Godalming se\ntenant pr\u00e8s de lui. Immobiles, et sans rien dire, tous nous\nobservions le bless\u00e9.\n\u2013 Il faut attendre un peu, d\u00e9clara Van Helsing ; je dois me\nrendre compte du point exact o\u00f9 je pourrai op\u00e9rer et faire\ndispara\u00eetre le caillot de sang ; car il est \u00e9vident que\nl\u2019h\u00e9morragie devient de plus en plus forte.\nLes minutes passaient avec une lenteur effrayante. Le\nc\u0153ur me manquait, et je n\u2019avais qu\u2019\u00e0 regarder Van Helsingpour comprendre qu\u2019il n\u2019envisageait pas sans\nappr\u00e9hension ce qui allait se passer. Pour ma part, en\nv\u00e9rit\u00e9, c\u2019\u00e9tait ce que Renfield pourrait nous dire que je\nredoutais : je n\u2019osais pas y penser. La respiration du\nmalheureux \u00e9tait maintenant entrecoup\u00e9e de hoquets,\ncependant qu\u2019\u00e0 chaque instant on avait l\u2019impression qu\u2019il\nallait ouvrir les yeux et se mettre \u00e0 parler, mais alors, sa\nrespiration redevenait stertoreuse, et il retombait dans une\ninconscience totale. Bien que je fusse habitu\u00e9 \u00e0 me trouver\nau chevet des malades et des moribonds, cette attente\nangoissante me devenait insupportable. J\u2019entendais battre\nmon propre c\u0153ur, et le sang affluait \u00e0 mes tempes par\nbouff\u00e9es brusques ; on e\u00fbt dit comme des coups de\nmarteau. Je regardai mes compagnons l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre et\nje devinai, \u00e0 voir leur visage cramoisi et leur front couvert\nde sueur, qu\u2019ils enduraient le m\u00eame supplice.\nIl \u00e9tait \u00e9vident que la mort pouvait survenir d\u2019un moment\n\u00e0 l\u2019autre. Je me retournai \u00e0 nouveau vers le professeur et\nnous nous regard\u00e2mes longuement dans les yeux.\n\u2014 Plus une minute \u00e0 perdre ! fit-il. Ce qu\u2019il peut nous\nr\u00e9v\u00e9ler sauvera peut-\u00eatre de nombreuses vies. Et il y va\npeut-\u00eatre m\u00eame du salut d\u2019une \u00e2me. Nous allons le\ntr\u00e9paner juste au-dessus de l\u2019oreille.\nSans en dire davantage, il se mit \u00e0 op\u00e9rer. Pendant\nquelques minutes encore, la respiration fut stertoreuse Puis\nle patient eut un r\u00e2le si prolong\u00e9 que l\u2019on avait l\u2019impression\nqu\u2019il lui d\u00e9chirait la poitrine. Soudain, il ouvrit les yeux \u2013 des\nyeux \u00e9gar\u00e9s ; bient\u00f4t pourtant on vit sur son visage une\nexpression de surprise heureuse et de ses l\u00e8vress\u2019\u00e9chappa un soupir de soulagement. Il eut quelques\nmouvements convulsifs cependant qu\u2019il disait :\n\u2014 Je serai calme, docteur. Dites-leur qu\u2019ils m\u2019enl\u00e8vent la\ncamisole de force. J\u2019ai fait un r\u00eave affreux qui m\u2019a tellement\n\u00e9puis\u00e9 que je ne peux plus bouger. Et qu\u2019est-ce que j\u2019ai au\nvisage ? J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019il est tout enfl\u00e9, et il me br\u00fble\nterriblement.\nIl essaya de tourner la t\u00eate, mais il n\u2019\u00e9tait m\u00eame plus\ncapable de cet effort : son regard redevint fixe, l\u2019\u0153il\nvitreux ; tr\u00e8s doucement, je le redressai.\nPuis Van Helsing dit lentement et avec gravit\u00e9 :\n\u2014 Racontez-nous votre r\u00eave, monsieur Renfield. Quand\nil reconnut la voix du professeur, son visage, malgr\u00e9 ses\nblessures, rayonna.\n\u2014 Mais c\u2019est le docteur Van Helsing ! Que c\u2019est aimable\n\u00e0 vous d\u2019\u00eatre venu ici ! Donnez-moi un peu d\u2019eau, j\u2019ai les\nl\u00e8vres toutes s\u00e8ches. Et puis j\u2019essayerai de vous\nraconter\u2026 J\u2019ai r\u00eav\u00e9\u2026 Mais il s\u2019arr\u00eata aussit\u00f4t, pr\u00eat \u00e0\ns\u2019\u00e9vanouir.\n\u2014 Vite, dis-je \u00e0 Quincey, le brandy ! Dans mon bureau !\nIl fut presque aussit\u00f4t de retour, apportant un verre, le\nflacon de brandy et une carafe d\u2019eau. Nous humect\u00e2mes\nles l\u00e8vres dess\u00e9ch\u00e9es, et Renfield revint \u00e0 lui. Mais sans\ndoute son pauvre cerveau avait-il travaill\u00e9 dans l\u2019intervalle,\ncar, lorsqu\u2019il fut redevenu tout \u00e0 fait conscient, il tourna vers\nmoi un regard per\u00e7ant mais si triste que je ne l\u2019oublierai\njamais, et reprit :\n\u2014 Je ne dois pas me faire illusion ; ce n\u2019\u00e9tait pas un\nr\u00eave\u2026 ce n\u2019\u00e9tait que l\u2019affreuse r\u00e9alit\u00e9 !Il promena les yeux un peu partout dans la chambre et\nles posa finalement sur les deux hommes assis au bord de\nson lit.\n\u2014 Et si j\u2019en doutais encore, poursuivit-il, leur pr\u00e9sence\nme confirmerait cette r\u00e9alit\u00e9.\nIl ferma les yeux un instant, non parce qu\u2019il souffrait ou\nque la fatigue l\u2019y incitait, mais comme s\u2019il voulait concentrer\nson attention. Quand il les rouvrit, il se h\u00e2ta de dire, avec\nplus d\u2019\u00e9nergie qu\u2019il n\u2019en avait jamais montr\u00e9 :\n\u2014 Vite, docteur ! Vite ! Je vais mourir. Il ne me reste que\nquelques minutes, je le sens ! Et puis, je retournerai vers la\nmort \u2013 ou vers quelque chose de pis ! Mouillez-moi encore\nles l\u00e8vres avec du brandy. J\u2019ai quelque chose \u00e0 dire avant\nde mourir, ou avant que mon pauvre cerveau ne soit tout \u00e0\nfait an\u00e9anti. Merci\u2026 C\u2019est ce soir-l\u00e0, quand vous m\u2019avez\neu quitt\u00e9, apr\u00e8s que je vous avais suppli\u00e9 de me laisser\npartir. Il m\u2019\u00e9tait interdit de parler \u00e0 ce moment-l\u00e0 mais, \u00e0\npart ce sentiment d\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de me taire, j\u2019\u00e9tais aussi\nsain d\u2019esprit que je le suis \u00e0 pr\u00e9sent. Apr\u00e8s votre d\u00e9part,\nj\u2019ai souffert d\u2019un d\u00e9sespoir atroce \u2013 pendant des heures\nenti\u00e8res, m\u2019a-t-il sembl\u00e9. Puis, tout \u00e0 coup, le calme s\u2019est\nfait en moi ; mon esprit retrouvait son \u00e9quilibre, et je\ncompris o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. J\u2019entendis les chiens aboyer derri\u00e8re\nnotre maison, mais non pas o\u00f9 il se trouvait !\nTandis que Renfield parlait, Van Helsing le regardait\nfixement sans rien trahir de ses pens\u00e9es ; \u00e0 un moment\ndonn\u00e9, toutefois, sa main chercha la mienne et la serra tr\u00e8s\nfort.\n\u2014 Continuez ! dit-il \u00e0 voix basse.\u2014 C\u2019est alors, poursuivit Renfield, qu\u2019il est apparu \u00e0 ma\nfen\u00eatre, entour\u00e9 de brouillard ainsi que je l\u2019avais d\u00e9j\u00e0 vu\nsouvent auparavant ; mais cette fois, il n\u2019avait rien d\u2019un\nfant\u00f4me et ses yeux \u00e9taient effrayants comme ceux d\u2019un\nhomme en col\u00e8re. Il riait de sa bouche rouge, et quand il se\nretourna pour regarder par-del\u00e0 les arbres, l\u00e0 o\u00f9 les chiens\naboyaient, ses dents blanches et pointues brill\u00e8rent au clair\nde lune. D\u2019abord, je ne lui demandai pas d\u2019entrer, et\npourtant je savais que c\u2019\u00e9tait cela qu\u2019il voulait \u2013 c\u2019est\ntoujours cela qu\u2019il veut. Mais alors, il s\u2019est mis \u00e0 me faire\ndes promesses \u2013 non pas des promesses en paroles,\nmais en les r\u00e9alisant \u00e0 l\u2019instant m\u00eame.\n\u2014 Comment cela ? fit le professeur.\n\u2014 Ce qu\u2019il promettait arrivait tout de suite, comme, par\nexemple, lorsqu\u2019il envoyait des mouches dans ma chambre\nquand le soleil brillait : de grosses mouches aux ailes\nbrillantes et bleues ou, la nuit, de grandes phal\u00e8nes, avec\ndes t\u00eates de mort et des tibias dessin\u00e9s sur le dos.\nVan Helsing l\u2019encouragea d\u2019un signe de t\u00eate, tandis qu\u2019il\nme murmurait \u00e0 l\u2019oreille, presque inconsciemment :\n\u2014 \nAcherontia Aitetropos du Sphinges\u2026\nMais Renfield poursuivait :\n\u2014 Il se mit \u00e0 murmurer : \u00ab Des rats, des rats, des rats !\nDes centaines, des milliers, des millions de rats \u2013 et donc\nautant de vies. Et des chiens pour les manger, et des chats\naussi. Toutes ces vies ! Tout ce sang rouge, et combien\nd\u2019ann\u00e9es de vie ; ce ne sont plus seulement des mouches\nbourdonnantes ! \u00bb Je ris franchement, car je voulais voir de\nquoi il \u00e9tait capable. Alors les chiens hurl\u00e8rent l\u00e0-bas,derri\u00e8re les grands arbres, dans sa maison. Il me fit signe\nde m\u2019approcher de la fen\u00eatre ; je me levai et j\u2019y allai. Il leva\nles mains comme s\u2019il appelait quelque chose sans devoir\nprononcer la moindre parole. Une masse sombre s\u2019\u00e9tendit\nau-dessus de la pelouse, s\u2019\u00e9leva vers nous sous la forme\nd\u2019une gerbe de feu. Puis il \u00e9carta le brouillard \u00e0 droite et \u00e0\ngauche, et j\u2019aper\u00e7us des milliers de rats avec leurs yeux\nrouges flamboyants \u2013 semblables aux siens, mais plus\npetits. \u00c0 nouveau, il leva une main, et tous s\u2019arr\u00eat\u00e8rent ; et\nj\u2019avais l\u2019impression qu\u2019il me disait : \u00ab Toutes ces vies, je\nvous les donne, et beaucoup d\u2019autres encore, et beaucoup\nplus importantes, et elles seront \u00e0 vous \u00e0 travers les\nsi\u00e8cles, si vous tombez \u00e0 genoux et m\u2019adorez ! \u00bb Alors, un\nnuage rouge \u2013 de la couleur du sang \u2013 se forma devant\nmes yeux, et avant m\u00eame que je n\u2019eusse conscience de ce\nque je faisais, j\u2019ouvris la fen\u00eatre et je lui dis : \u00ab Entrez,\nSeigneur et Ma\u00eetre ! \u00bb Tous les rats avaient disparu, mais\nlui, il se glissa dans la chambre bien que la fen\u00eatre f\u00fbt\nseulement entrouverte \u2013 exactement comme la lune s\u2019est\nsouvent gliss\u00e9e par une ouverture imperceptible, pour\nm\u2019appara\u00eetre dans toute sa splendeur.\nSa voix devenait tr\u00e8s faible ; j\u2019humectai une fois de plus\nses l\u00e8vres avec un peu de brandy, et il se remit \u00e0 parler ;\nmais sa m\u00e9moire l\u2019entra\u00eenant, les souvenirs qu\u2019il \u00e9voquait\nl\u2019emp\u00eachaient de suivre r\u00e9guli\u00e8rement le cours de son\nr\u00e9cit. Je voulus le faire revenir au point o\u00f9 il en \u00e9tait rest\u00e9,\nmais Van Helsing me dit \u00e0 l\u2019oreille :\n\u2014 Laissez-le aller\u2026 Ne l\u2019interrompez pas. Revenir en\narri\u00e8re lui est impossible, et peut-\u00eatre m\u00eame ne pourrait-ilplus rien raconter du tout une fois qu\u2019il aurait perdu le fil de\nses pens\u00e9es.\n\u2014 Toute la journ\u00e9e, j\u2019ai attendu, croyant qu\u2019il allait\nm\u2019envoyer quelque chose. Mais non, rien\u2026 pas m\u00eame une\nmouche \u00e0 viande, et quand la lune s\u2019est lev\u00e9e, j\u2019\u00e9tais en\ncol\u00e8re contre lui. Lorsque, sans m\u00eame frapper, il s\u2019est\ngliss\u00e9 par la fen\u00eatre, pourtant ferm\u00e9e, je fus pris d\u2019une\nv\u00e9ritable fureur. Il ricana ; ses yeux flamboyaient dans le\nbrouillard. On e\u00fbt dit qu\u2019il \u00e9tait chez lui et que, moi, je\nn\u2019existais plus. Quand il passa \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, son odeur\n\u00e9tait tout autre que d\u2019habitude. Il me fut impossible de le\nretenir ; je pense que, \u00e0 ce moment, Mrs Harker est entr\u00e9e\ndans la chambre.\nArthur et Quincey quitt\u00e8rent le bord du lit et vinrent se\nmettre derri\u00e8re Renfield de sorte que celui-ci ne pouvait\npas les voir ; eux, cependant, l\u2019entendraient mieux ; ils\ndemeuraient silencieux. Le professeur, affreusement\ninquiet, attendait la suite du r\u00e9cit ; visiblement, il s\u2019effor\u00e7ait\nde para\u00eetre calme.\n\u2014 Quand Mrs Harker vint me voir dans l\u2019apr\u00e8s-midi, elle\nn\u2019\u00e9tait plus la m\u00eame. Je ne me doutai de sa pr\u00e9sence\nqu\u2019au moment o\u00f9 elle se mit \u00e0 parler. Non, elle ne\nparaissait plus \u00eatre la m\u00eame. Je ne me sens pas attir\u00e9 par\nles personnes p\u00e2les ; j\u2019aime les gens qui ont beaucoup de\nsang, et elle, elle semblait ne plus en avoir du tout. Cela ne\nm\u2019avait pas frapp\u00e9 au moment m\u00eame, mais une fois qu\u2019elle\nfut sortie, je me mis \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir et, de penser qu\u2019il lui avait\nsuc\u00e9 la vie, j\u2019en devenais fou. Aussi quand il est venu ce\nsoir, je l\u2019attendais ! J\u2019ai vu le brouillard approcher, entrerdans la chambre et je me suis pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 l\u2019empoigner, ce\nfameux brouillard ! Il para\u00eet que les fous ont une force\nsurnaturelle, et comme je sais que je suis fou \u2013 \u00e0 certains\nmoments tout au moins \u2013, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 d\u2019user de mon\npouvoir. Oui, et il le sentait, lui aussi, car il a d\u00fb sortir du\nbrouillard pour se battre avec moi. Je tenais bon et je\npensais que j\u2019allais l\u2019emporter \u2013 pour rien au monde je\nn\u2019aurais voulu qu\u2019il s\u2019attaqu\u00e2t encore \u00e0 la vie de cette jeune\nfemme \u2014 quand mon regard rencontra ses yeux. Ils\nbr\u00fblaient quelque chose en moi, ma force fondit, devint\npareille \u00e0 de l\u2019eau. Il m\u2019\u00e9chappa, et quand je voulus\nl\u2019agripper \u00e0 nouveau, il me souleva et me lan\u00e7a \u00e0 terre. Un\nnuage rouge se forma devant moi, j\u2019entendis comme un\nroulement de tonnerre, puis le brouillard sembla se dissiper\net dispara\u00eetre sous la porte.\nSa voix \u00e9tait de plus en plus faible, sa respiration de plus\nen plus difficile.\n\u2014 Nous connaissons le principal, maintenant, le plus\nterrible\u2026 dit Van Helsing. Il est donc ici, et nous savons ce\nqu\u2019il cherche. Peut-\u00eatre n\u2019est-il pas trop tard. Armons-nous,\ncomme l\u2019autre nuit, mais ne perdons pas de temps, pas\nune minute !\nIl \u00e9tait inutile d\u2019exprimer par des mots notre peur \u2013 notre\nconviction. Pour chacun de nous, la peur, la conviction\n\u00e9taient les m\u00eames. En h\u00e2te, nous all\u00e2mes chercher dans\nnos chambres les divers objets dont nous nous \u00e9tions\nservis pour entrer dans la maison du comte. Le professeur\navait les siens avec lui et, lorsque nous le rejoign\u00eemes dans\nle corridor, il nous les montra en disant :\u2014 Ils ne me quittent jamais ; ils ne me quitteront pas un\ninstant avant que toute cette lamentable histoire ne soit\ntermin\u00e9e. Et vous tous, mes amis, soyez prudents ! Car,\nune fois encore, ce n\u2019est pas \u00e0 un ennemi d\u2019un genre\nordinaire que nous avons affaire ! H\u00e9las ! H\u00e9las ! Ce que\ncette ch\u00e8re madame Mina doit souffrir !\nIl se tut, la voix \u00e9touff\u00e9e ; et, quant \u00e0 moi, je ne sais si\nc\u2019\u00e9tait la rage ou la terreur qui me tenait haletant. Devant la\nporte des Harker, nous nous arr\u00eat\u00e2mes.\n\u2014 Allons-nous l\u2019\u00e9veiller ? demanda Quincey.\n\u2014 Oui, il le faut, r\u00e9pliqua Van Helsing ; si la porte est\nferm\u00e9e \u00e0 clef, nous l\u2019enfoncerons.\n\u2014 Mais cela ne va-t-il pas l\u2019effrayer terriblement ? Entrer\nde cette fa\u00e7on dans la chambre d\u2019une dame ! dit Quincey\navec le plus grand s\u00e9rieux.\n\u2014 Comme toujours, vous avez raison ; mais il s\u2019agit de\nvie ou de mort. Un m\u00e9decin peut entrer dans toutes les\nchambres, quand et comme il le veut ; et m\u00eame si cela\nn\u2019\u00e9tait pas vrai en g\u00e9n\u00e9ral, ce le serait pour moi, ce soir.\nMon ami John, je vais tourner la clenche et si la porte ne\ns\u2019ouvre pas, donnez dedans un bon coup d\u2019\u00e9paule !\nComme vous deux aussi, d\u2019ailleurs. Allons-y !\nIl tourna la clenche, mais la porte ne c\u00e9da pas. Nous\nnous jet\u00e2mes litt\u00e9ralement contre elle. Elle s\u2019ouvrit avec\nfracas, et, tous, nous faill\u00eemes nous \u00e9tendre tout de notre\nlong dans la chambre. Le professeur, lui, tomba r\u00e9ellement,\net tandis qu\u2019il se relevait, d\u2019abord \u00e0 quatre pattes, ce que je\nvis, un peu plus loin, m\u2019effraya au point que j\u2019eus\nl\u2019impression que mes cheveux se dress\u00e8rent sur ma t\u00eate etque mon c\u0153ur s\u2019arr\u00eata de battre.\nLe clair de lune \u00e9tait tel que malgr\u00e9 l\u2019\u00e9pais store jaune\ndescendu devant la fen\u00eatre, on distinguait parfaitement tout\ndans la chambre. John Harker, \u00e9tendu sur le lit qui se\ntrouvait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la fen\u00eatre, avait le visage empourpr\u00e9, et il\nrespirait p\u00e9niblement, dans une sorte de torpeur.\nAgenouill\u00e9e sur l\u2019autre lit, en fait sur le bord de ce lit qui\n\u00e9tait le plus proche de nous, se d\u00e9tachait la silhouette\nblanche de sa femme, et pr\u00e8s d\u2019elle se tenait un homme\ngrand et mince, habill\u00e9 de noir. Bien que son visage ne f\u00fbt\npas tourn\u00e9 vers nous tous, aussit\u00f4t, nous reconn\u00fbmes le\ncomte. Dans sa main gauche, il tenait les deux mains de\nMrs Harker, ou plut\u00f4t il les \u00e9cartait de son buste autant qu\u2019il\nle pouvait, de sorte que les bras de la jeune femme fussent\nenti\u00e8rement tendus ; de sa main droite, il lui tenait la nuque,\nl\u2019obligeant \u00e0 pencher le visage sur sa poitrine. Sa chemise\nde nuit blanche \u00e9tait tach\u00e9e de sang, et un filet de sang\ncoulait sur la poitrine de l\u2019homme, que sa chemise\nd\u00e9chir\u00e9e laissait \u00e0 nu. \u00c0 les voir tous deux ainsi, on\nimaginait un enfant qui aurait forc\u00e9 son chat \u00e0 mettre le nez\ndans une soucoupe de lait pour le faire boire. Lorsque\nnous nous pr\u00e9cipit\u00e2mes tous plus avant dans la chambre,\nle comte tourna la t\u00eate et son visage bl\u00eame prit cette\napparence diabolique dont Harker parle dans son journal.\nSes yeux flamboyaient de col\u00e8re ; les larges narines du nez\naquilin s\u2019ouvrirent plus grandes encore et palpitaient ; les\ndents blanches et pointues que l\u2019on entrevoyait derri\u00e8re les\nl\u00e8vres gonfl\u00e9es d\u2019o\u00f9 le sang d\u00e9goulinait, \u00e9taient pr\u00eates \u00e0\nmordre comme celles d\u2019une b\u00eate sauvage. D\u2019unmouvement violent, il rejeta sa victime sur le lit, se retourna\ntout \u00e0 fait et bondit sur nous. Mais le professeur,\nmaintenant debout, tendait vers lui l\u2019enveloppe contenant la\nSainte Hostie. Le comte s\u2019arr\u00eata net, comme Lucy l\u2019avait\nfait \u00e0 la porte de son tombeau, et recula. Il ne cessa de\nreculer, devenant, e\u00fbt-on dit, de plus en plus petit, tandis\nque nous, nos crucifix en main, nous avancions vers lui.\nSoudain, un gros nuage noir couvrit la lune, et quand\nQuincey donna de la lumi\u00e8re, nous ne v\u00eemes plus rien\nd\u2019autre qu\u2019une l\u00e9g\u00e8re vapeur. Tandis que, \u00e9tonn\u00e9s, nous\nregardions autour de nous, cette vapeur disparut sous la\nporte, laquelle, apr\u00e8s le coup dont nous l\u2019avions \u00e9branl\u00e9e,\ns\u2019\u00e9tait referm\u00e9e. Van Helsing, Arthur et moi, nous\napproch\u00e2mes alors du chevet de Mrs Harker qui, enfin,\nvenait de reprendre son souffle et, en m\u00eame temps, avait\npouss\u00e9 un tel cri de d\u00e9tresse qu\u2019il me semble qu\u2019il\nr\u00e9sonnera \u00e0 mes oreilles jusqu\u2019au jour de ma mort.\nPendant quelques secondes encore, elle resta prostr\u00e9e.\nSon visage \u00e9tait effrayant \u2013 d\u2019une p\u00e2leur d\u2019autant plus\nfrappante que les l\u00e8vres, le menton et une partie des joues\n\u00e9taient couverts de sang ; de sa gorge coulait un filet de\nsang ; et ses yeux \u00e9taient pleins d\u2019une terreur folle. Bient\u00f4t,\nelle se couvrit le visage de ses pauvres mains meurtries\nqui portaient la marque rouge de l\u2019extraordinaire poigne du\ncomte ; l\u2019on entendit un faible mais douloureux\ng\u00e9missement, et nous compr\u00eemes que le cri pouss\u00e9 un peu\nplus t\u00f4t \u00e9tait seulement l\u2019expression momentan\u00e9e d\u2019un\nd\u00e9sespoir qui n\u2019aurait pas de fin.\nVan Helsing ramena doucement la couverture sur elle,tandis qu\u2019Arthur, apr\u00e8s avoir un instant regard\u00e9 son visage,\ndut sortir de la chambre. Alors le professeur me dit \u00e0\nl\u2019oreille :\n\u2014 Jonathan est dans un \u00e9tat de stupeur semblable \u00e0\ncelui que, les livres nous le disent, le vampire peut cr\u00e9er.\nNous ne pouvons rien pour la pauvre madame jusqu\u2019\u00e0 ce\nqu\u2019elle ait repris connaissance ; mais, lui, nous devons\nl\u2019\u00e9veiller.\nIl trempa le bout d\u2019une serviette dans de l\u2019eau froide, en\nfrappa l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 plusieurs reprises la joue de Harker,\ntandis que la jeune femme se tenait encore le visage entre\nles mains et sanglotait \u00e0 fendre l\u2019\u00e2me. Je levai le store et\nregardai par la fen\u00eatre. La lune brillait \u00e0 nouveau. Tout \u00e0\ncoup, je vis Quincey Morris qui traversait la pelouse en\ncourant et allait se cacher sous un gros if. Que se passait-\nil ? Je n\u2019y comprenais rien. Mais au m\u00eame instant,\nj\u2019entendis crier Harker qui reprenait \u00e0 demi conscience et\nje me retournai vers le lit. Sur son visage, on lisait le plus\nprofond \u00e9tonnement ; comme \u00e9tourdi, il lui fallut quelques\nsecondes pour revenir compl\u00e8tement \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9, mais\nalors, il se dressa sur son lit. Sa femme, que ce brusque\nmouvement avait distraite une seconde de son tourment,\nse tourna vers lui, les bras tendus, comme pour\nl\u2019embrasser ; aussit\u00f4t, cependant, elle les retira, se cacha\nencore le visage dans les mains et se mit \u00e0 trembler des\npieds \u00e0 la t\u00eate.\n\u2014 Au nom de Dieu, s\u2019\u00e9cria Harker, que signifie tout\nceci ? Docteur Seward, docteur Van Helsing, qu\u2019est-ce\ndonc ? Que s\u2019est-il pass\u00e9 ? Mina, ma ch\u00e9rie, qu\u2019y a-t-il ? Etce sang, Seigneur !\u2026 Mon Dieu ! Aidez-nous, mais surtout\naidez-la, oh ! aidez-la, implora-t-il en s\u2019agenouillant sur son\nlit.\nPuis, sautant \u00e0 terre, il s\u2019habilla en h\u00e2te, pr\u00eat \u00e0 agir\ncomme la situation l\u2019exigeait.\n\u2014 Qu\u2019est-il arriv\u00e9 ? Dites-moi tout ! reprit-il. Docteur Van\nHelsing, vous avez beaucoup d\u2019amiti\u00e9 pour Mina, je le sais.\nSauvez-la, je vous en supplie ! Vous le pouvez : il n\u2019est pas\ntrop tard ! Restez aupr\u00e8s d\u2019elle pendant que, moi, je le\npoursuis !\nSa femme, malgr\u00e9 l\u2019\u00e9tat o\u00f9 elle se trouvait, comprit le\ndanger qu\u2019il allait courir et, oubliant ses propres\nsouffrances, lui saisit la main et cria :\n\u2014 Non, non ! Jonathan ! Pour rien au monde vous ne\ndevez me quitter. Dieu sait ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 eu \u00e0 endurer\ncette nuit ! La crainte qu\u2019\u00e0 votre tour vous soyez sa proie, je\nne la supporterais plus. Restez avec moi. Restez avec ces\namis qui veilleront sur vous.\nPlus elle parlait, plus elle s\u2019excitait. Lui pourtant\nl\u2019\u00e9coutait ; elle l\u2019attira vers elle, l\u2019obligea \u00e0 s\u2019asseoir sur le\nbord du lit, et ne le l\u00e2cha plus.\nVan Helsing et moi f\u00eemes de notre mieux pour les calmer\ntous les deux. Le professeur leur montra sa petite croix d\u2019or\nen leur disant avec une pond\u00e9ration admirable :\n\u2014 Ne craignez rien, mes enfants ; nous sommes ici ; et\naussi longtemps que cette petite croix est pr\u00e8s de vous, nul\nmalheur ne peut vous arriver. Pour cette nuit donc, vous\n\u00eates \u00e0 l\u2019abri. Gardons notre calme et r\u00e9fl\u00e9chissons \u00e0 ce\nqu\u2019il nous faut faire.Elle continuait \u00e0 frissonner et se taisait, la t\u00eate appuy\u00e9e\ncontre la poitrine de son mari. Quand elle la releva, je vis\nque ses l\u00e8vres avaient marqu\u00e9 de sang la chemise de\nHarker, \u00e9galement tach\u00e9e des gouttes de sang provenant\nde la blessure qu\u2019elle avait \u00e0 la nuque. D\u00e8s qu\u2019elle s\u2019en\nrendit compte, elle eut un l\u00e9ger mouvement de recul, et dit\nen g\u00e9missant \u00e0 travers des sanglots \u00e9touff\u00e9s :\n\u2014 Impure, je suis impure !\u2026 Jamais plus je ne pourrai le\ntoucher ni l\u2019embrasser ! Oh ! penser que c\u2019est moi qui suis\nmaintenant son pire ennemi, que c\u2019est moi surtout qu\u2019il doit\ncraindre !\n\u2014 Mais non, Mina, r\u00e9pondit-il avec fermet\u00e9. Pourquoi\nparlez-vous ainsi ? Vous entendre me fait honte, et je ne\nveux plus qu\u2019il soit question de ceci entre nous. Que Dieu\nm\u00e9juge et m\u2019inflige des souffrances telles que je n\u2019en ai\njamais encore connues si, par ma faute, quelque\nmalentendu nous s\u00e9pare un jour !\nIl la prit dans ses bras et la serra contre lui. Elle resta\nainsi quelques moments, sanglotant toujours. Lui nous\nregardait par-dessus la t\u00eate de la jeune femme, les yeux\nremplis de larmes, les narines palpitantes, et les l\u00e8vres\njointes, signe d\u2019une volont\u00e9 in\u00e9branlable. Finalement, les\nsanglots s\u2019espac\u00e8rent, et alors Harker me dit, en\ns\u2019effor\u00e7ant de parler avec calme, ce qui, je le sentais,\nmettait \u00e0 rude \u00e9preuve sa r\u00e9sistance nerveuse :\n\u2014 Et maintenant, docteur Seward, racontez-moi\ncomment tout cela est arriv\u00e9\u2026 Le r\u00e9sultat, je ne le vois que\ntrop\u2026\nJe le mis donc au courant de tous les d\u00e9tails, et ilm\u2019\u00e9couta sans broncher. Mais lorsque je lui d\u00e9crivis\ncomment les mains impitoyables du comte maintenaient sa\nvictime dans cette terrible, horrible position, la bouche\ncoll\u00e9e sur la blessure de sa poitrine \u00e0 lui, ses narines\nbattirent \u00e0 nouveau et ses yeux brill\u00e8rent, enflamm\u00e9s d\u2019un\nd\u00e9sir de vengeance. Cependant, il ne cessait pas de\ncaresser les cheveux en d\u00e9sordre de la jeune femme.\nAu moment o\u00f9 je terminais mon r\u00e9cit, Quincey et\nGodalming frapp\u00e8rent \u00e0 la porte. Nous r\u00e9pond\u00eemes et ils\nentr\u00e8rent tandis que Van Helsing m\u2019interrogeait du regard :\nje compris qu\u2019il voulait profiter de la pr\u00e9sence de Quincey\net d\u2019Arthur pour distraire, si possible, les pens\u00e9es du\nmalheureux couple, pour que chacun d\u2019eux ne f\u00fbt plus\nuniquement pr\u00e9occup\u00e9, elle de lui, et lui d\u2019elle.\nJe lui fis signe qu\u2019il avait raison, de sorte qu\u2019il demanda\n\u00e0 nos amis o\u00f9 ils avaient \u00e9t\u00e9 et ce qu\u2019ils avaient vus.\n\u2014 Je ne l\u2019ai aper\u00e7u nulle part dans le couloir ni dans\naucune de nos chambres, r\u00e9pondit Lord Godalming. J\u2019ai\nm\u00eame visit\u00e9 le bureau, mais, s\u2019il y est all\u00e9, en tout cas, y n\u2019y\n\u00e9tait plus. Pourtant, il avait\u2026\nIl s\u2019interrompit, les yeux sur la pauvre Mrs Harker \u00e9tendue\ndans son lit.\n\u2014 Qu\u2019alliez-vous dire, mon cher Arthur ? demanda Van\nHelsing. Continuez\u2026 Nous devons absolument tout savoir :\nc\u2019est l\u00e0 notre seul espoir de salut. Parlez donc !\n\u2014 Il a d\u00fb entrer dans le bureau, sans aucun doute, reprit\nArthur, car tout y \u00e9tait sens dessus dessous. Tous les\nmanuscrits \u00e9taient br\u00fbl\u00e9s, des flammes bleues couraient\nencore parmi les cendres blanch\u00e2tres. Les cylindres devotre phonographe, John, avaient, eux aussi, \u00e9t\u00e9 jet\u00e9s dans\nle feu, et la cire avait aliment\u00e9 les flammes.\nCe fut moi, ici, qui l\u2019interrompis :\n\u2014 Dieu merci ! L\u2019autre copie est dans le coffre-fort ! Un\nsourire de soulagement passa sur son visage, mais il\ns\u2019assombrit aussit\u00f4t.\n\u2014 J\u2019ai d\u00e9gringol\u00e9 l\u2019escalier, mais rien, aucune trace de\nlui\u2026 Je suis entr\u00e9 dans la chambre de Renfield : l\u00e0, rien\nnon plus, sinon\u2026\n\u2014 Allons ! continuez ! fit Harker d\u2019une voix \u00e9trangl\u00e9e.\n\u2014 Sinon que le pauvre homme est mort, dit-il en\nbaissant la t\u00eate et apr\u00e8s s\u2019\u00eatre humect\u00e9 les l\u00e8vres en y\npassant la langue pour pouvoir achever sa phrase.\nMrs Harker leva la t\u00eate et, nous regardant tous l\u2019un apr\u00e8s\nl\u2019autre, elle dit gravement :\n\u2014 Que la volont\u00e9 de Dieu soit faite !\nPour moi, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de penser que\nGodalming nous cachait quelque chose ; mais comme je\npressentais aussi qu\u2019il le faisait \u00e0 dessein, je ne lui posai\npas la moindre question.\nVan Helsing se tourna vers Morris et lui demanda :\n\u2014 Et vous, mon cher Quincey, qu\u2019avez-vous \u00e0 nous\nraconter ?\n\u2014 Peu de chose, r\u00e9pondit-il. Peut-\u00eatre en conna\u00eetrons-\nnous davantage plus tard\u2026 c\u2019est possible\u2026 \u00c0 mon avis, il\nfaudrait savoir o\u00f9 le comte est all\u00e9 en quittant\nl\u2019\u00e9tablissement. Je ne l\u2019ai pas vu ; j\u2019ai seulement aper\u00e7u\nune chauve-souris qui s\u2019envolait de la fen\u00eatre de Renfield\net qui se dirigeait vers l\u2019est. Je m\u2019attendais \u00e0 le voir, lui,sous une forme ou sous une autre, retourner \u00e0 \nCarfax\n ;\nmais \u00e9videmment, il est all\u00e9 se r\u00e9fugier dans un autre de\nses repaires. Il ne reviendra pas cette nuit, car l\u2019aube est\nd\u00e9j\u00e0 proche. C\u2019est demain qu\u2019il faudra agir.\nIl pronon\u00e7a ces derniers mots les dents \u00e0 demi ferm\u00e9es.\nIl y eut un silence qui dura peut-\u00eatre deux minutes, et\npendant lequel je croyais entendre battre le c\u0153ur de\nchacun de nous. C\u2019est alors que Van Helsing, posant\ntendrement la main sur la t\u00eate de Mrs Harker, lui dit, avec\ncette bont\u00e9 profonde qui lui \u00e9tait naturelle :\n\u2014 Et maintenant, madame Mina, pauvre madame Mina,\nch\u00e8re, ch\u00e8re madame Mina, expliquez-nous tout ce qui\ns\u2019est pass\u00e9. Dieu sait que je voudrais vous \u00e9pargner cette\nnouvelle souffrance ; mais il est indispensable que nous\nsachions tout jusqu\u2019au moindre d\u00e9tail. Maintenant plus que\njamais, il nous faut faire vite. Nous approchons peut-\u00eatre du\nbut, et, d\u2019autre part, l\u2019occasion nous est peut-\u00eatre donn\u00e9e\nen ce moment d\u2019en apprendre davantage pour enfin\ntriompher.\nElle frissonna, et tandis qu\u2019elle se blottissait de plus en\nplus contre son mari, je me rendais compte \u00e0 quel point\nses nerfs \u00e9taient tendus. Puis, soudain, elle releva la t\u00eate,\ntendit la main \u00e0 Van Helsing. Il la prit, se pencha pour la\nbaiser avec respect et la garda dans la sienne.\nSon autre main \u00e9tait enferm\u00e9e dans celle de son mari\nqui avait pass\u00e9 son bras libre autour de ses \u00e9paules.\nElle attendit un moment avant de r\u00e9pondre ; visiblement,\nelle cherchait \u00e0 mettre de l\u2019ordre dans ses pens\u00e9es, puis\nelle commen\u00e7a :\u2014 J\u2019avais pris le soporifique que vous aviez bien voulu\nme donner, mais, pendant longtemps, il ne fit aucun effet.\nAu contraire, j\u2019avais de moins en moins envie de dormir ;\ntoutes sortes d\u2019id\u00e9es horribles me venaient \u00e0 l\u2019esprit, et\ntoutes se rapportaient \u00e0 la mort, aux vampires, \u00e0 des\nsouffrances, \u00e0 des chagrins, \u00e0 du sang.\nSon mari g\u00e9mit malgr\u00e9 lui ; mais elle se tourna vers lui et\nlui dit doucement :\n\u2014 Ne vous tourmentez pas, mon ch\u00e9ri. Seulement, vous\ndevez \u00eatre tr\u00e8s courageux et tr\u00e8s fort pour pouvoir m\u2019aider\ndans cette \u00e9preuve. Si vous saviez quel effort il me faut\nfaire pour parler de cette horrible nuit, vous comprendriez\ncombien j\u2019ai besoin de votre soutien ! Bon ! Je me dis que\nsi je voulais dormir, ma propre volont\u00e9 devait entrer enjeu \u2013\nen plus de la drogue. Je fis donc tout ce que je pus pour\nm\u2019endormir. Et le sommeil alors a d\u00fb venir vite, car je ne\nme souviens plus de rien. Je ne me suis pas r\u00e9veill\u00e9e\nquand Jonathan est venu se coucher, mais seulement plus\ntard pour m\u2019apercevoir qu\u2019il \u00e9tait \u00e9tendu \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi. Et\nle l\u00e9ger brouillard blanc flottait \u00e0 nouveau dans la\nchambre\u2026 Mais voil\u00e0 que j\u2019oublie si vous savez ce que je\nveux dire\u2026 Quand je vous ferai lire ce que j\u2019ai \u00e9crit, vous\nverrez que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 de ce brouillard. J\u2019\u00e9prouvai cette\npeur assez vague que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 ressentie, et le\nsentiment d\u2019une pr\u00e9sence inconnue dans la chambre. Je\nme retournai pour \u00e9veiller Jonathan, mais en vain : je n\u2019y\nparvins pas. Il dormait si profond\u00e9ment qu\u2019on e\u00fbt dit que\nc\u2019\u00e9tait lui qui avait pris le soporifique, et non pas moi. Cela\nm\u2019\u00e9pouvanta, et je regardai tout autour de moi, medemandant d\u00e9j\u00e0 ce qui allait m\u2019arriver. Alors, vraiment, je\ncrus d\u00e9faillir : \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du lit, comme s\u2019il venait de sortir du\nbrouillard \u2013 ou plut\u00f4t comme si le brouillard, qui \u00e0 ce\nmoment-l\u00e0 s\u2019\u00e9tait compl\u00e8tement dissip\u00e9, avait pris sa\nforme \u2013, se tenait un homme grand et maigre, tout habill\u00e9\nde noir. Je reconnus tout de suite, d\u2019apr\u00e8s les descriptions\nqu\u2019on avait faites de lui, le visage couleur de cire, le long\nnez aquilin qui se d\u00e9tachait dans le clair de lune comme\nune fine ligne blanche, les l\u00e8vres rouges entrouvertes et les\ndents pointues et blanches, et ces yeux flamboyants que\nj\u2019avais l\u2019impression d\u2019avoir d\u00e9j\u00e0 vus quand le soleil\ncouchant \u00e9clairait les vitraux de St Mary\u2019s Church, \u00e0\nWhitby. Sur son front, je reconnaissais \u00e9galement la balafre\nrouge que lui avait faite Jonathan. J\u2019aurais voulu crier, mais\nla peur me paralysait. Il en profita pour me dire dans une\nsorte de murmure saccad\u00e9 cependant qu\u2019il d\u00e9signait\nJonathan du doigt :\n\u2014 Silence ! Sinon c\u2019est lui qui le payera : je lui \u00e9craserai\nle cerveau sous vos yeux !\nMoins que jamais je n\u2019aurais eu la force de lui r\u00e9pondre\nquoi que ce f\u00fbt, ou de faire le moindre geste.\nEn souriant d\u2019un air moqueur, il pla\u00e7a une main sur mon\n\u00e9paule et, me serrant contre lui, me prit la gorge de l\u2019autre\nmain.\n\u2014 Et maintenant, fit-il, que mes efforts soient\nr\u00e9compens\u00e9s ! Allons, soyez calme ! Ce n\u2019est pas la\npremi\u00e8re fois, ni la deuxi\u00e8me, que le sang de vos veines\naura apais\u00e9 ma soif !\nJ\u2019\u00e9tais comme \u00e9tourdie et, chose \u00e9trange, je n\u2019avaisnulle envie de m\u2019opposer \u00e0 son d\u00e9sir. Je suppose que\nc\u2019est une des cons\u00e9quences de l\u2019horrible mal\u00e9diction qui\np\u00e8se sur ses victimes. Oh ! mon Dieu, ayez piti\u00e9 de moi.\nC\u2019est alors qu\u2019il colla ses l\u00e8vres malodorantes sur ma\ngorge.\nSon mari, de nouveau, g\u00e9mit douloureusement. Elle lui\nserra la main plus fort encore et le regarda avec piti\u00e9,\ncomme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 lui qui avait endur\u00e9 ce supplice.\n\u2013 Ma force m\u2019abandonnait de plus en plus, j\u2019\u00e9tais pr\u00eate \u00e0\nm\u2019\u00e9vanouir. J\u2019ignore combien de temps cela dura : mais il\nme semble qu\u2019il se passa de longs, longs moments avant\nqu\u2019il ne retir\u00e2t sa bouche odieuse de laquelle d\u00e9goulinait\ndu sang frais.\nCe souvenir l\u2019accablait \u00e0 ce point que, si son mari ne\nl\u2019avait pas soutenue, elle serait retomb\u00e9e sur ses oreillers.\nMais elle fit un immense effort et poursuivit \u00e0 nouveau :\n\u2014 Alors, toujours moqueur, il reprit : \u00ab Ainsi, vous aussi,\nvous voulez d\u00e9jouer mes plans, vous vous faites la\ncomplice de ces hommes qui cherchent \u00e0 m\u2019an\u00e9antir !\nMais vous savez \u00e0 pr\u00e9sent, comme eux le savent d\u00e9j\u00e0 en\npartie et le sauront mieux encore avant longtemps, ce que\nl\u2019on risque \u00e0 se mettre en travers de mon chemin. Ils\nauraient mieux fait d\u2019employer leur \u00e9nergie \u00e0 d\u2019autres fins,\nplus \u00e0 leur port\u00e9e. Car tandis qu\u2019ils s\u2019ing\u00e9niaient \u00e0 me faire\n\u00e9chec \u2013 \u00e0 moi qui ai command\u00e9 \u00e0 des peuples entiers et\ncombattu \u00e0 leur t\u00eate pendant des si\u00e8cles et des si\u00e8cles\navant que vos complices ne soient n\u00e9s \u2013, je ne cessais de\nd\u00e9jouer leurs plans. Et vous, leur alli\u00e9e tr\u00e8s ch\u00e8re, tr\u00e8s\npr\u00e9cieuse, vous \u00eates maintenant avec moi, chair de machair, sang de mon sang, celle qui va combler tous mes\nd\u00e9sirs et qui, ensuite, sera \u00e0 jamais ma compagne et ma\nbienfaitrice. Le temps viendra o\u00f9 il vous sera fait\nr\u00e9paration ; car aucun parmi ces hommes ne pourra vous\nrefuser ce que vous exigerez d\u2019eux ! Mais, pour le moment,\nvous m\u00e9ritez la punition de votre complicit\u00e9. Vous les avez\naid\u00e9s dans leur dessein de me nuire. Eh bien ! Vous\ndevrez d\u00e9sormais r\u00e9pondre \u00e0 mon appel. Quand, en\npens\u00e9e, je vous crierai : \u201cVenez\u201d, aussit\u00f4t vous traverserez\nterres et mers pour me rejoindre ! Mais auparavant\u2026 \u00bb Il\nd\u00e9boutonna le plastron de sa chemise et, de ses longs\nongles pointus, s\u2019ouvrit une veine de la poitrine. Lorsque le\nsang commen\u00e7a \u00e0 jaillir, d\u2019une main il saisit les deux\nmiennes de fa\u00e7on \u00e0 me rendre tout geste impossible, et de\nl\u2019autre, il me prit la nuque et, de force, m\u2019appliqua la\nbouche contre sa veine d\u00e9chir\u00e9e : je devais donc, soit\n\u00e9touffer, soit avaler un peu de\u2026 Oh ! mon Dieu, qu\u2019ai-je fait\npour devoir endurer tout cela, moi qui ai pourtant toujours\nessay\u00e9 de marcher humblement dans le droit chemin ?\nMon Dieu, mon Dieu, piti\u00e9 ! Ayez piti\u00e9 de mon \u00e2me en cet\nextr\u00eame danger, ayez piti\u00e9 de ceux qui vous aiment !\nElle s\u2019essuya les l\u00e8vres, comme pour les laver de leur\nimpuret\u00e9.\nTandis qu\u2019elle parlait, le jour \u00e9clairait peu \u00e0 peu la\nchambre. Harker restait immobile et ne disait rien ; mais \u00e0\nmesure qu\u2019il \u00e9coutait l\u2019affreux r\u00e9cit, son visage devenait de\nplus en plus sombre et nous nous aper\u00e7\u00fbmes bient\u00f4t\nqu\u2019au-dessus du front h\u00e2l\u00e9, les cheveux avaient blanchi.\nChacun de nous, tour \u00e0 tour, restera assez pr\u00e8s de lachambre du couple infortun\u00e9 pour pouvoir r\u00e9pondre au\npremier appel. Et nous esp\u00e9rons que bient\u00f4t nous serons \u00e0\nnouveau r\u00e9unis pour d\u00e9cider ensemble d\u2019une action\nimm\u00e9diate.\nEn tout cas, je suis certain d\u2019une chose : il est impossible\nque la lumi\u00e8re du soleil levant \u00e9claire aujourd\u2019hui une\nmaison o\u00f9 la d\u00e9tresse soit plus grande.22\nChapitre\n \nJournal de Jonathan Harker\n \n3 octobre\n \nJe le sens : je deviendrais fou si je restais \u00e0 ne rien\nfaire ; aussi je reprends mon journal. Il est six heures ; dans\nune demi-heure, nous nous r\u00e9unirons dans le bureau du Dr\nSeward et t\u00e2cherons de manger, car il nous faut prendre\ndes forces afin de pouvoir travailler, comme les deux\nm\u00e9decins l\u2019ont d\u00e9clar\u00e9. Car c\u2019est aujourd\u2019hui, Dieu le sait !\nque sera exig\u00e9 notre plus grand effort. J\u2019\u00e9cris au hasard de\nla plume, car j\u2019aurais peur de m\u2019arr\u00eater, de me mettre \u00e0\npenser. Je note tout, les choses importantes et les autres.\nQui sait ? Finalement, ce seront peut-\u00eatre les plus\ninsignifiantes en apparence qui nous apprendront le plus.\nEn r\u00e9alit\u00e9, tout ce que nous avons appris jusqu\u2019ici ne nousEn r\u00e9alit\u00e9, tout ce que nous avons appris jusqu\u2019ici ne nous\na servi \u00e0 rien : aurions-nous pu nous trouver dans une\nsituation plus terrible qu\u2019aujourd\u2019hui, Mina et moi ? Et\nmalgr\u00e9 tout, nous devons garder confiance et espoir. Ma\npauvre ch\u00e9rie vient de me dire que c\u2019est dans le malheur\nque nous nous prouvons le mieux notre fid\u00e9lit\u00e9 l\u2019un \u00e0 l\u2019autre,\net qu\u2019il ne faut pas nous laisser d\u00e9courager, que Dieu nous\nprot\u00e9gera jusqu\u2019au bout. Jusqu\u2019au bout ! Oh ! mon Dieu !\nJusqu\u2019au bout de quoi ?\u2026\nLorsque le Dr Van Helsing et le Dr Seward furent\nrevenus de la chambre du pauvre Renf\u00efeld, nous\ndiscut\u00e2mes ce qu\u2019il nous fallait faire. D\u2019abord Seward nous\nraconta que lorsque lui et le professeur \u00e9taient descendus\nchez Renfield, ils l\u2019avaient trouv\u00e9 \u00e9tendu sur le plancher, le\nvisage couvert de blessures et les os du dos bris\u00e9s Le Dr\nSeward avait demand\u00e9 au surveillant de garde dans le\ncouloir s\u2019il n\u2019avait rien entendu. L\u2019homme avoua qu\u2019il s\u2019\u00e9tait\nl\u00e9g\u00e8rement assoupi mais que, tout \u00e0 coup, il avait entendu\ndes voix dans la chambre, puis que Renfield avait cri\u00e9 \u00e0\nplusieurs reprises : \u00ab Dieu !\u2026 Dieu !\u2026 Dieu !\u2026 \u00bb Puis il\navait entendu le bruit d\u2019une chute et, accouru dans la\nchambre, il l\u2019avait trouv\u00e9 l\u00e0, sur le plancher, exactement\ncomme les m\u00e9decins l\u2019avaient vu. Van Helsing voulut lui\nfaire pr\u00e9ciser s\u2019il s\u2019agissait de plusieurs voix ou de la voix\nd\u2019une seule personne, mais il r\u00e9pondit que cela lui \u00e9tait\nimpossible. Au d\u00e9but, il lui avait sembl\u00e9 que Renf\u00eeeld n\u2019\u00e9tait\npas seul, qu\u2019il y avait quelqu\u2019un avec lui, mais comme il\nn\u2019avait vu que lui dans la chambre en y entrant, il en avait\nconclu que personne d\u2019autre ne s\u2019y trouvait. Oui, il avait jur\u00e9\nque c\u2019\u00e9tait le malade qui avait lanc\u00e9 ce cri : \u00ab Dieu ! \u00bbque c\u2019\u00e9tait le malade qui avait lanc\u00e9 ce cri : \u00ab Dieu ! \u00bb\nLe Dr Seward nous d\u00e9clara qu\u2019il ne d\u00e9sirait pas pousser\nplus loin l\u2019affaire : in\u00e9vitablement, on parlerait de faire une\nenqu\u00eate, et il ne servirait \u00e0 rien de dire la v\u00e9rit\u00e9, puisque\npersonne n\u2019y croirait. Il jugeait qu\u2019il pouvait, sur le\nt\u00e9moignage du surveillant, d\u00e9livrer un certificat de d\u00e9c\u00e8s\npar accident, des suites d\u2019une chute que Renf\u00eeeld avait\nfaite de son lit. Au cas o\u00f9 le coroner l\u2019exigerait,\n\u00e9videmment, il laisserait proc\u00e9der \u00e0 l\u2019enqu\u00eate, mais ce\nserait pour arriver au m\u00eame r\u00e9sultat.\nEt maintenant, qu\u2019allions-nous faire ? L\u2019heure cruciale\navait sonn\u00e9. Chacun de nous en convint : Mina devait de\nnouveau \u00eatre des n\u00f4tres, rester au courant de tous nos\nagissements. D\u00e9j\u00e0 elle assistait \u00e0 notre r\u00e9union, et elle\nnous approuva tout ensemble avec courage et tristesse.\n\u2014 Non, vous ne devez plus rien me cacher, dit-elle,\nh\u00e9las ! j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 tenue dans l\u2019ignorance de trop de\nchoses. De plus, quoi que j\u2019apprenne, jamais je ne pourrais\nsouffrir davantage que je n\u2019ai souffert jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, que\nje ne souffre pour le moment ! Au contraire, je trouverai une\nraison d\u2019esp\u00e9rer, de reprendre courage dans n\u2019importe\nquel \u00e9v\u00e9nement qui puisse arriver !\nVan Helsing qui, pendant qu\u2019elle parlait, ne l\u2019avait pas\nquitt\u00e9e du regard, lui demanda brusquement, mais avec\ncalme :\n\u2014 Mais, ch\u00e8re madame Mina, n\u2019avez-vous pas peur,\napr\u00e8s ce qui vient de se passer ?\u2026 Non pour vous, mais\npour ceux qui vous sont chers ?\nSes traits se durcirent, mais ses yeux, tels ceux d\u2019une\nmartyre, exprim\u00e8rent la r\u00e9signation du sacrifice accept\u00e9,martyre, exprim\u00e8rent la r\u00e9signation du sacrifice accept\u00e9,\ntandis qu\u2019elle r\u00e9pondait :\n\u2014 Non ! Non ! Car j\u2019ai pris ma d\u00e9cision !\n\u2014 Votre d\u00e9cision ?\u2026 fit-il encore doucement. Tous,\nnous nous tenions dans un silence profond ; car, tous, nous\ndevinions \u00e0 peu pr\u00e8s ce qu\u2019elle voulait dire.\nElle r\u00e9pondit simplement, comme si cela allait de soi :\n\u2014 Mais oui\u2026 Si je m\u2019aper\u00e7ois jamais \u2013 et je\nm\u2019observerai tr\u00e8s attentivement \u2013 que je veux du mal \u00e0\nquelqu\u2019un que j\u2019aime, je mourrai !\n\u2014 Vous ne voulez pas dire que vous vous suiciderez ?\nreprit-il d\u2019une voix rauque.\n\u2014 Si\u2026 \u00c0 moins que je n\u2019aie un ami v\u00e9ritable qui veuille\nm\u2019\u00e9pargner l\u2019effort d\u2019accomplir moi-m\u00eame un acte si\nterrible !\nElle lan\u00e7a au professeur un regard significatif. Pendant\ntout ce temps, il \u00e9tait rest\u00e9 assis ; mais il se leva alors,\ns\u2019approcha de Mina, posa la main sur sa t\u00eate et dit,\nsolennel :\n\u2014 Mon enfant, vous avez cet ami, et il agirait de la sorte\nsi vous \u00e9tiez r\u00e9ellement en danger. Dieu m\u2019en est t\u00e9moin,\nje ne reculerais pas devant un tel acte, et en ce moment\nm\u00eame, s\u2019il le fallait. Mais, mon enfant\u2026\nDes sanglots r\u00e9prim\u00e9s l\u2019emp\u00each\u00e8rent de parler pendant\nquelques secondes, puis, se ma\u00eetrisant, il poursuivit :\n\u2014 Il y a ici quelqu\u2019un qui se mettra entre vous et la mort.\nVous ne devez pas mourir. Aucune main ne peut vous\ndonner la mort, et moins que toute autre, votre propre main.\nJusqu\u2019au jour o\u00f9 celui qui a souill\u00e9 votre vie sera r\u00e9ellement\nmort, vous, vous ne pouvez pas mourir ! Car, tant qu\u2019il estun de ces non-morts encore vivant pour le mal, votre mort\nvous rendrait semblable \u00e0 lui. Vous devez vivre ! Vous\ndevez lutter, lutter, combattre pour la vie, m\u00eame s\u2019il vous\nsemble que la mort vous serait un bienfait ineffable. Vous\ndevez combattre la Mort elle-m\u00eame, qu\u2019elle vienne \u00e0 vous\ndans la souffrance ou dans la joie, le jour ou la nuit, que\nvous soyez en paix ou en danger ! Pour le salut de votre\n\u00e2me, je vous adjure de ne pas mourir\u2026 bien plus, de ne\njamais penser \u00e0 la mort, jusqu\u2019\u00e0 ce que ce monstre soit\nan\u00e9anti !\nLa pauvre ch\u00e9rie \u00e9tait p\u00e2le comme la mort m\u00eame et\ntremblait de tout son corps. Nous nous taisions tous, et\nnous ne pouvions rien faire. Peu \u00e0 peu, elle se calma, et,\nlevant la t\u00eate vers le professeur, elle dit doucement, mais si\ntristement, en lui tendant la main :\n\u2014 Je vous promets, mon cher ami, que, si Dieu veut que\nje vive, je m\u2019y efforcerai jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ait permis la fin de\nces horreurs.\nSon courage, sa bont\u00e9, nous donnaient \u00e0 nous-m\u00eames\nplus de courage pour affronter tous les p\u00e9rils qui nous\nattendaient encore, nous faisaient accepter d\u2019avance les\nsouffrances que nous allions endurer pour la sauver.\nJe lui dis que nous allions lui remettre les documents se\ntrouvant dans le coffre-fort, ainsi que les papiers, journaux\nou enregistrements dont nous pourrions avoir besoin par la\nsuite. Et j\u2019ajoutai que, tout en joignant \u00e0 ces divers\ndocuments ceux qui pourraient encore nous parvenir, elle\ndevait, elle, continuer \u00e0 tenir son journal. La perspective\nd\u2019une occupation parut lui \u00eatre agr\u00e9able, si toutefois l\u2019onpeut se servir du mot \u00ab agr\u00e9able \u00bb lorsqu\u2019il est question\nd\u2019une affaire aussi sinistre que celle-ci. Comme \u00e0\nl\u2019accoutum\u00e9e, Van Helsing avait, avant aucun de nous,\nr\u00e9fl\u00e9chi \u00e0 l\u2019ensemble de la situation telle qu\u2019elle se\npr\u00e9sentait \u00e0 l\u2019heure m\u00eame, et vu exactement ce qu\u2019il \u00e9tait\nn\u00e9cessaire de faire.\n\u2014 Apr\u00e8s notre exp\u00e9dition \u00e0 \nCarfax\n, dit-il, nous avons\npeut-\u00eatre eu raison de d\u00e9cider de ne pas toucher aux\ncaisses qui se trouvaient l\u00e0. L\u2019eussions-nous fait, le comte\naurait devin\u00e9 notre intention et aurait sans aucun doute pris\nses dispositions pour nous emp\u00eacher de d\u00e9couvrir les\nautres. Tandis que, maintenant, il ne se doute pas du but\nauquel nous voulons arriver ; il ignore m\u00eame, tr\u00e8s\nvraisemblablement, que nous ayons la possibilit\u00e9 de\nrendre ses repaires inefficaces, en sorte qu\u2019il ne puisse\nplus s\u2019y r\u00e9fugier en s\u00fbret\u00e9. Et nous, nous sommes \u00e0\npr\u00e9sent suffisamment renseign\u00e9s pour que, apr\u00e8s avoir\nvisit\u00e9 la maison de Piccadilly de fond en comble, nous\nsoyons \u00e0 m\u00eame de retrouver, en outre, les autres caisses.\nCette journ\u00e9e sera donc pour nous tr\u00e8s importante ; d\u2019elle\npeut d\u00e9pendre notre victoire finale. Puisse le soleil qui se\nl\u00e8ve et voit notre malheur pr\u00e9sent, nous prot\u00e9ger jusqu\u2019\u00e0 ce\nqu\u2019il se couche ce soir ! Jusque-l\u00e0, en effet, le monstre ne\npeut changer de forme ; il est emprisonn\u00e9 dans son\nenveloppe terrestre ; il lui est impossible de se volatiliser\ndans l\u2019air ou de dispara\u00eetre par quelque fente ou quelque\nfissure. S\u2019il veut franchir une porte, il devra l\u2019ouvrir comme\nn\u2019importe quel mortel. C\u2019est pourquoi nous avons la journ\u00e9e\nenti\u00e8re pour d\u00e9couvrir ses repaires et les d\u00e9truire. De sorteenti\u00e8re pour d\u00e9couvrir ses repaires et les d\u00e9truire. De sorte\nque, si m\u00eame nous ne l\u2019avons pas encore captur\u00e9 et\nan\u00e9anti ce soir, en tout cas nous l\u2019acculerons en quelque\nendroit d\u2019o\u00f9 il ne nous \u00e9chappera plus.\nIci, je ne pus plus me taire : l\u2019id\u00e9e que nous laissions\npasser des minutes, des secondes dont d\u00e9pendaient le\nbonheur et la vie de Mina, me devenait insupportable\nPendant que nous parlions, nous n\u2019agissions pas ! Mais\nVan Helsing leva la main :\n\u2014 Un moment, un moment, mon cher Jonathan ! dit-il.\nDans cette affaire, il nous faut proc\u00e9der sans h\u00e2te si nous\nvoulons arriver promptement \u00e0 nos fins. Quand le moment\nd\u2019agir sera l\u00e0, nous agirons ! Selon toute probabilit\u00e9,\nsongez-y, c\u2019est dans cette maison de Piccadilly que les\nchoses vont s\u2019\u00e9claircir pour nous. Le comte a peut-\u00eatre\nachet\u00e9 plusieurs autres maisons ; il doit donc poss\u00e9der les\nactes d\u2019achat de celles-ci, les clefs, que sais-je encore ? Il\ndoit avoir du papier \u00e0 \u00e9crire, il doit avoir son carnet de\nch\u00e8ques\u2026 Il faut bien que tout cela soit quelque part.\nPourquoi pas dans cette demeure si calme en plein\nLondres, o\u00f9 il peut entrer, d\u2019o\u00f9 il peut sortir \u00e0 l\u2019heure qui lui\npla\u00eet, par la porte principale ou par une autre, sans que\npersonne le remarque dans la foule toujours nombreuse en\ncet endroit ? Cette maison, nous allons l\u2019explorer ; et quand\nnous aurons vu ce qu\u2019elle rec\u00e8le, nous pourrons chasser\nnotre vieux renard jusqu\u2019\u00e0 son terrier\u2026 Qu\u2019en dites-vous ?\n\u2014 Alors, partons tout de suite ! m\u2019\u00e9criai-je. Encore une\nfois, nous perdons un temps pr\u00e9cieux !\n\u2014 Et comment entrerons-nous dans cette maison de\nPiccadilly ? me demanda le professeur, tr\u00e8s calme et sansPiccadilly ? me demanda le professeur, tr\u00e8s calme et sans\nbouger.\n\u2014 Peu importe comment ! criai-je encore. Nous\nentrerons de force, s\u2019il le faut !\n\u2014 Et la police ? Elle ne sera pas l\u00e0 \u2013 n\u2019est-ce pas ? \u2013 et\nelle ne dira rien ?\nJe restai interdit, puis je pensai tout \u00e0 coup que s\u2019il\nd\u00e9sirait ne pas aller l\u00e0-bas sur l\u2019heure, il avait ses raisons.\nAussi r\u00e9pondis-je, aussi paisiblement que cela me fut\npossible :\n\u2013 En tout cas, n\u2019attendez pas plus qu\u2019il n\u2019est n\u00e9cessaire.\nVous savez, j\u2019en suis certain, quel supplice j\u2019endure !\n\u2014 Oui, mon enfant, je le sais, \u00f4 combien ! Et je voudrais\nne pas ajouter \u00e0 votre terrible angoisse ! Mais\nr\u00e9fl\u00e9chissez : que pouvons-nous faire aussi longtemps que\nles rues ne sont pas remplies de monde ? Alors, oui, il sera\ntemps d\u2019agir. Moi-m\u00eame, j\u2019y ai beaucoup pens\u00e9, croyez-le,\net il me semble que le moyen le plus simple est le meilleur\nde tous. Nous voulons entrer dans cette maison, mais nous\nn\u2019avons pas les clefs \u2013 c\u2019est l\u00e0 le probl\u00e8me, n\u2019est-ce pas ?\nJ\u2019acquies\u00e7ai d\u2019un signe de t\u00eate.\n\u2014 Bon. Supposez maintenant que vous soyez le\npropri\u00e9taire de cette maison et que, pourtant, vous ne les\nayez pas, ces clefs. Que feriez-vous ?\n\u2014 J\u2019irais chercher un honn\u00eate serrurier et je lui ferais\ncrocheter la serrure.\n\u2014 Et la police n\u2019interviendrait pas ?\n\u2014 Non, si elle s\u2019aper\u00e7oit que l\u2019homme travaille \u00e0 la\ndemande du propri\u00e9taire lui-m\u00eame.\n\u2014 Ainsi donc, continua-t-il en me regardant dans lesyeux, les seules choses dont on puisse douter, c\u2019est que\nl\u2019employeur soit vraiment le propri\u00e9taire et que vos\npoliciers ne soient pas trop cr\u00e9dules. Vos policiers sont\nassur\u00e9ment des hommes z\u00e9l\u00e9s, et habiles \u2013 oh ! si habiles\n\u00e0 deviner tout ce qui se passe dans les c\u0153urs, qu\u2019ils\ns\u2019embrouillent parfois. Non, non, mon cher Jonathan, vous\npouvez aller crocheter les serrures de cent maisons dans\nvotre ville de Londres, ou dans n\u2019importe quelle ville du\nmonde ; si vous le faites convenablement, et au moment\nopportun, vous n\u2019aurez aucun ennui ! \u00c9coutez l\u2019histoire que\nj\u2019ai lue un jour. Un monsieur poss\u00e9dait \u00e0 Londres une\nmagnifique demeure. Cet \u00e9t\u00e9-l\u00e0, partant pour la Suisse o\u00f9\nil devait passer plusieurs mois, il la ferma compl\u00e8tement. Il\nne se passa pas longtemps avant qu\u2019un cambrioleur s\u2019y\nintroduis\u00eet par une fen\u00eatre dont il brisa les vitres et qui\ndonnait sur le jardin. Il alla ouvrir toutes les fen\u00eatres de la\nfa\u00e7ade et ressortit par la porte principale, sous les yeux\nm\u00eames des policiers. Bient\u00f4t, il fit proc\u00e9der \u00e0 une vente\npublique du mobilier de la maison, ce qu\u2019il annon\u00e7a par\nune immense affiche coll\u00e9e sur le mur ; et, au jour dit, il fit\nvendre par un commissaire-priseur r\u00e9put\u00e9 tout ce que\nposs\u00e9dait le monsieur qui passait des vacances en\nSuisse. Puis, ce fut la maison elle-m\u00eame qu\u2019il vendit \u00e0 un\nentrepreneur de b\u00e2timents, s\u2019arrangeant avec lui pour qu\u2019il\nla d\u00e9mol\u00eet avant une certaine date. Et la police et vos autres\nautorit\u00e9s municipales lui facilit\u00e8rent les choses. Et lorsque\nle vrai propri\u00e9taire revint de Suisse, il trouva un grand trou\nau lieu m\u00eame o\u00f9 s\u2019\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e sa maison. Mais tout s\u2019\u00e9tait\nfait dans les r\u00e8gles, et ce sera dans les r\u00e8gles \u00e9galementque se passera notre affaire. Nous n\u2019allons pas nous\nrendre l\u00e0-bas de trop bonne heure afin de ne pas permettre\naux agents de police, qui n\u2019auraient pas alors grand-chose\n\u00e0 penser, de juger notre pr\u00e9sence insolite ; mais seulement\napr\u00e8s dix heures quand, au milieu de la foule, on nous\nprendra pour les propri\u00e9taires de la maison.\n\u00c9videmment, il avait raison, et le visage de Mina elle-\nm\u00eame s\u2019\u00e9claira un peu : tous, nous \u00e9prouvions un\nsentiment d\u2019espoir en \u00e9coutant la sage explication de Van\nHelsing.\n\u2014 Une fois dans la maison, reprit-il, nous trouverons\npeut-\u00eatre d\u2019autres indices ; en tout cas, certains d\u2019entre\nnous pourront rester l\u00e0 pendant que les autres iront \u00e0 la\nrecherche des caisses qui manquent encore \u2013 \u00e0\nBersmondsey et \u00e0 Mile End.\n\u2014 Je pourrai vous \u00eatre utile l\u00e0-bas, d\u00e9clara vivement\nLord Godalming en se levant. Je vais t\u00e9l\u00e9graphier \u00e0 mes\ngens de pr\u00e9parer voitures et chevaux.\n\u2014 C\u2019est une id\u00e9e merveilleuse ! s\u2019\u00e9cria Quincey. Mais\nne craignez-vous pas, mon vieil Art, que vos beaux\n\u00e9quipages avec leurs \u00e9cussons, en passant dans les\nchemins de Walworth ou de Mile End, n\u2019attirent l\u2019attention\nplus qu\u2019il n\u2019est souhaitable ? Il me semble que nous\ndevrions plut\u00f4t prendre un fiacre, et en descendre \u00e0\nquelque distance de l\u2019endroit o\u00f9 nous voulons aller.\n\u2014 Quel \u00eatre intelligent, cet ami Quincey ! dit le\nprofesseur. Il est vrai que dans ce que nous entreprenons,\nmoins nous serons vus, mieux cela vaudra.\nMina, pour toutes choses, montrait un int\u00e9r\u00eat croissant, etje me r\u00e9jouissais de constater que, par l\u00e0 m\u00eame, elle\noubliait momentan\u00e9ment sa terrible nuit. Son visage \u00e9tait\np\u00e2le, tr\u00e8s p\u00e2le, presque bl\u00eame, et si aminci que les l\u00e8vres\nsemblaient \u00e9tir\u00e9es, montrant davantage les dents. Je n\u2019en\nai encore rien dit, mais mon sang s\u2019est glac\u00e9 dans mes\nveines \u00e0 la pens\u00e9e de ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 la pauvre Lucy\napr\u00e8s que le comte lui eut ainsi suc\u00e9 le sang. Pourtant,\nchez Mina, on n\u2019a nullement l\u2019impression que les dents\ndeviennent plus pointues ; mais peu d\u2019heures se sont\n\u00e9coul\u00e9es depuis l\u2019horrible visite, et, h\u00e9las ! on peut encore\nredouter le pire !\nNous d\u00e9cid\u00e2mes qu\u2019avant de partir pour Piccadilly, nous\ndevions d\u00e9truire le repaire du comte qui \u00e9tait le plus\nproche. Et au cas o\u00f9 il s\u2019en apercevrait tout de suite, nous\naurions encore l\u2019avantage sur lui pour poursuivre notre\nt\u00e2che, et sa pr\u00e9sence sous une forme purement physique\npendant les heures o\u00f9 il ne jouissait pas de son fantastique\npouvoir, nous fournirait peut-\u00eatre de nouvelles indications.\nLe professeur proposa que, apr\u00e8s \u00eatre all\u00e9s \u00e0 \nCarfax\n,\nnous nous rendions tous \u00e0 la maison de Piccadilly ; les\ndeux m\u00e9decins et moi-m\u00eame y resterions tandis que Lord\nGodalming et Quincey iraient d\u00e9truire les repaires de\nWalworth et de Mile End. Il \u00e9tait possible, sinon\nvraisemblable, insista le professeur, que le comte f\u00eet une\napparition \u00e0 Piccadilly au cours de la journ\u00e9e et, s\u2019il en \u00e9tait\nainsi, nous aurions d\u00e8s lors \u00e0 lui tenir t\u00eate. De toute fa\u00e7on,\nnous serions ensemble pour le poursuivre. En ce qui me\nconcernait, je fis une objection \u00e0 ce plan : je voulais, dis-je,\nrester aupr\u00e8s de Mina pour la prot\u00e9ger ; mais Mina nerester aupr\u00e8s de Mina pour la prot\u00e9ger ; mais Mina ne\nvoulut rien entendre. Elle d\u00e9clara que je serais peut-\u00eatre\nutile pour trancher l\u2019une ou l\u2019autre question de droit : que,\ndans les papiers du comte, certains points seraient sans\ndoute intelligibles \u00e0 moi seul qui avais connu le\npersonnage chez lui, en Transylvanie ; et que, dans tous les\ncas, il nous fallait \u00eatre aussi nombreux que possible pour\naffronter la force extraordinaire du comte. Elle tint bon, et je\nfinis par c\u00e9der.\n\u2014 Que vous travailliez tous ensemble, dit-elle, voil\u00e0\nencore pour moi une raison d\u2019esp\u00e9rer. Quant \u00e0 moi, je ne\ncrains rien. L\u2019\u00e9preuve la plus terrible est pass\u00e9e ; dans tout\nce qui pourra arriver d\u00e9sormais, il y aura un peu d\u2019espoir et\nde r\u00e9confort. Allez, mon ch\u00e9ri ! Si telle est la volont\u00e9 de\nDieu, il me prot\u00e9gera aussi bien lorsque je serai seule que\nlorsque l\u2019un de vous est pr\u00e8s de moi !\n\u2014 Alors, au nom de Dieu, m\u2019\u00e9criai-je, partons\nimm\u00e9diatement ! Le comte peut arriver \u00e0 Piccadilly plus t\u00f4t\nque nous ne le pensons !\n\u2014 Mais non, mais non ! dit Van Helsing avec un geste\nde la main comme s\u2019il voulait apaiser mon impatience.\n\u2013 Comment le savez-vous ?\n\u2013 Oubliez-vous, me demanda-t-il non sans qu\u2019un sourire\nfugitif pass\u00e2t sur son visage, que cette nuit il a fait un festin\net qu\u2019il dormira tard aujourd\u2019hui ?\nL\u2019oublier ! Aurais-je pu l\u2019oublier ? L\u2019oublierai-je jamais ?\nAucun de nous pourra-t-il jamais oublier pareille horreur ?\nMina s\u2019effor\u00e7a de rester calme ; mais sa douleur se r\u00e9veilla\net elle se cacha le visage entre les mains tandis qu\u2019elle\ng\u00e9missait et tremblait de nouveau de la t\u00eate aux pieds.Van Helsing, de toute \u00e9vidence, n\u2019avait pas voulu rouvrir\nsa blessure. Un moment, il n\u2019avait plus pens\u00e9 au r\u00f4le\ninvolontaire qu\u2019elle tenait dans toute cette affaire, mais\nsimplement au meilleur moyen d\u2019arriver \u00e0 ses fins. Quand il\nse rendit compte de ce qu\u2019il venait de dire, il en fut lui-\nm\u00eame \u00e9pouvant\u00e9.\n\u2014 Oh ! madame Mina, ch\u00e8re, ch\u00e8re madame Mina, fit-il,\npardonnez-moi ! H\u00e9las ! Moi qui vous admire, qui vous\naime tant, ai-je pu \u00eatre aussi \u00e9tourdi ! Mais vous oublierez,\nn\u2019est-ce pas ?\nTout en parlant, il s\u2019\u00e9tait pench\u00e9 vers elle ; elle lui prit la\nmain, et, le regardant \u00e0 travers ses larmes, lui r\u00e9pondit :\n\u2014 Non, je n\u2019oublierai pas ; au contraire, il faut que je me\nsouvienne ; et le souvenir que je garderai de vous sera si\ndoux qu\u2019il m\u2019aidera \u00e0 ne pas perdre l\u2019autre. Maintenant,\nvous allez partir bient\u00f4t. Le petit d\u00e9jeuner est pr\u00eat ; nous\ndevons tous y faire honneur, car tous nous avons besoin de\nforces.\nCe petit d\u00e9jeuner nous sembla un repas assez \u00e9trange.\nNous voulions \u00eatre gais, nous encourager les uns les\nautres, et c\u2019\u00e9tait encore Mina qui montrait le plus d\u2019entrain.\nFinalement, Van Helsing se leva et d\u00e9clara :\n\u2014 Mes enfants, l\u2019heure d\u00e9cisive approche. Sommes-\nnous tous arm\u00e9s comme la nuit o\u00f9 nous avons visit\u00e9 le\npremier repaire de notre ennemi ? Arm\u00e9s pour r\u00e9sister \u00e0\nune attaque aussi bien spirituelle que physique ? Nous le\nrassur\u00e2mes sur ce point.\n\u2014 Parfait ! En tout cas, madame Mina, vous \u00eates \u00e0 l\u2019abri\nde tout danger jusqu\u2019\u00e0 ce que le soleil se couche et, d\u2019icil\u00e0, nous serons revenus\u2026 si\u2026 Mais oui, nous reviendrons !\nSeulement vous aussi, malgr\u00e9 tout, il faut que vous puissiez\narr\u00eater l\u2019ennemi s\u2019il cherchait de nouveau \u00e0 vous nuire.\nDepuis que vous avez quitt\u00e9 votre chambre, je suis all\u00e9 y\nmettre certaines choses \u2013 vous savez tous lesquelles \u2013 qui\nl\u2019emp\u00eacheront d\u2019entrer. Et d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent, moi-m\u00eame je\ntouche votre front de ce morceau de la Sainte Hostie, au\nnom du P\u00e8re, et du Fils, et du\u2026\nNous entend\u00eemes un cri \u00e9pouvantable. L\u2019Hostie avait\nbr\u00fbl\u00e9 le front de Mina comme l\u2019e\u00fbt fait un morceau de m\u00e9tal\nchauff\u00e9 \u00e0 blanc. Ma pauvre ch\u00e9rie avait pleinement\ncompris ce que cela signifiait, aussi vite qu\u2019elle en avait\nressenti la douleur, et son cri \u00e9tait l\u2019expression de la\nd\u00e9tresse infinie o\u00f9 elle se sentait sombrer. Il r\u00e9sonnait\nencore \u00e0 nos oreilles qu\u2019elle se jetait \u00e0 genoux et\ng\u00e9missait, tout en ramenant sa belle chevelure sur son\nvisage, comme le l\u00e9preux s\u2019\u00e9tait voil\u00e9 de son manteau :\n\u2014 Impure ! Je suis impure ! Le Dieu tout-puissant lui-\nm\u00eame fuit ma chair maudite ! Jusqu\u2019au Jugement dernier,\nje porterai sur mon front ce stigmate de ma honte !\nTous, ils la regardaient, interdits. Pour moi, je m\u2019\u00e9tais\njet\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle, en proie \u00e0 un affreux d\u00e9sespoir, et,\npassant mes bras autour de sa taille, je la serrai\n\u00e9troitement contre moi. Pendant quelques instants, nos\nc\u0153urs gonfl\u00e9s de chagrin battirent au m\u00eame rythme tandis\nque nos amis d\u00e9tournaient la t\u00eate et pleuraient en silence.\nPuis Van Helsing s\u2019approcha de nous et dit d\u2019un ton si\ngrave que je ne pus m\u2019emp\u00eacher de penser qu\u2019il parlait\ncomme s\u2019il \u00e9tait inspir\u00e9 :\u2014 Il se peut, en effet, que vous ayez \u00e0 porter cette\nmarque jusqu\u2019\u00e0 ce que Dieu, au jour du Jugement dernier,\nd\u00e9cide que le temps est venu pour lui de remettre tous les\np\u00e9ch\u00e9s que ses enfants auront commis sur la terre. Oh !\ntr\u00e8s ch\u00e8re madame Mina, puissions-nous, nous qui vous\naimons, \u00eatre l\u00e0 pour voir la marque rouge \u2013 ce signe qui\nmontre que Dieu sait ce qui vous est arriv\u00e9 \u2013 dispara\u00eetre de\nvotre front qui redeviendra alors aussi pur que votre c\u0153ur !\nCar, n\u2019en doutons pas, cette marque s\u2019effacera quand il\nplaira \u00e0 Dieu de nous d\u00e9livrer du lourd fardeau qui p\u00e8se sur\nnous. Jusqu\u2019alors, il nous faut porter notre croix, comme\nSon fils a port\u00e9 la sienne pour ob\u00e9ir \u00e0 la volont\u00e9 du P\u00e8re.\nPeut-\u00eatre sommes-nous les instruments de Sa volont\u00e9 et\ndevons-nous monter jusqu\u2019\u00e0 Lui, comme l\u2019Autre \u2013 mais\ndans la honte, couverts de sang et de larmes, remplis de\ndoutes et de crainte : ce qui fait toute la diff\u00e9rence entre\nDieu et l\u2019homme.\nSes paroles nous aid\u00e8rent \u00e0 nous r\u00e9signer \u2013 au-del\u00e0 de\nla r\u00e9signation, l\u2019espoir \u00e9tait permis. Mina et moi le\nsent\u00eemes tous les deux et, en m\u00eame temps, nous sais\u00eemes\nchacun une main du professeur et nous nous pench\u00e2mes\npour la baiser. Alors, tous, nous nous agenouill\u00e2mes pour\njurer de rester unis, fid\u00e8les les uns aux autres. Nous, les\nhommes, nous f\u00eemes le serment de rendre paix et bonheur\n\u00e0 celle que, chacun \u00e0 notre fa\u00e7on, nous aimions, tout en\npriant Dieu de nous assister dans notre t\u00e2che.\nIl \u00e9tait temps de partir. Je dis adieu \u00e0 Mina ; et cet\ninstant, ni elle ni moi nous ne l\u2019oublierons de notre vie !\nSi jamais nous nous apercevons que Mina risque dedevenir un vampire, ma d\u00e9cision est prise : elle n\u2019entrera\npas seule dans cette terrible et myst\u00e9rieuse condition.\nJe suppose que c\u2019est ainsi que jadis un seul vampire en\nsuscitait plusieurs : de m\u00eame que leurs corps hideux ne\ntrouvaient de repos que dans une terre sacr\u00e9e, de m\u00eame,\nils se servaient de l\u2019amour le plus pur pour grossir leurs\nsinistres rangs.\nNous n\u2019e\u00fbmes aucune difficult\u00e9 \u00e0 entrer \u00e0 \nCarfax\n : nous y\ntrouv\u00e2mes tout exactement dans le m\u00eame \u00e9tat que lors de\nnotre premi\u00e8re visite. Nous ne d\u00e9couvr\u00eemes aucun papier,\nabsolument rien qui p\u00fbt \u00eatre l\u2019indice d\u2019une pr\u00e9sence\nquelconque ; dans la vieille chapelle, les grandes caisses\nne paraissaient pas avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9plac\u00e9es d\u2019un pouce\ndepuis que nous les avions vues.\n\u2014 Mes amis, dit Van Helsing, nous avons ici un premier\ndevoir \u00e0 remplir. Nous allons rendre inefficace la terre que\ncontiennent ces coffres, cette terre sanctifi\u00e9e par de\npieuses m\u00e9moires et que le monstre a fait venir d\u2019un pays\nlointain pour pouvoir s\u2019y r\u00e9fugier. Cette terre, il l\u2019a choisie\npr\u00e9cis\u00e9ment parce qu\u2019elle \u00e9tait sanctifi\u00e9e ; de sorte que\nc\u2019est en nous servant de son arme \u00e0 lui que nous lui\ninfligerons sa d\u00e9faite ; cette terre \u00e9tait consacr\u00e9e \u00e0\nl\u2019homme \u2013 maintenant, nous la consacrons \u00e0 Dieu.\nTout en parlant, il avait tir\u00e9 de son sac un tournevis et une\nclef universelle et, tr\u00e8s vite, il fit sauter le couvercle d\u2019une\ndes caisses. La terre d\u00e9gageait une odeur de moisi ; mais\nplus que par cette odeur, nous avions l\u2019attention attir\u00e9e par\nce que faisait le professeur : il avait pris un morceau de la\nSainte Hostie, il le posa respectueusement sur la terre,puis il abaissa le couvercle, et nous l\u2019aid\u00e2mes \u00e0 le visser \u00e0\nnouveau.\nNous ouvr\u00eemes et referm\u00e2mes toutes les caisses l\u2019une\napr\u00e8s l\u2019autre, les laissant apparemment telles que nous les\navions trouv\u00e9es ; seulement, dans chacune d\u2019elles, il y avait\n\u00e0 pr\u00e9sent un morceau de la Sainte Hostie.\nLa porte de la maison referm\u00e9e derri\u00e8re nous, le\nprofesseur s\u2019\u00e9cria :\n\u2014 Voil\u00e0 qui est fait ! Si nous r\u00e9ussissons de cette fa\u00e7on\nen ce qui concerne les autres coffres, le soleil, quand il se\ncouchera ce soir, pourra \u00e9clairer d\u2019une derni\u00e8re lueur le\nfront blanc et immacul\u00e9 de madame Mina !\nEn redescendant l\u2019all\u00e9e pour nous rendre \u00e0 la gare o\u00f9\nnous devions prendre le train, nous passions devant\nl\u2019\u00e9tablissement. Je regardai \u00e9videmment en direction de\nnotre fen\u00eatre et j\u2019y vis Mina. J\u2019agitai la main et lui fis\ncomprendre que nous \u00e9tions tr\u00e8s satisfaits de notre travail\n\u00e0 \nCarfax\n. \u00c0 son tour, d\u2019un signe elle m\u2019apprit qu\u2019elle avait\nsaisi le sens de mon geste. Elle agita la main longtemps\nencore, puis, au fur et \u00e0 mesure que je m\u2019\u00e9loignais, sa\nsilhouette s\u2019estompa et enfin je ne la vis plus du tout. C\u2019est\nle c\u0153ur gros que nous atteign\u00eemes le quai de la gare, \u00e0\nl\u2019instant m\u00eame o\u00f9 le train allait partir.\nEt c\u2019est dans le train que j\u2019ai \u00e9crit ces pages.\nPiccadilly, midi et demi\nNous allions arriver \u00e0 Fen-church Street quand Lord\nGodalming me dit :\n\u2014 Nous irons chercher le serrurier, Quincey et moi ;mieux vaut ne pas nous accompagner ; je pense au cas o\u00f9\nsurgirait quelque difficult\u00e9. Car les circonstances sont telles\nqu\u2019il nous faudra peut-\u00eatre, malgr\u00e9 tout, forcer la porte de\ncette maison ; en tant que solicitor, il est sans doute\npr\u00e9f\u00e9rable que vous ne vous en m\u00ealiez pas !\nJe voulus protester, mais il reprenait d\u00e9j\u00e0 :\n\u2014 En outre, moins nombreux nous serons, moins on\nnous remarquera. Mon titre impressionnera le serrurier\ncomme il impressionnera les agents, s\u2019il en vient\u2026 Allez\nplut\u00f4t avec John et le professeur nous attendre dans Green\nPark, d\u2019o\u00f9 vous pourrez voir la maison ; quand la porte\nsera ouverte et le serrurier parti, vous viendrez tous les\ntrois nous rejoindre. Nous vous guetterons et nous vous\nferons entrer.\n\u2014 Excellente id\u00e9e ! approuva Van Helsing, et nous nous\ns\u00e9par\u00e2mes l\u00e0-dessus, Godalming et Morris sautant dans\nun fiacre, et nous dans un autre. Au coin d\u2019Arlington Street,\nnous descend\u00eemes de voiture et all\u00e2mes nous promener\ndans Green Park. Je sentis mon c\u0153ur battre tr\u00e8s fort\nlorsque j\u2019aper\u00e7us la maison en laquelle nous mettions tant\nd\u2019espoir, et qui se dressait, abandonn\u00e9e \u00e0 son silence\nsinistre, entre d\u2019autres demeures gaies et anim\u00e9es. Nous\nnous ass\u00eemes sur un banc d\u2019o\u00f9 nous ne la perdions pas de\nvue, et c\u2019est en fumant des cigarettes comme de simples\nfl\u00e2neurs que nous attend\u00eemes l\u2019arriv\u00e9e des deux autres.\nChaque minute nous semblait une \u00e9ternit\u00e9.\nFinalement, nous v\u00eemes une voiture s\u2019arr\u00eater devant la\nmaison. Lord Godalming et Morris en descendirent avec\nune parfaite nonchalance, puis, du si\u00e8ge, un ouvrier trapu,portant des outils. Morris paya le cocher qui toucha de la\nmain sa casquette et repartit, tandis que Godalming et\nl\u2019ouvrier montaient les marches du perron. Lord Godalming\nmontra le travail qu\u2019il d\u00e9sirait voir accomplir, et l\u2019autre\ncommen\u00e7a par \u00f4ter lentement sa veste qu\u2019il pendit \u00e0 la\nbalustrade tout en adressant quelques mots \u00e0 un agent de\npolice qui passait. Ce dernier lui r\u00e9pondit, et notre homme\nse mit \u00e0 genoux, choisit parmi tous ses outils ceux qu\u2019il lui\nfallait et les disposa avec ordre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Puis il se\nreleva, regarda par le trou de la serrure, souffla dedans, et,\nse tournant vers Lord Godalming et Morris, fit une\nremarque ; Lord Godalming sourit, et l\u2019ouvrier prit un\n\u00e9norme trousseau de clefs. Il essaya une de ces clefs dans\nla serrure, puis une autre, puis encore une autre. Il donna\nalors un l\u00e9ger coup d\u2019\u00e9paule dans la porte qui s\u2019ouvrit\naussit\u00f4t, et nous les v\u00eemes entrer tous trois dans le corridor.\nNous restions assis, immobiles. Je fumais sans arr\u00eat,\ntandis que Van Helsing avait laiss\u00e9 \u00e9teindre son cigare. Il\nnous fallait attendre avec patience. L\u2019ouvrier sortit enfin et\nreprit son sac d\u2019outils. Puis, tenant avec son genou la porte\nentrouverte, il introduisit une clef dans la serrure, l\u2019en retira,\net la tendit enfin \u00e0 Lord Godalming qui lui mit dans la main\nquelque argent. L\u2019homme esquissa un geste de salut,\nrenfila sa veste, ramassa ses outils et s\u2019\u00e9loigna. Personne\nne s\u2019\u00e9tait avis\u00e9 de quoi que ce f\u00fbt.\nLorsque l\u2019homme fut hors de vue, nous sort\u00eemes des\njardins, travers\u00e2mes la rue, et all\u00e2mes frapper \u00e0 la porte.\nQuincey Morris vint imm\u00e9diatement nous ouvrir ; \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de\nlui, Lord Godalming allumait un cigare.\u2014 Cette maison sent terriblement mauvais, nous dit ce\ndernier comme nous entrions.\nEn effet, cela sentait terriblement mauvais \u2013 l\u2019odeur\nm\u00eame de la chapelle de \nCarfax\n \u2013 et notre premi\u00e8re\nexp\u00e9rience aidant, nous ne doutions plus que nous ne\nfussions dans une des demeures du comte. Nous nous\nm\u00eemes \u00e0 explorer une pi\u00e8ce apr\u00e8s l\u2019autre, restant toujours\ntous ensemble, en cas d\u2019attaque \u2014 puisque le comte aussi\nbien pouvait se trouver dans la maison. Dans la salle \u00e0\nmanger, au bout du corridor, nous v\u00eemes huit caisses, alors\nque nous en recherchions neuf ! Nous ouvr\u00eemes les volets\nde la fen\u00eatre qui donnait sur une cour \u00e9troite, pav\u00e9e, au\nfond de laquelle des communs \u2013 les \u00e9curies \u2013 n\u2019avaient,\neux, aucune fen\u00eatre, de sorte que nous ne risquions pas\nd\u2019\u00eatre vus. Sans perdre un instant, en nous servant des\noutils que nous avions apport\u00e9s, nous ouvr\u00eemes chacune\ndes caisses pour y d\u00e9poser, comme nous l\u2019avions fait \u00e0\nCarfax\n, un morceau de l\u2019Hostie. De toute \u00e9vidence, le\ncomte n\u2019\u00e9tait pas dans la maison \u00e0 ce moment-l\u00e0, et nous\npoursuiv\u00eemes nos recherches.\nS\u00fbrs de n\u2019avoir n\u00e9glig\u00e9 aucun recoin de la maison de la\ncave au grenier, nous en v\u00eenmes \u00e0 la conclusion que tout ce\nqui appartenait au comte se trouvait dans la salle \u00e0\nmanger. Nous y f\u00fbmes \u00e0 nouveau pour proc\u00e9der \u00e0 un\nexamen d\u00e9taill\u00e9 de chaque objet. Ils \u00e9taient tous dispos\u00e9s\nsur la grande table, dans une sorte de d\u00e9sordre \u00e9tudi\u00e9. Il y\navait les actes notari\u00e9s de l\u2019achat de la maison de\nPiccadilly, ainsi que ceux des maisons de Mile End et de\nBermondsey, du papier \u00e0 lettres, des enveloppes, desplumes, de l\u2019encre. Un mince papier d\u2019emballage\npr\u00e9servait le tout de la poussi\u00e8re. Il y avait aussi une\nbrosse \u00e0 habits, une brosse \u00e0 cheveux, un peigne, une\ncruche et une cuvette \u2013 celle-ci remplie d\u2019eau sale et rougie\ncomme si on y avait vers\u00e9 du sang. Enfin, des clefs de\ntoutes sortes et de toutes dimensions qui \u00e9taient\nprobablement celles des autres maisons. D\u00e8s que nous\ne\u00fbmes examin\u00e9 ces clefs, Lord Godalming et Quincey\nMorris not\u00e8rent les adresses exactes des diff\u00e9rentes\nmaisons \u00e0 Mile End et \u00e0 Bermondsey, et, munis de ces\nclefs, partirent pour aller achever l\u00e0-bas l\u2019\u0153uvre de\ndestruction. Et maintenant, nous attendons leur retour\u2026 ou\nl\u2019arriv\u00e9e du comte.23\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \n3 octobre\n \nLe temps nous semblait terriblement long tandis que\nnous attendions le retour de Godalming et de Quincey\nMorris. Le professeur s\u2019effor\u00e7ait de nous distraire en\noccupant sans cesse notre esprit. Je devinais sa bonne\nintention d\u2019apr\u00e8s les coups d\u2019\u0153il que, de temps \u00e0 autre, il\njetait \u00e0 la d\u00e9rob\u00e9e vers Harker. Le pauvre gar\u00e7on est\nplong\u00e9 dans un d\u00e9sespoir effrayant \u00e0 voir. Hier, c\u2019\u00e9tait un\nhomme s\u00fbr de soi, l\u2019air heureux, son jeune visage\nd\u00e9bordant de vitalit\u00e9 et d\u2019\u00e9nergie, avec des cheveux brun\nfonc\u00e9. Aujourd\u2019hui, c\u2019est un vieillard \u00e9puis\u00e9 et hagard, ses\ncheveux sont presque blancs, ses yeux br\u00fblent au fond des\norbites creuses et le chagrin a burin\u00e9 son visage de rides.orbites creuses et le chagrin a burin\u00e9 son visage de rides.\nSon \u00e9nergie est encore intacte, et m\u00eame il fait penser \u00e0\nune flamme ardente. L\u00e0 peut-\u00eatre est son salut car, si tout\nva bien, cette \u00e9nergie le fera \u00e9merger du d\u00e9sespoir et\nalors il s\u2019\u00e9veillera \u00e0 nouveau en quelque sorte aux r\u00e9alit\u00e9s\nde la vie. Pauvre gar\u00e7on ! Je trouvais ma propre inqui\u00e9tude\nd\u00e9j\u00e0 bien p\u00e9nible ; que dire de la sienne ? Le professeur\ncomprend cela et fait donc tout ce qu\u2019il peut pour le\ndistraire. Ce qu\u2019il nous disait \u00e9tait du plus haut int\u00e9r\u00eat.\n\u2013 J\u2019ai \u00e9tudi\u00e9 et repris cent fois, depuis qu\u2019ils sont\nparvenus entre mes mains, tous les documents relatifs \u00e0 ce\nmonstre. De plus en plus, je crois \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 de\nl\u2019an\u00e9antir. Partout nous voyons la preuve de ses progr\u00e8s \u2013\nprogr\u00e8s, non seulement dans son pouvoir, mais dans la\nconnaissance qu\u2019il a de ce pouvoir. D\u2019apr\u00e8s ce que j\u2019ai\nappris gr\u00e2ce aux recherches de mon ami Arminius de\nBudapest, il \u00e9tait de son vivant un homme remarquable,\nguerrier, homme d\u2019\u00c9tat, alchimiste ; et l\u2019alchimie\nrepr\u00e9sentait alors le plus haut degr\u00e9 de la science. Il avait\nune puissante intelligence, une culture sans \u00e9gale, et un\nc\u0153ur qui ne connaissait ni peur ni remords. Il eut m\u00eame\nl\u2019audace d\u2019assister aux le\u00e7ons de Scholomance et ne\nlaissa sans s\u2019y essayer aucune branche du savoir de son\n\u00e9poque. Aussi, en lui, le pouvoir de l\u2019intelligence a surv\u00e9cu\n\u00e0 la mort physique, bien que, semble-t-il, sa m\u00e9moire ne\nsoit pas demeur\u00e9e intacte. Pour certaines facult\u00e9s de\nl\u2019esprit, il n\u2019\u00e9tait plus, il n\u2019est encore qu\u2019un enfant. Mais il\nprogresse, et certaines choses en lui qui d\u2019abord \u00e9taient\npu\u00e9riles ont maintenant atteint leur \u00e9tat adulte. Il s\u2019instruit\npar l\u2019exp\u00e9rience, et non sans succ\u00e8s. Si nous n\u2019avions paspar l\u2019exp\u00e9rience, et non sans succ\u00e8s. Si nous n\u2019avions pas\ncrois\u00e9 son chemin, il serait maintenant \u2013 et il peut encore\nl\u2019\u00eatre si nous \u00e9chouons \u2013 le p\u00e8re ou le guide d\u2019une nouvelle\nrace d\u2019hommes et de femmes qui suivront leur voie dans la\nMort, et non pas dans la Vie. Harker g\u00e9mit et dit :\n\u2013 Et toutes ces forces sont d\u00e9ploy\u00e9es contre ma bien-\naim\u00e9e ! Mais que sont ses exp\u00e9riences ? Le savoir peut\nnous aider \u00e0 le vaincre.\n\u2013 Depuis son arriv\u00e9e en Angleterre, il n\u2019a cess\u00e9\nd\u2019exp\u00e9rimenter son pouvoir \u2013 lentement mais s\u00fbrement ;\ncette intelligence \u00e0 la fois puissante et pu\u00e9rile qui est la\nsienne travaille sans arr\u00eat. Il est heureux pour nous que ce\nsoit encore pour le moment une intelligence d\u2019enfant, car\ns\u2019il avait os\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9part s\u2019attaquer \u00e0 certaines choses, il\nserait depuis longtemps hors de notre atteinte. Cependant,\nil est bien r\u00e9solu \u00e0 r\u00e9ussir, et un homme qui a des si\u00e8cles\ndevant lui peut se permettre d\u2019attendre et d\u2019avancer\nlentement. \nFestina lente\n, h\u00e2te-toi lentement, pourrait \u00eatre\nsa devise.\n\u2013 Je ne comprends pas bien, dit Harker avec\nd\u00e9couragement. Expliquez-moi cela plus clairement. Je\ncrois que le chagrin et l\u2019inqui\u00e9tude me troublent l\u2019esprit.\nDans un geste d\u2019amiti\u00e9, le professeur lui mit la main sur\nl\u2019\u00e9paule.\n\u2013 Eh bien ! mon enfant, je serai clair ! Ne voyez-vous pas\nque ces derniers temps, ce monstre a accru son savoir par\nl\u2019exp\u00e9rience ? Rappelez-vous comment il s\u2019est servi de\nnotre malade zoophage pour p\u00e9n\u00e9trer dans la maison de\nnotre ami John, car le vampire qui, par la suite, peut entrerdans une maison quand et comme il le veut, doit, pour y\np\u00e9n\u00e9trer une premi\u00e8re fois, \u00eatre introduit par un familier de\nla maison. Mais ce n\u2019est pas l\u00e0 le plus important. Ne\nsavons-nous pas qu\u2019au d\u00e9but ces grandes caisses \u00e9taient\ntransport\u00e9es par d\u2019autres que lui ? Il ignorait alors qu\u2019il\naurait pu en \u00eatre autrement. Cependant sa grande\nintelligence d\u2019enfant se d\u00e9veloppait peu \u00e0 peu, et il se\ndemanda s\u2019il ne pourrait pas lui-m\u00eame transporter les\ncaisses. Il commen\u00e7a par aider \u00e0 ce travail, et quand il\ns\u2019aper\u00e7ut que cela lui \u00e9tait facile, il essaya de les d\u00e9placer\nseul. Il y r\u00e9ussit et dispersa ses tombes ; lui seul sait o\u00f9\nelles sont cach\u00e9es. Peut-\u00eatre a-t-il l\u2019intention de les enterrer\nprofond\u00e9ment dans le sol. Comme lui seul s\u2019en sert, la nuit\nou aux moments o\u00f9 il peut changer de forme, cela lui\nconvient aussi bien, et nul ne peut conna\u00eetre leur\nemplacement. Mais, mon enfant, ne d\u00e9sesp\u00e9rez pas !\nCette science lui est venue trop tard. D\u00e9j\u00e0 tous ses\nrepaires, sauf un, sont devenus inefficaces, et, avant le\ncoucher du soleil, le dernier le sera aussi. Alors, il n\u2019aura\nplus un seul endroit o\u00f9 se retirer et se cacher. J\u2019ai attendu\njusqu\u2019\u00e0 ce matin afin d\u2019en \u00eatre s\u00fbr. L\u2019enjeu n\u2019est-il pas\nencore plus important pour nous que pour lui ? D\u2019apr\u00e8s ma\nmontre, il est une heure d\u00e9j\u00e0, si tout va bien, notre ami\nArthur et Quincey sont en route pour revenir ici. Nous\ndevons aller de l\u2019avant lentement peut-\u00eatre, mais s\u00fbrement,\net ne laisser \u00e9chapper aucune chance. Pensez ! Nous\nserons cinq quand nos amis arriveront !\nTandis qu\u2019il parlait, un coup frapp\u00e9 \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e\nnous fit sursauter, le double coup du jeune employ\u00e9 dut\u00e9l\u00e9graphe. Un m\u00eame mouvement nous porta tous vers le\ncorridor et Van Helsing, levant la main pour nous imposer\nsilence, se dirigea vers la porte et l\u2019ouvrit. Le jeune gar\u00e7on\nlui remit un t\u00e9l\u00e9gramme. Le professeur referma la porte et,\napr\u00e8s avoir jet\u00e9 un coup d\u2019\u0153il sur l\u2019adresse, ouvrit la\nd\u00e9p\u00eache, et lut tout haut : \u00ab Prenez garde \u00e0 D. \u00c0 l\u2019heure\nqu\u2019il est, 12 h 45, il vient d\u2019arriver en h\u00e2te de \nCarfax\n et il\ns\u2019en va \u00e0 toute vitesse vers le sud. Peut-\u00eatre veut-il aller\nvous retrouver. Mina. \u00bb\nLa voix de Jonathan Harker rompit le silence qui s\u2019\u00e9tait\nfait.\n\u2013 Maintenant, gr\u00e2ce \u00e0 Dieu, nous serons bient\u00f4t face \u00e0\nface !\nVan Helsing se tourna vivement vers lui et lui dit :\n\u2013 Dieu agira \u00e0 Sa mani\u00e8re et en Son temps. Pour\nl\u2019instant, n\u2019ayez pas peur, mais ne vous r\u00e9jouissez pas non\nplus, car ce que nous souhaitons \u00e0 pr\u00e9sent pourrait nous\nmener \u00e0 notre propre perte.\n\u2013 Rien ne m\u2019importe en ce moment, r\u00e9pondit Harker\nassez brusquement, sinon de faire dispara\u00eetre cette brute\nde la face de l\u2019univers, duss\u00e9-je pour cela vendre mon\n\u00e2me !\n\u2013 Oh ! chut, chut, mon enfant, fit Van Helsing. Dieu\nn\u2019ach\u00e8te pas les \u00e2mes de la sorte ; quant au diable, c\u2019est\nun acheteur d\u00e9loyal. Mais Dieu est mis\u00e9ricordieux et juste ;\nil conna\u00eet votre souffrance et votre amour pour notre ch\u00e8re\nmadame Mina. Quant \u00e0 elle, songez qu\u2019elle souffrirait\ndoublement si elle entendait ces paroles d\u2019\u00e9garement. Ne\ncraignez rien ; nous sommes tous vou\u00e9s \u00e0 cette cause, etcette journ\u00e9e en verra le d\u00e9nouement. C\u2019est le moment\nd\u2019agir. Pendant le jour, le vampire n\u2019a d\u2019autre pouvoir que\ncelui d\u2019un homme, et il ne peut changer de forme avant le\ncoucher du soleil. Il lui faudra du temps pour arriver ici ;\nvoyez, il est une 1 h 20, et il se passera encore du temps\navant qu\u2019il ne nous rejoigne \u2013 m\u00eame s\u2019il est plus rapide que\njamais. Esp\u00e9rons donc que nos deux amis arriveront avant\nlui.\nNous tenions le t\u00e9l\u00e9gramme de Mrs Harker depuis une\ndemi-heure environ quand on frappa de nouveau \u00e0 la porte\nd\u2019entr\u00e9e, cette fois doucement mais fermement. Ce coup\nbanal, tel qu\u2019en donnent \u00e0 tout moment des milliers\nd\u2019hommes, fit battre plus rapidement le c\u0153ur du professeur\net le mien. Nous nous regard\u00e2mes et, ensemble, nous\ngagn\u00e2mes le corridor ; nous \u00e9tions pr\u00eats \u00e0 user de toutes\nnos armes \u2013 tenant les spirituelles dans la main gauche,\nles mat\u00e9rielles dans la droite. Van Helsing abaissa la\nclenche, ouvrit \u00e0 demi la porte et se tint l\u00e0, pr\u00eat \u00e0 se\nd\u00e9fendre. La joie de notre c\u0153ur dut se refl\u00e9ter sur notre\nvisage quand nous v\u00eemes sur le seuil, contre la porte, Lord\nGodalming et Quincey Morris. Ils entr\u00e8rent rapidement,\nfermant la porte derri\u00e8re eux, et le premier dit, tandis qu\u2019ils\navan\u00e7aient dans le corridor :\n\u2013 Tout va bien. Nous avons d\u00e9couvert deux\nemplacements avec six caisses de part et d\u2019autre, et\nmaintenant elles n\u2019existent plus.\n\u2013 Elles n\u2019existent plus ? demanda le professeur.\n\u2013 Plus pour lui !\nApr\u00e8s un moment de silence, Quincey Morris d\u00e9clara \u00e0son tour :\n\u2013 Il n\u2019y a rien \u00e0 faire, sinon attendre ici. Cependant, s\u2019il\nn\u2019est pas ici \u00e0 cinq heures, nous devrons partir car nous ne\npouvons pas laisser Mrs Harker seule apr\u00e8s le coucher du\nsoleil.\n\u2013 Mais il va bient\u00f4t arriver, dit Van Helsing apr\u00e8s avoir\nconsult\u00e9 son agenda. D\u2019apr\u00e8s le t\u00e9l\u00e9gramme de madame\nMina, il allait vers le sud en venant de \nCarfax\n, ce qui\nsignifie qu\u2019il allait traverser le fleuve, et il ne peut le faire\nqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9tale de la mar\u00e9e, c\u2019est-\u00e0-dire un peu avant une\nheure. S\u2019il se dirige vers le sud, nous pouvons en conclure\nqu\u2019il n\u2019a encore que des soup\u00e7ons et que, de \nCarfax\n, il est\nall\u00e9 d\u2019abord \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il soup\u00e7onne le moins notre\nintervention. Vous devez vous \u00eatre trouv\u00e9s \u00e0 Bermondsey\npeu de temps avant lui. Puisqu\u2019il n\u2019est pas encore ici, cela\nprouve qu\u2019il est all\u00e9 ensuite \u00e0 Mile End. Cela lui a pris\nquelque temps, car il lui fallait trouver un moyen de\ntraverser le fleuve. Croyez-moi, mes amis, nous n\u2019aurons\nplus longtemps \u00e0 attendre. Nous devrions tenir pr\u00eat un plan\nd\u2019attaque, pour ne pas risquer de perdre aucune chance.\nChut ! C\u2019est le moment ! Prenez vos armes !\nParlant \u00e0 voix basse, il leva la main en guise\nd\u2019avertissement ; en effet, nous entendions le bruit d\u2019une\nclef gliss\u00e9e doucement dans la serrure de la porte\nd\u2019entr\u00e9e.\nJe ne pouvais m\u2019emp\u00eacher d\u2019admirer, m\u00eame en une\nminute aussi grave, combien un esprit sup\u00e9rieur s\u2019impose\nde lui-m\u00eame. Dans toutes nos exp\u00e9ditions de chasse et\nnos aventures de par le monde, Quincey Morris avaittoujours organis\u00e9 les plans d\u2019action ; Arthur et moi avions\nadmis implicitement de lui ob\u00e9ir. \u00c0 pr\u00e9sent, nous\nretrouvions instinctivement l\u2019ancienne habitude. Apr\u00e8s un\nrapide coup d\u2019\u0153il autour de la pi\u00e8ce, sans un mot, il nous\nd\u00e9signa du geste nos postes respectifs. Van Helsing,\nHarker et moi \u00e9tions juste derri\u00e8re la porte de fa\u00e7on que,\nlorsqu\u2019elle s\u2019ouvrirait, le professeur p\u00fbt la garder tandis que\nnous avancerions pour couper la retraite \u00e0 l\u2019arrivant.\nQuincey et Godalming se tenaient dissimul\u00e9s, pr\u00eats \u00e0\ns\u2019avancer devant la fen\u00eatre. Nous attendions, en proie \u00e0\nune angoisse qui donnait aux secondes une lenteur de\ncauchemar. Les pas traversaient le corridor, lents et\nprudents. Le comte s\u2019attendait \u00e9videmment \u00e0 une attaque\n\u2013 ou, du moins, la craignait.\nSoudain, d\u2019un seul \u00e9lan, il bondit dans la pi\u00e8ce, nous\nd\u00e9passant avant qu\u2019aucun de nous p\u00fbt avancer la main\npour l\u2019arr\u00eater. Il y avait dans ce bond quelque chose de si\nf\u00e9lin, de si peu humain, qu\u2019il sembla nous tirer de la stupeur\ncaus\u00e9e par cette irruption. Le premier \u00e0 agir fut Harker.\nD\u2019un mouvement rapide, il se jeta devant la porte qui\ns\u2019ouvrait sur la pi\u00e8ce de fa\u00e7ade. Quand le comte nous vit, il\nricana hideusement, d\u00e9couvrant ainsi des canines longues\net pointues ; mais aussit\u00f4t l\u2019affreux sourire fit place \u00e0 un\nfroid regard empli d\u2019un d\u00e9dain supr\u00eame. Son expression\nchangea encore lorsque, tous ensembles, nous\navan\u00e7\u00e2mes vers lui. Mais, \u00e0 ce moment encore, je me\ndemandais ce que nous allions faire. Je ne savais pas si\nnos armes mat\u00e9rielles nous seraient de quelque utilit\u00e9.\nHarker avait \u00e9videmment l\u2019intention d\u2019en faire l\u2019essai, car iltenait en main son long poignard et en porta brusquement\nun coup furieux, extr\u00eamement violent. Le comte ne fut sauv\u00e9\nque par la rapidit\u00e9 diabolique de son bond en arri\u00e8re. Il ne\ns\u2019en fallut que d\u2019une seconde : la lame ac\u00e9r\u00e9e aurait\ntravers\u00e9 son c\u0153ur. Au lieu de cela, la pointe coupa le tissu\nde son v\u00eatement et par la d\u00e9chirure s\u2019\u00e9chapp\u00e8rent une\nliasse de billets de banque et un flot de pi\u00e8ces d\u2019or.\nL\u2019expression du comte \u00e9tait si terrible qu\u2019un instant j\u2019eus\npeur pour Harker bien que je le visse brandir son poignard\npour une nouvelle attaque. Instinctivement, je m\u2019avan\u00e7ai\npour le prot\u00e9ger, tenant le crucifix et l\u2019Hostie dans ma main\ngauche. Je sentais une force puissante animer mon bras et\nje ne fus pas surpris de voir le monstre battre en retraite\nquand tous firent le m\u00eame geste que moi. Il est impossible\nde d\u00e9crire l\u2019expression de haine et de cruaut\u00e9 d\u00e9jou\u00e9e, de\ncol\u00e8re et de rage diabolique qui parut sur le visage du\ncomte. Son teint de cire, devenu verd\u00e2tre, contrastait avec\nson regard br\u00fblant ; la balafre rouge de son front\nressemblait, sur la peau livide, \u00e0 une blessure fra\u00eeche.\nL\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, d\u2019un souple plongeon, il se glissa sous le\nbras de Harker avant que celui-ci p\u00fbt frapper ; il ramassa\nune poign\u00e9e de pi\u00e8ces d\u2019or sur le parquet, fila comme un\ntrait \u00e0 travers la pi\u00e8ce, et se jeta contre la fen\u00eatre. Dans le\nfracas et parmi les \u00e9clats de verre qui brill\u00e8rent en volant\ntout autour de lui, il sauta dans la cour. M\u00eal\u00e9 au bruit du\nverre bris\u00e9, j\u2019entendis le tintement de l\u2019or lorsque quelques\nsouverains roul\u00e8rent sur les pav\u00e9s. Accourus \u00e0 la fen\u00eatre,\nnous le v\u00eemes se relever sans mal. Il traversa la cour,\npoussa la porte des \u00e9curies. Alors, il se retourna et nouscria :\n\u2013 Vous croyez me faire \u00e9chec ! Vous, avec vos visages\np\u00e2les, align\u00e9s comme des moutons \u00e0 l\u2019abattoir ! Vous le\nregretterez, tous tant que vous \u00eates ! Vous croyez ne\nm\u2019avoir laiss\u00e9 aucun refuge ; mais j\u2019en ai encore. Ma\nvengeance ne fait que commencer. Elle se poursuit \u00e0\ntravers les si\u00e8cles, et le temps est mon alli\u00e9. Les femmes\nque vous aimez m\u2019appartiennent d\u00e9j\u00e0, et, par elles, vous et\nd\u2019autres encore m\u2019appartiendrez \u2013 cr\u00e9atures d\u00e9sign\u00e9es\npour ex\u00e9cuter mes ordres et pour me servir quand j\u2019aurai\nenvie de sang. Peuh !\nAvec un ricanement de m\u00e9pris, il franchit vivement la\nporte, et nous entend\u00eemes grincer le verrou rouill\u00e9 lorsque,\nde l\u2019int\u00e9rieur, il le poussa. Une porte, plus loin, s\u2019ouvrit et se\nreferma. Le premier \u00e0 parler fut le professeur tandis que,\nnous rendant compte de la difficult\u00e9 de le suivre dans les\n\u00e9curies, nous revenions vers le corridor.\n\u2013 Nous avons appris quelque chose, dit-il, et m\u00eame\nbeaucoup. En d\u00e9pit de ses bravades, il nous craint. Sinon,\npourquoi cette fuite ? Le son m\u00eame de sa voix l\u2019a trahi, ou\nbien mes oreilles me trompent. Pourquoi prendre cet\nargent ? Suivez-le vite ! Vous chassez une b\u00eate sauvage,\nvous en avez l\u2019habitude ! Pour moi, je suis convaincu que\nrien ici ne pourrait l\u2019aider, si m\u00eame il revenait.\nTout en parlant, il mit dans sa poche l\u2019argent qui restait,\nprit les titres de propri\u00e9t\u00e9 que Harker avait laiss\u00e9s l\u00e0,\nentassa tous les autres papiers dans l\u2019\u00e2tre et y mit le feu.\nGodalming et Morris s\u2019\u00e9taient pr\u00e9cipit\u00e9s dans la cour et\nHarker y \u00e9tait descendu par la fen\u00eatre pour essayer,malgr\u00e9 tout, de rattraper le comte. Mais celui-ci avait\nverrouill\u00e9 la porte de l\u2019\u00e9curie ; le temps de forcer la porte,\nils ne trouv\u00e8rent plus trace de lui. Van Helsing et moi\npart\u00eemes faire des recherches derri\u00e8re la maison ; mais les\n\u00e9curies \u00e9taient d\u00e9sertes. Personne n\u2019avait vu le comte.\nL\u2019apr\u00e8s-midi \u00e9tait fort avanc\u00e9, le cr\u00e9puscule approchait.\nIl nous fallut bien reconna\u00eetre que nous avions perdu la\npartie et acquiescer, le c\u0153ur lourd, quand le professeur\nnous dit :\n\u2013 Retournons aupr\u00e8s de madame Mina \u2013 aupr\u00e8s de la\npauvre et ch\u00e8re madame Mina. Nous ne pouvons plus rien\nfaire ici et, l\u00e0-bas, nous pourrons du moins la prot\u00e9ger.\nMais pas de d\u00e9couragement ! Il n\u2019y a plus qu\u2019une caisse-\nrefuge et nous mettrons tout en \u0153uvre pour la d\u00e9couvrir. Si\nnous y parvenons, tout peut encore \u00eatre sauv\u00e9 !\nJe comprenais qu\u2019il s\u2019effor\u00e7ait de r\u00e9conforter Harker. Le\npauvre gar\u00e7on \u00e9tait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, de temps \u00e0 autre il laissait\n\u00e9chapper un sourd g\u00e9missement ; il pensait \u00e0 sa femme.\nC\u2019est la tristesse au c\u0153ur que nous sommes rentr\u00e9s\nchez moi. Mrs Harker nous attendait avec une apparence\nde joie qui faisait honneur \u00e0 son courage et \u00e0 son oubli\nd\u2019elle-m\u00eame. Quand elle vit nos visages, le sien bl\u00eamit.\nPendant une ou deux secondes, elle ferma les yeux comme\npour une pri\u00e8re int\u00e9rieure, puis elle dit avec chaleur :\n\u2013 Je ne pourrai jamais assez vous remercier ! Oh ! Mon\npauvre ch\u00e9ri ! \u2013 En m\u00eame temps, elle prit entre ses mains\nla t\u00eate de son mari et lui baisa le front, sous les cheveux\ngris. Reposez votre pauvre t\u00eate ici. Tout ira bien, mon\nch\u00e9ri ! Dieu nous prot\u00e9gera si Sa providence le veut !Harker g\u00e9mit encore. Son immense d\u00e9sespoir ne\ntrouvait plus de mots.\nNous avons soup\u00e9 parce que c\u2019est la routine, l\u2019habitude ;\net pourtant je crois que ce repas nous fit du bien \u00e0 tous.\nF\u00fbt-ce le simple bien-\u00eatre physique que procure la\nnourriture \u00e0 des affam\u00e9s (car aucun de nous n\u2019avait rien\npris depuis le petit d\u00e9jeuner), ou bien f\u00fbt-ce le sentiment de\nnotre solidarit\u00e9 qui nous r\u00e9conforta, je ne sais ; toujours\nest-il que nous nous sentions moins accabl\u00e9s et\nenvisagions m\u00eame l\u2019avenir avec quelque espoir. Fid\u00e8les \u00e0\nnotre promesse, nous avons racont\u00e9 \u00e0 Mrs Harker tout ce\nqui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9. Si elle devint parfois p\u00e2le comme la\nneige au r\u00e9cit des dangers qui avaient menac\u00e9 son mari ;\nsi, \u00e0 d\u2019autres moments, elle rougit quand se manifestait la\npassion de Jonathan pour elle, elle \u00e9couta n\u00e9anmoins ce\nr\u00e9cit avec calme et courage. Quand on lui dit comment\nHarker avait si hardiment attaqu\u00e9 le comte, elle saisit le\nbras de son mari et le tint contre elle comme si cette\n\u00e9treinte pouvait le prot\u00e9ger de toute menace. Cependant,\nelle garda le silence jusqu\u2019\u00e0 la fin du r\u00e9cit qui nous\nramenait au moment pr\u00e9sent. Alors, sans l\u00e2cher la main de\nson mari, elle se leva et parla. Oh ! si je pouvais d\u00e9crire\ndignement cette sc\u00e8ne ! Cette douce et g\u00e9n\u00e9reuse femme,\ndans tout l\u2019\u00e9clat radieux de sa jeunesse ; la balafre rouge\nsur son front, dont elle n\u2019oubliait pas la pr\u00e9sence et dont la\nvue nous faisait grincer des dents quand nous songions \u00e0\ncelui qui l\u2019avait faite ; son amour et sa douceur \u00e0 elle en\nface de notre sombre haine ; sa tendresse et sa confiance\nen face de nos craintes et de nos doutes ; et nous, sachantque, s\u2019il fallait en croire les signes, malgr\u00e9 toute sa bont\u00e9,\nsa puret\u00e9 et sa foi, elle \u00e9tait rejet\u00e9e par Dieu.\n\u2013 Jonathan, dit-elle \u2013 et ce nom r\u00e9sonna comme une\nmusique sur ses l\u00e8vres tant elle le pronon\u00e7ait avec amour\net tendresse \u2013, cher Jonathan, et vous tous, mes fid\u00e8les, si\nfid\u00e8les amis, je voudrais que vous gardiez une chose\npr\u00e9sente \u00e0 votre esprit en ces terribles jours. Je sais que\nvous devez lutter, que vous devez tuer \u2013 comme vous avez\ntu\u00e9 la fausse Lucy pour que vive la vraie Lucy. Mais ce\nn\u2019est pas une \u0153uvre de haine. Le pauvre \u00eatre qui a caus\u00e9\ntoute cette souffrance est le plus malheureux de tous.\nSongez quelle sera sa joie \u00e0 lui aussi quand, son double\nmalfaisant \u00e9tant d\u00e9truit, la meilleure part de lui-m\u00eame\nsurvivra, son \u00e2me immortelle. Vous devez avoir piti\u00e9 de lui\naussi, sans que cela emp\u00eache vos mains de le faire\ndispara\u00eetre de ce monde.\nPendant qu\u2019elle parlait, je voyais le visage de son mari\ns\u2019assombrir et se contracter, comme si la col\u00e8re p\u00e9n\u00e9trait\njusqu\u2019\u00e0 la racine m\u00eame de son \u00eatre. Sans s\u2019en rendre\ncompte, il \u00e9treignait toujours plus fort la main de sa femme\nau point que ses phalanges blanchissaient. Elle ne retirait\npas sa main malgr\u00e9 la douleur qu\u2019elle devait \u00e9prouver \u2013\nqu\u2019elle \u00e9prouvait visiblement ; mais elle le regardait avec\ndes yeux plus implorants que jamais. Lorsqu\u2019elle se tut,\nd\u2019un geste brusque, il se leva et s\u2019\u00e9carta :\n\u2013 Puisse Dieu le livrer entre mes mains, s\u2019\u00e9cria-t-il, pour\nque je d\u00e9truise sa vie terrestre ! C\u2019est ce que nous voulons.\nMais si, de plus, je pouvais envoyer son \u00e2me br\u00fbler\n\u00e9ternellement en enfer, je le ferais !\u2013 Oh ! chut, chut, au nom du Dieu de bont\u00e9 ! Ne\nprononcez pas de telles paroles, Jonathan, vous mon mari,\nou vous m\u2019\u00e9craserez de frayeur et d\u2019horreur. Songez, mon\nch\u00e9ri \u2013 j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 cela pendant toute cette si longue\njourn\u00e9e \u2013 que\u2026 peut-\u00eatre\u2026 un jour\u2026 moi aussi, je\npourrais avoir besoin d\u2019une telle piti\u00e9, et que d\u2019autres,\ncomme vous, avec les m\u00eames motifs de haine, me la\nrefuseront peut-\u00eatre ! Oh ! mon mari, mon mari, certes, je\nvous aurais \u00e9pargn\u00e9 une telle pens\u00e9e si j\u2019avais pu vous\nconvaincre autrement. Mais je prie Dieu de ne pas retenir\nvos paroles d\u2019\u00e9garement, si ce n\u2019est comme la plainte d\u2019un\nc\u0153ur bris\u00e9, d\u2019un homme \u00e9pris et durement frapp\u00e9. Oh !\nmon Dieu, voyez ces pauvres cheveux gris, t\u00e9moins de la\nsouffrance d\u2019un homme qui, de toute sa vie, n\u2019a jamais fait\nle mal et qui a d\u00fb subir de telles \u00e9preuves !\nNous pleurions tous, nous, des hommes. Nous ne\nrefoulions pas nos larmes, nous pleurions sans honte. Elle\npleurait aussi en s\u2019apercevant que ses sages conseils\nnous avaient convaincus. Son mari tomba \u00e0 ses genoux,\nentoura sa taille de ses bras et cacha son visage dans les\nplis de sa robe. Sur un signe de Van Helsing, nous\nsort\u00eemes de la pi\u00e8ce, laissant ces deux c\u0153urs aimants\nseuls avec leur Dieu.\nVan Helsing les a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s dans leur chambre et a fait\nen sorte que tout acc\u00e8s y f\u00fbt interdit au vampire ; puis il\nassura Mrs Harker qu\u2019elle pouvait dormir en paix. Elle\nt\u00e2cha de se forcer \u00e0 le croire et, visiblement par amour\npour son mari, fit l\u2019effort de para\u00eetre rassur\u00e9e. C\u2019\u00e9tait un\ncourageux effort et je crois, je suis certain qu\u2019il futr\u00e9compens\u00e9. Van Helsing avait plac\u00e9 \u00e0 port\u00e9e de leurs\nmains une sonnette dont ils pouvaient se servir en cas de\ndanger. Lorsqu\u2019ils se furent retir\u00e9s, Quincey, Godalming et\nmoi nous conv\u00eenmes de veiller, chacun \u00e0 notre tour, afin de\nprot\u00e9ger l\u2019infortun\u00e9e jeune femme. La premi\u00e8re garde est\n\u00e9chue \u00e0 Quincey et, quant \u00e0 nous, nous devons nous\ncoucher au plus t\u00f4t. Godalming a d\u00e9j\u00e0 gagn\u00e9 sa chambre,\ncar il est le second \u00e0 veiller. Maintenant que mon r\u00e9cit est\nachev\u00e9, je vais me coucher aussi.Journal de Jonathan Harker\n \n3-4 octobre, bient\u00f4t minuit\n \nJ\u2019ai cru que la journ\u00e9e d\u2019hier ne finirait jamais. Quelque\nchose me poussait \u00e0 m\u2019endormir ; une obscure confiance\nme disait qu\u2019au r\u00e9veil je verrais un changement et que\nd\u00e9sormais tout changement serait favorable. Avant de\nnous s\u00e9parer, nous avons discut\u00e9 de notre prochaine\nd\u00e9marche, sans r\u00e9sultat. Tout ce que nous savions, c\u2019est\nqu\u2019il reste une caisse o\u00f9 le comte peut se r\u00e9fugier et que lui\nseul sait o\u00f9 elle se trouve. S\u2019il choisit de rester cach\u00e9, il\npeut nous tenir en \u00e9chec des ann\u00e9es, et pendant ce\ntemps\u2026 cette perspective est trop horrible, je n\u2019ose\nl\u2019envisager. Je ne suis s\u00fbr que d\u2019une chose, c\u2019est que s\u2019il y\neut jamais une femme dou\u00e9e de toutes les perfections,\nc\u2019est bien ma pauvre ch\u00e9rie qui supporte ainsi ses\nsouffrances ! Je l\u2019aime mille fois plus encore pour la douce\npiti\u00e9 dont elle a fait preuve hier soir, une piti\u00e9 qui a fait\npara\u00eetre basse ma haine pour ce monstre. Assur\u00e9ment,\nDieu ne laissera pas le monde s\u2019appauvrir par la perte d\u2019un\ntel \u00eatre. J\u2019en ai le ferme espoir. Nous allons \u00e0 la d\u00e9rive\nmaintenant, et nous n\u2019avons qu\u2019une ancre, la foi. Dieu\nmerci, Mina dort d\u2019un sommeil sans r\u00eaves. J\u2019ai peur de ceque pourraient \u00eatre ses r\u00eaves, n\u00e9s de ces affreux\nsouvenirs. Elle n\u2019a plus \u00e9t\u00e9 si calme, que je sache, depuis\nle cr\u00e9puscule. Alors, pour un instant, j\u2019ai vu sur son visage\nune paix semblable au printemps apr\u00e8s les giboul\u00e9es de\nmars. Au moment m\u00eame, j\u2019ai cru que la douce lumi\u00e8re\nros\u00e9e du soleil couchant se refl\u00e9tait sur son visage, mais je\ncrois maintenant que c\u2019\u00e9tait une lumi\u00e8re int\u00e9rieure\u2026 Je\nn\u2019ai pas sommeil, bien que je sois \u00e9puis\u00e9, mortellement\n\u00e9puis\u00e9. Pourtant je dois essayer de dormir ; il faut penser \u00e0\nla journ\u00e9e de demain, et il n\u2019y aura pas de r\u00e9pit pour moi\ntant que\u2026\nPlus tard\nJe dois m\u2019\u00eatre endormi, car j\u2019ai \u00e9t\u00e9 r\u00e9veill\u00e9 par Mina qui\n\u00e9tait assise dans le lit, l\u2019air effray\u00e9. Je la voyais facilement\ncar la chambre reste \u00e9clair\u00e9e. Elle mit sa main sur ma\nbouche pour m\u2019emp\u00eacher de parler et murmura \u00e0 mon\noreille :\n\u2013 \u00c9coutez ! Il y a quelqu\u2019un dans le couloir !\nJe me levai sans bruit, traversai la chambre et ouvris\ndoucement la porte. Dehors, Mr Morris, bien \u00e9veill\u00e9, \u00e9tait\n\u00e9tendu sur un matelas. Il leva la main pour m\u2019imposer\nsilence et me dit \u00e0 voix basse.\n\u2013 Chut ! Retournez vous coucher. Tout va bien. Toute la\nnuit, l\u2019un de nous veillera. Nous ne voulons courir aucun\nrisque.\nSon regard et son geste m\u2019interdisaient de discuter, et je\nvins r\u00e9p\u00e9ter ses paroles \u00e0 Mina. Elle soupira et r\u00e9ellement\nune ombre de sourire passa, fugitive, sur sa pauvre figure\np\u00e2lie, lorsqu\u2019elle m\u2019entoura de ses bras et dit doucement :\u2013 Merci \u00e0 Dieu pour la bont\u00e9 et le courage de ces\nhommes !\nEt, dans un nouveau soupir, elle se rendormit. J\u2019\u00e9cris\nceci maintenant car, pas plus que tout \u00e0 l\u2019heure, je n\u2019ai\nsommeil, mais je vais de nouveau t\u00e2cher de dormir.\n4 octobre, au matin\n \nMina m\u2019a \u00e9veill\u00e9 une seconde fois pendant la nuit. Mais\nenfin nous avions fait tous les deux un bon somme, car le\ngris de l\u2019aube naissante dessinait les rectangles des\nfen\u00eatres et la flamme du gaz n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019un faible point\nlumineux. Elle me dit aussit\u00f4t :\n\u2013 Allez chercher le professeur. Je voudrais le voir\nimm\u00e9diatement.\n\u2013 Pourquoi ? ai-je demand\u00e9.\n\u2013 J\u2019ai une id\u00e9e. Elle doit m\u2019\u00eatre venue cette nuit et a m\u00fbri\nsans que j\u2019en aie conscience. Il doit m\u2019hypnotiser avant le\njour ; ainsi, je pourrai parler. Allez vite, mon ch\u00e9ri ; le temps\npresse.\nJe suis sorti de la chambre ; c\u2019\u00e9tait le Dr Seward qui \u00e0\npr\u00e9sent se reposait sur le matelas, et, \u00e0 ma vue, il bondit\nsur ses pieds.\n\u2013 Qu\u2019y a-t-il ? Un nouveau malheur\u2026 commen\u00e7a-t-il,\neffray\u00e9.\n\u2013 Non, dis-je, mais Mina d\u00e9sire voir imm\u00e9diatement le\nDr Van Helsing.\u2013 Je vais le chercher, dit-il, et il courut \u00e0 la chambre du\nprofesseur.\nDeux ou trois minutes apr\u00e8s, Van Helsing, en robe de\nchambre, \u00e9tait l\u00e0, tandis que Mr Morris et Lord Godalming\narrivaient \u00e0 la porte et questionnaient le Dr Seward.\nQuand le professeur vit Mina, un sourire, un v\u00e9ritable\nsourire effa\u00e7a l\u2019inqui\u00e9tude de son visage. Il se frotta les\nmains en disant :\n\u2013 Ch\u00e8re madame Mina, quel changement ! Voyez, mon\nami Jonathan, nous retrouvons aujourd\u2019hui notre ch\u00e8re\nmadame Mina, telle qu\u2019elle \u00e9tait autrefois !\nSe tournant vers elle, il ajouta gentiment :\n\u2013 Et que puis-je pour vous ? Car vous ne m\u2019avez pas\nappel\u00e9 pour rien \u00e0 pareille heure ?\n\u2013 Je voudrais que vous m\u2019hypnotisiez, expliqua-t-elle.\nFaites-le maintenant, avant le jour, car je sens que,\nmaintenant, je peux parler et parler librement Vite ! Il ne\nnous reste que peu de temps !\nSans un mot, il lui fit signe de s\u2019asseoir dans le lit. La\nregardant fixement, il commen\u00e7a \u00e0 ex\u00e9cuter des passes\ndevant elle, du haut de la t\u00eate vers le bas, avec chaque\nmain alternativement. Mina le regarda fixement quelques\nminutes ; mon c\u0153ur battait comme un marteau-pilon car je\nsentais qu\u2019un instant critique approchait. Peu \u00e0 peu, ses\nyeux se ferm\u00e8rent, et elle resta assise, immobile. Seule sa\npoitrine, en se soulevant doucement, indiquait qu\u2019elle \u00e9tait\nvivante. Le professeur fit encore quelques passes, puis\ns\u2019arr\u00eata ; son front \u00e9tait couvert de grosses gouttes de\nsueur. Mina ouvrit les yeux, mais elle semblait \u00eatre uneautre femme. Son regard \u00e9tait lointain et sa voix avait une\ntristesse r\u00eaveuse que je ne lui connaissais pas. Levant la\nmain pour imposer le silence, le professeur me fit signe\nd\u2019introduire les autres. Ils entr\u00e8rent sur la pointe des pieds,\nreferm\u00e8rent la porte derri\u00e8re eux et s\u2019approch\u00e8rent du pied\ndu lit, regardant Mina. Celle-ci ne semblait pas les voir,\nVan Helsing rompit le silence ; il parla d\u2019un ton bas et\nuniforme qui ne pouvait troubler le cours des pens\u00e9es de\nMina.\n\u2013 O\u00f9 \u00eates-vous ?\nElle r\u00e9pondit d\u2019un ton neutre :\n\u2013 Je ne sais pas. Le sommeil n\u2019a pas de place qu\u2019il\npuisse appeler sienne.\nLe silence dura quelques minutes. Mina \u00e9tait assise,\nrigide, et le professeur, debout, la regardait encore\nfixement ; les autres osaient \u00e0 peine respirer. Le jour\n\u00e9clairait la chambre ; sans quitter des yeux le visage de\nMina, Van Helsing me d\u00e9signa le store, que j\u2019allai lever.\nUne lumi\u00e8re ros\u00e9e inonda la pi\u00e8ce. Alors, le professeur\nreprit :\n\u2013 O\u00f9 \u00eates-vous en ce moment ? Elle r\u00e9pondit avec une\nlenteur r\u00e9fl\u00e9chie ; elle semblait d\u00e9chiffrer quelque chose. Je\nl\u2019avais entendue parler de la sorte quand elle lisait ses\nnotes st\u00e9nographi\u00e9es.\n\u2013 Je ne sais pas. Tout me para\u00eet si \u00e9trange !\n\u2013 Que voyez-vous ?\n\u2013 Je ne peux rien voir ; tout est sombre.\n\u2013 Qu\u2019entendez-vous ?\nSous le ton patient du professeur, on devinait sa tensiond\u2019esprit.\n\u2013 Le clapotis de l\u2019eau\u2026 tout pr\u00e8s d\u2019ici\u2026 et de petites\nvagues qui se soul\u00e8vent\u2026 je les entends au-dehors\u2026\n\u2013 Alors, vous \u00eates sur un bateau ?\nNous nous interrogions du regard, esp\u00e9rant tous saisir\nquelque id\u00e9e l\u2019un de l\u2019autre. Nous avions peur de penser\nplus avant. La r\u00e9ponse vint, rapide :\n\u2013 Oui !\n\u2013 Qu\u2019entendez-vous d\u2019autre ?\n\u2013 Les pas des hommes qui pi\u00e9tinent et s\u2019affairent au-\ndessus de ma t\u00eate. Il y a un raclement de cha\u00eene et un\ncliquetis sonore quand le linguet arr\u00eate le cabestan.\n\u2013 Que faites-vous ?\n\u2013 Je suis tranquille\u2026 oh ! si tranquille ! Comme une\nmorte.\nElle se tut, poussa un profond soupir et elle referma les\nyeux.\nPendant ce temps, le soleil s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 ; il faisait grand\njour. Le Dr Van Helsing mit les mains sur les \u00e9paules de\nMina et reposa doucement la t\u00eate de la jeune femme sur\nl\u2019oreiller. Elle demeura un moment \u00e9tendue comme un\nenfant endormi puis, dans un long et nouveau soupir, elle\ns\u2019\u00e9veilla et nous regarda, \u00e9tonn\u00e9e de nous voir tous autour\nd\u2019elle. Elle dit seulement :\n\u2013 Ai-je parl\u00e9 dans mon sommeil ? Elle semblait toutefois\ncomprendre notre silence, bien qu\u2019elle br\u00fbl\u00e2t de savoir ce\nqu\u2019elle avait dit. Le professeur lui r\u00e9p\u00e9ta leur conversation,\net elle eut la force de s\u2019\u00e9crier :\n\u2013 Alors, il n\u2019y a pas un moment \u00e0 perdre ! Il n\u2019est peut-\u00eatre pas trop tard !\nMr Morris et Lord Godalming s\u2019\u00e9lan\u00e7aient d\u00e9j\u00e0 vers la\nporte, mais la voix calme du professeur les rappela :\n\u2013 Attendez, mes amis ! Ce bateau, o\u00f9 qu\u2019il soit, levait\nl\u2019ancre pendant qu\u2019elle parlait. Il y a bien des bateaux qui\nl\u00e8vent l\u2019ancre en ce moment dans votre grand port de\nLondres. Lequel est celui que vous cherchez ? Remercions\nDieu d\u2019avoir ce nouvel indice, m\u00eame si nous ne savons pas\no\u00f9 il m\u00e8ne. Nous avons \u00e9t\u00e9 aveugles parfois, aveugles\ncomme le sont les hommes, puisque quand nous jetons un\nregard sur le pass\u00e9, nous voyons ce qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 visible d\u00e8s\nce moment si nous avions \u00e9t\u00e9 capables de voir ce qui \u00e9tait\nvisible. Ma foi, cette phrase, c\u2019est un vrai casse-t\u00eate, n\u2019est-\nce pas ? Nous pouvons comprendre maintenant dans\nquelle intention le comte a ramass\u00e9 cet argent, m\u00eame sous\nla menace du terrible poignard de Jonathan. Il voulait\ns\u2019\u00e9chapper, s\u2019\u00e9chapper d\u2019Angleterre ! Il ne lui reste plus\nqu\u2019un seul coffre dont la terre pourrait le prot\u00e9ger ; plusieurs\nhommes le traquent comme des chiens traquent un renard.\nIl a embarqu\u00e9 sa derni\u00e8re caisse sur un bateau, et il quitte\nce pays. Il compte nous \u00e9chapper ; mais non, nous le\npoursuivons ! Ta\u00efaut ! comme aurait dit notre ami Arthur en\nendossant son habit rouge. Notre vieux renard est rus\u00e9,\noui, bien rus\u00e9, et c\u2019est aussi avec ruse que nous devons le\ntraquer. Moi aussi, je suis rus\u00e9, et je connais nombre de\nses pens\u00e9es. En attendant, nous pouvons prendre quelque\nrepos sans inqui\u00e9tude, car l\u2019eau qui nous s\u00e9pare de lui, il\nne d\u00e9sire pas la traverser ; et il ne le pourrait pas m\u00eame s\u2019il\nle voulait, \u00e0 moins que le bateau ne touche terre, et ce n\u2019estpossible qu\u2019\u00e0 mar\u00e9e haute ou quand la mer est \u00e9tale.\nAllons ! Le soleil vient de se lever ; toute la journ\u00e9e,\njusqu\u2019au cr\u00e9puscule, est \u00e0 nous. Prenons un bain,\nhabillons-nous, avant le petit d\u00e9jeuner dont nous avons tous\nbesoin et que nous pouvons prendre \u00e0 notre aise, puisque\nle comte n\u2019est plus sur le m\u00eame sol que nous.\nMina le regarda d\u2019un air suppliant.\n\u2013 Mais pourquoi le poursuivre encore, puisqu\u2019il est loin\nde nous ? demanda-t-elle.\nIl lui prit la main, la caressa affectueusement et dit :\n\u2013 Ne m\u2019interrogez pas encore. Apr\u00e8s le d\u00e9jeuner, je\nr\u00e9pondrai \u00e0 toutes les questions.\nIl ne voulut rien ajouter, et chacun alla s\u2019habiller.\nApr\u00e8s le d\u00e9jeuner, Mina r\u00e9p\u00e9ta sa question. Van Helsing\nla regarda un moment avec gravit\u00e9, puis r\u00e9pondit avec\ntristesse :\n\u2013 Parce que, ch\u00e8re, ch\u00e8re madame Mina, maintenant\nplus que jamais nous devons le trouver, quand bien m\u00eame\ncette poursuite nous m\u00e8nerait jusqu\u2019en enfer.\nElle p\u00e2lit et insista :\n\u2013 Pourquoi ?\n\u2013 Parce qu\u2019il peut vivre des si\u00e8cles, tandis que vous\nn\u2019\u00eates qu\u2019une mortelle. Le temps est notre ennemi \u2013 depuis\nque le comte a mis cette marque sur votre gorge.\nIl eut juste le temps de la retenir dans ses bras ; elle\ns\u2019affaissait, \u00e9vanouie.24\nChapitre\n \nMessage de Van Helsing, enregistr\u00e9 par\nle Dr Seward pour Jonathan Harker\n\u00ab Il vous faut rester avec votre ch\u00e8re madame Mina. Nous\npartirons faire notre recherche, si je puis ainsi dire, car ce\nn\u2019est pas une recherche, puisque nous savons d\u00e9j\u00e0 : nous\nd\u00e9sirons simplement avoir une confirmation. Vous, ne\nbougez pas et prenez soin d\u2019elle aujourd\u2019hui. C\u2019est votre\ndevoir le plus sacr\u00e9. La journ\u00e9e pr\u00e9sente ne peut pas le\ntrouver ici ; mais il faut que je vous explique ce que nous\nquatre savons d\u00e9j\u00e0. Lui, notre ennemi, est parti ; il est\nretourn\u00e9 \u00e0 son ch\u00e2teau, en Transylvanie. J\u2019en suis aussi s\u00fbr\nque si une grande main de feu l\u2019avait \u00e9crit sur le mur. Il\navait fait ses pr\u00e9paratifs et la derni\u00e8re caisse de terre \u00e9tait\npr\u00eate pour \u00eatre embarqu\u00e9e quelque part. C\u2019est en vue de\ncela qu\u2019il s\u2019est pourvu d\u2019argent, qu\u2019il s\u2019est h\u00e2t\u00e9 au dernier\nmoment de peur que nous le saisissions avant le coucher\ndu soleil. C\u2019\u00e9tait son dernier espoir, sauf qu\u2019il pouvait se\ncacher dans la tombe que la pauvre Miss Lucy, pensait-il,lui gardait ouverte. Mais il n\u2019\u00e9tait plus temps. Apr\u00e8s son\n\u00e9chec, il est all\u00e9 tout droit \u00e0 sa ressource derni\u00e8re. Il est\nintelligent, \u00f4 combien ! Il a compris que la partie \u00e9tait\ntermin\u00e9e, ici, et il a d\u00e9cid\u00e9 de rentrer. Il a trouv\u00e9 un bateau\nqui pourrait le ramener : il l\u2019a pris. Il nous faut \u00e0 pr\u00e9sent\nd\u00e9couvrir le bateau ; d\u00e8s que ce sera fait, nous reviendrons\nvous le dire et nous vous r\u00e9conforterons, vous et la pauvre\nch\u00e8re madame Mina, d\u2019une nouvelle esp\u00e9rance. Tout n\u2019est\npas perdu. La cr\u00e9ature que nous poursuivons, il lui a fallu\ndes centaines d\u2019ann\u00e9es pour parvenir \u00e0 Londres, et une\nseule journ\u00e9e, maintenant que nous connaissons son plan,\nsuffit pour l\u2019en chasser. Il est perdu, bien qu\u2019il soit assez fort\nencore pour faire beaucoup de mal, sans souffrir comme\nnous. Mais nous sommes forts, nous aussi ; chacun de\nnous est r\u00e9solu pour son compte et notre entente nous\naffermit davantage encore. Haut les c\u0153urs, cher \u00e9poux de\nmadame Mina ! La lutte ne fait que commencer, et nous\nserons victorieux, aussi s\u00fbrement que Dieu si\u00e8ge l\u00e0-haut\npour veiller sur Ses enfants. Attendez donc\ncourageusement jusqu\u2019\u00e0 notre retour.\n\u00ab Van Helsing. \u00bbJournal de Jonathan Harker\n \n4 octobre\n \nQuand j\u2019ai fait entendre \u00e0 Mina le message enregistr\u00e9 de\nVan Helsing, la pauvre enfant s\u2019est rass\u00e9r\u00e9n\u00e9e. Rien que\nde savoir le comte hors du pays, l\u2019a apais\u00e9e, et cette paix\nl\u2019a rendue plus forte. En ce qui me concerne, depuis que ce\ndanger horrible n\u2019est plus actuel, j\u2019ai peine \u00e0 y croire\nencore. M\u00eame mes propres et terribles exp\u00e9riences dans\nle ch\u00e2teau de Dracula me paraissent un vieux r\u00eave oubli\u00e9.\nIci, dans l\u2019air vif de l\u2019automne, au grand soleil\u2026\nH\u00e9las ! Comment puis-je douter ? Tandis que je pense \u00e0\ntout ceci, mes yeux tombent sur la balafre \u00e9carlate qui\nab\u00eeme le front blanc de ma pauvre bien-aim\u00e9e. Aussi\nlongtemps qu\u2019elle y sera, tout doute est impossible. Et, plus\ntard, son seul souvenir nous convaincra de n\u2019avoir point\nr\u00eav\u00e9. Mina et moi, nous redoutons si fort l\u2019oisivet\u00e9 que nous\nrevenons sans cesse \u00e0 nos journaux. Quoique la terrible\nr\u00e9alit\u00e9 semble cro\u00eetre \u00e0 chaque fois, la souffrance et la peur\nsemblent en quelque sorte diminuer. Une sorte de fil\nconducteur se manifeste \u00e0 pr\u00e9sent, qui nous r\u00e9conforte.\nMina dit que peut-\u00eatre nous servons d\u2019instruments pour une\n\u0153uvre qui, finalement, sera bienfaisante. Qu\u2019il en soitainsi ! Je veux essayer de penser comme elle. Jusqu\u2019ici,\nnous n\u2019avons jamais parl\u00e9 ensemble de l\u2019avenir. Mieux vaut\nattendre d\u2019avoir vu le professeur et les autres au retour de\nleurs investigations. La journ\u00e9e s\u2019\u00e9coule plus rapidement\nque je n\u2019aurais pens\u00e9 que ce f\u00fbt encore possible pour moi.\nIl est trois heures.Journal de Mina Harker\n \n5 octobre, 5 heures apr\u00e8s-midi\n \nRelation de notre entretien. Pr\u00e9sents : le professeur Van\nHelsing, Lord Godalming, le Dr Seward, Mr Quincey\nMorris, Jonathan Harker, Mina Harker.\nLe professeur Van Helsing expose comment ils ont\nd\u00e9couvert le bateau sur lequel le comte Dracula s\u2019est\nembarqu\u00e9 pour fuir, et la destination de ce bateau.\n\u2013 Quand j\u2019ai su qu\u2019il se proposait de rentrer en\nTransylvanie, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 s\u00fbr que ce serait par les bouches du\nDanube ou par quelque port de la mer Noire, puisqu\u2019il \u00e9tait\nvenu par-l\u00e0. Nous avions le vide devant nous. \nOmne\nignotum pro magnifico.\n Tout ce qui est inconnu para\u00eet\nimmense. Et nous avions le c\u0153ur lourd en allant \u00e0 la\nrecherche des navires partis l\u2019autre nuit pour la mer Noire. Il\ns\u2019agissait d\u2019un voilier, d\u2019apr\u00e8s la d\u00e9claration de madame\nMina, et ces bateaux-l\u00e0 sont trop peu importants pour\nfigurer dans la liste des d\u00e9parts publi\u00e9e par le \nTimes\n. Lord\nGodalming nous a conseill\u00e9 d\u2019aller au Lloyd o\u00f9 est\nconsign\u00e9 chaque bateau partant, si petit qu\u2019il soit. Nous y\navons trouv\u00e9 qu\u2019un seul bateau \u00e9tait en partance pour la\nmer Noire avec la mar\u00e9e haute, le \nTsarine Catherine\n,ancr\u00e9 au quai Doolittle en destination de Varna puis\nd\u2019autres ports sur la remont\u00e9e du Danube. \u00ab Bien, dis-je,\nc\u2019est l\u00e0 qu\u2019est le comte. \u00bb Nous voil\u00e0 partis pour le quai\nDoolittle o\u00f9 nous avons trouv\u00e9 un homme dans une\nbaraque si petite qu\u2019il paraissait plus grand que son\nbureau. Nous lui avons demand\u00e9 des renseignements sur\nles voyages du \nTsarine Catherine\n. C\u2019est un homme qui\njure sans arr\u00eat, dont le visage est \u00e9carlate et la voix\ntonitruante, mais il est bon diable apr\u00e8s tout. Quincey tira\npour lui de sa poche une chose qui craquait quand il la\nroulait et la glissa dans un petit sac cach\u00e9 sous son\nv\u00eatement. L\u2019autre s\u2019est montr\u00e9 de plus en plus traitable et\nnotre humble serviteur. Il nous accompagna et interrogea\ndes hommes grossiers et irascibles, mais qui s\u2019adoucirent\neux aussi quand ils eurent cess\u00e9 d\u2019avoir soif. Ils parl\u00e8rent\nbeaucoup de tonnerre et d\u2019enfer, et de choses que je ne\ncomprenais pas, mais que je devinais. Cependant, ils nous\ndirent tout de m\u00eame tout ce que nous d\u00e9sirions savoir. Hier\napr\u00e8s-midi, ils ont vu arriver, vers cinq heures, un homme,\nen grande h\u00e2te. Un homme grand, mince et p\u00e2le, avec un\ngrand nez et des dents blanches, blanches ! et des yeux\nqui semblaient flamboyer. Il \u00e9tait tout en noir, sauf un\nchapeau de paille qui ne cadrait ni avec sa personne ni\navec la saison. Il distribuait de l\u2019argent, s\u2019enqu\u00e9rant \u00e0 la\nh\u00e2te des bateaux qui partaient pour la mer Noire, et pour\nquel port. On l\u2019emmena au bureau, puis au bateau ; il n\u2019a\npas voulu monter sur le pont, mais s\u2019est tenu sur le quai, au\nbout de la planche d\u2019embarquement, en priant le capitaine\nde venir lui parler. Le capitaine est descendu quand il a sude venir lui parler. Le capitaine est descendu quand il a su\nqu\u2019il serait bien pay\u00e9 et, apr\u00e8s beaucoup de jurons, il a\nmarqu\u00e9 son accord. Alors, l\u2019homme maigre est parti, apr\u00e8s\ns\u2019\u00eatre fait montrer l\u2019endroit o\u00f9 il pourrait louer une carriole\net un cheval. Il s\u2019en est all\u00e9, mais pour revenir bient\u00f4t,\nconduisant lui-m\u00eame la carriole, sur laquelle \u00e9tait une\ngrande caisse qu\u2019il mit \u00e0 terre, \u00e0 lui seul, et cependant il a\nfallu plusieurs hommes pour l\u2019embarquer. Il donna\nbeaucoup d\u2019explications au capitaine sur l\u2019endroit et la\nmani\u00e8re de placer la caisse. Le capitaine n\u2019aimait pas \u00e7a,\net jura dans toutes les langues et lui dit que si \u00e7a lui\nplaisait, il pouvait venir et surveiller lui-m\u00eame\nl\u2019embarquement de la caisse. L\u2019autre dit que non, qu\u2019il ne\npouvait y aller \u00e0 pr\u00e9sent parce qu\u2019il avait trop \u00e0 faire. Sur\nquoi, le capitaine lui conseilla de se h\u00e2ter \u2013 tonnerre \u2013 que\nson bateau partirait \u2013 tonnerre \u2013 avec la mar\u00e9e haute \u2013\ntonnerre. Cela fit sourire l\u2019homme maigre. Bien s\u00fbr, le\ncapitaine partirait au moment qu\u2019il jugerait bon ; mais il\nserait, lui, bien \u00e9tonn\u00e9, si c\u2019\u00e9tait si t\u00f4t ! Le capitaine se\nremit \u00e0 jurer, polyglottement ; l\u2019homme maigre le salua et lui\ndit qu\u2019il se permettrait de monter \u00e0 bord avant le d\u00e9part.\nPour finir, le capitaine, plus rouge que jamais, et dans des\nlangages de plus en plus vari\u00e9s, d\u00e9clara qu\u2019aucun Fran\u00e7ais\nne serait le bienvenu sur son bateau\u2026 tonnerre, et enfer et\nque sais-je ? L\u2019autre demanda s\u2019il y avait aux environs une\nboutique o\u00f9 il pourrait acheter des formulaires, et s\u2019en fut.\nPersonne ne sut o\u00f9 il est all\u00e9, car ils avaient autre chose\n\u00e0 penser, au tonnerre et \u00e0 l\u2019enfer peut-\u00eatre, car on vit\nbient\u00f4t que le \nTsarine Catherine\n ne partirait pas aumoment pr\u00e9vu. Une brume l\u00e9g\u00e8re se mit \u00e0 monter du\nfleuve, puis s\u2019\u00e9paissit, s\u2019\u00e9paissit jusqu\u2019\u00e0 devenir un\nbrouillard dense qui entoura le bateau. Le capitaine\ncontinuait \u00e0 jurer dans toutes les langues \u2013 tonnerre et\ntonnerre ! Mais que pouvait-il y faire ? L\u2019eau montait,\nmontait. Le capitaine commen\u00e7ait \u00e0 craindre de manquer\nle moment de la mar\u00e9e, et il \u00e9tait de fort mauvaise humeur\nquand, \u00e0 l\u2019instant pr\u00e9cis o\u00f9 le niveau du fleuve \u00e9tait le plus\nhaut, l\u2019homme maigre arriva \u00e0 la planche d\u2019embarquement\net demanda \u00e0 voir o\u00f9 son coffre avait \u00e9t\u00e9 gar\u00e9. Sur quoi le\ncapitaine r\u00e9pondit qu\u2019il les souhaitait, lui et son coffre, au\nfond de l\u2019enfer. L\u2019homme ne prit pas cela en mauvaise\npart ; il descendit avec le second ma\u00eetre, rep\u00e9ra l\u2019endroit,\nremonta et resta un instant sur le pont, dans le brouillard. Il\na d\u00fb s\u2019en aller tout seul, sans qu\u2019on le voie ; \u00e0 vrai dire, on\nne s\u2019est pas occup\u00e9 de lui. Car le brouillard commen\u00e7a \u00e0\nse dissiper et le temps bient\u00f4t redevint clair. Tout en se\nd\u00e9salt\u00e9rant, mes nouveaux amis ont ri en racontant que les\njurons du capitaine d\u00e9passaient son polyglottisme et son\npittoresque habituels, et surtout lorsque, en questionnant\nd\u2019autres matelots qui avaient sillonn\u00e9 le fleuve \u00e0 ce\nmoment, il apprit qu\u2019ils n\u2019avaient vu aucun brouillard autre\npart, except\u00e9 autour de ce quai-l\u00e0. Enfin, le bateau partit \u00e0\nmar\u00e9e basse et, au matin, il \u00e9tait certainement loin en aval.\nAu moment o\u00f9 ils nous parl\u00e8rent, il devait \u00eatre en mer.\nAinsi donc, madame Mina, nous avons un moment de\nr\u00e9pit, car notre ennemi est sur les flots, avec le brouillard \u00e0\nses ordres, en route pour les bouches du Danube. Si vite\nqu\u2019aille un navire, il lui faut du temps. Par voie de terre,nous le rattraperons. Notre meilleure chance sera de\ntomber sur lui quand il sera dans son coffre, entre le lever\net le coucher du soleil. Car, \u00e0 ce moment, il ne peut se\nd\u00e9fendre, et il est \u00e0 notre merci. Nous avons plusieurs jours\ndevant nous pour mettre notre plan au point. Nous savons\no\u00f9 il va ; car nous avons vu l\u2019armateur qui nous a montr\u00e9 les\nfactures et autres papiers. Le coffre doit \u00eatre d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0\nVarna, remis \u00e0 un agent, un certain Ristics, qui pr\u00e9sentera\nsa procuration, apr\u00e8s quoi notre ami le capitaine aura\naccompli sa mission. En cas de difficult\u00e9, il nous a\ndemand\u00e9 s\u2019il pourrait t\u00e9l\u00e9graphier et s\u2019informer \u00e0 Varna.\nNous avons r\u00e9pondu n\u00e9gativement, car ce qui reste \u00e0 faire\nne concerne ni la police ni la douane ; c\u2019est nous qui\nl\u2019accomplirons, et par notre propre m\u00e9thode.\nQuand le Dr Van Helsing eut termin\u00e9, je lui demandai s\u2019il\n\u00e9tait certain que le comte f\u00fbt rest\u00e9 \u00e0 bord.\n\u2013 Nous en avons la preuve la plus s\u00fbre, dit-il. Votre\npropre t\u00e9moignage, pendant votre sommeil de ce matin.\nJe lui demandai encore s\u2019il \u00e9tait vraiment n\u00e9cessaire de\ndonner la chasse au comte, car je redoutais de voir\nJonathan me quitter, et je savais qu\u2019il partirait certainement\nsi les autres le faisaient. Il me r\u00e9pondit avec une conviction\ncroissante, apr\u00e8s avoir commenc\u00e9 de sa voix calme. Il\ns\u2019anima \u00e0 mesure qu\u2019il parlait au point de nous faire sentir\n\u00e0 la fin o\u00f9 r\u00e9sidait cette autorit\u00e9 personnelle qui depuis si\nlongtemps faisait de lui un ma\u00eetre parmi les hommes.\n\u2013 Oui, c\u2019est n\u00e9cessaire, absolument n\u00e9cessaire !\nD\u2019abord, \u00e0 cause de vous, ensuite, \u00e0 cause de l\u2019humanit\u00e9.\nCe monstre a d\u00e9j\u00e0 fait beaucoup de mal dans le cercle\u00e9troit o\u00f9 il se trouve et pendant le court d\u00e9lai o\u00f9 il n\u2019\u00e9tait\nqu\u2019un corps cherchant sa mesure dans l\u2019ombre et ne la\nconnaissant pas encore. J\u2019ai dit tout cela \u00e0 nos amis.\nVous, ch\u00e8re madame Mina, vous l\u2019apprendrez par\nl\u2019enregistrement de John ou celui de votre mari. Je le leur\nai dit : sa d\u00e9cision de quitter son pays st\u00e9rile, peu peupl\u00e9,\npour venir dans un pays nouveau o\u00f9 la vie humaine pullule\njusqu\u2019\u00e0 ressembler \u00e0 la multitude des \u00e9pis, ce fut l\u2019ouvrage\nde plusieurs si\u00e8cles. Si un autre parmi les non-morts avait\ntent\u00e9 cette m\u00eame entreprise, tous les si\u00e8cles qui furent et\nceux qui seront n\u2019y auraient peut-\u00eatre pas suffi. Pour lui\nseul, l\u2019ensemble des forces de la nature, myst\u00e9rieuses,\nprofondes, efficaces, ont collabor\u00e9 d\u2019une fa\u00e7on presque\nmiraculeuse. L\u2019endroit m\u00eame o\u00f9 il a v\u00e9cu, non-mort depuis\ntous ces si\u00e8cles, est plein de bizarreries g\u00e9ologiques et\nchimiques ; de cavernes t\u00e9n\u00e9breuses, de fissures qui vont\non ne sait o\u00f9, d\u2019anciens volcans dont certains crat\u00e8res\nlaissent encore \u00e9chapper des eaux aux propri\u00e9t\u00e9s\n\u00e9tranges, des gaz qui tuent ou qui vivifient. Il y a\ncertainement quelque chose de magn\u00e9tique ou\nd\u2019\u00e9lectrique dans certaines combinaisons de forces\noccultes qui travaillent d\u2019une mani\u00e8re surprenante au profit\nde la vie physique. Et en lui-m\u00eame existaient au d\u00e9part\ncertaines grandes qualit\u00e9s. Dans une \u00e9poque dure et\nguerri\u00e8re, on le loua d\u2019avoir des nerfs d\u2019acier, un esprit\nsubtil, un c\u0153ur plus brave que nul homme au monde. Un\nprincipe vital a curieusement trouv\u00e9 en lui sa forme\nextr\u00eame. Et de m\u00eame que son corps restait vigoureux,\ngrand, robuste, tel \u00e9tait aussi son cerveau. Tout celaind\u00e9pendamment de l\u2019aide d\u00e9moniaque qui lui est\ns\u00fbrement acquise mais qui doit c\u00e9der aux puissances qui\nviennent du bien. Et maintenant, voici ce qu\u2019il est \u00e0 notre\n\u00e9gard. Il vous a marqu\u00e9e \u2013 oh ! pardonnez-moi, ma ch\u00e8re,\nsi je parle ainsi : je ne le fais que dans votre int\u00e9r\u00eat\u2026 il\nvous a marqu\u00e9e de telle fa\u00e7on que, m\u00eame sans qu\u2019il aille\nplus loin, il suffit que vous viviez \u00e0 votre mani\u00e8re habituelle,\nsi douce, et la mort, qui est le lot commun de l\u2019humanit\u00e9,\napprouv\u00e9e de Dieu, vous fera au jour dit semblable \u00e0 lui.\nC\u2019est cela qui ne doit pas \u00eatre. Nous avons fait serment\nque cela ne serait pas. Nous sommes en cela les ministres\nde la volont\u00e9 de Dieu. Que le monde et les hommes pour\nlesquels Son Fils est mort, ne soient pas livr\u00e9s \u00e0 des\nmonstres dont la seule existence serait Sa honte ! Il nous a\npermis de sauver d\u00e9j\u00e0 une \u00e2me, une seule, et nous partons\ncomme les anciens crois\u00e9s afin d\u2019en sauver davantage.\nComme eux, nous partirons vers l\u2019Orient et, comme eux, si\nnous tombons, ce sera pour une bonne cause.\nComme il s\u2019arr\u00eatait, je demandai :\n\u2013 Mais le comte ne sera-t-il pas assagi par son \u00e9chec ?\nAyant \u00e9t\u00e9 chass\u00e9 d\u2019Angleterre, ne l\u2019\u00e9vitera-t-il pas comme\nle tigre \u00e9vite le village d\u2019o\u00f9 on l\u2019a rabattu ?\n\u2013 Bonne comparaison, dit-il ; je l\u2019adopte. Votre mangeur\nd\u2019hommes, comme on nomme aux Indes le tigre qui a une\nfois go\u00fbt\u00e9 au sang humain, ne se soucie plus d\u2019aucune\nautre proie, mais continue de r\u00f4der jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il en ait\ntrouv\u00e9. Celui que nous chassons de notre village est un\ntigre aussi, qui ne cessera de r\u00f4der. Il n\u2019est pas de ceux\nqui se replient et restent \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Pendant sa vie, sa vievivante, il passe la fronti\u00e8re turque et attaque sur le terrain\nde l\u2019ennemi. Il peut \u00eatre repouss\u00e9 mais ne s\u2019arr\u00eate pas. Il\nrevient \u00e0 la charge, encore et encore. Voyez son\nobstination, sa t\u00e9nacit\u00e9. Le jeune cerveau qui \u00e9tait le sien\navait depuis longtemps con\u00e7u l\u2019id\u00e9e de venir dans une\ngrande ville. Que fait-il ? Il trouve l\u2019endroit du monde qui lui\noffre le plus de promesses, et aussit\u00f4t il se met\nd\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e0 pr\u00e9parer les voies. Il mesure patiemment\nsa force et ses ressources. Il apprend des langues\n\u00e9trang\u00e8res ; il s\u2019initie \u00e0 une autre vie de soci\u00e9t\u00e9, \u00e0 un\nrenouvellement de ses anciennes coutumes, \u00e0 la politique,\naux lois, aux finances, \u00e0 la science, aux habitudes d\u2019un\npays nouveau, d\u2019un peuple nouveau venu apr\u00e8s lui. Ce qu\u2019il\nen entrevoit ne fait qu\u2019aiguiser son app\u00e9tit et son d\u00e9sir, et\nmettre son esprit au diapason : car tout lui prouve combien\nses suppositions \u00e9taient exactes. Il a tout accompli tout\nseul, tout seul, \u00e0 partir d\u2019une tombe en ruine au fond d\u2019un\npays oubli\u00e9. Combien ne fera-t-il pas davantage quand le\nmonde de la pens\u00e9e s\u2019ouvrira plus largement pour lui ? Lui\nqui est capable de sourire \u00e0 la mort, comme nous le\nconnaissons, lui qui peut rayonner au milieu de maladies\nqui tuent des populations enti\u00e8res. Ah ! si un \u00eatre de cette\nesp\u00e8ce venait de Dieu et non du diable, quelle force\nb\u00e9n\u00e9fique ce serait pour notre vieil univers ! Mais nous\navons pris l\u2019engagement de lib\u00e9rer le monde. Notre effort\ndoit se faire en silence, en secret ; car en cet \u00e2ge de\nlumi\u00e8res, o\u00f9 les hommes ne croient m\u00eame plus \u00e0 ce qu\u2019ils\nvoient, l\u2019incr\u00e9dulit\u00e9 des sages serait sa plus grande force.\nElle lui servirait de bouclier, de cuirasse et en m\u00eame tempsd\u2019arme pour nous d\u00e9truire, nous, ses ennemis qui sommes\npr\u00eats \u00e0 risquer m\u00eame nos \u00e2mes pour la s\u00e9curit\u00e9 d\u2019un \u00eatre\nque nous aimons, pour le bien de l\u2019humanit\u00e9, pour l\u2019honneur\net la gloire de Dieu.\nApr\u00e8s une discussion g\u00e9n\u00e9rale, on d\u00e9cida de ne rien\narr\u00eater ce soir, mais de dormir sur ces \u00e9v\u00e9nements, et de\nnous efforcer de tirer au clair les conclusions n\u00e9cessaires.\nNous nous r\u00e9unirons demain pour le petit d\u00e9jeuner et,\napr\u00e8s avoir mis nos conclusions en commun, nous\narr\u00eaterons un plan.\nJ\u2019\u00e9prouve ce soir un repos, une merveilleuse paix. C\u2019est\ncomme si une pr\u00e9sence obs\u00e9dante s\u2019\u00e9tait \u00e9cart\u00e9e de moi.\nPeut-\u00eatre\u2026\nMon espoir ne s\u2019est pas accompli, ne le pouvait pas ; car\nj\u2019ai vu dans la glace la marque rouge sur mon front et j\u2019ai su\nque j\u2019\u00e9tais toujours impure.Journal du Dr Seward\n \n5 octobre\n \nNous nous sommes tous lev\u00e9s de bonne heure, apr\u00e8s un\nrepos qui nous fut bienfaisant. Nous nous sommes\nretrouv\u00e9s au d\u00e9jeuner avec plus de gaiet\u00e9 que nul d\u2019entre\nnous n\u2019aurait cru possible d\u2019en \u00e9prouver encore. La nature\nhumaine a d\u2019extraordinaires facult\u00e9s de rebondissement.\nSupprimez l\u2019obstacle, quel qu\u2019il soit, et de quelque mani\u00e8re\nque ce soit \u2013 m\u00eame par la mort \u2013, et nous voulons retrouver\nnos premi\u00e8res raisons d\u2019esp\u00e9rer et de nous r\u00e9jouir. Plus\nd\u2019une fois, tandis que nous \u00e9tions assis autour de la table,\nj\u2019ouvris de grands yeux en me demandant si les\n\u00e9v\u00e9nements des jours pr\u00e9c\u00e9dents n\u2019avaient pas \u00e9t\u00e9 un\nr\u00eave. Il me fallait revoir la tache rouge sur le front de Mrs\nHarker pour me ramener \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9. M\u00eame \u00e0 pr\u00e9sent que\nje p\u00e8se s\u00e9rieusement la question, il m\u2019est presque\nimpossible d\u2019admettre que la cause de tous nos troubles\ncontinue d\u2019exister. M\u00eame Mrs Harker, pendant de longs\nmoments, semble perdre de vue son souci ; elle ne\nrepense \u00e0 sa terrible balafre que de temps en temps,\nlorsque quelque incident la lui remet en m\u00e9moire. Nous\ndevons, dans une demi-heure, nous r\u00e9unir dans monbureau et arr\u00eater notre plan d\u2019action. J\u2019y vois seulement\nune difficult\u00e9 imm\u00e9diate, qui m\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9e par l\u2019instinct\nplut\u00f4t que par la raison : je redoute qu\u2019une cause\nmyst\u00e9rieuse ne lie la langue de la pauvre Mrs Harker. Je\nsais qu\u2019elle tire des conclusions \u00e0 part soi et, d\u2019apr\u00e8s tout\nce qui s\u2019est pass\u00e9, je devine combien elles peuvent \u00eatre\nlumineuses et exactes ; mais elle ne veut pas, ou bien elle\nne peut pas, les formuler. Je m\u2019en suis ouvert \u00e0 Van\nHelsing, et nous devons en parler ensemble quand nous\nserons seuls. J\u2019imagine que quelque chose du poison\nhorrible qui s\u2019est install\u00e9 dans ses veines commence \u00e0 la\ntravailler. Le comte avait son intention lorsqu\u2019il lui donna ce\nque Van Helsing appelle \u00ab le bapt\u00eame du sang de\nvampire \u00bb. Eh bien ! Il peut exister un poison qui se distille\n\u00e0 partir de choses excellentes. En un \u00e2ge o\u00f9 l\u2019existence\ndes ptoma\u00efnes est un myst\u00e8re, comment pourrions-nous\nnous \u00e9tonner de quoi que ce soit ? Mais je sais une chose.\nSi mon instinct ne me trompe pas en ce qui concerne les\nsilences de la pauvre Mrs Harker, notre t\u00e2che, je le r\u00e9p\u00e8te,\nnous r\u00e9serve une terrible difficult\u00e9, un danger inconnu. Le\nm\u00eame pouvoir qui la contraint au silence peut aussi la\ncontraindre \u00e0 parler. Je n\u2019ose penser plus avant, car ce\nserait d\u00e9grader une noble femme dans mes pens\u00e9es.\nVoici Van Helsing qui vient dans mon bureau avant les\nautres. Je vais essayer d\u2019aborder ce sujet.\nPlus tard\n\u00c0 l\u2019arriv\u00e9e du professeur, nous avons comment\u00e9 la\nsituation. Je me rendais compte qu\u2019il avait en t\u00eate une\nchose dont il souhaitait me parler, mais qu\u2019il h\u00e9sitait \u00e0 lefaire. Apr\u00e8s avoir quelque peu battu les buissons, il dit\nbrusquement :\n\u2013 Mon cher John, voici de quoi nous devons nous\nentretenir en t\u00eate \u00e0 t\u00eate, au moins pour commencer. Nous\nmettrons ensuite les autres dans notre confidence\u2026\nIl s\u2019arr\u00eata, j\u2019attendis. Il reprit :\n\u2013 Madame Mina, notre pauvre ch\u00e8re madame Mina n\u2019est\nplus la m\u00eame.\nUn frisson me parcourut \u00e0 trouver une telle confirmation \u00e0\nmes pires terreurs. Il poursuivit :\n\u2013 La triste exp\u00e9rience de Miss Lucy nous avertit de ne\npas, cette fois, laisser les choses aller trop loin. En r\u00e9alit\u00e9,\nnotre t\u00e2che est \u00e0 pr\u00e9sent plus ardue que jamais, et ce\nnouveau souci donne \u00e0 chaque heure une importance\ncruciale. Je vois les caract\u00e9ristiques du vampire appara\u00eetre\nsur son visage. C\u2019est encore tr\u00e8s, tr\u00e8s peu de chose, mais\nvisible cependant si nos yeux consentent \u00e0 constater sans\nid\u00e9e pr\u00e9con\u00e7ue. Ses dents sont plus aigu\u00ebs et son regard\npar moments est plus dur. Et ce n\u2019est pas tout. Elle est trop\nsouvent silencieuse ; il en \u00e9tait de m\u00eame chez Miss Lucy.\nElle se taisait m\u00eame alors qu\u2019elle \u00e9crivait ce qu\u2019elle voulait\nqui f\u00fbt connu ensuite. Ce que je crains actuellement, c\u2019est\nceci : si elle peut, en \u00e9tat d\u2019hypnose, nous r\u00e9v\u00e9ler ce que le\ncomte voit et entend, il est tout aussi vrai que celui qui l\u2019a\nhypnotis\u00e9e le premier, qui a bu de son sang et lui a fait\nboire du sien, pourrait, s\u2019il le voulait, la contraindre \u00e0 lui\nr\u00e9v\u00e9ler ce qu\u2019elle sait.\nJ\u2019acquies\u00e7ai. Il poursuivit :\n\u2013 Par cons\u00e9quent, pour pr\u00e9venir ce danger, nous devonsla tenir dans l\u2019ignorance de nos intentions, afin qu\u2019elle ne\npuisse dire ce qu\u2019elle ne saura pas. C\u2019est une p\u00e9nible\nobligation, si p\u00e9nible que le c\u0153ur me manque \u00e0 y penser.\nLorsque nous allons nous retrouver ensemble, je dois lui\ndire que, pour une raison que nous ne pouvons lui\nd\u00e9couvrir, elle ne peut assister \u00e0 notre r\u00e9union mais qu\u2019elle\nreste simplement sous notre protection.\nIl essuya son front inond\u00e9 de sueur \u00e0 la pens\u00e9e de la\nsouffrance qu\u2019il allait infliger \u00e0 cette pauvre \u00e2me d\u00e9j\u00e0 si\ntortur\u00e9e. Je savais qu\u2019il trouverait une sorte de r\u00e9confort \u00e0\napprendre que j\u2019en \u00e9tais arriv\u00e9 de mon c\u00f4t\u00e9 \u00e0 une\nconclusion identique, et qu\u2019en tout cas je l\u2019arracherais ainsi\n\u00e0 la peine du doute. Je le lui dis, et le r\u00e9sultat fut ce que\nj\u2019avais esp\u00e9r\u00e9.\nL\u2019heure approche de notre r\u00e9union g\u00e9n\u00e9rale. Van\nHelsing est sorti pour pr\u00e9parer l\u2019assembl\u00e9e et son p\u00e9nible\npr\u00e9ambule. En r\u00e9alit\u00e9, je pense que son intention \u00e9tait de\ntrouver un moment pour prier en silence.\nPlus tard\nD\u00e8s le d\u00e9but de la r\u00e9union, Van Helsing et moi-m\u00eame\navons \u00e9t\u00e9 grandement soulag\u00e9s. Mrs Harker nous faisait\ndire par son mari qu\u2019elle ne se joindrait pas \u00e0 nous \u00e0 ce\nmoment-l\u00e0, estimant pr\u00e9f\u00e9rable que nous discutions nos\nprojets sans que sa pr\u00e9sence p\u00fbt nous embarrasser. Le\nprofesseur et moi, nous avons \u00e9chang\u00e9 un rapide regard,\ncomme d\u00e9livr\u00e9s d\u2019un souci. Je pensais quant \u00e0 moi que si\nMrs Harker avait elle-m\u00eame mesur\u00e9 le danger, une grande\nsouffrance en m\u00eame temps qu\u2019un grand p\u00e9ril \u00e9taient\n\u00e9cart\u00e9s tout d\u2019un coup. Dans ces conditions, nous f\u00fbmesd\u2019accord, par une question et une r\u00e9ponse que nos yeux\n\u00e9chang\u00e8rent, et un doigt sur les l\u00e8vres, de faire le silence \u00e0\npropos de nos inqui\u00e9tudes, jusqu\u2019\u00e0 ce que nous fussions\nde nouveau seuls pour en parler. Nous nous m\u00eemes donc\naussit\u00f4t \u00e0 \u00e9tudier notre plan de campagne. Le Dr Van\nHelsing r\u00e9suma sommairement les faits :\n\u2013 Le \nTsarine Catherine\n a quitt\u00e9 la Tamise hier matin. \u00c0\nune vitesse maximum, il lui faudra trois semaines au moins\npour atteindre Varna ; par terre, nous pouvons y \u00eatre en\ntrois jours. Maintenant, si nous accordons au navire un\nb\u00e9n\u00e9fice de trois jours, gr\u00e2ce aux conditions\natmosph\u00e9riques que le comte peut procurer, nous le\nsavons ; si nous \u00e9valuons \u00e0 un jour et une nuit enti\u00e8re le\nretard qui peut nous arriver, il nous reste une marge de\npr\u00e8s de deux semaines. C\u2019est pourquoi, afin de nous\nassurer une compl\u00e8te s\u00e9curit\u00e9, il nous faut partir d\u2019ici au\nplus tard le 17. Nous serons de la sorte \u00e0 Varna au moins\nun jour avant l\u2019arriv\u00e9e du bateau, et en \u00e9tat de faire tous les\npr\u00e9paratifs n\u00e9cessaires. Bien entendu, nous serons tous\narm\u00e9s \u2013 arm\u00e9s contre tout mal, spirituel ou mat\u00e9riel.\nIci, Quincey Morris intervint :\n\u2013 Je crois comprendre que le loup vient d\u2019une r\u00e9gion o\u00f9\nil y a des loups, et il peut y arriver avant nous. Je suppose\nque nous ajouterons des winchesters \u00e0 notre armement.\nJ\u2019ai une sorte de foi en la vertu d\u2019une winchester quand il y\na aux environs des ennuis de ce genre. Vous vous\nrappelez, Art, quand nous avions toute cette bande \u00e0 nos\ntrousses \u00e0 Tobolsk ? Que n\u2019aurions-nous pas donn\u00e9 l\u2019un et\nl\u2019autre pour avoir chacun un fusil \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition ?\u2013 Parfait, dit Van Helsing, il y aura des winchesters.\nQuincey a une t\u00eate qui est toujours \u00e0 la hauteur, surtout\nquand il s\u2019agit de chasse, quoique ma m\u00e9taphore soit plus\nune honte pour la science que les loups ne sont un danger\npour l\u2019homme. Au surplus, nous n\u2019avons rien \u00e0 faire ici, et\ncomme je pense qu\u2019aucun de nous ne conna\u00eet Varna,\npourquoi ne pas y arriver plus t\u00f4t ? Le temps nous\nsemblerait ici aussi long qu\u2019il nous para\u00eetra l\u00e0-bas. Cette\nsoir\u00e9e et la matin\u00e9e de demain doivent suffire pour nos\npr\u00e9paratifs ; donc, si tout va bien, nous pourrons partir tous\nles quatre imm\u00e9diatement.\n\u2013 Tous les quatre ? r\u00e9p\u00e9ta Harker d\u2019un air interrogateur\nen nous regardant l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre\u2026\n\u2013 Certes, r\u00e9pondit vivement le professeur. Vous devez\nrester pour prendre soin de votre si douce jeune femme.\nHarker demeura un instant silencieux avant de reprendre\nd\u2019une voix creuse :\n\u2013 Nous parlerons de cela dans la matin\u00e9e. Je voudrais\nconsulter Mina.\nIl me semblait que le moment \u00e9tait venu pour Van\nHelsing de prier Harker de ne pas r\u00e9v\u00e9ler nos plans \u00e0 sa\nfemme, mais il n\u2019en fit rien. Je lui lan\u00e7ai un regard\nsignificatif et je toussai. Pour toute r\u00e9ponse, il posa son\ndoigt sur ses l\u00e8vres, et s\u2019en fut.Journal de Jonathan Harker\n \n5 octobre, apr\u00e8s-midi\n \nPendant quelque temps apr\u00e8s notre r\u00e9union de ce matin,\nje restai l\u2019esprit vide. Ces nouveaux d\u00e9veloppements me\nlaissent dans un \u00e9tat de stupeur o\u00f9 nulle pens\u00e9e active ne\nsaurait trouver place. La d\u00e9cision de Mina de rester \u00e0\nl\u2019\u00e9cart de nos d\u00e9lib\u00e9rations me donne \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir. Et\ncomme je n\u2019ai pu en discuter avec elle, j\u2019en suis r\u00e9duit \u00e0\ndes suppositions. Me voici aussi \u00e9loign\u00e9 que jamais de\ntoute solution. La fa\u00e7on dont les autres ont pris la chose me\nd\u00e9route \u00e9galement. Quand nous avons agit\u00e9 le sujet pour la\nderni\u00e8re fois, il \u00e9tait entendu que rien entre nous ne\nresterait cach\u00e9. Mina dort \u00e0 pr\u00e9sent, aussi calme, aussi\npaisible qu\u2019un petit enfant. Ses l\u00e8vres sont arqu\u00e9es, son\nvisage rayonne de bonheur. Gr\u00e2ce \u00e0 Dieu, il existe encore\nde tels moments pour elle !\nPlus tard\nQue tout cela est \u00e9trange ! J\u2019\u00e9tais assis, veillant sur\nl\u2019heureux sommeil de Mina, et aussi pr\u00eat que possible\nd\u2019\u00eatre heureux moi-m\u00eame. Le soir s\u2019avan\u00e7ait, la terre se\ncouvrait d\u2019ombres \u00e0 mesure que le soleil d\u00e9clinait ; le\nsilence dans la chambre me semblait de plus en plusprofond. Mina ouvrit brusquement les yeux et, me regardant\navec tendresse, me dit :\n\u2013 Jonathan, je voudrais que vous me promettiez quelque\nchose sur votre honneur. Une promesse que vous me ferez\n\u00e0 moi, mais qui sera consacr\u00e9e par le sentiment que Dieu\nl\u2019entend ; une promesse que rien ne devra rompre, pas\nm\u00eame si je tombe \u00e0 genoux et vous implore avec des\nlarmes am\u00e8res. Vite, il faut me la faire \u00e0 l\u2019instant !\n\u2013 Mina, lui r\u00e9pondis-je, je ne puis vous faire sur-le-champ\nune promesse de ce genre. Je n\u2019ai peut-\u00eatre pas le droit\nde la faire.\n\u2013 Mais, mon ch\u00e9ri, dit-elle avec une telle intensit\u00e9 d\u2019\u00e2me\nque ses yeux furent comme des \u00e9toiles, c\u2019est moi qui le\nsouhaite, et non point pour moi-m\u00eame. Demandez au Dr\nVan Helsing si je n\u2019ai pas raison. S\u2019il n\u2019en convient pas,\nvous ferez \u00e0 votre guise. Et, de plus, si vous \u00eates tous\nd\u2019accord, plus tard, je vous rendrai votre parole.\n\u2013 Je promets ! dis-je, et, pour un moment, elle parut\nparfaitement heureuse, quoique pour moi la balafre rouge\nsur son front rend\u00eet tout bonheur impossible.\nElle dit :\n\u2013 Promettez-moi de ne rien me r\u00e9v\u00e9ler de vos plans\nconcernant la campagne contre le comte. Ni un mot, ni une\nallusion, ni un sous-entendu. Rien, aussi longtemps que\nceci sera sur moi.\nEt elle me d\u00e9signa solennellement la balafre. Je compris\nla gravit\u00e9 de ses paroles, et je r\u00e9p\u00e9tai tout aussi\nsolennellement :\n\u2013 Je vous le promets !Et en pronon\u00e7ant ces mots, je sentis que depuis cette\nseconde une porte s\u2019\u00e9tait referm\u00e9e entre nous.\nM\u00eame jour, minuit\nMina a \u00e9t\u00e9 vive et gaie tout l\u2019apr\u00e8s-midi, si bien que nous\ntous en avons repris courage, comme gagn\u00e9s par sa\nbonne humeur. Moi-m\u00eame, il m\u2019a sembl\u00e9 que la chape\nd\u2019horreurs qui p\u00e8se sur nous s\u2019all\u00e9geait quelque peu. Nous\nnous sommes retir\u00e9s de bonne heure. Mina dort \u00e0 pr\u00e9sent\ncomme un petit enfant. Comment ne pas s\u2019\u00e9tonner qu\u2019au\nmilieu de sa terrible angoisse, elle ait conserv\u00e9 sa facult\u00e9\nde sommeil ? Dieu en soit lou\u00e9, car \u00e0 ce moment du moins\nelle peut oublier son souci. Peut-\u00eatre son exemple\nm\u2019atteindra-t-il comme sa gaiet\u00e9 cet apr\u00e8s-midi. Ah ! une\nnuit de sommeil sans r\u00eaves !\n6 octobre, au matin\n \nAutre surprise. Mina m\u2019a r\u00e9veill\u00e9 t\u00f4t, \u00e0 la m\u00eame heure\nenviron qu\u2019hier, en me demandant d\u2019aller chercher le Dr\nVan Helsing. J\u2019ai pens\u00e9 qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019hypnose et, sans\nl\u2019interroger, je me rendis chez le professeur. Il s\u2019attendait\n\u00e9videmment \u00e0 une visite, car je l\u2019ai trouv\u00e9 tout habill\u00e9 dans\nsa chambre. Sa porte \u00e9tait entrouverte et il avait pu\nentendre s\u2019ouvrir la n\u00f4tre. Il vint aussit\u00f4t, et en entrant, il\ndemanda \u00e0 Mina si les autres pouvaient nous rejoindre.\n\u2013 Non, fit-elle tr\u00e8s simplement, ce ne sera pas\nn\u00e9cessaire. Vous pourrez leur faire le message. Je doisvous accompagner dans votre voyage.\nComme moi, il sursauta, puis demanda, apr\u00e8s un\nsilence :\n\u2013 Mais pour quelle raison ?\n\u2013 Il faut que vous m\u2019emmeniez. Je serai plus en s\u00e9curit\u00e9\navec vous, et vous \u00e9galement.\n\u2013 Mais pourquoi, ch\u00e8re madame Mina ? Le soin de votre\ns\u00e9curit\u00e9, vous le savez, est notre premier devoir. Nous\naffrontons un danger auquel vous \u00eates plus expos\u00e9e\nqu\u2019aucun d\u2019entre nous, \u00e0 la suite de circonstances\u2026 de\nchoses qui se sont pass\u00e9es\u2026\nIl s\u2019interrompit, embarrass\u00e9.\nEn r\u00e9pondant, elle d\u00e9signa son front du doigt.\n\u2013 Je sais. Et c\u2019est pour cela que je dois partir. Je puis\nvous le dire \u00e0 pr\u00e9sent que le soleil se l\u00e8ve. Plus tard, je ne\npourrais peut-\u00eatre plus. Je sais que lorsque le comte me\nr\u00e9clame, je dois ob\u00e9ir. Je sais que s\u2019il m\u2019ordonne de venir\nsecr\u00e8tement, je le rejoindrai par artifice, par tout exp\u00e9dient\ncapable de donner le change \u2013m\u00eame \u00e0 Jonathan.\nElle tourna vers moi un regard de d\u00e9tresse. Je ne pus\nque saisir sa main, incapable de parler, trop \u00e9mu pour\navoir m\u00eame la d\u00e9tente des larmes. Elle poursuivit :\n\u2013 Vous les hommes, vous \u00eates braves et forts. Vous \u00eates\nforts d\u2019\u00eatre ensemble, car vous pouvez d\u00e9fier ce qui\nrisquerait de briser l\u2019humaine r\u00e9sistance d\u2019un gardien\nunique. De plus, je pourrai vous servir, car en m\u2019hypnotisant\nvous pourrez apprendre de moi ce que moi-m\u00eame j\u2019ignore.\nLe Dr Van Helsing dit gravement :\n\u2013 Madame Mina, vous \u00eates, comme toujours, la sagessem\u00eame. Oui, vous nous accompagnerez et nous\naccomplirons cette \u0153uvre ensemble.\nApr\u00e8s qu\u2019il eut parl\u00e9, Mina garda un silence si prolong\u00e9\nque je la regardai. Elle \u00e9tait retomb\u00e9e sur ses coussins,\nendormie ; elle ne se r\u00e9veilla m\u00eame pas lorsque je levai les\nstores et laissai le soleil inonder la chambre. Van Helsing\nme fit signe de le suivre en silence. Nous rentr\u00e2mes chez\nlui, o\u00f9 bient\u00f4t Lord Godalming, le Dr Seward et Mr Morris\nnous eurent rejoints. Il leur rapporta les paroles de Mina, et\npoursuivit :\n\u2013 Nous partirons aujourd\u2019hui m\u00eame pour Varna. Nous\navons \u00e0 pr\u00e9sent \u00e0 tenir compte d\u2019un \u00e9l\u00e9ment de plus,\nmadame Mina. Ah ! quelle \u00e2me sinc\u00e8re ! Ce fut une agonie\npour elle de nous en avoir dit si long. Mais elle a raison, et\nnous avons \u00e9t\u00e9 avertis \u00e0 temps. Nous n\u2019avons pas une\nchance \u00e0 perdre et, \u00e0 Varna, nous devons \u00eatre pr\u00eats \u00e0 agir\nd\u00e8s l\u2019arriv\u00e9e du bateau.\n\u2013 Que devrons-nous faire exactement ? demanda\nbri\u00e8vement Mr Morris.\nLe professeur, apr\u00e8s un moment, r\u00e9pondit :\n\u2013 Pour commencer, monter \u00e0 bord. Puis, d\u00e8s que nous\naurons identifi\u00e9 la caisse, y poser un rameau de rosier\nsauvage et le fixer, car tant qu\u2019il y sera, nul ne peut en sortir.\nC\u2019est du moins ce que disent les superstitions. Et il nous\nfaut tout d\u2019abord nous fier aux superstitions ; elles\nconstituaient les croyances primitives de l\u2019homme et elles\nplongent encore leurs racines dans les croyances. Ensuite,\nd\u00e8s que viendra l\u2019occasion que nous cherchons, quand\npersonne ne sera l\u00e0 pour nous voir, nous ouvrirons le coffreet\u2026 et tout ira bien.\n\u2013 Je n\u2019attendrai aucune occasion, dit Morris. D\u00e8s que je\nverrai la caisse, je l\u2019ouvrirai et je d\u00e9truirai le monstre, y e\u00fbt-\nil mille hommes \u00e0 me regarder et duss\u00e9-je \u00eatre effac\u00e9 des\nhumains \u00e0 la seconde suivante !\nUn r\u00e9flexe me fit lui saisir la main ; elle \u00e9tait aussi rigide\nqu\u2019un morceau d\u2019acier. Je crois, j\u2019esp\u00e8re, qu\u2019il comprit mon\nregard.\n\u2013 Brave gar\u00e7on ! s\u2019\u00e9cria le Dr Van Helsing. Brave\ngar\u00e7on ! Quincey est cent pour cent un homme. Dieu l\u2019en\nb\u00e9nisse ! Mon enfant, croyez-moi, aucun de nous ne\ntra\u00eenera \u00e0 la besogne et ne restera court pour avoir trembl\u00e9.\nJ\u2019indique simplement ce que nous pouvons, ce que nous\ndevons faire. Mais, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, comment savoir ce que nous\nferons ? Il peut arriver tant de choses ; leurs d\u00e9tours, leurs\nr\u00e9sultats peuvent \u00eatre si diff\u00e9rents qu\u2019il est impossible de\nrien dire avant l\u2019\u00e9v\u00e9nement. En tout cas, nous serons tous\narm\u00e9s et quand le moment d\u00e9cisif sera l\u00e0, notre effort ne\nfaiblira pas. \u00c0 pr\u00e9sent, mettons nos affaires en ordre.\nR\u00e9glons tout ce qui concerne ceux qui nous sont chers et\nqui d\u00e9pendent de nous. Car aucun de nous ne peut deviner\nquel d\u00e9nouement nous attend, ni quand, ou comment il\nsurviendra. Pour ce qui est de moi, mes dispositions sont\nprises et je n\u2019ai rien d\u2019autre \u00e0 faire que d\u2019organiser le\nvoyage. Je vais prendre les billets et tout ce qui est\nn\u00e9cessaire pour le d\u00e9part.\nIl n\u2019y avait rien \u00e0 ajouter, et nous nous s\u00e9par\u00e2mes. Je\nvais maintenant r\u00e9gler mes affaires terrestres et me\npr\u00e9parer \u00e0 tout ce qui peut arriver.Plus tard\nC\u2019est fait, mon testament est pr\u00eat, et tout le reste\n\u00e9galement. Si Mina me survit, elle est ma seule h\u00e9riti\u00e8re.\nS\u2019il en est autrement, ceux qui ont \u00e9t\u00e9 si bons pour nous\nauront ce que je laisserai.\nLe cr\u00e9puscule approche. L\u2019agitation de Mina attire mon\nattention. Il se passe, j\u2019en suis s\u00fbr, quelque chose dans son\nesprit au moment exact o\u00f9 le soleil dispara\u00eet. Ces moments\nsont une \u00e9preuve pour chacun de nous car chaque lever,\nchaque coucher du soleil ouvre un nouveau danger, une\nnouvelle souffrance, qui, Dieu le veuille, peut pourtant servir\n\u00e0 un heureux d\u00e9nouement. Je note toutes ces choses dans\nmon journal, puisque ma ch\u00e9rie n\u2019en peut rien savoir \u00e0\npr\u00e9sent ; si un jour vient o\u00f9 elle pourra les conna\u00eetre, elles\nsont pr\u00eates. Elle m\u2019appelle.25\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \n11 octobre, au soir\n \nJonathan Harker me prie d\u2019enregistrer ce qui suit. Lui-\nm\u00eame, me dit-il, ne suffit pas \u00e0 la t\u00e2che, et il souhaite que\ntout soit exactement consign\u00e9.\nAucun de nous, je pense, ne fut surpris quand nous\nf\u00fbmes invit\u00e9s aupr\u00e8s de Mrs Harker un peu avant le\ncr\u00e9puscule. Nous avons \u00e9t\u00e9 r\u00e9cemment amen\u00e9s \u00e0\ncomprendre que le lever et le coucher du soleil sont pour\nelle des moments d\u2019une \u00e9trange lib\u00e9ration, o\u00f9 son moi\nv\u00e9ritable se manifeste sans que nulle force la domine, soit\npour l\u2019emp\u00eacher d\u2019agir, soit, au contraire, pour l\u2019y obliger.\nCet \u00e9tat fait son apparition environ une demi-heure ou\ndavantage avant le lever ou le coucher du soleil, et duredavantage avant le lever ou le coucher du soleil, et dure\njusqu\u2019\u00e0 ce que le soleil soit haut ou que les nuages\ns\u2019embrasent sous les rayons qui d\u00e9passent encore\nl\u2019horizon. C\u2019est au d\u00e9but une sorte d\u2019influence n\u00e9gative,\ncomme si un lien \u00e9tait d\u00e9nou\u00e9 ; \u00e0 quoi succ\u00e8de, tr\u00e8s\nrapidement, une libert\u00e9 absolue. Mais quand celle-ci est\nsuspendue, le retour en arri\u00e8re, la rechute, viennent tr\u00e8s\nvite, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s seulement par un intervalle de silence\navertisseur.\nLorsque nous nous rencontr\u00e2mes ce soir, elle paraissait\nquelque peu contrainte et donnait tous les signes d\u2019une\nlutte int\u00e9rieure ; j\u2019attribuai cette tension au violent effort\nqu\u2019elle exigeait d\u2019elle-m\u00eame dans le premier moment o\u00f9\nelle recouvrait sa libert\u00e9. Quelques minutes toutefois, lui\nsuffirent pour reprendre un contr\u00f4le total sur elle-m\u00eame.\nPuis, faisant signe \u00e0 son mari de s\u2019asseoir \u00e0 son c\u00f4t\u00e9 sur\nle sofa o\u00f9 elle \u00e9tait \u00e0 demi \u00e9tendue, elle nous pria\nd\u2019apporter des chaises pr\u00e8s d\u2019elle. Prenant dans les\nsiennes la main de Harker, elle commen\u00e7a :\n\u2014 Nous sommes ici r\u00e9unis, libres, et peut-\u00eatre pour la\nderni\u00e8re fois. Cher, je sais, je sais que vous serez toujours\navec moi jusqu\u2019\u00e0 la fin.\nCes mots s\u2019adressaient \u00e0 son mari dont la main, nous le\nvoyions, serrait \u00e9troitement la sienne.\n\u2014 Demain matin, reprit-elle, nous partons accomplir\nnotre entreprise, et Dieu seul sait ce qu\u2019elle nous r\u00e9serve.\nVous avez la bont\u00e9 de me prendre avec vous. Tout ce que\ndes hommes courageux peuvent faire pour une pauvre\nfaible femme, dont l\u2019\u00e2me est peut-\u00eatre perdue \u2013 non, non,\npas encore, mais en grand danger en tout cas\u2026 \u2013, vous lepas encore, mais en grand danger en tout cas\u2026 \u2013, vous le\nferez, je le sais. Mais souvenez-vous que je ne suis pas\nsemblable \u00e0 vous. Il y a du poison dans mon sang, dans\nmon \u00e2me, et j\u2019en puis p\u00e9rir, \u00e0 moins que quelque secours\nne me vienne de vous. Ah ! mes amis, vous savez aussi\nbien que moi que mon \u00e2me est en p\u00e9ril. Je sais, il est vrai,\nqu\u2019une voie reste ouverte devant moi, mais vous ne devez\npas et je ne dois pas la prendre.\nElle nous jeta un regard interrogateur, le premier et le\ndernier \u00e9tant pour son mari.\n\u2014 Quel chemin ? demanda Van Helsing d\u2019une voix\nrauque, quel est ce chemin que vous ne devez pas, que\nvous ne pouvez pas prendre ?\n\u2014 Mourir sur-le-champ de ma propre main ou de celle\nd\u2019un autre, avant qu\u2019un mal plus grand soit consomm\u00e9. Je\nsais, et vous aussi, que si j\u2019\u00e9tais morte, vous pourriez, vous\nvoudriez lib\u00e9rer mon esprit immortel, comme vous l\u2019avez\nfait pour ma pauvre Lucy. S\u2019il n\u2019y avait pour m\u2019arr\u00eater que la\nmort ou la peur de la mort, je n\u2019h\u00e9siterais pas devant elle \u00e0\npr\u00e9sent, parmi des amis \u00e0 qui je suis ch\u00e8re. Mais la mort\nn\u2019est pas tout. Je ne puis croire qu\u2019en mourant maintenant,\navec un si grand espoir devant nous et une t\u00e2che meilleure\n\u00e0 accomplir, je fasse la volont\u00e9 de Dieu. C\u2019est pourquoi je\nrenonce pour ma part \u00e0 la certitude du repos \u00e9ternel, et je\nm\u2019avance vers cette nuit qui rec\u00e8le peut-\u00eatre ce qu\u2019il y a de\nplus noir en ce monde et dans le monde inf\u00e9rieur. Nous\nnous taisions, comprenant d\u2019instinct que ce n\u2019\u00e9tait l\u00e0 qu\u2019un\npr\u00e9lude. Les autres visages \u00e9taient graves, tendus, celui\nde Harker devenait couleur de cendre. Peut-\u00eatre devinait-il\nmieux que nous ce qui allait suivre. Elle poursuivit :mieux que nous ce qui allait suivre. Elle poursuivit :\n\u2014 Tel est mon apport au hochepot. (Je remarquai\nl\u2019\u00e9trange terme dont elle se servit \u00e0 cet endroit, et le plus\ns\u00e9rieusement du monde.) Quel est l\u2019apport de chacun de\nvous ? Vos vies, je le sais, dit-elle vivement. T\u00e2che ais\u00e9e\npour des hommes braves. Vos vies viennent de Dieu et\nvous les Lui restituez. Mais que me donnerez-vous, \u00e0 moi ?\nElle eut de nouveau le m\u00eame regard interrogateur, mais\nen \u00e9vitant cette fois les yeux de son mari. Quincey semblait\nla comprendre, car il acquies\u00e7a d\u2019un mouvement de t\u00eate et\nle visage de Mrs Harker s\u2019\u00e9claira.\n\u2014 Eh bien ! je vais vous dire simplement ce que je veux\nde vous, car rien dans notre accord ne doit rester dans\nl\u2019ombre. Vous devez me promettre, chacun et tous, et\nm\u00eame vous, mon mari bien-aim\u00e9, si l\u2019heure vient, de me\ntuer.\n\u2014 Quelle heure ?\nQuincey avait parl\u00e9, mais d\u2019une voix basse, \u00e9trangl\u00e9e.\n\u2014 Celle o\u00f9 vous serez convaincus que le changement en\nmoi est tel que la mort pour moi est devenue pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0\nla vie. Lorsque je serai de la sorte morte selon la chair,\nsans attendre une seconde, percez-moi d\u2019un pieu et\ncoupez-moi la t\u00eate ; ou faites tout ce qu\u2019il faudra pour que\nj\u2019acc\u00e8de au repos !\nQuincey fut le premier \u00e0 se lever apr\u00e8s un silence. Il mit\nun genou en terre devant elle et, lui prenant la main dit\nsolennellement :\n\u2014 Je ne suis qu\u2019une brute, et peut-\u00eatre n\u2019ai-je pas v\u00e9cu\npour \u00eatre digne d\u2019une telle distinction, mais je vous jure par\ntout ce que j\u2019ai de plus sacr\u00e9 que, si cette heure vientjamais, je ne broncherai pas devant le devoir que vous\nnous imposez. Et je vous promets \u00e9galement que, si j\u2019ai le\nmoindre doute, je n\u2019h\u00e9siterai pas : je consid\u00e9rerai le\nmoment comme venu.\n\u2014 Mon v\u00e9ritable ami ! fut tout ce qu\u2019elle put dire au\nmilieu de ses larmes et, s\u2019inclinant vers lui, elle baisa sa\nmain.\n\u2014 Je prends le m\u00eame engagement, madame Mina, dit\nVan Helsing.\n\u2014 Moi aussi, dit Lord Godalming, chacun d\u2019eux \u00e0 son\ntour s\u2019agenouillant pour pr\u00eater serment. Et je fis de m\u00eame.\nSon mari enfin se tourna vers elle, le regard perdu et le\nvisage couvert d\u2019une p\u00e2leur verd\u00e2tre qui att\u00e9nuait la\nblancheur neigeuse de ses cheveux. Il demanda :\n\u2014 Et moi aussi, dois-je faire cette promesse, \u00f4 ma\nfemme ?\n\u2014 Vous aussi, mon ch\u00e9ri, lui r\u00e9pondit-elle avec un\nimmense \u00e9lan de piti\u00e9 dans la voix et les yeux. Vous ne\ndevez pas reculer. Vous \u00eates ce que j\u2019ai de plus proche et\nde plus cher ; pour moi, vous \u00eates le monde entier. Nos\n\u00e2mes sont fondues l\u2019une dans l\u2019autre, pour toute la vie et\ntoute l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Songez, mon ch\u00e9ri, qu\u2019il y eut une \u00e9poque\no\u00f9 des hommes braves ont tu\u00e9 leurs \u00e9pouses et les\nfemmes de leur famille pour leur \u00e9pargner de tomber entre\nles mains de l\u2019ennemi. Leurs mains n\u2019ont pas d\u00e9failli, car\ncelles qu\u2019ils aimaient les suppliaient de les tuer. C\u2019est le\ndevoir viril envers les aim\u00e9es dans les jours d\u2019\u00e9preuve\natroce. Ah ! mon tr\u00e8s cher, si je dois mourir de la main de\nquelqu\u2019un, que ce soit de la main de celui qui m\u2019aime leplus. Docteur Van Helsing, je n\u2019ai pas oubli\u00e9 que, lorsqu\u2019il\ns\u2019est agi de la pauvre Lucy, vous avez t\u00e9moign\u00e9 une\nv\u00e9ritable piti\u00e9 \u00e0 celui qui l\u2019aimait \u2013 elle rougit fugitivement,\ns\u2019arr\u00eata, et modifia sa phrase -\u2026 \u00e0 celui qui avait\n\u00e9minemment le droit de lui conf\u00e9rer la paix. S\u2019il revient une\nheure comme celle-l\u00e0, je compte sur vous pour que mon\nmari se souvienne avec douceur, sa vie durant, que c\u2019est\nsa main aimante qui me lib\u00e9ra du joug d\u2019horreur que je\nportais.\n\u2014 Je jure une fois encore ! dit la voix vibrante du\nprofesseur.\nMrs Harker sourit, oui, sourit vraiment, et, retombant en\narri\u00e8re avec un soupir de soulagement, elle reprit :\n\u2014 Et maintenant, pour vous mettre en garde, un dernier\nmot qu\u2019il ne faudra jamais oublier : cette heure, si elle doit\nun jour venir, peut surgir rapide et inattendue ; dans ce cas,\nne perdez pas de temps \u00e0 guetter une occasion propice.\nCar \u00e0 ce moment, je puis \u00eatre\u2026 oui, si l\u2019heure vient, je dois\n\u00eatre alli\u00e9e contre vous \u00e0 votre ennemi. Une pri\u00e8re encore,\ndit-elle avec une grande solennit\u00e9 ; une pri\u00e8re moins vitale,\nmoins urgente que l\u2019autre, mais c\u2019est une faveur que je\nvous demande de m\u2019accorder si vous le voulez bien.\nNous marqu\u00e2mes notre accord, sans qu\u2019un seul de nous\ne\u00fbt dit un mot. Ce n\u2019\u00e9tait pas n\u00e9cessaire.\n\u2014 Je vous demande de lire maintenant l\u2019office des\nmorts.\nUn sourd g\u00e9missement de son mari l\u2019interrompit ; elle\nprit sa main et la posa sur son c\u0153ur tout en continuant :\n\u2014 Vous le lirez un jour sur mon corps. Quelle que soitl\u2019issue de cette terrible aventure, ce sera une douce\npens\u00e9e pour nous tous, pour plusieurs du moins. Mon\nch\u00e9ri, c\u2019est vous, j\u2019esp\u00e8re, qui le lirez ; ainsi, c\u2019est votre voix\nqui le gravera dans ma m\u00e9moire pour l\u2019\u00e9ternit\u00e9 \u2013 quoi qu\u2019il\narrive.\n\u2014 Mais, ma ch\u00e9rie, plaida-t-il, la mort est bien loin de\nvous.\n\u2014 Non pas ! dit-elle, levant la main en signe\nd\u2019avertissement ; je suis en ce moment plus ensevelie dans\nla mort que si un s\u00e9pulcre terrestre pesait sur moi.\n\u2014 Ma femme, dois-je vraiment lire ? demanda-t-il avant\nde commencer.\n\u2014 Cela me fortifierait, mon \u00e9poux, dit-elle, sans plus.\nEt il se mit \u00e0 lire lorsqu\u2019elle lui eut tendu le livre.\nComment pourrais-je\u2026 qui pourrait d\u00e9crire cette sc\u00e8ne\n\u00e9trange avec sa solennit\u00e9, sa sombre tristesse, son\nhorreur, et, malgr\u00e9 tout, sa douceur ? M\u00eame un sceptique,\nqui ne voit qu\u2019une parodie d\u2019am\u00e8re v\u00e9rit\u00e9 dans tout ce qui\nest \u00e9motion sacr\u00e9e, aurait senti son c\u0153ur se fondre devant\nce petit groupe d\u2019amis tendres et d\u00e9vou\u00e9s \u00e0 genoux autour\nde cette femme accabl\u00e9e et souffrante, et en entendant la\nvoix sensible, passionn\u00e9e, de son mari tandis qu\u2019en\naccents bris\u00e9s par l\u2019\u00e9motion et souvent entrecoup\u00e9s, il\nlisait le simple et bel office des morts. \u2013 Je n\u2019en puis plus\u2026\nles mots et la voix me manquent\u2026\nSon instinct l\u2019avait bien guid\u00e9e\u2026 Si incroyable que cela\npuisse para\u00eetre, et nous en f\u00fbmes les premiers \u00e9tonn\u00e9s, ce\nmoment nous r\u00e9conforta puissamment. Et le silence qui\nnous prouva que Mrs Harker perdait de nouveau apr\u00e8s lalibert\u00e9 de son \u00e2me, ne nous remplit pas du d\u00e9sespoir que\nnous avions redout\u00e9.Journal de Jonathan Harker\n \n15 octobre, Varna\n \nNous avons quitt\u00e9 Charing Cross dans la matin\u00e9e du 12,\natteint Paris la m\u00eame nuit et pris les places r\u00e9serv\u00e9es pour\nnous dans l\u2019Orient-Express. Voyageant nuit et jour, nous\nsommes arriv\u00e9s ici vers cinq heures. Lord Godalming s\u2019est\nrendu au consulat, demander si aucun t\u00e9l\u00e9gramme n\u2019\u00e9tait\narriv\u00e9 pour nous, tandis que les autres s\u2019installaient \u00e0\nl\u2019h\u00f4tel, l\u2019Odessus. Le voyage a pu comporter quelques\nincidents. J\u2019\u00e9tais trop press\u00e9 d\u2019arriver pour en prendre\nsouci. Jusqu\u2019\u00e0 ce que le \nTsarine Catherine\n entre au port,\nrien dans le vaste monde n\u2019aura pour moi le moindre\nint\u00e9r\u00eat. Gr\u00e2ce \u00e0 Dieu, Mina est bien et semble \u00eatre plus\nforte ; elle reprend des couleurs et dort beaucoup ; pendant\nle voyage, elle a dormi presque tout le temps. Mais aux\nmoments qui pr\u00e9c\u00e8dent l\u2019aube et le cr\u00e9puscule, elle est au\ncontraire tr\u00e8s \u00e9veill\u00e9e et active. Ce sont les heures o\u00f9 Van\nHelsing a pris l\u2019habitude de l\u2019hypnotiser. Au d\u00e9but, il a\n\u00e9prouv\u00e9 certaines difficult\u00e9s et il a d\u00fb faire bien des\npasses ; mais \u00e0 pr\u00e9sent, elle semble c\u00e9der sur-le-champ,\ncomme par habitude, et c\u2019est \u00e0 peine s\u2019il faut agir sur elle.\n\u00c0 ces instants-l\u00e0, il semble avoir toute autorit\u00e9 sur elle etses pens\u00e9es lui ob\u00e9issent. Il lui demande invariablement\nce qu\u2019elle peut voir et entendre. Elle r\u00e9pond alors :\n\u2014 Rien. Tout est noir.\nPuis :\n\u2014 J\u2019entends les vagues heurter le navire et l\u2019eau qui se\nbrise. On tire des cordes, des voiles, les m\u00e2ts grincent, et\nles vergues. Le vent est fort ; je l\u2019entends dans les haubans\net la proue fend l\u2019\u00e9cume.\nLe \nTsarine Catherine\n est \u00e9videmment encore en mer se\nh\u00e2tant vers Varna. Lord Godalming rentre \u00e0 l\u2019instant avec\nquatre t\u00e9l\u00e9grammes envoy\u00e9s de jour en jour depuis notre\nd\u00e9part et tous nous donnant le m\u00eame renseignement. Le\nLloyd n\u2019a \u00e9t\u00e9 avis\u00e9 du passage du \nTsarine Catherine\n en\nquelque lieu que ce soit. Lord Godalming avait pris ses\ndispositions avant de quitter Londres afin que son agent lui\nt\u00e9l\u00e9graphie de jour en jour et lui dise si le navire avait \u00e9t\u00e9\nsignal\u00e9 quelque part.\nNous avons d\u00een\u00e9 et nous nous sommes couch\u00e9s t\u00f4t.\nDemain, nous devons voir le vice-consul et prendre nos\ndispositions, si c\u2019est possible, pour monter \u00e0 bord d\u00e8s que\nle bateau arrivera. Notre chance serait, dit Van Helsing,\nque nous puissions le faire entre le lever et le coucher du\nsoleil. M\u00eame sous la forme d\u2019une chauve-souris, le comte\nne peut traverser une eau courante par ses propres\nressources. Il ne pourra donc quitter le navire. Comme il ne\npeut sans \u00e9veiller les soup\u00e7ons \u2013 ce qu\u2019\u00e9videmment il\nsouhaite \u00e9viter \u2013 prendre la forme humaine, il lui faut rester\ndans son coffre. Si, par cons\u00e9quent, nous pouvons monter\n\u00e0 bord apr\u00e8s le lever du soleil, il sera \u00e0 notre merci, carnous pourrons ouvrir sa caisse et nous assurer de sa\npersonne, comme on l\u2019a fait pour la pauvre Lucy, avant\nqu\u2019elle ne s\u2019\u00e9veille. La piti\u00e9 qu\u2019il peut attendre de nous ne\nsera pas grand-chose. Gr\u00e2ce au ciel, la corruption peut tout\ndans ce pays, et nous avons beaucoup d\u2019argent. Assurons-\nnous simplement que le bateau ne puisse accoster entre le\ncoucher et le lever du soleil sans que nous en soyons\navis\u00e9s, et nous sommes sauv\u00e9s. Le seigneur Portefeuille\narrangera les choses, j\u2019imagine\n \n16 octobre\n \nMina signale toujours la m\u00eame chose : des vagues\nclapotantes, de l\u2019eau qui se brise, de l\u2019obscurit\u00e9 et du vent\nen poupe. Nous sommes arriv\u00e9s bien \u00e0 temps, et les\nnouvelles du \nTsarine Catherine\n nous trouveront pr\u00eats. Le\nbateau doit passer les Dardanelles. Nous sommes donc\ns\u00fbrs d\u2019entendre parler de lui.\n \n17 octobre\n \nTout est fin pr\u00eat \u00e0 pr\u00e9sent, je pense, pour saluer le comte\n\u00e0 son retour de voyage. En racontant aux affr\u00e9teurs que la\ncaisse devait contenir des objets vol\u00e9s \u00e0 un de ses amis,Godalming a obtenu une demi-autorisation de l\u2019ouvrir \u00e0 ses\nrisques et p\u00e9rils. L\u2019armateur lui a remis un papier\nprescrivant au capitaine de lui accorder toute facilit\u00e9 pour\nagir \u00e0 sa guise sur le bateau, et une autorisation analogue\npour son agent de Varna. Nous avons vu cet agent,\nfavorablement dispos\u00e9 par la courtoisie de Godalming \u00e0\nson \u00e9gard, et nous sommes convaincus qu\u2019il nous\napportera toute l\u2019aide qui sera en son pouvoir. Nous avons\npris nos mesures pour le cas o\u00f9 nous parviendrions \u00e0\nouvrir la caisse. Si le comte s\u2019y trouve, Van Helsing et\nSeward lui couperont la t\u00eate tout en lui enfon\u00e7ant un pieu\ndans le c\u0153ur. Morris, Godalming et moi nous pr\u00e9viendrons\ntoute intervention, m\u00eame s\u2019il nous faut faire usage des\narmes dont nous serons pourvus. Le professeur nous\nassure que le corps du comte, trait\u00e9 de la sorte, tombera\naussit\u00f4t en poussi\u00e8re. En ce cas, rien ne t\u00e9moignera\ncontre nous si nous venions \u00e0 \u00eatre soup\u00e7onn\u00e9s de meurtre.\nM\u00eame si la chose ne se produisait pas, nous assumerions\nles cons\u00e9quences de notre acte et peut-\u00eatre, un jour, ce\ncahier pourrait-il servir de preuve pour s\u2019interposer entre\nl\u2019un de nous et l\u2019\u00e9chafaud. Pour moi, je serai trop heureux\nde saisir l\u2019occasion si elle se pr\u00e9sente. Nous sommes\nd\u00e9cid\u00e9s \u00e0 remuer ciel et terre pour assurer notre succ\u00e8s.\nNous nous sommes arrang\u00e9s avec certains officiels afin\nd\u2019\u00eatre avertis par messager sp\u00e9cial d\u00e8s que le \nTsarine\nCatherine\n sera en vue.\n 24 octobre\n \nToute une semaine d\u2019attente. Un t\u00e9l\u00e9gramme chaque\njour pour Godalming, r\u00e9p\u00e9tant la m\u00eame histoire : \u00ab Aucune\nnouvelle encore. \u00bb La r\u00e9ponse de Mina pendant l\u2019hypnose\nest invariablement : \u00ab Clapotis de vagues, coups d\u2019eau,\ngrincements de m\u00e2ts. \u00bbT\u00e9l\u00e9gramme de Rufus Smith, Lloyd,\nLondres pour Lord Godalming, aux\nbons soins de S.M.B., vice-consul,\nVarna\n\u00ab 24 octobre, \nTsarine Catherine\n signal\u00e9 ce matin aux\nDardanelles. \u00bb\n \n[S.M.B. signifie Sa Majest\u00e9 britannique. (N.d.E.)]Journal du Dr Seward\n \n24 octobre\n \nCombien je regrette de n\u2019avoir pas mon phonographe.\nRien ne m\u2019ennuie comme d\u2019\u00e9crire mon journal \u00e0 la plume,\nmais Van Helsing dit qu\u2019il le faut. Nous avons eu un acc\u00e8s\nde folle agitation quand ce matin Godalming a re\u00e7u le\nt\u00e9l\u00e9gramme du Lloyd. Je sais \u00e0 pr\u00e9sent ce que les soldats\npeuvent \u00e9prouver en entendant le signal de l\u2019attaque. Seule\nde nous tous, Mrs Harker ne donne aucune marque\nd\u2019\u00e9motion, car nous e\u00fbmes soin de lui laisser tout ignorer\net de ne rien lui laisser voir de notre impatience. Autrefois,\nj\u2019en suis s\u00fbr, elle aurait tout remarqu\u00e9, quelque peine que\nnous eussions prise pour dissimuler, mais, sous ce\nrapport, elle a beaucoup chang\u00e9 depuis les trois derni\u00e8res\nsemaines. Une l\u00e9thargie s\u2019\u00e9tend sur elle ; quoiqu\u2019elle\nsemble forte et bien portante et qu\u2019elle ait repris ses\nanciennes couleurs, Van Helsing et moi nous ne sommes\npas satisfaits. Nous parlons souvent d\u2019elle, sans du reste\nen rien dire aux autres. Ce serait briser le c\u0153ur \u2013 et\ns\u00fbrement les nerfs \u2013 du pauvre Harker que de lui laisser\ndeviner nos soup\u00e7ons. Van Helsing examine attentivement,\nme dit-il, ses dents tandis qu\u2019elle est en \u00e9tat d\u2019hypnose,assurant qu\u2019aussi longtemps qu\u2019elles ne deviennent pas\nplus aigu\u00ebs, il n\u2019y a pas danger urgent d\u2019une\ntransformation. Si cette transformation s\u2019amor\u00e7ait, il\nfaudrait prendre des mesures. Nous savons ce qu\u2019elles\nseraient, quoique nous n\u2019\u00e9changions pas nos pens\u00e9es \u00e0\nce sujet. Aucun de nous ne reculera devant la t\u00e2che, si\naffreuse qu\u2019elle puisse \u00eatre. Euthanasie est un mot\nexcellent et r\u00e9confortant ! J\u2019ai de la reconnaissance pour\ncelui qui l\u2019a invent\u00e9.\nIl y a environ vingt-quatre heures de mer des Dardanelles\njusqu\u2019ici, \u00e0 l\u2019allure que le \nTsarine Catherine\n a pratiqu\u00e9e\ndepuis Londres. Le bateau devrait donc arriver demain\nmatin ; comme ce ne peut \u00eatre plus t\u00f4t, nous avons d\u00e9cid\u00e9\nde nous retirer et de nous lever \u00e0 une heure afin d\u2019\u00eatre\npr\u00eats.\n \n25 octobre, midi\n \nAucune nouvelle de l\u2019arriv\u00e9e du bateau. Le message de\nMrs Harker au cours de la transe est le m\u00eame que\nd\u2019habitude, de telle sorte que nous pouvons apprendre\nquelque chose d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre. Nous sommes dans\nla fi\u00e8vre, \u00e0 l\u2019exception de Harker, qui reste calme. Ses\nmains sont d\u2019un froid de glace et, tout \u00e0 l\u2019heure, je l\u2019ai\ntrouv\u00e9 aiguisant le grand couteau \ngurkha\n qu\u2019il ne quitte\nplus. Vilaine perspective pour le comte, la pointe de ceKukri\n touchant sa gorge, et enfonc\u00e9e par cette main\nr\u00e9solue et glaciale !\nVan Helsing et moi, nous sommes aujourd\u2019hui quelque\npeu inquiets au sujet de Mrs Harker. Elle est tomb\u00e9e un\npeu avant midi dans une sorte de l\u00e9thargie qui ne nous pla\u00eet\npas : nous n\u2019en avons rien dit aux autres, mais nous nous\nen attristons. Elle avait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s agit\u00e9e toute la matin\u00e9e, de\ntelle sorte que nous f\u00fbmes d\u2019abord contents de savoir\nqu\u2019elle se reposait. Lorsque cependant son mari nous dit\nen passant qu\u2019elle dormait si fort qu\u2019il ne pouvait la\nr\u00e9veiller, nous sommes entr\u00e9s dans sa chambre pour en\njuger par nous-m\u00eames. Elle respirait naturellement et\nsemblait si bien, si paisible, que nous sommes tomb\u00e9s\nd\u2019accord pour penser que rien ne pouvait lui \u00eatre plus\nbienfaisant que le sommeil. Pauvre petite, elle en a long \u00e0\noublier ! Rien d\u2019\u00e9tonnant si le sommeil, qui le lui permet, lui\nest propice.\nPlus tard\nNotre sentiment \u00e9tait exact, car lorsqu\u2019elle se r\u00e9veilla\napr\u00e8s avoir dormi plusieurs heures, elle parut plus anim\u00e9e,\nmieux portante qu\u2019elle n\u2019a \u00e9t\u00e9 depuis bien des jours. Au\ncr\u00e9puscule, elle fit son habituel rapport sous hypnose. O\u00f9\nqu\u2019il soit sur la mer Noire, le comte se h\u00e2te vers son but.\nVers son jugement, oh ! j\u2019y compte bien !\n \n26 octobre \nUne journ\u00e9e encore sans nouvelles du Tsarine\nCatherine. Il devrait \u00eatre ici \u00e0 pr\u00e9sent. Il navigue toujours\nquelque part, assur\u00e9ment, car Mrs Harker au cours de sa\ntranse, \u00e0 l\u2019aube, a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 ce qu\u2019elle dit chaque jour. Il est\npossible que le navire soit immobilis\u00e9 momentan\u00e9ment par\ndu brouillard. Quelques steamers arriv\u00e9s hier soir ont\nsignal\u00e9 des \u00eelots de brume \u00e0 la fois au nord du port et au\nsud. Nous devons poursuivre notre guet, car le bateau peut\n\u00eatre annonc\u00e9 d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre.\n \n27 octobre, midi\n \n\u00c9trange. Aucune nouvelle du navire attendu. Mrs Harker,\nhier soir et ce matin, a dit comme d\u2019habitude : \u00ab Vagues\nclapotantes, coups d\u2019eau \u00bb, tout en ajoutant : \u00ab Les vagues\nsont tr\u00e8s faibles. \u00bb Londres t\u00e9l\u00e9graphie invariablement :\n\u00ab Rien \u00e0 signaler. \u00bb Van Helsing, terriblement inquiet, vient\nde me dire qu\u2019il redoute \u00e0 pr\u00e9sent que le comte nous ait\n\u00e9chapp\u00e9. Il ajouta avec intention :\n\u2014 Je n\u2019aime pas cette l\u00e9thargie de madame Mina. Les\n\u00e2mes et les souvenirs peuvent faire d\u2019\u00e9tranges choses en\ncours d\u2019hypnose.\nJ\u2019\u00e9tais sur le point de lui demander davantage quand,\nd\u2019un signe de la main, il m\u2019avertit de me taire, car Harker\nentrait. Nous essayerons ce soir d\u2019obtenir que Mrs Harkernous en dise plus long au cours de la transe.T\u00e9l\u00e9gramme de Rufus Smith, Londres, \u00e0\nLord Godalming aux soins de S.M.B.,\nvice-consul, Varna\n \n\u00ab 28 octobre, \nTsarine Catherine\n signal\u00e9 \u00e0 l\u2019entr\u00e9e du\nport de Galatz aujourd\u2019hui \u00e0 une heure. \u00bbJournal du Dr Seward\n \n28 octobre\n \nQuand nous parvint ce t\u00e9l\u00e9gramme annon\u00e7ant l\u2019arriv\u00e9e\ndu navire \u00e0 Galatz, le choc fut pour nous moins violent\nqu\u2019on aurait pu le croire. Sans savoir d\u2019o\u00f9, ni quand, ni\ncomment, viendrait le coup, nous nous attendions \u00e0\nquelque chose de surprenant. Le retard de son arriv\u00e9e \u00e0\nVarna avait convaincu chacun de nous que les \u00e9v\u00e9nements\nne se d\u00e9rouleraient pas exactement comme nous l\u2019avions\npr\u00e9vu. Il nous restait simplement \u00e0 apprendre sur quel point\nse ferait la d\u00e9viation. Ce fut n\u00e9anmoins une surprise. La\nnature, je suppose, compte sur ce fond d\u2019esp\u00e9rance qui\nnous fait croire malgr\u00e9 nous-m\u00eames que les choses seront\ncomme elles devaient \u00eatre et non comme nous savons\nqu\u2019elles seront. Le transcendantalisme est un fanal pour les\nanges, m\u00eame si ce n\u2019est qu\u2019une allumette pour l\u2019homme.\nCe fut une \u00e9trange exp\u00e9rience o\u00f9 chacun de nous r\u00e9agit \u00e0\nsa fa\u00e7on. Van Helsing leva les bras au ciel comme pour\ns\u2019expliquer avec le Tout-Puissant mais sans dire un mot, et,\nun instant apr\u00e8s, il se ressaisit, le visage calme. Lord\nGodalming devint tr\u00e8s p\u00e2le et s\u2019assit, la respiration\nentrecoup\u00e9e. J\u2019\u00e9tais \u00e0 demi \u00e9tourdi, mon regard allait del\u2019un \u00e0 l\u2019autre. Quincey Morris resserra sa ceinture de ce\nmouvement rapide que je connais si bien ; au temps de\nnos excursions et de nos chasses, cela signifiait : \u00ab Il faut\nagir. \u00bb Mrs Harker devint p\u00e2le comme une morte, et la\nbalafre sur son front parut br\u00fblante, mais elle joignit\ndoucement les mains comme si elle priait. Harker souriait,\noui, il souriait du sombre sourire amer de celui qui\nn\u2019esp\u00e8re plus rien ; mais en m\u00eame temps ce sourire\nd\u00e9mentait ses paroles, car ses mains cherchaient d\u2019instinct\nla poign\u00e9e de son grand couteau Kukri et s\u2019y\ncramponnaient.\n\u2014 Quand part le prochain train pour Galatz ? demanda\nVan Helsing \u00e0 la cantonade.\n\u2014 \u00c0 6 h 30, demain matin.\nNous sursaut\u00e2mes, car la r\u00e9ponse venait de Mrs Harker.\n\u2014 Comment, bon Dieu, le savez-vous ? demanda Art.\n\u2014 Vous oubliez \u2013 ou peut-\u00eatre vous n\u2019avez jamais su -\nque j\u2019ai la passion des trains. Chez nous, \u00e0 Exeter, j\u2019avais\npris l\u2019habitude d\u2019\u00e9tudier les horaires afin d\u2019aider mon mari.\nCela me parut souvent si utile que je continue \u00e0 le faire. Je\nsavais que si nous \u00e9tions oblig\u00e9s d\u2019aller au ch\u00e2teau de\nDracula, nous devrions passer par Galatz ou en tout cas\npar Bucarest, et c\u2019est pourquoi j\u2019ai appris soigneusement\nles horaires. Il n\u2019y a malheureusement pas grand-chose \u00e0\napprendre, car le seul train, demain, part \u00e0 l\u2019heure que j\u2019ai\ndite.\n\u2014 Quelle femme \u00e9tonnante ! murmura le professeur.\n\u2014 Ne pourrions-nous faire chauffer un train sp\u00e9cial ?\ndemanda Lord Godalming.Van Helsing secoua la t\u00eate.\n\u2014 J\u2019ai peur que non. Ce pays ne ressemble ni au v\u00f4tre\nni au mien. Si m\u00eame nous avions un train sp\u00e9cial, il\nn\u2019arriverait probablement pas avant l\u2019autre. Sans compter\nque nous avons des pr\u00e9paratifs \u00e0 faire. Il nous faut r\u00e9fl\u00e9chir\net nous organiser. Ami Arthur, allez \u00e0 la gare, prenez les\nbillets et arrangez tout afin que nous soyons pr\u00eats \u00e0 partir\ndemain matin. Ami Jonathan, allez au bureau maritime et\nobtenez de ce bureau des lettres pour son agent de Galatz,\navec le droit de faire enqu\u00eate sur le bateau, exactement\ncomme nous l\u2019avions ici \u00e0 Varna. Quincey Morris, allez\ntrouver le vice-consul et obtenez son appui aupr\u00e8s de son\ncoll\u00e8gue de Galatz afin qu\u2019il aplanisse notre route et que\nnous ne perdions pas de temps une fois que nous serons\nsur le Danube. John restera avec madame Mina et moi\npour d\u00e9lib\u00e9rer. Car vous pourrez \u00eatre retenus. Peu importe\nle moment du cr\u00e9puscule, puisque je suis ici aupr\u00e8s de\nmadame Mina.\n\u2014 Et moi, dit-elle gaiement, plus semblable \u00e0 son\nancienne personnalit\u00e9 qu\u2019elle ne l\u2019avait \u00e9t\u00e9 depuis\nlongtemps, j\u2019essayerai de vous aider de diverses mani\u00e8res\nen pensant et en \u00e9crivant pour vous comme j\u2019en avais\nl\u2019habitude. Quelque chose en moi se modifie \u00e9trangement,\net je me sens plus libre que je ne l\u2019ai \u00e9t\u00e9 depuis longtemps.\nLe visage des trois jeunes hommes s\u2019\u00e9claira d\u00e8s qu\u2019ils\ncrurent comprendre ce que signifiaient ces mots. Mais Van\nHelsing et moi \u00e9change\u00e2mes un regard s\u00e9rieux et inquiet.\nSur le moment, nous ne f\u00eemes cependant aucun\ncommentaire.Lorsque le trio fut parti accomplir sa mission, Van\nHelsing pria Mrs Harker d\u2019examiner les exemplaires des\njournaux et de prendre pour lui celui que Harker avait tenu\npendant son s\u00e9jour au ch\u00e2teau. Elle nous quitta. D\u00e8s\nqu\u2019elle eut referm\u00e9 la porte, il me dit :\n\u2014 Vous avez la m\u00eame id\u00e9e que moi. Parlez !\n\u2014 Il y a quelque chose de chang\u00e9, une esp\u00e9rance qui\nme donne mal au c\u0153ur, car elle peut nous induire en\nerreur.\n\u2014 D\u2019accord. Savez-vous pourquoi je lui ai demand\u00e9\nd\u2019aller chercher le manuscrit ?\n\u2014 Non, si ce n\u2019est peut-\u00eatre pour avoir une occasion de\nme voir seul \u00e0 seul.\n\u2014 C\u2019est vrai en partie, mon cher John. En partie\nseulement. J\u2019ai quelque chose \u00e0 vous dire. Mon ami, je\nvais prendre un grand, un terrible risque. Au moment o\u00f9\nmadame Mina a prononc\u00e9 ces mots qui tiennent notre\nesprit en suspens, une inspiration m\u2019est venue. Il y a trois\njours, au cours de l\u2019hypnose, le comte lui a d\u00e9put\u00e9 son\nesprit afin de lire en elle ou, plus exactement, il l\u2019a appel\u00e9e\nafin qu\u2019elle le v\u00eet dans sa caisse de terre sur le bateau, au\nmilieu des vagues, au moment o\u00f9 il est lib\u00e9r\u00e9 par l\u2019aube et\npar le cr\u00e9puscule. Il a appris, \u00e0 ce moment, que nous \u00e9tions\nici. Car elle, qui peut aller et venir, avec des yeux pour voir\net des oreilles pour entendre, a plus \u00e0 raconter que lui dans\nson cercueil. Il fait en ce moment un effort supr\u00eame afin de\nnous \u00e9chapper. Pour l\u2019instant, il n\u2019a pas besoin d\u2019elle,\nconvaincu dans son immense savoir qu\u2019elle se rendra \u00e0\nson appel. Mais il a coup\u00e9 la communication, il a d\u00e9tenduson pouvoir sur elle afin qu\u2019elle ne revienne plus vers lui.\nVoil\u00e0, oui, voil\u00e0 pourquoi j\u2019esp\u00e8re que nos cerveaux\nd\u2019hommes qui ont si longtemps appartenu \u00e0 l\u2019humanit\u00e9 et\nqui n\u2019ont point perdu la gr\u00e2ce divine, l\u2019emporteront sur son\ncerveau d\u2019enfant, enferm\u00e9 depuis des si\u00e8cles dans la\ntombe et incapable d\u2019arriver \u00e0 notre niveau, born\u00e9 qu\u2019il est\n\u00e0 des travaux \u00e9go\u00efstes et par cons\u00e9quent mesquins. Voici\nmadame Mina. Pas un mot concernant sa transe ! Elle n\u2019en\nsait rien ; elle en serait abattue, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, au moment\no\u00f9 nous avons besoin de tout son espoir, de tout son\ncourage, de tout son cerveau comparable \u00e0 celui d\u2019un\nhomme, mais qui est celui d\u2019une douce femme, dou\u00e9e de\nplus, d\u2019une force que le comte lui a transmise et qu\u2019il ne\npeut lui retirer tout d\u2019un coup, m\u00eame s\u2019il imagine le\ncontraire. Silence ! Laissez-moi parler et vous\ncomprendrez. John, mon ami, dans quelle terrible impasse\nnous sommes ! J\u2019ai peur comme jamais je n\u2019ai eu peur.\nNous ne pouvons que nous fier \u00e0 Dieu. Silence, la voici.\nJe crus que le professeur allait s\u2019effondrer en une crise\nnerveuse, comme celle qu\u2019il eut lors de la mort de Lucy ;\nmais un grand effort lui permit de se ressaisir et il \u00e9tait\ntotalement ma\u00eetre de lui quand entra Mrs Harker, sereine,\nheureuse, et occup\u00e9e d\u2019un travail qui semblait lui faire\noublier son malheur. Elle remit aussit\u00f4t un paquet de\nfeuilles dactylographi\u00e9es \u00e0 Van Helsing qui les consid\u00e9ra\nattentivement, son visage s\u2019\u00e9clairant \u00e0 mesure qu\u2019il lisait.\nPuis il dit, tenant les pages entre le pouce et l\u2019index :\n\u2014 Ami John, vous qui avez d\u00e9j\u00e0 une si grande\nexp\u00e9rience, et vous aussi, ch\u00e8re madame Mina, qui \u00eatesjeune, voici une le\u00e7on pour nous : ne craignons jamais de\npenser fortement. Une demi-id\u00e9e bourdonne souvent dans\nmon cerveau, mais autrefois j\u2019avais peur de lui laisser\nperdre ses ailes\u2026 Maintenant, mieux inform\u00e9, je remonte \u00e0\nl\u2019endroit d\u2019o\u00f9 cette demi-id\u00e9e m\u2019est venue, et je d\u00e9couvre\nque c\u2019est tout autre chose, une id\u00e9e v\u00e9ritable, m\u00eame si elle\nest encore trop jeune pour se servir de ses petites ailes.\nOui, elle est semblable au vilain petit canard de mon ami\nHans Andersen ; ce n\u2019est pas du tout une id\u00e9e-canard,\nmais une grande id\u00e9e-cygne qui vogue noblement sur ses\ngrandes ailes lorsque le moment vient d\u2019en faire l\u2019essai. Je\nvous lis ce que Jonathan a \u00e9crit : \u00ab\u2026 \u00e0 celui de ses\ndescendants qui, bien plus tard, fit \u00e0 nouveau passer le\nfleuve \u00e0 ses troupes, pour envahir la Turquie ? Qui, ayant\nbattu en retraite, revint cependant plusieurs fois \u00e0 la\ncharge, seul, et laissant derri\u00e8re lui le champ de bataille o\u00f9\ngisaient ses soldats, parce qu\u2019il savait que, finalement, \u00e0 lui\nseul, il triompherait ? \u00bb Qu\u2019est-ce que cela nous apprend ?\nPas grand-chose ? Non ! L\u2019esprit-enfant du comte ne voit\nrien, c\u2019est pourquoi il parle si librement. Votre esprit adulte\nne voit rien, le mien non plus\u2026 en tout cas pas jusqu\u2019\u00e0\npr\u00e9sent\u2026 Non ! Mais voici un autre mot d\u2019une personne qui\nparle sans r\u00e9fl\u00e9chir parce qu\u2019elle non plus ne sait pas ce\nque cela signifie, ce que cela, peut signifier. De m\u00eame,\nvoil\u00e0 des \u00e9l\u00e9ments au repos ; mais que le mouvement de la\nnature les entra\u00eene et les mette en contact, et, pouf ! jaillit un\n\u00e9clair de lumi\u00e8re, vaste comme le ciel, qui aveugle et tue et\nd\u00e9truit, mais qui r\u00e9v\u00e8le la terre ici-bas sur des lieues et des\nlieues. N\u2019est-ce pas ainsi ? Bon. Je m\u2019explique. D\u2019abord,avez-vous \u00e9tudi\u00e9 la philosophie du crime ? Oui et non.\nVous, John, oui, car elle est comprise dans l\u2019\u00e9tude de la\nfolie. Vous, madame Mina, non, car le crime ne vous\nconcerne pas, sauf qu\u2019il vous a concern\u00e9e une seule fois.\nMais votre esprit va son droit chemin et raisonne du\nparticulier \u00e0 l\u2019universel. Il y a chez les criminels une\nparticularit\u00e9 si constante, en tout pays, en toute \u00e9poque,\nque m\u00eame la police qui ne sait pas grand-chose de la\nphilosophie, est arriv\u00e9e empiriquement \u00e0 l\u2019affirmer. Le\ncriminel s\u2019obstine sur un crime unique, du moins le vrai\ncriminel qui semble pr\u00e9destin\u00e9 au crime et ne poursuit rien\nd\u2019autre. Le criminel n\u2019a pas un cerveau compl\u00e8tement\nadulte. Il est lucide, habile, plein de ressources. Mais en ce\nqui concerne le cerveau, sa croissance n\u2019est pas compl\u00e8te.\nSous bien des rapports, il est rest\u00e9 au stade de l\u2019enfant.\nOr, notre criminel est pr\u00e9destin\u00e9 au crime ; son cerveau est\ndemeur\u00e9 infantile, car c\u2019\u00e9tait un enfantillage, ce qu\u2019il a fait.\nLe petit oiseau, le petit poisson, le petit animal ne\ns\u2019instruisent pas en vertu de principes, mais par\nl\u2019exp\u00e9rience. Et ce qu\u2019ils apprennent leur sert de tremplin\npour en faire davantage. Donnez-moi un point d\u2019appui,\ndisait Archim\u00e8de, et je soul\u00e8verai le monde. Le premier\nessai est le point d\u2019appui gr\u00e2ce auquel un cerveau d\u2019enfant\ndevient adulte ; et jusqu\u2019au moment o\u00f9 il se propose d\u2019en\nfaire davantage, il recommence chaque fois ce qu\u2019il a fait\nauparavant. Ma ch\u00e8re, je vois que vos yeux se sont ouverts\net que l\u2019\u00e9clair illumine pour vous des lieues de pays !\nEn effet, Mrs Harker battait des mains et ses regards\nbrillaient. Il poursuivit :\u2014 Maintenant, parlez. Dites-nous, \u00e0 nous les froids\nsavants, ce que vous voyez avec vos yeux si brillants.\nIl lui prit la main tandis qu\u2019elle parlait, le pouce et l\u2019index\nlui tenant l\u2019art\u00e8re, instinctivement, inconsciemment, je\npense.\n\u2014 Le comte est un criminel du type criminel, dit-elle.\nNordau et Lombroso le mettraient dans cette cat\u00e9gorie, et\nparce que criminel, son esprit est rest\u00e9 imparfait. C\u2019est\npourquoi, si une difficult\u00e9 se pr\u00e9sente, il cherche la solution\ndans la routine. Sa seule ressource est son pass\u00e9. La\nseule page que nous en connaissions \u2013 et de sa propre\nbouche \u2013 nous apprend qu\u2019une fois d\u00e9j\u00e0, dans une\nmauvaise passe, comme dirait Mr Morris, il rentra dans\nson pays apr\u00e8s avoir tent\u00e9 d\u2019en envahir un autre et l\u00e0, sans\nrenoncer \u00e0 son objectif, se pr\u00e9para \u00e0 une nouvelle\ntentative. Il revint \u00e0 la charge, mieux \u00e9quip\u00e9, et gagna la\npartie. C\u2019est ainsi qu\u2019il parvint \u00e0 Londres pour conqu\u00e9rir un\npays nouveau. Il fut vaincu, et quand tout espoir fut perdu,\nque son existence m\u00eame fut en danger, il s\u2019enfuit par mer\npour rentrer chez lui, juste comme autrefois il avait pass\u00e9 le\nDanube pour revenir de Turquie.\n\u2014 Tr\u00e8s bien, tr\u00e8s bien, \u00f4 dame intelligente, s\u2019\u00e9cria Van\nHelsing avec enthousiasme en s\u2019inclinant pour lui baiser la\nmain.\nUn instant apr\u00e8s, aussi calme que s\u2019il avait donn\u00e9 une\nconsultation dans la chambre d\u2019un malade, il se tourna vers\nmoi :\n\u2014 Soixante-douze pulsations, pas plus, et dans une telle\nexcitation ! J\u2019ai bon espoir.Puis, s\u2019adressant \u00e0 nouveau \u00e0 elle, il reprit avec\nimpatience :\n\u2014 Mais poursuivez, poursuivez. Vous pouvez en dire\ndavantage si vous voulez. N\u2019ayez aucune crainte. John et\nmoi nous savons ; moi, en tout cas, et je vous dirai si vous\n\u00eates dans le vrai. Parlez sans peur !\n\u2014 J\u2019essayerai, mais pardonnez-moi si je semble ne\nparler que de moi.\n\u2014 Non, ne craignez rien. Vous devez parler de vous,\npuisque c\u2019est \u00e0 vous que nous pensons.\n\u2014 Eh bien ! en tant que criminel, il est \u00e9go\u00efste. Comme\nson intelligence est \u00e9troite et son action fond\u00e9e sur\nl\u2019\u00e9go\u00efsme, il se borne \u00e0 un seul objectif et n\u2019y admet aucun\nremords. De m\u00eame qu\u2019il repassa le Danube, laissant\nmassacrer ses hommes, de m\u00eame, \u00e0 pr\u00e9sent, il songe \u00e0\nse mettre \u00e0 l\u2019abri et le reste ne l\u2019int\u00e9resse plus. C\u2019est\npourquoi son \u00e9go\u00efsme lib\u00e8re quelque peu mon \u00e2me du\npouvoir terrifiant qu\u2019il avait pris sur moi pendant la nuit\nsinistre. Gr\u00e2ces en soient rendues au Dieu de\nmis\u00e9ricorde ! Mon \u00e2me est plus libre qu\u2019elle ne l\u2019a \u00e9t\u00e9\ndepuis cette nuit affreuse. Une seule crainte me hante\nencore : dans une transe, dans un r\u00eave, a-t-il pu employer \u00e0\nses fins une connaissance venue de moi ?\nLe professeur se leva.\n\u2014 Il l\u2019a fait, dit-il. Et c\u2019est ainsi qu\u2019il nous a laiss\u00e9s ici, \u00e0\nVarna, tandis que le bateau qui l\u2019emportait fon\u00e7ait dans\nune colonne de brouillard vers Galatz o\u00f9, n\u2019en doutons pas,\nil avait tout pr\u00e9par\u00e9 afin de nous \u00e9chapper. Mais son\ncerveau d\u2019enfant n\u2019a pas vu au-del\u00e0. Et il peut se faire,comme le veut toujours la Divine Providence, que ce que le\nmalfaiteur a consid\u00e9r\u00e9 comme son bien devienne son\nsupr\u00eame malheur. Le chasseur se prend \u00e0 son propre\nlacet, dit le grand Psalmiste. En effet, \u00e0 pr\u00e9sent qu\u2019il se\ncroit lib\u00e9r\u00e9 de toute poursuite de notre part et qu\u2019il nous a\n\u00e9chapp\u00e9 avec tant d\u2019heures d\u2019avance sur nous, son \u00e9go\u00efste\ncerveau d\u2019enfant va lui conseiller de prendre du repos. Il\npense, de plus, que puisqu\u2019il a coup\u00e9 son esprit du v\u00f4tre,\nvous ne savez plus rien de lui. Et l\u00e0 g\u00eet son erreur. Le\nterrible bapt\u00eame de sang qu\u2019il vous a inflig\u00e9 vous laisse\nlibre d\u2019aller en pens\u00e9e vers lui, ainsi que vous l\u2019avez d\u00e9j\u00e0\nfait, quand le soleil se l\u00e8ve et se couche. \u00c0 ces moments-\nl\u00e0, c\u2019est \u00e0 ma volont\u00e9 que vous ob\u00e9issez, non \u00e0 la sienne.\nCe pouvoir, pour votre bien et celui d\u2019autrui, vous l\u2019avez\ngagn\u00e9 en souffrant par ses mains. Ce don est d\u2019autant plus\npr\u00e9cieux qu\u2019il l\u2019ignore et que, pour se pr\u00e9server, il s\u2019est\ncoup\u00e9 de toute connaissance relative \u00e0 nous. Nous, en\nrevanche, nous ne sommes pas \u00e9go\u00efstes et nous croyons\nque Dieu est avec nous \u00e0 travers toute cette noirceur et ces\nheures sombres. Nous poursuivrons ce monstre. Nous ne\nflancherons pas, m\u00eame si nous sommes en danger de\ndevenir semblables \u00e0 lui. Mon cher John, ceci fut un grand\nmoment, fort important pour nous. Faites-vous scribe et\nconsignez tout cela, afin qu\u2019au retour des autres, leur\nmission faite, vous puissiez le leur faire conna\u00eetre, et qu\u2019ils\nsachent ce que nous savons.\nJ\u2019ai donc \u00e9crit en les attendant, et Mrs Harker a tout tap\u00e9\n\u00e0 la machine, du moins \u00e0 partir du moment o\u00f9 elle nous a\napport\u00e9 le journal de son mari.26\nChapitre\n \nJournal du Dr Seward\n \n29 octobre\n \nJ\u2019\u00e9cris ceci dans le train entre Varna et Galatz. Hier soir,\nnous nous sommes r\u00e9unis peu avant le coucher du soleil.\nChacun de nous a de son mieux accompli sa t\u00e2che. Si la\nr\u00e9flexion, l\u2019audace, l\u2019occasion nous servent, nous sommes\npr\u00eats et pour le voyage qui doit nous mener jusqu\u2019au\nch\u00e2teau m\u00eame de Dracula et pour la t\u00e2che qui nous attend\n\u00e0 Galatz. \u00c0 l\u2019heure habituelle, Mrs Harker se pr\u00e9para \u00e0 son\neffort hypnotique ; Van Helsing mit plus de temps et eut\nplus de peine cette fois \u00e0 la faire entrer en transe. Elle se\nmet g\u00e9n\u00e9ralement \u00e0 parler d\u00e8s le premier signe ; mais le\nprofesseur dut l\u2019interroger, et de la fa\u00e7on la plus pr\u00e9cise,\navant d\u2019apprendre quoi que ce f\u00fbt. La r\u00e9ponse vint enfin :avant d\u2019apprendre quoi que ce f\u00fbt. La r\u00e9ponse vint enfin :\n\u2014 Je ne distingue rien. Nous sommes immobiles. Il n\u2019y a\npas de clapotis, mais un remous continuel et doux de l\u2019eau\ncontre l\u2019amarre. J\u2019entends des voix d\u2019hommes qui\nappellent, de pr\u00e8s, de loin, ainsi que le glissement, le\ngrincement des rames sur les tolets. On tire quelque part\nun coup de feu ; l\u2019\u00e9cho semble venir de tr\u00e8s loin. Des pas\nr\u00e9sonnent sur ma t\u00eate ; on tra\u00eene des cordes, des cha\u00eenes.\nQu\u2019est-ce donc ? Voil\u00e0 un rayon de lumi\u00e8re. Je sens sur\nmoi un souffle de vent.\nElle n\u2019en dit pas plus. Elle s\u2019\u00e9tait redress\u00e9e, comme si\non la poussait, du sofa o\u00f9 elle \u00e9tait \u00e9tendue, et levait ses\ndeux mains, les paumes tourn\u00e9es vers le haut, comme pour\nsoutenir un fardeau. Van Helsing et moi, nous nous\nregard\u00e2mes, car nous comprenions. Quincey levait\n\u00e9galement les sourcils en la regardant fixement, tandis que\nla main de Harker se crispait instinctivement sur la soign\u00e9e\nde son kukri. Il y eut une longue pause. Nous savions tous\nque le temps s\u2019\u00e9coulait o\u00f9 elle aurait pu nous parler, mais\nnous sentions qu\u2019il \u00e9tait inutile de dire quoi que ce f\u00fbt. Elle\nse leva brusquement, ouvrit les yeux, et demanda\ndoucement :\n\u2014 Aucun de vous ne veut une tasse de th\u00e9 ? Vous devez\n\u00eatre si fatigu\u00e9s !\nNous ne pouvions que lui faire plaisir, et nous\naccept\u00e2mes. Elle s\u2019affaira pour se procurer du th\u00e9. Van\nHelsing dit quand elle fut sortie :\n\u2014 Mes amis, vous avez compris, il est pr\u00e8s d\u2019une c\u00f4te. Il\na quitt\u00e9 son coffre de terre. Mais il lui faut gagner le rivage.\nPendant la nuit, il peut se cacher n\u2019importe o\u00f9. Mais s\u2019ilPendant la nuit, il peut se cacher n\u2019importe o\u00f9. Mais s\u2019il\nn\u2019est pas transport\u00e9 \u00e0 la c\u00f4te ou si le bateau ne la touche\npas, il ne pourra pas l\u2019atteindre. Dans une telle\ncirconstance, il peut, la nuit, changer de forme, sauter ou\nvoler vers le rivage, comme il l\u2019a fait \u00e0 Whitby. Mais si le\njour vient avant qu\u2019il ait accost\u00e9, il n\u2019\u00e9chappera que s\u2019il est\ntransport\u00e9. Et s\u2019il l\u2019est, les douaniers peuvent d\u00e9couvrir ce\nque contient la caisse. En conclusion, s\u2019il n\u2019arrive pas \u00e0\ngagner la terre cette nuit, ou avant l\u2019aube, un jour entier est\nperdu pour lui et nous pouvons alors arriver \u00e0 temps. Car\ns\u2019il ne s\u2019\u00e9chappe pas pendant la nuit, nous l\u2019approcherons\nen plein jour, enferm\u00e9 dans son coffre et \u00e0 notre merci. Il\nn\u2019ose pas se r\u00e9v\u00e9ler sous sa nature v\u00e9ritable, \u00e9veill\u00e9,\nvisible, de peur d\u2019\u00eatre d\u00e9couvert.\nIl n\u2019y avait rien \u00e0 ajouter. Nous attend\u00eemes donc\npatiemment, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019aube, le moment o\u00f9 Mrs Harker\npourrait nous apprendre quelque chose.\n\u00c0 la pointe du jour, nous nous appr\u00eations \u00e0 \u00e9couter, le\nsouffle coup\u00e9 par l\u2019anxi\u00e9t\u00e9, ce qu\u2019elle r\u00e9pondrait au cours\nde la transe. L\u2019hypnose fut encore plus longue \u00e0 s\u2019\u00e9tablir\nque pr\u00e9c\u00e9demment. Et lorsqu\u2019elle se produisit, si peu de\nminutes nous s\u00e9paraient du plein lever du soleil que le\nd\u00e9sespoir nous prit. Van Helsing mettait toute son \u00e2me\ndans son effort. Elle r\u00e9pondit enfin, ob\u00e9issant \u00e0 sa volont\u00e9 :\n\u2014 Tout est obscur. J\u2019entends le clapotis de l\u2019eau, \u00e0 mon\nniveau, et du bois qui craque sur du bois.\nElle n\u2019en dit pas plus, et un soleil rouge apparut. Il nous\nfaut attendre jusqu\u2019\u00e0 ce soir.\nEt c\u2019est ainsi que nous avan\u00e7ons vers Galatz dans une\nattente angoiss\u00e9e. Nous devons y arriver entre deux et troisattente angoiss\u00e9e. Nous devons y arriver entre deux et trois\nheures du matin. Mais depuis Bucarest nous avons trois\nheures de retard, de sorte que nous n\u2019arriverons sans\ndoute que bien apr\u00e8s le lever du soleil. Deux messages\nhypnotiques de Mrs Harker pourraient donc encore nous\nparvenir. L\u2019un d\u2019eux, tous les deux peut-\u00eatre, peuvent jeter\nquelque lumi\u00e8re sur les \u00e9v\u00e9nements.\nPlus tard\nEncore un coucher de soleil, qui, heureusement, est\nsurvenu en un moment o\u00f9 rien ne nous distrayait. S\u2019il avait\nco\u00efncid\u00e9 avec un arr\u00eat dans une gare, nous n\u2019aurions pu\nnous assurer le calme et la solitude n\u00e9cessaires : Mrs\nHarker \u00e9tait encore moins dispos\u00e9e que le matin \u00e0 se\nsoumettre \u00e0 l\u2019hypnose. Je crains de voir son don de\nd\u00e9chiffrer les sensations du comte dispara\u00eetre juste au\nmoment o\u00f9 nous en avons le plus besoin. Jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent,\nelle s\u2019est born\u00e9e au cours de la transe aux faits les plus\nsimples, ce qui, en se prolongeant, pourrait finalement\nnous induire en erreur. Si je pouvais penser que le pouvoir\ndu comte sur elle d\u00e9cline en m\u00eame temps que son don de\nvoyance, j\u2019en serais heureux, mais je doute que ce soit le\ncas. Lorsqu\u2019elle parla enfin, ce fut en ces termes\n\u00e9nigmatiques :\n\u2014 Quelque chose dispara\u00eet. Je sens passer sur moi\ncomme un vent glacial. J\u2019entends au loin des bruits confus ;\non dirait des hommes qui parlent une langue \u00e9trang\u00e8re,\nune cascade furieuse et des loups qui hurlent.\nElle s\u2019arr\u00eata, secou\u00e9e par un frisson qui s\u2019accrut pendant\nquelques secondes jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019enfin elle trembl\u00e2t,comme frapp\u00e9e de paralysie. Elle ne r\u00e9pondit plus aux\nquestions imp\u00e9rieuses du professeur. Au r\u00e9veil, elle \u00e9tait\nglac\u00e9e, \u00e9puis\u00e9e, prostr\u00e9e, mais ma\u00eetresse de son esprit.\nElle ne se rappelait rien, mais elle voulut savoir ce qu\u2019elle\navait dit. Lorsqu\u2019elle l\u2019apprit, elle y r\u00e9fl\u00e9chit profond\u00e9ment,\nlongtemps, et en silence.\n \n30 octobre, 7 heures du matin\n \nNous approchons \u00e0 pr\u00e9sent de Galatz, et, plus tard, je\nmanquerai peut-\u00eatre de temps pour \u00e9crire. Nous avons\ntous guett\u00e9 ce matin l\u2019arriv\u00e9e de l\u2019aube. Sachant qu\u2019il lui est\nchaque jour plus difficile d\u2019obtenir l\u2019hypnose, Van Helsing\ncommen\u00e7a ses passes plus t\u00f4t que d\u2019habitude, sans\nr\u00e9sultat toutefois jusqu\u2019au moment normal o\u00f9 elle c\u00e9da\navec une peine croissante, une minute avant l\u2019apparition du\nsoleil. Sans perdre de temps, le professeur lui posa des\nquestions auxquelles elle r\u00e9pondit avec une \u00e9gale\npromptitude.\n\u2014 Tout est noir. J\u2019entends le remous de l\u2019eau au niveau\nde mon oreille et du bois qui craque sur du bois. Plus bas,\ndu b\u00e9tail, loin. Il y a aussi un autre bruit, bizarre. On dirait\u2026\nElle s\u2019interrompit, tr\u00e8s p\u00e2le, et p\u00e2lissant de plus en plus.\n\u2014 La suite, la suite ! Parlez, je vous l\u2019ordonne ! s\u2019\u00e9cria\nVan Helsing d\u2019une voix d\u00e9chirante, et son regard \u00e9tait\nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 car le soleil levant teintait de rouge jusqu\u2019aup\u00e2le visage de Mrs Harker.\nElle ouvrit les yeux, et nous tressaill\u00eemes quand elle dit,\ndoucement et d\u2019un air extr\u00eamement inquiet :\n\u2014 Professeur, pourquoi demander de moi ce que vous\nsavez m\u2019\u00eatre impossible ? Je ne me rappelle rien !\nPuis, voyant l\u2019\u00e9tonnement sur nos visages, elle reprit :\n\u2014 Qu\u2019ai-je dit ? Qu\u2019ai-je fait ? Je ne sais rien, sinon que\nj\u2019\u00e9tais couch\u00e9e l\u00e0, \u00e0 demi endormie, et que je vous\nentendais dire : \u00ab La suite ! Parlez, je vous l\u2019ordonne ! \u00bb\nC\u2019\u00e9tait si \u00e9trange de vous entendre me commander\ncomme si j\u2019\u00e9tais un enfant coupable !\n\u2014 Mais, madame Mina, r\u00e9pondit-il tristement, c\u2019est une\npreuve, si tant est qu\u2019il en faille une, de l\u2019amiti\u00e9 et du\nrespect que j\u2019ai pour vous. En effet, un mot dit pour votre\nbien, prononc\u00e9 plus s\u00e9rieusement que jamais, para\u00eetra\nn\u00e9cessairement \u00e9trange, du seul fait qu\u2019il exprime un ordre\nadress\u00e9 \u00e0 celle \u00e0 qui je suis fier d\u2019ob\u00e9ir.\nCoups de sifflets. Nous approchons de Galatz. Nous\nsommes sur des braises \u00e0 force d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 et d\u2019impatience.Journal de Mina Harker\n \n30 octobre\n \nMr Morris m\u2019a emmen\u00e9e \u00e0 l\u2019h\u00f4tel o\u00f9 nos chambres\navaient \u00e9t\u00e9 retenues par t\u00e9l\u00e9gramme. Il est celui dont on\npeut le mieux se passer, \u00e9tant donn\u00e9 qu\u2019il ne parle aucune\nlangue \u00e9trang\u00e8re. Les forces furent distribu\u00e9es comme \u00e0\nVarna, \u00e0 ceci pr\u00e8s que ce fut Lord Godalming qui se rendit\nchez le vice-consul, son rang pouvant servir de garantie\naupr\u00e8s d\u2019un personnage officiel, dans l\u2019extr\u00eame urgence o\u00f9\nnous sommes. Jonathan et les deux m\u00e9decins s\u2019en furent \u00e0\nl\u2019agence maritime pour avoir quelque nouvelle au sujet du\nTsarine Catherine\n.\nPlus tard\nLord Godalming est de retour. Le consul est absent, le\nvice-consul est malade. Les affaires courantes sont\nexp\u00e9di\u00e9es par un employ\u00e9 qui s\u2019est montr\u00e9 tr\u00e8s bien\ndispos\u00e9, offrant de faire tout ce qui est en son pouvoir.Journal De Jonathan Harker\n \n30 octobre\n \n\u00c0 neuf heures, le Dr Van Helsing, le Dr Seward et moi-\nm\u00eame sommes all\u00e9s chez Mackenzie & Steinkoff, agents\nde la firme Hapgood de Londres. En r\u00e9ponse \u00e0 une\ndemande de Lord Godalming, ils avaient re\u00e7u un\nt\u00e9l\u00e9gramme de Londres, les invitant \u00e0 nous t\u00e9moigner toute\nla d\u00e9f\u00e9rence possible. Ils furent plus que courtois, plus\nqu\u2019obligeants, et nous emmen\u00e8rent s\u00e9ance tenante \u00e0 bord\ndu \nTsarine Catherine\n qui \u00e9tait \u00e0 l\u2019ancre dans le port fluvial.\nNous v\u00eemes le capitaine, un nomm\u00e9 Donelson, qui nous\nraconta son voyage. Il nous dit que de toute sa vie, il n\u2019avait\neu meilleure travers\u00e9e.\n\u2014 Voil\u00e0, dit-il, \u00e7a nous a m\u00eame effray\u00e9s, car nous nous\nattendions \u00e0 devoir payer \u00e7a par un sale coup de\nmalchance, afin de revenir \u00e0 une juste moyenne. Ce n\u2019est\npas prudent de naviguer de Londres \u00e0 la mer Noire avec le\nvent en poupe, comme si le diable en personne vous\nsoufflait dans les voiles pour ses fins personnelles. Et avec\n\u00e7a, pas moyen de voir rien du tout. Chaque fois que nous\napprochions d\u2019un navire, ou d\u2019un port, ou d\u2019un cap, un\nbrouillard nous tombait dessus et voyageait avec nous, etquand il se levait et que nous pouvions d\u00e9couvrir le pays, il\nn\u2019y avait plus qu\u2019un damn\u00e9 vide. Nous avons pass\u00e9\nGibraltar sans pouvoir nous signaler. Et quand nous\nsommes arriv\u00e9s aux Dardanelles, o\u00f9 nous devions attendre\nune autorisation de passer, nous n\u2019avons jamais \u00e9t\u00e9 \u00e0\nport\u00e9e d\u2019\u00eatre arr\u00eat\u00e9s. J\u2019ai d\u2019abord pens\u00e9 \u00e0 diminuer la\npression et \u00e0 louvoyer jusqu\u2019\u00e0 ce que le brouillard ait\ndisparu, mais, apr\u00e8s tout, j\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi que si le diable s\u2019\u00e9tait\nmis en t\u00eate de nous amener en mer Noire dans un temps\nrecord, il le ferait, que nous le voulions ou non. Une\ntravers\u00e9e rapide, ce n\u2019\u00e9tait pas pour nous desservir aupr\u00e8s\nde la compagnie, ni pour g\u00eaner nos affaires. Et le vieux\nSatan qui aurait accompli ses fins personnelles nous\nsaurait gr\u00e9 de ne pas l\u2019avoir contrecarr\u00e9.\nCe m\u00e9lange de bonhomie et de roublardise, de\nsuperstition et d\u2019astuce commerciale excita Van Helsing,\nqui dit :\n\u2014 Mon ami, le diable est plus malin que certains ne le\npensent, et il sait \u00e0 qui il parle !\nLe compliment ne d\u00e9plut pas \u00e0 l\u2019autre, qui poursuivit :\n\u2014 Apr\u00e8s le Bosphore, les hommes ont commenc\u00e9 \u00e0\nronchonner. Les Roumains vinrent me trouver pour me\ndemander d\u2019envoyer par-dessus bord une grande caisse\nqui avait \u00e9t\u00e9 charg\u00e9e par un dr\u00f4le de vieil homme, juste au\nmoment o\u00f9 nous quittions Londres. Je les avais vu reluquer\nle gars et lever deux doigts \u00e0 son approche, pour se garder\ndu mauvais \u0153il. Les superstitions des \u00e9trangers, ce\nqu\u2019elles peuvent \u00eatre ridicules ! Je les ai renvoy\u00e9s \u00e0 leur\nboulot en deux temps trois mouvements. Mais tout justeapr\u00e8s, un coup de brouillard nous tombe dessus, et je me\ndemande s\u2019il n\u2019y avait pas quelque chose de vrai dans ce\nqu\u2019ils disaient, quoique je n\u2019aie rien contre la grande\ncaisse. Bon, on avance, et comme le brouillard ne cesse\npas de cinq jours, je laisse le vent nous porter ; car si le\ndiable voulait arriver quelque part, eh bien ! il n\u2019y avait qu\u2019\u00e0\nle laisser faire. Et s\u2019il ne le voulait pas, de toute fa\u00e7on, nous\ngarderions un \u0153il attentif. Eh bien ! nous avons eu bonne\nroute et eau profonde tout le temps. Et, avant-hier, quand le\nsoleil levant a perc\u00e9 le brouillard, nous nous sommes\nretrouv\u00e9s sur le fleuve, juste en face de Galatz. Les\nRoumains \u00e9taient furieux et voulaient, ni cric ni crac, que je\nlance la caisse dans l\u2019eau. J\u2019ai d\u00fb discuter avec eux \u00e0\ncoups d\u2019anspect, et quand le dernier a d\u00e9barrass\u00e9 le\nplancher en se tenant la t\u00eate \u00e0 deux mains, je les avais\npersuad\u00e9s que, mauvais \u0153il ou pas mauvais \u0153il, les biens\net la confiance de mes employeurs \u00e9taient mieux \u00e0 leur\nplace dans mes mains qu\u2019au fond du Danube. Remarquez\nqu\u2019ils avaient amen\u00e9 la caisse sur le pont, tout pr\u00eats \u00e0\nl\u2019exp\u00e9dier, et qu\u2019elle portait l\u2019indication : Galatz par Varna.\nJe voulais la laisser l\u00e0 jusqu\u2019apr\u00e8s le d\u00e9chargement dans\nle port, pour m\u2019en d\u00e9barrasser tout d\u2019un coup. Nous\nn\u2019avons pas beaucoup d\u00e9blay\u00e9 ce jour-l\u00e0 et nous avons d\u00fb\nrester toute une nuit \u00e0 l\u2019ancre. Mais au petit matin, une\nheure avant le lever du soleil, un homme est venu \u00e0 bord\navec une procuration, envoy\u00e9e d\u2019Angleterre, pour recevoir\nune caisse adress\u00e9e au comte Dracula. S\u00fbr que l\u2019affaire le\nconcernait. Ses papiers \u00e9taient en r\u00e8gle. J\u2019\u00e9tais content de\nme d\u00e9barrasser de cette damn\u00e9e chose, car jecommen\u00e7ais moi-m\u00eame \u00e0 ne plus me sentir tranquille. Si le\ndiable a embarqu\u00e9 du bagage dans mon bateau, c\u2019est \u00e7a\net rien d\u2019autre !\n\u2014 Comment s\u2019appelle celui qui en a pris livraison ?\ndemanda Van Helsing dominant son impatience.\n\u2014 Je vous le dis tout de suite\u2026\nEt, descendant dans sa cabine, il en ramena un re\u00e7u\nsign\u00e9 \u00ab Emmanuel Hildesheim, Burgenstrasse, 16. \u00bb\nNous ne p\u00fbmes rien tirer de plus du capitaine, et nous le\nquitt\u00e2mes en le remerciant.\nNous avons trouv\u00e9 Hildesheim \u00e0 son bureau, un juif avec\nune trogne de mouton et un fez. Son expos\u00e9 fut ponctu\u00e9\nd\u2019esp\u00e8ces tr\u00e9buchantes, ces virgules \u00e9tant apport\u00e9es par\nnous, et, avec quelque profit pour lui, il nous dit ce qu\u2019il\nsavait et qui se r\u00e9v\u00e9la peu compliqu\u00e9, mais capital. Il avait\nre\u00e7u une lettre de Mr de Ville, de Londres, le priant de\nprendre r\u00e9ception, si possible avant le lever du soleil, afin\nd\u2019\u00e9viter la douane, d\u2019une caisse qui arriverait \u00e0 Galatz sur\nle \nTsarine Catherine\n ; il devait la donner en charge \u00e0 un\ncertain Petrof Skinsky, qui \u00e9tait en relation avec des\nSlovaques, lesquels trafiquaient sur le fleuve et jusqu\u2019au\nport. Il avait re\u00e7u pour sa peine un billet anglais dont la\nBanque internationale du Danube lui avait donn\u00e9 aussit\u00f4t la\ncontre-valeur en or. Il avait conduit Skinsky au bateau et lui\navait remis la caisse, afin d\u2019\u00e9viter des frais de factage. Il\nn\u2019en savait pas plus.\nNous voil\u00e0 en qu\u00eate de Skinsky, mais sans parvenir \u00e0 le\ntrouver. Un de ses voisins, qui ne semble pas le porter\ndans son c\u0153ur, d\u00e9clare qu\u2019il est parti avant-hier, mais onne sait o\u00f9 ; nouvelle confirm\u00e9e par son logeur, \u00e0 qui un\nmessager a remis la clef de la maison et le prix du loyer en\nmonnaie anglaise. Cela s\u2019est pass\u00e9 entre dix et onze\nheures, la nuit derni\u00e8re. Nous nous retrouvons \u00e0 un point\nmort.\nTandis que nous bavardons, arrive en courant, hors\nd\u2019haleine, quelqu\u2019un qui crie que le corps de Skinsky a \u00e9t\u00e9\nd\u00e9couvert \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du cimeti\u00e8re de Saint-Pierre, la\ngorge ouverte comme par un animal sauvage. Nos\ninterlocuteurs s\u2019\u00e9lancent pour aller voir ce spectacle\nd\u2019horreur, tandis que les femmes s\u2019\u00e9crient : \u00ab C\u2019est un\nSlovaque qui a fait \u00e7a ! \u00bb Nous nous d\u00e9robons, de peur\nd\u2019\u00eatre impliqu\u00e9s dans l\u2019affaire, et retard\u00e9s.\nDe retour \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, nous \u00e9tions incapables d\u2019arriver \u00e0\naucune conclusion pr\u00e9cise. Nous sommes tous convaincus\nque le coffre poursuit son chemin, par eau, mais vers o\u00f9 ?\nC\u2019est ce qu\u2019il nous reste \u00e0 d\u00e9couvrir. C\u2019est le c\u0153ur lourd\nque nous avons retrouv\u00e9 Mina. Une fois r\u00e9unis, nous nous\nsommes demand\u00e9 s\u2019il fallait lui communiquer les derni\u00e8res\nnouvelles. Comme tout semble d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, c\u2019est notre\nderni\u00e8re chance, si pr\u00e9caire qu\u2019elle soit.Journal de Mina Harker\n \n30 octobre, au soir\n \nIls \u00e9taient si fatigu\u00e9s, si recrus, si d\u00e9courag\u00e9s, qu\u2019il n\u2019y\navait rien \u00e0 faire avant qu\u2019ils n\u2019eussent pris un peu de\nrepos. Je les ai donc pri\u00e9s d\u2019aller s\u2019\u00e9tendre une demi-\nheure en me laissant consigner tout ce qui s\u2019est pass\u00e9\njusqu\u2019ici. Quelle reconnaissance j\u2019\u00e9prouve envers l\u2019homme\nqui a invent\u00e9 la machine \u00e0 \u00e9crire transportable et envers Mr\nMorris qui m\u2019a procur\u00e9 celle-ci ! J\u2019aurais perdu le fil de mes\nid\u00e9es si j\u2019avais d\u00fb me servir d\u2019une plume\u2026\nTout est fini. Pauvre cher, tr\u00e8s cher Jonathan, que n\u2019a-t-il\npas souffert, que ne doit-il souffrir \u00e0 pr\u00e9sent ! Il est couch\u00e9\nsur le sofa, respirant \u00e0 peine, son corps est comme\nparalys\u00e9, ses sourcils sont fronc\u00e9s, son visage est\ncontract\u00e9 par la souffrance. Pauvre ch\u00e9ri ! Il r\u00e9fl\u00e9chit peut-\n\u00eatre. Sa figure m\u2019appara\u00eet toute rid\u00e9e par son effort de\nconcentration. Que je voudrais pouvoir lui \u00eatre de quelque\nsecours ! Je ferai ce que je pourrai.\n\u00c0 ma demande, le Dr Van Helsing m\u2019a remis toutes les\nnotes dont je n\u2019avais pas encore pris connaissance.\nPendant qu\u2019ils se reposent, je veux les lire attentivement et\npeut-\u00eatre arriver ici \u00e0 quelque conclusion. J\u2019essayerai desuivre l\u2019exemple du professeur et de r\u00e9fl\u00e9chir sur les faits\nqui sont devant moi, sans aucun pr\u00e9jug\u00e9.\nJe crois, avec l\u2019aide de Dieu, avoir fait une d\u00e9couverte. Il\nme faut des cartes que j\u2019examinerai soigneusement. Oui, je\nsuis de plus en plus s\u00fbre que je ne me trompe pas. Ma\nnouvelle solution est pr\u00eate. Je vais r\u00e9unir mes amis, et la\nleur dire. Ils en jugeront. Soyons pr\u00e9cise. Chaque minute\nest pr\u00e9cieuse.Aide-m\u00e9moire de Mina Harker ins\u00e9r\u00e9\ndans son journal\n \nPoint de d\u00e9part pour l\u2019enqu\u00eate. Le probl\u00e8me, pour le\ncomte Dracula, est de revenir chez lui.\na) Il doit y \u00eatre transport\u00e9 par quelqu\u2019un. Cela est\n\u00e9vident, car s\u2019il avait le pouvoir de se d\u00e9placer \u00e0 son gr\u00e9, il\npourrait le faire sous la forme d\u2019un homme, ou d\u2019un loup, ou\nd\u2019une chauve-souris, ou autrement. Il redoute \u00e9videmment\nd\u2019\u00eatre d\u00e9couvert ou g\u00ean\u00e9, dans l\u2019\u00e9tat vuln\u00e9rable o\u00f9 il se\ntrouve, enferm\u00e9 dans son coffre entre le lever et le coucher\ndu soleil.\nb) Comment peut-il \u00eatre transport\u00e9 ? Proc\u00e9dons par\n\u00e9liminations successives.\nI. Par la route. Cela comporte d\u2019infinies difficult\u00e9s, surtout\npour sortir des villes.\na) Il y a les gens ; les gens sont curieux et cherchent \u00e0\nsavoir. Un signe, un soup\u00e7on, un doute concernant le\ncontenu du coffre, et le voil\u00e0 perdu.\nb) Il y a ou il peut y avoir des employ\u00e9s de la douane et\nde l\u2019octroi \u00e0 affronter.\nc) Ses poursuivants peuvent \u00eatre sur ses traces. C\u2019est l\u00e0\nsa crainte majeure ; et c\u2019est pour \u00e9viter de se trahir qu\u2019il a\n\u00e9cart\u00e9, dans la mesure o\u00f9 il l\u2019a pu, m\u00eame sa victime \u2013\nmoi !\nII. Par chemin de fer. L\u00e0, personne pour veiller sur lecoffre qui risque d\u2019\u00eatre retard\u00e9, et tout retard serait fatal\navec des ennemis sur ses traces. Assur\u00e9ment, il pourrait\n\u00e9chapper pendant la nuit, mais que deviendrait-il s\u2019il \u00e9tait\nlaiss\u00e9 dans un endroit inconnu, sans refuge o\u00f9 il puisse se\nd\u00e9rober ? Telle n\u2019est pas son intention, et ce n\u2019est pas non\nplus un risque qu\u2019il puisse accepter de courir.\nIII. Par eau. C\u2019est le moyen le plus s\u00fbr, sous un rapport, et\nle plus dangereux sous un autre. Sur l\u2019eau, il est sans\npouvoir, except\u00e9 pendant la nuit. Et m\u00eame alors, il ne peut\nfaire surgir que du brouillard, des temp\u00eates, de la neige et\nses loups. Et s\u2019il y avait un naufrage, les eaux vivantes\nl\u2019engloutiraient sans qu\u2019il puisse rien faire, et il serait perdu.\nIl pourrait amener le vaisseau sur la c\u00f4te, mais si le pays lui\n\u00e9tait hostile, et qu\u2019il ne f\u00fbt pas libre de s\u2019y mouvoir, sa\nposition encore une fois serait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e.\nS\u2019il est sur un bateau, il nous faut \u00e0 pr\u00e9sent d\u00e9terminer\nsur quelle eau ce bateau navigue.\nNotre premier objectif doit \u00eatre de pr\u00e9ciser ce qu\u2019il a fait\njusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent ; cela nous \u00e9clairera sur ce qu\u2019il lui reste \u00e0\nfaire.\nD\u2019abord, consid\u00e9rons ses actes \u00e0 Londres comme une\npartie de son plan d\u2019ensemble, quand chaque minute\ncomptait pour lui et qu\u2019il devait tirer parti de tout.\nEnsuite, des faits que nous connaissons, essayons de\nd\u00e9duire ce qu\u2019il a fait ici.\nPour commencer, il a \u00e9videmment voulu arriver \u00e0 Galatz.\nL\u2019ordre concernant Varna \u00e9tait pour nous d\u00e9router si nous\napprenions qu\u2019il avait quitt\u00e9 l\u2019Angleterre et cherchions \u00e0\nsavoir pour quelle destination. Son but unique, imm\u00e9diat,\u00e9tait de nous \u00e9chapper. La preuve en est l\u2019instruction\nincluse dans la lettre \u00e0 Emmanuel Hildesheim de d\u00e9gager\nla caisse et de l\u2019enlever avant le lever du soleil \u2013 et aussi\nl\u2019ordre donn\u00e9 \u00e0 Petrof Skinsky. L\u00e0, nous ne pouvons que\ndeviner. Une lettre ou un message doit avoir exist\u00e9,\npuisque Skinsky est all\u00e9 de lui-m\u00eame trouver Hildesheim.\nJusque-l\u00e0, ses plans ont r\u00e9ussi, nous le savons. Le\nTsarine Catherine\n a fait un voyage prodigieusement\nrapide, \u00e0 tel point que le capitaine Donelson en a con\u00e7u\ndes soup\u00e7ons. Mais sa superstition jointe \u00e0 sa roublardise\nont fait le jeu du comte ; il a couru, vent en poupe, \u00e0 travers\nle brouillard et le reste, et il est arriv\u00e9 \u00e0 l\u2019aveuglette \u00e0\nGalatz. Les dispositions du comte se sont prouv\u00e9es\nefficaces. Hildesheim d\u00e9gagea le coffre, l\u2019emporta et le\ntransmit \u00e0 Skinsky. Skinsky s\u2019en chargea \u2013 et nous\nperdons ici la piste. S\u2019il y avait une douane ou un octroi, on\nles a \u00e9vit\u00e9s.\nMaintenant, demandons-nous ce que le comte a fait\napr\u00e8s son arriv\u00e9e, \u00e0 terre, \u00e0 Galatz.\nLa caisse a \u00e9t\u00e9 remise \u00e0 Skinsky avant l\u2019aube. Au lever\ndu soleil, le comte pouvait appara\u00eetre sous sa forme\nv\u00e9ritable. Demandons-nous pourquoi Skinsky fut choisi\ncomme auxiliaire. D\u2019apr\u00e8s le journal de mon mari, Skinsky\nest en relation avec les Slovaques qui trafiquent sur le\nfleuve en amont du port. Et la remarque que le meurtre est\nl\u2019\u0153uvre d\u2019un Slovaque, prouve ce que l\u2019on pense\ng\u00e9n\u00e9ralement de ces gens. Le comte voulait qu\u2019on ne\nl\u2019approch\u00e2t point.\nVoici ma conjecture. Le comte d\u00e9cida, \u00e0 Londres, derentrer dans son ch\u00e2teau par eau, cette voie \u00e9tant la plus\ns\u00fbre et la plus secr\u00e8te. Les Tziganes l\u2019en avaient fait sortir\net l\u2019avaient probablement donn\u00e9 en charge \u00e0 des\nSlovaques qui avaient amen\u00e9 les caisses \u00e0 Varna, d\u2019o\u00f9\nelles avaient \u00e9t\u00e9 embarqu\u00e9es pour Londres. Le comte\nconnaissait ainsi les personnes capables de lui organiser\nce service. Lorsque le coffre fut \u00e0 terre, il en sortit avant le\nlever ou apr\u00e8s le coucher du soleil et donna ses\ninstructions \u00e0 Skinsky pour que le chargement f\u00fbt assur\u00e9\nd\u2019une rivi\u00e8re \u00e0 l\u2019autre. Cela fait, et s\u00fbr que tout allait bien, il\ncrut effacer ses traces en assassinant son agent.\nApr\u00e8s avoir examin\u00e9 la carte, je conclus que la rivi\u00e8re la\nplus commode \u00e0 remonter pour les Slovaques est ou bien\nle Prut ou bien le Seret. Je vois dans les notes qu\u2019au cours\nde ma transe j\u2019ai entendu des vaches meugler, de l\u2019eau\ntourbillonner au niveau de mes oreilles, et du bois craquer.\nLe comte dans son coffre \u00e9tait alors sur une rivi\u00e8re dans\nune barque non pont\u00e9e, propuls\u00e9e probablement \u00e0 la rame\nou \u00e0 la perche, car il y a des hauts-fonds et il faut aller\ncontre le courant. Le bruit serait diff\u00e9rent si on le\ndescendait.\nNaturellement, ce n\u2019est peut-\u00eatre ni le Seret ni le Pruth,\nmais nous pouvons arriver \u00e0 le savoir. De ces deux rivi\u00e8res\ntoutefois, c\u2019est sur le Prut que la navigation est la plus\nais\u00e9e, mais le Seret, \u00e0 Fundu, re\u00e7oit la Bistritza qui coule\nautour du col de Borgo. La boucle qu\u2019elle y fait est le point\nle plus rapproch\u00e9 du ch\u00e2teau de Dracula que l\u2019on puisse\natteindre par eau.Journal de Mina Harker (Suite)\n \nQuand j\u2019eus fini de lire, Jonathan me prit dans ses bras\net m\u2019embrassa. Les autres me serr\u00e8rent les mains et le Dr\nVan Helsing d\u00e9clara :\n\u2014 Une fois de plus, notre ch\u00e8re madame Mina s\u2019av\u00e8re\nnotre guide. Ses yeux ont vu quand les n\u00f4tres \u00e9taient\naveugles. Nous avons retrouv\u00e9 la piste et si nous\nparvenons \u00e0 rejoindre notre ennemi en plein jour, sur l\u2019eau,\nnotre t\u00e2che est accomplie. Oui, il a une avance sur nous,\nmais il lui est impossible de se h\u00e2ter ; comment oserait-il\nquitter son cercueil ? Ceux qui le convoient auraient des\nsoup\u00e7ons, et, au premier soup\u00e7on, on le jetterait dans la\nrivi\u00e8re o\u00f9 il p\u00e9rirait. Il le sait et n\u2019osera pas. Et maintenant,\ntenons notre conseil de guerre ; car il nous faut sur-le-\nchamp savoir ce que chacun de nous devra faire.\n\u2014 Je vais me procurer une vedette et me mettre \u00e0 ses\ntrousses, dit Lord Godalming.\n\u2014 Et moi, des chevaux pour le suivre sur la rive, s\u2019il\nvenait \u00e0 accoster, annon\u00e7a Mr Morris.\n\u2014 Bien, reprit le professeur. Vous avez tous deux raison,\nmais aucun de vous ne peut partir seul. Il vous faut la force\nsi on vous oppose la force. Le Slovaque est robuste et\nagressif, et il a de bonnes armes.\nTous les hommes sourirent, car ils transportaient un petit\narsenal.\u2014 J\u2019ai apport\u00e9 quelques winchesters, dit Mr Morris. Ce\nsont des armes commodes en cas d\u2019attaque en masse, et\nil y aura peut-\u00eatre des loups. Vous vous souvenez que le\ncomte a pris certaines pr\u00e9cautions. Il a formul\u00e9 des\nexigences que Mrs Harker n\u2019a pu entendre ou comprendre\ncompl\u00e8tement. Nous devons nous tenir pr\u00eats \u00e0 toute\n\u00e9ventualit\u00e9.\n\u2014 Je pense, intervint le Dr Seward, que je ferais mieux\nd\u2019accompagner Quincey. Nous sommes habitu\u00e9s \u00e0\nchasser ensemble et, \u00e0 deux, bien arm\u00e9s, nous aurons\nraison de toute attaque. Et il ne faut pas non plus que vous\nsoyez seul, Art. Il faudra peut-\u00eatre combattre les Slovaques,\net un mauvais coup \u2013 je n\u2019imagine pas que ces gaillards\naient des fusils \u2013 d\u00e9truirait tous nos plans. Nous ne devons\ncette fois rien laisser au hasard, et nous ne devrons nous\narr\u00eater que lorsque la t\u00eate du comte aura \u00e9t\u00e9 s\u00e9par\u00e9e de\nson corps et que nous serons s\u00fbrs qu\u2019il n\u2019y a plus de\nr\u00e9incarnation possible pour lui.\nIl regardait Jonathan en parlant ainsi et Jonathan me\nregardait, et je me rendais compte que mon pauvre ch\u00e9ri\n\u00e9tait tourment\u00e9. Bien s\u00fbr, il souhaitait rester aupr\u00e8s de\nmoi ; mais ceux qui seraient \u00e0 bord de la vedette auraient\ntoutes chances de d\u00e9truire le\u2026 vampire. (Pourquoi ai-je\nh\u00e9sit\u00e9 \u00e0 \u00e9crire le mot ?) Il se tut un moment, et, pendant ce\nsilence, le Dr Van Helsing parla :\n\u2014 Mon cher Jonathan, ceci, pour deux raisons, est votre\nlot. D\u2019abord, vous \u00eates jeune et brave et capable de vous\nbattre, et toutes nos \u00e9nergies sont n\u00e9cessaires pour le\ncoup final. De plus, c\u2019est \u00e0 vous qu\u2019il appartient de d\u00e9truirecelui\u2026 cette chose\u2026 qui vous a tant fait souffrir, vous et les\nv\u00f4tres. En ce qui concerne madame Mina, n\u2019ayez rien \u00e0\ncraindre ; je prendrai soin d\u2019elle autant que je le pourrai. Je\nsuis vieux. Mes jambes ne sont plus aussi rapides\nqu\u2019autrefois ; je ne suis pas habitu\u00e9 \u00e0 de longues\nchevauch\u00e9es, ni \u00e0 me battre \u00e0 main arm\u00e9e. Mais je suis\ncapable de mourir, s\u2019il le faut, aussi bien qu\u2019un jeune\nhomme. Que je vous dise maintenant ce que je souhaite.\nVous, Lord Godalming et l\u2019ami Jonathan, vous remonterez\nla rivi\u00e8re sur votre vedette rapide, tandis que John et\nQuincey surveilleront la rive en cas de d\u00e9barquement ; moi,\npendant ce temps, j\u2019emm\u00e8nerai madame Mina au c\u0153ur\nm\u00eame du pays ennemi. Pendant que le vieux renard est li\u00e9\ndans sa caisse, flottant au gr\u00e9 du courant d\u2019o\u00f9 il ne peut\natteindre la terre, o\u00f9 il n\u2019ose pas soulever le couvercle de\nson cercueil de peur que ses convoyeurs slovaques, dans\nleur \u00e9pouvante, ne le fassent p\u00e9rir \u2013 nous allons suivre la\nroute que suivit Jonathan, de Bistritz jusqu\u2019\u00e0 Borgo, et\ntrouver notre chemin jusqu\u2019au ch\u00e2teau de Dracula. Le\npouvoir hypnotique de madame Mina nous viendra\ns\u00fbrement en aide et nous trouverons notre chemin \u2013 qui\nautrement nous resterait obscur, inconnu \u2013apr\u00e8s le premier\nlever du soleil qui suivra notre arriv\u00e9e \u00e0 cet endroit fatal. Il y\na gros \u00e0 faire et d\u2019autres lieux \u00e0 purifier, afin que ce nid de\nvip\u00e8res soit effac\u00e9 du monde\u2026 Jonathan l\u2019interrompit\nfi\u00e9vreusement :\n\u2014 Quoi, professeur Van Helsing ? Auriez-vous l\u2019intention\nd\u2019amener Mina, dans son triste \u00e9tat et touch\u00e9e comme elle\nl\u2019est par cette maladie du diable, jusqu\u2019\u00e0 la gueule de cepi\u00e8ge de la mort ? Pour rien au monde ! Ni pour le Ciel ni\npour l\u2019Enfer !\u2026\nIl resta un instant sans voix, puis il reprit :\n\u2014 Savez-vous ce que c\u2019est que cet endroit ? Avez-vous\nvu ce repaire d\u2019infernale horreur ? O\u00f9 m\u00eame le clair de lune\nest peupl\u00e9 de formes effrayantes ? O\u00f9 chaque grain de\npoussi\u00e8re qui tourbillonne dans le vent est l\u2019embryon d\u2019un\nmonstre d\u00e9vorant ? Avez-vous senti les l\u00e8vres du vampire\nsur votre gorge ?\nIl se d\u00e9tourna vers moi, et comme son regard tombait sur\nmon front, il leva les bras au ciel avec un cri :\n\u2014 Ah ! mon Dieu, qu\u2019avons-nous fait pour \u00eatre accabl\u00e9s\npar cette \u00e9pouvante ?\nEt il se laissa tomber sur le sofa, ne pouvant supporter\nsa souffrance davantage. La voix du professeur nous\ncalma. Elle \u00e9tait douce, claire, vibrante.\n\u2014 Mais, mon ami, si je souhaite me rendre \u00e0 cet affreux\nendroit, c\u2019est justement pour en sauver madame Mina.\nL\u2019amener dans le ch\u00e2teau ? Dieu m\u2019en pr\u00e9serve ! Une\nbesogne, une besogne abominable doit y \u00eatre accomplie\nque ses yeux ne verront pas ! Nous autres hommes, tous\nsauf Jonathan, nous avons constat\u00e9 ce qui reste \u00e0 faire\navant que ce lieu puisse \u00eatre purifi\u00e9. Remarquez que nous\nsommes terriblement accul\u00e9s. Si le comte nous \u00e9chappe\ncette fois-ci \u2013 et il est fort, et intelligent, et rus\u00e9 \u2013, il peut\nd\u00e9cider de s\u2019endormir pour cent ans ; et alors, notre tr\u00e8s\nch\u00e8re \u2013 il me prit la main \u2013 devrait \u00e0 son heure venir lui tenir\ncompagnie et deviendrait semblable \u00e0 ces autres\ncr\u00e9atures que vous, Jonathan, vous avez vues. Vous nousavez d\u00e9crit leurs l\u00e8vres avides ; vous avez entendu leur rire\nde ribaudes tandis qu\u2019elles saisissaient le sac remuant de\nvie que le comte leur avait lanc\u00e9. Vous frissonnez ? Je\ncomprends cela ! Pardonnez-moi la peine que je vous fais ;\nelle \u00e9tait n\u00e9cessaire, mon ami, n\u2019est-elle pas cruelle cette\nexigence ? Pourtant, si besoin en est, je donnerai ma vie\npour y r\u00e9pondre. Si quelqu\u2019un doit se rendre en ce lieu pour\ny rester, c\u2019est moi qui dois y aller\u2026 pour leur tenir\ncompagnie.\n\u2014 Faites comme vous voudrez, dit Jonathan avec un\nsanglot qui le secoua tout entier. Nous sommes dans les\nmains de Dieu !\nPlus tard\nQuel r\u00e9confort de voir au travail ces hommes si\ncourageux ! Une femme pourrait-elle ne pas aimer des\nhommes si s\u00e9rieux, si sinc\u00e8res, si braves ! Il me faut\nadmirer aussi le pouvoir de l\u2019argent. Que ne peut-il r\u00e9aliser\nlorsqu\u2019il est bien employ\u00e9 ? Et quel mal il peut faire dans le\ncas oppos\u00e9 ! Je suis si reconnaissante \u00e0 Lord Godalming\nd\u2019\u00eatre riche, et \u00e0 lui et \u00e0 Mr Morris, qui aussi a tant d\u2019argent,\nde le d\u00e9penser avec une telle largesse. S\u2019ils ne l\u2019avaient\npoint fait, notre petite exp\u00e9dition n\u2019aurait pas pu prendre le\nd\u00e9part, ni si rapidement, ni si bien \u00e9quip\u00e9e. C\u2019est pour\ndans une heure. Il n\u2019y a pas trois heures que les r\u00f4les ont\n\u00e9t\u00e9 r\u00e9partis entre nous, et voici que Lord Godalming et\nJonathan ont une jolie vedette \u00e0 vapeur, pr\u00eate \u00e0 d\u00e9marrer\nau premier signal. Le Dr Seward et Mr Morris ont une\ndemi-douzaine de beaux chevaux, bien harnach\u00e9s. Nous\nsommes pourvus de toutes les cartes, et tous lesinstruments n\u00e9cessaires. Le professeur Van Helsing et moi\npartons cette nuit \u00e0 11 h 40 pour Veresti o\u00f9 nous nous\nprocurerons une voiture pour gagner le col de Borgo. Nous\nemportons beaucoup d\u2019argent liquide puisque nous devons\nacheter une voiture et des chevaux. Nous conduirons nous-\nm\u00eames, n\u2019ayant personne \u00e0 qui nous confier dans cette\naffaire. Le professeur conna\u00eet quantit\u00e9 de langues et tout ira\nbien de ce c\u00f4t\u00e9. Nous sommes tous arm\u00e9s. J\u2019ai m\u00eame un\nrevolver de gros calibre. Jonathan n\u2019a \u00e9t\u00e9 tranquille qu\u2019en\nme voyant arm\u00e9e comme les autres. H\u00e9las, il est une arme\nque je ne puis porter comme les autres : la cicatrice de\nmon front m\u2019en emp\u00eache. Le cher Dr Van Helsing me\nr\u00e9conforte en me disant que celle que j\u2019ai sera bien utile s\u2019il\ny a des loups. Le temps devient d\u2019heure en heure plus froid\net des averses de neige vont et viennent comme pour nous\navertir.\nPlus tard\nIl m\u2019a fallu tout mon courage pour dire adieu \u00e0 mon bien-\naim\u00e9. Nous ne sommes pas s\u00fbrs de jamais nous revoir.\nMina, courage ! Le professeur te regarde fixement, comme\npour te mettre en garde contre toute faiblesse. L\u2019heure\nn\u2019est pas aux larmes, \u00e0 moins que Dieu n\u2019autorise enfin\ndes larmes de joie.Journal de Jonathan Harker\n \n30 octobre, pendant la nuit\n \nJ\u2019\u00e9cris ceci \u00e0 la lumi\u00e8re que laisse passer la porte de la\nchaudi\u00e8re de la vedette. Lord Godalming active la chauffe.\nIl conna\u00eet la man\u0153uvre pour avoir eu pendant des ann\u00e9es\nune vedette \u00e0 lui sur la Tamise et une autre sur les lacs du\nNorfolk. Apr\u00e8s avoir \u00e9tudi\u00e9 mes cartes, nous avons\nfinalement adopt\u00e9 la conjecture de Mina : si c\u2019est une voie\nnavigable qui doit ramener clandestinement le comte \u00e0 son\nch\u00e2teau, la seule possible est le Seret, puis la Bistritza \u00e0\npartir de son confluent. Nous avons admis que l\u2019endroit le\nmeilleur pour traverser le pays entre la rivi\u00e8re et les\nCarpates devait se trouver aux environs du 47e degr\u00e9 de\nlatitude nord. Nous pouvons sans crainte forcer la vitesse\npendant la nuit : l\u2019eau est profonde et la distance entre les\nbancs est suffisante pour qu\u2019on puisse, m\u00eame la nuit,\npousser les feux. Lord Godalming me conseille de dormir\nun moment, car il suffit qu\u2019un de nous veille. Mais comment\ntrouver le sommeil lorsque je pense au terrible danger qui\nmenace ma ch\u00e9rie qui s\u2019avance \u00e0 pr\u00e9sent vers cet horrible\nendroit ? Mon seul r\u00e9confort est de me dire que nous\nsommes dans les mains de Dieu. Sans cette certitude, leplus simple serait de mourir pour \u00eatre lib\u00e9r\u00e9 de ce\ntourment. Mr Morris et le Dr Seward sont partis avant nous\npour leur longue chevauch\u00e9e. Ils suivront la rive droite en\nremontant vers l\u2019int\u00e9rieur du pays, de fa\u00e7on \u00e0 tenir une\nbonne \u00e9tendue de la rivi\u00e8re sous leur regard et \u00e0\ns\u2019\u00e9pargner d\u2019en c\u00f4toyer les sinuosit\u00e9s. Ils ont deux\ncavaliers qui conduisent leurs chevaux de rechange, quatre\nen tout pour les premi\u00e8res \u00e9tapes, afin de ne pas attirer\nl\u2019attention. Lorsqu\u2019ils renverront ces hommes, et ce sera\nbient\u00f4t, ils s\u2019occuperont eux-m\u00eames des chevaux. Un\nmoment peut venir o\u00f9 nous devrons nous joindre \u00e0 eux et,\nainsi, nous pourrons tous \u00eatre mont\u00e9s. Une des selles a un\nar\u00e7on de corne, mobile, et pourra ais\u00e9ment \u00eatre mise en\nordre pour Mina, si besoin en est.\nTerrible aventure que la n\u00f4tre ! Nous fon\u00e7ons dans\nl\u2019obscurit\u00e9 ; le froid qui semble monter de la rivi\u00e8re pour\nnous transpercer et toutes ces myst\u00e9rieuses voix de la nuit\nautour de nous, c\u2019est peu de dire que nous en sommes\nprofond\u00e9ment impressionn\u00e9s, tandis que nous d\u00e9rivons\nvers des lieux, vers des chemins inconnus, vers un univers\nde choses \u00e9pouvantables. Godalming ferme la porte de la\nchaudi\u00e8re.\n \n31 octobre\n \nToujours la m\u00eame poursuite. Le jour est venu. Godalmings\u2019est endormi et je veille. La matin\u00e9e est glaciale ; la\nchaleur du foyer nous fait du bien quoique nous ayons de\nlourdes pelisses. Nous avons d\u00e9pass\u00e9 quelques all\u00e8ges\nmais aucune n\u2019avait \u00e0 bord un coffre de la dimension de\ncelui que nous cherchions. Nous \u00e9pouvantions les hommes\nen tournant vers eux notre lampe \u00e9lectrique ; ils tombaient \u00e0\ngenoux et se mettaient \u00e0 prier.\n \n1\ner\n novembre, au soir\n \nRien de neuf aujourd\u2019hui. Nous n\u2019avons rien d\u00e9couvert de\nce que nous cherchons. Nous suivons maintenant la\nBistritza : si notre supposition est fausse, nous avons perdu\ntoutes nos chances. Nous avons examin\u00e9 tous les esquifs,\ngrands et petits. Ce matin, un \u00e9quipage nous a pris pour un\nbateau du gouvernement et nous a trait\u00e9s en cons\u00e9quence.\nCela nous parut un moyen de faciliter les choses ; aussi, \u00e0\nFundu, o\u00f9 la Bistritza se jette dans le Seret, nous nous\nsommes procur\u00e9 un pavillon roumain que nous arborons \u00e0\npr\u00e9sent. Le tour a r\u00e9ussi pour tous les bateaux que nous\navons visit\u00e9s. On nous a t\u00e9moign\u00e9 les plus grands \u00e9gards\nsans opposer la moindre objection \u00e0 nos questions.\nQuelques Slovaques nous ont parl\u00e9 d\u2019un grand bateau qui\nles avait d\u00e9pass\u00e9s, \u00e0 une vitesse plus grande que la\nnormale, avec \u00e0 bord un \u00e9quipage double. Cela s\u2019\u00e9tait\npass\u00e9 avant Fundu, de telle sorte qu\u2019ils n\u2019auraient pu dire sile bateau avait pris la Bistritza ou continu\u00e9 \u00e0 remonter le\nSeret. Aucune nouvelle, \u00e0 Fundu, d\u2019un bateau de cette\nesp\u00e8ce ; il doit y avoir pass\u00e9 pendant la nuit. J\u2019ai sommeil ;\nc\u2019est peut-\u00eatre le froid qui commence \u00e0 m\u2019affecter, et la\nnature exige du repos de temps en temps. Godalming\ninsiste pour prendre la premi\u00e8re veille. Dieu le b\u00e9nisse\npour sa bont\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9gard de ma pauvre Mina !\n \n2 novembre, au matin\n \nIl fait grand jour. Mon bon compagnon n\u2019a pas voulu me\nr\u00e9veiller. C\u2019aurait \u00e9t\u00e9 un p\u00e9ch\u00e9, dit-il, tant je dormais\npaisiblement, oubliant tout mon tourment. J\u2019ai l\u2019impression\nd\u2019avoir \u00e9t\u00e9 vilainement \u00e9go\u00efste en dormant si longtemps.\nMais il a eu raison, car ce matin je suis un autre homme,\ncapable tout ensemble de veiller sur la machine, de\ngouverner et de faire le guet. Ma force et mon \u00e9nergie me\nsont revenues, je le sens. Je me demande o\u00f9 Mina est \u00e0\npr\u00e9sent, o\u00f9 est Van Helsing. Ils ont d\u00fb arriver \u00e0 Veresti\nmercredi vers midi. Il leur aura fallu quelque temps pour se\nprocurer une voiture et des chevaux. Si donc ils ont \u00e9t\u00e9 bon\ntrain, ils doivent \u00eatre \u00e0 pr\u00e9sent au col de Borgo. Dieu les\nconduise, Dieu les aide ! Je tremble en pensant \u00e0 ce qui\npeut arriver. Que n\u2019est-il possible d\u2019aller plus vite ! Mais les\nmoteurs ronflent et donnent tout ce qu\u2019ils peuvent.\nComment se poursuit l\u2019avance du Dr Seward et de MrMorris ?\u2026 De tr\u00e8s nombreux ruisseaux, dirait-on,\ndescendent des montagnes vers cette rivi\u00e8re, mais aucun\nd\u2019eux ne semble tr\u00e8s important \u2013 aujourd\u2019hui du moins, car\nils doivent \u00eatre redoutables en hiver et apr\u00e8s la fonte des\nneiges \u2013 et les cavaliers ne doivent pas avoir rencontr\u00e9 de\ngrands obstacles. J\u2019esp\u00e8re les retrouver avant d\u2019arriver \u00e0\nStrasba. Car si \u00e0 ce moment nous n\u2019avons pas rejoint le\ncomte, nous devrons en d\u00e9lib\u00e9rer ensemble.Journal du Dr Seward\n \n2 novembre\n \nTrois jours sur la route, sans nouvelles, et y en e\u00fbt-il eu\nque je n\u2019aurais pas eu le temps d\u2019\u00e9crire, car chaque\nmoment est pr\u00e9cieux. Nous ne nous sommes arr\u00eat\u00e9s que\npour laisser reposer les chevaux ; mais, tous deux, nous\nsupportons admirablement l\u2019\u00e9preuve. Nos aventures\nd\u2019autrefois nous ont \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s utiles ; sans elles, aurions-\nnous \u00e9t\u00e9 \u00e0 m\u00eame d\u2019entreprendre celle-ci ? Il nous faut\npoursuivre. Nous ne nous sentirons heureux que lorsque\nnous reverrons la vedette.\n \n3 novembre\n \nOn nous dit \u00e0 Fundu que la vedette a pris la Bistritza. Si\nseulement il pouvait faire moins froid ! De la neige semble\ns\u2019annoncer et, si elle tombe dru, elle nous arr\u00eatera. Dans\nce cas, nous nous procurerons un tra\u00eeneau et nous\nprogresserons \u00e0 la mode russe. \n4 novembre\n \nOn nous dit aujourd\u2019hui que la vedette a \u00e9t\u00e9 retenue par\nune avarie survenue tandis qu\u2019elle fon\u00e7ait pour remonter les\nrapides. Les bateaux slovaques les remontent ais\u00e9ment,\naid\u00e9s par une corde et en gouvernant savamment.\nQuelques-uns avaient pass\u00e9 peu de temps auparavant.\nGodalming est un m\u00e9canicien amateur et, bien entendu,\nc\u2019est lui qui a remis la vedette en \u00e9tat. Ils ont finalement\nr\u00e9ussi \u00e0 remonter les rapides, avec l\u2019aide des gens du\npays, et ils ont repris leur poursuite. Je doute que l\u2019accident\nait fait du bien au bateau. Les paysans nous ont dit que\nlorsque la vedette s\u2019est retrouv\u00e9e en eau calme, elle a eu\nplusieurs arr\u00eats pendant le temps qu\u2019elle fut en vue. Il nous\nfaut forcer l\u2019allure. Notre aide peut \u00eatre n\u00e9cessaire avant\nqu\u2019il soit longtemps.Journal de Mina Harker\n \n31 octobre\n \nNous sommes arriv\u00e9s \u00e0 midi \u00e0 Veresti. Le professeur\nme dit que ce matin \u00e0 l\u2019aube, il a eu peine \u00e0 m\u2019hypnotiser\net que je n\u2019ai pu dire autre chose que : \u00ab Obscurit\u00e9,\ncalme. \u00bb Il est sorti acheter une voiture et des chevaux,\navec l\u2019intention d\u2019acqu\u00e9rir si possible des chevaux de\nrenfort, afin de pouvoir les changer en route. Nous avons un\npeu plus de soixante-dix milles \u00e0 faire. Le pays est plaisant\net fort int\u00e9ressant. Si seulement la situation \u00e9tait diff\u00e9rente,\nqu\u2019il serait agr\u00e9able de voir tout cela ! Si Jonathan et moi\nnous faisions la route ensemble, quel plaisir ce serait !\nNous arr\u00eater, voir des gens, apprendre quelque chose sur\nleur fa\u00e7on de vivre, nous remplir l\u2019esprit et la m\u00e9moire de\ntoute la couleur et du pittoresque de cette contr\u00e9e sauvage\net splendide, de ce peuple \u00e9trange ! Mais, h\u00e9las !\u2026\nPlus tard\nLe Dr Van Helsing est de retour. Il a achet\u00e9 la voiture et\nles chevaux. Nous allons prendre un repas et nous mettre\nen route dans une heure. La patronne de l\u2019auberge nous\npr\u00e9pare un \u00e9norme panier de provisions, de quoi nourrir,\ndirait-on, une compagnie de soldats. Le professeurl\u2019encourage et me dit \u00e0 l\u2019oreille que nous serons peut-\u00eatre\nune semaine enti\u00e8re sans trouver d\u2019autre nourriture\nconvenable. Lui aussi est all\u00e9 aux achats et il a fait envoyer\nici un magnifique assortiment de couvertures et de\nfourrures. Aucun risque que nous souffrions du froid.\nDans un moment nous serons partis. Je tremble en\npensant \u00e0 ce qui nous attend. Oui, vraiment, nous sommes\ndans les mains de Dieu. Lui seul sait ce qui arrivera et je\nl\u2019implore, de toute la force de mon \u00e2me si accabl\u00e9e, si\nhumili\u00e9e, de veiller sur mon mari bien-aim\u00e9, quoi qu\u2019il\narrive. Que Jonathan sache que je l\u2019ai aim\u00e9 et honor\u00e9 au-\ndel\u00e0 de tout ce que je puis dire et que ma pens\u00e9e\nsupr\u00eame, celle qui exprime ma profonde v\u00e9rit\u00e9, sera\ntoujours pour lui.27\nChapitre\n \nJournal de Mina Harker\n \n1\ner\n novembre\n \n Nous avons voyag\u00e9 tout le jour, et \u00e0 bonne allure. Les\nchevaux semblent comprendre qu\u2019ils sont bien trait\u00e9s, et\nfont sans se plaindre toute leur \u00e9tape dans le meilleur\ntemps. Les avoir d\u00e9j\u00e0 \u00e9chang\u00e9s si souvent et retrouver\ntoujours la m\u00eame bonne volont\u00e9 nous encourage \u00e0 penser\nque l\u2019exp\u00e9dition sera ais\u00e9e. Le Dr Van Helsing est\n\u00e9conome de paroles ; il dit aux fermiers qu\u2019il se h\u00e2te vers\nBistritz et les paie bien pour l\u2019\u00e9change des chevaux. Nous\nrecevons de la soupe chaude, ou du caf\u00e9, ou du th\u00e9, et\nnous voil\u00e0 partis. Le pays est charmant, plein d\u2019admirables\npoints de vue, et les gens sont courageux, robustes,simples, et dot\u00e9s, semble-t-il, des meilleures qualit\u00e9s. Ils\nsont tr\u00e8s, tr\u00e8s superstitieux. Dans la premi\u00e8re maison o\u00f9\nnous f\u00eemes halte, quand la femme qui nous servait vit la\nbalafre sur mon front, elle se signa et tendit deux doigts\ndans ma direction, pour \u00e9carter le mauvais \u0153il. Je pense\nqu\u2019elle prit la peine de mettre un suppl\u00e9ment d\u2019ail dans\nnotre nourriture, et je ne puis supporter l\u2019ail. J\u2019\u00e9vite depuis\nlors d\u2019enlever mon chapeau ou mon voile, gr\u00e2ce \u00e0 quoi\nj\u2019\u00e9chappe \u00e0 leurs soup\u00e7ons. Nous avan\u00e7ons rapidement.\nComme nous n\u2019avons pas de cocher qui raconterait des\nhistoires aux \u00e9tapes, nous laissons le scandale derri\u00e8re\nnous ; n\u00e9anmoins, j\u2019imagine que tout le long de notre route\nnous inspirerons la peur du mauvais \u0153il. Le professeur\nsemble infatigable ; il n\u2019a pris aucun repos de la journ\u00e9e\nenti\u00e8re, bien qu\u2019il m\u2019ait fait dormir assez longtemps. Au\ncoucher du soleil, il m\u2019hypnotisa et je lui r\u00e9pondis, para\u00eet-il,\ncomme \u00e0 l\u2019ordinaire : \u00ab Obscurit\u00e9, clapotis de l\u2019eau,\ncraquements de planches. \u00bb C\u2019est donc que notre ennemi\nest toujours sur l\u2019eau. La pens\u00e9e de Jonathan me fait\ntrembler, quoique en ce moment je ne redoute rien ni pour\nlui ni pour moi. J\u2019\u00e9cris ceci en attendant dans une ferme\nque l\u2019on ait pr\u00e9par\u00e9 les chevaux. Le Dr Van Helsing dort\nenfin ; le pauvre cher homme para\u00eet maintenant tr\u00e8s fatigu\u00e9,\net vieux, et tout gris, mais sa bouche a le pli le plus ferme\ndu conqu\u00e9rant, et, m\u00eame dans son sommeil, il respire la\nd\u00e9cision. Lorsque nous serons partis, je prendrai les r\u00eanes\npour qu\u2019il puisse se reposer. Je lui dirai que nous avons\nencore plus d\u2019une journ\u00e9e \u00e0 voyager et qu\u2019il ne s\u2019agit pas\nqu\u2019il se trouve \u00e9puis\u00e9 au moment o\u00f9 toute son \u00e9nergie seran\u00e9cessaire\u2026 Tout est pr\u00eat. Nous allons reprendre la route.\n \n2 novembre, au matin\n \nJ\u2019ai r\u00e9ussi : nous nous sommes toute la nuit relay\u00e9s sur\nle si\u00e8ge. Voici le jour, brillant mais froid. L\u2019air est\n\u00e9trangement lourd ; je dis lourd, faute de trouver un terme\nplus exact ; je veux dire que tous deux, nous nous sentons\noppress\u00e9s. Il fait tr\u00e8s froid, et seules nos chaudes fourrures\nnous donnent du confort. \u00c0 l\u2019aube, Van Helsing m\u2019a\nhypnotis\u00e9e ; je lui r\u00e9pondis, dit-il : \u00ab Obscurit\u00e9,\ncraquements de planches et grondements d\u2019eau. \u00bb C\u2019est\ndonc que la rivi\u00e8re change d\u2019aspect \u00e0 mesure qu\u2019ils en\nremontent le cours. J\u2019esp\u00e8re que mon bien-aim\u00e9 ne sera\npas en danger\u2026 pas plus qu\u2019il ne faudra\u2026 Mais nous\nsommes dans les mains du Seigneur.\n2 novembre, au soir\nAvanc\u00e9 sans r\u00e9pit. Le paysage s\u2019\u00e9largit ; les grands\ncontreforts des Carpates qui, \u00e0 Veresti, nous semblaient si\n\u00e9loign\u00e9s et si bas sur l\u2019horizon, font mine \u00e0 pr\u00e9sent de se\nrassembler autour de nous et de nous barrer la route. Nous\nsemblons pleins d\u2019optimisme ; chacun de nous, je crois,\nfait effort pour r\u00e9conforter l\u2019autre, et, par l\u00e0 m\u00eame se\nr\u00e9conforte lui-m\u00eame. Le Dr Van Helsing dit que nous\natteindrons le col de Borgo au lever du soleil. Il y a peu de\nchevaux dans cette contr\u00e9e et le professeur est d\u2019avis queles derniers que nous avons acquis devront nous\naccompagner jusqu\u2019au bout, car nous ne pourrons pas\nnous en procurer d\u2019autres. Il en a pris deux en suppl\u00e9ment,\nsi bien que maintenant nous allons \u00e0 grandes guides. Ces\nchers chevaux, qu\u2019ils sont bons et patients ! Aucun trafic ne\nnous g\u00eane, si bien qu\u2019il m\u2019est tr\u00e8s facile de conduire. Nous\narriverons au col au petit jour ; nous ne d\u00e9sirons pas que\nce soit plus t\u00f4t. C\u2019est pourquoi nous avons pu nous mettre\n\u00e0 notre aise et nous reposer \u00e0 tour de r\u00f4le. Que nous\napportera la journ\u00e9e de demain ? Nous approchons de\nl\u2019endroit o\u00f9 mon pauvre ch\u00e9ri a tant souffert. Dieu nous\naccorde de trouver la bonne direction ! Qu\u2019il daigne veiller\nsur mon mari et sur tous ceux que nous aimons et qui\ncourent un si terrible danger ! Pour ce qui est de moi, je ne\nsuis pas digne qu\u2019il me regarde. H\u00e9las ! Je suis impure \u00e0\nSes yeux et le resterai jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il veuille me permettre\nde me tenir devant Lui \u00e0 l\u2019\u00e9gal de ceux qui n\u2019ont point\nencouru Sa col\u00e8re.M\u00e9morandum d\u2019Abraham Van Helsing\n \n4 novembre\n \nCeci est destin\u00e9 \u00e0 mon vieux, \u00e0 mon fid\u00e8le ami John\nSeward, docteur en m\u00e9decine de Purfleet, Londres, pour le\ncas o\u00f9 je ne le reverrais plus. Il trouvera ici une explication.\nLe matin est l\u00e0 ; j\u2019\u00e9cris pr\u00e8s du feu que j\u2019ai entretenu\npendant toute la nuit avec l\u2019aide de madame Mina. Il fait\nfroid, froid, si froid que le lourd ciel gris est plein de neige.\nLorsqu\u2019elle tombera, ce sera pour rester tout un hiver sur\nce sol qui durcit pour la recevoir. Madame Mina semble en\n\u00eatre affect\u00e9e. Pendant toute la journ\u00e9e d\u2019hier, sa t\u00eate lui a\nsembl\u00e9 si pesante qu\u2019elle \u00e9tait toute diff\u00e9rente d\u2019elle-\nm\u00eame. Elle dort, elle dort, elle dort ! Elle, si active\nd\u2019ordinaire, hier, elle a pass\u00e9 le jour entier \u00e0 ne rien faire.\nElle a m\u00eame perdu son bon app\u00e9tit. Elle n\u2019a rien consign\u00e9\ndans son petit agenda, elle qui utilise si fid\u00e8lement chaque\nmoment de r\u00e9pit pour se mettre \u00e0 \u00e9crire. Quelque chose\nme murmure \u00e0 l\u2019oreille que tout n\u2019est pas en ordre. Hier\nsoir, cependant, elle a recouvr\u00e9 sa vivacit\u00e9. Sa longue\nsieste pendant le jour l\u2019avait d\u00e9lass\u00e9e, remise ; elle \u00e9tait\nredevenue aimable et gaie. Comme le soleil se couchait,\nj\u2019ai tent\u00e9 de l\u2019hypnotiser, mais h\u00e9las ! sans r\u00e9sultat. Chaquejour a vu diminuer mon pouvoir, et, cette nuit, il m\u2019a\ntotalement fait d\u00e9faut. Que la volont\u00e9 de Dieu soit donc\nfaite, quelle qu\u2019elle soit, et qu\u2019elles qu\u2019en doivent \u00eatre les\ncons\u00e9quences !\nQue je reprenne maintenant la suite des \u00e9v\u00e9nements.\nMadame Mina ayant interrompu sa st\u00e9nographie, il faut\nque j\u2019y suppl\u00e9e, si ennuyeuse, si d\u00e9mod\u00e9e que soit ma\nm\u00e9thode, afin que nulle de nos journ\u00e9es ne manque d\u2019\u00eatre\nrapport\u00e9e.\nNous arriv\u00e2mes au col de Borgo hier matin au moment\no\u00f9 le soleil se levait. D\u00e8s que je vis s\u2019annoncer l\u2019aurore, je\nme pr\u00e9parai \u00e0 la s\u00e9ance d\u2019hypnotisme. Nous arr\u00eat\u00e2mes la\nvoiture et nous descend\u00eemes pour \u00e9viter d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9s.\nJe fis un lit avec des fourrures : madame Mina s\u2019y \u00e9tendit,\npr\u00eate comme de coutume pour le sommeil hypnotique ;\nmais celui-ci vint plus lentement. La r\u00e9ponse fut encore :\n\u00ab Obscurit\u00e9, eaux tourbillonnantes. \u00bb Sur quoi, elle se\nr\u00e9veilla, gaie, rayonnante. Poursuivant notre chemin, nous\ne\u00fbmes rapidement pass\u00e9 le col. Alors, l\u2019ardeur de\nmadame Mina devint br\u00fblante. Une puissance nouvelle la\nguidait manifestement, car elle d\u00e9signa une route et dit :\n\u2013 Voil\u00e0 le chemin.\n\u2013 Comment le reconnaissez-vous ?\n\u2013 Tout naturellement, r\u00e9pondit-elle. Et apr\u00e8s un silence,\nelle ajouta :\n\u2013 Mon Jonathan n\u2019y a-t-il point pass\u00e9 ? N\u2019a-t-il pas \u00e9crit\nla relation de son voyage ?\nCela me sembla d\u2019abord \u00e9trange, mais je m\u2019avisai\nbient\u00f4t qu\u2019il n\u2019existe qu\u2019une seule route vicinale de cetteesp\u00e8ce. Elle n\u2019est que peu usit\u00e9e, tr\u00e8s diff\u00e9rente de la voie\ncharreti\u00e8re qui va de la Bukovine \u00e0 Bistritza, qui est plus\nlarge, empierr\u00e9e et beaucoup plus suivie. Nous\ndescend\u00eemes ce chemin. Quand nous en rencontrons\nd\u2019autres \u2013 \u00e9taient-ce m\u00eame des chemins ? Nous n\u2019en\n\u00e9tions pas s\u00fbrs, car ils sont mal entretenus et un peu de\nneige y est tomb\u00e9e \u2013 les chevaux s\u2019y retrouvent, et eux\nseuls. Je leur laisse la bride sur le cou et ils avancent\npatiemment. Nous reconnaissons peu \u00e0 peu tout ce que\nJonathan a consign\u00e9 dans son admirable journal. Nous\ncontinuons d\u2019avancer pendant des heures et des heures,\ninterminablement. Au d\u00e9but, j\u2019ai enjoint \u00e0 madame Mina de\ndormir ; elle a essay\u00e9 et y est parvenue. Elle dormait tout le\ntemps, si bien qu\u2019\u00e0 la fin je me sentis venir une inqui\u00e9tude\net je tentai de la r\u00e9veiller. Mais elle continua de dormir,\nquelque effort que je fisse. Je tiens \u00e0 \u00e9viter de la brusquer,\ncar je sais qu\u2019elle a beaucoup souffert et qu\u2019un somme de\ntemps en temps ne peut que lui faire du bien. J\u2019ai d\u00fb\nm\u2019assoupir \u00e9galement, car, soudain, je me sentis\ncoupable, comme si j\u2019avais fait je ne sais quoi. Je me\nretrouvai tout droit sur le si\u00e8ge, r\u00eanes en mains, et les bons\nchevaux allant leur train, tout comme auparavant. Madame\nMina dormait toujours. Le soleil n\u2019\u00e9tait plus loin de son\ncoucher ; il jetait sur la neige une large vague jaune, et\nl\u2019ombre que nous faisions \u00e9tait grande, longue, l\u00e0 o\u00f9 la\nmontagne devient escarp\u00e9e. Car nous ne cessions de\nmonter, de monter ; oh ! que tout est donc ici sauvage et\nrocheux, comme si nous \u00e9tions au bout du monde !\nC\u2019est \u00e0 ce moment que je r\u00e9veillai madame Mina, cettefois sans grande difficult\u00e9. J\u2019essayai alors de la replonger\ndans le sommeil hypnotique, mais elle ne s\u2019endormit pas et\nse comporta comme si je n\u2019existais pas. J\u2019essayai encore\net encore, et, finalement, nous nous trouv\u00e2mes, elle et moi,\ndans l\u2019obscurit\u00e9. Je m\u2019aper\u00e7us que le soleil \u00e9tait couch\u00e9.\nMadame Mina se mit \u00e0 rire ; je me retournai et la regardai.\nElle \u00e9tait \u00e0 pr\u00e9sent tout \u00e0 fait r\u00e9veill\u00e9e, et je ne lui avais plus\nvu une aussi bonne mine depuis cette nuit o\u00f9 nous\nsommes entr\u00e9s pour la premi\u00e8re fois dans la maison du\ncomte, \u00e0 Purfleet. J\u2019en fus surpris, et en ressentis un\ncertain malaise. Mais elle \u00e9tait si \u00e9panouie, si affectueuse,\nsi pleine d\u2019attentions pour moi, que mon inqui\u00e9tude se\ndissipa. J\u2019allumai un feu, car nous avons avec nous une\nprovision de bois ; elle pr\u00e9para un repas tandis que je\nd\u00e9telais les chevaux et les attachais \u00e0 l\u2019abri en leur donnant\n\u00e0 manger. Quand je revins vers le feu, notre d\u00eener \u00e9tait pr\u00eat.\nJe voulus la servir, mais elle me dit en souriant qu\u2019elle avait\nd\u00e9j\u00e0 mang\u00e9 : elle avait si faim qu\u2019elle n\u2019avait pu m\u2019attendre.\nJe n\u2019aimais pas cela, et de grands doutes me vinrent, dont\nje pr\u00e9f\u00e9rai ne rien dire de peur de l\u2019alarmer. C\u2019est elle qui\nme servit, et je d\u00eenai seul, apr\u00e8s quoi nous nous\nenvelopp\u00e2mes dans les fourrures pour nous \u00e9tendre pr\u00e8s\ndu feu, et je l\u2019invitai \u00e0 dormir tandis que je veillerais. Mais\nvoil\u00e0 que j\u2019oublie que j\u2019ai \u00e0 veiller, et lorsque brusquement\nje m\u2019en souviens, je la regarde aussit\u00f4t : je la vois\npaisiblement \u00e9tendue, mais \u00e9veill\u00e9e et fixant sur moi des\nyeux si brillants ! La chose se reproduisit une fois, deux\nfois, aussi ai-je fait plus d\u2019un somme quand le matin arrive.\nJe tentai alors de l\u2019hypnotiser ; mais, h\u00e9las ! elle eut beaufermer docilement les yeux, elle n\u2019arriva pas \u00e0 dormir. Le\nsoleil se leva et monta au ciel, et c\u2019est \u00e0 ce moment que le\nsommeil tomba sur elle, trop tard, mais si lourdement qu\u2019il\nn\u2019y eut pas moyen de la r\u00e9veiller et que je dus la soulever et\nla placer tout endormie dans la voiture, une fois les chevaux\nharnach\u00e9s et pr\u00eats pour le d\u00e9part. Madame Mina dort\ntoujours, et, dans son sommeil, elle para\u00eet mieux portante,\net elle a le teint plus color\u00e9 qu\u2019auparavant. Cela ne me dit\nrien de bon. J\u2019ai peur, j\u2019ai peur, j\u2019ai peur. J\u2019ai peur de tout,\nm\u00eame de penser. Mais il me faut aller jusqu\u2019au bout. La\npartie que nous jouons a la vie ou la mort pour enjeu, et\npeut-\u00eatre davantage. Nous ne pouvons reculer.\n \n5 novembre, au matin\n \nIl faut que je raconte chaque d\u00e9tail avec exactitude ! Car\nbien que vous et moi nous ayons vu ensemble beaucoup\nde choses \u00e9tranges, vous pourriez partir de l\u2019id\u00e9e que moi,\nVan Helsing, suis fou \u2013 que tant d\u2019horreurs et une si longue\ntension nerveuse ont fini par d\u00e9ranger mon cerveau.\nNous avons voyag\u00e9 toute la journ\u00e9e d\u2019hier, nous\nrapprochant des montagnes \u00e0 travers un pays de plus en\nplus sauvage et d\u00e9sert. Il y a l\u00e0 de profonds, d\u2019effrayants\npr\u00e9cipices, et beaucoup de cascades, comme si la nature\nvenait parfois tenir l\u00e0 son carnaval. Madame Mina ne\ncessa de dormir. J\u2019avais faim cependant, et j\u2019ai mang\u00e9,sans parvenir \u00e0 la r\u00e9veiller, m\u00eame pour lui faire partager\nmon repas. Alors me vint la crainte que le charme fatal de\nl\u2019endroit ne pes\u00e2t sur elle, souill\u00e9e comme elle l\u2019est par ce\nbapt\u00eame du vampire. \u00ab Bien, me dis-je, s\u2019il faut qu\u2019elle\ndorme tout le jour, il faudra bien aussi que je me prive de\nsommeil pendant toute la nuit. \u00bb Comme nous avancions\nsur une mauvaise route, une route construite grossi\u00e8rement\n\u00e0 l\u2019ancienne mode, malgr\u00e9 moi je penchai la t\u00eate en avant,\net m\u2019endormis. Quand je me r\u00e9veillai avec, \u00e0 nouveau, le\nsentiment de ma faute et du temps \u00e9coul\u00e9, ce fut pour\ntrouver madame Mina toujours endormie et le soleil tr\u00e8s\nbas. Mais tout avait chang\u00e9. Les redoutables montagnes\nparaissaient plus lointaines et nous \u00e9tions pr\u00e8s du sommet\nd\u2019une colline escarp\u00e9e, surmont\u00e9e d\u2019un ch\u00e2teau semblable\n\u00e0 celui dont Jonathan parle dans son journal. La joie et\nl\u2019angoisse me saisirent en m\u00eame temps, car maintenant,\npour le meilleur et pour le pire, le d\u00e9nouement est proche.\nJ\u2019\u00e9veillai madame Mina et, une fois de plus, j\u2019essayai de\nl\u2019hypnotiser, mais sans succ\u00e8s, h\u00e9las ! sinon trop tard.\nAlors, avant que la grande obscurit\u00e9 ne tomb\u00e2t sur nous \u2013\ncar m\u00eame apr\u00e8s le coucher du soleil les cieux renvoyaient\nsur la neige les rayons de l\u2019astre disparu, et un vaste clair-\nobscur r\u00e9gna pendant quelque temps \u2013, je d\u00e9telai les\nchevaux et leur donnai \u00e0 manger dans l\u2019abri que je pus\ntrouver. Puis, j\u2019allumai un feu, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 duquel j\u2019installai\nmadame Mina, bien r\u00e9veill\u00e9e \u00e0 pr\u00e9sent et plus charmante\nque jamais, confortablement assise parmi les couvertures.\nJe pr\u00e9parai un repas qu\u2019elle refusa de prendre, disant\nsimplement qu\u2019elle n\u2019avait pas faim. Je n\u2019insistai pas,sachant que ce serait inutile. Pour moi, je mangeai, car\nj\u2019avais \u00e0 pr\u00e9parer mes forces \u00e0 toute \u00e9ventualit\u00e9. Alors,\nrempli de terreur \u00e0 la pens\u00e9e de ce qui pouvait arriver, je\ntra\u00e7ai un cercle, assez vaste pour qu\u2019elle y f\u00fbt \u00e0 l\u2019aise,\nautour du point o\u00f9 madame Mina \u00e9tait assise et, sur le\ncercle, je r\u00e9pandis une hostie en la brisant en fines\nparcelles de fa\u00e7on que tout f\u00fbt bien prot\u00e9g\u00e9. Pendant tout\nce temps, elle resta assise, silencieuse, aussi immobile\nqu\u2019une morte ; son visage devenait de plus en plus p\u00e2le,\np\u00e2le comme la neige, et elle ne disait rien. Mais lorsque je\nm\u2019approchai, elle s\u2019accrocha \u00e0 moi et je sentis que la\npauvre \u00e2me \u00e9tait secou\u00e9e de la t\u00eate aux pieds par un\ntremblement qui brisait le c\u0153ur. Je lui demandai enfin,\nlorsqu\u2019elle se fut apais\u00e9e :\n\u2013 Ne voulez-vous pas vous approcher davantage du\nfeu ?\nEn effet, je d\u00e9sirais voir de quoi elle \u00e9tait capable. Elle\nse leva docilement mais, au premier pas, elle s\u2019arr\u00eata et\nresta immobile comme si elle \u00e9tait encha\u00een\u00e9e.\n\u2013 Pourquoi n\u2019avancez-vous pas ? insistai-je.\nElle hocha la t\u00eate et, revenant \u00e0 sa place, s\u2019y rassit. Puis,\nme regardant avec des yeux dilat\u00e9s, comme un dormeur\nque l\u2019on r\u00e9veille, elle dit simplement :\n\u2013 Je ne peux pas !\nEt elle demeura muette.\nJ\u2019en fus heureux, car je savais que ce qu\u2019elle ne pouvait\npas, aucun de ceux que nous redoutions ne le pouvait\ndavantage. Quelque danger que cour\u00fbt son corps, son \u00e2me\n\u00e9tait sauve.Mais les chevaux s\u2019\u00e9taient mis \u00e0 hennir en tirant sur leurs\nlonges, jusqu\u2019\u00e0 ce que j\u2019aille tout pr\u00e8s d\u2019eux pour les\nrassurer. Lorsqu\u2019ils sentirent mes mains sur eux, ils les\nl\u00e9ch\u00e8rent en hennissant tout bas en signe de satisfaction et\nils rest\u00e8rent tranquilles quelque temps. Je dus plusieurs\nfois venir les calmer au cours de la nuit, avant cette heure\nglaciale o\u00f9 le pouls de la nature bat le plus faiblement. Au\nmoment le plus froid, le feu commen\u00e7a de mourir, et je\nm\u2019appr\u00eatai \u00e0 le ranimer, car la neige tombait \u00e0 grands\ncoups dans un brouillard glac\u00e9. Malgr\u00e9 l\u2019obscurit\u00e9, on y\nvoyait un peu, comme c\u2019est toujours le cas lorsqu\u2019il y a de\nla neige. Les rafales de flocons et les tourbillons de brume\nprenaient la forme, semblait-il, de femmes aux v\u00eatements\ntra\u00eenants. Tout \u00e9tait mort, lugubre, silence ; les chevaux\nhennissaient en baissant la t\u00eate, comme s\u2019ils redoutaient le\npire. Je fus pris de terreur, d\u2019une \u00e9pouvantable terreur,\njusqu\u2019au moment o\u00f9 je me rappelai la s\u00e9curit\u00e9 que me\ndonnait le cercle qui m\u2019entourait. Je me mis aussi \u00e0 penser\nque mes fantasmes venaient de la nuit, de l\u2019obscurit\u00e9, de la\nfatigue que j\u2019avais endur\u00e9e, et de ma terrible anxi\u00e9t\u00e9. \u00c9tait-\nce le souvenir de toutes les horreurs travers\u00e9es par\nJonathan qui me rendait fou ? Oui, la neige et le brouillard\ntournaient maintenant en rond jusqu\u2019\u00e0 me faire apercevoir\ndans l\u2019ombre ces femmes qui, disait-il, l\u2019auraient\nembrass\u00e9. Les chevaux se blottissaient davantage et\ng\u00e9missaient de peur, comme des hommes qui souffrent.\nMais l\u2019\u00e9garement que donne la frayeur ne les d\u00e9cidait pas\n\u00e0 s\u2019\u00e9chapper. Je craignais pour ma ch\u00e8re madame Mina,\nlorsque ces figures \u00e9tranges se mirent \u00e0 tourner plus pr\u00e8sde nous, mais elle restait tranquillement assise et me\nsouriait. Lorsque je voulus me diriger vers le feu pour\nl\u2019alimenter elle me retint et murmura d\u2019une voix semblable \u00e0\ncelles que l\u2019on entend en r\u00eave, tant elle \u00e9tait faible :\n\u2013 Non, non, ne sortez pas du cercle. Ici, vous \u00eates en\ns\u00fbret\u00e9 !\nJe me tournai vers elle, et lui dis, mes yeux dans les\nsiens :\n\u2013 Mais vous ? C\u2019est pour vous que j\u2019ai peur ! Sur quoi,\nelle rit, d\u2019un rire bas et irr\u00e9el.\n\u2013 Peur pour moi ? Pourquoi ? Personne au monde n\u2019est\nplus que moi \u00e0 l\u2019abri de leurs poursuites.\nJe m\u2019interrogeais encore sur le sens de ses paroles\nquand un coup de vent fit rejaillir la flamme et je vis sur son\nfront la balafre rouge. Alors, h\u00e9las, tout devint clair pour\nmoi. Du reste, j\u2019aurais bient\u00f4t tout compris, car les\ntournoyantes figures de brouillard et de neige se\nrapprochaient, restant toutefois \u00e0 l\u2019\u00e9cart du cercle sacr\u00e9.\nPuis elles commenc\u00e8rent \u00e0 se mat\u00e9rialiser \u2013 si Dieu ne\nm\u2019a pas priv\u00e9 de ma raison, car je les voyais de mes yeux -\njusqu\u2019\u00e0 ce que fussent devant moi, en chair et en os, ces\ntrois femmes que Jonathan vit dans la chambre quand elles\ns\u2019appr\u00eat\u00e8rent \u00e0 lui baiser la gorge. Je reconnus les formes\narrondies, ondoyantes, les yeux brillants et durs, les dents\nblanches, le teint vermeil, les l\u00e8vres voluptueuses. Elles\nsouriaient \u00e0 la pauvre madame Mina ; leur rire venait \u00e0\nnous \u00e0 travers le silence de la nuit ; elles s\u2019enlac\u00e8rent et la\nd\u00e9sign\u00e8rent en disant, de ces voix si doucement\ncristallines que Jonathan avait d\u00e9crites comme ayant unesuavit\u00e9 intol\u00e9rable :\n\u2013 Viens avec nous, notre s\u0153ur, viens, viens !\n\u00c9pouvant\u00e9, je me tournai vers madame Mina, mais de\njoie mon c\u0153ur bondit comme le feu. Car la terreur de son\ndoux regard, sa r\u00e9pulsion, son horreur, racontaient une\nhistoire qui me remplit le c\u0153ur d\u2019esp\u00e9rance. Dieu soit\nlou\u00e9 : elle n\u2019\u00e9tait pas une des leurs ! Je pris quelques-unes\ndes b\u00fbches qui \u00e9taient pr\u00e8s de moi, et, tenant en \u00e9vidence\nune hostie, j\u2019avan\u00e7ai vers elles dans la direction du feu.\nElles recul\u00e8rent \u00e0 mon approche, en riant de leur rire bas et\nsinistre. J\u2019alimentai le feu sans plus les craindre, car je\nsavais que nous \u00e9tions en s\u00fbret\u00e9 \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de notre\nrempart. Arm\u00e9 comme je l\u2019\u00e9tais, il leur \u00e9tait impossible\nd\u2019approcher, ni moi-m\u00eame, ni madame Mina tandis qu\u2019elle\n\u00e9tait \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du cercle, incapable d\u2019ailleurs d\u2019en sortir\ncomme elles d\u2019y p\u00e9n\u00e9trer. Les chevaux avaient cess\u00e9 de\ng\u00e9mir et gisaient muets sur le sol ; la neige tombait\ndoucement sur eux, faisant d\u2019eux comme un monticule\nblanc. Je savais que pour les pauvres b\u00eates toute terreur\n\u00e9tait finie. Nous rest\u00e2mes ainsi jusqu\u2019\u00e0 ce que la rougeur\nde l\u2019aurore commen\u00e7\u00e2t de percer la tristesse de la neige.\nJ\u2019\u00e9tais navr\u00e9, effray\u00e9, accabl\u00e9 de douleur et d\u2019angoisse.\nMais la vie me revint \u00e0 mesure que le rayonnant soleil se\nmit \u00e0 monter sur l\u2019horizon. D\u00e8s son lever, les horribles\nfant\u00f4mes s\u2019\u00e9vanouirent dans les tourbillons de la neige et\ndu brouillard. Les ombres ondoyantes, transparentes, se\nd\u00e9plac\u00e8rent dans la direction du ch\u00e2teau et s\u2019y perdirent.\nJe me tournai instinctivement, maintenant que l\u2019aurore\n\u00e9tait l\u00e0, vers madame Mina, avec l\u2019intention de l\u2019hypnotiser.Mais un profond sommeil l\u2019avait subitement saisie et je ne\npus l\u2019en \u00e9veiller. J\u2019essayai de l\u2019hypnotiser tout endormie.\nMais elle ne me donna aucune r\u00e9ponse.\nLe moment de me mettre en route me fait peur. J\u2019ai\nentretenu le feu. J\u2019ai vu les chevaux : tous sont morts. Ma\njourn\u00e9e sera charg\u00e9e. J\u2019attendrai jusqu\u2019\u00e0 ce que le soleil\nsoit d\u00e9j\u00e0 haut ; car, l\u00e0 o\u00f9 je dois aller, il y aura peut-\u00eatre des\nendroits o\u00f9 le soleil me sera une s\u00fbret\u00e9, m\u00eame si la neige\net le brouillard viennent l\u2019obscurcir. Mon d\u00e9jeuner va me\nr\u00e9conforter, puis j\u2019irai vers ma terrible besogne. Madame\nMina dort toujours, et paisiblement, Dieu soit lou\u00e9 !Journal de Jonathan Harker\n \n4 novembre, au soir\n \nTerrible contretemps pour nous, cet accident survenu \u00e0\nla vedette. Sans cela, nous aurions rattrap\u00e9 le bateau\ndepuis longtemps et ma ch\u00e8re Mina serait libre. J\u2019ose \u00e0\npeine penser \u00e0 elle qui traverse les bois autour de cet\naffreux endroit. Nous avons trouv\u00e9 des chevaux, nous\nsuivons les traces du monstre. Je note ceci pendant que\nGodalming se pr\u00e9pare. Nous avons nos armes. Les\nTziganes, s\u2019ils veulent se battre, auront \u00e0 se tenir sur leurs\ngardes. Ah ! si seulement Morris et Seward \u00e9taient avec\nnous ! Mais il nous faut esp\u00e9rer. Et si je ne puis en \u00e9crire\ndavantage, adieu Mina ! Dieu vous b\u00e9nisse et vous\nprot\u00e8ge !Journal du Dr Seward\n \n5 novembre\n \nL\u2019aurore nous a r\u00e9v\u00e9l\u00e9 les Tziganes, s\u2019\u00e9loignant de la\nrivi\u00e8re et conduisant leur charrette \u00e0 vive allure en\nl\u2019entourant de tr\u00e8s pr\u00e8s. Il tombe une neige l\u00e9g\u00e8re et l\u2019air\nest \u00e9trangement excitant. C\u2019est peut-\u00eatre tout subjectif,\nmais notre propre d\u00e9couragement a quelque chose de\nbizarre. J\u2019entends au loin hurler des loups, la neige les fait\ndescendre des montagnes et ils nous menacent de tous\nc\u00f4t\u00e9s. Les chevaux vont \u00eatre pr\u00eats, et nous allons partir. Au\nbout de notre chevauch\u00e9e, il y a la mort de quelqu\u2019un. Dieu\nseul sait qui, o\u00f9, quand et comment\u2026M\u00e9morandum du Dr Van Helsing\n \n5 novembre, apr\u00e8s-midi\n \nDu moins suis-je sauf, et j\u2019en remercie Dieu en tout cas,\nbien que l\u2019\u00e9preuve ait \u00e9t\u00e9 terrible. Laissant madame Mina\nendormie \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du cercle sacr\u00e9, je m\u2019acheminai vers\nle ch\u00e2teau. J\u2019avais pris \u00e0 Veresti un marteau de forgeron et\nl\u2019avais mis dans la voiture. Il me vint \u00e0 point. Toutes les\nportes \u00e9taient ouvertes, mais je les arrachai \u00e0 leurs gonds\nrouilles, de peur que quelque malintentionn\u00e9 ou quelque\naccident f\u00e2cheux les referm\u00e2t et m\u2019emp\u00each\u00e2t de ressortir.\nJ\u2019\u00e9tais instruit par l\u2019am\u00e8re exp\u00e9rience de Jonathan. Les\ntermes de son journal me revenaient \u00e0 l\u2019esprit pour me\nguider vers l\u2019antique chapelle o\u00f9 je savais que ma t\u00e2che\nm\u2019attendait. L\u2019air \u00e9tait \u00e9touffant, comme travers\u00e9 d\u2019une\nfum\u00e9e de soufre qui, par moments, me donnait le vertige.\n\u00c9taient-ce mes oreilles qui bourdonnaient ou des loups qui\nhurlaient au loin ? La pens\u00e9e de ma ch\u00e8re madame Mina\nme mit alors dans une d\u00e9tresse indicible : j\u2019\u00e9tais tenu par la\ntenaille du dilemme. Je n\u2019avais pas os\u00e9 l\u2019amener ici, je\nl\u2019avais laiss\u00e9e \u00e0 l\u2019abri du vampire, dans le cercle sacr\u00e9.\nMais les loups ! Je d\u00e9cidai que mon devoir \u00e9tait ici, et que,\npour les loups, nous devrions nous incliner si telle \u00e9tait lavolont\u00e9 de Dieu. De toute mani\u00e8re, il fallait choisir entre la\nmort et la libert\u00e9, et j\u2019avais choisi pour ma jeune amie. En\nce qui me concernait, le choix \u00e9tait ais\u00e9 : le tombeau du\nvampire me paraissait pire que la gueule du loup. Je\npoursuivis donc mon entreprise.\nJe savais que j\u2019avais au moins trois s\u00e9pulcres \u00e0\nd\u00e9couvrir \u2013 trois s\u00e9pulcres habit\u00e9s. Et je me mis en devoir\nde chercher, de chercher, tant que j\u2019en d\u00e9couvre un\u2026 Elle\n\u00e9tait \u00e9tendue dans son sommeil de vampire, si pleine de\nvie et de voluptueuse beaut\u00e9 que je frissonnai comme si je\nvenais perp\u00e9trer un crime. Ah ! je n\u2019en doute pas :\nautrefois, quand existaient de telles choses, plus d\u2019un\nhomme, pr\u00eat \u00e0 accomplir une t\u00e2che analogue \u00e0 la mienne,\nsentit finalement le c\u0153ur puis les nerfs lui manquer. Et il dut\nattendre, attendre, attendre, si bien que la beaut\u00e9\nfascinante de la jeune non-morte finit par l\u2019hypnotiser ; et il\ns\u2019attarde, s\u2019attarde, et le soleil se couche, et le vampire a\ncess\u00e9 de dormir. Et la jolie femme ouvre ses beaux yeux\nqui sont pleins d\u2019amour ; la bouche voluptueuse s\u2019offre \u00e0 un\nbaiser \u2013 et l\u2019homme est faible. Une victime de plus est\npromise au bercail du vampire ; une de plus pour grossir\nl\u2019arm\u00e9e sinistre, effrayante, des non-morts !\u2026\nOui, c\u2019est bien une sorte de fascination qu\u2019a exerc\u00e9e sur\nmoi la seule vue de cette femme, \u00e9tendue l\u00e0 dans une\ntombe us\u00e9e par le temps et lourde de la poussi\u00e8re des\nsi\u00e8cles, et malgr\u00e9 cette horrible odeur qui doit \u00eatre celle\ndes repaires du comte. Oui, j\u2019\u00e9tais \u00e9mu, moi, Van Helsing,\nmalgr\u00e9 ma d\u00e9cision prise et ma haine si bien motiv\u00e9e \u2013\nposs\u00e9d\u00e9 d\u2019un tel d\u00e9sir d\u2019ajourner mon projet, qu\u2019ilparalysait mes facult\u00e9s et entravait jusqu\u2019\u00e0 mon \u00e2me.\n\u00c9taient-ce le manque de sommeil normal et l\u2019\u00e9trange\ntouffeur de l\u2019air qui commen\u00e7aient \u00e0 avoir raison de moi ?\nJe me sentais \u00e0 coup s\u00fbr sombrer dans le sommeil, le\nsommeil \u00e9veill\u00e9 de celui que domine une douce\nfascination, quand soudain me parvint, \u00e0 travers\nl\u2019atmosph\u00e8re pacifi\u00e9e par la neige, une plainte longue et\nbasse, si remplie de souffrance pitoyable que je me\nressaisis comme \u00e0 l\u2019appel d\u2019un clairon. Car la voix que\nj\u2019avais entendue \u00e9tait celle de ma ch\u00e8re madame Mina.\nAlors je rassemblai mes forces pour en finir avec\nl\u2019horrible t\u00e2che et, en descellant des pierres tombales, je\nd\u00e9couvris une autre des trois s\u0153urs, celle qui avait aussi\nles cheveux sombres. Je n\u2019osai pas m\u2019attarder \u00e0 la\ncontempler comme j\u2019avais fait pour la premi\u00e8re, craignant\nde me sentir de nouveau envo\u00fbt\u00e9. Je poursuivis ma\nrecherche jusqu\u2019\u00e0 ce que j\u2019eusse trouv\u00e9 sous une tombe\nlarge, \u00e9lev\u00e9e, destin\u00e9e, semblait-il, \u00e0 un \u00eatre tr\u00e8s aim\u00e9,\ncette autre s\u0153ur blonde que moi aussi, apr\u00e8s Jonathan,\nj\u2019avais vue se d\u00e9gager du brouillard. Elle \u00e9tait si\ncharmante, d\u2019une beaut\u00e9 si radieuse, si exquis\u00e9ment\nvoluptueuse, que je sentis le profond instinct masculin qui\nnous pousse \u00e0 ch\u00e9rir, \u00e0 prot\u00e9ger un \u00eatre de l\u2019autre sexe,\nremplir ma t\u00eate du vertige d\u2019une nouvelle \u00e9motion. Mais,\ngr\u00e2ce \u00e0 Dieu, la plainte venue de l\u2019\u00e2me de ma ch\u00e8re\nmadame Mina n\u2019\u00e9tait pas \u00e9teinte dans mes oreilles et,\navant que l\u2019envo\u00fbtement ag\u00eet davantage sur moi, je m\u2019\u00e9tais\nraidi pour mon affreux travail. Bient\u00f4t, j\u2019eus explor\u00e9 toutes\nles tombes de la chapelle, me semblait-il, et comme nousn\u2019avions vu autour de nous, dans la nuit, que trois fant\u00f4mes\nde non-morts, je supposai qu\u2019il n\u2019en subsistait pas\ndavantage. Mais il restait un grand s\u00e9pulcre plus\nseigneurial que tous les autres, immense, et de nobles\nproportions, portant un seul nom :\nDRACULA\nC\u2019\u00e9tait donc l\u00e0 que le roi-vampire abritait sa non-mort,\ntelle \u00e9tait la demeure \u00e0 laquelle tant d\u2019autres \u00eatres \u00e9taient\ndestin\u00e9s. Le fait qu\u2019elle \u00e9tait vide confirmait ce que je\nsavais d\u00e9j\u00e0. Avant de commencer \u00e0 rendre ces femmes \u00e0\nleur moi tr\u00e9pass\u00e9, sinistre ouvrage, je d\u00e9posai dans le\ntombeau de Dracula des parcelles de la Sainte Hostie, et\nainsi l\u2019en chassai, non-mort, pour toujours.\nAlors devait commencer ce r\u00f4le effrayant devant lequel\nje reculais. N\u2019euss\u00e9-je eu qu\u2019un seul coup \u00e0 frapper, c\u2019e\u00fbt\n\u00e9t\u00e9 relativement ais\u00e9. Mais trois ! Recommencer deux fois\nencore cet acte d\u2019horreur ! Car si c\u2019avait \u00e9t\u00e9 affreux pour la\ndouce Miss Lucy, que serait-ce quand il s\u2019agirait de ces\n\u00eatres \u00e9tranges qui survivaient depuis des si\u00e8cles et \u00e0 qui la\nfuite du temps avait donn\u00e9 un surcro\u00eet de vigueur, et qui, si\nelles le pouvaient, d\u00e9fendraient leur absurde vie ?\nAh ! mon ami John ! n\u2019\u00e9tait-ce pas la t\u00e2che d\u2019un\nboucher ? Si je ne m\u2019\u00e9tais pas raidi par la pens\u00e9e d\u2019une\nautre mort et d\u2019une vie prise dans un tel \u00e9tau d\u2019\u00e9pouvante,\njamais je n\u2019aurais pu aller jusqu\u2019au bout. J\u2019en tremble\nencore, et cependant, jusqu\u2019\u00e0 ce que tout f\u00fbt termin\u00e9, mes\nnerfs, Dieu soit lou\u00e9, tinrent bon ! J\u2019avais vu l\u2019apaisement\ndu premier visage, une f\u00e9licit\u00e9 qui se r\u00e9pandait\nfugitivement sur lui juste avant la dissolution supr\u00eame,comme pour attester que l\u2019\u00e2me avait \u00e9t\u00e9 conquise : sans\ncela, jamais je n\u2019aurais pu poursuivre cette boucherie. Je\nn\u2019aurais pu endurer l\u2019horrible crissement du pieu quand il\np\u00e9n\u00e9trait dans les chairs, ni le sursaut de la beaut\u00e9\ntortur\u00e9e, les l\u00e8vres couvertes d\u2019une \u00e9cume sanglante.\nJ\u2019aurais fui \u00e9pouvant\u00e9, laissant l\u2019\u0153uvre inachev\u00e9e. Mais\nelle est finie ! Ces pauvres \u00e2mes, je puis maintenant les\nplaindre et pleurer, en pensant \u00e0 chacune d\u2019elles, telle que\nje l\u2019ai vue, pacifi\u00e9e dans le plein sommeil de la mort, une\nseconde avant de dispara\u00eetre. Oui, cher John, il en fut ainsi\nau moment m\u00eame o\u00f9 mon couteau eut coup\u00e9 chaque t\u00eate,\navant que le corps commen\u00e7\u00e2t \u00e0 se r\u00e9duire pour retourner\n\u00e0 sa poussi\u00e8re originelle, comme si la mort ajourn\u00e9e\ndepuis des si\u00e8cles avait enfin affirm\u00e9 ses droits en disant\nhautement : \u00ab Me voici. \u00bb\nAvant de quitter le ch\u00e2teau, j\u2019en assurai les issues de\nfa\u00e7on que le comte n\u2019y puisse plus jamais rentrer, non-mort.\nPeu apr\u00e8s que je fus revenu dans le cercle o\u00f9 dormait\nmadame Mina, elle se r\u00e9veilla et s\u2019\u00e9cria en me voyant,\nd\u2019une voix douloureuse, que j\u2019en avais trop endur\u00e9.\n\u2013 Venez, dit-elle, quittons cet affreux endroit. Allons\nrejoindre mon mari qui, je le sais, se dirige vers nous.\nElle \u00e9tait amaigrie, p\u00e2le, \u00e9puis\u00e9e. Mais son regard \u00e9tait\npur et brillant. Je fus heureux de constater sa p\u00e2leur et son\nmalaise, tant mon esprit \u00e9tait obs\u00e9d\u00e9 par l\u2019horreur toute\nr\u00e9cente du sommeil vermeil des vampires.\nC\u2019est ainsi que, pleins de confiance et d\u2019espoir mais\nd\u2019inqui\u00e9tude aussi, nous part\u00eemes vers l\u2019est pour retrouver\nnos amis \u2013 et lui, lui dont madame Mina affirme qu\u2019elle saitqu\u2019il vient \u00e0 notre rencontre.Journal de Mina Harker\n \n6 novembre\n \nL\u2019apr\u00e8s-midi \u00e9tait avanc\u00e9 quand le professeur et moi\nnous part\u00eemes vers l\u2019est d\u2019o\u00f9 je savais que Jonathan venait\nvers nous. Nous n\u2019allions pas vite, quoique le chemin\ndescend\u00eet rapidement la colline, car nous devions emporter\nde lourdes couvertures, n\u2019osant pas envisager de rester\nsans protection dans le froid et la neige. Il nous fallait aussi\nnous charger d\u2019une partie de nos provisions ; nous \u00e9tions\nen effet au milieu d\u2019une solitude d\u00e9sol\u00e9e et, dans la mesure\no\u00f9 nous pouvions percer le rideau de la neige, nous ne\nd\u00e9couvrions pas la moindre habitation. Nous n\u2019avions pas\nfait un mille que la difficult\u00e9 de la marche me for\u00e7a \u00e0\nm\u2019asseoir pour me reposer. Derri\u00e8re nous, la ligne claire\ndu ch\u00e2teau de Dracula se d\u00e9tachait sur l\u2019horizon. Nous\n\u00e9tions si bien descendus de la colline qui le supporte qu\u2019il\nsemblait dominer de beaucoup les Carpates. Nous le\nd\u00e9couvrions dans toute sa grandeur, perch\u00e9 \u00e0 mille pieds\nsur le sommet d\u2019un pic et, semblait-il, un ab\u00eeme s\u2019\u00e9tendait\nentre lui et l\u2019escarpement de la montagne voisine. L\u2019endroit\navait quelque chose de sauvage, d\u2019insens\u00e9. Nous\nentendions le lointain hurlement des loups. Ils \u00e9taientencore \u00e0 bonne distance, mais leurs cris, bien qu\u2019\u00e9touff\u00e9s\npar la neige tombante, \u00e9taient pleins de terreur. \u00c0 voir le Dr\nVan Helsing se mettre en qu\u00eate, je pouvais comprendre\nqu\u2019il cherchait un point strat\u00e9gique o\u00f9 une attaque nous\ntrouverait moins expos\u00e9s. La route raboteuse continuait \u00e0\ndescendre ; nous la distinguions malgr\u00e9 la neige\naccumul\u00e9e.\nAu bout d\u2019un instant, le professeur me fit signe et je me\nlevai pour aller le rejoindre. Il avait trouv\u00e9 un endroit\nadmirable, une sorte d\u2019excavation dans le roc, avec une\nentr\u00e9e semblable \u00e0 un vestibule entre deux avanc\u00e9es. Il me\nprit la main et m\u2019y fit p\u00e9n\u00e9trer.\n\u2013 Voyez, dit-il, vous serez en s\u00fbret\u00e9 ; et si les loups\nviennent, je pourrai les affronter un \u00e0 un.\nIl apporta nos fourrures \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, am\u00e9nagea pour moi\nun nid confortable, sortit quelques provisions et me for\u00e7a \u00e0\ny toucher. Mais je ne pus manger ; rien que d\u2019essayer,\nm\u2019inspirait une telle r\u00e9pulsion que malgr\u00e9 mon d\u00e9sir de lui\nfaire plaisir je ne pus m\u2019y contraindre. Il parut fort triste,\nmais ne me fit aucun reproche. Il sortit ses jumelles de leur\n\u00e9tui et, debout sur le rocher, scruta l\u2019horizon. Soudain, il\ns\u2019\u00e9cria :\n\u2013 Regardez, madame Mina ! Regardez !\nJe bondis, et me dressai debout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Il me\ntendit les jumelles. La neige \u00e0 pr\u00e9sent tombait plus \u00e9paisse\net tourbillonnait avec violence, car le vent s\u2019\u00e9levait. Les\nrafales avaient cependant des moments de r\u00e9pit pendant\nlesquels je pouvais voir \u00e0 bonne distance. De la hauteur o\u00f9\nnous nous trouvions se d\u00e9couvrait un vaste horizon. Dansle lointain, au-del\u00e0 de la longue plaine neigeuse, je pouvais\ndistinguer la rivi\u00e8re d\u00e9roulant comme un ruban les courbes\net m\u00e9andres de son cours. En face de nous et pas bien\nloin \u2013 de fait, si pr\u00e8s que je m\u2019\u00e9tonnai que nous n\u2019en\neussions rien vu plus t\u00f4t \u2013 venait un groupe d\u2019hommes\nmont\u00e9s qui allaient bon train. Au milieu du groupe avan\u00e7ait\nun chariot, un long camion de roulage qui tanguait, comme\nun chien qui fait aller la queue, \u00e0 chaque in\u00e9galit\u00e9 de la\nroute. Ce groupe se d\u00e9tachait si nettement sur la neige que\nje reconnaissais parfaitement, \u00e0 leurs v\u00eatements, des\npaysans ou des Boh\u00e9miens.\nSur le chariot, se trouvait un grand coffre rectangulaire.\nMon c\u0153ur bondit en le voyant, car je sentais approcher le\nd\u00e9nouement. Bient\u00f4t le jour allait tomber, et je savais trop\nbien que, d\u00e8s le coucher du soleil, la Chose qui en ce\nmoment y \u00e9tait enferm\u00e9e, retrouverait sa libert\u00e9 et sous une\nforme quelconque \u00e9chapperait \u00e0 toute poursuite. Dans ma\nterreur, je me retournai pour regarder le professeur, mais je\nvis avec consternation qu\u2019il avait disparu. Un instant apr\u00e8s,\ncependant, il \u00e9tait \u00e0 mes pieds, ayant d\u00e9crit autour du\nrocher un cercle analogue \u00e0 celui qui nous avait prot\u00e9g\u00e9s la\nnuit pr\u00e9c\u00e9dente. L\u2019ayant termin\u00e9, il s\u2019assit \u00e0 mon c\u00f4t\u00e9, en\ndisant :\n\u2013 Du moins ici n\u2019aurez-vous rien \u00e0 craindre de lui. Il me\nreprit les jumelles et, profitant de l\u2019accalmie suivante qui\nlaissait libre l\u2019horizon devant nous, il ajouta :\n\u2013 Voyez, ils se h\u00e2tent, ils fouettent les chevaux et vont le\nplus vite possible.\nApr\u00e8s une pause, il poursuivit d\u2019une voix sourde :\u2013 Ils luttent de vitesse avec le soleil\u2026 Peut-\u00eatre\narriverons-nous trop tard ! Que la volont\u00e9 de Dieu soit\nfaite !\nUne nouvelle rafale effa\u00e7a tout le paysage mais fut de\ncourte dur\u00e9e, et, une fois encore, les jumelles explor\u00e8rent la\nplaine. Alors, vint un cri soudain :\n\u2013 Regardez ! Regardez l\u00e0-bas ! Deux cavaliers suivent \u00e0\ntoute vitesse, venant du midi. Ce sont s\u00fbrement Quincey et\nJohn. Prenez les jumelles. Regardez tout de suite, avant\nque la neige revienne !\nJe regardai. Ces deux hommes, en effet, pouvaient \u00eatre\nle Dr Seward et Mr Morris. J\u2019\u00e9tais s\u00fbre, en tout cas,\nqu\u2019aucun d\u2019eux n\u2019\u00e9tait Jonathan. Mais, en m\u00eame temps, je\nsavais que Jonathan n\u2019\u00e9tait pas loin. Un peu plus au nord\nde l\u2019endroit o\u00f9 se trouvaient les deux cavaliers, j\u2019aper\u00e7us\nalors deux autres hommes qui galopaient \u00e0 bride abattue.\nAussit\u00f4t, je reconnus Jonathan et je supposai naturellement\nque l\u2019autre \u00e9tait Lord Godalming. Eux aussi avaient pris en\nchasse le char et son escorte. Lorsque je le dis au\nprofesseur, il lan\u00e7a un \u00ab hourrah \u00bb digne d\u2019un \u00e9colier et,\napr\u00e8s avoir regard\u00e9 attentivement jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019une rafale\nbouch\u00e2t la vue, il posa son fusil Winchester, pr\u00eat \u00e0 servir,\ncontre l\u2019avanc\u00e9e, \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de notre abri.\n\u2013 Ils convergent tous vers le m\u00eame point, dit-il. Le\nmoment venu, nous aurons les Boh\u00e9miens tout autour de\nnous.\nJe pr\u00e9parai mon revolver, car tandis que nous parlions,\nle hurlement des loups s\u2019\u00e9tait rapproch\u00e9 et accru. Une\nnouvelle accalmie nous permit de regarder de nouveau.\u00c9trange spectacle que celui de ces lourds flocons tombant\nsi pr\u00e8s de nous tandis que le soleil au loin gagnait en \u00e9clat\nen descendant derri\u00e8re les lointains sommets. En balayant\nl\u2019horizon avec les jumelles, je distinguais \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des points\nnoirs qui se d\u00e9pla\u00e7aient, par groupes de deux, trois, ou\ndavantage \u2013 les loups se rassemblaient pour la cur\u00e9e.\nChaque minute de notre attente nous semblait un si\u00e8cle.\nLe vent soufflait maintenant par rafales violentes, chassant\nfurieusement la neige et l\u2019accumulant autour de nous en\nbancs circulaires. Parfois nous ne distinguions plus notre\nbras \u00e9tendu, mais parfois aussi, quand le vent balayait nos\nenvirons en grondant sourdement, il clarifiait l\u2019espace au\npoint de nous laisser d\u00e9couvrir les lointains. Depuis si\nlongtemps, nous \u00e9tions habitu\u00e9s \u00e0 surveiller le coucher et le\nlever du soleil que nous en savions le moment \u00e0 une\nseconde pr\u00e8s ; et nous savions que dans peu de temps il\nallait dispara\u00eetre. Sans nos montres, nous n\u2019aurions jamais\ncru qu\u2019il s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 moins d\u2019une heure depuis que nous\n\u00e9tions l\u00e0 \u00e0 guetter dans notre abri rocheux les trois groupes\nqui s\u2019avan\u00e7aient dans notre direction. Le vent avait\nredoubl\u00e9, venant plus constamment du nord. Il semblait\navoir \u00e9cart\u00e9 de nous la neige, qui ne tombait plus si ce\nn\u2019est par br\u00e8ves rafales. Nous distinguions maintenant\nnettement les membres de chaque groupe, les poursuivis\net les poursuivants. Les premiers semblaient ne pas\ns\u2019apercevoir qu\u2019on leur donnait la chasse, ou du moins ne\ns\u2019en point soucier ; et cependant, ils for\u00e7aient l\u2019allure tandis\nque le soleil descendait vers les cr\u00eates.\nTandis qu\u2019ils se rapprochaient, le professeur et moi nousnous tenions blottis derri\u00e8re notre rocher, nos armes\npr\u00eates. Il \u00e9tait visiblement d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ne pas les laisser\npasser. Aucun d\u2019eux ne semblait soup\u00e7onner notre\npr\u00e9sence.\nDeux voix brusquement cri\u00e8rent : \u00ab Halte ! \u00bb L\u2019une \u00e9tait\ncelle de mon Jonathan, rendue aigu\u00eb par l\u2019\u00e9motion. L\u2019autre,\ncelle de Mr Morris, avait lanc\u00e9 cet ordre avec une calme\nr\u00e9solution. M\u00eame sans comprendre les paroles, les\nBoh\u00e9miens ne pouvaient se m\u00e9prendre sur le ton, en\nquelque langue que ce f\u00fbt. Ils retinrent instinctivement leurs\nchevaux, et aussit\u00f4t Lord Godalming et Jonathan furent sur\neux d\u2019un c\u00f4t\u00e9, le Dr Seward et Mr Morris de l\u2019autre. Le chef\ndes Tziganes, un splendide gar\u00e7on qui sur son cheval\nsemblait un centaure, leur fit signe de reculer, et, avec\ncol\u00e8re, jeta \u00e0 ses compagnons l\u2019ordre d\u2019avancer. Ils\nl\u00e2ch\u00e8rent la bride \u00e0 leurs chevaux qui firent un bond en\navant. Mais les quatre hommes braqu\u00e8rent leurs fusils et\nleur command\u00e8rent de s\u2019arr\u00eater, de fa\u00e7on telle qu\u2019ils ne\npouvaient se m\u00e9prendre. Au m\u00eame moment le Dr Van\nHelsing et moi nous sort\u00eemes de derri\u00e8re le rocher, nos\narmes dirig\u00e9es vers eux. Se voyant encercl\u00e9s, ils serr\u00e8rent\nles brides et s\u2019arr\u00eat\u00e8rent. Leur chef se tourna vers eux et\nleur dit un mot, sur quoi chacun prit son arme, couteau ou\npistolet, et se tint pr\u00eat \u00e0 l\u2019attaque. Le tout se d\u00e9noua en\nquelques minutes.\nLe chef, d\u2019un mouvement rapide, d\u00e9gagea son cheval et\nl\u2019amena en t\u00eate, et, montrant le soleil \u2013 maintenant tout pr\u00e8s\ndes cimes \u2013 et puis le ch\u00e2teau, dit quelque chose que je ne\npus comprendre. En r\u00e9ponse, chacun de nos quatre alli\u00e9ssauta de son cheval, et s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers le chariot. La vue de\nJonathan dans un tel danger aurait d\u00fb me faire trembler,\nmais l\u2019ardeur de la bataille me poss\u00e9dait aussi bien que\nles autres. Je n\u2019\u00e9prouvais aucune crainte, seulement un\nd\u00e9sir sauvage, passionn\u00e9, d\u2019agir. Devant nos mouvements\nrapides, le chef des Boh\u00e9miens donna un nouvel ordre. Ils\nse group\u00e8rent aussit\u00f4t autour du char en une sorte\nd\u2019entreprise d\u00e9sordonn\u00e9e, se bousculant dans leur ardeur\n\u00e0 ex\u00e9cuter son ordre.\nAu milieu de cette m\u00eal\u00e9e, je voyais Jonathan d\u2019un c\u00f4t\u00e9,\nQuincey de l\u2019autre, se frayer un chemin vers le char ; il leur\nfallait \u00e0 tout prix terminer leur t\u00e2che avant le coucher du\nsoleil. Rien ne semblait capable de les arr\u00eater ni m\u00eame de\nles g\u00eaner. Ces armes braqu\u00e9es, l\u2019\u00e9clat des couteaux, les\nhurlements des loups, ils ne semblaient pas m\u00eame s\u2019en\naviser. L\u2019imp\u00e9tuosit\u00e9 de Jonathan, et sa volont\u00e9\nvisiblement irr\u00e9ductible, parurent intimider ceux qui lui\ntenaient t\u00eate ; ils c\u00e9d\u00e8rent instinctivement et lui livr\u00e8rent\npassage. Une seconde lui suffit pour bondir sur le char,\npour saisir avec une vigueur incroyable le grand coffre et le\nlancer par-dessus bord sur le sol. En m\u00eame temps, Mr\nMorris avait forc\u00e9 le passage de son c\u00f4t\u00e9. Pendant que, le\nsouffle coup\u00e9, je suivais Jonathan du regard, j\u2019avais vu Mr\nMorris pousser d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment son avance ; les couteaux\ndes Tziganes l\u2019entouraient d\u2019\u00e9clairs tandis qu\u2019il se frayait\nun passage et lui infligeaient des coups qu\u2019il parait avec\nson couteau de chasse. Je crus d\u2019abord que lui aussi \u00e9tait\nen s\u00fbret\u00e9. Mais lorsqu\u2019il s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers Jonathan, qui avait\nsaut\u00e9 du char, je vis sa main gauche se crisper sur sonflanc et le sang jaillir entre ses doigts. Malgr\u00e9 cela, il\ncontinua, et lorsque Jonathan, avec l\u2019\u00e9nergie du d\u00e9sespoir,\nattaqua un c\u00f4t\u00e9 du coffre pour en d\u00e9clouer le couvercle\navec son grand couteau kukri, il s\u2019en prit rageusement \u00e0\nl\u2019autre avec son coutelas. Sous l\u2019effort des deux hommes,\nle couvercle c\u00e9da peu \u00e0 peu ; les clous s\u2019arrach\u00e8rent avec\nun brusque g\u00e9missement, et ce qui fermait le coffre fut\nlanc\u00e9 \u00e0 terre.\nSe voyant menac\u00e9s par les fusils, et \u00e0 la merci de Lord\nGodalming et du Dr Seward, les Boh\u00e9miens avaient\nrenonc\u00e9 \u00e0 toute r\u00e9sistance. Le soleil \u00e9tait tr\u00e8s bas et les\nombres sur la neige \u00e9taient longues. Je vis le comte \u00e9tendu\ndans le coffre, sur le sol ; des parcelles de bois avaient\nvol\u00e9 sur le corps lorsque la caisse avait \u00e9t\u00e9 lanc\u00e9e \u00e0 bas\ndu char. Le comte \u00e9tait mortellement p\u00e2le, semblable \u00e0 une\nimage de cire. Ses yeux rouges avaient l\u2019affreux regard\nvindicatif que je ne connaissais que trop bien.\nComme je le regardais, ses yeux aper\u00e7urent le soleil\nd\u00e9clinant et son regard haineux eut une lueur de triomphe.\nMais, \u00e0 la seconde m\u00eame, surgit l\u2019\u00e9clat du grand couteau\nde Jonathan. Je jetai un cri en le voyant trancher la gorge.\nEt au m\u00eame moment, le coutelas de Mr Morris p\u00e9n\u00e9tra en\nplein c\u0153ur.\nCe fut comme un miracle : oui, devant nos yeux et dans\nle temps d\u2019un soupir, le corps tout entier se r\u00e9duisit en\npoussi\u00e8re et disparut.\nPour la joie de ma vie enti\u00e8re, au moment de la\ndissolution supr\u00eame, une expression de paix se r\u00e9pandit\nsur ce visage o\u00f9 jamais je n\u2019aurais cru que p\u00fbt appara\u00eetrerien de tel.\nLe ch\u00e2teau de Dracula se d\u00e9tachait \u00e0 pr\u00e9sent sur le ciel\nrouge, et la lumi\u00e8re du couchant dessinait chaque pierre de\nses cr\u00e9neaux rompus.\nVoyant en nous la cause de l\u2019extraordinaire disparition\ndu mort, les Boh\u00e9miens firent demi-tour et, sans un mot,\ns\u2019enfuirent comme si leur vie en d\u00e9pendait.\nCeux qui n\u2019\u00e9taient pas mont\u00e9s saut\u00e8rent sur le chariot en\ncriant aux cavaliers de ne pas les abandonner. Les loups,\nqui s\u2019\u00e9taient retir\u00e9s \u00e0 bonne distance, suivirent leurs traces,\nnous laissant seuls.\nMr Morris \u00e9tait tomb\u00e9 sur le sol, appuy\u00e9 sur un coude,\nserrant de la main son flanc d\u2019o\u00f9 le sang jaillissait toujours\nentre ses doigts. Je courus \u00e0 lui, car le cercle sacr\u00e9 avait\ncess\u00e9 de m\u2019enfermer. Les deux m\u00e9decins firent de m\u00eame.\nJonathan s\u2019agenouilla derri\u00e8re lui et le bless\u00e9 laissa\ntomber sa t\u00eate sur son \u00e9paule. Avec un faible effort, il prit\nen soupirant ma main dans celle des siennes qui n\u2019\u00e9tait\npas souill\u00e9e. Mon angoisse devait se refl\u00e9ter sur mon\nvisage, car il me sourit en disant :\n\u2013 Je suis trop heureux d\u2019avoir pu servir \u00e0 quelque chose.\nOh ! Dieu, s\u2019\u00e9cria-t-il tout \u00e0 coup en se redressant \u00e0 grand-\npeine pour me d\u00e9signer, ceci vaut bien que je meure !\nVoyez, voyez !\nLe soleil maintenant rasait la cr\u00eate et ses feux rouges\ntombaient sur mon visage qui \u00e9tait \u00e9clair\u00e9 d\u2019une lumi\u00e8re\nvermeille. D\u2019un mouvement spontan\u00e9, les hommes\ntomb\u00e8rent \u00e0 genoux, et un grave Amen leur vint \u00e0 tous\ntandis qu\u2019ils suivaient du regard le doigt du mourant quidisait :\n\u2013 Gr\u00e2ces soient rendues \u00e0 Dieu : tout ceci n\u2019a pas \u00e9t\u00e9\nvain ! Voyez, la neige n\u2019est pas plus pure que son front. La\nmal\u00e9diction est effac\u00e9e.\nEt, \u00e0 notre immense chagrin, il mourut : toujours souriant,\nsilencieusement, en parfait gentleman.NOTE\n \nVoil\u00e0 sept ans que nous avons pass\u00e9 \u00e0 travers les\nflammes. Et nous sommes quelques-uns \u00e0 jouir d\u2019un\nbonheur qui, pensons-nous, vaut les souffrances qu\u2019il a\nco\u00fbt\u00e9es. Notre fils est n\u00e9 au jour anniversaire de la mort de\nQuincey Morris, joie de plus pour Mina et moi. Elle garde,\nje le sais, la secr\u00e8te conviction que quelque chose de\nl\u2019esprit de notre h\u00e9ro\u00efque ami est pass\u00e9 en notre enfant.\nNous lui avons donn\u00e9 les noms de tous ceux de notre petit\ngroupe, mais c\u2019est Quincey que nous l\u2019appelons.\nL\u2019\u00e9t\u00e9 dernier, nous avons fait un voyage en Transylvanie\net travers\u00e9 la r\u00e9gion qui fut et qui reste emplie pour nous\nd\u2019ineffa\u00e7ables et terribles souvenirs. Nous ne pouvions\ncroire que les choses que nous avions vues de nos\npropres yeux, entendues de nos oreilles eussent \u00e9t\u00e9\nvivantes et r\u00e9elles. Toute trace en avait \u00e9t\u00e9 effac\u00e9e. Mais le\nch\u00e2teau \u00e9tait toujours debout, dominant une \u00e9tendue de\nd\u00e9solation.\nAu retour, nous avons reparl\u00e9 du vieux temps, vers lequel\nnous pouvons tous regarder sans d\u00e9sespoir, car\nGodalming et Seward sont tous deux mari\u00e9s et heureux.\nJ\u2019ai repris les papiers que je gardais dans le coffre-fort\ndepuis notre premier retour, il y a si longtemps. Chose\ncurieuse, dans l\u2019ensemble des t\u00e9moignages qui\ncomposent le dossier, c\u2019est \u00e0 peine s\u2019il y a une pi\u00e8ceauthentique : rien que des dactylogrammes, sauf le dernier\nagenda de Mina, de Seward, et le mien, et le\nm\u00e9morandum de Van Helsing. Le souhaiterions-nous, que\nnous ne pourrions demander \u00e0 personne d\u2019accepter ces\ntextes comme les preuves d\u2019une histoire si fantastique.\nVan Helsing avait pris notre fils sur ses genoux, et il a tout\nr\u00e9sum\u00e9 en disant :\n\u2013 Qu\u2019avons-nous besoin de preuves ? Nous ne\ndemandons \u00e0 personne de nous croire. Ce gar\u00e7on saura\nun jour quelle femme courageuse est sa m\u00e8re. D\u00e9j\u00e0 il\nconna\u00eet quelles sont sa douceur et son amour. Il\ncomprendra plus tard que quelques hommes l\u2019ont aim\u00e9e\net, pour son salut, ont beaucoup os\u00e9.\nJonathan Harker.\u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique\nTexte libre de droits.\n \nCorrections, \u00e9dition, conversion informatique et\npublication par le groupe :\nEbooks libres et gratuits\n \nhttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits\n \nAdresse du site web du groupe :\nhttp://www.ebooksgratuits.com/\n \n\u2014\nAvril 2004\n\u2014\n \n\u2013 \nDispositions :\nLes livres que nous mettons \u00e0 votre disposition, sont des\ntextes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, \n\u00e0\nune fin non commerciale et non professionnelle\n. \nTout lien\nvers notre site est bienvenu\u2026\n \n \n\u2013 \nQualit\u00e9 :\nLes textes sont livr\u00e9s tels quels sans garantie de leur\nint\u00e9grit\u00e9 parfaite par rapport \u00e0 l\u2019original. Nous rappelonsque c\u2019est un travail d\u2019amateurs non r\u00e9tribu\u00e9s et que nous\nessayons de promouvoir la culture litt\u00e9raire avec de\nmaigres moyens.\n \nVotre aide est la bienvenue !\n \nVOUS POUVEZ NOUS AIDER \u00c0 FAIRE CONNA\u00ceTRE\nCES CLASSIQUES LITT\u00c9RAIRES.Vous avez aim\u00e9 ce livre ?\nNos utilisateurs ont aussi t\u00e9l\u00e9charg\u00e9s\nJules Verne\n20000 lieues sous les mers\nCe roman, parmi les plus c\u00e9l\u00e8bres et des plus traduits de notre litt\u00e9rature,\nappara\u00eet sans conteste comme une des oeuvres les plus puissantes, les\nplus originales et les plus repr\u00e9sentatives de Jules Verne. Tout\ncommence en 1866: la peur r\u00e8gne sur les oc\u00e9ans. Plusieurs navires\npr\u00e9tendent avoir rencontr\u00e9 un monstre effrayant. Et quand certains rentrent\ngravement avari\u00e9s apr\u00e8s avoir heurt\u00e9 la cr\u00e9ature, la rumeur devient\ncertitude. L'Abraham Lincoln, fr\u00e9gate am\u00e9ricaine, se met en chasse pour\nd\u00e9barrasser les mers de ce terrible danger. Elle emporte notamment le\nprofesseur Aronnax, fameux ichthyologue du Mus\u00e9um de Paris, son\ndomestique, le d\u00e9vou\u00e9 Conseil, et le Canadien Ned Land, \u00abroi des\nharponneurs\u00bb. Apr\u00e8s six mois de recherches infructueuses, le 5\nnovembre 1867, on rep\u00e8re ce que l'on croit \u00eatre un \u00abnarwal gigantesque\u00bb.\nMais sa vitesse rend le monstre insaisissable et lorsqu'enfin on r\u00e9ussit \u00e0\nl'approcher pour le harponner, il aborde violemment le vaisseau et le\nlaisse d\u00e9sempar\u00e9. Aronnax, Conseil et Ned Land trouvent refuge sur le\ndos du narwal. Ils s'aper\u00e7oivent alors qu'il s'agit d'un navire sous-marin...\nJules Verne\nVoyage au centre de la Terre\nLe professeur Lidenbrock trouve un document dans lequel il apprend\nl'existence d'un volcan \u00e9teint dont la chemin\u00e9e pourrait le conduire\njusqu'au centre de la Terre. Accompagn\u00e9 de son neveu Axel et du guide\nHans, il se rend au volcan Sneffels, en Islande, et s'engouffre dans les\nentrailles de la Terre. Ils ne tarderont pas \u00e0 faire d'\u00e9tonnantesd\u00e9couvertes...\nJules Verne\nLe Tour du monde en quatre-vingts jours\nLe roman raconte la course autour du monde d'un gentleman anglais,\nPhileas Fogg, qui a fait le pari d'y parvenir en 80 jours. Il est accompagn\u00e9\npar Jean Passepartout, son serviteur fran\u00e7ais. L'ensemble du roman est\nun habile m\u00e9lange entre r\u00e9cit de voyage (traditionnel pour Jules Verne) et\ndonn\u00e9es scientifiques comme celle utilis\u00e9e pour le rebondissement de la\nchute du roman.\nCe voyage extraordinaire est rendu possible gr\u00e2ce \u00e0 la r\u00e9volution des\ntransports qui marque le xixe si\u00e8cle et les d\u00e9buts de la r\u00e9volution\nindustrielle. L'apparition de nouveaux modes de transport (chemin de fer,\nmarine \u00e0 vapeur) et l'ouverture du canal de Suez en 1869 raccourcissent\nles distances, ou du moins le temps n\u00e9cessaire pour les parcourir.\nRobert Louis Stevenson\nL'\u00c9trange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde\nConte l'histoire d'un avou\u00e9, Charles Utterson, qui enqu\u00eate sur le lien\n\u00e9trange entre Edward Hyde et le m\u00e9decin Henry Jekyll.\nLe Docteur Jekyll, un philanthrope obs\u00e9d\u00e9 par sa double personnalit\u00e9, met\nau point une drogue pour s\u00e9parer son bon c\u00f4t\u00e9 de son mauvais, mais\nc'est ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0 qui, nuit apr\u00e8s nuit, finalement prendra le dessus et le\ntransformera en monstrueux Mister Hyde.\nVatsyayana\nLe Kama Sutra\nLe K\u00e2mas\u00fbtra (compos\u00e9 de K\u00e2ma, le d\u00e9sir (\u00e9galement dieu de l'amour,\n\u00e9quivalent indien d'\u00c9ros ou de Cupidon) et S\u00fbtra, l\u2019aphorisme (soit LesAphorismes du d\u00e9sir) - est un recueil indien \u00e9crit entre le IVe si\u00e8cle et le\nVIIe si\u00e8cle, attribu\u00e9 \u00e0 V\u00e2tsy\u00e2yana.\nLe K\u00e2mas\u00fbtra est un trait\u00e9 classique de l'hindouisme\nJean de La Fontaine\nFables - Livre II\nLewis Carroll\nAlice au Pays des Merveilles\nAlice au pays des merveilles est une \u0153uvre de litt\u00e9rature enfantine \u00e9crite\npar Charles Lutwidge Dodgson, sous le pseudonyme de Lewis Carroll. Le\nlivre foisonne d'allusions satiriques aux amis de l'\u00e9crivain et aux le\u00e7ons\nque les \u00e9coliers britanniques devaient m\u00e9moriser \u00e0 l'\u00e9poque. Le pays des\nmerveilles, tel qu'il est d\u00e9crit dans le conte, joue sans cesse avec la\nlogique.\nArthur Conan Doyle\nLes Aventures de Sherlock Holmes\nLes Aventures de Sherlock Holmes sont un recueil de nouvelles polici\u00e8res\n\u00e9crit par Sir Arthur Conan Doyle et mettant en sc\u00e8ne son c\u00e9l\u00e8bre d\u00e9tective\npriv\u00e9. Le livre original a \u00e9t\u00e9 illustr\u00e9 par Sidney Paget.\nCe sont les premi\u00e8res aventures de Sherlock Holmes. Elles ont \u00e9t\u00e9\npubli\u00e9es originellement dans Strand Magazine entre juillet 1891 et juin\n1892. Le recueil a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 en Angleterre le 14 octobre 1892 par l\u2019\u00e9diteur\nGeorge Newnes Ldt. Le tirage initial a \u00e9t\u00e9 de 14 500 exemplaires.\nLe livre a \u00e9t\u00e9 interdit en Union sovi\u00e9tique en 1929 pour raison d'occultisme\nm\u00eame si le livre ne livre aucune trace d\u2019une telle th\u00e9matique.\nH. G. WellsLa Guerre des mondes\nLes martiens attaquent... Voici l'un des premiers classiques du \u00abspace\nopera\u00bb en science-fiction moderne. Vous connaissez tous ce grand\nroman, r\u00e9cemment \u00e0 nouveau adapt\u00e9 au cin\u00e9ma. Voici un petit extrait pour\nvous \u00abmettre en bouche\u00bb, une vivante description de ces affreux\nmartiens...: \u00abJe voyais maintenant que c'\u00e9taient les cr\u00e9atures les moins\nterrestres qu'il soit possible de concevoir. Ils \u00e9taient form\u00e9s d'un grand\ncorps rond, ou plut\u00f4t d'une grande t\u00eate ronde d'environ quatre pieds de\ndiam\u00e8tre et pourvue d'une figure. Cette face n'avait pas de narines - \u00e0 vrai\ndire les Martiens ne semblent pas avoir \u00e9t\u00e9 dou\u00e9s d'odorat - mais\nposs\u00e9dait deux grands yeux sombres, imm\u00e9diatement au-dessous\ndesquels se trouvait une sorte de bec cartilagineux. [...] En groupe autour\nde la bouche, seize tentacules minces, presque des lani\u00e8res, \u00e9taient\ndispos\u00e9s en deux faisceaux de huit chacun...\u00bb\nSun Tzu\nL'art de la Guerre (Les Treize Articles)\nTraduit pour la premi\u00e8re fois par un j\u00e9suite en 1772 sous le titre \u00abLes\ntreize chapitres\u00bb, qui l'a fait conna\u00eetre en Europe, ce texte est vite devenu\nun texte fondateur de la strat\u00e9gie militaire aupr\u00e8s des diff\u00e9rentes cours et\n\u00e9tat-majors europ\u00e9ens. Rarement, un livre ancien (\u00e9crit entre le 6\u00e8me et le\n3e si\u00e9cle avant J\u00e9sus-Christ) n'est rest\u00e9 aussi moderne, car cette\nphilosophie de la guerre et de la politique fond\u00e9e sur la ruse et le\nsemblant, plus que sur la force brute, qu'il d\u00e9crit, est toujours d'actualit\u00e9. Et\nm\u00eame, hors de la \u00abchose militaire\u00bb, Sun tzu reste une grande r\u00e9f\u00e9rence\npour d\u00e9crypter la strat\u00e9gie d'entreprise et la politique. La formulation\npr\u00e9cise et imag\u00e9e de Sun tzu ajoute \u00e0 l'int\u00e9r\u00eat du texte, une touche de\nsagesse mill\u00e9naire...[1]\n [Note - En fran\u00e7ais dans le texte.]\n[2]\n [Note - Thomas Hood, Le Lit de mort.]\n[3]\n [Note - Cf. Byron, Don Juan, I, 139 ; citation\napproximative de Stoker.]\n[4]\n [Note - \u00ab Le Non-Mort \u00bb \u00e9tait le titre initial de Dracula.]\n[5]\n [Note - Hamlet, III, 4, vers 178.]\n[6]\n [Note - Le Roi Lear, III, 4, vers 142.]www.feedbooks.com\nFood for the mind"}